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GUY LE GAUFEY
QUI A PEUR ? DE QUOI
LES AVATARS DU SUJET ET DE LA CASTRATION
PARIS LES SAMEDI 30 JUIN ET DIMANCHE 1ER
JUILLET 2007
POUR INTRODUIRE A LA VOIX RECESSIVE
LEÇON I
Il semble tellement naturel de parler du sujet en psychanalyse, le concept de sujet paraît
s’accorder si évidemment à la chose freudienne, qu’au premier abord on ne doute pas que ce
soit une entité centrale dans la théorie de la psychanalyse comme dans sa pratique. Or, si le
mot lui-même de fait pas défaut dans le texte freudien, tous ses lecteurs assidus savent qu’il
n’en constitue aucun point nodal, et personne ne s’étonne de ce que le terme soit absent du
désormais fameux Vocabulaire de la psychanalyse (même s’il est présent dans L’Apport
freudien réalisé par Pierre Kaufmann, avec un long article d’Érik Porge). Freud n’a pas fait
emploi de ce concept, sûrement trop marqué philosophiquement à ses yeux, et n’a rien réglé de
ses complexes appareils en en faisant usage.
Il faut dire à sa décharge sur ce point que la langue allemande ne prête pas autant à
tentation que la française. Dans cette dernière, le mot sujet y désigne tout à la fois le thème que
l’on traite (« A ce sujet, je dois vous dire… »), l’individu dont on parle (« Le sujet s’est alors
comporté de telle et telle façon… »), le citoyen en tant qu’assujetti aux lois (« Le roi entouré de
ses sujets… »), le sujet au sens philosophique du terme (« Le sujet trouve sa certitude
existentielle dans la profération du cogito cartésien. »), et last but not least, le sujet grammatical
(« Le sujet est ce qui répond à la question Qui ? »). La polysémie du terme est impressionnante
car tous ses différents emplois sont banalisés, et il n’est pas rare d’en rencontrer deux dans la
même phrase, ce qui rend son étude terminologique fort malaisée. L’allemand est ici plus sec,
notamment dans sa grammaire puisque le sujet grammatical y est dit… Satzgegenstand,
littéralement : l’objet de la phrase. Première indication, au passage, de ce que « sujet » et
« objet » échangent leur place avec une déconcertante facilité dans les argumentations les
concernant.
Dès le chapitre 14 de la première partie de l’Esquisse, le Ich est « introduit » (Einführung
des "Ich"), avec le mot même qui devait « introduire » également, dix sept ans plus tard, le
narcissisme : Zur Einführung des Narzißmus. Le moi et le narcissisme demandent tous deux à
être ainsi « introduits » dans la mesure où ils se présentent, en effet, comme des personnes,
autrement dit des entités qui n’arrivent pas progressivement, morceaux par morceaux, mais qui
sont là pleinement ou ne sont pas là. Il convient de se rendre sensible à cette nuance de
l’« introduction » qui va à l’encontre de toute idée de partition : le moi et le narcissisme sont des
« touts ». Qu’est-ce donc que ce « moi », das Ich ?
Pour introduire à la voix récessive, p. 2
Le moi est un groupe de neurones investis de façon constante […] qui doit
donc être défini comme l’ensemble des investissements présents à tel et tel moment, au sein desquels un constituant permanent se sépare d’un constituant changeant
1.
Il faut ici s’approcher du texte allemand car on va pouvoir ainsi se rendre compte à quel
point le vocabulaire de Freud est précis et contraint dans ses constructions. Il écrit donc :
Das Ich ist also zu definieren als die Gesamheit der jeweiligen -Besetzungen, in denem sich ein bleibender von einem wechselnden Bestandteil sondert
2.
Or que trouvons-nous sous sa plume lorsqu’il est question, sept pages plus loin, dans le
chapitre 17, du fameux « complexe du prochain » dans lequel Lacan est aller pêcher sa
« chose », « das Ding » ?
Und so sondert sich der Komplex des Nebenmenschen in 2 Bestandteile, von denem der eine durch konstantes Gefüge imponiert, als Ding beisammenbleibt, während der andere durch Erinnerungsarbeit verstanden, d.h. auf eine Nachricht vom eigenen Körper zurückgeführt werden kann
3.
Ce que le français laplanchien rend désormais par :
C’est ainsi que le complexe de perception de l’être-humain-proche se sépare en deux constituants, dont l’un s’impose par un agencement constant et forme un ensemble en tant que Chose, alors que l’autre est compris par un travail de remémoration, c’est-à-dire qu’il peut être ramené à une information venant du corps propre
4.
Le moi et le complexe du prochain présentent donc une facture similaire en ce qu’ils sont
tous deux des entités composées d’une part qui reste permanente (bleibend, participe du verbe
bleiben : rester, demeurer, durer, persister, etc.), et d’une autre dite changeante (wechselnd). Il
faudra s’en souvenir au moment de discuter de l’intersubjectivité car Freud lui-même donne
l’indication de la valeur subjective de Ding à la fin de ce chapitre lorsqu’il assimile la partie
changeante à des « prédicats » (Prädikate), lesquels « se séparent du complexe-sujet
(Subjektkomplex) » du fait de frayages plus lâche5.
D’où vient donc cette partie permanente du moi ? Elle est composée des neurones qui,
recevant régulièrement des quantités Q endogènes vont se trouver constamment frayés, et
vont ainsi composer une sorte de Vorratsträger, de magasin à provisions, de lieu où se trouve
stockée des quantités Q qui, dès lors, peuvent se transformer en action, faire que ce moi
1 Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 2007, p. 631.
2 S. Freud, Aus den Anfangen der Psychoanalysis, Fischer Verlag, Frankfurt, 1975, p. 330.
3 Ibid., p. 338.
4 S. Freud, Lettres, op. cit., p. 639-640.
5 « On le voit, le jugement n’est pas une fonction primaire, mais présuppose l’investissement, à partir du
moi, de la partie disparate [du complexe de perception] ; il n’a pas tout d’abord de finalité pratique,et il semble que l’investissement des constituants disparates soit éconduit dans le jugement, car cela expliquerait pourquoi les activités, les « prédicats », se séparent du complexe-sujet par un frayage plus lâche. » (da sich so erklären würde, warum sich die Tätigkeiten, « Prädikate », vom Subjektkomplex durch eine lockere Bahn sondern). » S. Freud, Lettres à Wilhelm Fließ, Paris, PUF, 2006, p. 640. Allemand, Aus den Anfägen der Psychoanalyse, Fischer Verlag, 1975, p. 338.
Pour introduire à la voix récessive, p. 3
devienne agent, puisqu’il en a désormais les moyens. C’est donc ce qu’il fait dès le paragraphe
suivant en « exerçant son influence (beeinflussen) sur la répétition d’expériences vécues de
douleur et d’affects, et ce par la voie suivante, généralement désignée comme celle de
l’inhibition ». A peine le moi est-il en place qu’il a ainsi charge d’inhiber des processus primaires.
Conclusion saisissante de Freud à la fin du paragraphe suivant :
Wenn also ein Ich existiert muß es psychische Primärvorgänge hemmen6.
Si donc un moi existe, il ne peut qu’inhiber des processus psychiques primaires
7.
« Si Moïse fut égyptien… »… « Si un moi existe… ». Décidément, Freud sait rester fidèle
à l’optatif dans ses affirmations les plus centrales, mais pour peu que ce moi existe, alors il est
agent, et donc sujet puisque le voilà à même de gouverner un verbe décisif ; inhiber. Il n’en
reste pas moins une organisation de l’appareil psychique, topiquement localisable (il fait partie
du système ), dont on peut évidemment parler comme d’un objet.
Mais avec l’introduction du narcissisme, dix sept ans plus tard, le moi affiche plus
franchement son aspect objectal puisqu’il se trouve alors la cible des investissements dits
narcissiques :
Nous nous formons ainsi la représentation d’un investissement libidinal originaire du moi : plus tard une partie en est cédée aux objets mais, fondamentalement, l’investissement du moi persiste et se comporte envers les investissements d’objet comme le corps d’un animalcule protoplasmique envers les pseudopodes qu’il a émis
8.
L’image (qui est devenue fameuse) présente donc, du point de vue qui nous occupe ici,
une parfaite ambiguïté : les pseudopodes sont des « objets » qui sont fonctionnellement reliés
au moi central en tant que « sujet ». Dans les constructions freudiennes de l’appareil psychique,
il s’avère que Ich est présent autant comme sujet que comme objet, autant comme « je » que
comme « moi ». Il en va d’ailleurs de même dans la langue allemande où Ich doit se traduire
par « moi », dès lors qu’il n’est plus sujet d’un verbe : das liebe Ich (ma, ta, sa petite personne),
Ichsucht (égoisme, souci de soi), IchRoman (roman autobiographique) ; Ich auch nicht (moi non
plus), etc.
On pourrait presque faire semblant de l’oublier, de ne voir là qu’une particularité
grammaticale d’une langue donnée, si n’était le fameux : « Wo Es war, soll Ich werden », par où
éclate l’ambiguïté freudienne. Le côté héraclitéen de la formule en impose, et pousse à la lire
sans plus de contorsions théoriques : « La où c’était, je dois advenir. » Après tout, c’est bien ce
qui est écrit. Mais Strachey le tout premier n’a pu faire autrement que de proposer :
Where id was, there ego shall be.
6 S. Freud, Aus den Anfangen…, op. cit., p. 331.
7 S. Freud, Lettres, op. cit., p. 632.
8 S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1973, p. 83.
Pour introduire à la voix récessive, p. 4
A partir du moment où il avait remplacé, pour quelques bonnes raisons et malgré
quelques mauvaises, la trilogie Ich, ÜberIch et Es, par le fatidique triplé ego, superego et Id, il
ne pouvait plus conserver sa stricte valeur de sujet en première personne au Ich. En français, la
traduction de cette phrase a pu faire effet, pendant des années, de ligne de partage des eaux
entre les freudiens dits « orthodoxes » de l’IPA, qui en tenaient pour « Là où état le ça, le moi
doit advenir9 », et Lacan qui, tout à son sujet menteur en première personne, y allait de son « Là
où c’était, je dois advenir ». Que le sujet parle en première personne, ou constitue une entité
appelée à trouver sa place dans la troisième personne n’apparaît plus, dans le contexte de cette
phrase freudienne, comme une question grammaticale oiseuse, mais comme un choix
technique et éthique décisif.
Le sujet en troisième personne, de quelque nom qu’on l’affuble – ego, das Ich, moi, soi,
lui, il, elle – est en effet un sujet réifié, traité comme une chose possédant telle et telle propriété,
alors que le sujet en première personne n’est plus rien de ce dont on parle, mais bel et bien
l’instance vide, sans autre qualité que d’être ce je qui parle. Toute « La chose freudienne »,
prononcée par Lacan partiellement à Vienne le 7 novembre 1955, et publiée de façon plus
développée dans L’Évolution psychiatrique en 1956, roule là-dessus : ce moi tout objet dont se
targuent les partisans de l’ego psychology forme la cible des sarcasmes de Lacan, et ne vaut
dans son propos d’alors ni plus ni moins que le pupitre auquel il fait face en tant qu’orateur. Ce
n’est qu’à lui ouvrir les portes mêmes de la parole dans cette figure de style qu’on appelle une
prosopopée que ce moi, virant au je, en vient à énoncer son type d’accointance avec la vérité :
« Moi la vérité, je parle ».
La virgule est ici bien placée, elle ne sépare pas « moi » et « la vérité », qui sont en
parfaite apposition l’un à l’autre et qualifient tous deux le « je » qui met en acte le fait de parler.
« Je » n’est donc pas là au titre de dire la vérité, mais de simplement permettre qu’elle soit
puisqu’il est exclu qu’elle se manifeste hors les avenues du langage et de la parole. La vérité
parle aussi sûrement que la pluie tombe ou mouille ; elles ne peuvent pas faire autrement, c’est
tout. Donc « je », ce par quoi il se fait qu’il y a de la parole, mérite d‘être grammaticalement
apposé à « vérité », laquelle n’est en rien une qualité de ce je, mais ce dont ce je se fait l’agent,
quoiqu’il dise.
Approchons-nous cependant encore un peu de cette formule qui, elle aussi, a ses petits
côtés héraclitéens. Elle ne pouvait pas faire l’économie du mot « moi » qui l’ouvre. Ce je est
donc nécessairement un « moi je ». Que penser de ce dédoublement ? Faut-il l’attribuer
seulement à la grammaire et à ses exigences ?
À la réflexion, on sent bien que seul moi peut admettre un adjectif épithète. Essayez donc
d’en coller un à je, et vous m’en direz des nouvelles. Je n’admet que des attributs. Pour s’orner
de la moindre des qualités, il lui faut la copule. C’est à peine si d’anciennes formules juridiques,
9 Avec des variantes grammaticalement exotiques, du style : « Où était du ça, je doit advenir. » Raymond
Cahn, La fin du divan ?, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 254.
Pour introduire à la voix récessive, p. 5
du genre « Je soussigné », font exception. Je ne s’embarrasse donc pas de qualités qui,
fatalement, ne pourraient que réduire son champ d’action, car il a vocation pour être sujet de
pratiquement tous les verbes — sauf quelques défectifs, du genre pleuvoir, neiger, et autres
(pour des raisons d’ailleurs essentiellement sémantiques). Donc il faut qu’il soit la forme la plus
vide qui soit de toute dénotation qui lui confèrerait un sens particulier. Il est réduit à sa fonction
grammaticale de complément d’agent du verbe, ce que Vincent Descombes nomme, en suivant
de près Tesnières, le « complément de sujet10
», pour le différencier clairement du
« complément d’objet » dans la construction de la phrase autour du syntagme verbal.
Le moi, lui, paraît au contraire prêt à recevoir toutes les qualités et les défauts qu’on a
envie de lui attribuer. Autant le mot je semble se dédier exclusivement à une activité, et se
comporter comme un maniaque que rien jamais n’arrête (puisqu’il lui faut le secours immédiat
d’un verbe, la langue française n’autorise guère qu’on intercale quoi que ce soit entre je et le
verbe qu’il régit), autant le mot moi se présente d’abord comme une instance passive, toujours
dans l’attente des déterminations additionnelles qui vont préciser sa singularité. Sommes-nous
pour autant autorisés à ranger ainsi le couple Moi/Je sur la même grille que le couple
Passivité/Activité, en considérant le moi comme un objet (donc passif), et le je comme un sujet
(donc actif) ?
On pourrait être lacaniennement tenté d’opérer de la sorte puisque le moi spéculaire tel
que le construisent le stade du miroir et le schéma optique n’est pas censé prendre beaucoup
d’initiatives : il est aussi sage qu’une image, puisqu’il n’est rien que ça. Seul le sujet, qui fait face
au miroir sans même s’y refléter (premier exploit !), en prise avec le désir dès le graphe, semble
prédisposé à agir. La langue française vient au secours d’une telle conception puisque dans « je
me vois », il n’est pas extravagant de reconnaître un je en train de voir un moi, tous deux assez
bien différenciés. Mais est-ce là le régime régulier de ce couple moi/je ? Avant même de se
lancer dans des élaborations conceptuelles à ce sujet, autant accorder quelque attention aux
structures grammaticales, qui ne régissent peut-être pas l’entièreté de notre ontologie, mais
déterminent néanmoins les articulations langagières par lesquelles nous nous risquons à
penser, à œuvrer dans la voie conceptuelle. À défaut d’une « grammaire philosophique » à la
Wittgenstein, tentons quelques préliminaires d’une « grammaire subjective ».
Dans son ouvrage passionnant (du moins dans sa première moitié), Vincent Descombes
en trace les linéaments en s’appuyant sur un non moins remarquable ouvrage de Lucien
Tesnière, paru en 1988 à Paris chez Klincksieck : Éléments de syntaxe structurale (le
structuralisme, aujourd’hui dédaigné, a produit là un fort joli fleuron). Tesnière notait déjà en
effet une bizarrerie grammaticale au niveau de ce qu’on appelle les « verbes pronominaux »
qu’on a tendance à considérer comme des verbes réfléchis puisque dès l’infinitif le verbe s’y
trouve flanqué d’un pronom. Or ce pronom semble avoir pour conséquence que la mise en acte
de ce verbe par un sujet s’applique à ce même sujet pris secondairement en tant qu’objet : je
10
Vincent Descombes, Le complément de sujet, Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard,
Pour introduire à la voix récessive, p. 6
me rase, autrement dit je rase quelqu’un qui, en la circonstance, se trouve être moi. J’ai ici
affaire à la voix réfléchie qui se présente comme une synthèse de l’actif et du passif, du je sujet
et du moi objet.
Qu’on délaisse un instant le je me rase et tous ses pareils pour aller s’aventurer vers je
m’évanouis. La construction grammaticale est strictement identique, l’élision du me en m’
devant une voyelle n’étant qu’une façon d’éviter un hiatus disgracieux que la musicalité de la
langue prohibe. On sent bien, cependant, que le sens a viré et qu’on est loin de la réflexivité en
tant que combinaison actif/passif : aucun je n’évanouis activement aucun moi réduit à la plus
stricte passivité. Les deux s’éclipsent conjointement et se trouvent à égalité dans
l’accomplissement de l’acte en question. Malheureusement, le verbe s’évanouir développe une
sémantique trop tendancieuse : qui le dit anticipe clairement sur ce qu’il dit, et même je m’étais
évanoui a encore quelque chose de trouble : qui dit ça ? Ça se dit à la première personne, mais
ça pue le récit la troisième personne.
Soit donc un autre verbe, moins sujet à caution : je me lève. Pour les mêmes raisons
qu’avec je m’évanouis, on se refusera à entendre ici un je qui lèverait un moi. À quoi donc
avons-nous affaire avec cette forme de verbe pronominal qui n’est plus un verbe réfléchi, et qui
n’a, de toute évidence, rien d’exceptionnel (je me souviens, je me suis écrié, je m’ennuie, je me
trompe, etc.) ?
Sans qu’on sache pour l’instant pourquoi, il apparaît qu’un verbe aussi naturellement
transitif que « lever » a perdu dans ce genre de construction sa valeur transitive : quand je me
lève, je ne lève rien de plus que je, ou que moi, mais ce moi n’est pas vraiment « ce qui est
levé ». Au point qu’une analyse grammaticale scolaire, qui aurait d’abord vu à juste titre dans le
« me » de je me rase le complément d’objet du verbe raser (je rase qui ? moi), aura quelque
difficulté à se répéter avec la forme je me lève. Me n’y a pas rang de complément d’objet. C’est
donc que de nouveaux rapports se sont tissés entre je et moi, puisque les formes je te lève ou
je le lève se ramènent d’emblée, elles, à la forme je me rase : Syntagme nominal+syntagme
verbal+complément d’objet.
Une réflexion antérieure de Tesnière peut servir à démêler cet embrouillamini, lorsqu’il
introduit les « diathèses » ou les « voix » causative et récessive. Pour bien suivre son
raisonnement à cet endroit, il faut d’abord comprendre sa notion d’« actant ». Il part de l’idée
que la phrase se construit, non autour du sujet, mais autour du verbe, et que ce verbe, pour
fonctionner, a besoin d’un certain nombre d’« actants » qui viennent se lier au verbe en
comblant un certain nombre de valences que celui-ci laisse libre. On peut dès lors classer les
verbes selon une espèce de tableau à la Mendeleïev : on trouvera ainsi des verbes à un seul
actant (Il pleut, je tombe, nous nageons,etc.), l’énorme masse des verbes à deux actants (je
mange une pomme, il boit de l’eau, tu porteras ça, etc.), des verbes à trois actants (Pierre
2004.
Pour introduire à la voix récessive, p. 7
donne quelque chose à Jacques), puis à quatre (Pierre transmet à Jacques un objet par
l’intermédiaire de Paul). Ça ne va pas beaucoup plus loin, l’attention se perd vite dans ces
dédales, et la lourdeur stylistique suffit à interrompre le mouvement.
Grâce à ce concept de verbe doté de x valences, Tesnière en vient à définir la voix
causative d’une façon que l’exemple qui suit rendra claire : une assemblée s’est réunie, et à tel
moment Pierre est parti. Pour ne pas introduire de difficulté supplémentaire, maintenons-nous
dans la voie active : Pierre part, Pierre s’en va. Mais tous savent qu’il s’en va parce que Bernard
a fait tout ce qu’il fallait pour ça et que, de son plein gré ou contre son gré, Pierre s’exécute.
Quel est le sujet de l’action ? Bernard ou Pierre ? Les deux, mon Colonel, puisque Bernard n’a
pas jeté Pierre dehors, il a seulement fait en sorte que Pierre prenne la décision de partir. Il a
causé son départ, lequel départ n’en est pas moins le fait de Pierre.
On retrouve là, soit dit en passant, un très vieux et très lourd problème philosophique,
déjà présent chez Aristote, qui met aux prises contingence et nécessité, libre arbitre et
déterminisme. Un bateau est pris dans la tourmente ; le salut de tous nécessite qu’on jette par-
dessus bord toute la cargaison, ce qu’aucun capitaine ne peut se résoudre à faire, sinon la mort
dans l’âme. Celui de l’histoire s’y résout. Il a bien fait un acte libre, il aurait pu incliner autrement
(par exemple en faisant passer son honneur avant tout) ; mais il n’a tout jeté qu’à être talonné
par la nécessité, sinon bien sûr il n’en aurait rien fait. On dira : la tempête lui a fait jeter la
cargaison par-dessus bord, mais il reste clair que ce n’est pas elle qui l’a jetée.
Le verbe faire est ainsi communément utilisé en français pour introduire un sujet antérieur
au sujet, afin que le sujet soit causé à agir, mais sans que cependant il se réduise à un rouage
mécanique. Cette subtilité grammaticale rejoint le drame commun de toutes les administrations
totalitaires, qui ont besoin d’agents responsables pour démultiplier leur pouvoir, mais
n’entendent pas laisser à ces agents l’autonomie nécessaire à une décision intelligente. De
façon encore élargie, c’est le problème du sujet juridique, qui doit en même temps exister en
amont de la loi, pour la recevoir et l’agréer comme telle, mais tout autant n’être que sa création,
voire sa créature, et ne se mouvoir qu’en aval d’elle.
Ainsi rencontre-t-on la nécessité de concevoir un petit empilement de sujets (deux,
parfois trois, pratiquement jamais plus). Et Tesnière invente à cet endroit la voix causative en
disant :
Si le nombre des actants est augmenté d’une unité, on dit que le nouveau verbe est causatif par rapport à l’ancien. Ainsi nous pouvons dire que, pour le sens, renverser est le causatif de tomber, et montrer le causatif de voir
11.
Un trait d’esprit célèbre du Duc de Guise (1580-1640), rapporté par Tesnière, puis par
Descombes, et que je ne résiste pas à citer, montre fort bien ce que peut être la recherche (ici
ironique) d’une antécédence du sujet en tant que cause de l’acte qu’il accomplit au titre d’agent :
11
Cité par V. Descombes, Le complément…, op. cit., p. 93.
Pour introduire à la voix récessive, p. 8
lors d’une soirée où se trouvait le Duc, connu et apprécié pour son esprit, un poète de ce temps,
Jean Ogier de Gombauld12
, produisit une épigramme qui d’emblée séduisit l’assistance. Dans
les rires, le Duc, dont on attendait la répartie, s’écria : « N’y aurait-il pas un moyen de faire en
sorte que j’eusse écrit cette épigramme ? »
En tant qu’elle rajoute un actant à l’endroit du sujet, faisant ainsi reculer l’activité de ce
dernier vers une activité seconde, voire, du coup, une forme de passivité, la voix causative a
toute son importance dès lors qu’on avance le concept freudien d’inconscient. Mon inconscient
me fait faire… des bêtises : certes, c’est bien moi qui les fait, mais uniquement parce que j’y
suis contraint par ce satané inconscient, ni plus ni moins que le capitaine de navire façon
Aristote. Et c’est cette même voix causative que Lacan est allé chercher pour décrire la
passivité pulsionnelle comme une forme d’activité : se faire bouffer, se faire chier, se faire voir,
se faire entendre. Dans sa faconde naturelle, le midi et ses parlures raffolent aussi de cette voix
causative qui démultiplie avantageusement le sujet : Je me la mangerais bien, cette petite côte
de porc.
Or, de la même façon que la langue sait se donner les moyens de rajouter un actant dans
l’ordre du sujet, il semble qu’elle sache en supprimer un quand il y en a presque deux, comme
c’est le cas dans la voix réfléchie, et faire ainsi passer de la structure du je me rase à celle du je
me lève. Tesnière propose d’appeler cela la « voix récessive », pour indiquer qu’il s’agit bien de
retirer quelque chose du fonctionnement grammatical habituel au niveau du sujet dans son
rapport aux valences du verbe qu’il complémente.
La voie récessive revient à faire perdre un actant à un verbe possédant déjà plusieurs
valences : ainsi passe-t-on de la voix réfléchie, où il est d’autant plus facile de distinguer deux
actants qu’ils se comportent de façon opposée au regard de l’activité, à une forme
d’activité/passivité qui n’a plus recours au dédoublement morphologique je/me pour faire
entendre la posture du sujet.
Damourette et Pichon, dans leur sensibilité aiguë aux phénomènes de langue, ont eu
aussi flairé le problème, quoiqu’ils l’aient attaqué par un autre biais, celui de l’emploi enroulé13
.
Ils nomment ainsi certains emplois verbaux dans lesquels l’action, qui part du soubassement
(i.e. le sujet), « retombe » sur lui et le prend pour patient (alors même que nous sommes
toujours dans la voix active, il ne s‘agit pas d’une transformation à la voix passive). « Le
soubassement, poursuivent-ils, fonctionne donc là non pas comme un patient pur, mais comme
une sorte de patient actif ». Or bon nombre d’exemples qu’ils donnent se présentent
précisément comme des verbes pronominaux auxquels le locuteur a soustrait le pronom,
réduisant de façon récessive le nombre d’actants requis par le verbe :
12
Jean Ogier de Gombauld (1576-1666), disciple de Malherbe, surnommé « le beau ténébreux », élu en 1634 le premier au cinquième fauteuil de l’Académie Française où il prononce un discours « Sur le je ne sais quoi » (trois siècles avant Jankelevitch !). 13
Damourette et Pichon, Des mots à la pensée, Paris, Éditions d’Artrey, tome III, p. 170, § 867.
Pour introduire à la voix récessive, p. 9
Il respire mal, mais alors… ! Il enrhume constamment.
(Mme LW, le 8 mai 1931)
Ah ! Monsieur gave tant qu’il peut, et après il est malade.
(Mlle DW, le 5 mai 1926)
On assiste là à une espèce de vérification de la construction de Tesnière. Comme
Damourette et Pichon ne s’amusent pas faire les puristes et apprécient le phénomène de
langue sous ses formes parfois les plus pathologiques14
, ils accordent volontiers leur attention à
cette suppression, cette « récession » que certains locuteurs audacieux impriment à la langue
lorsqu’ils veulent faire entendre que le sujet, bien qu’actif grammaticalement, est de fait passif,
qu’il subit l’action dont il est l’agent. Plus besoin ici d’un pronom qui pourrait faire croire à un
sens « réfléchi » qui articulerait sujet actif et patient passif : il enrhume constamment, oui, c’est
bien ce qu’il fait, il est considéré comme actif dans cette situation oto-rhino-laryngologique, et
c’est lui qui le fait, il ne s’agit ici d’aucun il impersonnel du genre il pleut.
Mais d’enrhumer ainsi, il n’en est pas moins enrhumé. Donc ce sujet se montre aussi
passif qu’actif, aussi actif que passif. Et lorsque Mme EJ, le 11 juin 1932, s’écrie Je submerge
sous la pharmacie15
, il est clair qu’elle est submergée par la pharmacie, mais ça ne l’empêche
pas de se traiter à la voix active, quitte à changer astucieusement la préposition : elle submerge
sous, comme d’autres montent en haut. Dans une même veine, sur la même page, Mme FT, le
11 avril 1928 : Ce qu’il faut surtout, c’est des étoffes qui ne déchirent pas. Beaux exemples de
voix récessives que Tesnière, bien plus contraint par le souci de correction grammaticale que
Damourette et Pichon, ne songe pas aller quérir. Mais qu’en conclure ? Un dernier exemple,
limpide, permettra peut-être de mieux le savoir.
Le 18 janvier 1931, M. LU écrit à sa famille : Je rapatrie ce soir16
. Bien sûr, il va être
rapatrié, la décision n’est pas la sienne, seule l’autorité militaire a compétence dans ce secteur.
Mais il est clair que ce n’est pas ce qu’il veut dire, sinon il aurait fort bien pu le dire en employant
la voix passive que lui offre le français correct. S’il n’en fait rien, c’est que ce rapatriement, il se
l’approprie alors même qu’il ne lui échappe pas qu’il en est l’objet. Il n’aurait cependant pas pu
pousser jusqu’à écrire « Je me rapatrie ce soir », car alors, adieu l’autorité militaire et le sujet
qui s’y soumet tellement de son plein gré qu’il prend l’action toute à son compte, nous n’aurions
plus affaire qu’à un blanc bec qui revient, de sa propre initiative, en métropole, parce qu’il en a
marre et que ça suffit comme ça. Et c’eût été pire encore avec la forme emphatique et
avantageuse d’un « je me rentre ce soir », où l’on reconnaîtra désormais aisément la voix
causative de Tesnière, autrement dit l’ajout d’un actant là où la grammaire normative ne
l’appelle pas. La forme apparemment active, et porteuse d’une tout autre émotion, du je rapatrie
ce soir se situe, elle, dans le mitan de la voix passive et de la voix réflexive qu’elle exclue toutes
deux en les pratiquant conjointement, et installe du coup son sujet autant comme patient que
14
On les voit ainsi prêter beaucoup d’attention à des phrases du style : « Il vient tes élèves tantôt – Oui, il les vient. » (le 24 mars 1922), tome VI, p. 254, § 2312. 15
Damourette et Pichon, Des mots…, op. cit., tome III, p. 168, § 867.
Pour introduire à la voix récessive, p. 10
comme agent, ainsi dédoublé sans que cependant cette dualité soit marquée
morphologiquement par l’emploi de mots distincts je/moi, je/me.
Il y a là un statut du sujet qui le saisit, dans la vivacité même de la langue, comme replié
sur une sorte de double nature que la différence morphologique des voix active et passive
scinde d’une façon trop violente, trop manifeste. Or cette évanescence du je qui se débrouille
avec les moyens du bord (i.e. la voix récessive) pour que son activité lui retombe dessus, il est
décisif dans notre approche du sujet de remarquer que c’est le mouvement même du cogito.
Vu sous cet angle – grammatical – la fonction du doute hyperbolique n’est rien qu’une
mise en pratique de cette voix récessive. À un verbe normalement bivalent : penser, qui appelle
dans son fonctionnement régulier un sujet et un objet, on va méthodiquement retirer tout objet.
Certes, il s’agit aussi de douter de la véracité de nos sensations, et du Dieu créateur des vérités
éternelles qui a insufflé dans nos esprits limités la notion d’infini mais, ce faisant, le verbe
penser va perdre tout complément d’objet qui aurait pu le combler. De sorte que la profération
du je pense qui en résulte à tous les accents émotifs du je rapatrie ce soir.
La certitude quant à l’existence – le bénéfice de l’opération – tient à ce tremblé de
l’énonciation qui a fait disparaître un actant pour transformer le sujet en complément. Elle ne
s’atteint que par la profération de l’énoncé lui-même, c’est-à-dire la mise en acte de ce sujet qui
désobéit à la grammaire et trouve, dans cette désobéissance même, le pli qui le constitue
comme agent-à-qui-il-arrive-quelque-chose-du-fait-de-son-acte-et-de-lui-seul. Le Je qui pense
en suivant la méthode du doute hyperbolique ne pense évidemment pas à lui ; il ne serait donc
pas juste d’aller le chercher dans des énoncés du genre je pense à moi, ni même je me pense
pensant. Mais à défaut de réflexivité, ce sujet n’est pas pour autant tout d’une pièce. Ou plutôt :
c’est pour l’instant, dans la tenue de cet énoncé, à lui et à lui seul qu’il revient de supporter un
clivage qui ne parvient pas à se déplier.
Lacan est-il aller chercher autre chose dans ses références au cogito cartésien ? Il est
permis d’en douter. Son refus clair et net de la conclusion que Descartes tout le premier en tire
– je suis un chose pensante – qu’il laisse volontiers à Henri Ey et à son goût du dualisme,
montre bien que le passage à la voix passive déjà ne l’intéresse plus. Mais de même, peut-on
imaginer que M. LU tiendrait aussi peu que ce soit pour équivalent un énoncé du genre je suis
un rapatrié ? Qui ne sentirait alors le subterfuge, et presque la déroute de celui qui a pu écrire,
dans un souffle où il sait encore ce qui tient à lui et ce qui déjà lui échappe, je rapatrie ce soir ?
16
Ibid.
LE VIRAGE DU SUJET : 1953-1962
LEÇON II
Le terme « sujet » est omniprésent dans l’enseignement de Lacan. Si l’on s’en tient à la
version Word diffusée par l’Association Lacanienne Internationale (qui mélange des textes plus
moins diversement trafiqués à partir de la sténographie, y compris jusqu’à inclure des textes
publiés par J.-A. Miller au Seuil quand ils ne disposent pas de version à eux), on peut faire état
des chiffres suivants, valables aux approximations près, mais tout de même informatifs :
entre 1953 et 1963, des Écrits techniques de Freud à l’unique session des Noms du Père, on
dénombre environ 8 000 occurrences du terme. Comme ce genre de chiffre n’a de valeur que
comparative, il est bon de savoir que dans le même temps, le mot signifiant fait environ 3 800
apparitions (confusion faite du participe présent et du substantif), le mot moi environ 1500, signe
1400, inconscient 1200, structure 1000, signifié 340.
Le score du sujet provient directement de sa polysémie. L’immense majorité des 8 000
occurrences porte en effet sur l’emploi que je qualifierais volontiers de « médical », qui sert à
désigner l’individu dont on parle, soumis à la curiosité scientifique : « quand on demande au
sujet de se laisser aller à associer librement » (27 janvier 1954), « le sujet dira : “ah oui,
justement, ce jour-là, je me souviens de quelque chose” » (même date). Constamment, Lacan
fait usage de ce mot pour désigner l’individu, sans qu’on puisse le plus souvent y déceler le
moindre souci d’y voir une instance psychique particulière. Cela se signale grammaticalement
par le fait que cet emploi commande presque toujours un verbe, ce sujet-là est presque toujours
en train de faire quelque chose. Ce à quoi il faut rajouter les occurrences du mot équivalentes à
« thème », comme « je vais prendre un exemple avant d'entrer dans mon sujet » (même date).
Près de neuf cas sur dix relèvent de ces usages dans lesquels le concept de sujet est quasi
inopérant.
Certes, ce sujet ainsi mis en scène comme agent, le plus souvent mais pas toujours,
parle. Dès l’ouverture du séminaire, le 18 novembre 1953, Lacan le présente ainsi :
Considérons maintenant la notion de sujet. Quand on l’introduit, on s’introduit soi-même. L’homme qui vous parle est un homme comme les autres – il se sert du mauvais langage. Soi-même est donc en cause. Ainsi, dès l’origine, Freud sait qu’il ne fera de progrès dan s l’analyse des névroses que s’il s’analyse
17
17
J. Lacan, Les écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, 1975, p. 8.
Le virage du sujet, p. 12
Ce sens, quoique présent tout du long, reste cependant éclipsé par la fréquence de
phrases du style :
Eh bien Kris, dans un de ses articles, expose le cas d’un sujet qu’il prend en analyse et qui, d’ailleurs, a déjà été analysé une fois
18.
Les seuls moments où l’on a le sentiment de sortir un peu de cette ambiguïté du terme
tiennent à la construction du schéma optique. Alors que le stade du miroir, dans sa version de
1938 (Les complexes familiaux) comme dans celle de 1949 (l’article repris dans les Écrits), ne
sait pas bien comment nommer ce qui fait face au miroir et à l’image19
et ne fait pas grand cas
du sujet comme tel, l’élaboration du schéma optique, grâce à l’appareil de « physique
amusante » de Bouasse20
, fait du sujet l’œil qui – premier miracle ! – ne se reflète pas dans le
miroir plan où apparaît l’image spéculaire composite formée de l’image réelle du vase et des
fleurs effectives. Cet œil, qui jouit d’un topos singulier et décisif pour le fonctionnement du
montage, pose le sujet dans une altérité évidente d’avec le moi, et déjà la lettre S barré, S/, vient
pour désigner le rapport de cette valeur du terme de sujet avec quelque chose qui n’a pas grand
chose à voir avec l’individu sous observation médicale, mais vise une instance singulière par où
la subjectivité se distingue du moi. On notera au passage que cet œil toujours ouvert
métaphorise silencieusement un sujet sans cesse actif, dans un regard qui ne cille pas.
Mais le schéma optique, avec son œil-sujet, ne parvient quand même pas à offrir un
régime de fonctionnement correct au sujet qu’il met en place, car la détermination essentielle
que Lacan tient à faire valoir a trait à la parole. Lorsqu’il en vient à s’expliquer un peu clairement
sur son emploi massif de ce terme, presque à la fin de la première année de séminaire, et qu’il
pose la question « Qu’est-ce que nous appelons un sujet ? », il remarque que le scientifique
kantien peut, dans la construction de l’objet de son savoir, négliger quelque peu le sujet
néanmoins requis par l’opération critique mais, poursuit-il
cette position ne peut absolument pas être négligée quand il s’agit du sujet parlant. Le sujet parlant, nous devons forcément l’admettre comme sujet. Et pourquoi ? Pour une simple raison, c’est qu’il est capable de mentir. C’est-à-dire qu’il est distinct de ce qu’il dit
21.
Or cette valeur du sujet menteur introduit nécessairement un concept qu’il va falloir suivre
désormais à la trace, celui d’intersubjectivité. En effet, mentir revient à feinter, c’est-à-dire à
introduire chez le récepteur du message une question décisive sur la valeur à donner au dit
message. Quelqu’un qui mentirait systématiquement ne serait plus un menteur. Ment celui qui
sait présenter son mensonge comme une vérité et réussit à faire que son interlocuteur gobe le
18
J. Lacan, Les Écrits techniques…, op. cit., p. 71. 19
J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du "je" telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 93-100. Ce qui fait face au miroir s’y appelle aussi bien « sujet » que « je », « infans », « petit homme », « enfant », « organisme », etc. 20
Sur tous ces développements, voir G. Le Gaufey, Le lasso spéculaire, Paris, Epel, 1997, p. 81-105.
Le virage du sujet, p. 13
message tel qu’il a voulu qu’il apparaisse. De sorte que nul ne peut mentir à quelqu’un qui
n’aurait pas lui-même cette capacité : seul peut être trompé (voix passive) cela qui peut se
tromper (voix récessive, ou moyenne), et du coup tromper (voix active). Et donc tout le temps
où le sujet sera fondé sur cette capacité à mentir, deux conséquences massives seront
présentes au fil des séminaires :
1°) l’intersubjectivité sera considérée comme la moindre des choses. Le 2 juin 1954, on
l’entend dire par exemple : « L’intersubjectivité est la dimension essentielle » (ceci à propos du
couple pervers) ; « Il nous faut partir d’une intersubjectivité radicale, de l’admission totale du
sujet par l’autre sujet. » ; « L’intersubjectivité doit être au début puisqu’elle est à la fin. » ;
« L’intersubjectivité est d’abord donnée par le maniement du symbole, et cela dès l’origine. » Le
25 mai 1955, on l’entend encore dire :
Cela dit, il ne faut pas omettre notre supposition de base, à nous, analystes – nous croyons qu’il y a d’autres sujets que nous, qu’il y a des rapports authentiquement intersubjectifs. Nous n’aurions aucune raison de le penser si nous n’avions pas le témoignage de ce qui caractérise l’intersubjectivité, à savoir que le sujet peut nous mentir. C’est la preuve décisive
22.
D’autres citations iraient dans le même sens d’une nécessité impérieuse de penser
l’intersubjectivité dans le cadre analytique en relation directe avec cette première conception du
sujet comme menteur. Mais une autre conséquence s’impose à partir de là :
2°) l’Autre lui-même est sujet. Le 21 décembre 1955, à l’orée du séminaire Les
psychoses23
, Lacan n’hésite pas à dire : « Le point pivot de la fonction de la parole est la
subjectivité de l’Autre, c’est-à-dire le fait que l’Autre est essentiellement celui qui est capable,
comme le sujet, de convaincre et de mentir. » On pourrait aligner à foison les citations de ce
calibre au long des séminaires de années cinquante.
Lors de la séance du 29 avril 1959, à quelques encablures de la fin du séminaire Le désir
et son interprétation, un virage s’esquisse cependant au terme duquel le sujet aura subi en
quelques semaines un changement considérable, et pris quasi définitivement une nouvelle
valeur. On va tenter de suivre la manœuvre d’aussi prés que possible, mais cependant assez
rapidement pour en bien saisir le mouvement, donc en prenant le risque de ne pas s’attarder
peut-être comme il le faudrait aussi autour de certains développements.
Lacan a déjà porté la formule S/ <> a à la connaissance du public du séminaire lors de la
construction du graphe dit « du désir », mais sans avoir été très amplement commentée. Tout le
mouvement des séances de fin avril et début mai 1959 va chercher à donner aux termes sujet
21
« Si l’ego est imaginaire, il ne se confond pas avec le sujet. Qu’est-ce que nous appelons un sujet ? ». Le 19 mai 1954, à la quasi fin du séminaire. Dans l’édition du Seuil, Les Écrits techniques…, op. cit., p. 218. 22
J. Lacan, Le moi dans la théorie de Freud…, Paris, Le Seuil, 1978, p. 285. 23
J. Lacan, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 76.
Le virage du sujet, p. 14
et objet des valeurs suffisamment proches pour que leur appareillage se fassent tout
naturellement, sur la base d’une homologie d’autant plus visible qu’elle est forgée de toutes
pièces.
Ce 29 avril, Lacan termine son long commentaire d’Hamlet, et tout le début de la séance
revient à tirer leçon de la problématique du deuil telle que mise en scène par Shakespeare.
Lacan en vient alors à comparer les mérites respectifs d’Hamlet et d’Œdipe au regard des
thèses freudiennes sur l’Untergang, le déclin du complexe d’Œdipe. Le complexe d’Œdipe,
avance-t-il alors, « marque le joint et le tournant qui fait passer [le sujet] du plan de la demande
à celui du désir […] et c’est pour autant, dit-il encore un peu plus loin, que le sujet a à faire son
deuil du phallus que l’œdipe entre dans son déclin. » Il s’agit, bien sûr, d’un deuil bien particulier
puisque le phallus est, de toute évidence, un objet tout aussi particulier.
Dans cette chicane complexe, Freud est appelé à la rescousse, et surtout sa précision
selon laquelle l’enfant pris dans l’œdipe (fille ou garçon) renonce à la possession du phallus
pour satisfaire à une exigence narcissique, en découvrant qu’il y aurait trop à perdre en
maintenant ses exigences phalliques. À partir de là, Lacan déroule son équivalence narcissique
= imaginaire :
Eh bien traduit dans notre discours, dans nos références, narcissisme implique un certain rapport avec l’imaginaire.
Ici se situe un chiasme qu’il convient d’articuler dans son détail, même s’il ne s’étale en
clair que vers la fin de la séance suivante. Lacan emploie en effet d’abord implicitement une
argumentation qui se trouve être celle de La signification du phallus, conférence faite à l’Institut
Max Planck le 9 mai 1958 un an auparavant, et que l’on peut résumer ainsi pour ce qui est de
son nexus : l’Autre à qui est adressée la demande de satisfaction (autrement dit le
Nebenmensch, le prochumain de l’Esquisse), pour autant qu’il a le pouvoir d’y répondre ou pas,
est à l’origine d’une autre valeur que Lacan nomme « amour ». La demande de satisfaction se
prolonge en une demande d’amour dans la mesure où, aussi modeste soit-elle, elle met en
branle un appareil symbolique qui repose tout entier sur la présence/absence de cet Autre. Un
temps essentiel se dégage alors, à partir de cette mise en signifiant du circuit pulsionnel qui
aboutit à la demande24
, engendrant ce que Lacan nomme joliment « une tragédie commune »
(au sujet et à l’Autre) : le sujet, dit-il, va vouloir s’assurer de cet « au-delà de la parole », il va,
au-delà de la satisfaction que lui a (peut-être) apportée la réponse de l’Autre, chercher à savoir
la vérité sur l’amour de l’Autre, sur le fait que la réponse de cet Autre est bien, oui ou non, le
fruit de l’amour. Et c’est là qu’il va buter sur quelque chose de parfaitement négatif – dont il y a
lieu de penser que ça constitue le fondement de cette sorte de passion pour la négativité que
Lacan déploie tous azimuts : l’Autre ne peut pas répondre à cette demande d’amour comme il a
24
L’une des versions lacaniennes du Vorstellungsrepräsentanz freudien qui, lui aussi, cherche à forger un ensemble composé de l’intensité pulsionnelle et somatique de la pulsion et d’une représentation dont la pulsion suivra désormais le « destin » (cf. le titre de Freud « Pulsions et destins des pulsions »).
Le virage du sujet, p. 15
pu le faire vis-à-vis de la demande de satisfaction, et donc le sujet ne peut aucunement obtenir
une garantie quant à l’amour de cet Autre25
. C’est comme ça, on ne peut même pas demander
pourquoi, c’est un axiome : « Il n’y a pas d’Autre de l’Autre », l’Autre ne peut pas aller quêter
ailleurs ce qui garantirait sa bonne foi, et le sujet ne peut donc rien obtenir de lui sur ce chapitre.
Il faut faire avec cette dure vérité (contre laquelle la névrose s’élève avec obstination).
Ce moment très singulier où le sujet en viendrait à buter sur ce manque dans l’Autre est
présenté par Lacan comme le temps même de ce qu’il convent de nommer « castration ». Avec
une immédiate question subsidiaire : « que devient le sujet en tant qu’il a été symboliquement
castré ? ». Réponse : « Il a été symboliquement castré au niveau de sa position comme sujet
parlant, non point de son être. » Or c’est au niveau de cet être que Lacan inscrit ce – qui va
servir maintenant comme une sorte de matrice à un objet (a) totalement revisité au regard des
séminaires antérieurs où cette appellation courait déjà, et ce de par une manœuvre dont Lacan
précise d’emblée qu’il a « déjà indiqué la parenté avec un mécanisme psychotique », à savoir
que « c’est avec sa texture imaginaire, et seulement avec elle, que le sujet peut y répondre ».
L’une des grandes thèses à l’endroit des psychoses et des délires – l’imaginaire est appelé en
renfort face aux défaillances symboliques – fonctionne à plein rendement dans la nouvelle
consistance du fantasme selon Lacan.
À cette place ainsi marquée d’une négativité imaginaire engendrée par la faille
symbolique rencontrée dans l’interrogation de l’Autre en sa vérité, s’installe l’objet (a) qui,
décroché qu’il est depuis quelque temps du petit autre, n’en reste pas moins imaginaire et en
attente d’une détermination plus positive. Ce même jour (29 avril 1959), dans le fil même des
citations antérieures, on peut l’entendre dire :
C’est cet objet (a) qui est le rapport du sujet à ce qu’il n’est pas […] puisqu’il est devenu pour nous maintenant exigible que nous ayons une juste définition de l’objet […], d’essayer de voir comment s’ordonne et du même coup se différencie ce que jusqu’à présent dans notre expérience nous avons à tort ou à raison commence d’articuler comme étant l’objet.
À partir de cette entame, qui explicite le caractère composite du fantasme, le sujet et
l’objet ainsi mis à nouveaux frais sur la sellette vont rapidement prendre chacun des valeurs si
semblables, si proches, que la formule du fantasme qui les réunit va prendre tout son sens,
jusque là largement en attente. D’un côté, le sujet va être très répétitivement décrit comme
coupure, syncope, défaillance, évanouissement, intervalle26
, et dans le même temps l’objet (a)
va être lui aussi défini essentiellement comme coupure. De cette espèce d’identité formelle
résultera leur appairage, leur appareillage dans le fantasme.
25
Cette constatation fait pivot dans le maniement du transfert selon Lacan, et modifie la posture freudienne telle qu’on peut la lire dans « Observations sur l’amour de transfert ». 26
« […] l’objet a se définit d’abord comme le support que le sujet se donne pour autant qu’il défaille. » ; « au moment où le sujet s’évanouit devant la carence du signifiant » ; « chaque fois qu’il [le sujet] veut se saisir, il n’est jamais que dans un intervalle ».
Le virage du sujet, p. 16
Le décor de cette opération a nom « désir ». Lacan prend soin, assez longuement,
d’opposer la réalité, présentée comme un monde d’« avocats américains », et le désir saisi, lui,
dans une négativité essentielle dont il s’agit d’assurer la tenue. Pour autant que l’objet en jeu
dans le désir est passible d’une certaine structure que Lacan entend préciser, toute une série
de termes vont désormais se trouver liés, et dans le cours de la séance suivante, celle du
20 mai 1959, Lacan présente trois « espèces27
» de cette mise en jeu du (a) comme coupure,
espèces qu’il estime « avoir été repérées dans l’expérience analytique, identifiées bel et bien
jusqu’à présent comme telles. » Ce sont respectivement l’objet prégénital, puis « cette sorte
d’objet qui est intéressé dans qu’on appelle le complexe de castration », et enfin le délire dans
les psychoses, ou plus exactement le phénomène des voix dans le délire.
Dans les trois espèces, Lacan n’a pas grand mal distinguer le côté « coupure » puisqu’il
est presque définitionnel dans l’objet oral (sevrage) et l’objet anal (séparation et don).
Relativement au complexe de castration, il n’a pas non plus de difficulté à mettre en valeur, par
exemple à travers du thème de la mutilation des Hermès, le fait que l’opération castration, en
son fondement même, implique cette coupure au niveau le plus essentiel des investissements
libidinaux du sujet. Quant aux voix dans le délire, c’est avec Schreber et ses commandements
interrompus qu’il retrouve le chemin de sa démonstration selon laquelle l’objet en tant que lié au
désir n’est en rien l’objet de la perception, dans sa substantialité et sa consistance, mais ce qui
ne vaut que de présenter une face de coupure28
qui en fait un morceau de corps diversement
séparé.
Un des grands mots de ces séances de mai 1959 est celui de synchronie29
. Lacan
entend définir ce qu’il en est du sujet et de l’objet à partir et dans le champ du désir, mais il veut
le faire sans suivre dans son détail la voie de l’accomplissement de ce désir. Il veut donner les
valeurs constantes de ces termes sujet et objet de telle façon que la mise en acte du désir les
implique nécessairement. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’expliquer le sujet et l’objet par le
désir, mais bien l’inverse : que de nouvelles valeurs de ces termes rendent compréhensible le
fonctionnement très singulier du désir, dont on sait depuis les tout débuts du séminaire qu’il
n’est pas à confondre avec la demande et son objet mondain.
Dans la suite immédiate de ce constat sans appel dans le jeu du dépliement de la
demande dans l’ordre de la parole, Lacan énonce en toute clarté désormais la fonction de
l’objet qu’il promeut depuis déjà pas mal de temps sous le nom d’objet (a) :
27
Terme dont la valeur religieuse ne peut être écartée : c’est l’apparence sensible des choses, et surtout le corps et le sang du Christ sous les espèces du pain et du vin après le miracle de la Transsubstantiation. 28
Le 8 mai 1963, vers la fin du séminaire L’Angoisse, il en viendra à parler de l’objectalité comme « corrélat d’un pathos de coupure ». 29
« Il ne peut y avoir formation symbolique si à coté, […] il n’y a nécessairement un synchronisme, une structure du langage comme système synchronique. C’est là que nous cherchons à repérer quelle est la fonction du désir. » (Séance du 29 avril 1959).
Le virage du sujet, p. 17
Et c’est ici que se produit de la part du sujet ce quelque chose qu’il tire d’ailleurs, qu’il fait venir d’ailleurs, qu’il fait venir du registre imaginaire, qu’il fait venir de cette partie de lui-même en tant qu’il est engagé dans la relation imaginaire à l’Autre, Et c’est (a) qui vient ici, qui surgit à la place où se porte, où se pose l’interrogation du S sur ce qu’il est vraiment, sur ce qu’il veut vraiment, c’est là que se produit le surgissement de ce quelque chose que nous appelons (a), (a) en tant qu’il est l’objet, l’objet du désir sans doute, et non pas pour autant que cet objet du désir se capterait directement par rapport au désir, mais pour autant que cet objet entre en jeu dans un complexe que nous appelons le fantasme, le fantasme comme tel, c’est-à-dire que cet objet est le support autour de quoi, au moment où le sujet s’évanouit devant la carence du signifiant qui répondrait de sa place au lieu de l’Autre, [le sujet] trouve son support dans cet objet.
Une dynamique très puissante est ici mise en place, dont le sujet va porter la marque
puisqu’elle prétend, cette dynamique, nous le présenter comme sur ses fonds baptismaux.
L’argumentation, portée à incandescence, se poursuit :
C’est dire qu’à ce niveau, l’opération [est une opération] de division. Le sujet essaye de se reconstituer, de s’authentifier, de se rejoindre dans la demande portée vers l’Autre. L’opération s’arrête. C’est pour autant qu’ici le quotient que le sujet cherche à atteindre, pour autant qu’il doit se saisir, se reconstituer et s’authentifier comme sujet de la parole, reste ici suspendu en présence, au niveau de l’Autre, de l’apparition de ce reste par où lui-même, le sujet, supplée, apporte la rançon, vient remplacer la carence au niveau de l’Autre du signifiant qui lui répond
30.
Toute la rhétorique vibrante de cette séance va dans le même sens. Lacan parle
immédiatement après la longue citation qui précède de « la fatigue du sujet [qui] ne trouve rien
d’autre qui le garantisse, lui, d’une façon sûre et certaine, qui l’authentifie », etc. Au moment où
se dévoile le fait qu’aucun signifiant ne viendra le garantir en tant que sujet, ce sujet met en jeu
cet élément imaginaire que Lacan nomme « objet a ». Lacan lui-même se rend un peu compte
du caractère quelque peu échevelé de toute cette sortie en concluant momentanément : « Il me
semble que je n’ai pas plus à en dire ».
« Ce point d’arrêt est aussi un index », rajoute-t-il pourtant en mentionnant une fois de
plus cette scansion qui met le sujet dans une suspension définitive quant à sa valeur
symbolique. Seule la mise en jeu de cet élément imaginaire de l’objet viendra répondre (même
si c’est largement de côté) viendra suppléer l’impossible réponse en vérité, laquelle, pour être
en vérité, aurait dû être symbolique.
Pour mieux marquer son avancée de ce jour, Lacan prend soin d’écarter le sujet de la
connaissance. Ce n’est pas celui-là qui l’intéresse et qu’il tient à mettre en jeu. L’ego cartésien,
mais aussi bien l’hypokeimenon aristotélicien, font face, s’il est permis de le dire ainsi, aux
signifiants par lesquels se construit et s’ordonne le savoir que ce sujet connaissant fabrique et
accumule, soutient constamment de sa présence. Le sujet que Lacan vise dans sa dynamique
de la demande est d’emblée beaucoup plus « holiste » que ses collègues philosophes et
30
J. Lacan, Le désir et son interprétation, séminaire inédit, séance du 20 mai 1959, p. 5 (version J.L.).
Le virage du sujet, p. 18
savants : à sa façon, il veut « tout », et d’un seul coup, sous la forme d’une garantie dernière. Et
c’est cette exagération qui le fait buter sur cette dérobade ultime de l’Autre en tant que trésor
des signifiants : il fallait en venir à demander à l’Autre de cracher sa vérité d’Autre pour toucher
alors du doigt qu’« il n’y a pas d’Autre de l’Autre ». Sinon, l’Autre déploie à l’infini ses chaînes
signifiantes et les savoirs qu’elles soutiennent, sans rencontrer aucune butée qu’il ne puisse
circonvenir d’une façon ou d’une autre.
C’est donc en voulant se trouver lui-même dans la chaîne signifiante, en voulant y inscrire
sa vérité de sujet, que ce dernier s’y découvre comme absent : « chaque fois qu’il veut se saisir
[dans la chaîne signifiante], il n’est jamais que dans un intervalle ». Démonstration est donc
presque faite de la congruence entre un sujet qui n’est – si déjà il « est » quoi que ce soit ! –
que dans les intervalles, et un objet dont on a entr’aperçu qu’il n’est, lui aussi, que « coupure ».
Un minuscule détail de l’argumentation retiendra cependant ici notre attention : pourquoi
diable Lacan invoque-t-il la « fatigue » du sujet ? Comment un truc qui ne se trouve jamais que
dans les coupures signifiantes pourrait jamais être « fatigué » ? En fait, ce simple mot couvre
une référence, curieuse et rare chez Lacan, à Maine de Biran.
Maine de Biran (1766-1824) veut le beurre et l’argent du beurre, marier la carpe et le
lapin : il rêve d’accorder le sensualisme de Condillac et le matérialisme des idéologues qu’il
apprécia tant dans sa jeunesse, avec le spiritualisme qui finira par faire de lui un penseur
profondément chrétien. Lui qui, enfant, s’étonnait tant d’exister, cherche maintenant ce qu’il
nomme « un fait primitif », une sorte de moment de surgissement du sujet, non comme objet de
la psychologie, mais en tant que sujet qui s’éprouve soi-même, et qui donc à ce titre ne serait
pas encore retombé ni dans la seule matérialité du corps, ni dans la seule subsistance de
l’esprit. Après divers écrits, comme Mémoires sur les perceptions obscures, Observations sur
les divisions organiques du cerveau, Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes et le
somnambulisme, il se lance dans la rédaction d’une grande synthèse, son Essai sur les
fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l’étude de la nature. Il y peaufine
l’énoncé de ce fait primitif dans lequel il veut fonder le phénomène subjectif sur des bases
moins éthérées que celles du cogito cartésien, incapable de sortir d’un idéalisme qui ne
convient pas à l’ancien sensualiste qu’est Maine de Biran31
. Seul l’effort, dans son aspect
musculaire aussi bien que mental, lui paraît valoir comme l’indice indiscutable d’une activité qui
se heurte à une résistance à son propre niveau, et qui de ce fait même accède à la conscience
en permettant au sujet de se rendre sensible à lui-même.
Nous ne pouvons pas connaître l’acte du vouloir comme nous connaissons les objets
extérieurs (considération dont Wittgenstein fera grand usage). Dans son Commentaire sur les
31
Ce fait primitif parcourt toute l’œuvre, sous des formulations bien différentes, sans qu’il soit facile de le ramener à un énoncé définitif. Pour s’en approcher, on peut lire, entre autres ouvrages, Raymond Vancourt, La théorie de la connaissance chez Maine de Biran, Paris, Aubier, 1944, p. 51-137.
Le virage du sujet, p. 19
Méditations métaphysiques de Descartes, Maine de Biran écrit une nouvelle fois, lui qui se
plaint que toujours sa pensée tremble, et ne redoute rien tant que les formules définitives :
Le fait intime comprend l’individualité tout entière, et il n’y a pas d’individualité sans le sentiment de l’action exercée sur le corps. Le sujet qui agit et le terme présent qui lui résiste sont les deux éléments indivisibles du même fait. L’un n’est pas plus susceptible que l’autre d’être mis en doute ; et lorsque je pense ou que je veux et agis sur mon corps, il ne m’est pas plus possible de supposer que ce corps n’est rien que de supposer que je ne suis pas pendant que je pense. Car le "je" n’est pas la substance abstraite qui a pour attribut la pensée, mais l’individu complet dont le corps est une partie essentielle, constituante
32.
Je ne souhaite pas donner ici plus d’extension aux thèses biraniennes, fort éloignées de
ce que Lacan cherche à faire passer à son public. Mais je crois fermement que cette référence
à Biran vaut dans la mesure où Lacan, dans ces séances de mai 1959, donne le sentiment qu’il
vient de trouver son « fait primitif », ce à partir de quoi le sujet devient ce mixte indubitable à
partir duquel va pouvoir se déployer une dialectique puissante au point de pouvoir prendre en
charge une large part de ce que Freud a avancé. J’en tiendrai pour preuve la production d’un
néologisme qui est en même temps un hapax, quelque chose que Lacan, à ma connaissance,
n’a prononcé qu’une fois.
A nouveau, dans cette même séance du 20 mai 1959, un peu avant sa conclusion, Lacan
en vient à parler, une deuxième fois, de la « fatigue du névrotique ». Comment débarque une
telle expression ? Il est d’abord question du narcissisme en tant que « rapport imaginaire du
sujet à soi-même ». La formulation est évidemment problématique : « soi-même », est-ce le moi
faisant face au sujet, ou je ne sais quoi du sujet face au sujet ? Les deux termes de moi et de
sujet sont déjà suffisamment distingués chez Lacan pour que celui-ci ne les tienne plus pour
équivalents. C’est en invoquant la « situation du stade du miroir où le sujet peut placer sa propre
tension, sa propre érection par rapport à l’image au-delà de lui-même qu’il a dans l’Autre » que
Lacan se tourne une nouvelle fois vers Maine de Biran, « dans ce qu’il nous a apporté dans son
analyse si fine du rôle du sentiment de l’effort. Le sujet, poursuit Lacan, est là des deux côtés à
la fois pour autant qu’il est l’auteur de la poussée, mais qu’il est aussi bien l’auteur de ce qui la
contient », ce qui renvoie alors Lacan à ses propres termes selon lesquels « le sujet s’éprouve
sans jamais pourtant pouvoir se saisir33
». Alors arrive la fatigue :
Si l’effort ne peut d’aucune façon servir au sujet pour la raison que rien ne permet de l’empreindre de la coupure signifiante, inversement il semble que quelque chose dont vous savez le caractère de mirage, le caractère inobjectivable au niveau de l’expérience névrotique, qui s’appelle la fatigue
32
Maine de Biran, Commentaire sur les Méditations métaphysiques de Descartes. 33
On admirera la constance des énoncés quand les problèmes prennent une tournure aiguë. Dans son texte de 1949 sur le stade du miroir, Lacan écrivait : « C’est que la forme totale du corps par quoi le sujet devance dans un mirage la maturation de sa puissance, ne lui est donnée que comme Gestalt, c’est-à-dire dans une extériorité où certes cette forme est plus constituante que constituée, mais où surtout elle lui apparaît dans un relief de stature qui la fige et sous une symétrie qui l’inverse, en opposition à la turbulence de mouvements dont il s’éprouve l’animer. » Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 94-95.
Le virage du sujet, p. 20
du névrotique, cette fatigue paradoxale qui n’a rien à faire avec aucune des fatigues musculaires que nous pouvons enregistrer sur le plan des faits – cette fatigue en tant qu’elle répond, qu’elle est en quelque sorte l’inverse, la séquelle, la trace d’un effort que j’appellerai de significantité
34.
Voilà donc le signifiant promu furtivement au rang de masse musculaire que je ne sais
quel type d’innervation subjective devrait mettre en mouvement en dynamisant, en quelque
sorte, le réseau des coupures ! Aussi bizarre paraisse l’image, il y a là une intuition
remarquable, qui nous laisse entrevoir le sujet comme tendu vers le prochain signifiant, tel le
nageur forcé qui aspire à l’autre rive, l’autre berge d’où il lui faudra aussi sec replonger. Bien
sûr, cette image est trompeuse puisqu’elle individualise à outrance un sujet que rien ne permet
de penser aussi ramassé que ça sur lui-même, mais c’est là que la difficulté que Lacan doit
affronter présente la même facture que celle mise en scène par Maine de Biran dans son cogito
de l’effort : il lui est impossible, Biran ne le sait que trop, de donner la préséance au vouloir qui
préside à l’acte puisque ce vouloir n’est pas plus essentiel que la résistance qu’il rencontre. Dès
lors en effet qu’il veut décrire son « fait primitif », il lui faut bien donner à chacun des termes sa
consistance propre, comme si chacun existait indépendamment de l’autre, ce qui, justement,
doit être nié pour que le fait soit vraiment primitif. De même, le sujet tel que Lacan commence
clairement à l’entrevoir en ce mois de mai 1959 ne préexiste en rien au signifiant qui, bientôt, va
le représenter auprès d’un autre signifiant, alors que la seule présence du sujet sous la forme
d’un substantif suffit, sans même qu’on y songe, à le faire subsister autant que le vouloir
biranien dans un trop d’identité qui risque à tout instant de fausser la mécanique subtile du fait
primitif.
Dans le cas de Lacan mettant aux prises son sujet localisé uniquement dans les
coupures signifiantes et son objet conçu sous les espèces d’une coupure, comme dans celui de
Maine de Biran avec son vouloir et sa résistance, le grand principe « aliud est distinctio, aliud
separatio » est à l’œuvre : je me dois de distinguer, au sein d’une unité primordiale et féconde,
ce qu’il m’est impossible de séparer.
Cet hapax néologique de « significantité » vient signer une convergence formelle entre
deux visées par ailleurs fort étrangères l’une à l’autre, mais qui cherchent toutes deux à faire
tenir une dualité sans terme premier, une dualité où le sens du mouvement qui l’anime laisse
une furtive place à cette idée d’effort et à son corrélat obligé, la fatigue. Ici le parallèle formel
avec le cogito biranien, qui aurait pu passer pour une métaphore du sujet lacanien en proie au
signifiant, laisse momentanément la place à un élément métonymique, cette sorte d’effort que
ce même sujet pourrait ressentir dans la résistance que lui apporterait, non pas tant les
signifiants en eux-mêmes, mais bien cette particularité globale du trésor des signifiants, de ce
grand Autre incapable de fournir un signifiant qui serait propre au sujet et sous lequel celui-ci
pourrait se ranger, comme un objet se range docilement sous son concept.
34
J. Lacan, Le désir et son interprétation, séance du 20 mai 1959, p. 23 de ce jour, ou p. 644 dans la version J.L.
Le virage du sujet, p. 21
Du fait de cette impasse subjective qu’il met en scène dans le fonctionnement de la
demande (en tant que liée à la pulsion freudienne), Lacan entrevoit ce fatum qui voue le sujet à
la géhenne signifiante, à la nécessité d’en passer encore et toujours par les défilés de la
demande et donc du signifiant, sans espoir d’arriver à bon port, sans espoir d’un havre ignorant
des ressacs du signifiant, vu la structure du grand Autre. La « tragédie commune » du sujet et
du grand Autre, tout comme la « fatigue du névrotique » disent aussi bien l’une que l’autre le
pathos dont Lacan entoure ses considérations sur cet appareillage initial du sujet, écartelé dans
et par l’intervalle signifiant, lequel l’oblige à s’écraser sur un objet de fortune au moment où il se
trouve réduit à l’écart signifiant, quand il ne trouve plus à s’élancer tout de suite vers l’autre
signifiant, celui qui encore une fois va l’amener vers un signifiant autre, et ainsi de suite. Lacan
suggère clairement que dans cet entre-deux signifiants, il se pourrait que le sujet soit pris d’une
fatigue singulière, qui le laisse momentanément en suspens dans sa sempiternelle tâche
d’atteindre l’autre signifiant, surtout quand ce sujet pressent qu’aucun autre signifiant ne le
comblera plus ou mieux que le précédent, et que donc nul signifiant ne lui offrira d’asile ultime.
Qu’il n’y ait pas d’Autre de l’Autre, et donc pas de garantie dans le seul ordre symbolique, voilà
qui se marquerait du côté du sujet par une fatigue d’un type spécial dont il faudra se souvenir au
moment d’étudier de plus près certaines considérations de Lacan sur la castration.
LE SUJET DEPRIS DU SAVOIR
LEÇON III
Que s’est-il passé durant l’été 1960 ? Comment s’est précipité pour Lacan ce virage qui
l’aura fait passer d’une intersubjectivité qui allait de soi dans la relation analyste/analysant à une
répudiation pleine et entière, qui éclate comme un coup de trompette à l’ouverture du séminaire
justement intitulé : Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses
excursions techniques ? Ce titre, commente-t-il d’emblée, « s’insurge […] contre l’idée que
l’intersubjectivité puisse à elle seule fournir le cadre dans lequel s’inscrit le phénomène du
transfert ». Il poursuit, dans le cours de la même séance inaugurale :
L’intersubjectivité n’est-elle pas ce qui est le plus étranger à la rencontre analytique ? Y pointerait-elle, que nous nous y dérobons, sûrs qu’il faut l’éviter. L’expérience freudienne se fige dès qu’elle apparaît. Elle ne fleurit que de son absence
35.
« Intersubjectivité ou transfert » s’aligne désormais sur « boire ou conduire » : il faut
choisir ! Serait-ce le séminaire intermédiaire, L’éthique de la psychanalyse, qui aurait été le lieu
de ce renversement lof sur lof ? Il ne semble pas. Les index statistiques sont ici assez
instructifs : le terme « intersubjectivité » y est tout simplement absent, mais on n’y rencontre le
terme « sujet » que 190 fois, ce qui est un score lamentable puisque les 8000 items sur dix ans
donnaient une moyenne annuelle simple de 800. De même, « castration » qui se présentait
1200 fois sur les mêmes dix ans, soit environ 120 fois par an, n’atteint ici que l’indice 5. Pauvre
année pour le sujet, en dépit de l’indéniable richesse de ce séminaire dans son attaque en règle
de la notion de souverain bien !
L’unique mention un peu consistante qu’on y rencontre a lieu le 11 mai 1960. Lacan est
en train de parler avec beaucoup de nuances de la mémoire telle qu’elle intervient dans le texte
freudien, pour finir par dire qu’il n’y a pour Freud aucune homogénéité de la conscience, et
même qu’elle a un caractère « infonctionnalisable ». Il poursuit :
Par contre, notre sujet a, par rapport au fonctionnement de la chaîne signifiante, une place tout à fait solide et presque repérable dans l’histoire. La fonction du sujet à son apparition, du sujet originel, du sujet détectable dans la chaîne des phénomènes, nous en apportons une formule tout à fait nouvelle et susceptible d’un repérage objectif. Ce qu’un sujet représente originellement n’est pas autre chose que ceci – il peut oublier. Supprimez ce
35
J. Lacan, Le transfert, Paris, Le Seuil, 2e version, 2001, p. 21.
Le sujet dépris du savoir, p. 23
il, le sujet est littéralement, à son origine, et comme tel, l’élision d’un signifiant, le signifiant sauté dans la chaîne
36.
Le sujet-coupure des séances de mai 1959 a donc toujours droit de cité, et Lacan sait
pertinemment qu’il tient là une « formule nouvelle », selon sa propre expression. Cette brève
mention manifeste un flottement certain dans la définition du sujet encore à venir puisque ce
sujet est encore actif, c’est lui qui représente, il n’est pas encore représenté. Lacan se rend
compte, semble-t-il, de cela dans le fil même de sa parole lorsqu’il se reprend et corrige illico :
« Supprimez le il ». En effet, que le sujet soit l’agent du verbe oublier n’a aucun intérêt. Il urge
donc de le rayer de cette posture d’agent pour en faire le résultat de l’opération au terme de
laquelle un signifiant sera perdu, il en manquera au moins un, la chaîne sera trouée, etc.
Ce clair maintien du cap des séances de mai 1959 ne livre aucune clef relativement au
virage pris lors de la première séance du Transfert. Le ton d’irritation de la première séance du
Transfert laisse penser à quelque chose de plus polémique, peut-être un effet de cette two body
psychology de Rickman que Lacan prend à partie au cours de cette même séance. Je crains
fort cependant que nous n’en sachions guère plus quant aux faits, ce qui oblige aux
conjectures.
D’abord, et même si consécution n’est pas conséquence, en ce début novembre, Lacan
rentre du colloque de Bonneval qui s’est tenu du 31 octobre au 2 novembre, et où il a prononcé
les linéaments de ce qui deviendra, quatre ans plus tard, Position de l’inconscient. Il convient
aussi de ne pas oublier la rédaction, en mai 1960, du grand texte que constitue la Remarque
sur le rapport de Daniel Lagache, ainsi qu’au cours de l’été vraisemblablement les premiers
linéaments de ce qu’il allait présenter au colloque de Royaumont du 19 au 23 septembre, soit
Subversion du sujet et dialectique du désir, qui condense autour du graphe la plupart des
apports des séminaires des trois dernières années. On peut donc considérer que cette année
1960 est l’une des plus riches, en tous les cas les plus productives sous la plume plutôt
réservée de Lacan. Mais même une lecture attentive de ces textes ne parvient pas à donner
des clefs pour saisir sur le vif le pourquoi de ce revirement. Ne reste donc plus qu’à échafauder
des hypothèses.
Bien sûr, la prise en compte du transfert, thème élu de ce séminaire, impose l’idée d’un
déséquilibre central, vu le fonctionnement de la règle fondamentale qui met en place une
évidence « disparité » dans les relations analysant/analyste, et Lacan, on peut le savoir, n’a
aucun atome crochu avec la mode anglo-saxonne (Rickman, mais aussi Balint) de traiter le
patient sur un pied d’égalité énonciative en soutenant la pertinence du couple transfert/contre-
transfert. Peut-être est-ce la répudiation du contre-transfert, non dans sa réalité émotionnelle
mais dans son aspect dialogique, qui aura précédé et obligé Lacan à se démarquer aussi
vivement de l’intersubjectivité ? Quoi qu’il en soit, en sus de ces mouvements réactifs vis-à-vis
du milieu analytique, bien difficiles à suivre dans leur détail, il convient aussi de faire la part des
36
J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 264.
Le sujet dépris du savoir, p. 24
nécessités internes au développement des éléments théoriques que Lacan, dans le fil de son
retour à Freud, commence à articuler pour son propre compte, au-delà d’un souci d’en revenir à
la lettre de Freud contre les partisans d’une vulgate psychologisante qui déjà déferle sur le
milieu freudien français et international.
Déjà dans la rédaction de Subversion du sujet et dialectique du désir, on voit apparaître
une formule destinée à un grand avenir, que Lacan fera mine de lancer pour la première fois au
début du séminaire L’identification, et selon laquelle le sujet est représenté par un signifiant pour
un autre signifiant37
. Les différentes formules antérieures – le sujet coupure, pris dans
l’intervalle, évanouissant, syncopé, résultat de l’élision d’un signifiant premier, etc. – s’effacent
sans pour autant disparaître, réglées qu’elles sont désormais par la formule en passe de
devenir canonique. Or ce sujet new look ne peut plus se confondre avec le sujet avéré par sa
capacité à mentir : voilà du moins ce qu’il faut maintenant établir clairement.
La chose se marque, non pas tant de son côté que de celui de son partenaire de
toujours : l’Autre. Du temps de l’intersubjectivité, celui-ci était nécessairement menteur et
trompeur : « […] l’Autre est essentiellement celui qui est capable, comme le sujet, de
convaincre et de mentir. » (21 décembre 1955). Or voilà que désormais, dès la conclusion de la
première séance de L’identification, le 15 novembre 1961, l’Autre est affirmé avec force comme
n’étant aucunement un sujet, qu’il s’agit même là d’une erreur qualifiable, et patente dans une
certaine philosophie. Le mouvement énonciatif de cette fin de séance qui conduit à ces
affirmations vaut donc d’être suivi de près.
Lacan remet sur le tapis le cogito cartésien, avec des intentions d’emblée assez fermes
d’y installer son sujet, fût-ce au prix d’une subversion de la tradition cartésienne à cet endroit. Il
en vient ainsi à dire que le « je pense, pris tout court sous cette forme, n’est logiquement pas
plus sustentable, pas plus supportable, que le je mens qui a déjà fait problème pour un certain
nombre de logiciens. » Débarque donc Épiménide le Crétois, qui fait dire à Lacan :
On n’en a pas assez usé pour démontrer la vanité de la fameuse proposition dite affirmative universelle […] car observez bien ce qui se passe si l’on pose […] que sa substance n’est jamais autre que celle d’une proposition existentielle négative : « il n’y a pas de Crétois qui ne soit capable de mentir. »
Lacan est déjà ici sur la voie qui, dans trois ou quatre mois, lui fera reprendre la question
avec le fameux « quadrangle de Peirce » dans lequel l’universelle négative s’énonce en effet,
non pas comme une « existentielle négative » – il va trop vite – mais bien comme la négation
d’une existentielle négative, quelque chose comme le futur
x.x qui lui permettra d’écrire
l’universelle négative des formules de la sexuation. Mais il se lance alors dans un commentaire
37
On notera à cet endroit que l’une des premières mentions de ladite formule se présente comme une définition, non du sujet, mais du signifiant : « Notre définition du signifiant (il n’y en a pas d’autre) est : un signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. » Écrits, op. cit., p. 819.
Le sujet dépris du savoir, p. 25
très psychologisant de la posture d’Épiménide : le sens d’une telle affirmation universelle – tous
les Crétois sont menteurs –
ne peut être que celui-ci : il s’en glorifie, il veut par là vous dérouter en vous prévenant véridiquement de sa méthode ; mais cela n’a pas d’autre volonté, cela a le même succès que cet autre procédé qui consiste à annoncer que soi, on n’est pas poli, qu’on est d’une franchise absolue. Ça, c’est le type qui vous suggère d’avaliser tous ses bluffs.
Puis vient Aristote et le syllogisme qu’il aura légué à l’humanité : « tous les hommes sont
mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel. » Sur sa lancée, Lacan se dépêche
d’y lire « une tentative d’exorciser un transfert qu’il [Aristote] croyait un obstacle au
développement du savoir », autrement dit un croc-en-jambe à Platon. Mais c’est pour mieux
précipiter ses auditeurs vers une formule dont il va tirer beaucoup de jus :
Ceci pointé, nous nous trouvons rencontrer ceci qui est important ; nous nous trouvons rencontrer à ce niveau ce troisième terme que nous avons soulevé à propos du jugement, c’est à savoir qu’on puisse dire : « Je sais que je mens ».
Débute alors une véritable tirade qu’en dépit de ma prévention contre les longues
citations je ne peux que lire d’un trait :
C’est là le support de tout ce qu’une certaine phénoménologie a développé concernant le sujet, et ici j’amène une formule qui est celle sur laquelle nous serons appelés à reprendre les prochaines fois, c’est celle-ci : ce à quoi nous avons affaire, et comment elle nous est donnée puisque nous sommes psychanalystes ; c’est à radicalement subvertir, à rendre impossible le préjugé le plus radical, et donc c’est le préjugé qui est le vrai support de tout ce développement de la philosophie, dont on peut dire qu’il est la limite au-delà de laquelle notre expérience est passée ; la limite au-delà de laquelle commence la possibilité de l’Autre. C’est qu’il n’a jamais été dans la lignée philosophique qui s’est développée à partir de l’investigation cartésienne dite du cogito, qu’il n’a jamais été qu’un seul sujet que j’épinglerai pour terminer sous cette forme : le sujet supposé savoir. Il faut ici que vous pourvoyez cette formule du retentissement spécial qui, en quelque sorte, porte avec lui son ironie, sa question […]
Arrêtons-nous à poser cette motion de défiance d’attribuer ce savoir supposé comme savoir supposé à qui que ce soit, mais surtout vous garder de supposer (subjicere) aucun sujet au savoir. Le savoir est intersubjectif, ce qui ne veut pas dire qu’il est le savoir de tous ; il est le savoir de l’Autre, avec un grand A, et l’Autre nous l’avons posé, il est essentiel de le maintenir comme tel, l’Autre n’est pas un sujet, c’est un lieu auquel on s’efforce, dit Aristote, de transférer les pouvoirs du sujet. […] L’Autre est le dépotoir des représentants représentatifs de cette supposition de savoir, et c’est ce que nous appelons l’inconscient, pour autant que le sujet s’est perdu lui-même dans cette supposition de savoir.
Cette brutale disjonction du savoir et du sujet inscrit désormais dans une opposition
réglée sujet et Autre : le premier, comme son nom l’indique, est sujet mais désormais, il ne sait
rien, ni s’il ment ni s’il ne ment pas ; l’Autre, du coup, est posé, non plus seulement comme
« trésor des signifiants », mais comme lieu du savoir, sauf qu’en conséquence il n’est plus sujet
du tout. Savoir et sujet sont dorénavant disjoints, et c’est la formule « le signifiant représente le
Le sujet dépris du savoir, p. 26
sujet pour un autre signifiant » qui, flanquée qu’elle est désormais de ce repoussoir du « sujet-
supposé-savoir », va servir à soutenir ces nouvelles perspectives.
La différence est là : la nouveauté de ce sujet tient au fait qu’en conséquence de sa
nouvelle « nature » (être représenté par un signifiant pour un autre signifiant), il est dépris de
tout savoir. Au contraire de son collègue qui pouvait mentir, et donc se soucier de soi, varier et
améliorer le savoir qu’il possède et entretient sur lui-même, ce nouveau sujet est en exil de tout
savoir. Seule la figure, d’abord honnie, du sujet-supposé-savoir, unit, elle, sujet et savoir, deux
termes qu’il convient de distinguer et de disjoindre dès lors qu’il est question de l’expérience
analytique relativement au sujet qu’elle instaure. Le sujet, quant à lui, ne sait rien, ce pourquoi
d’ailleurs à plusieurs reprises Lacan le place à l’enseigne du fameux rêve de la Traumdeutung :
« Il ne savait pas qu’il était mort ». Ne pas savoir est la seule possibilité ouverte à un sujet
désormais réduit à l’intervalle signifiant. Sa capacité d’agent ne l’engage dans la conjugaison
qu’avec la béquille obligée d’une négation : quoi que ce soit qui se présente comme acte, il « ne
[…] pas ».
Conséquence d’importance : alors que le sujet menteur, en relation avec un Autre non
moins menteur, était naturellement doté d’un être de sujet, le nouveau en est tout autant
dépourvu. Lorsqu’en février 1968 Lacan convoquera une nouvelle fois le quadrangle de Peirce
et son universelle négative vide de tout élément pour souligner le « tournant » pris par la logique
formelle, il en viendra tout naturellement à opposer « ce qui était au principe des ambiguïtés qui
se sont développées dans l’histoire de la logique, du fait d’impliquer dans le sujet une ousia, un
être », et ce que lui soutient désormais, à savoir « que le sujet puisse fonctionner comme
n’étant pas est à proprement parler – je l’ai articulé, j’y insiste depuis le début de l’année et déjà
durant toute l’année dernière – ce qui nous apporte l’ouverture éclairante grâce à quoi pourrait
se rouvrir un examen du développement de la logique38
. » Ce « tournant, précise-t-il, me
semble assez bien être fixé dans la formule que j’ai cru devoir en donner en disant que le sujet,
c’est très précisément ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant. »
Nous voilà donc désormais avec deux sujets sur les bras, car il faut bien se rendre
compte que l’advenue du second ne renvoie pas le premier à la trappe. Il reste vrai que le sujet
de la parole peut mentir et être grammaticalement actif ; mais le voilà maintenant supplémenté
du sujet du signifiant, dépourvu d’être, lui, et réduit à la voix passive (pour autant qu’il en
viendrait à être conjugué). Le premier installé dans un être qui le fait tout naturellement agent, le
second en tant que « n’étant pas », et à ce titre mis à mal comme agent. Le premier articulé à
un Autre qui, tout différent qu’il soit du sujet, n’en garde pas moins un relent de spécularité
puisqu’il est lui aussi sujet ; le second articulé à un Autre pris dans un défaut de consistance qui
en fait un non-sujet, rien de plus qu’un lieu où le signifiant parvient à s’organiser en savoir. Avec
pour conséquence directe de ce nouveau partage ce monstre hybride, ce « préjugé le plus
38
J. Lacan, L’acte analytique, séance du 7 février 1968, p. 5 dans la transcription elp.
Le sujet dépris du savoir, p. 27
radical » qui, mélangeant ce qui désormais doit être distingué et séparé, fait de cet Autre un
sujet qu’il convient dès lors d’épingler de son nom qui vaut définition : le sujet supposé savoir.
Il va de soi qu’une telle entité n’avait aucune chance d’être nommée, ni donc conçue, du
temps du sujet menteur, du temps où sujet et savoir n’étaient pas disjoints avec autant de
précision. Le sujet de la parole s’imposait alors comme une évidence simple et incontournable,
peut-être justement du fait de son opacité foncière ; le nouveau sujet n’est plus, lui, que
« supposé », autrement dit l’évidence lui fera toujours défaut, et ni on pourra l’exhiber, ni il
n’aura capacité à se manifester comme tel. Les premières écritures qui le chiffrent en mathème
le mettent au rang du signifié, puisque le signifié est lui aussi ce qu’un signifiant représente
(pour un autre signifiant si l’on est un tant soit peu peircéen), avant que la barre ne lui tombe
dessus pour produire l’écriture S/, lui permettant ainsi d’afficher cette barre dont on peut se
demander si elle est la même qui frappe l’Autre dans son défaut de signifiant, S (A/), puisque
c’est en se heurtant à cette barre dans l’Autre que le sujet trouve la sienne, qui le fait réel.
Cette rupture apparente dans les conceptions du sujet tel que Lacan le pose en ce mois
de novembre 1961 suscite une question d’emblée difficile : s’agit-il là d’un progrès qui introduit
d’indispensables précisions dans un concept de sujet appelé à évoluer au fil d’un enseignement
qui dure, cherche l’innovation et n’a pas à se répéter comme à l’Université, devant des
cargaisons annuelles d’étudiants ? Ou au contraire convient-il d’y voir une vraie rupture, telle
que la référence même du nouveau concept ne peut plus se confondre avec celle de l’ancien ?
Pour le dire en termes frégéens : deux significations pour une même référence, ou deux
significations pour deux références distinctes ? On aimerait ne pas choisir, et tenir pour
recevables les deux perspectives ; mais ce serait au prix d’une confusion d’autant plus terrible
qu’elle serait silencieuse, et capable de rendre à terme Lacan soluble dans le lacanisme.
C’est la raison pour laquelle je propose d’explorer la question d’une possible pluralité de
sujets chez Lacan. Car après le sujet représenté par un signifiant pour un autre signifiant, qu’on
appellera désormais pour faire vite le « sujet barré », d’autres ont fait leur apparition : et d’abord
celui qui se trouve déterminé, non plus en premier lieu par le signifiant, mais par cet objet (a)
qui, certes, doit lui aussi beaucoup au signifiant, mais qui ne se confond en rien avec lui. Pour
ne rien dire pour l’instant d’un sujet du nœud, lorsque les nœuds borroméens s’imposent et que
le sujet résulte alors d’une mise en continuité des trois consistances réel, imaginaire et
symbolique. Et ne rien dire aussi du « parlêtre », qui développe se propres contraintes. Vu la
complexité textuelle qui préside à leurs successives apparitions, je laisse de côté la
présentation de la survenue et de la tenue ultérieure des deux derniers car il me semble que la
question de la pluralité est d’emblée engagée dès le tournant de 1961, et qu’il faut d’abord
prendre un parti à cet endroit avant de se perdre dans le commentaire lacanien, d’une prolixité
inévitable si l’on tient à cerner la totalité de cette problématique du sujet sur vingt sept ans.
Pour ce faire, il ne suffirait pas en effet de suivre dans leurs détails les multiples
acceptions que ce terme de sujet peut prendre au fil des séminaires car, sauf contradiction
Le sujet dépris du savoir, p. 28
patente, nous pourrions toujours considérer qu’il s’agit là des multiples facettes d’une même
entité, puisque nous sommes entraînés à ne pas douter de l’existence de cette entité : le sujet.
Or ce sont les conditions mêmes d’une telle existence qu’il s’agit de cerner de plus près
maintenant en enquêtant sur les premiers temps du sujet occidental, largement avant son
baptême moderne dans le cogito cartésien qui, en voulant à tout prix faire origine, force à faire
impasse sur le temps d’émergence antérieur. Lacan a certes lui aussi beaucoup œuvré pour
légitimer son sujet à l’aune de l’ego des Méditations, et j’ai pour ma part plusieurs fois
commenté cette référence, sans prêter cependant suffisamment d’attention à un article
relativement récent, mais néanmoins décisif, de Jakoo Hintikka, récemment republié dans
L’Unebévue.
Dans cet article, Hintikka – qui avait fait beaucoup de bruit dans le Landernau
philosophique en publiant en 1963 successivement « Cogito, ergo sum : inference or
performance ? », puis « Cogito, ergo sum as an inference and a performance »39
– revient sur
la question en remarquant qu’il avait oublié un détail dans ses articles antérieurs. Il avait oublié
ce que Ricœur nomme pour sa part d’un mot affreux, la « mienneté », à savoir le fait que ce
que nous appelons « un sujet » n’est tel que pour autant qu’il se vit, se reconnaît, se tient pour
tel, en première personne. Sans qu’on aille ici quérir une réflexivité en bonne et due forme,
s’avère cependant nécessaire un brin de cette voie moyenne entrevue précédemment qui, entre
voix active et voix passive, pose le sujet comme apte à exercer sur lui-même une prise
grammaticale directe en « se reconnaissant » comme tel. C’est le sens voulu par Descartes du
je pense dans lequel le « je » se rendrait présent à lui-même du fait de cette présence à soi
dans l’acte qui le qualifie entre tous (la pensée). Il en découlerait, comme une conséquence
obligée et presque simple, imparable en tout cas, le « donc je suis ».
Revenant sur ces pas grâce à cet artifice très moderne des « propositions auto
annulantes », Hintikka remarque que « Mark Twain n’existe pas » ne sera pour moi une phrase
auto annulante, évidemment fausse et dont le contraire est donc vrai, qu’à être prononcée par
quelqu’un que j’authentifierais comme Mark Twain lui-même. Sinon, c’est une opinion comme
une autre, soumise à examen et jugement. De même, dans son cogito, Descartes fait mine
d’esquisser un « je n’existe pas », alors même qu’il se reconnaît comme le sujet au bord de
proférer cet énoncé. Une contradiction s’ensuivrait fatalement, rendant vraie la contradictoire :
« donc j’existe », ne serait-ce que d’avoir produit la pensée fausse parce qu’auto contradictoire :
« Je n’existe pas ». À l‘inverse, le pas nouveau effectué par Hintikka lui fait écrire :
Dans le cas d’un acte de parole ou d’un acte de pensée adressé à soi-même, il me faudra de même reconnaître celui qui parle ou celui qui pense comme – comme qui ? Je prenais tranquillement pour acquis dans mon premier article que chacun sait qu’il est lui-même
40.
39
Jakoo Hintikka, philosophe finlandais (mais toute son œuvre est en anglais), 1929-2006. Lacan, sans le citer explicitement, s’en sert cependant abondamment dans son long commentaire du cogito lors des premières séances du séminaire La logique du fantasme. 40
Jakoo Hintikka, « Cogito ergo qui est ? », Paris, L’Unebévue n° 24, p. 116.
Le sujet dépris du savoir, p. 29
C’est à ce niveau qu’il faut désormais enquêter : qui pense quand « je » pense ? Passé la
surprise liée à une question d’apparence si triviale, on découvre toute une histoire qui remonte
fort loin puisqu’elle est issue de ce qu’il est convenu d’appeler, d’un nom bien problématique,
l’« averroïsme latin », que Thomas d’Aquin a si vivement combattu dans son ouvrage De unitate
intellectus contra averroistas, écrit en 1270.
Qui furent ces « averroïstes » que Thomas entend pourfendre ? On a longtemps
répondu : Siger de Brabant (~1240-1284), maître théologien à Paris, et ses « partisans ». On
prétend qu’ils furent ceux que visait la première condamnation de l’évêque Etienne Tempier en
1270, laquelle rejetait treize propositions, et plus encore la seconde qui, en 1277, en rejeta deux
cent dix-neuf (numériquement la censure la plus importante jamais réalisée en Occident). En
fait la critique érudite contemporaine a pu démontrer que Siger avait bien moins lu Averroès que
Thomas lui-même, et qu’en cette période mouvementée il n’existait pas encore
d’« averroïstes » avérés41
. Mais au-delà de ces données historiques trop complexes pour que je
m’ingénie ici à les déplier, il importe de comprendre la nature de l’objection qui a produit ce chef
d’œuvre de polémique intellectuelle qu’est le De unitate intellectus, dans lequel Thomas a souci
de contrer les deux premières propositions condamnées en cette même année 1270, qui
affirment respectivement : 1°) Il n’y a qu’un seul intellect numériquement identique pour tous les
hommes ; 2°) la proposition « l’homme pense » est fausse ou impropre.
Du point de vue textuel, il s’agit pour Thomas de lire le De anima de celui que l’on nomme
alors par antonomase « le » philosophe, Aristote, en réfutant celui que toujours par antonomase
l’on nomme alors « Le commentateur », Averroès et son Grand commentaire du De anima, tel
du moins qu’il transparaît à travers les commentaires de Siger de Brabant en la faculté de
théologie de Paris. L’imbrication de ces différents textes en cette année 1270 est déjà telle qu’il
est pratiquement exclu, dans une présentation générale comme celle-ci, de rendre à chacun ce
qui lui revient puisqu’on a affaire d’emblée à un formidable écheveau d’interprétations décalées
voire contradictoires, qui se prennent à parti sans qu’on touche jamais un niveau zéro qu’il
suffirait de retrouver pour savoir où on en est. J’opérerai donc en deux temps : d’abord une
présentation linéaire, faite avec l’unique secours du texte de Thomas d’Aquin, qui orchestre à sa
façon aussi bien les thèses qu’il entend combattre que celles de Aristote dont il se sert pour
réduire l’ennemi sur son propre terrain et faire valoir ses propres thèses de théologien, en
accord avec la foi et la raison ; puis dans un deuxième temps, en espérant qu’une sorte de
trame globale restera présente à l’esprit du fait de cette première présentation, on s’ouvrira à
une certaine pluralité des textes et des auteurs, vers les points les plus à même de jeter
quelque lumière sur le sujet inventé ou découvert par Lacan au décours de son séminaire.
41
Pour s’instruire sur l’aspect historique des querelles parisiennes de l’époque auxquelles appartient le De unitate intellectus de Thomas, on pourra se reporter à l’introduction d’Alain de Libera à sa publication et traduction première de l’ouvrage de l’Aquinate (A. de Libera, Contre Averroès, Paris, Garnier-Flammarion, 1994), et les plus gourmands pourront se rabattre sur sa nouvelle traduction minutieusement commentée, A. de Libera, L’unité de l’intellect de Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2004.
Le sujet dépris du savoir, p. 30
Tout le monde s’accorde pour partir d’une analogie proposée par Aristote : « Concevoir
par l’intellect, c’est comme percevoir par les sens ». Comment perçoit-on par les sens chez
Aristote ? Déjà se profile une théorie qui s’appellera dans la dispute la théorie « des deux
sujets ». Soit l’exemple, toujours pris chez Aristote, de l’audition d’un son. Pour ce faire, il faut
que la chose qui produit le son soit en acte, et que soit également en acte l’ouïe qui va recevoir
ce son. Mais Aristote est plus précis que ça : « nécessairement, le son et l’ouïe en acte résident
dans l’ouïe en puissance ». C’est pour autant que je peux entendre, qu’un son frappera mon
ouïe et s’y fera entendre dans un acte numériquement un, qui néanmoins regroupera deux
essences différentes, celle du senti (le son) et celle du sentant (le récepteur de ce son) pour
autant que le sentant sera actif dans le processus. Cela se produit donc dans une dissymétrie
fondamentale dans la mesure où la sensation n’est pas pure réception passive, mais dans le
même temps actualisation d’une puissance que nous avons (ouïe), et donc une réalisation de
nous-mêmes. Il y a ainsi une première actualisation qui correspond à la transformation de la
réception passive en réception active, puis une saisie qui découle secondairement de cette
réception active et qui fait que l’on sent activement que l’on écoute. Pour l’illustrer d’une
question obligée sur ce chapitre :
Est-ce la vue qui permet de sentir que l’on voit, ou est-ce un autre sens ?42
Il ne suffit pas en effet de postuler un sujet de la sensation qui recevrait activement l’acte
du son produit par le résonateur, il faut ensuite y ajouter le sujet par lequel cette sensation peut
être relevée du corps où elle a lieu jusqu’à l’âme où elle peut trouver son unité d’acte, car cela
seul permet de rendre compte de l’unité de l’opération. On ne sait donc pas bien pour l’instant
si, pour Aristote, il faut « deux sujets » pour qu’une sensation soit en acte, mais on perçoit bien
qu’on ne peut s’en tenir à la passivité par laquelle un organe corporel recevrait une donnée
sensible. Il faut que cette réception d’abord passive, qui implique un organe du corps se mettant
en acte, e à ce titre n’en est pas moins le fait d’un sujet, passe à un autre sujet qui la reçoive
activement comme telle dans l’âme, sans donc se contenter d’être mu par elle (auquel cas il
resterait passif, le moteur restant du côté du sensible), mais qui au contraire e porte activement
vers la sensation corporelle. Toute la difficulté est là.
Averroès, même s’il est loin de détenir le sujet au sens moderne, n’hésite pas, lui, à
poser explicitement que percevoir par les sens s’accomplit par l’intermédiaire de deux sujets :
l’un, présent au niveau du corps, qui non seulement reçoit passivement la sensation, mais en
fait activement quelque chose de vrai ; et l’autre, situé dans l’âme, qui reçoit ce quelque chose
de vrai pour le porter à une forme existante, autrement dit à son espèce intelligible. Le premier
passivement informé par les organes corporels des sens puis transformant activement cette
information en sensation vraie, l’autre recevant passivement cette sensation vraie pour l’intégrer
activement dans l’acte accompli et ainsi unifié de la perception, car il y aura bien dès lors un
senti et un sentant dont aucun ne sera le principe de l’autre, même si le second aura tenu
42
Aristote, De anima, livre III, chapitre 2, 425b12-13.
Le sujet dépris du savoir, p. 31
l’affaire du fait de la conclure (mais il serait resté inactif sans la tâche menée à bien par le
premier).
Identiquement, les intelligibles auront eux aussi deux sujets : l’un présent dans l’âme et
qui, se saisissant de l’image en tant que forme reçue passivement par les organes du corps la
transmue activement en image vraie (là-dessus tout le monde est d’accord, c’est un truisme
non questionnable) – on l’appellera « intellect agent » ; puis un second qui, se saisissant de
l’image vraie, la portera à son espèce intelligible – on l’appellera « intellect possible » (ou
« matériel »). Mais il va de soi que, puisque cette image vraie se trouve dans l’âme, le sujet qui
la perçoit activement doit se situer ailleurs : où ?
Le déséquilibre déjà présent dans le fonctionnement des sens vaut donc également ici :
ce n’est pas l’image elle-même qui, une fois reçue, peut à elle seule mettre en branle le sujet
capable de l’intellecter activement. Il faut en plus installer une transmutation qui fait passer
d’une image contenant un intelligible en puissance (l’image reçue) à un intelligible en acte
(l’image déprise de toue matière, pure forme), cet intelligible en acte, cette forme pure devenant
alors la matière passive de ce qui pourra être activement intellecté par l’intellect possible, seul à
même de lire dans cette image intelligible encore singulière l’espèce universelle dont elle relève.
Ainsi distingue-t-on un « intellect agent », présent dans l’âme et qui donc, puisque l’âme est
individuée, se trouve lui-même individué, et un « autre » intellect, qu’Averroès nomme
« matériel » et que Thomas préfère nommer « possible », dont toute la question va être de
savoir comment le nombrer (puisqu’il n’est plus dans l’âme) : chacun le sien, ou un pour tous ?
L’intellect agent, qui est clairement, lui, individué, a pour tâche de faire passer l’image qui
reflète un singulier à sa forme intelligible, et c’est cette forme intelligible qui se propose
secondairement à l’intellect possible comme étant ce à partir de quoi celui-ci va pouvoir penser,
mettre en acte sa puissance d’intellecter, de dégager l’universel à partir du singulier. L’intellect
possible ne peut donc rien viser de singulier, et ne porte son attention que sur les intelligibles
que lui procure l’intellect agent, lui-même informé par les organes du corps. C’est compliqué,
mais c’est bien hiérarchisé, ça se tient.
La seule différence patente entre le fonctionnement des sens et celui de l’intellect revient
alors à remarquer que le premier sujet du sens est extérieur à l’âme (puisqu’il dépend d’un
organe du corps), alors que le premier sujet de l’intellect, l’intellect dit « agent », est, lui, non à
l’intérieur du corps, mais à l’intérieur de l’âme. II s’ensuit imparablement que si le deuxième
sujet de la sensation est dans l’âme (donc individuel), le deuxième sujet de l’intellect, qui trouve
son objet intelligible dans l’âme, ne se tient plus, lui, dans cette âme. Où est-il donc, et combien
y en a-t-il puisqu’il n’est pas individué par l’âme ?
Faut-il en effet considérer qu’il n’y a en qu’un pour la totalité des êtres pensants – et c’est
l’opinion d’Averroès et des tenants ultérieurs de l’« averroïsme latin » ? ou au contraire cet
intellect possible est-il lui aussi individué, tout comme l’intellect agent dont cependant il se
distingue entièrement ? C’est là l’opinion de Thomas qui entend rejoindre ainsi et la raison
Le sujet dépris du savoir, p. 32
commune selon laquelle chaque homme pense par lui-même, et la foi qui nous tient pour
responsable de nos pensées comme de nos actes.
Ainsi ne sait-on plus, lorsque l’« homme pense », si c’est bien cet homme qui pense, ou
seulement l’intellect possible qui pense en lui, à travers lui, grâce aux images vraies que cet
homme a pu abstraire à partir de son intellect agent, lequel ne suffit cependant pas à en faire un
vrai sujet de pensée. Qui pense quand je pense ? La question aura pris quelque relief avec
cette excursion médiévale, dans laquelle il va falloir entrer un peu plus dans le détail pour y
trouver de quoi sustenter nos interrogations lacaniennes.
L’HOMME PENSE
LEÇON IV
Aussi absurde que puisse paraître au premier abord l’idée d’un intellect unique pour
l’ensemble des êtres pensants, il faut bien reconnaître là une intuition remarquable, qui aura
pris des formes très diverses au fil des contextes qui l’ont produite ou accueillie. Le ciel pur des
Idées platoniciennes fait figure d’ancêtre dans ce décor, puisqu’il est d’emblée évident qu’elles
n’attendent pas d’être pensées pour exister. Mais la mathesis universalis, chère à Descartes et
à Leibniz comme à la république des savants du XVIIe siècle, qu’est-elle d’autre sinon ce
réservoir de propositions qui ordonnent tous les savoirs possibles ? Le rêve leibnizien d’une
caractéristique universelle, d’une langue bien faite qui transcenderait toutes les langues
naturelles et leurs fatales ambiguïtés, poursuivait à sa façon l’idée d’un intellect possible, même
si Leibniz, le premier à qualifier cette hérésie de « monopsychisme », ne s’en faisait certes pas
le partisan.
Bien plus tard encore, le projet frégéen d’une Begriffschrifft – qui faisait suite, à sa façon,
à la représentation en soi de Bolzano – s’inscrivait lui aussi dans cette perspective d’une langue
supra individuelle, comme la plupart des conceptions formalistes qui ont par la suite alimenté
idéologiquement (et techniquement !) la vague structuraliste. Et de même le « troisième
monde » de Popper, et d’autres encore. La liste serait longue des concepts qui prétendent viser
l’existence d’une entité supra individuelle à partir de laquelle il serait donné à tout homme de
mettre en acte ce qui le qualifie entre tous les êtres vivants, à savoir la pensée, qu’il reste
impossible d’assimiler purement et simplement à un organe comme le cerveau, en dépit des
efforts cognitivistes contemporains.
Il convient, à partir de là, de poser un regard neuf sur le symbolique lacanien, le grand
Autre qui en découle et le sujet qui en dépend, pour autant qu’il s’agit toujours de savoir qui
pense lorsque l’homme pense. Pour ce faire, il reste encore quelques pas à franchir pour saisir
une partie de l’originalité de cet intellect possible que Thomas veut arracher à son unité
numérique pour le ramener au niveau de l’individu, et faire qu’ainsi l’activité intellectuelle et le
sujet qu’elle requiert pour fonder l’unité de cet acte soient distinctement individués. Il faut
comprendre comment Thomas repousse la théorie averroïste des deux sujets de façon à
pouvoir rejeter l’idée d’un sujet pour tous qu’il croit lire, non sans quelque raison, chez le
Commentateur – Averroès et ses partisans.
Puisque les deux auteurs s’accordent, sur la base du texte aristotélicien, pour considérer
que la réception passive dans l’âme des images intelligibles en puissance doit se complémenter
L’homme pensé, p. 34
d’une mise en acte de ces mêmes images de façon à ce que l’intellect puisse s’en saisir de son
propre mouvement, et qu’ainsi s’accomplisse la totalité de l’acte de pensée – la question
centrale revient à savoir comment s’articule le passage de l’intellect agent qui abstrait
l’intelligible à partir des images, à l’intellect possible par quoi s’achève et se parfait l’acte
intellectuel qui trouve en cet intellect son sujet actif.
Cette opération se nomme continuatio : il s’agit de savoir comment se « continue »
l’intelligible que l’intellect agent a réussi à abstraire de la matière dans laquelle la forme s’est
d’abord présentée aux sens, de façon à ce que cet intelligible en vienne à être pensé
activement par un sujet, et non à être reçu passivement par lui. Car abstraire ne suffit pas pour
atteindre à la species, à l’espèce intelligible : il faut fonder autrement un mouvement qui portera
un sujet vers sa perception d’un intelligible dès lors totalement en acte, porteur de l’universalité
qui pourra ainsi informer l’image individuée qui, par le corps, a atteint l’âme.
La dispute revient donc à situer le pôle subjectif de la pensée. Les averroïstes placent les
pensées dans l’âme en tant que réalités objectives, mais dès qu’il s’agit de savoir qui pense ces
pensées là, en toute rigueur ils refusent cette activité à l’âme et postulent que seul un intellect
séparé (de l’âme) est à même de penser subjectivement ces pensées là.
Pour Thomas, il y a une solution de continuité, une rupture évidente là où les averroïstes
s’ingénient à ses yeux à voir une continuatio, un lien entre l’âme où se tiendrait la réalité
objective des intelligibles abstraits des images, et l’intellect possible par lequel ces intelligibles
seraient proprement (activement) intellectés. Car Thomas tient ferme sur le point suivant : une
espèce intelligible n’est pensée que si elle est pensée en acte. Or pour qu’elle puisse être
pensée en acte, il faut qu’elle ait d’abord été abstraite des images, et que donc on conçoive une
rupture entre l’âme où se trouvent ces images, et cet intellect possible qui ne connaît, lui, que
l’intelligible et reste étranger aux images. Là où les averroïstes voient dans l’abstraction une
continuatio, Thomas voit pour sa part une separatio puisque là où ils installent un continuum qui
va de l’image à l’espèce intelligible d’abord abstraite par l’intellect agent, puis ensuite offerte à
l’intellect possible, faisant ainsi de cet intelligible abstrait une sorte de moyen terme entre image
et intellect en acte, Thomas insiste à lire une rupture entre les intelligibles en puissance
(présents dans les images) et les intelligibles en acte (présents dans les species)43
, car rien ne
peut être à la fois et sous le même rapport en puissance et en acte.
43
« Il est donc évident que, selon que l’[espèce intelligible] est unie à l’intellect, elle est séparée des images ; ce n’est donc pas par ce biais que l’intellect est uni avec nous. Et il est manifeste que l’auteur de cette position a été trompé par une erreur de l’accident en faisant un argument du type : les images ne font d’une certaine manière qu’un avec l’espèce intelligible ; or l’espèce intelligible ne fait qu’un avec l’intellect possible ; donc l’intellect possible est uni aux images. Il est manifeste qu’il y a là une erreur de l’accident… ». Thomas d’Aquin, cité dans A. de Libera, op. cit., Vrin, p. 230.
L’homme pensé, p. 35
Pour illustrer la chose, il fourbit une analogie44
portée tout du long par l’ambiguïté du mot
species, qui veut aussi bien dire « espèce visible, forme, aspect » et peut servir par là à
désigner ce qu’on voit dans les miroirs, que « espèce intelligible », terme qui est au cœur du
débat théorique et théologique :
À moins peut-être qu’on ne dise que l’intellect possible est continué aux images comme le miroir est continué à l’homme dont l’espèce se reflète [dans le miroir] ; mais il est manifeste qu’une telle continuation ne suffit pas à la continuation de l’acte. Il est en effet manifeste que l’action du miroir, qui est de représenter, ne peut être attribuée à l’homme en vertu de ce couplage ; de même l’action de l’intellect possible ne peut sous ce prétexte dudit couplage, être attribué à cet homme-ci qui est Socrate, en sorte que l’on puisse dire que cet homme pense
45.
Seul le miroir reflète activement la forme qui lui fait face, et l’homme qui incarne cette
forme est reflété, il est passif dans ce montage que nous avons beaucoup de difficultés à
comprendre parce que pour nous se pose d’emblée la question de savoir d’où se voit l’image,
alors que dans la catoptrique de Thomas, on ne se pose pas ce genre de question : il y a
seulement d’un côté un homme singulier, qui présente une espèce intelligible en puissance, et
de l’autre côté un miroir qui met en acte cette espèce intelligible (nous sommes très loin du
stade du miroir et de son assomption jubilatoire). Il n’y a donc pas de continuation pour Thomas,
au sens où l’acte du miroir reste le fait du miroir et n’est pas « récupéré » activement par le
voyant qui fait face à son reflet. Si donc le miroir reçoit activement la species qui lui est
objectivement présentée, c’est lui et lui seul qui est en position de sujet. L’absurdité de la thèse
averroïste est là pour Thomas : dans ce système de pensée où l’intellect possible est à la fois
séparé (puisqu’il est hors de l’âme) et supposément uni à elle (par la continuatio), il faut
admettre, non plus que cet homme-ci pense lorsqu’il est le siège de pensées, mais qu’il est
pensé par l’intellect possible, unique agent de la pensée en acte, qui trouve dans cet homme-ci
de quoi penser. On ne peut même pas dire que « ça pense en l’homme », mais seulement que
cet homme-ci est pensé par l’intellect possible.
Dans le paragraphe suivant (§65), Thomas raffine presque diaboliquement sur cette
conséquence irrecevable qui précipite à ses yeux l’averroïsme dans l’inconsistance. À suivre les
averroïstes dans leur thèse de la bilocation de l’espèce intelligible, et donc à supposer une
même espèce intelligible localisée aussi bien dans l’âme (qui l’aurait abstraite des images) que
dans l’intellect possible (où elle ne serait plus qu’intelligible en acte), qu’est-ce qui s’ensuit ?
Même une fois accordé qu’une seule et même espèce numériquement identique soit forme de l’intellect possible et simultanément contenue dans les images, derechef un tel couplage (copulatio) ne suffirait pas pour que cet homme-ci pense. Il est en effet manifeste que par l’espèce intelligible quelque chose est pensé, alors que par la puissance intellective quelque chose pense, de même que par l’espèce sensible quelque chose est senti,
44
Dangereuse pour nous qui croyons trop vite savoir comment fonctionnent les miroirs. Or ils ne fonctionnaient pas de la même façon avant la catoptrique moderne que nous devons à Képler, Descartes et Huygens (entre autres choses, depuis Aristote, ils se ternissaient devant les femmes indisposées, ce qu’ils cessent brutalement de faire avec la nouvelle catoptrique). 45
A. de Libera, De unitate intellectus, § 64, Paris, Vrin, p. 235-236.
L’homme pensé, p. 36
alors que par la puissance sensitive quelque chose sent. C’est pourquoi le mur dans lequel se trouve la couleur, dont l’espèce sensible est en acte dans la vue, est vu, et ne voit pas : ce qui voit, c’est l’être animé doté de la faculté de vision où se trouve cette espèce sensible. Or ledit couplage de l’intellect possible et de l’homme en qui sont les images dont les espèces sont dans l’intellect possible est bel et bien comme le couplage du mur, dans lequel est la couleur, et de la vue, dans laquelle est l’espèce de la couleur. [Si donc les choses se passaient ainsi], de même que le mur ne voit pas, mais que sa couleur est vue, il en résulterait que l’homme ne penserait pas, mais que ses images seraient pensées par l’intellect possible. Il est donc bien impossible de sauver le fait [empiriquement observable] que cet homme-ci pense, si l’on adopte la position d’Averroès.
L’idée centrale de l’averroïsme, comme l’indique Alain de Libera, est ainsi celle d’une
pensée en exclusion interne à son sujet. « Le sujet double de la pensée, poursuit-il, est en fait
un sujet clivé46
». Ce dernier point, qui concentre toute l’attaque de Thomas, est pourtant bien
ce qui a fait la fortune, non pas tant de l’averroïsme comme tel, mais bien de cette idée selon
laquelle le pole subjectif de la pensée n’est aucun homme en particulier. Ne serions-nous pas,
ici, portés à nous précipiter sur une pareille thèse et à voir dans l’inconscient freudien l’un des
multiples avatars de ce qui fait que l’homme « est pensé » bien plus qu’il ne pense ? Et que dire
alors du sujet lacanien clivé, représenté par un signifiant pour un autre, sinon qu’il résulte de ce
mouvement signifiant par lequel de la pensée s’articule sans que jamais le sujet qui en découle
puisse prétendre la plier à son acte ?
L’argumentation polémique de Thomas d’Aquin ramène donc à la question du sujet, non
plus tant sous sa forme grammaticale comme au tout début avec Vincent Descombes, mais
sous une forme fonctionnelle et identitaire : qui pense quand je pense ? Qu’en est-il de
l’individualité du sujet dès lors qu’on a accepté qu’elle n’allait plus de soi (puisque le soi lui fait
défaut) ?
Sous cet éclairage, les deux espèces du sujet lacanien – le sujet menteur et le sujet barré
– se présentent maintenant comme l’huile et l’eau : l’un dit éminemment « je » et pense
activement au point de pouvoir tromper un autre sujet possédant les mêmes capacités ; l’autre
est bien incapable et de dire je et de penser quoi que ce soit. Il n’est plus que ce qui, assurant le
lien entre signifiant, fait qu’il y a de la pensée (éventuellement). Quant à savoir qui ou quoi met
cette pensée en œuvre et en acte, lui, en tous les cas, ne le sait pas et ne saurait à aucun
moment la faire sienne, dans l’incapacité où il est de soutenir une quelconque réflexivité.
Ce sujet barré n’est donc pas clivé seulement du fait d’être constamment écartelé entre
deux signifiants, incapable de se ramasser (pas de réflexif !) dans une identité hors signifiant,
mais il est surtout et avant tout réduit à une passivité sans appel, déjà pleinement audible dans
sa définition. Puisque lui fait défaut toute réflexivité, l’être lui fait tout autant défaut. Décrit
46
A. de Libera, L’unité de l’intellect, op. cit., p. 237.
L’homme pensé, p. 37
comme un sujet pur symbolique, il se trouve dépris de la propriété imaginaire par excellence : la
réflexion47
.
Mais il y a pire, et ce pire, il est désormais possible de le lire ouvertement, après avoir
ainsi déployée la question de l’individualité du sujet grâce à Hintikka et à saint Thomas : la
psychanalyse prétend comme aucun autre savoir viser ce qu’il y a de plus singulier dans tout
individu qui s’engage avec elle48
, alors même qu’avec Lacan elle produit un concept de sujet si
peu individué qu’il n’est même plus capable de dire « je », réduit qu’il est à une voix
exclusivement passive. À la claire opposition grammaticale actif/passif, il faut donc aussi ajouter
l’opposition singulier/universel, et ces deux oppositions ne se recouvrent en rien.
Alors ? Lacan : grande figure de l’averroïsme latin ? Lacan partisan de la théorie des
deux sujets ? Le premier plutôt bien individué, qu’Averroès place, en bon aristotélicien, dans
l’âme, et Lacan dans la parole, arrimé au « je » qui la met en œuvre ; le second que le
commentateur situe dans un intellect possible séparé de l’âme, donc non individué par son
arrimage à un corps, et que Lacan localise pour sa part dans les intervalles de la chaîne
signifiante, lesquels n’appartiennent à personne, et pas plus à tous. Tous deux d’accord, au
demeurant, pour refuser à Thomas l’évidence selon laquelle lorsqu’un homme pense, c’est bien
lui qui pense, lui qui est en tout point sujet de sa pensée. Mais à peine énoncé cette phrase,
revoilà l’ambiguïté inéliminable du mot « sujet », aussi souverain que serf, sans qu’il soit
possible de bloquer un sens au détriment de l’autre, et pas plus d’établir le moindre équilibre à
cet endroit.
Mieux vaut dès lors forcer l’opposition et reconnaître dans les deux sujets énoncés
successivement par Lacan le sujet du signe d’une part, et celui du signifiant d’autre part, ce qui
ne peut se lire ainsi qu’à partir de la survenue du second. Le premier peut s’activer dans le
mensonge (et donc possiblement dire le vrai dans la « parole pleine ») parce que les signes
qu’il agence sont eux-mêmes trompeurs, du simple fait de répondre à la définition classique et
peircéenne : le signe représente quelque chose pour quelqu’un. Le second sujet, dans cette
optique, n’est plus que la condition matérielle du premier, ce qui permet l’agencement des
signifiants avant même que la problématique générale de la représentation ne soit enclenchée
puisqu’il ne fonctionne qu’au titre de faire chaîne, d’être ce qui est représenté par un signifiant
pour un autre. L’un souverain au point de possiblement tromper son monde ; l’autre serf au
point de courir au fil des manifestations signifiantes sans que jamais il ne puisse, lui, se
manifester comme tel (sinon, peut-être, à s’évanouir, défaillir, s’éclipser, regagner sa cahute
47
On peut ici se souvenir que l’œil, qui sert à représenter le sujet dans le schéma optique, n’est pas censé se refléter dans le miroir plan. Alors que les fleurs et le vase se reflètent comme tels dans ce miroir, l’œil a pour symétrique dans l’espace virtuel rien de moins que l’Idéal du moi, qui n’est certes pas à lire comme un « reflet » du sujet. 48
« Comment l’analyste doit-il préserver pour l’autre la dimension imaginaire de sa non-maîtrise, de sa nécessaire imperfection, voilà qui est aussi important à régler que l’affermissement en lui volontaire de sa nescience quant à chaque sujet venant à lui en analyse, de son ignorance toujours neuve à ce qu’aucun ne soit un cas. » J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 824. Selon le Grand Robert, la « nescience » est l’ignorance de ce qu’on n’a pas la possibilité de connaître. Difficile de faire plus fort dans le non savoir.
L’homme pensé, p. 38
inter signifiante sans pour autant jamais s’y reposer ni s’y ramasser puisque, encore une fois,
toute identité réflexive lui échappe).
Le clivage, en sa nouveauté, ne serait donc pas tant celui qui sépare deux signifiants, ou
ce qui différencie le sujet conscient du sujet inconscient, mais ce qui tient uni et séparé à la fois
le sujet en tant qu’actif, capable de dire je et d’animer la langue, et le sujet en tant que passif,
réduit à la coupure signifiante. Ce clivage du sujet ainsi conçu se présente alors comme un
refus de baser le sujet sur une réflexivité première, qui permettrait de ramasser et de déplier le
couple actif/passif, d’en faire comme les bras d’une balance dont le pivot serait cette
mystérieuse propriété réflexive, qu’on est si vite prêt à loger à l’enseigne de la conscience. Ainsi
comprend-on mieux le refus, constamment présent dans le texte lacanien, de faire de la
réflexivité une pierre d’angle de la subjectivité. Cela pouvait déjà se comprendre par le fait que
la réflexivité est une propriété fondamentalement spéculaire, et donc imaginaire, si bien qu’au
moment de fonder mieux encore que dans la tradition philosophique un sujet qui ne dépende
que des agencements symboliques, il fallait écarter toute idée d’un fondement réflexif de ce
sujet.
Ce détour par saint Thomas et sa critique pénétrante de la théorie des deux sujets nous
dévoile cependant très bien le caractère hautement instable de ce mélange hétéroclite qui
n’accepte pas de se centrer sur un pivot réflexif : soit le sujet est mené jusqu’au point où il perd
son individualité – c’est la solution de l’averroïsme latin –, soit le sujet reste inclus dans son
individualité, mais cette solution que prône Thomas le conduit à affirmer que l’intellect nous est
uni « d’une manière telle que son union avec nous donne naissance à quelque chose de un49
».
Pour satisfaire à l’évidence selon laquelle cette homme-ci pense, Thomas est conduit à
l’anicroche suivante : l’âme est reliée au corps, et l’intellect agent est situé dans l’âme, mais
l’intellect possible capable de mettre en acte les données intelligibles de l’intellect agent n’est
cependant pas relié, même indirectement, via l’âme, au corps puisqu’il ne pet être qu’en acte, et
n’a donc aucun rapport avec quelque matière que ce soit. La transitivité du lien — principe
rationnel s’il en est ! – est ici sacrifiée pour que soit affirmée l’individualité du sujet qui permet de
le penser à la fois comme actif/passif, et comme singulier. Moyennant quoi, il sera responsable
puisque, comme l’affirme expressément Thomas, « rien n’est en nous que par notre volonté
[…] ; or la volonté a son assise dans l’intellect50
. » Sauf que, pour unir cet intellect possible (et
donc sujet actif en tant que sujet) à l’âme, pour cesser de le considérer comme « séparé »
d’elle, Thomas est obligé d’ajouter un autre principe négatif : « rien n’empêche que l’âme ait une
certaine opération ou faculté inaccessible à la matière51
. » Un fois ceci affirmé, la route est libre
pour loger l’intellect possible dans l’âme, lui assurer ainsi l’individualité qui le fait un et
responsable en maintenant l’unité de la séquence : corps//âme/intellectagent/image-
intelligible//Intellect possible/espèce-intelligible, et rendre fausse l’affirmation condamnée
en 1270 et 1277 qui énonçait : « La proposition "L'homme pense" est fausse ou impropre ».
49
A. de Libera, Contre Averroès, op. cit., Garnier-Flammarion, p. 155. (§78). 50
Ibid. 51
Thomas d’Aquin, Contre Averroès, op. cit., fin du § 81, p. 157.
L’homme pensé, p. 39
Ainsi nous sont donnés dans une rare clarté, et le prix qu’il y a à payer pour se ranger du
côté d’un sujet « tout un », et les difficultés qu’on rencontre à soutenir un sujet clivé. Les deux
se payent cher, et cash : les partisans du « tout un » vont, comme Fichte de manière
exemplaire52
(mais aussi bien Descartes ou Husserl), enfermer leur sujet dans un solipsisme
auquel il leur faudra, d’une façon ou d’une autre, remédier (à Thomas, peu lui chaut, car la foi le
sauve de cette difficulté philosophique) ; les partisans d’un sujet clivé seront, eux, conduits à
des conceptions anti-naturelles, qui choquent d’emblée le bon sens en tentant de sauver la
raison face à la complexité des phénomènes.
C’est sous cet éclairage qu’il convient maintenant de reprendre les deux sujets lacaniens
en tant que sujet du signe et sujet du signifiant pour enquêter à notre façon sur l’individualité de
ce sujet ainsi clivé, et mieux concevoir le prix à payer pour la cohérence de cette construction
qui cherche à donner ses bases à la pratique et au savoir freudiens.
Une précaution liminaire : dans ce qui suit, il faudra prendre garde de ne pas opposer un
sujet du signe à un sujet du signifiant car le fait de les distinguer ne suffit pas pour les individuer
au point de les faire se combattre. On se souvient que dans l’averroïsme latin le second
« continue » le premier, et donc n’y objecte pas, ne lui fait pas concurrence ; de même chez
Lacan le second dévoile le premier, en démonte quelques ressorts, sans pour autant ni prendre
sa place ni le disqualifier. Pour étudier de près comment ils se chevillent l’un à l’autre, plutôt que
de parcourir des citations éparses et longues à situer dans leur contexte, je prendrai appui sur
quelques pages centrées sur ce thème, qu’on peut lire dans Radiophonie53
où Lacan lance :
Que, sous prétexte que j’ai défini le signifiant comme ne l’a osé personne, on ne s’imagine pas que le signe ne soit pas mon affaire ! Bien au contraire c’est la première, ce sera aussi la dernière. Mais il y faut ce détour. […] Psychanalyste, c’est du signe que je suis averti…
De ce « détour », Lacan pointe rapidement le gond, la charnière, et ce à partir de la
définition peircéenne du signe, immédiatement suivie d’un commentaire curieux :
Le signe suppose le quelqu’un à qui il fait signe de quelque chose. […] Appelez ce quelqu’un comme vous voudrez, ce sera toujours une sottise
54.
Déjà dans sa rédaction du texte Position de l’inconscient en 1964, Lacan se montrait très
au parfum des précisions de Peirce lui-même quant à ce « quelqu’un »55
:
Les signes représentent quelque chose pour quelqu’un. Mais ce quelqu’un, son statut est incertain. […] Tout centre où se totalise [de l’information] peut être pris pour quelqu’un, mais pas pour un sujet
56.
52
Ives Radrizzani, Vers la fondation de l’intersubjectivité chez Fichte, Paris, Vrin, 1993, p. 34-47. Mais c’est aussi vrai pour Descartes, Husserl, etc. 53
J. Lacan, « Radiophonie », Scilicet 2/3, Paris, Le Seuil, 1970, p. 56-67. 54
Ibid., p. 56. 55
Peirce ayant écrit à Lady Welby qu’il lui été arrivé de désigner par le terme de « personne » ce qu’il appelait d’habitude l’« interprétant » du signe « comme pour jeter un gâteau à Cerbère, parce que je désespère de faire comprendre ma propre conception qui est plus large. » CS. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Le seuil, 1978, p. 51.
L’homme pensé, p. 40
Inutile, donc, de chercher à faire de ce quelqu’un je ne sais quel sujet naturel du signe.
C’est même pour contrer toute précipitation vers un tel quelqu’un que Lacan forge une sorte de
néologisme de combat en avançant un « quelque deux » : « Le moindre souvenir de
l’inconscient exige pourtant de maintenir à cette place [il s’agit de celle de l’interprétation] le
quelque deux… », pour lâcher :
Qu’il en soit ainsi du départ dont le signifiant vire au signe, où trouver maintenant le quelqu’un, qu’il faut lui procurer d’urgence ?
Il parle alors de chute de l’objet (a) et de production du psychanalyste lacanien, non sans
avoir (une fois n’est pas coutume) un sentiment suffisamment aigu des obscurités liées à une
saisie correcte de l’objet (a) pour ajouter : « Je parlerai donc en parabole, c’est-à-dire pour
dérouter » (comme d’habitude le commentaire n’est que dépliement anaphorique : para-bole
= route à côté).
Pas de fumée sans feu : voilà l’énoncé (présenté comme venant du bouddhisme) qui va
permettre de répondre à la question suivante :
Si le signifiant représente un sujet, selon Lacan (pas un signifié), et pour un autre signifiant (ce qui veut dire : pas pour un autre sujet), alors comment peut-il, ce signifiant, tomber au signe qui, de mémoire de logicien, représente quelque chose pour quelqu’un ?
Comme à son habitude, Lacan prend la chose fort littéralement, en donnant tout son sens
négatif au « pas » de « pas de fumée », en le coupant du « sans », brisant ainsi le « pas sans »
qui, en tant qu’articulation logique, véhiculait silencieusement une affirmation d’existence :
« Quand il y a de la fumée, alors il y a du feu ». « Pas de fumée » est ici entendu comme le
« pas de trace » avec lequel Lacan avait, dès le séminaire sur L’identification, fait valoir les
« effaçons » du signifiant, soit l’opération inverse apte à faire passer du signe – les encoches
sur l’os de renne rencontré au musée Saint-Germain – au signifiant. Le visiteur qui a nom
Jacques Lacan, face à cet os de renne, ne sait pas, ne peut plus savoir, de quoi sont ces
encoches, quel est l’objet qu’elles comptent, quel est le quelque chose qu’elles représentent – il
est à leur endroit dans une parfaite nescience –, et c’est alors qu’il a le sentiment d’être
confronté à des signifiants à l’état presque pur. Et comme il élabore dans ce même temps sa
théorie du sujet représenté par un signifiant pour un autre, il peut, l’espace d’un instant,
s’identifier à ce truc là qu’il appelle un sujet, jusqu’à s’interpeller lui-même :
Voilà, me disais-je en m’adressant à moi même par mon nom secret ou public, voilà pourquoi ta fille est ta fille car si nous étions muets, elle ne serait point ta fille
57.
Au moment où le fonctionnement habituel du signe trébuche sur le fait que son quelque
chose ne parvient pas à s’établir même comme supposition, l’élan qui partait vers ce quelque
chose revient en boomerang sur le sujet, pour produire rhétoriquement cette interpellation
56
J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 840. 57
J. Lacan, L’identification, séance du 6 décembre 1961.
L’homme pensé, p. 41
vocative dont Lacan se fait ici le témoin forcé. Il y a là comme un écho de cet « emploi enroulé »
rencontré chez Damourette et Pichon, dans lequel l’acte engagé, en ne trouvant pas le
complément d’objet qu’il attendait, reflue vers le sujet.
Lisant Radiophonie, nous sommes invités à la même opération, mais à l’envers cette fois,
invités à cesser de nous prendre pour des indiens scrutant le ciel à Monument Valley dans
l’attente de voir s’actualiser, au loin, une fumée en tant que signe s’adressant à nous, trouvant
d’emblée son quelqu’un. Pas de fumée – et rien d’autre –, voilà le dur régime auquel nous
sommes soumis d’abord quand s’énonce la maxime. Ça a l’air bête, mais cette bêtise vaut
introduction au « sans feu », qu’on serait presque porté, ainsi isolé, à associer au « ni lieu » qui,
parfois, lui tient compagnie. Mais à accommoder ainsi d’entrée de jeu sur cette double négation
qui vient frapper le signe (fumée) et son objet supposé (le feu), s’est perdu le lien causal qui
reliait l’un à l’autre dans une sorte d’implication réaliste et matérielle, ce qui, d’une part, fait se
volatiliser le quelqu’un, et laisse place à un autre lien que Lacan commente illico comme suit :
A regarder de plus près le pas de fumée, si j’ose dire, peut-être franchira-t-on celui de s’apercevoir que c’est au feu que ce pas fait signe. De quoi il fait signe, est conforme à notre structure, puisque depuis Prométhée, une fumée est plutôt le signe de ce sujet que représente une allumette pour sa boîte…
58
Curieux sujet… puisqu’il est ici en position d’agent potentiel. Sans un tel sujet-frotteur,
pas de feu. Le moins qu’on puisse dire de cet exemple est que les signifiants n’y sont pas
quelconques, et en ce sens l’exemple déroge à la définition qu’il prétend illustrer puisque le
sens des supposés « signifiants » employés les lie de façon parfaitement contraignante, au
point d’impliquer le sujet qui les relie. Premier hic. Mais c’est bien dans la suspension du
quelqu’un — qui passait incontinent de la fumée signe au feu objet –, que le sujet-frotteur fait
son apparition.
« Depuis Prométhée… », soit depuis le moment où le feu a été donné à l’homme, où « de
l’homme » est impliqué dans la présence du feu. Le sujet que Lacan veut à tout prix placer en
tant que clivé entre pas de fumée et sans feu n’est donc pas si étranger qu’on pourrait le croire
à l’humanité, et donc au quelqu’un, à ce qui fait que l’homme se présente sous forme
individuelle. Deuxième hic : ce sujet prométhéen vient à la place jusque là dévolue, dans le
fonctionnement usuel du signe, au quelque chose, au sens où la fonction de la représentation
du signe est maintenant reconduite au niveau du signifiant : comme le quelque chose était
représenté par le signe pour quelqu’un, le sujet sera représenté par un signifiant (pas de fumée)
pour un autre signifiant (sans feu). Et puisque nous sommes invités, au contraire des effaçons
du signifiant, à « remonter » du signifiant au signe, puisque nous avons à nouveau un quelque
chose – certes différent, mais un quelque chose tout de même – il ne s’agit plus que de fournir
maintenant le quelqu’un, d’urgence en effet.
58
J. Lacan, Radiophonie, op. cit., p. 66.
L’homme pensé, p. 42
Lacan place à cet endroit Ulysse, soit celui pour qui « abordant un rivage inconnu, une
fumée au premier chef laisser présumer que ce n’est pas une île déserte ». Voilà, avec le
compagnon de Patrocle, le quelqu’un pour qui la face manifeste du signe – la fumée –
représente, non pas tant l’objet-feu, que l’objet-sujet, supposé faire lien de la fumée au feu
entendus l’un et l’autre comme des signifiants attelés à représenter ce sujet l’un pour l’autre. Le
quelque chose du signifiant – soit : le sujet – et le quelque chose du signe – le feu – valent donc
en même temps pour Ulysse, celui qui, en tant que quelqu’un, sait lire « fumée implique feu »,
mais qui aussi ne néglige pas l’implication prométhéenne : si fumée alors feu, mais si feu alors
homme, sujet-frotteur.
Le choix d’Ulysse à cet endroit est évidemment judicieux puisqu’il est par excellence celui
qui peut faire entendre l’ambiguïté du mot « personne » – d’un côté, comme Lacan va bientôt le
rappeler, « Ulysse, c’est quelqu’un ! », au sens de « ce n’est vraiment pas n’importe qui », et
par ailleurs, « c’est personne », « il n’est personne ». Préciosité de la langue française qui a
depuis longtemps rangé le mot « personne » dans les articles de la négation, aux côtés d’autres
forclusifs comme rien, goutte, mie59
, etc. Voilà donc Monsieur Personne introduit par Lacan afin
de mieux poser un problème intimement lié aux perspectives développées par ce virage du
signifiant au signe, relativement à la promotion du quelqu’un.
S’il y a bien un tel « sujet » entre « pas de fumée » et « sans feu » – sujet humain, encore
une fois –, il faut vite exclure que ce sujet cherche à faire signe au quelqu’un qui reçoit la fumée
comme signe. Il ne faut pas qu’il se montre actif en ce point, sinon à rejoindre le cas de nos
indiens à Monument Valley, qui savent de certaines fumées qu’elles leur sont spécifiquement
adressées. Lacan :
Mais l’évidence que ce ne soit pas pour faire signe à Ulysse que les fumeurs campent nous suggère plus de rigueur au principe du signe
60.
Suivent quelques lignes fort difficiles à lire61
du fait de leur caractère extrêmement allusif,
mais qui s’attaquent à la texture paranoïaque du signe-qui-représente-quelque-chose-pour-
quelqu’un. Si les phénomènes peuvent tous et chacun faire signe, les noumènes, remarque
Lacan, ne peuvent être conçus que comme faisant signe « au quelqu’un de nulle part qui doit
tout manigancer ». Il n’hésite donc pas à pousser jusqu’au signe non manifeste (le noumène,
par excellence) pour en conclure au « quelqu’un de nulle part », façon sans doute de ne pas
oublier en chemin l’idée dite « délirante », qui ne déroge en rien au fonctionnement général du
signe. Le signe-qui-représente-quelque-chose-pour-quelqu’un fonctionne si bien qu’il inclut la
paranoïa. Il convient donc de limiter autrement le trop de succès de la définition du signe, ce qui
l’amène à dire :
59
« Ils rencontrèrent de nouvelles peines, auxquelles ils ne s’attendaient mie. » George Sand. 60
Ibid. 61
Car elle [l’évidence] nous fait sentir, comme au passage, que ce qui pêche à voir le monde comme
phénomène, c’est que le noumène, de ne pouvoir dès lors faire signe qu’au , soit : au suprême quelqu’un, signe d’intelligence toujours, démontre de quelle pauvreté procède la vôtre à supposer que tout fait signe : c’est le quelqu’un de nulle part qui doit tout manigancer. (p. 67).
L’homme pensé, p. 43
Que ça nous aide à mettre le pas de fumée sans feu au même pas que le : pas de prière sans dieu, pour qu’on entende ce qui change.
Ce qui change, c’est qu’après avoir fait du campeur le sujet du « pas de fumée sans
feu », il faut maintenant concevoir l’orant comme le sujet du « pas de prière sans dieu ». Ces
sujets sont chacun le quelque chose du signe (fumée, prière) dont le quelqu’un fait problème.
Ces constructions de lecture pourraient cependant sembler bien absconses si les lignes qui
suivent immédiatement ne disaient plus clairement :
Il est curieux que les incendies de forêt ne montrent pas le quelqu’un auquel le sommeil imprudent du fumeur s’adresse.
Ce qui est curieux est digne d’attirer l’attention. La nôtre est ici sollicitée sur la fragilité du
quelqu’un dans le fonctionnement du signe, dès lors que le quelque chose a rang de sujet.
Lacan se dépêche d’ailleurs d’invoquer la joie phallique, liée au fait de pisser sur le feu, pour
ajouter :
Que cela vous mette sur la voie qu’il y ait, Horatio, au ciel et sur la terre, d’autres matières à faire sujet que les objets qu’imagine votre connaissance.
Les candidats au poste de sujet excèdent ainsi de beaucoup les objets qui pourraient
venir au titre du quelque chose que les signes représenteraient, ces « choses » pouvant alors
se ranger, grâce à leurs signes, au vaste rayon du savoir qu’un ego cartésien serait en mesure
d’engranger jusqu’à plus soif. Pour s’en apercevoir, il suffit de dénuder le signe et son prétendu
objet (fumée/feu) jusqu’à faire entendre, en les effaçant l’un et l’autre d’un même pas, les
signifiants aptes à représenter un sujet, le sujet qu’on dira « du signifiant » désormais.
Les deux derniers paragraphes récoltent les fruits allégoriques de cette saga en forme de
parabole. On y apprend que le travailleur marxiste, aliéné comme on sait d’avoir cédé la valeur
d’usage de son produit contre la valeur d’échange que lui propose le capitaliste, pourrait – au
lieu de se retourner vers ledit capitaliste et lui demander compte de cette perte de jouissance
dont, lui, le travailleur, est frappé –, se retourner vers le produit lui-même. Pourquoi un tel
« virage » de la part de Lacan ? Parce qu’à nouveau il a lu à la place du quelque chose du signe
un sujet – ledit « produit » – laissant en dehors du coup le quelqu’un (le capitaliste) mis en place
par le signe. Le sujet (en tant que barré) se conquiert sur l’ébranlement du quelqu’un posé par la
logique du signe.
Le dernier paragraphe fait mot d’esprit de tout ce qui a précédé en jouant, cette fois
ouvertement, de la formule exclamative et laudative « Ça, c’est quelqu’un ! ».
Quand on reconnaîtra la sorte de-plus-jouir qui fait dire « ça, c’est quelqu’un », on sera sur la voie d’une matière dialectique peut-être plus active que la chair à Parti, employée comme baby-sitter de l’histoire.
Le quelqu’un n’est plus ici une donnée naturelle, un ingrédient de base du fonctionnement
du signe ; Lacan estime en avoir donné la genèse dans la mesure où ce virage du signifiant au
signe ne porte pas tant sur des modifications au niveau de la matérialité sonore ou scripturale
L’homme pensé, p. 44
par où le signe se manifeste, mais par une sorte d’écrasement du sujet lié au signifiant à travers
la promotion du quelqu’un sans lequel le signe ne saurait fonctionner comme tel (on se souvient
qu’il fallait, à ce signe, « lui procurer d’urgence » ce quelqu’un).
Reste l’ultime phrase de cette épopée sémiotique. Elle en constitue la pointe la plus
acérée : « Cette voie, le psychanalyste pourrait l’éclairer de sa passe ». Allusive comme elle est,
elle constituera le gond, la charnière, l’articulation avec la suivante leçon.
L’EBRANLEMENT DU QUELQU’UN
LEÇON V
Que vient donc faire la passe dans cette étrange lecture du pas de fumée sans feu ? Si
cette phrase sibylline peut venir conclure une telle allégorie linguistique, c’est bien que le
passage de l’analysant à l’analyste, présenté tout au long de la Proposition comme l’os de
l’affaire, relève lui aussi de cette charnière entre signe et signifiant, de ce détour qui entend
éclairer la logique du signe à l’aide de ce qui se passe au niveau du signifiant, sans pouvoir
cependant en faire étalage. De même en effet que le physicien se trouve incapable de rendre
compte des phénomènes d’interférence lumineuse sans le secours d’hypothèses hardies sur la
nature corpulatoire et/ou ondusculaire de la lumière, l’analyste en proie au discours qu’il a
déchaîné comme nul autre du fait de sa règle fondamentale se voit, à suivre Lacan, contraint de
porter son attention à un niveau infra phénoménal. Car il est aussi exclu de manipuler
innocemment des signifiants que de prétendre montrer un grain de lumière ou une onde isolée.
Les « objets » produits par ce genre d’hypothèses ne peuvent être brandis, et ne seront
soutenables que dans la rigueur rationnelle de leurs conséquences62
. Évidemment, à force
d’avoir droit de cité dans le discours, de participer à des raisonnements concluants, d’être
enseignés dans les Universités, ils finissent bien souvent par passer pour d’honnêtes objets,
même si l’on n’accorde qu’à quelques scientifiques et autres expérimentateurs dotés de
puissants instruments de pouvoir les observer, comme c’est le cas de Pluton ou de M1363
? Qui
osera douter de leur existence du simple fait de ne pas pouvoir s’en rincer l’œil d’un battement
de paupières ?
À suivre Lacan dans son « pas de fumée » et son « sans feu », l’opération proposée
revient à soustraire les objets de chaque signe (l’objet fumée en tant que sous-produit de l’objet
feu) pour ne plus avoir affaire qu’à ce qui, chez Peirce, s’appelle le representamen64
du signe :
le signe dans son opacité signifiante, qu’elle soit phonique ou scripturale, et non dans son lien
avec objet et interprétant. Du fait de cet évidement, et même de cette éviction de l’objet, du
« quelque chose » sémiotique, se lève pour Lacan (et pour lui seul dans ce décor) la possibilité
d’un sujet comme entre l’allumette et sa boîte, un sujet qui n’est ni l’allumette ni sa boîte, mais
62
Ni plus ni moins que la pulsion de mort freudienne, ou le refoulement originaire, indispensables l’un et l’autre à la construction freudienne, mais déclarés d’entrée de jeu hors enquête mondaine. 63
L’un des plus vieux amas globulaires de notre galaxie. 64
Soit l’une des nombreuses définitions peircéennes du signe : Un REPRESENTAMEN est le sujet d’une relation triadique avec un second appelé son OBJET, POUR un troisième appelé son INTERPRETANT, cette relation triadique étant telle que le REPRESENTAMEN détermine son INTERPRETANT à entretenir la même relation triadique avec le même OBJET pour quelque INTERPRETANT.
L’ébranlement du quelqu’un, p. 46
se trouve au principe de leur rapport, de leur conséquence commune : le feu prométhéen.
Comment la passe pourrait-elle venir éclairer ce mouvement ?
Le fait d’intercaler des passeurs entre le dire du passant et les oreilles d’un jury a ici
valeur de tamis. Rien de plus, rien de moins, car ça ne suffira pas pour que, par un
invraisemblable miracle, ledit jury se mette à entendre des signifiants. Comme tout le monde, il
entendra des signes, plein de sens, et si le sens leur manque, ça fera sûrement énigme (qu’est-
ce que le passant a voulu dire ? Pourquoi s’est-il lancé dans cette affaire ? Que faisons-nous ici
à écouter tout cela ?), mais pas pour autant non sens qui dénuderait le signifiant en faisant
apparaître – miracle ! – un sujet. Le joint de la passe à ce virage du signe au signifiant est à
chercher ailleurs qu’à l’étage du signifiant, et la lente lecture de ces deux pages de Radiophonie
permet maintenant de l’entrevoir.
Que le sujet-lien ait supplanté l’objet-référence, que le sujet-frotteur soit venu à la place
du feu, n’entraîne pas que ce sujet, jusque là dans les limbes, se manifeste maintenant comme
tel à nos yeux dessillés. Le seul indice que nous ayons du virage ne se situe pas à ce niveau,
mais à l’endroit du quelqu’un qui, sans disparaître, en aura cependant pris un coup avec le
« pas de fumée » pris comme négation, et non comme implication existentielle menant de la
fumée qu’on voit d’ici au feu qui se tient là-bas. Or l’accident qui frappe ce quelqu’un, que ce
soit au Musée Saint-Germain ou à Ithaque, revient à rompre un instant le fonctionnement
triadique du signe en suspendant soit l’objet, soit l’interprétant (le quelqu’un), soit les deux65
. Ce
qui renvoie à cet autre accident, qui semble bien faire l’essentiel du moment de passe dans le
texte de la Proposition, et que Lacan a nommé « la chute du sujet supposé savoir ».
Cette expression est devenue l’une de ces scies lacaniennes que l’on n’ose plus
reprendre sans une kyrielle de précautions, réduite qu’elle est de nos jours à ces pièces de
monnaie mallarméennes à l’effigie totalement effacé, que l’on se passe en silence dans le
bruissement de paroles convenues. Mais en s’aidant d’un brin de répétition kierkegaardienne et
de l’alacrité qui l’accompagne, on n’hésitera plus ici à reprendre ce syntagme figé, cette
catachrèse, pour y lire une nouvelle fois l’accident qui peut parfois arriver au quelqu’un du signe,
à cette troisième personne, ce « il » que Lacan place astucieusement entre Monsieur Personne,
Ulysse lui-même, et le « quelqu’un de nulle part », Monsieur Dieu dans nos traditions du Livre.
Rendre la troisième personne à ses incertitudes existentielles n’est pas une petite affaire.
Et vouloir prouver son inexistence constitue par ailleurs la chose la plus vide et la plus futile qui
soit. Cette personne existe aussi sûrement que le signe existe, ce n’est donc pas peu dire. Mais
c’est aussi presque tout dire d’elle, car hors le signe, elle n’est pas grand chose : presque rien.
En quoi le psychanalyste serait-il bien situé pour être mieux informé que d’autres sur cette
fragilité de la troisième personne ? En quoi le passage à l’analyste serait-il spécialement
révélateur d’une chute à cet endroit puisque le sujet supposé savoir est presque un comble de
troisième personne ?
L’ébranlement du quelqu’un, p. 47
Il est temps de se souvenir du fait que Lacan se lance dans sa parabole sous le prétexte
que fort peu d’analystes manient correctement son objet (a), « même à le tenir de [son]
séminaire » (mais d’où diable le tiendraient-ils ?). Et d’autre part, on se souvient également que
le « ça, c’est quelqu’un » résultait d’« une sorte de plus-de-jouir ». Ainsi en vient-on à percevoir
peu à peu l’analogie qui soutient Lacan en ce dédale : de même que le prolétaire renonce à la
valeur d’usage de son produit, ce qui entraîne comme conséquence obligée la formation d’une
plus-value pour le capitaliste et conjointement la formation du prolétaire comme tel, de même
l’être parlant renonce à la valeur d’usage et de « fruition » de ses productions langagières pour
ne plus user que de leur valeur d’échange (qui lui permet de lancer ses demandes et satisfaire
ses besoins), et produit ce faisant le quelqu’un comme celui pour qui les signes, rompant avec
leur lallation première, se mettent à représenter quelque chose. Ainsi se produit un poste qui
met en miroir le locuteur et son allocutaire, dans une intersubjectivité où la tromperie le dispute
à la vérité en tant qu’accord des deux « quelqu’un » sur l’objet d’un signe qu’ils partagent.
Du temps du séminaire L’identification et du Musée Saint-Germain, quand Lacan passait
du signifiant au signe en se permettant de concevoir des « effaçons » du signifiant, le constat
s’était imposé que le sujet se conquiert sur l’ébranlement conjoint du quelque chose et du
quelqu’un : les encoches ne renvoient à aucun objet qu’un quidam aurait pu compter, mais
seulement au sujet-graveur qui les aura aligner pour faire signe. De quoi ? À qui ? Nul ne le sait
plus. Le quelqu’un, sans se dissoudre, a rejoint la nuit d’un quelque chose inarticulable.
Dans la parabole de Radiophonie, c’est la réciproque qui prévaut : l’ébranlement du
quelqu’un vient effacer le quelque chose, et ouvre l’accès à ce qu’il y a de sujet dans le
fonctionnement signifiant. Tant que le quelqu’un reste aux manettes, tout est signe dès lors que
ça fait mine de représenter quoi que ce soit. Le « quelque chose » et le « quelqu’un » sont
donnés conjointement, et le point faible de ce couple selon Lacan, se trouve du côté du
« quelqu’un ».
Il peut se permettre d’avoir là-dessus un avis singulier dans la mesure où il a inventé, lui
aussi, une sottise, un nom pour ce quelqu’un qu’il a placé sous l’égide d’une description définie :
le sujet supposé savoir. Lorsque celui-ci sort de sa mise en quarantaine fin 1961 pour réintégrer
l’analyse aux lieu et place de l’analyste dans le transfert, il est devenu le quelqu’un par
excellence, celui par qui les signes les plus énigmatiques – les symptômes au sens freudien du
terme – fonctionneront comme signes : puisqu’ils ont trouvé leur quelqu’un, ils trouveront leur
quelque chose. Un jour ou l’autre. Et sils ne le trouvent pas, il n’y a pas lieu de s’en émouvoir !
Peirce lui-même avait fort bien localisé ce déséquilibre interne au signe en faisant remarquer
ceci :
Une proposition qui pourrait être exprimée a tout l’être qui appartient aux propositions, même si personne ne l’exprime ou la pense
66.
65
Ce à quoi Peirce lui-même invite lorsqu’il s’efforce de célébrer la « priméité » du signe, sa pure manifestation. Cf. infra, p. 9. 66
C.S. Peirce, MS 599, cité dans Christiane Chauviré, Peirce et la signification, Paris, PUF, 1995, p. 109.
L’ébranlement du quelqu’un, p. 48
Dès lors qu’on a le quelqu’un, le quelque chose peut attendre, alors que l’inverse n’est
pas vrai. Le transfert fonctionne sur ce déséquilibre sémiotique, sur le fait que le quelque chose
par où le signe prendrait son sens peut rester en puissance pour peu qu’un quelqu’un soit entré
dans le jeu et en soutienne la possibilité.
Il arrive tous les jours qu’on change de quelqu’un sans que la fonction sémiotique qui
soutient cette place soit le moins du monde entamée. La question que pose une passe revient
donc à savoir si la fonction « quelqu’un » en a pris un coup en dévoilant sa fabrication
sémiotique et pulsionnelle, ou si l’on n’a affaire qu’à un changement d’acteur au pied levé, un
sujet supposé savoir chassant l’autre : après l’analyste, l’institution à laquelle il appartient, ou la
passe elle-même, ou je ne sais quel but en position tierce, chacun venant en sa gloire prendre
la place de l’analyste laissé sur le carreau.
Car la passe vient comme le lieu et le moment où un nouveau quelqu’un se produit
comme tel, se propose sur le marché, mais pas sans savoir de quoi il est fait – c’est du moins
tout le pari de la procédure que de lever ce lièvre du « pas sans savoir ». Que se déclare ainsi,
non pas une subjectivité si singulière dans sa nature qu’elle serait totalement insubmersible,
racine et pivot exemplaires de subjectivités encore à produire côté divan, mais les traces qu’on
aimerait encore chaudes de l’effacement d’une jouissance langagière sans laquelle pourtant ce
quelqu’un ne serait pas là. Si le sujet supposé savoir passe pour avoir chuté dans l’analyse de
celui qui se pointe comme passant, et que, nonobstant, celui-là même se propose de jouer pour
d’autres le quelqu’un avec qui n’importe quoi pourra faire signe, alors oui, la passe est bien faite
de cette charnière sémiotique et ô combien charnelle où, d’un quelqu’un à l’autre, une faille se
devine par où la consistance du signe (basée sur le quelqu’un) et la jouissance liée à la parole
(l’affaire du sujet clivé) se prêtent un mutuel appui, même si la première semble avoir toujours le
pas sur la seconde.
Ainsi peut-il être attendu du passant qui se met en quête du titre de quelqu’un (« ça, c’est
quelqu’un »), non pas la boursouflure narcissique que confère l’importance ou la modestie,
l’intelligence ou même le tact, ou je ne sais quelle autre qualité humaine, mais une certaine
capacité à savoir d’où il vient sémiotiquement ; sur quoi se fonde sa prétention à « faire le
quelqu’un » alors même qu’il en connaît la fragilité pour avoir percé quelques secrets quant à sa
fabrication, en en ayant conduit au moins un à sa ruine. C’est ainsi du moins que je peux
comprendre l’étrange précision de Lacan lorsqu’il en vient à dire, au tout début de ce passage,
que le signe est bien son affaire : c’est la première, dit-il alors, « ce sera aussi la dernière67
».
Tout commence par des signes, et tout finit aussi par eux ; reste à savoir ce qui a passé, ce qui
s’est passé, entre temps : seuls les avatars de la série des « quelque un » peut témoigner des
déchirures de cette fonction par où un sujet inédit a parfois trouvé refuge dans le défaut de
référence.
67
J. Lacan, « Radiophonie », Scilicet 2/3, op. cit., p. 65.
L’ébranlement du quelqu’un, p. 49
En disant tout cela, je me sens cependant au bord d’une grande erreur, qu’il est plus
facile de dénoncer que d’éviter : pas un seul instant il n’aura été question qu’advienne, en
perçant la brèche du quelqu’un, un sujet enfin mieux individué, un sujet qui aurait enfin atteint
« ses » signifiants, ceux qui le singulariseraient radicalement sur le marché des sujets. Cette
idée de combiner le sujet clivé au sens de Lacan et une sorte de sommet dans la singularité
subjective est extrêmement captieuse et trompeuse, car le sujet représenté par un signifiant
pour un autre signifiant, ce sujet qui jouit de la langue au point d’y disparaître, n’est rien qui soit
proprement individué. Vouloir qu’il porte comme le souvenir, ou la trace des signifiant élus qui
auraient marqué – quoi donc ? sa vie ? – participe peut-être d’une illusion qui vaut bien la
sombre histoire de la mémoire de l’eau.
L’homéopathie, que je ne mets pas un instant en doute dans ses capacités
thérapeutiques, s’est manifestement fourvoyée en voulant à tout prix afficher sa dignité
scientifique (pas moins que certains psychanalystes voulant montrer la même chose concernant
leur discipline). On a donc voulu soutenir que dans une solution où l’on sait que ne se trouve
plus la moindre molécule d’un substance x, les vertus liées à cette molécule se sont inscrites,
d’une façon ou d’une autre, là est le mystère, dans les molécules du corps neutre, l’eau par
excellence. Le sujet clivé lacanien est de la même veine : si vous tenez à ce qu’il soit individué
par une petits paquets de signifiants (version extensionnelle), ou qu’il porte la marque de
certains signifiants élus (version intentionnelle), vous l’installez dans une quiddité qui ne lui sied
en rien. Et donc vous le déviez de sa fonction. Or il n’y a rien de plus dangereux que de
trifouiller des algorithmes aussi délicats ; ça donne très vite des résultats tératologiques.
Pour me faire comprendre d’une seule image, je ferai remarquer qu’on peut se donner un
cercle aussi microscopique que l’on voudra, jamais son centre n’appartiendra à sa
circonférence ni n’en portera je ne sais quelle marque. Jamais le sujet clivé ne sera un
signifiant, et pas plus n’en portera-t-il je ne sais quelle trace. Il n’est aucun os de renne portant
ses traces dans sa chair. On ne peut même pas dire qu’il est « personne » – ce serait d’emblée
le réduire (ou le promettre) au quelqu’un – il faut donc se contenter de dire qu’il est rien, ou à
tout le moins dans un certain rapport à ce rien bien spécial que Lacan est allé chercher dans le
nihil negativum kantien pour y loger son sujet clivé :
Le rien que j’essaie de faire tenir à ce moment initial pour vous dans l’instauration du sujet est autre chose. Le sujet introduit le rien comme tel, et ce rien […] est à proprement parler ce que Kant, admirablement dans sa définition des quatre riens dont il tire si peu parti, appelle le nihil negativum
68.
Je vois mal comment, de là, on pourrait faire d’un tel rien un quelconque quelqu’un, qui
aurait une histoire bien à lui, bordé d’une kyrielle de signifiants égale à nulle autre, bref : un sujet
comme on aime à concevoir ce genre d’entité, un comble de subjectivité, une singularité à l’état
pur, une vraie monade leibnizienne si parfaitement individuée qu’elle ne peut en aucune façon
68
J. Lacan, L’identification, séance du 28 mars 1962.
L’ébranlement du quelqu’un, p. 50
être confondue avec une autre. Ainsi aurions-nous tout le beurre (une singularité extrême), et
tout l’argent du beurre (un individu repérable).
Le sujet lacanien reste rebelle à ces perspectives confortables : en logeant son sujet new
look à l‘enseigne d’un rien aussi radical, Lacan retombe en effet à pieds joints sur une difficulté
philosophique assez semblable à celle qui oppose, toujours sur la question du sujet, Descartes
et Leibniz. Le je issu du cogito n’est aucun sujet particulier, individué, reconnaissable entre
tous ; c’est un je générique qui mérite de plein fouet la question de Hintikka : mais qui pense
quand un tel je pense ? Une telle question n’est même pas concevable chez Leibniz, qui a
produit son sujet selon d’autres voies qu’il vaut ici la peine de parcourir, fut-ce à grands traits.
Faisons débuter la chose à l’entendement divin, au fait que Dieu s’est de toute éternité
donné la totalité des êtres en tant que possibles. La création revient alors, selon Leibniz, à ce
que Dieu confère à certains de ces êtres possibles un sujet qui ne change en rien la somme
d’éléments dont ils sont le sujet, sinon que désormais cette somme d’éléments pourra se
développer du fait de ce sujet et de la puissance qui lui est conférée d’œuvrer librement dans le
cadre de l’harmonie préétablie et la recherche du « maximum » qui gouvernent tous les êtres.
Le sujet, dans ce décor, est contemporain, coextensif du passage à l’existence, laquelle doit
cependant ne rien rajouter à l’être possible (sinon nous aurions un être autre), mais ce rien du
sujet est alors à entendre comme le don d’une puissance, d’une potentialité qui permet le
déploiement des possibilités de cet être – et de nul autre.
Pour bien saisir la construction leibnizienne, il faut sentir à quel point elle se trouve guidée
par le style du calcul différentiel ; une courbe (régulière, quadratique, comme celles que l’on
connaissait à l’époque, pas la complexité tératologique ou non que l’on connaît aujourd’hui) ne
se développe pas n’importe comment. Dans l’infiniment petit où elle croît, l’immédiatement
antérieur se poursuit dans l’immédiatement postérieur, selon une loi que les calculs différentiel
et intégral permettent de connaître, autorisant le tracé de la courbe à partir de l’équation qui la
caractérise. En ce sens, il y a bien un sujet d’une telle courbe, et tout sujet effectif ira du même
pas, même si de façon infiniment plus complexe : il développera les potentialités qu’il ceint de
sa subjectivité, car telle est son unique tâche. Non qu’il soit en lui-même gros de ces
potentialités, car de lui-même il n’en a guère, il ne détient qu’une puissance à agir, non selon
son caprice (comment pourrait-il en avoir ?), mais selon la loi du maximum qui est celle de tout
être en ce monde. Il est donc lié aux qualités de l’être dont il est le sujet, et de nul autre, sans
arrêt au croisement des deux labyrinthes : celui de la liberté, et celui du déterminisme.
En d’autres termes, Leibniz ne cesse de dénoncer l’existence d’un sujet vide et abstrait
comme celui qu’il rencontre dans le cogito cartésien où il voit l’idée d’une séparation absolue
entre un support réel et ses attributs. Ainsi écrit-il dans les Nouveaux entendements :
En distinguant deux choses dans la Substance, les attributs ou prédicats et le sujet commun de ces prédicats, ce n’est pas merveille qu’on ne peut rien concevoir de particulier dans ce sujet. Il le faut bien, puisqu’on l’a déjà séparé de tous les attributs, où l’on pourrait concevoir quelque détail.
L’ébranlement du quelqu’un, p. 51
Le problème n’est pas si différent avec le sujet clivé lacanien : d’un côté il faut l’assurer
d’un vide ou d’un rien par où s’affirme sa détermination symbolique et à défaut de quoi il
viendrait s’accoler au moi dans sa détermination imaginaire ; mais de l’autre, si l’on en fait une
singularité absolue, c’est-à-dire séparée, alors on tombe dans l’aporie dénoncée par Leibniz. Ce
sujet n’est vraiment plus rien, et du coup il n’est porteur d’aucune individualité. Si tous les
signifiants se situent au lieu de l’Autre, et si le sujet fait quant à lui radicalement défaut à ce lieu
de l’Autre, il faut ne lui reconnaître aucune individualité. Il n’est plus qu’un x, que rien ne pourra
vraiment différencier d’autres x produits dans des conditions similaires, une forme aussi déliée
de toute référence que le « je ». Demander s’il y a beaucoup d’x reviendrait à demander s’il y a
beaucoup d’ensembles vides. Il semble bien qu’un seul suffise pour tous les emplois.
Aurions-nous ainsi atteint ce que Barthes aurait peut-être aimé nommer « le degré zéro
du sujet », la disparition dans l’anonymat le plus épais de ce qui jusque là portait les marques
d’une singularité toujours plus marquée, comme les cercles concentriques d’un cône finissant
par disparaître dans l’unique point sommital sans lequel tout resterait cylindre ? On arrive ici aux
limites de l’épure, et plus qu’au niveau de la pratique quotidienne, les réponses sont à chercher
dans les constructions mythiques que chacun est obligé de construire à ces hauteurs
théoriques, Lacan y compris.
Grand pourfendeur de Totem et tabou, qu’il a réussi à faire passer pour un mythe
freudien (« un peu moins crétinisant que d’autres », dit-il courtoisement), il en vient lui aussi à
forger un temps originaire où, certes, les frères ne se rassemblent pas dans un repas
totémique, mais où le sujet clivé ferait face, pour la première fois, au signifiant dont dépendra
jusqu’au bout son existence de sujet. Précision d’importance : cela vient alors qu’il est question
du « désir de l’analyste », présenté comme une inconnue irréductible, un x, un outil qui permet
d’aller « dans le sens contraire à l’identification », par lequel « le franchissement du plan de
l’identification est possible » et qui autorise « la séparation du sujet dans l’expérience69
». Nous
sommes là à quelques encablures de l’unique mention d’une « traversée du fantasme70
», et
Lacan conclut ainsi cette séance :
Le désir de l’analyste n’est pas un désir pur. C’est un désir d’obtenir la différence absolue, celle qui intervient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir. Là seulement peut surgir la signification d’un amour sans limite, parce qu’il est hors des limites de la loi, ou seulement il peut vivre
71.
« La différence absolue » est un merveilleux oxymoron, qui vaut bien les obscures clartés
et les silences tonitruants. Pour autant qu’elle articule deux termes, une différence est en effet
très nécessairement relative ; puisqu’elle sépare, elle ne peut être elle-même « séparée » – car
tel est bien le sens de « absolu » : séparé. La différence absolue est un cercle carré.
69
Toutes ces citations viennent de J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 246. 70
« Comment un sujet qui a traversé le fantasme radical peut-il vivre la pulsion ? ». Ibidem. 71
Ibid, p. 248.
L’ébranlement du quelqu’un, p. 52
Mais seule une impossibilité logique de ce calibre pouvait conduire à cette vue de l’esprit :
un sujet clivé qui ne serait pas représenté par un signifiant pour un autre, mais bien en train
d’être confronté à un signifiant et un seul, et de s’y soumettre, de s’y « assujettir », de s’en faire
le sujet. Moment vertigineux, bien digne des contrats sociaux à la Hobbes ou à la Rousseau, où
ce qui n’a pas encore les moyens d’être là anticipe sa propre survenue (mais d’où ? De quelle
autorité, de quelle « nature » ?) pour établir le lien qui le mettra désormais à sa place de
toujours.
La vérité de cette fable n’est cependant pas longue à apparaître : ce qui est ainsi exclu de
la scène, c’est l’autre signifiant, celui qui, bientôt, sera celui pour qui le premier représentera le
sujet. Sans cet autre, adieu la fonction de représentation au sens politique du terme. Et il faut
bien que cette fonction soit momentanément rayée de la carte si l’on veut qu’il n’y ait plus de
place que pour la pure manifestation de ce signifiant dont dépend toute la suite. Dans ces
conditions, le sujet, qui doit n’être rien, peut alors laisser toute la place à cela seul qu’il aura à
relier tout au long de son… existence ? histoire ? soit : du signifiant, encore du signifiant,
toujours du signifiant. De cette rencontre unique et inaugurale du rien et du signifiant résulte – il
fallait un peu s’y attendre – un « amour sans limite », amour devenant le nom de ce qui unit
sans même qu’on ait à compter jusqu’à deux. Cette collusion mythique du sujet et d’un signifiant
est ainsi censé produire l’incandescence d’une pure manifestation puisque le sujet, en
s’agrégeant à ce signifiant seul venu, ne lui ajoute rien, sinon une potentialité qui ne s’est pas
encore déployée, va bientôt le faire, déjà se tend vers l’autre signifiant, mais qui, dans cette
scansion suspendue, brille d’une présence sans égale.
Le drame qui se joue là est d’abord logique, comme Peirce l’avait fort bien pressenti.
Pour avoir deux termes relatifs l’un à l’autre (puis trois), il faut d’abord s’accorder la pure
manifestation de l’un. Mais comment concevoir la pure manifestation de quoi que ce soit ? Dès
que quelque chose se manifeste, comment éviter qu’un sujet soit là pour s’en rendre compte ? Il
me faut pour cela fabriquer un sujet qui ne soit rien, absolument rien, car s’il était aussi peu que
ce soit quelque chose, alors adieu la « pure manifestation », je n’aurais plus qu’une
confrontation d’une chose avec une autre, d’un sujet existant avec un objet existant, d’où je
pourrais seulement conclure que l’une s’est manifestée à l’autre et réciproquement. Or je
voulais à tout prix partir du un et y rester, fût-ce furtivement, pour de là concevoir une véritable
épiphanie de cet un-là, sans agent ni spectateur. Comment faire pour réussir un tel tour de
force ?
Saisissant le taureau rhétorique par les cornes de sa propre vivacité linguistique, Peirce a
tenté à sa manière de forger lui aussi le mythe dont dépend sa construction ternaire et par
lequel il tente de mettre en scène, au titre de qualité première, de « priméité », cette pure
manifestation dont il sait fort bien tout à la fois qu’il ne peut s’en passer, et qu’il ne peut la
produire comme positivité simple. En visant un premier dont « l’être est simplement en soi, qui
ne renvoie à rien et n’est impliqué par rien », il en vient donc à écrire ceci :
L’ébranlement du quelqu’un, p. 53
L’idée de l'absolument premier doit être entièrement séparée de toute conception de quelque chose d’autre ou de référence à quelque chose d‘autre ; car ce qui implique un second est lui-même un second par rapport à ce second. Le premier doit donc être présent et immédiat, de façon à n’être pas second par rapport à une représentation. Il doit être frais et nouveau, car s‘il est ancien, il est second par rapport à son état antérieur. Il doit être initial, original, spontané et libre ; sinon il est second par rapport à une cause déterminante. Il est aussi quelque chose de vif et de conscient. Ce n’est qu’à cette condition qu’il évite d’être l’objet d’une sensation. Il précède toute synthèse et toute différenciation ; il n’a ni unités ni parties. Il ne peut être pensé d’une manière articulée ; affirmez-le et il a déjà perdu son innocence caractéristique ; car l’affirmation implique toujours la négation de quelque chose d’autre. Arrêtez d’y penser et il s’est envolé [...] Voilà ce qu’est le premier : présent, immédiat, frais, nouveau, initial, original, spontané, libre, vif, conscient et évanescent. Souvenez-vous seulement que toute description que nous en faisons ne peut qu’être fausse
72.
On touche ici l’extrême de ce qui peut se dire quant à un « séparé » qui n’aurait rien de
divin, mais vaudrait comme pure manifestation. Je ne doute pas que c’est ce que Lacan vise,
aussi bien au niveau de son objet dit (a) qu’au niveau du sujet qu’il met alors en place dans ce
mythe d’une rencontre initiale et fondatrice. On peut même supposer qu’il en avait une
conscience assez vive lorsqu’il écrivait des choses comme :
J’entends déjà les goujats murmurer des mes analyses intellectualistes ; quand je suis en flèche, que je sache, à y préserver l’indicible
73.
L’indicible tient au fait que le sujet que Lacan tente de mettre en place, de débusquer
dans le fonctionnement du signe en suspendant sa nécessaire ternarité, doit rester en retrait,
puisque c’est de ce retrait même que le signe prend son essor. Un tel sujet ne vient pas pour
s’adjoindre, fût-ce timidement, à la grande fête sémiotique du sens et de la signification : s’il est
quoi que ce soit, c’est au sens de la priméité de Peirce, soit une entité absolument non réflexive
(chose bien curieuse pour tout sujet, si prompts qu’il sont tous à s’installer dans la réflexivité),
bien prête à démentir Quine qui affirmait avec la force de conviction qui toujours fut la sienne :
pas d’entité sans identité.
Le sujet clivé fait défaut à cette assertion. Le mythe de sa rencontre avec le signifiant le
dit assez bien : tout ce qu’on peut concevoir de lui tout seul – et il le faut bien aussi, sinon à
laisser la place libre aux pensées les plus relâchées venir occuper ce lieu fragile – tient à
l’illumination de ce qui va faire ensuite tout le brio du signe, sa capacité apparemment naturelle
à désigner son ailleurs, cette altérité qui fut d’abord celle du signifiant, qui trouve à se prolonger
dans celle du signe.
Quel intérêt, dès lors, à vouloir ainsi mettre en valeur cet indicible, cette singularité sans
identité ? Rien d’autre que ceci : elle seule fait lien avec ce qui, dans ces lignes de Radiophonie,
s’appelle « plus-de-jouir ». Un « plus » trompeur, car il s’agit de perte – et c’est ici qu’il convient
de se tourner vers le concept aussi décisif qu’obscur de castration.
72
Charles Sanders Peirce, Écrits sur le signe, rassemblés, traduits et présentés par Gérard Deledalle, Paris, Le Seuil, 1978, p. 72-73. §1.357 dans le texte anglais des Collected Papers. 73
J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 616.
LA CASTRATION EN TANT QU’ACCIDENT INSEPARABLE
LEÇON VI
Le sujet ne se réduit pas à une seule question de sémiotique. Aussi dépendant soit-il du
signe, il s’arme d’autres coordonnées qu’on peut dire corporelle et émotionnelle, tant il est
impensable hors l’affect. Lacan, si injustement condamné par la rumeur culturelle comme un
intellectuel peu soucieux des choses du corps, l’a d’un bout à l’autre de son enseignement
soutenu sans hésitation. On trouve par exemple dans les Écrits des affirmations comme celle-
ci, qui noue sans appel sujet et castration (immédiatement après une critique du « mythe »
freudien de Totem et tabou) :
Ce qui n’est pas un mythe, et que Freud a formulé pourtant aussitôt que l’Œdipe, c’est le complexe de castration. Nous trouvons dans ce complexe le ressort majeur de la subversion même que nous tentons d’articuler avec sa dialectique. Car proprement inconnu jusqu’à Freud qui l’a introduit dans la formation du désir, le complexe de castration ne peut plus être ignoré d’aucune pensée sur le sujet
74.
Pour avoir tenté de suivre de près cette « subversion », il reste décisif d’élaborer le lien
de ce sujet-là avec la castration telle que Lacan en a usée, la reprenant de Freud et la
subvertissant du même pas.
Tout lecteur des séminaires est pris, à l’énoncé du seul mot de castration, d’une sorte de
réminiscence forcée : « Castration, frustration, privation » ! Car dès le séminaire sur La relation
d’objet, Lacan déplie le mot freudien pour en faire un élément d’un triptyque qui lui permet tout à
la fois de repousser une forme d’affadissement du concept freudien de castration dans le mot à
tout faire de frustration, et de mettre en place ses trois dimensions imaginaire, symbolique et
réel. Ainsi retient-on classiquement les distinctions suivantes, dont on aime à faire tableau :
Opération Objet Agent
Frustration (imaginaire) Objet (réel) Symbolique
Castration (symbolique) Objet (imaginaire) Réel
Privation (réelle) Objet (symbolique) Imaginaire
74
J. Lacan, Écrits, op. cit, p. 820.
La castration en tant qu’accident inséparable, p. 55
Ça tourne un peu trop rond pour être vraiment convaincant. Je n’ai jamais pu réprimer un
mouvement de doute lorsque, après un départ plus que séduisant, qui différencie fort clairement
frustration et castration, on s’aventure à vouloir donner sens avec la même intensité aux autres
postes mis en scène par cette merveilleuse petite valse conceptuelle. Le 27 février 1957, Lacan
lui-même émettait à propos de la séquence frustration-agression-régression une critique que je
ferais volontiers mienne au regard de sa propre construction :
elle est bien loin d’avoir le caractère séduisant de signification plus ou moins immédiatement compréhensible, il suffit de s’en approcher un instant pour s’apercevoir qu’elle n’est pas en elle-même compréhensible […] Je vous dirais aussi bien dépression, contrition, je pourrais en inventer bien d’autres.
La rime ne suffit donc pas pour certifier l’ordre conceptuel. Pour vérifier ce sentiment, je
propose qu’on prenne le temps de suivre un peu Lacan dans sa construction de ce ternaire
ternarisé (dans un style très peircéen, il faut bien le dire). Lui-même se prend d’ailleurs plus
d’une fois les pieds dans le tapis, et alors que l’objet de la frustration est toujours affirmé
comme réel, on l’entend affirmer le 9 janvier 1957 que « l’objet de la frustration, c’est moins
l’objet que le don ». Or le don, c’est l’élément symbolique par excellence, très souvent
commenté comme tel. Et donc loin de chercher à me lancer dans un quadrille enjoué et
explicatif de ces neufs postes trop bien distribués, je ne retiendrai que quelques-uns des points
qu’il ordonne avec un peu trop de maestria, à commencer par son insistance sur le manque
d’objet en tant qu’il y a là quelque chose d’inaugural chez Freud.
Lacan fait d’emblée remarquer à cet effet que, sur le sol freudien, il n’est en effet jamais
tant question de l’objet que du manque d’objet. Après notre long commentaire sur le « pas de
fumée », on peut voir à quel point il tient cette corde dès ses premiers séminaires. Ce même
28 novembre 1956, il affirme ainsi :
Jamais dans notre exercice concret de la théorie analytique nous ne pouvons nous passer d’une notion du manque de l’objet comme centrale, non pas comme d’un négatif, mais comme du ressort même de la relation du sujet au monde. L’analyse commence dès son départ par la notion qu’on peut dire si paradoxale qu’on peut dire qu’elle n’est pas encore complètement élaborée, de castration.
C’est à partir de ce constat et de cette exigence que Lacan invoque immédiatement
après ces quelques lignes la notion de frustration, dont il prétend qu’elle recouvre toujours plus
celle de castration, pour invoquer in fine, sur un tout autre ton75
, celle de privation.
La valse commence avec ce terme : la privation est à concevoir comme « un manque
réel », « un trou ». Première notation d’autant plus énigmatique qu’elle suit la phrase suivante :
« Comment un être présenté comme une totalité peut-il se sentir privé de quelque chose que
par définition il n’a pas ? ». Le manque phallique, en tant que caractéristique de la femme, est-il
75
« Il y a encore un tiers terme dont on commence à parler, ou plus exactement dont nous verrons comment nécessairement la notion a été introduite, et dans quelle voie et par quelle exigence c’est la notion de privation. » Le fait que la privation fasse pièce rapportée se lit aussi numériquement : alors que
La castration en tant qu’accident inséparable, p. 56
donc réel ou pas ? Pas facile de répondre. Ça ne commence donc pas bien avec cette notion
de privation réelle d’un objet symbolique par un agent imaginaire.
La notion de frustration, elle, est d’emblée beaucoup plus claire : « C’est une lésion, un
dommage […] un dam imaginaire […] par essence du domaine de la revendication, le domaine
de quelque chose qui est désiré et qui n’est pas tenu […] domaine des exigences effrénées ».
L’objet qui ne vient pas à l’appel de la demande peut facilement être conçu comme un objet réel
puisque, selon le schéma freudien présent dès l’Esquisse, il doit aussi satisfaire les Not des
Lebens, les « nécessités de la vie », et donc réduire les tensions nées du besoin. Que l’agent
de cette opération soit symbolique n’est pas d’emblée évident, mais devient vraisemblable si
l’on garde en tête ce puissant schéma ordonnateur fabriqué par Lacan selon lequel celui ou
celle qui peut apporter la satisfaction peut aussi la refuser : cette toute puissance peut être
conçue comme étant à l’origine de cet objet symbolique par excellence qu’est le don. La
frustration à elle seule fait ainsi partage entre une demande de satisfaction qui porte sur un
objet réel, et une demande d’amour qui porte, elle, sur un objet hautement symbolique. Si donc
il peut y avoir quelque trouble pour savoir si l’objet de la frustration est bien uniquement réel, ou
s’il ne serait pas aussi quelque peu symbolique, le fait que son agent soit considéré comme
symbolique peut cadrer avec cette notion de toute puissance qui, en la circonstance, n’a rien
d’imaginaire puisqu’elle renvoie à la capacité de produire un élément symbolique : le don.
La castration, pour sa part, dès cette première énumération, et avant même de trouver
ses déterminations en SIR, s’accompagne d’un très curieuse expression qui oblige à citer assez
longuement car le français dans lequel elle s’exprime se présente de façon trop chaotique pour
être redressé sans danger :
La castration a été introduite par Freud sans doute par quelque chose qui représente en fin de compte, si nous y pensons maintenant, le sens de ce qui a été d’abord énoncé par Freud, ceci a été fait par une espèce de saut mortel dans l’expérience, qu’il ait mis quelque chose d’aussi paradoxal que la castration au centre de la crise décisive, de la crise formatrice, de la crise majeure qu’est l’Œdipe, c’est quelque chose dont nous ne pouvons que nous émerveiller après-coup, car c’est certainement merveilleux que nous ne songions qu’à ne pas en parler, la castration est quelque chose qui ne peut se classer que dans la catégorie de la dette symbolique, la distance qu’il y a entre la dette symbolique, dam imaginaire et trou, absence réelle, est quelque chose qui nous permet de situer ces trois éléments
76.
Qu’en est-il de ce « saut mortel dans l’expérience » qui vient trouer ce passage ? Je ne
suis pas pour l’instant en mesure de répondre, mais j’en prends note car il résonne comme une
note étrange dans ce qui constitue l’entrée en matière du terme dans l’énoncé du triptyque.
Restent les écarts proposés entre les trois termes, qu’il vaut la peine de prendre en
considération sans se précipiter à les doter d’objets et d’agents qualifiés en SIR. Il faut
cependant attendre le 13 mars 1957 pour que Lacan s’attaque directement au terme de
frustration et castration sont mentionnées l’une et l’autre 148 et 140 fois dans le séminaire La relation d’objet, privation n’y apparaît que 66 fois. 76
J. Lacan, La relation d’objet, séance du 28 novembre 1956, p. 27.
La castration en tant qu’accident inséparable, p. 57
castration, non sans prendre un détour que lui fournit Jones, non sans déployer son ambiguïté
habituelle vis-à-vis du Gallois : d’une part il a courageusement fait face à la difficulté
représentée par ce complexe de castration en tant que pièce maîtresse de l’Œdipe freudien – il
n’est donc pas question de la laisser de côté – mais il l’a réduit à la notion d’aphanisis entendue
comme « crainte pour le sujet de voir s’éteindre en lui le désir ». Cette disposition, si fréquence
et parfois si massive dans la névrose obsessionnelle, ne lui paraît pas capable de rendre
compte de la violence symbolique apportée par le concept freudien de castration. Il l’écarte, non
sans une subtile remarque : « C’est une angoisse singulièrement réfléchie. » On a pu voir déjà
à quel point la réflexivité n’est pas ce sur quoi Lacan entend baser son sujet. Et donc cette
notation, pour latérale qu’elle semble être, peut aussi passer pour décisive.
En quoi la privation lui permet-elle cependant de contrer Jones ? En en faisant le
« quelque chose par rapport à quoi doit se repérer la notion de castration ». C’est pour autant
qu’il y aura privation qu’il pourra s’ensuivre ce qu’on appellera castration. « La castration, dit-il
encore au même moment, si elle est ce quelque chose que nous cherchons, prend comme
base cette appréhension dans le réel de l’absence de pénis chez la femme. »
Phrase en elle-même pratiquement incompréhensible puisque le réel, dans la moindre de
ses acceptions lacaniennes, n’est rien qui puisse manquer de quoi que ce soit. Dans le cours de
la même séance du 13 mars 1957 (p. 8), Lacan le rappelle une nouvelle fois :
Dans le réel, rien n’est privé de rien, tout ce qui est réel se suffit à lui-même, parce que dans le réel par définition tout est plein. Si nous introduisons dans le réel la notion de privation, c’est pour autant que nous symbolisons déjà assez le réel.
Ah bon ? La longue et pénétrante analyse du texte du petit Hans qui occupe toute la fin
du séminaire va servir à convaincre le lecteur/auditeur que la privation de pénis maternel ne
pourra émerger comme privation qu’à partir de ce que je propose de concevoir clairement (ce
n’est pas dit comme tel dans le texte) comme une universelle affirmative : tous les êtres vivants
ont un pénis. Je dis bien « pénis » et non point phallus, car le concept de phallus exige d’autres
préalables pour être pris dans les pincettes d’une universelle puisque, au contraire du premier, il
n’est nul trait positif simple.
Une proposition universelle est construite à travers une forme de raisonnement qui
n’attend pas les études supérieures puisqu’elle participe du même mouvement d’anticipation qui
aura permis de reconnaître l’image spéculaire comme une à un stade où l’homogénéité de
l’appareil perceptif et locomoteur est loin d’être achevée. L’induction, véritable instrument de
cette universelle, participe de ce mouvement d’anticipation qui, ayant observé la présence ou
l’absence d’un élément x dans un nombre fini de cas, se détourne de l’enquête casuelle pour
affirmer la présence de l’élément x pour les cas non encore advenus qui appartiendraient
nonobstant à la même classe de sujets.
Hume s’est employé à montrer la faiblesse logique de cette façon de procéder, qui
repose sur l’habitude et non sur la sûreté des déductions symboliques. Les plus récentes
La castration en tant qu’accident inséparable, p. 58
découvertes du fonctionnement biochimique des neurones montrent également que dans leur
conduite d’apprentissage, les neurones eux-mêmes pratiquent l’induction, et généralisent
rapidement à partir d’une répétition régulière des influx. Enfin, la psychologie de l’enfant a
montré très tôt que le développement de l’intelligence prenait un appui constant sur cette forme
de raisonnement. Dans ses recherches épistémologiques, Karl Popper a même cherché à
renverser le mouvement en considérant qu’« au lieu d'expliquer notre propension à présumer
l'existence de régularité comme un effet de la répétition, j'ai imaginé d'expliquer ce qui est
répétition à nos yeux comme le résultat de notre tendance à supposer et à rechercher de la
régularité77
».
Quoiqu’il en soit de ces différentes manières d’envisager l’induction, elle seule semble
être de nature à forer dans cette plénitude affirmée du réel lacanien le « trou réel » sur lequel la
castration en tant qu’opération symbolique pourrait s’appuyer. Il n’y a d’ailleurs pas que le petit
Hans pour pratiquer ce type d’induction massive : le 27 février 1957, Lacan commente
humoristiquement un article de Abraham, qu’on peut lire sous le titre Manifestations du
complexe de castration chez la femme :
Un jour, alors que ses parents prennent le café, une petite fille de deux ans se dirige vers une boîte à cigares posée sur un petite table basse : elle l’ouvre, prend un cigare et l’apporte à son père ; elle retourne à la boîte et en apporte un à sa mère aussi. Puis elle en prend un troisième et l’applique sur son abdomen. Sa mère remet les trois cigares dans la boite. L’enfant attend un instant, puis répète le même jeu
78.
On pourrait ici multiplier les exemples de cette induction chez l’enfant mâle ou femelle
dans ses étapes préœdipiennes vers l’acquisition du langage – et donc dans sa détermination
symbolique comme sujet d’un sexe, de la parole –, mais tout autant au titre de prolétaire en
herbe sur le point de lâcher la jouissance du babil pour l’échange généralisé des signes. Dans
sa route vers le quelqu’un, cet être qui entre avec sa parole toute babillarde dans le langage et
ses structures, butte sur une figure logique qui va finir par lui coller la chair de poule, ce que
Lacan nommait crûment le 8 mai 1963 « cette part de notre chair qui nécessairement reste, si je
puis dire, prise dans la machine formelle ». Ce bonheur d’expression le lançait alors dans une
tirade assez véhémente :
C’est ce morceau en tant que c’est lui qui circule dans le formalisme logique, […] c’est cette part de nous-mêmes prise dans la machine, à jamais irrécupérable, cet objet comme perdu, aux différents niveaux de l’expérience corporelle où se produit sa coupure, c’est lui qui est le support, le substrat authentique de toute fonction comme telle de la cause.
Pour conclure ou presque sur ceci :
[…] cette hantise de ce que j'appellerai la tripe causale, comment l'expliquer si ce n'est que la cause est déjà logée dans la tripe, si je puis dire, figurée dans le manque [...], et dans toutes les discussions mythiques sur les
77
Karl Popper, Conjectures et réfutations, Paris, Payot, p. 78. 78
Karl Abraham, « Manifestations du complexe de castration chez la femme », Œuvre complètes II, Paris, Payot, 1966, p. 103.
La castration en tant qu’accident inséparable, p. 59
fonctions de la causalité (comme par exemple chez Maine de Biran), c'est toujours à une expérience corporelle que nous nous référons.
La « tripe causale », cette part corporelle prise dans la machine formelle, voilà vraiment
ce que Lacan amène de neuf dans la prise en compte de la castration, qui se décale d’un dire
prescripteur (« si tu continues comme ça, on va te la couper ») vers un drame logique lié à
l’inscription du sujet dans le langage. Bien sûr, toutes ces expressions tendent à cerner l’objet
(a), objet partiel, cause du désir, etc., mais ce qui est en prise directe avec cet objet si spécial
quant à sa nature d’objet, c’est le sujet clivé qui est actuellement notre affaire, et qui résulte de
cette opération qui commence à porter le nom de castration.
Si Freud met le manque de pénis féminin au centre du complexe de castration, Lacan
tient pour sa part à déplier les contraintes logiques capables de faire de cette rencontre un
événement aussi déchirant. Qu’est-ce que ça a donc de si terrible pour qu’on croit aussi
facilement qu’il s’agit là d’un trauma pour la vie ? Pourquoi sommes-nous si enclins à gober tout
crû l’historiole freudienne du petit garçon sentant ses génitoires en péril au point d’apprendre
alors une expression qui dit bien l’intensité du conflit narcissique à cet endroit : « Tout, mais pas
ça ! » ?
La force de la menace ne paraît en rien décisive, même dans le récit freudien. Et même à
avoir ça sous les yeux, le petit garçon de l’historiole castrative à la Freud n’y croît guère, se
maintient fort dubitatif. La plus forte des évidences, celle liée au regard, ne suffit pas, et ce qui
finit par lui foutre une jour une pétoche noire touche à une conviction intime qui prend naissance
sur le terrain de la pensée, à partir de l’induction et de l’universelle qui se bricole à cet endroit,
soudain au centre du drame subjectif. Là où entendre et voir se heurtaient à l’incrédulité, le
raisonnement va devenir imparable et entraîner son agent dans un accident digne des
« emplois enroulés » rencontrés avec Damourette et Pichon.
Tous les êtres vivants ont un pénis peut d’abord passer pour un constant sage, de même
que Tous les hommes ont deux jambes, deux bras et deux yeux, etc. Bien sûr, on peut
rencontrer des contre exemples, et d’autant plus qu’on allonge la liste des propriétés
définitionnelles de l’humain. Mais si je rencontre un cul-de-jatte, rien ne m’interdit d’en faire une
exception : qu’il s’agisse d’un accident génétique ou d’un drame de la circulation urbaine,
l’horreur qui en résulte ne touche pas à l’essence de l’homme. La frayeur que peut à l’occasion
entraîner ce genre de rencontre est donc puissamment relayée par l’idée de hasard et de
chance : je pourrais moi aussi être frappé de la sorte et perdre… la prunelle de mes yeux. Sauf
que c’est encore affaire de statistiques, ou de chance et de malchance pour celles et ceux que
n’intéressent pas les calculs de probabilités. Ça ne prouve rien quant à mon destin singulier.
Que Dieu m’en préserve ! Mais s’ouvre alors l’autre question, bien plus angoissante : de quoi
donc Dieu lui-même pourrait-il ne pas me préserver ? C’est là, et seulement là, que ça
commence à chauffer.
Tout va donc se jouer, subjectivement parlant, au niveau de l’exception, une fois posée la
règle qui vaut pour tous, et que l’expérience m’apporte une infirmation locale : soit je réserve
La castration en tant qu’accident inséparable, p. 60
cette place à d’autres, en priant plus ou moins anxieusement les Dieux qu’elle ne m’advienne
pas, soit je sais y être voué, au moins à terme. De toutes façons, une dialectique nouvelle s’est
dès lors enclenchée à partir de l’idée de perte réelle qui peut donner corps à cette notion de
privation réelle (d’un objet symbolique) sur laquelle Lacan fait reposer la possibilité même de la
castration. Encore faut-il qu’elle paraisse inéluctable pour que je cesse de faire le fanfaron à son
endroit, et que le réel se troue là où je l’attendais le moins.
Pour cela il y faut, non pas le symbolique dans son entier dont on voit mal comment il
adviendrait d’un seul coup d’un seul, mais un certain type d’accident au niveau de l’universelle
que nous n’avons pas encore suffisamment détaillé. Si tous possèdent la propriété x, et que je
me reconnais, suis reconnu comme faisant par ailleurs partie de ce tous au titre qu’on voudra,
alors j’ai la propriété x. Le tous vaut nécessité pour chacun. En ce sens trivial, l’universelle
présente à l’évidence une protection forte, capable de cimenter des communautés face à ce
que chacun pressent de la terrible polymorphie humaine, de l’infernale capacité humaine à
générer n’importe quoi et son contraire. Mais s’il se faisait que je perdisse – peu importe
comment et pourquoi pour l’instant ! – cette précieuse propriété x, est-ce que oui ou non je
serais viré de l’ensemble de ces tous ? Pour deviner les attendus d’une telle question, on
gagnera à prendre connaissance de ce que furent les débats occamistes autour de la notion
d’accident séparable et d’accident inséparable.
Depuis Porphyre, l’accident est défini comme « ce qui se produit et disparaît sans
entraîner la destruction de son sujet ». Du coup, il est devenu classique de distinguer entre
l’accident séparable – par exemple dormir pour l’homme – et l’accident inséparable : être noir
pour un corbeau ou un éthiopien. Mais les deux accidents sont bien des accidents, en dépit de
leur différence, puisque Porphyre dit pouvoir « concevoir un corbeau blanc et un éthiopien qui
perde sa couleur sans que le sujet lui-même soit détruit ». Donc même l’accident inséparable
peut être séparé de son sujet sans que ce sujet ne disparaisse. Il y a des accidents qui frappent
les accidents eux-mêmes, pas seulement des accidents qui frappent des sujets. Jusque là, tout
baigne (mais dans le monde aristotélicien, où l’homonymie fait rage !)
Chez Occam, où les termes connotatifs – « blanc » par excellence puisque tout le monde
reprend à satiété l’exemple aristotélicien — sont censés amener une certain paix ontologique,
l’accident inséparable pose un problème épineux. S’il est vrai qu’un terme comme corbeau
connote automatiquement un accident inséparable particulier : la noirceur individuelle, me
permettant de désigne ce corbeau-ci, je ne pourrai plus avoir dans le même genre le cheval
pour autant que celui-ci connoterait la blancheur. En traitant le terme connotatif sur le double
registre de la qualité seconde, attribué dénominativement aux choses individuelles, et en
l’appliquant en tant que qualité première au choses individuelles au point de pouvoir se
substituer à elles (« ce corbeau » = « ce noir », et réciproquement), Occam fait de l’accident
inséparable une impasse dont il a à ce point conscience qu’il élabore une stratégie pour y faire
face, qui le conduit plus fortement encore à sa si singulière ontologie du singulier. Je ne tiens
pas ici à me perdre dans les passionnants méandres de cette construction, mais à monter en
épingle l’« astuce » qu’il fait sienne. Il commence par considérer, comme tout le monde que
La castration en tant qu’accident inséparable, p. 61
L’accident inséparable est celui qui ne peut être supprimé naturellement sans que le sujet soit détruit, encore qu’il puisse l’être par la puissance divine
79.
Mais dans ce cas, puissance divine mise à part, comment concevoir la différence entre le
propre et l’accident inséparable ? Réponse d’Occam :
L’accident inséparable diffère du propre. Bien qu’il ne puisse pas être naturellement supprimé du sujet dont il est dit l’accident inséparable, il peut cependant être supprimé d’un autre sujet sans que celui-ci soit détruit. Ainsi, bien que la noirceur du corbeau ne puisse être naturellement supprimée du corbeau sans que celui-ci soit détruit, la noirceur peut naturellement être supprimée de Socrate sans que ce dernier soit détruit. Mais le propre ne peut être supprimé de quoi que ce soit sans que la chose soit détruite, de sorte qu’il n’est pas plus séparable d’une chose que d’une autre, sans qu’elle soit détruite
80.
Comment ne pas admirer ce soudain recours à l’« autre sujet », celui qui peut se voir
retrancher l’accident inséparable sans se perdre dans la même opération de retranchement ? Il
semble au premier abord qu’il y ait là une astuce plutôt malhonnête. Or ce n’est pas l’opinion
des lecteurs actuels d’Occam, A. de Libera ou Claude Panaccio, qui argumentent ainsi : la
noirceur de ce corbeau et la noirceur de Socrate ne sont pas équivalentes du point de vue du
corbeau. L’« autre sujet », ici Socrate, possède bien la noirceur au titre d’accident inséparable,
mais il est permis de concevoir que Socrate perdure si on lui retire cet accident-là puisque,
même inséparable, sa noirceur reste un accident qui n’emporte pas son propre [qui est d’être
blanc]. L’astuce revient donc à faire flotter le marqueur qui entraîne la suppression du sujet :
chez Aristote, la frontière passe entre accident séparable et accident inséparable – le sujet
disparaît si disparaît l’un de ses accidents inséparables ; chez Occam, la frontière a glissé entre
accident inséparable et propre : si chez tel sujet faire disparaître l’inséparable revient à faire
disparaître le sujet, chez un « autre sujet » cette opération n’a pas la même portée et le sujet
perdurera alors même qu’il aura perdu son accident inséparable. Inséparable et propre ne sont
plus unis avec la même force chez tous les sujets.
Quoiqu’il en soit des réseaux discursifs complexes au cours desquels se trame chez
Occam cette riche idée d’un accident inséparable, différent du propre, mais qui cependant doit
pouvoir être séparé « chez un autre sujet », il y a là l’amorce du cadre logique dans lequel se
débat l’enfant quand, face aux exigences du système symbolique auquel il s’initie à son plus
grand profit, il fomente ses premières phobies.
Il s’agit en effet de savoir quelque chose qu’il n’est permis ni de voir ni d’entendre : est-ce
que, oui ou non, la perte d’un trait entraîne la suppression du sujet qui portait ce trait ? Il est
impossible de concevoir la violence émotionnelle attachée au mot même de castration si l’on n’y
pressent qu’il y est question, non du plus précieux, ni même de la vie, mais de la possible
suppression du sujet, terme dont usent à cet endroit les philosophes mais auquel nous aurions
tort de répugner puisqu’il revient à ce terme de « supposer », c’est-à-dire de dénoter je ne sais
79
Guillaume d’Occam, Somme de logique, Ier
partie, trad. J. Biard, Mauvezin, T.E.R., 1988, p. 87
La castration en tant qu’accident inséparable, p. 62
quoi capable de supporter des accidents séparables et inséparables, donc de permettre le
mouvement de la pensée et de la langue sans laquelle il n’y aurait point de pensée.
Sans le savoir, l’enfant que Lacan nomme à ce moment l’« inquiet enquêteur en mal de
gloriole » rode dans les parages des suppositions occamiennes et se trouve surpris, au décours
de ses calculs et de ses activités de classements, par l’éventualité de sa suppression en tant
que sujet. Il ne s’agit pas tant de mourir, ou de perdre l’amour d’un être cher, ou de dire
possiblement adieu à sa quéquette chérie, ou d’être mangé par le grand méchant loup, ou
d’être transformé en manchot d’un seul coup d’épée de Dark Vador : toutes ces figures dont
s’alimente jusqu’à plus soif l’imaginaire enfantin bordent de leur émotion une seule et même
question – celle de la disparition du sujet dans le cours et du fait même de son activité de sujet.
Le sujet disparaissant non plus sous un coup venu de l’extérieur pour le frapper et l’anéantir,
mais à un point précis de son fonctionnement régulier de sujet. Non pas tant quelque chose de
nécessaire et par là même d’inéluctable, mais quelque chose empreint d’une contingence dont
la perspective ne cesse de donner sa raison à la poursuite du jeu, sans qu’on sache bien s’il
s’agit de toujours l’éviter, de la narguer sans fin, ou délicieusement lui succomber dans l’horreur
de la fin des temps. Jouer à l’apocalypse. Tous les autres jeux pâlissent au regard de celui-là.
Il peut paraître audacieux de faire d’un simple apprenti bredouillant des rudiments de la
langue un puissant métaphysicien prêt à s’aventurer sur les bordures de l’être. Mais la machine
formelle se laisse appréhender avec autant de violence dans son maniement aveugle que dans
ses explorations savantes, pour autant du moins que grammaire et logique, dans leurs
différences respectives, se prêtent main forte pour laisser deviner à leur agent permanent que
la possibilité de sa disparition, loin d’être en tout point un accident qui pourrait ne pas advenir,
est quelque chose de tellement inséparable de son fonctionnement de sujet que ça pourrait bien
faire partie du propre, de ce qui le caractérise au plus haut point. Comment enfin savoir si cette
castration relève de ce qu’il y a de propre chez un sujet, et y advient au titre d’une nécessité
sans faille ; ou si au contraire elle ne relève que d’un accident inséparable dont la perte
n’entraîne pas à tout coup la suppression des sujets qui en sont porteurs ? Les sœurs Papin
elles-mêmes devaient en savoir obscurément quelque chose puisqu’une fois terminé le double
crime qui devaient sceller leur existence à venir, elles se dirent à juste titre : « C’est du
propre !81
».
80
Ibid. 81
La solution du passage à l’acte, Le double crime des Sœurs Papin, Paris, Érès, 1984, p. 68.
LA SUPPRESSION DU SUJET
LEÇON VII
Comment concevoir avec quelque clarté les tenailles logiques de la castration ?
Comment un certain type d’universelle peut-il en venir à se retourner sur le sujet qui le profère
et le soutient pour l’entraîner dans sa chute ? Telles sont maintenant les questions qui nous
attendent, mais avant de s’en saisir, on aura intérêt à mesurer d’abord l’ambiguïté que nous
conférons, sans même y réfléchir, à ce concept freudien de castration.
La chose est relativement simple à énoncer : d’un côté, avec la castration, il faut imaginer
le pire, rien ne semble suffisant pour décrire l’horreur liée à ce terme, mais par ailleurs cette
même castration semble avoir des vertus médicamenteuses, au sens où en passer par là ferait
le plus grand bien. On va même jusqu’à penser, sans trop le dire, qu’un sujet qui ne connaîtrait
rien de tel serait gravement amputé dans son activité de sujet, et presque invalidé. C’est donc
une chose horrible, mais son absence serait plus horrible encore. Quel mystère se cache sous
ce scotch double face ?
Il est indubitablement freudien, et l’on ne pourra comprendre cette ambivalence basique
du concept sans aller revisiter le texte fondamental Der Untergang des Ödipuskomplexes. Le
schéma général en est simple, et bien connu encore de nos jours chez les freudiens de toute
obédience : l’enfant mâle entre d’un même pas dans la phase phallique et dans son complexe
d’Œdipe direct. Les satisfactions qu’il en tire sont telles qu’on voit mal ce qui pourrait l’en
dégager, même si, dans le schéma hyper classique de l’Œdipe, l’enfant doit souffrir du fait que
cette mère semble aussi en aimer un autre. Freud fait donc au départ deux hypothèses sur une
possible sortie de l’Œdipe pour l’enfant mâle : l’une phylogénétique – comme les dents de lait,
dit-il, un jour ça tombe pour laisser place à une organisation plus propice au développement ;
l’autre ontogénétique : de par la jalousie et ses insupportables souffrances, l’enfant finirait par
se détourner de sa mère et de ses investissements phalliques à son endroit. Les deux
explications sont présentées comme un peu légères, et c’est là que la castration vient à son
secours, discursivement parlant :
Nous affirmons alors que l’organisation génitale phallique périt (zugrunde geht) avec [la] menace de castration (kastrationsdrohung)
82.
82
S. Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe », in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1973, p. 119. Allemand, Studienausgabe V, p. 247. « zugrunde gehen » : se perdre, se ruiner, faire naufrage, périr.
La suppression du sujet, p. 64
Sauf que Freud ajoute immédiatement que la menace à elle seule ne produit en général
pas grand effet. Il rappelle alors une série d’expériences faites par l’enfant qui devraient « [le]
préparer à la perte de parties corporelles très prisées83
: retrait d’abord temporaire puis un jour
définitif du sein maternel et séparation quotidienne exigée du contenu de l’intestin ». La menace
jusque là sans effet (Freud dixit) doit soudain développer son effet saisissant et lui faire
abandonner ses investissements œdipiens. Mais qu’est-ce donc qui finit par briser l’incroyance
de l’enfant enferré dans son phallicisme œdipien ? Réponse de Freud : l’observation de l’organe
génital féminin. Or le même Freud avait pu tranquillement soutenir, quelques lignes auparavant,
que lorsque l’enfant mâle est confronté une première fois à cette perception visuelle, il peut fort
bien s’en tirer autrement : considérer qu’il n’a pas bien vu, que ça poussera sûrement, que c’est
là un accident regrettable et sûrement unique, etc. Pourquoi et comment une telle vision, si
facile à mettre en doute vu les intérêts narcissiques en jeu, aurait-elle aussi peu que ce soit
désormais force de loi ? De la simple et brutale conjonction de la menace et du spectacle ?
Mais de quoi est faite cette conjonction ? Il y faut plus qu’une évidence visuelle : toute une
construction mentale doit non seulement suivre ce chambardement qui verrait s’écrouler la
phase phallique, mais doit activement accompagner la perception supposée traumatique pour la
rendre vraie.
Ainsi donc, les bienfaits escomptés de la castration reviendraient à ce soulagement
intestinal et à ce sevrage qui participent tous deux d’une sorte d’évolution naturelle chez tous les
spécimen de l’espèce dont la maturation dépend d’une série de pertes consécutives (à
commencer par le placenta). Mais l’agent efficace de cette séparation sans objet mondain
évident comme dans les termes antérieurs de la série (placenta, sein, excrément, dents de lait)
relèverait maintenant d’une opération dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est d’un ordre
hautement intellectuel puisqu’il s’agit de tenir pour vraie une perception jusque là tenue pour
trompeuse, ou fausse, ou inexistante, sans que rien ne change au niveau de la perception elle-
même. Il s’agit donc d’une véritable « conversion mentale », comme celle qui nous fait voir en
relief le cube que l’on voyait jusque là en creux. Freud lui-même est contraint de s’engager dans
la voie des modalités logiques pour décrire ce passage du possible à l’effectif : l’enfant doit
passer de la « possibilité d’une castration » (der Möglichkeit einer Kastration) au fait de « briser
son incroyance » (den Unglauben endlich brechen) et se convaincre (sich überzeugen) de la
réalité de cette menace afin qu’elle parvienne à faire effet (die Kastrationsdrohung gelangt
nachträglich zur Wirkung). Il ne suffira pas de dire que cet objet est « symbolique » pour se tirer
d’affaire. L’opération reste obscure.
La preuve du côté « un peu court » de l’explication par la seule vision traumatisante qui
viendrait d’un seul coup d’un seul avérer l’hypothèse de la castration éclate bien sûr avec la
gente féminine, et l’on aurait dû s’arrêter de façon plus interrogative sur la phrase suivante, qui
ouvre l’affaire côté petite fille :
83
« den Verlust wertgeschätzter Körperteile ».
La suppression du sujet, p. 65
Unser material wird hier – unverständlicherweise – weit dunkler und lückenhafter.
(Ici notre matériel devient – d’une façon incompréhensible – plus obscur et plus lacunaire)
84.
Or Freud use, à la fin de ce même paragraphe, d’un pur et simple paralogisme. Il évoque
d’abord l’expérience réciproque : la petite fille découvre le pénis du garçon, et trouve du coup le
sien « un peu court85
», ce qui la plonge dans la jalousie et ouvre son complexe de masculinité
(Mânnlichkeitskomplex). Ça ne dure pas (dit Freud). A ce moment
l’enfant ne comprend pas que son manque actuel de pénis est un caractère sexuel, mais elle l’explique par l’hypothèse (die Annahme) qu’elle a possédé autrefois un membre tout aussi grand, et qu’elle l’a perdu par castration (durch Kastration verloren hat).
Qu’on ne m’accuse pas ici d’intellectualiser l’affaire : pour élaborer ce genre d’hypothèse
explicative, il faut faire sérieusement fonctionner ses méninges ! La conclusion se dit alors :
Il s’ensuit cette différence essentielle : la fille accepte la castration comme un fait accompli, tandis que le garçon redoute la possibilité de son accomplissement.
Es ergibt sich also der wesentliche Unterschied, daß das Mädchen die Kastration als vollzogene Tatsache akzeptiert, wärhrend sich der Knabe vor der Möglichkeit ihrer Vollziehung fürchtet
86.
Je m’arrêterai là des citations freudiennes, que je n’ai données que pour qu’on ne s’en
tienne pas à cette conclusion rebattue, rabâchée jusqu’à l’écœurement, qui fait dériver la
différence psychique de la différence anatomique en prenant appui sur la vraisemblance
narrative de récits hautement spéculatifs. Freud se veut à cet endroit le Napoléon de la
sexuation, puisqu’il copie à l’empereur sa formule de grand stratège militaire – « La géographie,
c’est le destin » – pour affirmer à son tour : « L’anatomie, c’est le destin ». La fille construirait
ainsi sa certitude sur une hypothèse phallique très sophistiquée qui viendrait à être infirmée par
la vision de la différence anatomique : tous l’ont, bien que moi aujourd’hui je ne l’aie plus, alors
que le garçon, partant de la même hypothèse ensembliste, puis confronté à la même vision de
la même différence anatomique, se convaincrait alors de la possibilité de la castration : tous
l’ont, mais il arrive qu’on le perde — sera-ce mon cas ?
Quel est donc ce « tous » qui semble s’emparer des garçons comme des filles, et que
Freud se dépêche d’enrober de considérations anatomiques et libidinales qui donne
consistance à sa phase phallique ? Avant de se demander comment on sort de cette phase
phallique, ne pourrait-on savoir en quoi elle consiste ? Certes, il semble bien que son objet,
pénis ou clitoris, soit violemment investi et digne d’attentions vu les quantités de plaisir corporel
84
S. Freud, La vie sexuelle, op. cit., p. 121. Allemand, Studienausgabe V, p. 249. 85
Freud met ici l’expression entre guillemets : « zu kurz gekommen ». Serait-ce qu’il le ressent pour sa propre argumentation ? 86
S. Freud, La vie sexuelle, op. cit., p. 121. Allemand, op. cit., p. 250. C’est la même notion (« vollzogene », « vollziehung ») qui permet à Freud d’opposer fille et garçon : le plein accomplissement de la castration, sa mise à exécution,
La suppression du sujet, p. 66
qu’il charrie. Mais à s’obnubiler sur cet objet anatomique, on rate le quantificateur qui permet
initialement de le poser dans son universalité, alors que l’accident mental qui mérite de
s’appeler « castration » semble bien porter plus sur ledit opérateur que sur l’objet.
Pourquoi donc, qu’il aie ou pas le pénis en question, faudrait-il que l’être humain, dans
ses balbutiements logiques, dans ses premières mises en classes, construise, comme une
sorte d’hypothèse minimale, un « tous » qui, d’une façon ou d’une autre, va se trouver altéré ?
Je propose de considérer que Freud a découvert avec le concept de castration un type
d’accident inséparable de l’humain, et qu’en somme cette castration va à l’humain comme le
noir au corbeau. Ça n’est pas exactement propre à l’humain, ni le pur déploiement de sa
nature ; c’en est seulement un accident inséparable. Mais quel accident ?
Pour le savoir, il convient, dans un premier temps, de gambader un peu autour de
quelques formulations possibles, en sachant qu’on ne peut guère aller d’un seul trait au cœur
d’un problème aussi complexe, non parce qu’il serait de lui-même trop ardu, mais parce qu’il
implique qui prétend le traiter d’une façon qui lui fait perdre la tête : le sujet qui calcule se voit
soudain disparaître, en toute rigueur, dans le cours de ses propres opérations.
Si je n’appartiens pas à une classe d’individus, c’est que j’appartiens à une autre, et à
tout le moins, si je suis un peu logicien, au complémentaire de cette classe, quoiqu’il y ait là déjà
une première difficulté : admettons qu’existent tous les x qui se reconnaissent de posséder
chacun le trait a, est-ce que je peux en conclure qu’existent également tous les non-x ? Oui,
bien sûr, mais seulement si je me suis au préalable donné ce qu’il est convenu d’appeler un
« univers du discours » dans lequel je place, par décret, tout ce qui existe et peut être affirmé
exister, indépendamment des traits possédés ou pas par ces « existants », les licornes comme
les quarks, la tour Eiffel comme le trou dans la couche d’ozone. Alors oui, ce qui ne fait pas
partie des x, fait nécessairement partie des non-x, tout en appartenant éventuellement aux y et
aux z qui ne sont pas inclus dans les x, mais sont des ensembles en bonne et due forme.
Si par contre je n’ai pas pris cette précaution préalable relativement à un univers du
discours, « non-x » n’est en soit rien qui prête d’emblée à l’existence. « y », « z », ça oui,
puisqu’ils existent comme ensemble au titre de posséder en chacun de leur élément un trait
donné, mais « non-x », non. Je ne pourrais considérer des classes d’individus que si je suis à
même de dire le trait qui les collectivise (cette considération va de soi en logique classique
aristotélicienne). L’absence de trait ne collectivise qu’au prix d’un univers du discours. Je bute
donc à nouveau sur la question : de quoi est fait ce « tous » qui sert d’introducteur à la phase
phallique ? Quel trait permet de le poser ?
Herbert Graf, alias petit Hans, l’a annoncé d’entrée de jeu : ce ne sont pas seulement les
filles et les garçons qui le possèdent, mais tout ce qui vit : les chevaux, les mamans, les petites
filles, les lions. Mais à 3ans et 9 mois, il fait une découverte : il se trouve dans une gare, et
observe une locomotive en train de lâcher une partie de son eau. Il en conclut, très
La suppression du sujet, p. 67
raisonnablement : « Regarde, la locomotive fait pipi. Où est donc son fait-pipi ? » Et après un
moment, poursuit le père dans son récit87
, le petit Hans lâche :
Un chien et un cheval ont un fait-pipi ; une table et une chaise n’en ont pas88
.
On assiste là aux grands partages de l’être où chacun s’est essayé dans la nuit de sa
mémoire. Hans ne s’est pas d’abord donné les filles et les garçons pour savoir qui l’avait et qui
ne l’avait pas : il a posé que tout ce qui vit l’a89
. Je propose qu’on le suive sur cette splendide
hypothèse de départ.
En restant collé à la différence sexuelle, en la posant au début et à la fin, on se voue à ne
rien comprendre à l’opération dite « castration », et l’on se voue à la maintenir comme
l’explication imaginée sur le dos des enfants qu’on suppose en train de se donner raison de la
différence anatomique entre les sexes, différence par la suite corroborée par les différences
psychologiques et comportementales, pour ne rien dire encore de la biologie fine (XX/XY). Du
fait de ce primat du narratif, cette castration reste un mythe dont on ne comprend pas la portée
structurante, et qui ne se soutient dès lors que de sa répétition à outrance dans les officines
psychanalytiques (ailleurs, on l’abhorre, pour d’aussi mauvaises raisons). Mieux vaut à l’inverse
suivre Hans dans sa suggestion selon laquelle tout ce qui vit l’a, ce Wiwimacher, parce qu’une
autre vérité viendra répondre un jour à cette assertion universalisante – pas forcément au
moment de la crise œdipienne, un peu plus tard le plus souvent –, qui énoncera crûment : tout
ce qui vit meurt. L’avoir fait mourir : voilà le régime complet du « tous » phallique à la Hans.
Ce « tous » subit ici un accident qui ne se résout pas sur le champ dans une bipartition
simple entre ceux qui oui et ceux qui non. Bien sûr, toutes celles et ceux qui ne sont pas
vivants… sont morts. OK. Pas de problème. Vu de loin, les lois permanentes de la bipartition
semblent tenir le coup. Mais moi qui fait face à cette vérité, qui la pense en vivant que je suis, je
dois du même pas me réserver ce futur là ? Qu’est-ce que c’est qu’une vérité qui ne tient pas le
coup ? En quoi la possession du trait phallique – qui me fait appartenir à l’ensemble qui
regroupe tous les éléments qui portent cette marque, qui donc fait de moi un vivant parmi les
vivants –, doit m’amener en toute rigueur à ne plus le posséder ?
Pour dépassionner momentanément le problème, imaginez que je me propose de ranger
les livres de ma bibliothèque, mais qu’au moment où je m’empare de tel ou tel ce dernier se
transforme soudain, et de façon apparemment durable, en cuillère à café, ou en abricot séché,
ou n’importe quoi d’autre. Adieu le rangement ! Je ne peux classer que des êtres qui perdurent
dans leur être ! Or moi, moi qui cherche à mettre de l’ordre dans le monde qui m’entoure,
comment pourrais-je faire face à cette échéance qui va m’exclure de cet ordre que je suis en
train de construire ? Scandale logique : comment une qualité prédicative « x » peut-elle devenir
la qualité prédicative « non-x » chez le même sujet ? Ça ne se peut pas ! Dans une telle
87
Un récit évidemment très complaisant, mais il y a tout de même lieu de le croire. 88
S. Freud, Cinq psychanalyses, PUF, Paris, 1971, p. 96. Allemand, Studienausgabe VIII, p. 16.
La suppression du sujet, p. 68
perspective, il n’est plus possible de classer quoi que ce soit, qui que ce soit, et n’est-ce point
« tout » qui alors s’effondre si le sujet compteur doit considérer qu’il va passer à la trappe au
titre de ce qui le rend apte à compter ?
La castration ne peut être conçue comme un accident si terrible que parce qu’elle
provoque la chute du sujet à un moment précis de sa quête de l’objet, dans le cours même du
procès représentatif. Les expressions qui témoignent de ces moments cruciaux le disent sans
détours : « Plutôt crever ! ». « Jamais de la vie ! ». « Si c’est ça, je me tire ! », sans parler
encore de l’évitement silencieux phobique. La perte qui se profile est telle que le sujet se met
lui-même dans la mise : il se joue comme le dernier jeton en sa possession. C’est plus banal
qu’on ne croit. Au poker, on appelle ça « jouer son tapis » : si l’on perd, il faudra quitter la table
et tirer un trait sur sa présence de joueur. Et une fois mise en place cette échéance de la
disparition du sujet, elle devient ipso facto l’enjeu de la partie : la présence ou non du sujet en
tant que tel dans le cours du procès qu’il a déclanché. Pour en donner une idée circonstanciée,
j’userai une nouvelle fois d’un récit dont j’ai fait état il y a déjà longtemps90
, et aussi dans un
article plus récent91
. Il s’agit de confidences faites par le philosophe allemand Friedrich Heinrich
Jacobi (1743-1819) à son ami Moses Mendelssohn (1729-1786) sur des événements survenus
dans sa petite enfance. Le 4 novembre 1783, il lui écrit92
:
J'étais encore habillé à la polonaise et déjà je commençais à me préoccuper des choses d'un autre monde. J'avais huit ou neuf ans quand ma profondeur enfantine (Tiefsinn) me conduisait à des visions singulières (je ne sais comment les appeler autrement que comme ça) qui me hantent encore aujourd'hui [...]
93. Cette chose singulière était une représentation d'une durée
infinie, tout à fait indépendante de tout concept religieux, qui m'arrivait à cet âge-là quand je réfléchissais sur l'éternité a parte ante, avec une telle clarté et m'émouvait avec une telle violence que je sursautais en poussant un grand cri, et tombais dans un espèce d'évanouissement. En reprenant mes sens, un mouvement très naturel m’obligeait à renouveler en moi la même représentation et la conséquence en était un état de désespoir indicible. La pensée de l'anéantissement, toujours effrayante pour moi, le devenait encore plus ; et en même temps, je ne pouvais supporter l'idée d'une durée éternelle. [...] Dès ce moment, malgré le soin que je mettais à l'éviter, cette représentation m'a hanté encore maintes fois. Je crois que je pourrais la convoquer à tout moment et que je pourrais, en la répétant plusieurs fois de suite, me tuer en quelques minutes. Tout en faisant toutes les réserves possibles, il est toutefois extraordinaire qu'une représentation purement spéculative que l'homme produit en soi puisse agir sur lui d'une façon tellement terrible, et qu'il craigne plus que tout autre danger de la réveiller.
89
Après, on verra. Pour commencer le travail de pensée, il faut d’abord être un métaphysicien ; le vingtième siècle, submergée par la technique, a failli l’oublier. 90
G. Le Gaufey, « L’angoisse du temps zéro », in Cahiers Confrontation n° 15, « La logique freudienne », Aubier, Paris, printemps 1986, p. 19-36. 91
G. Le Gaufey, « La solitude phobique », in Les lettres de la SFP n° 14, Regards sur la phobie, 2005, p. 11-22. 92
. Cité dans Marco M. Olivetti, « Les débuts de la philosophie du langage chez Jacobi », in L’analyse du langage théologique : le nom de Dieu, Aubier-Montaigne, Paris, 1969, p. 513, note 25. 93
Ce qui suit ces premières lignes est une clarification apportée plus tard par Jacobi dans ses Spinozabriefe (appendice III)
La suppression du sujet, p. 69
Quel est donc ce « mouvement très naturel » qui pousse Jacobi à renouveler en lui cette
représentation capable de l’évanouir94
, et dont il affirme du même pas qu’il mettait beaucoup de
soin à l’éviter ? S’il cherche une représentation de l’éternité « a parte ante », c’est qu’il la veut
« à part de tout », « indépendante » comme il le dit de tout concept religieux, il veut donc être le
sujet d’une représentation de ce qui n’a ni début ni fin, ni cause ni raison, ce donc avec quoi il
n’y a pas d’espoir d’établir un rapport95
– il veut être face à une sorte d’intuition pure d’un objet
sans bord. Dans son intelligence enfantine, il a rencontré ? produit ? la pensée de ce qui ne
peut être pensé. Il a heurté une limite, non du cogito lui-même, mais bien dans l’exercice de ce
cogito ; c’est du moins comme ça qu’il se rappelle de l’événement pour en faire tardivement la
confidence à un ami philosophe.
Je veux bien croire que nous n’avons pas tous les talents de penseur et de conteur de
Jacobi, mais je serais très porté à penser que l’expérience qu’il décrit si bien est aussi
commune chez l’humain que le noir chez les corbeaux, et elle peut se résumer ainsi : le sujet
souffre de porter en lui la capacité de disparaître, en même temps qu’il en jouit comme d’un
pouvoir suprême. Freud a décisivement entamé la question dans l’Au-delà du principe de plaisir
avec le célébrissime « fort/da » de son petit fils. Se faire disparaître d’abord des autres – en se
fermant les yeux, en lui fermant les yeux, en se dérobant diversement à son regard ; puis en
faisant disparaître son image, en jouant avec les miroirs ; puis plus tard en mentant, les yeux
dans les yeux cette fois, en se dissimulant dans son énoncé même. Mais pour qui se pique au
jeu, l’étage du dessus, le vrai jeu, c’est quand même de se rayer de la carte en tant que sujet.
Rien de plus (ce n’est pas la mort), rien de moins (ce n’est pas une négation de plus) :
seulement entrer de son propre pas dans l’évanouissement dont on ne revient pas, sans qu’on
puisse bien savoir si on l’a activement voulu (« un mouvement très naturel m’obligeait à
renouveler en moi cette représentation »), ou si l’on aura été le jouet passif de circonstances
symboliques très singulières. Jacobi a clairement poussé la gageure jusque là, sur cette ligne
de partage des eaux où activité et passivité se neutralisent sans laisser beaucoup de place à la
réflexivité : seulement à cette aphanisis par laquelle le sujet disparaît… de son fait. Ou presque.
Dans tout cela, il ne s’agit pas tant de mourir, ni de faire ici et maintenant des arpèges sur
l’« être-pour-la-mort » ou l’humain prendrait ses marques. Mourir n’est qu’une des figures —
certes pas la moindre – de ce qu’il s’agit de cerner au cœur de l’angoisse de castration : la
suppression du sujet. Comment des tas de gens qu’on peut supposer moins doués que Jacobi
arrivent, grosso modo, au même résultat ? A suer d’angoisse en se laissant envahir par une
« représentation purement spéculative » ? Pourquoi y aurait-il là un accident inséparable ? Sous
ses formes mineures et majeures, la phobie s’impose comme réponse symptomatique à ce
genre de question.
Comme il y a des troubles de la pensée ou de l’émotion, la phobie est un trouble de la
représentation, et quasiment une étape obligée dans l’apprentissage de l’appareil symbolique
94
J’applique ici la voix récessive au verbe régulièrement (et faussement) réflexif « s’évanouir ». La représentation en question « évanouit » Jacobi.
La suppression du sujet, p. 70
par lequel l’être humain prend peu à peu possession des capacités que lui offre son activité de
locuteur en vue de satisfaire à ses besoins. Il est un temps dans lequel l’apprentissage fait
correspondre positivement des mots et des choses, des expressions et des sentiments, des
intonations et des affects. Mais on sait aussi que le jeu, dans ses explorations brouillonnes des
possibles ouverts par n’importe quel ensemble de règles, fait partie intégrante des programmes
d’apprentissage : on adore voir nos enfants batifoler à qui mieux mieux comme d’autres petits
mammifères (oursons, chatons, chiots). On se complaît à y voir une innocence paradisiaque (le
XVIIe siècle y voyait un purgatoire), mais sans trop jouer les rabat-joie on peut aussi très
fonctionnellement y déceler une exploration qui, pour éprouver l’entièreté du système, doit se
répéter au hasard, de façon à installer durablement des habitudes que le seul service des
besoins, dans sa monotonie, ne parviendrait pas à mettre durablement en place. Ce qui est vrai
de l’appareil sensoriel et moteur l’est aussi de ce vaste appareillage symbolique qui, via le
langage, introduit l’humain dans la dimension de la représentation. La phobie l’attend dans ses
jeux d’apprentissage.
La correspondance des mots et des choses apparaît vite comme une grossière
approximation, même si elle doit rester tout au long de la vie une pratique aveugle et obstinée
que rien jamais ne vient vraiment détrôner. Mais il n’y a pas que le manque phallique pour
semer l’effroi dans la représentation. On a vu avec Jacobi que la représentation d’une durée
infinie « a parte ante » y suffisait amplement. Et à qui viendrait dire que cela n’est qu’un masque
intellectuel et sophistiquée face à la terreur basique du manque phallique, on ne pourra que
rappeler l’histoire du poète hongrois (comment s’appelait-il ?) qui disait avoir rêvé d’une
armoire, et à qui l’on expliquait qu’il venait en fait de rêver d’un sexe féminin, et qui rétorqua :
« Mais alors, quand je rêve d’un sexe féminin, cela veut dire que je rêve d’une armoire ? ». La
puissance des investissement génitaux n’explique pas le mécanisme de l’angoisse lié à cette
menace sur le sujet. C’est donc au niveau du signe qu’il convient d’abord de comprendre
comment s’est constituée l’impasse qui en appelle à la suppression du sujet.
Dans le fait qu’un signe représente quelque chose pour quelqu’un, base de toute
conception positive et réaliste du signe, il n’y a bien sûr aucune garantie sur l’existence du
« quelque chose ». Le signe, dans sa prodigalité naturelle, représente une chose tout à fait
indépendamment du fait qu’elle existe en ce monde, ou pas. Cela va de soi, mais faut-il encore
le découvrir. Qu’à cela ne tienne ! Il y a même des signes pour désigner précisément l’absence
d’objet : rien, zéro, « pas de », « ya pas ». La négation peut fait tranquillement son travail pour
évacuer la présence effective de l’objet sans ruiner l’économie du signe de et objet. Jusque là,
tout va bien. L’affaire ne se corse que lorsque l’objet visé, promis par le signe, non pas s’affirme
comme absent ou inexistant, mais se dérobe sans qu’il soit permis de dire s’il est là ou pas là.
Ce type d’accident ne saurait être purement linguistique — il est logique, il tient à l’organisation
de la pensée dans son utilisation des signes, au fait que les signes fonctionnent comme des
concepts bien avant qu’on ne songe à faire de la philosophie, ou à se spécialiser en
épistémologie. Les mots fonctionnement comme des concepts pour autant que certains d’entre
95
Se rappeler ici Peirce et sa priméité.
La suppression du sujet, p. 71
eux servent à désigner une pluralité d’individus sous un terme commun : « cheval »,
« homme », « arbre », ec.
Et donc le mot qui s’avère difficile à maîtriser, ce n’est pas « rien », ou « manque », c’est
« tous », qui couvre de son opacité logique ce lien de la pluralité à l’unité qu’on appelle
aujourd’hui « un ensemble ». Seul ce mot « tous », en sa logique et sa sémantique complexes,
pose en retour au sujet qui le soutient de son énonciation la question de son appartenance : toi
qui m’affirmes, tu es en moi ou hors de moi ? Quand tu dis « tous », tu t’inclus en moi, ou tu
restes mon maître et moi ton serviteur zélé, respectueux et à distance ? Ou alors, comme dans
cette affaire de vie et de mort, tu t’avances comme m’appartenant, moi qui collectivise les
vivants, puis tu me fausses compagnie sans même m’en aviser ? Lâcheur !
Pour mieux faire entendre l’accident qui peut survenir à ce « tous » sans l’accrocher trop
vite à l’idée d’une exception qui le mettrait en question, imaginons plutôt la situation suivante :
supposons que je tienne en haute estime la maxime grecque « Rien de trop » (meden agan). Je
m’applique donc à rester à l’écart de tous les excès, et j’en suis fier. Jusqu’au jour où mon
voisin, que la débauche rend parfois spirituel, me fait remarquer, comme ça, l’air de rien, sans
même que ce soit un reproche, que je suis en train de devenir excessif dans la modération. Et
me voilà mesurant que je suis en train de trahir ma maxime, de commettre malgré moi peut-être
le pire des excès, celui dans lequel allait s’engouffrer ma vie à mon insu. Et donc à moi
Bacchus et à moi Dionysos, donnez moi du vin et que je m’enivre afin que ma maxime soit
respectée, que cet excès sournois qui s’était emparé de moi se dissipe. Sauf que me voilà aussi
désormais devant un très fâcheux problème : jusque là, je savais fort bien ce que je devais faire
– me tenir à l’écart des excès, moi qui me considère comme quelqu’un qui sait reconnaître un
excès – et maintenant, je ne sais plus quoi faire ! Quand dois-je commettre un excès pour ne
pas être excessif dans ma modération ? Cette règle merveilleuse, dont j’attendais jusque là
qu’elle me dicte en permanence ma conduite, je dois désormais la trahir ici et là pour la
respecter, sans plus de sécurité pour ce qui est de lui être fidèle (car peut-être vais-je très vite
devenir un peu excessif dans l’excès lui-même ?). Malédiction ! Mais comment font les autres ?
Cette difficulté imprévue tient à quelque chose que le bon sens refuse avec obstination,
et qu’on appellera pour faire court la structure mœbienne du langage, que seuls un Lacan ou un
Peirce perçoivent sans peine du fait de leur ternaire, qui oblige chacun à prendre des points de
départs véritablement triadiques, non binaires. Lacan donnait de cette structure (je ne sais plus
très bien où) un exemple parmi d’autres en faisant remarquer qu’il n’y a pas le beau d’un côté et
le laid de l’autre, mais qu’à s’aventurer toujours plus avant dans le beau on finit par butter sur le
laid. Pour contre intuitif que paraisse ce genre d’énoncé, je le tiens pour l’objet même de la
découverte phobique.
Le problème n’est pas seulement que les filles n’en aient pas, et les mamans non plus.
De toute façon, ce n’est pas l’enquête minutieuse et casuelle qui nous révélera la vérité à
l’endroit d’une aussi grande population. Le problème débarque lorsque le « tous » – qui m’a
permis de poser la question du sujet que je suis quand je l’affirme – se fracture de l’intérieur,
La suppression du sujet, p. 72
pas seulement devant l’évidence casuelle qu’il m’est toujours permis de mettre en doute dans
sa singularité. Et il fracture alors mon énonciation bien plus gravement que l’objet qu’il
prétendait viser dans son extension.
Ce n’est pas l’exception que j’ai sous les yeux qui troue la consistance de ce « tous »
jusque là si pratique en tant qu’instrument de rangement de cet immense bordel peuplé de
différences tous azimuts qu’on appelle, pour faire vite, « le monde » ; ce qui fait trou, c’est la
non-appartenance du sujet à lui-même. Qualité russellienne s’il en est, qui tient à un défaut
foncier de réflexivité qui ne peut en aucun cas se révéler à lui-même, puisque toute l’affaire tient
au fait que, de « lui-même », ici, y a pas ! Lacan a pu très tôt l’envisager assez clairement : le
seul signe que le sujet peut donner de lui en tant que sujet serait celui de son évanouissement.
Mais c’est encore trop dire, une image trop léchée, même si elle fait écho à la dialectique clé de
l’enfant telle que Lacan l’envisage : faisant cadeau à l’Autre de sa propre disparition, faute
d’avoir plus ou mieux à lui offrir. D’où par la suite il a tiré l’affirmation, d’allure étrange : ce dont
le névrosé refuse de faire don à l’Autre, c’est avant tout de sa propre castration. Mais pour
donner lieu à ce sujet qui joue sa propre disparition comme on joue sa dernière carte, il fallait lui
retirer toute espèce de réflexivité : c’est le passage du sujet menteur au sujet barré qui effectue
ce travail. Le sujet menteur est un sujet masqué, une persona au sens grec du masque de
l’acteur ; seul le sujet barré sent venir sa suppression dans l’ébranlement de son énonciation,
quand le système symbolique qui lui offrait des prises sur le monde s’avère localement
inconsistant. Si le « tous » à la fois aspire et rejette le sujet, se montrant à lui seul l‘instrument
d’un clivage qui fait obstacle à toute identité, à tout repliement réflexif identitaire, alors aucun
être ne peut s’installer à cette place, que nécessite pourtant tout déploiement de la dimension
symbolique. « Sujet » aura été ramené à sa pointe fonctionnelle, à la quasi parfaite viduité du
« je », qui certes peut toujours se mirer dans un « moi », sans pour autant déplier en toute
quiétude la contradiction qui l’anime : appartenir/ne pas appartenir.
Dans ces opérations subtiles, le moi n’est pas en jeu. Ce qui est misé pour soutenir les
échanges langagiers et symboliques quand, dans les jeux mêmes liés à l’apprentissage, on
n’en est plus au donnant-donnant, mais que les enchères ont monté dans le jeu relationnel
jusqu’à la question de l’amour pur, la question de l’amour qui viserait au-delà de ses propres
satisfactions, ce n’est rien d’autre que le sujet tel que nous le poursuivons dans ses avatars : ni
actif, ni passif, ni réflexif, mais comme coupé en deux par le simple emploi de la négation, sans
laquelle rien ne peut se faire ni se dire.
Comme le lézard, fort apprécié des enfants pour lâcher son bout de queue sans
demander son reste quand ça se met à chauffer, l’humain découvre, avec terreur et
ravissement, qu’il a aussi ça dans sa besace : le lâcher prise qui consiste, non pas tant à se
retirer de la vie, qu’à se retirer du jeu subjectif. L’autruche en est la version grotesque et
humoristique, mais les jeux du signifiant et de la lettre ne manquent pas de faire surgir ce qui va
imparablement provoquer ce mixte d’effroi et de fascination qui va prendre le sujet en écharpe
et le livrer à l’angoisse. Certains arrivent mieux que d’autres à s’aider d’un objet dans cette
circonstance, et même parfois s’installent dans des phobies socialement déclarées. Mais je
La suppression du sujet, p. 73
prétends que tous ceux qui manient plus ou moins bien le système symbolique — donc
l’immense majorité des êtres humains – gardent secrètement par-devers eux connaissance
d’un objet réputé capable de les évanouir, dans ce sens direct et transitif, un sens que je
propose de retenir dans notre belle langue comme éminemment pertinent, n’en déplaise aux
puristes !
Ce qui provoque la ruine locale du tous et ouvre les perspectives de la castration, ce n’est
pas la découverte empirique d’une exception qui, contrairement à l’adage qu’on répète comme
une litanie sans le comprendre, infirmerait la règle. Cette contradiction n’acquière sa portée, non
pas de la chute du « tous » empirique face à la singularité de l’exception, mais au fait premier et
foncier que le sujet finit par être l’exception qui, ni ne confirme ni n’infirme la règle, mais
l’exception en ce que le tous l’englobe et ne l’englobe pas, le compte et ne le compte pas, le
saisit et ne le saisit pas. Cette négation, si utile quand il s’agissait de mettre de l’ordre dans les
signes d’existence, retombe sur le sujet dans tous ses emplois « enroulés » dans lesquels la
castration déploie ses filets.
« PARCE QUE SA CAUSE EST ABSENTE… »
LEÇON VIII
Dans les approches précédentes du concept de castration, j’ai cherché à suivre certaines
des intuitions de Lacan que je continue de ressentir comme justes, sans cependant reprendre ni
l’essentiel de son vocabulaire à cet endroit, ni même le délinéé de ses argumentations. Dans
ma prétention à œuvrer ici comme lecteur de Lacan, je me dois donc d’éclairer d’abord un peu
ma lanterne méthodologique.
La construction d’un sujet non réflexif qui ne soit pas réifié en troisième personne, mais
parfaitement capable de soutenir le je qui arme les conjugaisons et tout l’arsenal verbal des
langues, et à ce titre au moins se trouve pris dans les formations de l’inconscient, voilà ce que
j’ai souhaité réactualiser à mes frais, selon des thèmes et des soucis dont il m’importe assez
peu qu’on les retrouve ou non dans ce vaste texte qui s’appelle « Lacan ». La pratique de
l’analyse m’amène en effet à considérer que le sujet barré inscrit par Lacan dans un rapport
essentiel au signifiant mérite d’être développé dans sa texture logique autant que dans sa
pertinence sexuelle, pour autant que la prise en compte de cette dimension règle d’une certaine
façon la posture de l’analyste dans sa conduite de la cure, et notamment dans sa possible
conclusion. En ce sens, la castration qui continue de faire notre souci d’aujourd’hui se présente
comme l’un des noms du lieu où se croisent et se recroisent deux données profondément
hétérogènes : l’incomplétude du symbolique, qui donne au sujet qui le met en œuvre sa posture
si singulière, et la mort individuelle en tant que liée au sexe et à laquelle ce même sujet ne peut
faire face, seulement « céder les clefs irrécupérables96
». La première occultée par les religions,
qui toutes sans exception s’arc-boutent pour nier cette incomplétude et coiffer ainsi la
dimension symbolique d’un principe souverain qui l’unifie ; la seconde qui crève les yeux, et
aveugle tous les petits Hans du monde qui, fille ou garçon, doivent choisir un sexe comme on
choisirait un suaire (il en est des plus seyants que d’autres).
Je tiens donc pour finir à délier d’une certaine façon sujet et castration, à refuser cet
amalgame qui ferait de l’un et l’autre une paire bien soudée dont on pourrait dire « pas l’un sans
l’autre ». Ce faisant, je m’inscris délibérément dans la ligne de Freud lorsqu’il soutenait, aussi
bien en 1897 qu’en 1937, que refoulement et sexualité ne sont pas soudés l’un à l’autre, que
l’appui qu’ils se prêtent mutuellement est de circonstance, non de nature. Ce n’était pas nier
pour autant l’importance de la sexualité ; mais c’était rompre avec le monisme qui veut que tout
« Parce que sa cause est absente… », p. 75
ce qui interagit soit lié en dehors même de l’interaction locale dont le conflit fait état. Est-ce donc
si différent de considérer, avec Guillaume d’Occam par exemple, que les corbeaux sont noirs,
non par nature, mais par accident ? Je tiens la chose pour décisive.
Imaginez en effet que la castration – quoi que ce soit que l’on mette désormais sous ce
terme – ne puisse pas ne pas survenir dans le parcours d’un sujet, que ce soit là quelque chose
qui fait partie de sa nature, qui lui appartient en propre : vous dotez ce faisant ce sujet d’une
capacité à déplier de lui-même cette nature, à faire qu’advienne ce qui le qualifie comme sujet –
à défaut de quoi il tomberait dans la pathologie. Vous le dotez d’une profondeur qui l’installe
dans la réflexivité. Je soutiens au contraire que Lacan a cherché à réduire son sujet à un
trognon tel qu’il devient impossible de lui prêter cette réflexivité minimum que l’on accorde, sans
même y réfléchir, à l’entité subjective. Décréter ce sujet « inconscient » ne suffit pour opérer
cette réduction, et Lacan le sait. Son effort constant pour concevoir ce sujet avec toujours moins
d’épaisseur dans l’être, toujours moins de substance, interdit de prêter à un tel sujet une nature
où la castration interviendrait comme une nécessité intrinsèque, comme le pur dépliement du
plus intime de son intime nature.
Ce sujet en prend une consistance essentiellement négative, raison pour laquelle Lacan
l’accorde à un objet lui aussi profondément marqué du sceau de la négativité au point que, non
seulement il est vide, mais il ne tombe même pas sous le concept (nihil negativum). Cette
qualification du sujet qui n’est rien, avec un objet « qui le vaut bien » développe des
conséquences parfois surprenantes.
Ainsi appauvri, ce sujet n’est en effet plus susceptible d’accomplir je ne sais quel
programme vital ou humain : il résulte de la mise en œuvre de l’appareil symbolique, et en ce
qui le concerne, les choses s’arrêtent là. Le considérer comme sexué ou vivant – donc mortel –
n’a, en ce point, aucune pertinence. Il est ce par quoi il se peut que de la vérité soit produite par
les agencements symboliques dans lesquels il est pris mais cette vérité – comme Lacan
l’affirme à de nombreuses reprises97
– n’est pas sexuée.
Si nous tenons ferme sur cette détermination du sujet le privant de toute nature qui
contiendrait, comme en germe, un certain nombre d’accidents à venir tels que la castration,
alors ce sujet se dérobe à tout programme, éducatif ou curatif, pour seulement soutenir de sa
présence des événements que le moi, dans sa voracité identificatoire, versera ou pas dans son
escarcelle, accumulant ainsi les traits qui dessineront son histoire. Le sujet tel que Lacan le
façonne reste en dehors de tout ça. La seule compagnie que lui réserve son inventeur n’est rien
que l’objet (a), un manque que le fantasme vient habiller de ses rêveries, des ses phrases, de
toute cette tapisserie imaginaire qui donne lieu à ce sujet.
96
Philip Larkin : la mort, « ni regard, ni bruit, ni toucher ni goût ni odeur, rien avec quoi penser, rien à aimer ou à quoi se lier, l’anesthésie dont personne ne revient. » Ce avec quoi IL N’Y A PAS DE RAPPORT. 97
Par exemple le 4 juin 1969, dans D’un Autre à l’autre, Le Seuil, Paris, 2006, p. 346.
« Parce que sa cause est absente… », p. 76
Restent donc à préciser les liens que ce sujet entretient avec cet objet. C’est aussi
difficile qu’avec les deux corps du Roi, si faciles à distinguer, et si infernaux à articuler. La
formule du fantasme offre à cet endroit le signe du poinçon, que Lacan commente sous la
forme duelle et contradictoire de l’aliénation et de la séparation98
. Aliéné, le sujet est plus que lié
à cet objet : séparé, il ne peut se conjoindre à lui. À nouveau, l’ultime précision au sujet du sujet
s’arme d’une contradiction irréductible ; pas moyen d’en venir à l’un avec lui.
Mais ce mixte du fantasme, cet appareillage de sujet et d’objet lui-même décrit comme
conjonction de deux propriétés (aliénation, séparation) reste encore trop positif. La posture
subjective qu’il commande impérieusement quand le fantasme trouve son expression
grammaticale gagne à être ramenée à sa situation de bord au regard de la raison en ce qu’elle
est sans cause. Voilà l’intuition de Lacan sur laquelle je souhaite conclure. Lacan en fait
discrètement état dans la séance du 4 juin 1969, vers la fin du séminaire D’un Autre à l’autre :
Le a […] redouble la division du sujet en lui donnant sa cause, qui jusque là n’était saisissable d’aucune façon, car le propre de la castration, c’est que rien ne peut à proprement parler l’énoncer, parce que sa cause est absente. À sa place vient l’objet a, comme cause substituée à ce qu’il en est radicalement de la faille du sujet.
Quelques instants auparavant, Lacan avait décrit l’empire du sujet supposé savoir
comme équivalent du champ du principe de raison suffisante : « rien n’est sans raison », voilà à
ses yeux ce qui fait tenir le Dieu des philosophes, et aussi bien le sujet supposé savoir que
l’analyste propose au névrosé. Dès lors que Lacan pose une universelle aussi forte (on ne peut
guère en imaginer une autre qui la subsume), il se précipite donc à la nier en considérant la
castration comme ce qui échappe à un tel principe.
Certes, il ne convient pas de confondre cause et raison. Il peut à l’occasion y avoir
quelque raison à ce que quelque chose soit sans cause. Kant y a fondé pas moins que la raison
pure, qui n’en est pas moins raison d’être causée par rien. Mais soutenir que la cause de la
castration est absente, qu’il n’y a rien qui cause la castration comme telle, qu’elle est donc, au
passage, de l’ordre de l’accident, cela revient à positionner ladite castration dans un registre qui
écarte d’un revers de main toute harmonie à laquelle elle concourrait.
En héritant de cet appareil symbolique, en le découvrant au fil de ses apprentissages,
l’enfant se trouve confronté, à travers les épisodes contingents de son histoire, à cet accident
logique qui le divise sans espoir d’unifier tout ça un jour : aucun « tous » ne tient, sinon à s’en
exclure. L’universel, si indispensable dans nos calculs, n’offre pas de sécurité pour son agent
comptable. En fait, il le massacre en en faisant le barbier de Russell, soit l’agent d’un paradoxe
dès que montent les enchères ensemblistes et qu’il s’agit d’enserrer un tout un peu conséquent.
Les modes de cette exclusion déterminent diversement ce que l’analyse accueille, mais qu’elle
n’a pas inventé : des sujets réduits au rang de déchet non recyclable, qui ni ne vivent ni ne
98
Pour l’aliénation, voir Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 190-193, et pour la séparation, ibidem p. 194, ainsi que Écrits, « Position de l’inconscient », p. 842-
« Parce que sa cause est absente… », p. 77
meurent, appendices détachés de cet appareil symbolique dont l’humain est si fier, et qu’on
loge aujourd’hui, pour toute une chaîne de raisons, dans le cerveau.
Tel quel, ce sujet est aussi immatériel que l’âme dont il prend la suite. Dès les XVIIe et
XVIIIe siècles, nos ancêtres avaient eux aussi logé cette âme dans le cerveau en passant de
l’âme-forme-du-corps léguée par Aristote et omniprésente pendant un millénaire et demi à
l’âme-esprit qui, elle, ne pouvait seoir qu’à proximité d’une glande pinéale quelconque, puisqu’il
fallait qu’elle soit articulée au corps, toute immatérielle qu’elle fût. Les solutions diverses des
différents auteurs (l’occasionnalisme de Malebranche, l’harmonie préétablie de Leibniz, le
dualisme des substances de Descartes) gagnent à être fréquentées pour qu’on comprenne un
peu que, si le décor a changé dès hier avec Freud, puis avec Lacan, et aujourd’hui avec les
neurosciences, il n’est pas pour autant certain que la problématique selon laquelle un sujet est
requis pour que l’appareillage symbolique ait prise sur les corps, ait beaucoup bougé. On sait
qu’Einstein se contentait de s’émerveiller de ce que la réalité physique s’ordonne si bien et si
régulièrement à nos petite lettres (quand elles sont bien articulées), mais Wittgenstein lui-même
a engagé toute son insatiable curiosité sur le point de savoir comment la volonté meut les corps
– un mystère sur quoi Maine de Biran, lui, appuyait tout son cogito. D’une certaine façon, nous
en sommes toujours là, et il n’y a pas à s’en plaindre.
À quoi peut bien servir un tel positionnement du sujet, ainsi désarrimé de toute propriété
intrinsèque, profondément étranger à tout souci de lui, et même à toute véritable épaisseur
historique ? Lacan en donne une petite idée lorsque, quelques instants après avoir énoncé que
personne ne peut énoncer la castration parce que sa cause est absente, il en vient à parler de
la cause finale à propos de la fin de partie analytique.
Une énigme, une interrogation demeure, dit-il, quant à un acte qui, pour celui-là même qui l’inaugure, nommément le psychanalyste, ne peut s’initier que d’un voilage de ce que sera pour lui, non pas seulement le terme du processus, mais à proprement parler sa fin, pour autant que le terme détermine rétroactivement le sens de tout le processus, que c’en est proprement la cause finale. L’usage de ce mot ne mérite ici aucune dérision, car tout ce qui est du champ de la structure est impensable sans cause finale. Ce qui, seul, mérite dérision dans la conception dite finaliste, c’est que la fin ait la moindre utilité
99.
Que donc la finalité qui ordonne nécessairement le procès puisse par ailleurs s’intégrer à
d’autres finalités, voilà ce qui, à suivre ici Lacan, mériterait dérision. Et en effet la moindre
transitivité des causes finales pose d’emblée la question de la fin globale de toutes les finalités
locales, et pousse donc la question du sens d’un processus quelconque à celle de son
intégration de ce sens dans un sens plus vaste, comme par exemple la moindre conception de
la cure en tant que la thérapie serait sa cause finale permet de l’intégrer dans la série des biens,
qui eux-mêmes trouvent à concourir dans la finalité inquestionnable (sauf rares extrémistes
politiques) de l’État. Raison pour laquelle la finalité de l’acte analytique appelle à être laissée en
blanc si l’on tient à respecter la consistance qui lui aura permis de s’effectuer.
845.
« Parce que sa cause est absente… », p. 78
Le fait qu’une finalité ne puisse pas d’elle-même dire à tout coup à quoi elle sert par delà
le procès qu’elle aura guidé, ce fait déploie les mêmes effets castratifs que ceux que j’ai
cherché à décrire au niveau de la consistance de l’universelle. Pourquoi ? Parce que cette
universelle requiert la question du sujet, qui ne se pose clairement que dans les « conditions
aux limites », comme disent les physiciens lorsqu’ils étudient un système. Le sujet que Lacan
établit dans le champ freudien se lève avec la question de fermer un tout consistant, et d’ainsi
poser la main du concept sur un sujet qui appartiendrait à un tous dans lequel il ne serait plus
seul. Ce pourquoi cette question ne prend tout son lustre, bien souvent, qu’au moment de
conclure la cure, de fermer le cycle répétitif des séances. Le point final fait flamber la question
du sujet plus encore que le rappel du trauma puisqu’il se présente comme un bord
Ce qu’il y a de subjectif dans le sujet, qui faisait déjà toute l’âpreté de la dispute entre
Thomas d’Aquin et les averroïstes latins comme Siger de Brabant, reste marqué chez Lacan
d’une forme d’exaspération qui tend à éloigner toujours plus loin dans la négativité ce qui
pourtant ne peut en aucun cas être oublié : que la machine formelle nécessite un bout de tripe
qui la cause.
Le fantasme tel qu’il l’écrit très tôt – S/ <> a – prend rang de fait primitif au sens de Maine
de Biran en ce qu’il soude deux termes que par là même il différencie, sans cependant pouvoir
les séparer autrement que conceptuellement. Ce sujet et cet objet n’ont aucune existence à part
l’un de l’autre, comme de même la volonté et la résistance qu’elle rencontre sont un seul et
même acte dans le cogito biranien où l’on n’accorde aucune priorité, pas même logique, à la
volonté.
99
Ibid., p. 348.