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7/24/2019 Berthelot Jean Michel - Les Sciences Du Social
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P r e s s e s
i v e r s i t a i r e s
de France
puf
Collection
Premier
Cycle
pistmologie
des sciences sociales
AN MCHELBERTHELOT
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7/24/2019 Berthelot Jean Michel - Les Sciences Du Social
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5 Les sciences du social
PAR JEAN-MICHEL BERTHELOT
Domaine d tude et principes d analyse
Un espace pistennque connnun
Ce chapitre est consacr
qu atre disciplines que l'on appelle
parfois sciences sociales dans une acception troite du tenm e : la
sociologie, l'ethnologie, la dmographie et la psychologie sociale.
A fin d'viter les confusions, nous parlerons de sciences du social .
Cette dnom ination n'est pas pleinement satisfaisante et reste am bi-
gu t. M ais les interrelations entre disciplines au sein des sciences
hum aines et sociales sont si larges et complexes que tou t dcoupage
est partiellement arbitraire. Pou rquoi ne pas traiter choque discipline
sparm ent ? Ou ne conserver qu e la sociologie, l'ethnologie et la
dm ographie ? Pou rquoi cou per ainsi la psychologie sociale du reste
de la psychologie et l'anthropologie cultu relle et sociale (autre nom
de l'ethnologie) de l'anthropologie physiqu e et de la palontologie ?
Pourquoi ne pas leur adjoindre les sciences polifiques ? Les frontires
entre disciplines sont, au regard de leur histoire, si poreuses et fluc-
tuantes que l'on passe de l'une
l'au tre sans vritable seu il. D ans un
tel contexte, tout regrou pem ent est contestable.
L 'essentiel, cependant, est qu'il puisse av oir sens par rapport
une vise claire. Notre objectif est d abord
analytique et d e s c r i p t i f
Com m ent, au sein des disciplines retenues, s'opere la production de
connaissances ? Qu els dispositifs sont mis en ceu vre, quels instru-
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es grands terri toires et leurs paradigmes
es sciences du social
05
ments utiliss, quelles oprations de pense privilgies ? ce pre-
mier objectif s'en ajoute un second,
c r i t i q u e
et n o r m a t z f : Quelle valeur
peut-on accorder la connaissance ainsi produ ite ? Notre hypothse
gnrale est que les quatre disciplines choisies participent d'un
e s p a c e
p i s t m i q u e c o m m u n ,
c'est--dire d'un espace de connaissance qui, par-
del ses diffrences et ses clivages, est mme de rvler des mou ve-
ments et des processus de natu re similaire. Nous tenterons donc, tout
au long de ce texte, de conjugu er en permanence de qu i est spci-
f ique chacune et comm un aux quatre.
Mais il convient d'abord de prciser de quoi l'on parle : socio-
logie, dmographie, ethnologie, psychologie sociale, que dsignent
ces termes ? Partons, car il le faut bien, de dfinitions minimales,
purem ent signaltiques et distinctives. La dmo graphie est l 'tude
des populations et des grands vnements qui les structurent : nais-
sances, mariages, dcs, migrations, etc. La sociologie est l'tude des
socits humaines, m ais elle accepte que certaines d'entre elles soient
du ressort d'une autre discipline, l'ethnologie. La psychologie sociale,
dont les observateurs interrogent toujours le grand cart auqu el elle
semble v oue, entre sociologie et psychologie, prend prcisment
pour objet l'interpntration des deux domaines.
Ds l 'abord, et indpendamm ent mm e de leur caractre rudi-
mentaire, ces dfinitions manifestent de tels points de recouvrem ent
que l'on peu t s'tonner qu'il y ait l matire plusieu rs disciplines :
naissances, m ariages, dcs, objets de la dm ographie, intressent
tout autant la sociologie et l'ethnologie. Pourqu oi tablir une distinc-
tion entre celles-ci ds lors qu'elles ont le m me objet, la socit ? De
quels phnom nes spcifiques peut bien s'occuper la psychologie
sociale, que ne pourrait traiter soit la psychologie, soit la sociologie ?
Qu estions faussement naives, bien sr, mais qui perm ettent d'in-
terroger le fondement des dcou pages disciplinaires : ils ne rsultent
ni d'une segm entation naturelle de l 'ordre des choses, ni d'un
plan rationnel de c onnaissance ; ils sont les h ritiers et les produ its
continment retravaills d'une
h i s t o i r e ,
qui n'est pas seulement une
histoire des ides, mais galement une histoire de la production
sociale des connaissances et des savoirs, de la construction de
d i s p o s i -
t if s p r a t i q u e s d e c o n n a i s s a n c e ,
dans lesquels se sont moules des procdu-
res, se sont dessins des schmes de pense et d'action, qui, par-del
leur renouv ellement et leurs frottements perm anents, continuent
d tre vivants. Ainsi, si voisines dans leur dfinition et dans leur
objet, nos quatre disciplines sont en revanche trs loignes dans la
longue dure et l'archologie de leur histoire.
La sociologie et la dmographie s'enracinent partiellement dans
les rflexions de la philosophie politique grecque, o l or-
donnancement idal de la cit s'accompagnait d'une dfinition et
d'un controle strict de sa popu lation'. Mais elles se sparent trs vite.
La sociologie reste seule, jusqu ' sa mutation scientifique de la fin du
xixe sicle, fondam entalement associe aux proccup ations d'une
philosophie politique ; la dmographie, en revanche, va se construire
travers les oprations de recensement et de comptage qui vont
accompagner le dveloppement d une administration publique.
Comme les statistiques, dont elle partage l histoire, elle procde
d'intrts la fois pratiques de gestion, voire de prdiction si l'on
songe Malthus
2
et thoriques, en l'espce mathmatiques : la pre-
mire table de mo rtalit est due un astronom e, Halley en 1693
(Chesnais, 1990). L e mm e cart historique spare la sociologie et la
dmographie de l 'ethnologie. Celle-ci procde d'une curiosit pou r
l'Autre, qui s'est manifeste d'abord dans les rcits de voyage et qui
a vite associ est-ce une des raisons de la double appellation de la
discipline, ethnologie et/ou a nthropologie ? la description de
mceurs et coutumes insolites une rflexion sur l'unit et la pluralit
de l 'Hum ain ; cu riosit, d'ailleurs, susceptible de s'exprimer au ssi
bien dans le journal impressionniste du voyageur que dans les rele-
vs m ticuleux de l 'anthropologue, transfrant l'espce hum aine
l'obsession classificatoire du zoologue
3
. 11 est plus difficile de proc-
der une archologie de la psychologie sociale. Peut-tre fau drait-il
la chercher dans deux thmatisations diffrentes et plus moderases
des passions sociales : l 'une, subsu mante et philosophique, s 'expri-
mant dans les divers visages du rom antisme et du V olksgeist alle-
mands, l 'autre analytique et descriptive, se donnant voir dans la
tradition des moralistes frangais et des sermonnaires du xv iie sicle.
Les liens l sem blent plus lches. Ils relvent davantage de la perdu-
rase d un intrt que de la constitution d une armature propre.
Cette diversit des gnalogies a t partiellement rduite dans le
dveloppement moderase de ces disciplines. Mais elle ne l'a jamais t
totalement, m algr les entreprises rcurrentes d'intgration et de
systmatisation proposes par certains auteurs comm e Du rkheim,
1.
Cf. Platon,
La R p u b li q u e ; Le s Lo i s ; Aristotc,
La Poli t ique.
2.
Qui com parait les bis reciproques de progression de la population et des subsis-
tances.
3.
Voir sur ce point la manire dont, tout au long du XIX` sicle, l'antropologie phy-
sique a pes sur l'anthropologie sociale et culturelle (Blanckaert, 1996 ; Copans, Jamin,
1978 ; Rupp-Eisenreich, 1984).
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Gurvitch ou Parsons. La reconstruction rationnelle de leur espace
pistmique commun s'est toujours heurte au maintien de clivages
assurant la prennit des sparations disciplinaires. Quand bien
'mame certains apparaissent la charnire des disciplines ou sem blent
les dpasser dans leur ceuvre, comme M auss ou B alandier pour la
sociologie et l'ethnologie, Halbwachs pou r la sociologie et la dmo-
graphie, Simmel et Goffm an pou r la sociologie et la psychologie
sociale, non seulement ils tendent souvent retomber d'un c t ou de
l'autre de la ligne de crte qu'ils parcourent, mais surtout bien rares
sont ceux qu i, au-del des ptitions de principe, savent les y suivre
Trois contextes de dtermination
Si notre objectif est donc de mettre en v idence et d'interroger le
dispositif de connaissance propre ces quatre disciplines, le jeu de dif-
frences et de similitudes, que m anifestent leur histoire et le dcou-
page de leur dom aine, constitue u n trait mame de ce dispositif et invite
affiner l'analyse. On peut, pour se faire, distinguer trois contextes
diffrents de dtermination prendre en com pte dans cette analyse :
Nous appellerons le premier
c o n t e x t e p r a g m a t i q u e :
c est le
contexte d action ou de proccupations lies l action, au sein
duqu el se construit la discipline.
Il
est clair, par exemple, que m me
si la dmographie ne relve pas qu e d'intrts pratiques, ceux-ci ont
eu et continuent d'avoir un role essentiel dans son orientation. Ces
intrts, en l'occurrence recenser les populations, prvoir leur deve-
nir, clairer les politiques natalistes ou de co ntr8le des naissan-
ces par exemple sont eux-m mes inscrits dans des dispositifs insti-
tutionnels, administratifs, techniques qui donnent forme aux
oprations qu ils prescrivent ou soutiennent. On pourrait, de la
mm e fa9on, voquer le role des institutions coloniales dans le dve-
loppement de l'ethnologie entre 1850 et 1950 , ou celui de la com-
mande pu blique dans l'essor de la sociologie empirique. Mm e si le
contexte de dtermination de la connaissance produite par ces disci-
plines ne se rduit en rien ces lments pragm atiques, leur rle est
indniable et mrite d'tre thmatis.
L'ensem ble des procdures, des techniques et des schmes de
pense mis en ceuvre par u ne discipline pour laborer ses rsultats
peut tre appel contex te mthodologique e t programmatique .
C est ce
niveau qu e s'oprent les ruptu res et les structurations successives. 11
est inutile de rappeler que les faits scientifiques ne tom bent pas du
del mais rsultent d une orientation pralable du regard et de
l intrt, de la slection de matriaux et d informations qui en
rsulte, de la mise en forme qu 'autorise tel ou tel schme explicatif.
Les clivages bien connus, au sein des disciplines, entre coles, cou-
rants, thories relvent galement de ce domaine en ce qu'ils com-
mandent des m anires de faire dtermines et les inscrivent peu
peu dans les rou tines et les tours de m ain disciplinaires. Dans la
longue du re, c'est ce niveau qu e s'oprent les transformations les
plus fondam entales du dispositif de connaissance, par le recours la
formalisation, la quantification, des procdures de controle et de
dmonstration.
On peut enfin parler d un
c o n t e x te n o r m a l '
pour dsigner
l'ensemble des dbats auquel donne lieu le dgagement d'un modle
de scientificit commu n. Certes, la dimension normative est prsente
galement dans les deux autres sphres, comme incitation la
recherche pour rsoudre ou clairer un problme pratique dans le
premier cas, comm e systme de rgles de travail respecter dans le
cadre du programme choisi dans le second. Mais l'un des traits vi-
dents de ces disciplines est qu'elles dveloppent simultanment u n
discours analytique ou critique su r leur normativit : des degrs
divers et selon un tempo variable, aucune n chappe l inter-
rogation polmique sur sa prtention la scientificit.
Ces trois contextes sont la fois spcifiqu es et lis. Ils dfinissent
des ligues d'analyse des dispositifs de connaissance propres chaque
discipline : cadre institutionnel et politique, arsenal mthodologique,
clivages pistmologiques... Ils ne sont pas seulement des com plexes
de dtermination sous-jacents, mais peuv ent se donner voir sur de
vritables
sanes ,
c'est--dire dans des modalits spcifiques d'exp res-
sion publique. A insi, le contexte pragmatique est associ la sphre
politique et gestionnaire et sa rhtorique ; le contexte norm atif se
manifeste dans des oppositions pistmologiques qu i parfois sortent
de la stricte sphre acadmique pour accder au dbat public. Mais
la plus prsente et la plus secrte est la scne professionnelle elle-
mm e, celle de l'exercice comptent o les discours et les dclara-
tions comptent moins que la maitrise de l art , mme s il est
pluriel et ne va pas d e soi. C'est en son sein que s 'organise tout le
processus de produ ction, d'organisation et de validation de connais-
sance par lequel une discipline se construit jour aprs jour.
Pour entreprendre un cheminement ordonn dans cet espace
pistmique com plexe, o s'enchevtrent dans la dure des dtermi-
L es s c i ences du soc i a l
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es grands t e r r i t o i r e s e t l eur s parad i grnes
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es grands territoires et leurs paradi,gmes
es sciences du social
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nations de nature et de niveau diffrents, nous allons nous centrer
dans un premier temps sur la constitution des
noyaux disciplinaires.
Construits un m om ent donn de l 'histoire de chaque d iscipline
autour d'un certain nom bre d'engagements thoriques et pratiques,
ils constituent, dans les dveloppements et les drives u ltrieurs, de
vritables points d'ancrage, permettant une premire identification
analytique des disciplines.
Ancrages
Inscrites dans u ne longue du re de proccupations pratiques et
spculatives, les disciplines construisent leur forme moderne autour
d'un noyau de procdures et de rfrences que l'on peut considrer
comm e le cceur de leu r dispositif de connaissance. Certes, elles n e
se
rduisent pas lui et l'une de leurs caractristiques fondamen tales est
de dvelopper des approches, des m thodes et des thories diverses.
Cependant, mm e si cette pluralit est inscrite dans l'histoire de cha-
cune et dem ande tre pense, elle ne se dveloppe pas de fagon flot-
tante mais se construit autour de quelques points forts : tables de des-
cription statistique pour la dmograph ie, thme rcurent de l'Autre et
du terrain pou r l'anthropologie, construction de plans exprimentaux
pour la psychologie sociale, tentative d'tablissement des bis de fonc-
tionnement et de dveloppem ent du social pour la sociologie.
Chacun de ces termes peut apparaitre rducteur qui considre
aujourd'hui ces disciplines dans leurs m ultiples excroissances. Notre
thse est qu'ils dsignent les points d'ancrage, la fois historiques et
logiques, autou r et partir desquels se sont opres leur pluralisation
et leur complexification contemporaines.
es noyaux disciplinaires spcifiques
Dmographie et tablee de population
La dmographie est, avec l ethnologie, la discipline dont la
gnalogie est la plus ancienne. Ses formes modernes de constitu-
tion sont la fois les plus prcoces et les plus paradoxales. Quel-
ques indices historiques perm ettent d'clairer ce propos. R ecenser
les populations remonte aux premiers grands empires, soucieux de
compter leurs biens et leurs ressources . Pour simples qu elles
paraissent, ces oprations impliquent la constru ction de catgories,
d'outils de comptage, de tableaux de rsum et tissent ainsi un lien
intime entre dmographie et statistique. En 1693, l'astronome Hal-
ley tablit la premire table de m ortalit, construisant le premier
outil spcifique de la dm ographie. En 1853 se tient B ruxelles,
l'initiative de Qutelet, autre mathmaticien, le r
Congrs interna-
tional de statistique de la population. Le deuxime de ce type
n'aura lieu qu'u n sicle aprs, en 1954 , sous l'gide de l'oNu et de
la jeune
Union inkrnatianale pour l tude scientifique des populations,
alors
que les premiers Instituts de recherche dmographique sont ns
dans les deux dcennies qui prcdent 2
. Longue du re donc dans le
souci, pragm atique, d'enregistrer et de recenser les popu lations ;
dure m oyenne dans l'invention et le perfectionnement des outils ;
constitution tardive, enfin, de la dmographie comme discipline de
recherche, susceptible d'laborer un regard critique sur ses proc-
dures.
Les dm ographes contemporains ont coutum e de distinguer la
dmographie pure, ou analyse dmographique, soucieuse du perfec-
tionnement de ses outils mathmatiques, de la dmographie au sens
large, s'intressant davantage aux cau ses et aux consqu ences des
phnomnes relevs. N anmoins, la description statistique et Por-
ganisation rationnelle des donnes sont premires. La notion de
table exprime au mieux ce double souci. Une table prsente,
pour une population donne, les modalits de survenue dans le
temps d'un phnom ne dtermin. Les tables de mortalit en consti-
tuent la matrice dans la mesure o l vnement dcrit, le dcs,
affecte terme tous les mem bres de la population tudie la dif-
frence du mariage ou de la procration et ne l'affecte qu'une fois
la diffrence, nouveau, des autres grands phnomnes
dmographiques.
1.
Cf. L'ide de dnombrcmcnt jusqu ' la rvolution de Jacqueline Hecht,
in
Coll.,
P o u r
une histoire de la statistique,
Paris,
INSEE, 1978, t. 1, p. 21-81.
2.
11 semble bien que le premier soit la S c r i p p s
Foundation for Research in Population Pro-
blerns
de l'Universit de Miam i, Ohio, en 1926. Entre cette date et la fin de la Seconde
Guerre mondiale, Phalic, le Royaume-Uni, l'Espagne, etc., se doteront d'organismes de
recherche. En France, l'Institut nacional d'tudes dmographiqu es est fond en 1945
(source : Bourgeois-Pichat, 1970).
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L es s c i ences du soc i a l
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es grands t en i t o i r e s e t l eur s parad i gm es
Table de mortal:
t de la
France (1992- 1994)'
ge x
S u r v iv a n t s S x
(pour 100 000
n s v iv a n t s )
D i c e s
d(x x +1)
Q u o t i e n 1 a n n u e l
d e m o s t a l i t q x ,
pour 100 000
E s p e r a n c e
de vie ex
( e n a n n i e s )
S e x e m a s c u l in
0
100 000
736
736 73 39
99 264
60
60 72 94
20
98 515
127
129 54 40
40 94 865
284
299
36 06
60
82 930
1 173
1 414 19 48
75
56 195
2 637
4 693
9 73
85 25 623 3 2 14
12 543 5 11
100 468
S e x o f e m i n i n
0
100 000
638 535
81 55
99 465
55 49
80 99
20 99 041
86
42
62 29
40
9 7 68 9
204
123 42 99
60
92 519
482
529
24 71
75
78 664
1 822
2 316
12 46
85 50 184
4 261
8 491
6 29
100
1 936
Une table de mortalit peut soit reconstituer l histoire d une
gnration par exemple, celle des femmes fran9aises nes
en 1850 soit tablir un moment dtermin, par exemple
en 1992-1994 comme ci-dessus, pour chaque gnration l tat des
survivants et le nombre des dcs dans l anne. Elle constitue une
matr ice
d'oprations
et un
m o d l e
en ce qu elle peut tre applique
toute population clairement circonscrite dont on voudra dcrire le
rapport u n phnomne dtermin l affectant en dominante. Elle
requiert, pour fonctionner, des donnes brutes, organises en sries
annuelles. Elle rend p ossible, partir de ces donnes, la construction
d ou tils comparatifs (quotients, taux) et prdictifs (esprance de vie).
On comp rend, ds lors, que le dmographe trouve dans la mai-
trise de cet outil et dans la rflexion sur son usage et ses extensions,
le noyau d une pratique de recherche, qui cenes ne s y rduit pas,
1. Table reproduite d apres Chcsnais (1990), p. 34. 11 s agit d une table dite du
moment .
mais constitue un passage oblig, aussi bien dans la formation au
mtier que dans son exercice. Autour de
ce
mode spcifique d or-
ganisation et de schmatisation de l information, se construisent,
comme autant de voies rayonnantes, les questions de son application
des donnes historiques et des populations spcifiques , de son
utilisation comme modle dans le cas de donnes incertaines, de
l pu ration de ses calculs et de ses outils
, du passage d une app roche
descriptive (distribution d un vnement
e
dans une population
donne) une approche explicative (types de variables x
x x ...
intervenant dans une distribution s cartant de la moyenne, comme
une surmortalit ou une sous-natalit)
, voire une approche com-
prhensive (raisons pour lesquelles les acteurs adoptent un comp orte-
ment dmographique inattendu) ... Mme si le cadre de la dmo-
graphie modeme excde de beaucoup l u sage de tels outi ls, ceux-ci
restent le cceur de son dispositif de connaissance.
Ethnologie et terrain
Le contraste n en est que plus net avec celui mis en place par
l ethnologie, mame si l ethnologue peut tre amen recourir des
outi ls dmographiques ou si le dmographe peu t tre amen tra-
vailler sur des populations requrant les cadres interprtati1 de
l anthropologie culturelle. L exprience centrale, constitutive du
contexte mthodologique et programm atique de la discipline, est dif-
frente. Elle est dans la constitution de l Autre comme objet
d interrogation et d analyse. Si la dmographie a partie lie, de
1.
On pcut situer, dans cene direction, le dveloppement de la dmographic histo-
rique et de l anthropologie dmographique. La premiare a procede de l application de
mthodes dmographiques des reccnsements anciens comme les registres paroissiaux
(cf. L Henry, M. Fleur,
Des reg istres paro issiaux l 'h isto ire de la popu la t ion : manuel de dpou i l le-
men' t l d 'exploita tion de l ' ta t vir i l anden,
Paris, INED, 1956). La seconde, centre sur des popu-
lations rduites, aux cadres anthropologiqucs spcifiques, est en fort dveloppement depuis
les anncs 1970 (cf., pour une presentation synthtique, D. Bley et G. Boetsch,
L'anthropologie dmograph ique ,
Paris, PUF, 1999).
2.
Notamment grcc aux efforts mthodologiques et analytiques de Louis Henry ou
de Roland Prcssat, autcurs tant de manucls d analyse que d artides de miss au point,
notamment dans la revuc
Populat ion.
3.
Cette opposition entre modeles descriptifs et modeles cxplicatifs est notamment
dveloppc par J. Menken a A. J. Coale, Modeles dmographiques : les cinquante pre-
miares anncs de
Popu la t ion , Popu la t ion ,
nne, n6, 1995, p. 1545-1564.
4.
Voir, par exemple, Y. Charbit, Famille et fcondit : pour une dmographic
comprhensive ,
Sociologie et socits, vol. XXXI, n1, 1999, p. 23-34.
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Les grands territoires et leurs paradigmes
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L e s sc i e n c e s d u so c i a l
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longue date, avec des intrts d enregistrement et de comptage,
l'ethnologie est, elle, du cen de l'identit, de l'ide qu'une cu lture se
fait d'elle-mme et des au tres, de la place qu'elle s'attribue dans u ne
humanit dont elle revendique spontanment le centre. Le barbare,
le sauvage, l'Indien dont la controverse dite de Valladoid interroge
l'existence de l'me' , le primitif s'inscrivent dans u n rapport cogni-
tif profondment ambivalent, o les formes de la dom ination colo-
niale qui le constituent le plus souvent, ne peu vent effacer l'inter-
rogation taraudante sur le sens de l'hum ain qui s'y livre.
Dans ce contexte de reprsentations et de passions, oil l'altrit
oscile entre les diverses figures de l extriorit (l autre exclu de
l humanit, barbare ou renvoy sa gense, primitif ),
l'ethnologie va d'abord etre u n programme de connaissance dont le fil
sera moins les thmes progressivement construits la parent, le tot-
misme , le don... que sa forme de mise en ceuvre qu asi initiatique :
l'immersion dans un
terrain,
par laquelle le je dev ient l'autre et le
comprend. Comm e le declare Malinowski dans
L es A rgonaut as du Pac i -
f ique Oues t :
Le but final de l'ethnolographe est, en un mot, de saisir
le point de vu e indigne, sa relation la vie et sa vision du mon de.
11 est tentant d'tablir un fil rouge entre trois expriences succes-
sives, dont le terrain apparait comme l'aboutissement logique et la
sublimation : le voyage, antique et moderne, rserv une lite
sociale et devenant au cours du temps un exercice de mditation et
de description littraire, survivant prcisment dans le jou rnal de ter-
rain et les carnets intimes de certains ethnologues
2 ; l'expdition
scientifique du
XVIII`
et du luxe sicles, qui, inscrivant la description
de l'humain dans une sorte de zoologie physique et morale, dfinit
un registre de traits et de comportements, observer m ticuleuse-
ment, et d'objets recueillir et dasser systmatiquement
3 ; le ter-
rain enfin, inaugur par Malinowski, transform en rituel profession-
nel initiatique pou r tout ethnologue, associant au recueil m thodique
de donnes, issu de l'idal de l'expdition scientifique, la pntrption
intime d'une langue et d'une cu lture et sa restitution savante dans
une monographie.
1.
La controverse opposa, dans les annes 1550, Las Casas au tholo gien Sepulveda.
Elle faisait suite de longues anncs de dnonciation par Las Casas du systme de
l enco-
mienda
qui vouait les Indiens au travail forc et te ndait se justifier en lcur dniant la qua-
lit d humains.
2.
Cf.
Tristes tropiques
de Ikvi-Strauss,
L'Af tique janme
de Leiris, etc.
3.
Cf., par exemple, la
Socit des obsetvaiatrs de l hornme,
qui, de 1799 5 1805, elabora
un tel programme (Copan et Jamn 1978).
Ce dispositif de connaissance reste central, mme lorsque son sta-
tut et son argumen taire pistmologiqu es sont mis en cause dans cer-
tains courants contemporains. Il inscrit la recherche ethnologique
dans le dpassement d'une double dtermination subjective : celle du
terrain comme exprience vcue, tisse de rencontres, d'angoisses,
d'motions, de troubles, de moments parfois indicibles affectant le
sujet au plus profond, celle de l criture, comme moment d ob-
jectivation dans la forme singulire du rcit savant, de la mono-
graphie panoptique'. Certes, les donnes recu eillies sont organises
de fa9on systmatique et l 'ethnologie a, tout au long de ce sicle,
affin ses outils pour dcrire les structures de parent, recenser les
techniques de p roduction, enregistrer les mythes, dcrire les rituels...
Elle a labor u ne riche littrature dont les monographies de terrain
n'occupent qu'une partie, cen des confrontations par thmes et de
leurs dveloppem ents en modlisations et schmatisations diverses.
Cependant, comme prcdemm ent les tables de population pour le
dmograph e, le dispositif et l'exprience disciplinaires spcifiques o
s'ancre la connaissance ethnologiqu e est, d'abord, le terrain.
Psychologie sociale et plans exprimentaux
Les deu x prem iers manuels de psychologie sociale paraissent
en 1908
2
, et l'on prend en gnral cette date comme po int de dpart
de la discipline. Tarde et ses fameuses lois de l'imitation , Le Bon
et
La psychologie des Joules
avaient dj insist sur les phnom nes
d'influence
qui, au trav ers des interactions qui associent des individus
dans une situation ou un grou pe donns, modifient leur comporte-
ment. C ependant, les psychosociologues s 'accordent considrer
comme
princeps
une exprience faite par l Amricain Triplett
en 1897 . Celui-ci se dem anda si l'efficacit dans la ralisation d'une
tche tait plus grande ou non en prsence d'autrui. Il examina les
performances de coureu rs cyclistes et constata que leur vitesse tait
suprieure dans des cou rses collectives que solitaires, contre la
montre . Il en infra l'hypothse que la prsence d'autrui renfor9ait
l'efficacit dans la ralisation des tches et construisit diversos exp-
1.
Sur
ces deux points le rapport subjcctif au terrain ct son cxpressiondpasse-
ment (ou non-dpassement) dans le texto anthropologiquc voir notammcnt les analyscs
de Clifford Geertz (Geertz, 1988( ou de Francis Affergan 1Affergan, 19911.
2.
W McDougall,
Introduetion to Serial Myehologr,
Londres ; E. A. Ross,
Soria Pprhoogr,
New York.
-
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214
es grands t e r r i t o i r e s e t l eur s parad i gm es
es s c i ences du soc i a l
15
rientes pour la mettre l preuve. Il demanda notamment des
enfants de remonter des moulinets de cannes pche dans des
conditions d'interaction varies'.
laborer une hypothse sur un facteur X susceptible d'inflchir le
comportem ent des sujets ; formaliser cette hypothse en propositions
spcifiant rigoureusement les conditions de son effectivit ; construire
un
disposi t i f exprimental
permettant de la mettre l'preuve ; voil les
oprations o s 'ancre la psychologie sociale. Si son point de v ue
gnrique com me discipline est que le com portement d'un sujet est
affect par le comportement de ceu x qui l'entourent, selon les formes
d'interaction et de communication qui les relient, si ce point de vue
peut aussi bien susciter un rdu ctionnisme psychologiste et behavio-
riste le comportement d'autrui devenant une v ariable environne-
mentale agissant comme s t imulus
qu 'une revendication sociologiste
caractre
su i gener is
de l'interaction sociale
2
, dans tous les cas la
construction d'un plan exprimental constitue sa signature. Mm e si
la mthode exprim entale n'est pas la seule pratique en psychologie
sociale et que certains de ses courants s'en dmarquent, elle est cen-
trale. Spectaculaire parfois dans ses rsultats, comm e dans le cas des
expriences de soumission l'autorit de M ilgran
3
, elle est le plus
souvent complexe et sophistique, comme dans cette exprience
deux niveau x de R osenthal' : on prsente des sujets 57 photogra-
phies pour u n test d'empathie. Ils doivent, sur u ne chelle allant de
10 + 10 , estimer si la personne photographie a connu checs ou
russite dans sa vie. On slectionne ensuite les photographies les plus
nutres (score entre 1 et + 1) et met en place un nouveau dispositif
visant tester l'influence non v erbale de l'exprimentateur sur les
sujets : 10 exprimentateurs sont recruts auxqu els est expliqu qu'ils
participent u n travail de reproduction de rsultats exprimentaux
sur l empathie. la moiti d entre eux on indique que le score
moyen attendu est de + 5, l autre de 5, en leur donnant une
consigne de stricte neutralit vis--vis des sujets. Bien qu 'aucun l-
1.
Voir, sur cette exprience, G.-N. Fischer, La psychologie sociale,
Paris, Le Seu il, 1997.
2.
Cf. sur ce double mou vement, la prface de Serge Moscovici I'ouvrage de Jode-
let
a al.,
1970, p. 13-63.
3.
Expriences clebres pour avoir montr la capacit de sujets ordinaires d'infliger
autrui des svices graves (en l'occurrence mimes par des cobayes l'insu des premiers)
par souci de respect des consignes experimentales (S. Milgran,
Soumission d l 'au tori t, Paris,
Cahnann-Lvy, 1974).
4. L'influence de l'exprimentateur sur les rsultats dans la recherche exprimen-
tale (1964), traduit et publi in G. et J.-M. Lemaine (1970).
ment explicite d'influence n'ait jou, on constate que les rponses
des sujets se distribuent significativement en positives et ngatives
selon l'information qui avait t fournie l'exprimentateur. Cette
exprience sur l ' influence de l 'exprimentateur su r les rsultats
dans la recherche en psychologie peu t, son tour, etre reprise, raf-
fine, spcifie, etc. Le modle de connaissance qu elle ralise,
l'inventivit et la rigueu r que requiert sa mise en ceu vre, constituent
des traits spcifiques de culture mthodologique et professionnelle.
Sociologie et problmatisation de la
moderni t
Organisation de donnes dmographiques en sries temporelles,
calculs de taux et d'indices, comparaison de distributions ; immer-
sion dans u ne cu lture autre, apprentissage de la langue, initiation
aux routines du quotidien, observation des rituels, restitution des
croyances ; laboration d'hypothses, construction de dispositifs
exprimentau x, mise en place de procdures de contrle et de rit-
ration ; toutes ces oprations sont manifestement des lm ents de
dispositifs de connaissance qui ne se rsu ment pas plus des techni-
ques qu 'a des schmes gnraux, m ais impliquent l'apprentissage,
l'exemple, les rfrences, en un mot l'acquisition d'une
culture d isc ip li-
na ire spcifique.
On aimerait pouvoir poursuivre l'numration pour la sociologie
et rvler
un noyau aussi dense et circonscrit d oprations de
connaissance. Or, si les variations autour du centre sont, pour cha-
cune des disciplines dcrites, multiples et parfois fort lointaines,
il
n'en demeure pas m oins qu'un centre est clairement identifiable. Les
choses sont beaucoup m oins nettes pour la sociologie, qui semble
moins se dfinir par un Ole mthodologique partag que par un
espace de dbat rcurrent. Trois traits sont cependant impliqus
dans la majeure partie de ses mu ltiples variations :
l'intrt pour la m odernit, c'est--dire, non seulem ent pour le
social en gnral, mais pou r l'identification, la thmatisation du
monde en devenir perptuel qui se construit partir du
xvir sicle en Europe et rom pt avec les quilibres antrieurs. Un
jeu hom ologue d'oppositions conceptuelles trace ainsi, ds la fin
du xixe sicle, la frontire entre les socits traditionnelles,
domaine de la
Gemeinschaft
pour Tnnies, de la solidarit
mcanique pou r Du rkheim et la socit moderne, domaine de
la
Gese llschaj i
ou de la solidarit organique . la diffrence
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e s grands te rr i to ire s e t le urs parad igmas
L e s s c i e n c e s d u s o c i a l
17
des lois d volution dfinissant les tapes du dveloppement
social, que l on trouve chez Comte, Marx ou Spencer, ces dicho-
tomies rectrices ont t d autant plus utilises qu elles permet-
taient de thmatiser la coexistence et la transmutation des deux
modles dans les socits modernes. On peut considrer comme
un dplacement de cette opposition l intrt contemporain pour
les oppositions alternatives modernit/postmodernit, moder-
nit/surmodernit ;
le souci des faits empiriques, organisant l app el une batterie de
techniques de recueil et de traitement de donnes su bsumables
sous le tenme commun
d e n qu i t e . M ai s ,
la diffrence des autres
sciences sociales ici considres si l on excepte l ethnologie o
le terrain, au sens moderne, a t prcd de divers modes de
collecte de matriaux les canons de l enqute sociologique, qui
constituent aujourd hu i un p atrimoine commu n de la discipl ine,
ne se sont labors que relativement tard, entre les deux guerres
mondiales, alors que les premires grandes ceuvres de la
discipline datent de la fin du sicle dernier. Cependant, si le rap-
port aux matriaux ne prend pas la forme d u ne codification ou
d un engagement stricts comme dans les autres disciplines, la
ncessit de sa prsence est affirme par la plup art des courants
sociologiques ;
la prtention la construction d une connaissance gnrale,
thoriquement ou scientifiquement p ertinente. L op position entre
les deux termes ne concerne pas l ampleur de la prtention ou
de sa dngation dans certains courants critiques, comme l eth-
nomthodologie mais ses modalits : la sociologie peut-elle la-
borer des
lois
du social, l image des autres sciences, que ces bis
soient de simples rgularits statistiques, des lois de devenir ou
des lois impliquant un critre comprhensif
, ou relve-t-elle d un
autre modle, celui de la thorie philosophique drivant le rel
d une architectonique conceptuelle ?
l intrieur de ce cadre gnral, la sociologie a labor un style
de recherche largement partag : considr comme intressant pour
sa capacit dire le social , un phnomne est d abord slec-
1.
Mme les courants les plus loigms de l enqute standard, pratiquant une socio-
logie hermncutique, voire littraire, recourent des matriaux, ne serait-ce qu des des-
criptions. Les regles adoptes de recueil et d analyse de ceux-ci, en revanche, pcuvcnt tre
tres f ioues.
2.
Selon la dfinition qu en donne Weber dans
conornie d socidi.
tionn, puis inscrit dans une
p r o b l m a t i q u e ,
insr dans un plan de
recueil et d analyse des donnes et enfin interprt en fonction de la
signification sociale que l ensemble de ces oprations permet de
reconstruire. Dans la pratique, cet enchainement admet de nom-
breux assouplissements et itrations ; il peut mobiliser, chaque
tape, un corps de ressources thoriques, mthodologiques et techni-
ques diverses, voire clates. Mais, l exception de travaux exclusi-
vement descriptifs ou spculatifs, il constitue, depuis une soixantaine
d annes, une trame disciplinaire imprative d investigation de la
modernic.
Un modele de scientificit commun
fond sur la raison exprimentale
La diversit d ancrage des dispositifs pratiques de connaissance
que nous venons de dcrire n est pas arbitraire. Elle renvoie aux
trois contextes de dtermination dgags plus haut, et au x interfren-
ces qu ils suscitent entre intrts pragmatiques et intrts de connais-
sance. Si, au sein de chaque trajectoire disciplinaire, cela produit
une cristallisation des pratiques et des dispositifs de recherche, cons-
titutive des noyaux dcrits, un mme mouvement d puration pist-
mologique et de rationalisation des procdures anime l ensemble.
Par lui s opre une vritable scientification , qui voit ces discipli-
nes rompre partiellement avec les considrations idologiques les
plus visibles qui pou vaient leur tre associes et investir explicitement
le projet de se constituer comme
s c i e n c e s .
Cette constitution qui, pour
chacune, s opre un rythme diffrent, se ralise nanmoins selon
un modle de scientificit fondamentalement commun : inscrit dans
la
raiso n ex p r imentale , i l
peut tre qualifi d empiriste, d objectiviste et
de quantitativiste :
mpiriste,
non au sens philosophique strict du tenme o la
connaissance ne drive que de l exprience mais en un sens
affaibli, o le procs de connaissance requiert, quelle que soit la
discipline concerne, le recueil et le traitement de
m a t r i a u x
ad-
quats : donnes dmographiqu es, donnes ethnographiqu es, don-
nes sociographiques, etc. Ce souci est associ au rejet des spcu-
lations, des prophties, des ides creuses et la mise en place
d outils et de techniques de recueil et d analyse d informations
pertinentes ;
-
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Les sciences du social
19
18
es grands territoires et leurs paradigmes
o b j e c t i v i s t e ,
en ce qu 'il entend construire des
faits,
c'est--dire des
affirmations attestables et contrlables, indpendantes des inter-
prtations des uns et des autres : l'volution d'u n taux de natalit
est un fait, indpendant des ambitions natalistes ou malthusien-
nes des instances politiques ; qu e les Trobriandais pratiquent
c r o u n a d a t
est un fait, attest dans sa gnralit par la rcurrence
de la relation qui invite le construire dans certaines socits
archaiques le systme de droits et de devo irs associant habituelle-
ment un pre et u n fils est transfr systmatiquement su r l'oncle
maternel et son neveu justifi dans sa spcification au cas des
Trobriandais par les donnes recueillies et contrles autorisant
le diagmostic ; l'effet Anderson , selon lequel, dans les pays
dvelopps, le niveau scolaire plus lev des enfants compar
celui de leurs parents s 'associe souv ent u n statut social inf-
rieur, est, galement, u n fait...
enfin ce modele est en dominante
q u a n t i t a t i v i s t e
en ce que seule la
mesure lui permet de dgager des structures fortes com me u ne
pyramide des ges , de proposer des faits contrls, de vrifier
des hypothses, d'laborer des lois.
Ainsi dcrit, ce modele a deux aspects :
il s'inscrit dans les prescriptions d'une
r a i s o n e x p r i m e n t a l e ,
c'est--
dire d un rationalisme qui, l image de celui que promeut la
physique classique, soumet l analyse scientifique au contrle
d'exprimentations systmatiques et rigoureu ses et dont le positi-
visme se veut, de 1850 nos jours, la traduction philosophique,
aussi bien dans sa version primitive, lie Comte et Mach, que
dans ses versions logicistes et critiques issues du Cercle de
Vienne ;
il pose le problme de son
al i cab i l i t
un m onde ptri de signi-
fications et de valeurs la diffrence de celui de la nature o
les donnes pertinentes sont le plus souvent qu alitatives, voire
singulires, et l 'exprimentation directe impossible com me en
sociologie, en ethnologie et en dmographie. Seu le la psychologie
sociale, dans la droite ligne de la psychologie exprimentale dont
elle procede, releve
s t r i c to s e n s u
du m odele. En d'autres termes, si
la constitution de leur dispositif de connaissance par les quatre
disciplines se fait sous les au spices du seu l modele d e scientificit
legitime, celui des sciences de la nature, ce modele peut etre
source de tensions, de rsistances, voire de refus au nom de la
spcificit du dom aine tudi. Ds la fin du sicle dernier cette
tension s'exprima, notamment en Allemagne, par le recours un
modele pistmologique alternatif, posant la spcificit des
sciences de l'esprit face aux science d e la nature et de la
comp rhension face 1' explication . A la raison exp ri-
mentale tait oppose, en bref,
la raison interprtative.
Nou s reviendrons plus bas (partie IV) sur le dbat pistmolo-
gique induit par
ces
oppositions. Du point de vue de la constitution
historique des noyau x disciplinaires, c'est le modele de la raison
exprimentale qui l'emporta d'abord de la falon la plus large, tay
par une srie d'argum ents et de travaux supportant et lgitimant son
usage.
Hors de la dmographie, relevant d'une tradition dj ancienne
d'organisation des donnes statistiques et de la psychologie sociale,
s'appuyant sur l'hritage de la psychologie exprimentale de la fin
du sicle dernier, l argument central concerne l application de la
mthode exprimentale aux phnomnes sociaux. Il est del Durk-
heim (1895) m ais on le ret rouve chez W eber (1922 ) et en ethno-
logie : la sociologie (l'ethnologie, la dmographie) ne peut procder
des exprim entations, c'est--dire la construction d'expriences de
laboratoire, visant tester des hypothses. Elle ne peut recourir qu'
1
exprimentation indirecte , la mthode com parative, fondee
sur la confrontation des variations de deux phnomnes. Que ceux-
ci soient donns d'abord com me qualitatifs n'est pas un obstacle.
Soit deux phnom nes X et Y, par exemple le su icide et le protes-
tantisme ; il suffit de trou ver des indicateurs susceptibles de les expri-
me r et de reprer leurs variations concom itantes : en l 'occur-
rence, lorsque la proportion des protestants s accroit dans une
rgion, le taux de su icide croit galement. Il est possible ensuite de
faire une hypothse sur les causes de cette liaison par ex emple,
l glise protestante prsente une moindre cohsion que l glise
catholique et de la soumettre une vrification, par l'observation
rgle d'autres phnomnes de mme structure' . Le modele suivi
n est pas celui du physicien mais comme le dira Weber , de
l 'astronome. Du rkheim, pou r sa part, parle d'application du rai-
sonnement experimental .
1.
On aura reconnu un dvelop pement class ique du
S u i c i d e de Durkheim, tir du
chapitre intitul Le suicide goiste .
2. Dans
L objectivit de la connaissance dans les sciences et la politique
sociale (1904), traduit
in Weber, 1965.
-
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es grands t eni toi res e t l eurs paradigmes Les sc iences du social
21
Cette ide invite traiter des donnes non exprimentales,
d observation ou documentaires, selon les mames rgles de contrle
et de vrification qu e lors d un e exprience. Elle est reprise comme
un idal par l ethnologie et mise en ceuvre exemplairement par la
psychologie sociale dans des cas o l exprimentation s avere impos-
sible. Festinger en a donn une illustration brillante et reconnue
exemplaire dans sa recherche sur les mouvements millnaristes
. Le
point de dpart est un paradoxe : comment comprendre que
l chec des prophties de fin du monde, bien loin de diminuer la
croyance des fidles, la renforce et tend leur proslytisme ?
S appuyant sur la thorie de la dissonance cognitive, qui veut que
la tension ne de repr sentations contradictoires soit rsolue, Festin-
ger labore le jeu de conditions partir desquelles la dissonance,
provoque par la croyance en une fin du monde prochaine et le
dmenti des faits, n engendre pas la renonciation la prophtie,
mais au contraire son renforcement. Les lments historiques qu il
mobilise sont particulirement loquents : au xviir sicle, la conver-
sion l Islam de Sabbatai, juif de Smyrne se prsentant comme le
messie et annon9ant toute la Diaspora la Rdemption et le retour
en Israel, n entame pas la foi de ses disciples dont certains, se
convertissent . leur tour en masse. Au xrxe sicle, l immense fer-
veur suscit par la prophtie de William Miller, annonlant la fin
du monde en 1843, rsista trois dsaveux successifs avant de
s effondrer. Mais, prcisment, ces donnes historiques spectaculai-
res, par leur caractre partid d une part, par leur signification
purement confirmative de l autre, ne permettent pas de mettre
l preu ve le modle : L histoire ne risquant gure de nous contre-
dire, serait-il honnte de se fier aux preuves fournies par des sour-
ces aussi douteuses ? (p. 28). Fort heureusement pour Festinger, la
science et notre dmonstration, la dcouverte d un petit mouvement
mil lnariste, annon9ant une f in du m onde imminente, lui permit de
tester in
v i v o
la pertinence de ses hypothses. Mais l encore, ce ne
fut pas un dispositif exprimental
s trk to s e ns u
que s appliqua le
raisonnement exprimental, mais aux donnes d une observation
participante.
1.
Voir, par excmple, O. Lewis, Controls and experiments in Field Work , dans
l encyclopdie dirigc par A. L. Kroeber,
Antropology Today ,
Chicago, 1953, ou encore un
ouvragc qui explicitc au plus prs lc modele objectiviste en cthnologic, S. F. Nadel,
Foun-
dat ions of social anthropokt ,
Londres, 1951.
2.
L Festinger, H. Riecken, S. Schachter, 1956, trad.
L ah. d une propht ie ,
Paris PUF
1993
laboration progressive d un corpus de procdures et d outils
constitutif des noyaux disciplinaires d un cat, inscription des opra-
tions de connaissance menes sous l autorit du rationalisme expri-
mental et de ses exigences de formalisation et de contrle de
l autre, cette double orientation semble inviter l approfon-
dissement, au renforcement, et la constitution d un savoir
cu mu la-
:y; caractristique de ce que, depuis Thomas Kuhn (1962), on
appelle une science normale . Si tel tait le cas, il nous faudrait
maintenant passer aux divers domaines couverts par les disciplines
tudies, aux diverses thories labores et aux modles interprta-
tifs dgags.
Or, tant sur le plan logique que dans leur volution historique, le
mouvement commun qui anime la sociologie, l ethnologie, la dmo-
graphie et la psychologie sociale n est pas un mouvement de consoli-
dation et de renforcement par puration et rectification successives,
mais un mouvement de dissmination, de constructions alternatives,
de complexification et de ruptures. Plus prcisment, au sein du pro-
cessus historique normal d utilisation et de mise l preuve des
mthodes et des orientations fondamentales, apparaissent des points
de bifurcation et de rupture engageant sur des voies et des procdu-
res nouvelles et divergentes. Ce mouvement gnralis, o approfon-
dissement et dispersion se mlent, s opre fondamentalement au
niveau des programmes et des paradigmes . Il se conjugue, simul-
tanment, avec une rvaluation du modle de scientificit objec-
tiviste et le dveloppement de postures et de revendications alterna-
tives. Il mobilise, enfin, les diffrents contextes et scnes de
dploiement social de l activit de connaissance prsents plus haut.
Cette histoire logique complexe s enracine dans le contexte mtho-
dologique et programmatique de chaque discipline dont el le inter-
roge la pertinence opratoire du noyau initial ne faudrait-il p as
faire autrement ? ; elle touche son environnement pragmatique en
proposant des remises en cause des lgitimits scientifiques et en
dnonlant des complicits extrascientifiques ; elle est mise en forme,
enfin, dans le contexte normatif, travers de grandes alternatives
pistmologiques, sciences de la nature / sciences de l esprit,
holisme/individualisme, modles/rcits, etc. Nous allons suivre ces
pistes en cherchant d abord (partie III) restituer la dynamique
Iogique oprations et schmes de pense et historique courants
et coles de ce mou vement, avant d en restituer la scne pistmo-
logique (partie
-
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L es s c i ences du soc i a l 2 3
2 2
e s g r a n d s t e r r i to i r e s e t l e u r s p a r a d ig m e s
Dissmination, transferts, pluralisation
L espace de connaissance que nous tentons de dcrire n est ni
tres simple, ni trs reposant. Si nous filons la mtaphore du noyau,
chacune de nos disciplines gravite selon des modalits propres
autour de son dispositif central de connaissance. Dans cette constel-
lation, ces noyaux occupent u n espace commun relevant du m odle
de scientificit de la ra i son exp r i m en t ak
des marges plus ou m oins
lointaines se cristallisent des positions tendant parfois construire
d autres noyau x et entrainer le systme entier vers un autre espace,
celui de l hermneutique et de la ra ison in toprta tive . Entre ces diverses
positions, des espaces intermdiaires et transdisciplinaires se crent ;
des p~ges, des transferts, des mouvements s oprent ; des guerres
clatent parfois, avec leur arsenal raffin de mesures et de contre-
mesures, d attaques et de leurres. Le tout donne lieu une prolifra-
tion de termes et de catgories o le nophyte n est pas le seul finir
par se perdre.
Un pr inc ipe de rduc tion aux
seules positions rellement pertinentes
s impose donc. Nou s adopterons le suivant : saisir, par niveaux suc-
cessifs, les mouvements de dplacement du dispositif interne de
connaissance qu imp ose le traitement de l objet. La caractristique
commune aux qu atre disciplines tudies est que leur n oyau initial
constitue un point de vue sur l objet qui, pour privilgi qu il soit
dans leur constitution, n est pas exclusif d autres, complmentaires
ou alternatifs ; elle est aussi que cette pluralisation ne s opre pas
arbitrairement, mais travers des mouvements dont la logique est
rfrable aux divers contextes, pragmatiques, programmatiques et
normatifs de dtermination.
Partant de l ide que ces mouvements de pluralisation ne se
construisent dans la dure et ne se cristallisent en positions vritables
que par la
ncessit logique qui les porte c est--dire par le rale qu ils
jouent dans le processus de connaissance , nous en envisagerons
successivement divers aspects, allant du p lus gnral (les transferts de
paradigmes) au plus spcifique (la constitution des programmes
d analyse). Cette rduction, par paliers successifs, se prolongera par
l examen des grandes oppositions mthodologiques que la tradition
pistmologique de ces disciplines leur a lgues pour penser et
rduire leur diversit : quantitatif/qualitatif ; transversal/longitudi-
nal, holisme/individualisme.
La pluralit des cadres de pertinence
Enigmes et dissonances :
la specificit des
sciences
humillas* et sociales
Reconstituer, pour chaque discipline, l histoire des transforma-
tions de son dispositif de connaissance, tant dans ses dterminations
pragmatiqu es que dans ses diverses modalits mthodologiques, pro-
grammatiques, thoriques, pistmologiques, est une entreprise
encore largement en friche et fortem ent segmente . Si, l inverse,
tablir des cartes, des tableaux, des classifications pour essayer de
dcrire la pluralit interne de ces dispositifs, relve d un exercice
acadmique frquent, il s avre le plus souvent dcevant. Les
manuels accumulent les classifications et les typologies dont le
principe est souvent obscur, contestable, ou simplement descriptif
tandis que p rolifrent les dnominations indignes , par lesquelles
les courants et les coles se dsignent et se dmarquent en perma-
nente : fonctionnalisme, structuro-fonctionnalisme, structuralisme,
no-fonctionnalisme, structuralisme gntique... Ce simple chantil-
lon, qui ne concerne qu un segment trs l imit des approches exis-
tantes en sociologie, montre l vidence la ncessit du p rincipe de
rduction avanc.
Pour ne p as tomber dans le travers d une nime classification,
il
importe de partir du travail de connaissance et de ses rquisits. Pop-
per (1969) parle de problme , Kuhn (1962) d nigme , pour
dsigner la situation cognitive qui met en branle une recherche.
Il
s agit toujours, d une certaine fa9on, d u ne
dissonance entre un phno-
mne et un cadre explicatif. Plus la science est constitue, plus cette
dissonance est sophistique, inscrite dans un corpus exprimental et
thorique complexe, sans commune mesure avec le monde ordi-
naire. 11 en va tout autrement dans les disciplines que nou s tudions.
Le dispositif exprimental le plus labor de psychologie sociale, la
confrontation la plus pure d un modle dmographique un
I.
On trouve cependant, en sociologie, un certain nombre de pierres appones cet
difice, soit d un point de vue gnral, par exemple, Bottomore et Nisbet (1979), soit tra-
vers des tudes consacres notamment certaines coles clbres, par exemple M.
Bul-
mer,
The Chango School of Sociology,
Chicago, The University of Chicago Press, 1984, ou
R.
Wi:nerhaus, L cole de Frankfort, 1986, trad. Paris, PUF, 1993. Pour notre pan, nous
nous y sommes essays, de falon trs modeste, dans La
con.struclion de la sociologie,
Paris PUF
1991
-
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225
es s c i ences du soc i a l
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e s g r a n d s t o r it o i r e s e t l e u r s p a r a d i g m e s
ensemble de donnes statistiques, n'effacent que rarement si ce
n'est mthodologiquement la consciente du
sens ord inaire du phno-
mne ; elle peut m me tre requise en ethnologie et dans diverses
formes de recueil de donnes : observation, intervention, entretiens...
Cet arrire-fond permanent que constitue le sens ordinaire des
phnomnes inscrit dans le langage de tous les jours qui les
dsigne est spcifique au x sciences humaines et sociales. 11 claire
particulirement le statut qu 'y prend la dissonance et ses implica-
tions. On peut poser qu'nigme, problm e, dissonance relvent tou-
jours d'un rapport interne entre
sa il lance
(les donnes empiriques) et
pert inence
(le cadre d analyse et d interprtation). L exemple bien
connu de L e Verrier, en astrophysique, l'illustre souhait. L'nigme
laquelle il se heurtait tait que la trajectoire d'une plante dter-
mine, Uranus, n'tait pas conforme au m odle de Newton ; cette
sai l lance c'est--dire cette mergence com me nigm e d'un phno-
mne dtermin observ est entirement dpendante d'un systme
de pertinence, le modle de New ton. Sans lui, elle n'apparaitrait pas,
elle n'existerait pas, puisqu'elle repose exclusivement sur la contra-
diction entre les prdictions rendues possibles par le modle et les
observation empiriques recu eillies. Dans le cas des sciences de la
nature, un cadre de pertinence (ce que Kuhn appelle un paradigme)
se construit et affirme sa pertinence prcisment par sa capacit
rsoudre de telles nigmes. Une fois install, souvent la suite de cri-
ses, il n'est pas susceptible d'tre remis en c ause im md iatement
puisque c'est sa capacit rsoudre les nigmes pendantes et fou r-
nir un cadre explicatif plus large qui assure son succs (en
l'occurrence, il permet L e Verrier de faire l'hypothse d'une pla-
nte inconnue, cause des perturbations observes, et d'en prouver
l existence). S affinant et se complexifiant, ce cadre soumet sa
logique et son langage les phnomnes relevant de son dom aine,
qu'il permet d'enrichir et de m ultiplier par les nouvelles expriences
qu'il suscite.
Prsent galement en sciences sociales, ce mcanisme y est beau-
coup plus fragile du fait que toute inscription d'un phnomne dans
un cadre de pertinence peut, tout moment, tre rfr au sens
ordinaire com me instance ultime de signification. Prenons un cas
trs clbre : Du rkheim choisit le suicide comm e objet d'analyse
parce qu il semble rfractaire l approche objectiviste qu il veut
introduire en sociologie. Il substitue au terme du sens commu n une
dfinition prcise toute mort volontaire et lui trouve un instru-
ment de m esure dans les taux diffrentiels de suicide selon les grou-
pes sociaux ; il cre ainsi une
trad it ion de recherche
o le phnomne
peut tre approfondi l'intrieur du cadre de pertinence constitu et
o surgiront comme
dissonances
tels ou tels constats statistiques diver-
gente. Mais la remise en cause de ce cadre de pertinence lui-mme,
la diffrence des sciences de la nature, ne procdera pas seulement
de son dpassement ou de son puisem ent ; elle sera
principiel lement
tablie sur l inadquation proclame d un tel cadre pour saisir la
dimension spcifiquement hu maine, subjective du phnom ne,
tel
q u' il nous e s t do nn dan s l ' expr i ence ord i na i r e :
le suicide a sens
pour le
sujet (c'est bien pourquoi il m rite l 'appellation de mo rt volon-
taire ) ; il est aberrant d'y voir la simple rsultante mcan ique des
diverses forces qui s'exercent sur lu i. Autou r de cette ide de sens,
pure et thmatise,
peut se construire un autre cadre de pertinence,
alternatif au prcdent'.
Cette situation pistmique propre dsigne l'opration de
p r o b l m a -
tisa tion et de
const ruct ion de l 'o le t
comme le lieu o se nou ent les choix et
o se concentrent les alternatives et les orientations disponibles dans
la discipline un mom ent donn. Si le noyau central tables de
population, terrain, exprimentations de laboratoire, enqute stan-
dard constitue, pour chacune des quatre disciplines, une ressource
et une rfrence opratoires de base, d'autant plu s utilises qu'elles y
assurent une inscription lgitime et des procdu res rodes, il n'a pas la
capacit d'viter le regard divergent, l'approche complmentaire ou
alternative. Plus permab les aux dterminations mu ltiples de leur
contexte d'effectuation, plus fragiles dans leurs ou tils que les sciences
de la nature qu 'elles prennent initialement pou r modles, les sciences
du social affrontent toujours la construction de leur objet comme un
dfi. Nous en retiendrons deux modalits : les glissements paradigma-
tiques qui peuvent s'oprer par ou vertures disciplinaires, rflexivit ou
changemen ts d'chelle ; la subsum ption topologique qu 'implique
l'inscription d'un phnom ne sous un e catgorie.
Glissements paradigmatiques
Trois mouv ements, intimement m ls, nous semblent l'ceuvre
dans l'volution et les transformations du dispositif de connaissance
des disciplines tudies : un m ouvem ent d'largissement ou de com -
1. Le lecteur intress trouvera un dveloppernent de cet exemple ct de l'opposition
saillance/pertinence, in Berthelot (1996).
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L es s c iences du soc ia l
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es grands territoires et leurs paradigmes
plexification du champ d investigation initial ; un mouvement
d'change et de transfert de modles ; un mouvement de rflexivit
et d'auto-analyse. Dans chacun de ces cas on peu t parler de g l i s s e m e n t
paradigmatique
dans la mesure o un autre cadre de pertinence que le
cadre initial va tre utilis, implicitement ou explicitement, comme
oprateur analogique de glissement ou de rupture. Donnons-en trois
exemples :
Des ouv ertures disciplinaires, quivalant l'investigation de
domaines nouveaux et relevant de dterminations aussi bien pist-
miqu es que pragm atiques, ouvrent l'espace de pertinence et adap-
tent les procdures canoniques. La dmographie, sans doute la plus
stable des quatre disciplines, le montre clairement : dmographie
historique , elle met l'preuve, grce au travail pionnier de Lou is
Henry, ses outils d'enregistrement systma tique dans l 'tude des
gnalogies et des registres paroissiaux, et y su bstitue le point de vu e
longitudinal au point de v ue transversal antrieur' ; anthropologie
dmographique , elle s'installe au carrefour des intrts de connais-
sance de l'ethnologie, de la biologie des populations et de la dm o-
graphie dassique, tout en tant porte par le vaste mouvement
contemporain de saisie et de maitrise des phnomnes dm ographi-
ques. E lle mu ltiplie les outils de description cration de fichiers
informatiss et diversifie les formules explicatives en recourant
aussi bien l nonc de lois, qu la recherche des motifs et la
reconstitution des biographies 2
La demande sociale, comme expression relativement directe
du contexte pragmatique, peu t s 'associer des transferts de para-
digmes eux-m mes prpars par des inflchissements programm ati-
ques antrieurs. On peut, l 'articulation de la sociologie et de la
psychologie sociale, prendre le modle d'analyse labo r par Goff-
man. Les interactions en face face sont l 'objet de son approche,
qui, de ce fait, relve de la psychologie sociale. Mais son souci n'est
pas de tester un corpus de variables ou d'hypothses, mais de cons-
truire, sur la base d un matriel associant des exprimentations
issues de la psychologie sociale et des observations venant d'hori-
zons plus larges, un m odle interprtatif global. Souci sociologique
donc dans sa prtention mme modestement nonce associ
cependant un double inflchissement de la discipline, vers un
1.
Cf. J. Dupquier, Histoire et dmographie , in Population, n 32, num ro special,
La mesure des phnomnes drnographiques, hommage Louis Henry, 1977, p. 299-318.
2.
Cf.
D. Bley et Bloetsch, op. cit.
changement d chelle d apprhension des phnomnes et
l 'application d'un mode d'approche interactionniste : Go ffman ne
s'intresse pas aux structures d'ensemble de la socit, mais des
phnomnes restreints, semblables ceux que privilgient les
enqutes de terrain de la sociologie empirique non quantitative.
participe donc d'un changem ent global d'chelle largement indu it
par le mouv ement de la dem ande sociale. Mais simultanmen t la
question pose touche au fondem ent des rgulations sociales : Com-
ment des interactions au quotidien, qu'aucu ne norme officielle ne
rgle dans la me, sur une plage, dans une file d attente
n'engendrent-elles pas continment dsordre et agression ? cette
question, Goffman rpond
en tran.sposant de l thologie un para-
digme, imm diatement relu dans une perspective actancielle : les
modles d'ordre, de parades, de rituels d'vitement, etc. qu'il cons-
truit sont appliqus des acteurs intentionnels, des sujets aptes
jouer av ec les significations sociales d'une interaction, ce que ne
font prcisment pas, le plus souvent, les animaux observs par
l'thologie.
Une transformation du contexte d'exercice disciplinaire peut
engendrer un regard nouveau, susciter une distance rflexive, invi-
ter une rvision du cadre de pertinence. L'ethnologie s'est forge
dans le rituel du terrain et, d'une certaine fagon, dans sa version la
plus pu riste : un territoire vierge, non encore dcrit, offrant les plai-
sirs rares de la rvlation et de la restitution. L'volution et la dis-
parition rapide des socits archaiques ont m odifi non seulem ent
le projet, mais le regard initial : terrains ambigus dj livrs aux
effets de la m odernitl, territoires dj visits, brisant le mythe du
premier regard en remettant en question sa lecture et ses rsultats,
dom aines nouveau x dcou ps dans la familiarit de nos socits
dveloppes et institus en scnes d'tranget, comme le m tro ou
les laboratoires de recherche 2 . Ces divers mouvements brisent,
d'une certaine fagon, l'illusion de restitution et de puret de l'objet
et dportent le regard vers l'observateur, favorisant aussi bien une
sorte de narcissisme descriptif ou ironique qu'un glissement vers des
modles hermneu tiques. Le retour sur soi ainsi opr se marque
dans l'ethnologie contemporaine par le su rgissement de la thma-
1.
Cf. les divers travaux de G eorges Balandier sur l 'Afrique,
Socio log ie acuel le de
l'Afrique noire,
Paris, PUF, 1955 ;
Afiique ambigua,
Paris, Plon, 1957.
2. Cf. M. Auge,
Un etl inobtgue dans le m itro , Paris, Hachette,
1986
; B. Latour, S. Wool-
gar,
La
Me de laboraloire, 1979, trad. Paris, La Dcouverte, 1988.
-
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L es s c i ences du soc i a l
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28
es gran t e r ro i r e s e t l eur s parad i gm es
tique de l'criture et du texte', oprant un dplacement de l'intrt
pistmique de l'objet vers le sujet et une redcouverte de la mta-
phore centrale de l'hermneutique.
Subsumption sous un topos
Faire de l'cole une instante de reproduction sociale , recher-
cher la structure informelle d'une organisation, construire une
exprience de diffusion sociale d'une rum eur, postuler qu'une
prestation joue le rale d'un contre-don , se demander si le m ode
de rgulation d'une institution relve de la cit marchande ou de
la cit domestique , etc. constituent autant de dcisions de
connaissancc inscrivant le phnomne tudi dans un
topos, c'est--
dire dans un lieu reconnu, espace de travail disciplinaire identifiable
ses concepts cls, ses rfrences tutlaires, ses analyses paradig-
matiques.
L'u ne des caractristiques centrales, bien que diffrenfiellement
modu le, des disciplines que nou s tudions, est que cet espace a fon-
damentalement deux niveaux : il comporte d abord des termes
descnPtifs,
o l'assignation met en ceuv re un vocabu laire ordinaire,
relevant de catgorisations socio-administratives globales ou de signi-
fications sociales comm unes. Vou loir travailler sur le devenir des
enfants de couples spars, la nuptialit ou les stru ctures de parent
d'une popu lation donne, les effets de la musique sur les pulsions
agressives, est aisment com prhensible d'un aud iteur ordinaire. Des
termes plus spcialiss comm e pu lsions inconscientes, organisation en
rseau, autorit, dviance, changes, rituels peuvent relever gale-
ment de ce niveau, tant il se dfmit par une sorte d aller-retour
incessant entre langage ordinaire et terminologie savante. Bien que
la frontire soit particulirement floue et qu e l'usage fasse aisment
passer la mme dnomination d un cat l autre, on peut nan-
moins distinguer de ces termes descriptifs des termes que l'on pcut
qualifier
d'analyt iques en ce qu 'ils sont porteurs d'un
poi n t de vue
sur
l objet : comportement, habitus, interaction, lignage, transition
dmographique, rale, statut, personnalit culturelle de base, rhto-
rique... La liste peut tre poursuivie l 'envi. Ce qu i importe n'est
1. Cf. le recucil fondateur del Clifford ct G. E. Marcus,
Writ ing Cu lture : 77ze Poet ies o f
Ethnography,
Berkelcy, University of California Press, 1986, ce, pour les dbats ultricurs,
A. James, J. Hockey et A. Dawson,
A f t e r W r i t i n g C u l t u r e , E p i s te m o l o g y a n d P r a x i s i n C o n t e m p o -
razy A nthropology,
Londres, Routledge, 1997.
pas ici l'inventaire, mais le principe. Chacun de ces term es renvoie
ou est susceptible de renvoyer un
c o n c e p t ,
et s'inscrit done dans une
armature logique. L'introduire pour thmatiser un objet quivau t
une assignation son
espace de per t inen te .
Mais, selon la discipline, selon les domaines, selon les conjonc-
tures, le statut des termes analytiques et de l'espace de pertinence
qui leu r est associ est diffrent :
Certains termes sont construits l 'image d es concepts des
sciences de la nature ; ils expriment u ne relation fixe entre grandeurs
ou, quand il ne s'agit pas de taux ou d'indices, un ordre de phno-
mnes clairement circonscrit : les taux dont use le dm ographe pour
dcrire et comparer des popu lations sont du prem ier type, des ter-mes tels que lignage, avunculat, rituels de passage, du second ; ces
termes font partie du patrimoine et du lexique disciplinaires. Avec le
temps ils s'affment ; certains tombent en dsutu de, d'autres, dont il
n'est pas vident qu'ils soient tres nombreux, se crent. Leur usage,
normalement, n'est pas problmatique. Faire l'inventaire historique
de ces term es pou r chaque discipline, serait riche d'intrt. II per-
mettrait peut-tre de dessiner une sorte de prim tre de base,
contre-
poin t topologique
des noyaux dcrits plus haut.
l autre bout du spectre, certains termes constituent des
coups de force thoriques ;
ils expriment un point de vue nouveau prten-
dant la lgitimit, et imposent un lexique parfois complexe dont la
maitrise vaut comme signe de reconnaissance. Ils dfmissent un nou-
veau cadre de pertinence. D'une certaine falon, la plupart des inno-
vations thoriques ont em prunt ce chem in, de la psychanalyse
l 'ethnom thodologie. Le dveloppem ent ultrieur de la discipline
spare ce qui n'est qu'effet de mode et terminologie fugitive de ce
qui constitue une relle thmatisation nou velle des phnomn es.
Dans les cas les plus fav orables, le devenir des termes p ermet de
mesurer le chemin parcouru, de la rupture initiale l'incorporation
finale dans le patrimoine disciplinaire comm un (point prcdent),
voire dans les jeux du langage ordinaire.
Entre ces deux extremes s tablit un espace intcrmdiaire
constitu la fois de catgories centrales, dsignant des types de ph-
nomnes ou de mcanismes reconnus comme dterminants dans une
discipline, mais suscitant des d fmitions diffrentes selon les thories,
et de termes spcifiques qu i, bien que relevant d'une approche parti-
culire, ont acquis un e lgitimit suffisante pour tre u tiliss plus lar-
gement. Les termes d' interaction , influence , de rale , de
socialisation , d acculturation , de modernisation , de
-
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es grands territoires et leurs paradigmes
Les sciences du social
31
rationalisation , etc., relvent plutt du premier registre ; ceu x
d' ethos , d' habitus , d' effet pervers , de convention , de
transaction , etc., du second.
La d ispersion des termes au tour de ces trois configurations reflte
la complexit dj dcrite de ces disciplines. Dans la mesure o
ceux-ci sont solidaires de cadres de rfrence dtermins, elle induit
des mouvements contradictoires de resserrement autour d'un espace
congu com me seu l reprsentant lgitime du point de vue discipli-
naire, ou, l'inverse, une tendance la confu sion et la balkanisa-
tion des rfrences. On peut ainsi, sommairement, reprer les ten-
dances suivantes, qui, c8t des noyaux d ancrage initiaux, des
glissements paradigmatiques divers, spcifient au sein de chaque dis-
cipline, des espaces de pertinence forts et des z ones de transition :
Concentrat ion autour d'une thor ie ou d'un champ de pro-
blmes donns, systmatiquem ent repris et travaills : il semble bien
que, dans les quatre disciplines tudies, ce soit autour de problm es
circonscrits plutt que de thories, que ce mou vement s'opre, ds
lors que l'on donne la notion de thorie la dfinition un peu stricte
d'un ensemble conceptuel ou propositionnel organis. Autour d'une
thmatique et de son volution, comme l organisation, autour
d'outils et de leur puration, comme en dmographie, mais aussi en
ethnologie avec les modles de parent, autour d'expriences longue-
ment reprises, modifies, amliores comm e en psychologie sociale,
peuvent se construire, sur une certaine dure, des formes de cum ula-
don des acquis et de tradition de recherche'.
Saut hors des espaces de pertinence tablis par la tradition
pour s'installer dans des paysages totalement nouv eaux, impo rts par-
fois de tou t autres horizon s, artistiques, littraires, technologiques.
Il
est tout moment possible, notamment en sociologie et en ethnologie,
qui sem blent les deux disciplines les plus sensibles ce type de saut,
d'arracher un phnom ne son (ou ses) espace(s) de pertinence habi-
tuel(s) pour le projeter dans u n autre, indit, et lui fournir un clairage
renouvel. Ce mouvement parait d autant plus sduisant et, en
quelque sorte, acceptable, qu'il se greffe sur une caractristique cons-
tante des sciences sociales : sub stituer u ne interprtation ordinaire
I. La chose sem ble plus dlicate pour les thories : leur fcondit proprc parait
davantage relever de leur programme ou de leur paradigme que de leur architccture
conceptuelle spcifique. De fait, ou cette dernire est strictement formalise et, sauf dans
des cas restreints, peu applicable ; ou elle ne l'est pas et malgr ses raffinements reste
voue des simplifications qui la ramnent son fil problmatique (sur ce point, voir infla,
III' partie, chap. 1).
du monde u ne interprtation savante ou autorise. Le problme est
qu'il ne suffit pas qu'u ne interprtation soit diffrente pour etre ju ste.
En cela, la men ace est permanente de passer de l'effort scientifique de
thmatisation aux facilits littraires de l'essayisme et de la rvlation :
on ne rvle plus au x gens qu'ils font de la prose sans le savoir, mais
qu'en croyant faire de la prose ils font en fait tout autre chose'.
Banalisation, enfin, et balkanisation des termes ; si chacun,
quel qu e soit son statut, est susceptible d'avoir une dfinition relati-
vement construite dans un corpus dtermin, la multiplication et la
surdtermination des termes n'invite pas toujours un usage rigou-
reux et critique. D e fagon plus insidieuse, m is part les cas trs pr-
cis des approches qu antitatives ou exprimentales strictes, obligeant
rduire et dfinir les termes par des quivalents num riques, le
souci de dfinition conceptuelle dont font preuve les auteu rs les plus
srieux ne peut aller jusqu' l'ensemble des notions effectivement uti-
lises. Soit il faut se lancer dans l'entreprise vaine de refonder tout le
lexique laquelle certains s'attellent parfois hroiquement ou de
proposer une nouvelle langue ce qui est le propre des coups de
force thoriques voqus plus haut soit il faut se rsoudre une
langue htrogne, u tilisant les termes des niveaux d'exigence ana-
lytique diffrents, allant du concept strict l'image vagu e.
Cadres de pertinence et structures opratoires
Cette description peut paraitre un peu terrifiante. ct des
quelques points d'ancrage mthodologiques initiaux et des grandes
thmatiques de recherche propres chaque discipline, elle semble
autoriser toutes les drives et aboutir une m ultiplication de cou-
rants et de chapelles, seulement attachs la prom otion de leurs ter-
minologies et de leurs analyses. L'effet kalidoscopique que produ it
la tentative de restitution des mou vem ents qui parcourent ces disci-
plines ne doit cependant pas masquer leur ressort logique commun :
inscrire les phnomnes dans u n espace de pertinence susceptible de
les thmatiser et de les traduire em piriquem ent. Cette exigence a
deux aspects : un aspect topologique et paradigmatique, que nous
venons de dcrire, rgi fondamentalement par un
principe analogique;
1. La sociologie constructiviste des sciences est ainsi parfois tombe dans le travers de
vouloir montrer aux savants bahis 'qu'ils ne faisaient, dans lcur laboratoire, ricn de ce
qu ils croyaient faire et que croyaient qu ils faisaient des pistmologues naifs ou
complaisants.
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es grands t e r r i t o i r e s e t l eur s parad i gm es
L es s c i ences du soc i a l
33
un aspect programmatique et m thodologique que nous allons main-
tenant suivre, rgi par un
pr inc ipe oprato ire .
Selon le premier aspect, la construction de l'objet, la rduction des
dissonances, l'extension de l'aire d'tude des phnomnes se fait par
l'usage d'une formu le analogique latente ou explicite :
comme si .
Fai-
sons comm e si les donnes historiques taient des donnes dmogra-
phiques, comm e si les interactions en face i. face des individus taient
des parades, comme si une culture tait un texte dchiffrer, comme
si une station de m tro ou u n laboratoire de recherche taient un vil-
lage bororo... 11 est clair qu'un tel principe analogique n'est u tilisable
que parce qu e le domaine o il est mis en ceuvre n'est pas totalement
ferm sur lui-mme et ses seules ressources et parce qu'existent, en
dehors de lui, d'autres mo dles d'interprtation du m onde. Mais il est
non moins clair qu'u n tel principe ne suffit pas : il ne vaut qu e s'il est
capable d'tre
opratoire,
c'est--dire d'tre support par un ensem ble
rgl d'oprations inscrivant l'objet initial non plus simplem ent dans
un
cadre gnrique de pert inence,
mais spcifiquement, dans un
c a d r e a n a l y -
tique
dtermin. Le premier anticipe un dom aine, une formule, un
espace o le phnom ne prend sens ; le second construit les opra-
tions qui le transforment en un objet d'investigation m thodique.
Ainsi, constituer le suicide comme u n phnomne susceptible de
varier
en fonction d'autres phnomnes
impose l 'armature logique
du langage
des variables. Que le commentaire des relations ainsi mises en vi-
dence entrame l'usage de notions plus ou moins opportunes est une
chose ; l'tablissement de ces relations, en revanche, et le diagnostic
causal qui en dcoule, relvent d'un m odle opratoire rigoureuse-
ment contrlable. De mme, et l'inverse, penser le suicide comme
une conduite
dote de sens pour le su je t '
impose des oprations de recueil
et d'analyse spcifiques : il faut pou voir reconstituer des histoires sin-
gulires et avoir les lments ncessaires l'interprtation de la signifi-
cation de l'acte. Certes, ce type d'approche et de langage, ne b nficie
pas du filet de scurit que procurent les chiffres, mais il est porteur
d'exigences logiques
tout aussi rigoureuses
2
C'est donc du cen d es cadres analytiques des sciences du social
qu'il faut m aintenant porter le regard. La premire rduction (dter-
mination des cadres conceptuels de pertinence) est insuffisante et
jamais aboutie si elle n'est pas relaye par cette seconde.
1.
Selon la dfinition webricnne de Pactiyit (Weber, 1922 ).
2.
Ce type de travail a t mer par Jean Baechler,
Les suic ides ,
Paris, Calmann-L.vy,
1975.
Cadres et programmes d analyse
Il est ncessaire, pour aborder ce point, de reprendre la double
perspective, historique et logique de la premire partie. Inscrite
dans u n contexte de dtermination propre, chaque discipline s 'est
dgage de son pass prscientique en constituant u n dispositif de
connaissance de base, vritable ancrage de ses dveloppem ents ult-
rieurs : tables de population, immersion de terrain, construction de
protocoles exprimentaux, recherche des bis de fonctionnement des
socits m odernes. Pour chacune, ce dispositif de base, malgr les
alternatives pistmologiques labores trs ten par la tradition alle-
mande, est d'abord et fondamentalement inscrit dans les prsuppo-
ss objectivistes du rationalisme exprimental im port des sciences
de la nature. 11 est ds lors rapidement confront un dou ble mou -
vement historique et logique jouant deux niveaux de temporalit
et de dure :
un mouvement de pluralisation, de construction de perspectives
nouvelles et alternatives, d'invention de terminologies ; variable
selon les disciplines dans ses formes et son am pleur, oprant dans
la courte du re et la fivre des modes disciplinaires, des dbats et
des pressions idologiques et politiques, il utilise systmatique-
ment le ressort de l'analogie, de la mtaphore, des transferts ;
un m ouvem ent, li au prcdent, mais se structurant dans une
dure plus longue, de mise l preuve de formules de
recherche, de construction de cadres analytiques, d'laboration
de programmes.
Solidaires l un de l autre, impensables l un sans l autre en ce
que le prem ier invente ce que le second m et l 'preuve et pure,
ces mouvements dessinent progressivement une toile analytique
comp lexe, marque par la tension entre les deux peles
d e l a r a i s o n
exprimentale
et de
la ra ison in terprta tive .
Modele nomologique et causalisme
L'un des t rai ts comm uns et fondamentaux du m odle objecti -
viste, au sein du quel les diverses disciplines font leurs p remires
gamm es, est qu'il vise la production de rgularits statistiques entre
variables. Celles-ci peuvent prendre plusieurs aspects, selon la
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7/24/2019 Berthelot Jean Michel - Les Sciences Du Social
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nature des phnom nes dcrits ou les modalits de l 'observation
engage :
Lorsqu'il y a X, alors gnralement on trouve Y : ainsi, ana-
lysant les divers rites initiatiques des gan ons dans diverses socits
archaiques, peut-on aboutir au rsultat suivant : Dans les socits
qui ont des organisations de couchage suivant lesquelles la mre et
le bb partagent le mme lit pendant au moins une anne en
excluant le pre, et dans celles qui ont un tabou qui interdit tout
comportement sexuel la mre pendant au m oins une anne aprs
une naissance, on trouvera plus souvent un e crmonie de transi-
tion entre l'ge de l'enfance et l'ge d'homme que dans les socits
o ces conditions n existent pas, ou pour des dures moins
longues. '
Lorsqu e X varie, Y varie : c'est la forme la plus frquente,
que l'on trouve aussi bien en dmographie (l'esprance de vie varie