Ses yeux bleuâtres, toujours entre-clos, souriaient dans son visage coloré. Un pantalon à
grand pont5, qui godait6 par le bas sur des souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouf-
fer sa chemise à la ceinture ; et ses cheveux blonds, frisés d’eux-mêmes en boucles légères, lui
donnaient quelque chose d’enfantin.
Il poussait du bout des lèvres une espèce de sifflement continu.
L’air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard.
On aurait dit qu’il portait une perruque, tant les mèches garnissant son crâne élevé étaient
plates et noires. Sa figure semblait tout en profil, à cause du nez qui descendait très bas. Ses
jambes prises dans des tuyaux de lasting7 manquaient de proportion avec la longueur du
buste ; et il avait une voix forte, caverneuse.
Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1881.
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• Le romancier, peintre de la réalité Séq
uen
ce1
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Notes 5. Pantalon comportant par-devant un pan d’étoffe qui se rabat.6. Faisait un faux pli en tombant.7. Étoffe brillante de laine rase.
Chapitre 6 Le roman 267266
Séquence 17
Notes
Flaubert1821-1880
Comprendre
comment le roman
offre un miroir du réel
à travers la fiction.
Scènes
du quotidien
Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait
absolument désert.
Plus bas, le canal Saint-Martin1, fermé par les deux écluses, étalait en ligne droite son eau
couleur d’encre. Il y avait au milieu un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de bar-
riques2.
Au-delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers, le grand ciel pur se décou-
pait en plaques d’outremer, et sous la réverbération du soleil, les façades blanches, les toits
d’ardoises, les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait au loin dans
l’atmosphère tiède ; et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tris-
tesse des jours d’été.
Deux hommes parurent.
L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait
le chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps
disparaissait dans une redingote3 marron, baissait la tête sous une casquette à visière pointue.
Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent, à la même minute, sur le
même banc.
Pour s’essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que chacun posa près de soi ; et le petit
homme aperçut, écrit dans le chapeau de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-ci distin-
guait aisément dans la casquette du particulier4 en redingote le mot : Pécuchet.
« Tiens, dit-il, nous avons eu la même idée, celle d’inscrire notre nom dans nos couvre-
chefs.
– Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien à mon bureau !
– C’est comme moi, je suis employé. »
Alors ils se considérèrent.
L’aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet.
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Bouvard et Pécuchet (1881)
La rédaction de ce roman a occupé les dix dernières années de la vie de
Gustave Flaubert. À travers les aventures et le regard étroit et naïf de ses
deux personnages, Bouvard et Pécuchet, Flaubert nous propose une véritable
anthologie de la bêtise humaine et des « idées reçues » de son temps,
balayant tous les domaines du savoir et de la pensée. Le passage proposé
constitue l’incipit* du roman.
texte 1
1. La scène se déroule à Paris.2. Tonneaux.3. Longue veste croisée d’homme, à basques.4. Individu.
Le romancier,
peintre de la réalité objectif
De l’observation à l’analyse
1 Quels éléments vous semblent destinés à satisfairela curiosité et les attentes du lecteur dans ce début deroman ?
2 Analysez comment sont introduits dans le récit lesdeux personnages centraux ; étudiez notamment leurprésentation alternée.
3 De nombreux romans commencent par une scènede « coup de foudre ». En quoi peut-on parler ici deparodie* de ce type de scène ?
4 Relevez et analysez les éléments du passage quisoulignent la volonté de représenter la banalité du quo-tidien.
5 Identifiez le registre dominant de l’extrait : quelregard semble porter le narrateur sur ses personnages ?
Expression
Écriture d’invention. En vous appuyant sur letexte de Flaubert, rédigez un portrait caricatural et sati-rique* de l’un des deux personnages présentés,Bouvard ou Pécuchet.
❚ Estampe de Charles Huard pour Bouvard et Pécuchet de Flaubert, 1881. Paris, BNF.