Download - Deleuze Violence 26 Juin2012
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ChampsPolitiques
&contreChamps
Vladimir MILISAVLJEVIC et
Guillaume SIBERTIN-BLANC (dir.)
Deleuze et la violence
EuroPhilosophie / Institut za filozofiju i drutvenu teoriju
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Deleuze et la violence
sous la direction de
Vladimir Milisavljevic et Guillaume Sibertin-Blanc
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Le prsent ouvrage est dit par EuroPhilosophie
et par lInstitut za filozofiju i drutvenu teoriju de Belgrade, dans la collection
Champs&contreChamps, srie Politiques.
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Pour faire un lien ou citer ce texte :
Vladimir Milisavljevic, Guillaume Sibertin-Blanc (dir.), Deleuze et la violence, Editions EuroPhilosophie/Institut de Philosophie et de Thorie Sociale,
coll. Champs&contreChamps, 2012 http://www.europhilosophie-editions.eu/
Dpt lgal : juin 2012
EuroPhilosophie / IFTP Site : www.europhilosophie-editions.eu
N ISSN : 2110-5251
Illustration de couverture : Installation de Yannis Gatis
Loretta Gatis
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Sommaire
Avant-propos............................................................................................................... 6
PREMIERE PARTIE
VIOLENCE, INSTITUTION, TAT
Igor KRTOLICA et Guillaume SIBERTIN-BLANC
Deleuze, une critique de la violence ........................................................................... 11
Petar BOJANIC
La violence et linstitution chez Gilles Deleuze .......................................................... 45
Vladimir MILISAVLJEVIC
Une machine de guerre peut-elle tre divine ? Rflexions sur la nomadologie et la violence rvolutionnaire ............................................................................................ 57
Marco RAMPAZZO BAZZAN
Machine de guerre ou machine gurilla : La machine de guerre comme
analyseur des thorisations de la gurilla urbaine en R.F.A. depuis le 2 juin 1967 ....... 79
Oriane PETTENI
Le nomadisme et lEtat. Un cas danalyse partir de laire gographique turcophone .............................................................................................................. 101
SECONDE PARTIE
VIOLENCES DANS LA PENSEE, DE LINCONSCIENT AU PERCEPT
Ivan MILENKOVIC
La violence du signe. Le problme de la vrit chez le premier Deleuze ................... 117
Florent GABARRON-GARCIA
Violence de ldipe de Foucault Deleuze-Guattari : Introduire les forces de lhistoire dans le champ analytique...................................................................... 129
Guillaume SIBERTIN-BLANC La pulsion de mort dans la schizoanalyse ................................................................. 141
Nathalie LUCAS
Cercles ou spirale ? Topologie deleuzienne de LEnfer de Dante .............................. 161
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Avant-propos
Nous rassemblons ici les textes de communications prononces lors du
colloque Violence, guerre et tat chez Gilles Deleuze , organis les 3 et 4
mars 2011 lInstitut de Philosophie et de Thorie Sociale de Belgrade, en collaboration avec le rseau EuroPhilosophie et le laboratoire ERRAPHIS de
lUniversit Toulouse 2-Le Mirail. Ils tmoignent dun effort pour articuler linventivit conceptuelle de
Deleuze, seul et avec Flix Guattari, des problmes classiques de la pense
politique moderne et contemporaine. Par des approches diverses, tous
rencontrent le problme de la violence, et des tensions, irrductibles, mais dont
on verra dun texte lautre les dplacements, entre son institutionnalisation et sa dsinstitutionnalisation, et la part ambivalente quy prend ltat, apprhend la fois comme lInstitution des institutions et comme lAutre du phnomne institutionnel.
Certaines contributions privilgient une lucidation interne des tissus
conceptuels dans lesquels la pense deleuzienne rencontre, sans ncessairement
le thmatiser comme un objet dinterrogation autonome, le problme de la violence. Igor Krtolica revient ainsi sur la lecture croise que Deleuze opre de Spinoza et de Nietzsche, et dgage, comme le nud la fois omniprsent et latent autour duquel elle sorganise, lenjeu dune dmoralisation du traitement de la violence, qui est aussi la voie de sa politisation stratgique au sein dune logique des rapports de forces. Ivan Milenkovic, dans une autre perspective qui sinspire des analyses proposes par Franois Zourabichvili, interroge lapparition et les enjeux de la question de la violence dans la notique labore de Nietzsche et la philosophie Diffrence et rptition : violence dans
la pense, qui en est constitutive parce quelle en provoque la ncessit, mais qui inscrit par l-mme, en retour, la contingence irrductible de lacte pensant dont aussi bien la thologie que le rationalisme classique avaient tent de conjurer la puissance de dstabilisation de nos vidences anthropologiques .
Dautres contributions abordent le problme de la violence partir de philosophmes de la pense politique moderne et contemporaine, pour ouvrir des pourparlers entre la pense deleuzienne et dautres auteurs qui, pour certains, retiennent encore peu lattention du commentaire deleuzien. Repartant du thme de linstitution au niveau duquel la pense politique moderne a pos le problme du fondement du corps politique, Petar Bojanic reprend la question de
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lempirisme humien et de son double effet critique, contre le contractualisme, mais aussi contre le lgalisme ; il prend surtout au srieux, comme Deleuze
invitait lui-mme le faire incidemment, une ligne de transformation souterraine dune pense institutionnaliste trouvant une actualit originale dans le rpublicanisme rvolutionnaire non-rousseauiste de Saint-Just, dont les
partages standards entre la loi et le contrat, luniversel et le particulier, le public et le priv, le collectif et lindividuel, pourraient ressortir profondment remanis. Vladimir Milisavljevic, pour sa part, attire lattention sur les proximits de la conception deleuzo-guattarienne de la violence telle quelle slabore dans la thorie de la machine de guerre, avec la pense de la violence de Walter Benjamin, tandis que Guillaume Sibertin-Blanc, repartant galement
de la notion de machine de guerre, interroge le caractre structurant quy prend un dialogue discret mais continu avec Carl von Clausewitz.
Nous avons galement souhait donner place des tentatives singulires
de mise au travail de la conceptualit deleuzienne, rencontrant le problme
de la violence la bordure ou hors des champs baliss de la philosophique
politique, qui sen trouve pourtant indirectement provoque : que ce soit par labord du symptme et du sujet de la psychanalyse, comme le propose Florent Gabarron-Garcia en affinant notre comprhension du rapport que les auteurs de
LAnti-dipe entretiennent au Foucault de LHistoire de la folie lge classique ; que ce soit lpreuve du percept esthtique, comme lenvisage Nathalie Lucas en laborant une lecture de LEnfer de Dante qui, travers lexprience de luvre, explore les processus mta-politiques dun corps sans organe, et dramatise les paradoxes dune violence sans sujet ; ou que ce soit encore au contact de conjonctures historiques spcifiques, comme sy emploient Marco Rampazzo Bazzan et Oriane Petteni en faisant jouer la thorie de la
machine de guerre, et les concepts qui lui sont lis sans pourtant sy rsorber de nomadisme et de minoritaire, lun pour relire les thorisations de la gurilla urbaine dans lAllemagne des annes 1960-1970, lautre pour renvisager certains processus, territoriaux et linguistiques, luvre dans la formation de ltat turc contemporain.
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PREMIERE PARTIE
VIOLENCE , INSTITUTION, TAT
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Violence, Institution, tat
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Deleuze, une critique de la violence
IGOR KRTOLICA ET GUILLAUME SIBERTIN-BLANC
La notion de violence occupe une position latrale dans la philosophie de
Deleuze1. Les occurrences du terme sont relativement rares et disperses, et il
nen labore un concept que tardivement, avec Guattari dans Mille plateaux, pour le pluraliser aussitt dans une typologie des rgimes de violence . Il
nest pourtant pas exagr de dire que la violence touche un problme nodal de sa philosophie pratique qui, suivant un hritage spinoziste-nietzschen,
commande de faire coexister deux affirmations : dune part quil nexiste aucun principe moral transcendant susceptible de juger les rapports de forces qui
constituent eux seuls la ralit, et dautre part que que ces rapports physiques ne se valent cependant pas tous puisquil est possible de discriminer parmi eux, au moyen dune valuation immanente, du bon et du mauvais et par l des phnomnes de violence. Ou comme le disait Nietzsche : Par-del Bien et Mal Cela veut dire rien moins que Par-del bon et mauvais 2. Pourtant, il ne suffira pas de dire que, parmi les rapports de forces, ceux qui sont violents doivent tre condamns, sous peine de retomber dans lconomie morale du bien et du mal qui, au nom de valeurs suprieures, instaure un jugement contre
la violence et laisse ininterroge lide de non-violence. Il faudra au contraire porter la critique plus loin, au cur mme des manifestations de la violence, et demander : comment diffrencier et valuer les modalits de la violence elles-
mmes ? Dores et dj pouvons-nous dire, de manire encore ngative, que le problme de la violence chez Deleuze ne peut tre analogue celui du mal ou
du ngatif. Car quoi bon distinguer la force de la violence si cest pour dcalquer leur diffrence sur lopposition classique du bien et du mal ? Il nous semble au contraire que si la violence ne peut pas tre linstar du mal une figure du ngatif, cest que la condition de possibilit et lespace de dploiement de la notion deleuzienne de violence souvrent prcisment avec le
1 Cet article est paru initialement Ljubljana dans la revue Filozofski Vestnik, traduit en
slovne par les soins de Peter Klepec : Deleuze, kritika nasilja , Filozofski Vestnik, n XXXII, 1/2011, p. 169-201.
2 F. NIETZSCHE, Gnalogie de la morale, I, 17 ( Jenseits von Gut und Bse... Dies heit zum mindesten nicht Jenseits von Gut und Schlecht ).
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Deleuze et la violence
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renversement critique du problme du ngatif ou du mal3 . En effet, cest
dabord ce problme quau cours des annes 1960 Deleuze affronte travers les penses de Nietzsche et de Spinoza, qui constitueront le socle thorique de la notion immanente et diffrentielle de violence quil laborera par la suite4 ; ce nest, comme on le verra, qu partir des annes 1970 que le concept de violence, en mme temps quil se verra diffrenci dans des rgimes de violence htrognes, assumera la fonction politique dcisive dvaluer et de discriminer les manifestations de la violence dans des conjonctures historiques dtermines
5.
La question de la violence constitue un point dentre privilgi pour saisir le sens de lhritage spinoziste-nietzschen dont se rclame Deleuze. Parce que par-del bien et mal ne signifie pas par-del bon et mauvais, lthique repose sur une typologie diffrentielle des modes dexistence immanents qui laffranchisse de lalternative qui en compromet la possibilit : la morale du jugement ou bien le relativisme gnralis. On sait que la condamnation morale de la violence
identifie celle-ci, en dernire instance, au mal ou au ngatif, tout en mnageant
la possibilit quelle puisse jouer un rle moteur positif (comme moyen en vue dune fin juste ou comme moment dun progrs global), auquel cas le problme se voit report, dans son versant thorique, sur lexigence dtablir les critres dune telle lgitimit et, dans son versant pratico-politique, sur les moyens dviter que la violence devienne elle-mme sa fin6 ; le relativisme gnralis,
3 Que nous nommions ainsi la chose ne doit pas nous faire oublier le mot : lorsque Spinoza
critique le Bien et le Mal en soi dans lthique, il ne change pourtant pas de lexique, il en modifie seulement la comprhension. Et si bonus et malus peuvent tout aussi bien se traduire par Bien et Mal que par bon et mauvais, il nen reste pas moins quil sagit des mmes termes (le latin ne disposant pas dautres mots). Pour Deleuze, cest Nietzsche qui a impos cette distinction, avec le secours de la langue allemande ( Jenseits von Gut und Bse... Dies heit zum mindesten nicht Jenseits von Gut und Schlecht ). Ce dplacement lexical indique un premier dplacement notionnel : le passage des valeurs suprieures et absolues du Bien et du Mal aux valeurs immanentes et relatives du bon et du mauvais.
4 Cf. G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962 ; Spinoza et le problme de lexpression, Paris, Minuit, 1968, chap. XV ; Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1970/1981, chap. III. On verra que mme la dfinition de la violence que Deleuze accorde
Foucault est dorigine nietzschenne, et pourrait trs bien tre exprime en termes spinozistes (cf. Foucault, p. 77) ; il en va de mme des passages de Limage-temps sur le sujet ( Les puissances du faux , p. 179-186).
5 Cf. G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, plat. 12 et 13 ; G. DELEUZE, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 60-62, p. 69, p. 151-153, p. 165-167.
6 Walter Benjamin avait dj fait la remarque en son temps : on ne sort pas par l du rapport des moyens et des fins au sein duquel aucune critique vritable de la violence nest pourtant possible (cf. W. BENJAMIN, Critique de la violence, in uvres I, Paris, Gallimard, 2000). On sait que le danger dune violence qui deviendrait une fin en soi constitue un problme dcisif de la philosophie politique, tel quil sest incarn dans les atrocits fascistes et totalitaires du XXe sicle (voir par exemple H. ARENDT, Du mensonge la violence, Sur la violence , Paris, Calmann-Lvy, 1972). On sait galement quil se reposera sur dautres bases aprs-guerre, au moment de la dcolonisation et de la violence que dchanent les luttes de libration nationale du tiers-monde, et restera le plus souvent marqu des mmes apories quant la justification de la violence (cf. par exemple la clbre prface de Sartre aux Damns de la terre de Fanon). Deleuze et Guattari
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Violence, Institution, tat
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pour sa part, parce quil nie lexistence dun critre moral, rejette la possibilit de distinguer et dvaluer parmi les phnomnes de violence, et laisse en pratique le champ libre tous les dchanements de puissance
7. En ralit,
lopposition de la morale au relativisme est superficielle et ne peut dissimuler la complmentarit profonde de ses termes : on ne soutient la premire thse que
pour ne pas avoir soutenir la seconde. Simplement, dans les deux cas, et pour la mme raison, on ne parvient pas distinguer les phnomnes de violence en
eux-mmes (mais seulement en fonction de leur rapport une valeur suprieure
suppose ou labsence gnrale de toute valeur) ni les valuer actuellement (mais uniquement en fonction de leur origine commune, la force, ou de leur effets visibles, la libration ou lasservissement). Avec Spinoza et Nietzsche, Deleuze voit au contraire la possibilit dune valuation diffrentielle intrinsque des phnomnes de violence, selon ce quils expriment actuellement. Une telle valuation repose essentiellement sur lide que tous les phnomnes violents expriment un certain degr la productivit du rel et sont ce titre
irrductibles une quelconque manifestation du mal ou du ngatif. On verra
quelle reoit une porte dcisive ds lors quelle est confronte des violences si destructrices quelles chappent tendanciellement une intgration, mme partielle, dans lconomie du bon et du mauvais, de la vie et de la mort, et conduisent jusquaux limites de lanthropologie et de la politique.
Le renversement du problme du mal (Spinoza, Nietzsche)
Les deux aspects du renversement : coupure pistmologique et
dramatisation
Parce que la philosophie est troitement dpendante de lpoque et des
milieux dans lesquels et contre lesquels elle pense, il serait anachronique
daffirmer que Spinoza et Nietzsche proposent une thorie de la violence. Mais parce que le nouveau, pour pouvoir survivre et imposer sa force, se prsente
toujours masqu sous les traits de lancien, lirruption dune telle thorie apparat dabord comme le renversement que chacun opre respectivement des problmes du mal et du ngatif
8. Cest le mme enjeu que Nietzsche redcouvre
reprendront ces problmes dans LAnti-dipe et Mille plateaux en fonction dune distinction fondamentale entre fascisme et totalitarisme, o seul le premier est en rapport intrinsque avec un vecteur illimit de destruction et dautodestruction ( passion dabolition ), qui donne toute son importance aux ambiguts de la machine de guerre .
7 Cest une alternative formellement identique qui compromet pour Deleuze la philosophie transcendantale, cest--dire laccomplissement de tout projet critique : cf. Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 124-125.
8 Sur le rapport de la philosophie aux milieux sociohistoriques, cf. G. DELEUZE, F. GUATTARI, Quest-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, chap. 4 ; sur le masque du nouveau, cf. G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 5 : une nouvelle force ne peut
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aprs Spinoza : renverser le systme du jugement (lconomie judo-chrtienne du bien et du mal) sans sombrer dans le relativisme (lathisme, le nihilisme). Renverser un problme est lopration critique en tant que telle, et doit sentendre en deux sens. Daprs un premier aspect, le renversement nest pas une simple inversion des valeurs, comme le tirage en positif dun ngatif ou la mise lendroit de ce qui se trouvait lenvers : cest une transformation du domaine initial, de ses lments et de leur distribution. Ce nest pas seulement la solution qui change, ce sont aussi les donnes du problme. Cette manire de
concevoir le renversement est celle quAlthusser, la mme priode, proposait aprs Bachelard de penser sous le nom de coupure pistmologique et quil appliquait lopration que Marx menait sur la dialectique hglienne. Lorsque Marx crit au sujet de la dialectique qui est chez Hegel la tte en bas qu il faut la renverser pour dcouvrir dans la gangue mystique le noyau rationnel
9,
Althusser montre que Marx ne se contente pas de substituer un principe
matrialiste un principe idaliste :
Il est alors dcidment impossible de maintenir, dans son apparente rigueur, la fiction du renversement . Car en vrit Marx na pas conserv, tout en les renversant , les termes du modle hglien de la
socit. Il leur en a substitu dautres, qui nont que de lointains rapports avec eux. Bien mieux il a boulevers la relation qui rgnait, avant lui,
entre ces termes. Chez Marx ce sont la fois les termes et leur rapport
qui changent de nature et de sens.10
La coupure pistmologique est la dcouverte dun nouveau continent, la position dune problmatique indite : il faut en dire autant de linterprtation que Deleuze fait du rapport de Spinoza et de Nietzsche la tradition judo-
chrtienne quant lexistence du mal ou du ngatif transmutation de toutes les valeurs
11.
Mais le renversement comporte un second aspect, conformment la
dfinition quen propose Deleuze au dbut de Platon et le simulacre :
Que signifie renversement du platonisme ? Nietzsche dfinit ainsi la
tche de sa philosophie, ou plus gnralement la tche de la philosophie
de lavenir. Il semble que la formule veuille dire : labolition du monde des essences et du monde des apparences. Toutefois un tel projet ne serait
apparatre et sapproprier un objet quen prenant ses dbuts, le masque des forces prcdentesqui loccupaient dj. [] Une force ne survivrait pas, si dabord elle nempruntait le visage des forces prcdentes contre lesquelles elle lutte .
9 K. MARX, Le Capital, 2me dition, Postface, cit par L. ALTHUSSER, Pour Marx [1965],
Paris, La Dcouverte, 2005, p. 85. 10 Ibid., p. 108. 11 Cf. G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, p. 197 : Tant quon reste dans llment du
ngatif, on a beau changer les valeurs ou mme les supprimer, on a beau tuer Dieu : on en garde la place et lattribut, on conserve le sacr et le divin, mme si on laisse la place vide et le prdicat non attribu. Mais quand on change llment, alors, et alors seulement, on peut dire quon a renvers toutes les valeurs connues ou connaissables jusqu ce jour. On a vaincu le nihilisme .
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Violence, Institution, tat
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pas propre Nietzsche. La double rcusation des essences et des
apparences remonte Hegel, et, mieux encore, Kant. Il est douteux que
Nietzsche veuille dire la mme chose. Bien plus, une telle formule du
renversement a linconvnient dtre abstraite ; elle laisse dans lombre la motivation du platonisme. Renverser le platonisme doit signifier au
contraire mettre au jour cette motivation, traquer cette motivation comme Platon traque le sophiste.12
Daprs ce second aspect, il ne sagit plus de transformer le problme mais de dgager le complexe affectif ou le type dexistence dont llaboration thorique est le symptme : mthode de dramatisation, o la question qui veut ? remplace la question quest-ce que ? 13. Encore une fois, il faut en dire autant de lopration que Deleuze voit luvre dans la dnonciation par Spinoza et Nietzsche de la morale judo-chrtienne. Cest pourquoi la distinction deleuzienne entre thique et morale ne se rduit pas une opposition thorique, mais enveloppe une divergence pratique
14. Suivant ce second aspect,
il y aurait dans la notion de mal non seulement une thorie transformer mais
aussi un complexe dsirant ou un type analyser et valuer. Le renversement doit par consquent tre compris au double sens dune rupture pistmologique avec le problme moral du mal ou du ngatif et dune valuation de la volont affective animant le besoin de juger. Une fois ce renversement opr, il deviendra possible pour Deleuze de prciser la nature des phnomnes de
violence au sein des rapports de forces (la violence est une destruction), et de
les valuer diffrentiellement (il nexiste pas quelque chose comme LA violence mais des types de violence, suivant que la destruction est dsire pour elle-mme ou non, et suivant les agencements qui lexercent).
Lois de composition des corps ou la physique des rapports de forces
deux reprises, Deleuze examine le problme du mal chez Spinoza15. On
se souvient combien sa correspondance avec Blyenbergh obligea Spinoza prciser sa comprhension personnelle de la thse classique selon laquelle le
mal nest rien16. Prenant lexemple paradigmatique du pch quAdam commet en mangeant du fruit dfendu, Blyenbergh confronte Spinoza au problme
suivant : si Dieu est cause de toutes choses, des tres comme de leurs actes, soit
12 G. DELEUZE, Logique du sens, Platon et le simulacre , Paris, Minuit, 1969, p. 292. 13 Sur la mthode de dramatisation, cf. G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, III, 2-3 ;
La mthode de dramatisation (1967), in Lle dserte, Paris, Minuit, 2002, p. 131-162 ; Diffrence et rptition, p. 279-284.
14 Cf. G. DELEUZE, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981/2003, p. 37 : Si lthique et la Morale se contentaient dinterprter diffremment les mmes prceptes, leur distinction serait seulement thorique. Il nen est rien .
15 Cf. G. Deleuze, Spinoza et le problme de lexpression, chap. XV ; et Spinoza. Philosophie pratique, chap. III
16 La correspondance Spinoza / Blyenbergh renvoie aux lettres XVIII-XXIV et XXVII.
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Deleuze et la violence
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il ny a rien de mauvais dans la volont dAdam de manger du fruit dfendu, soit Dieu est cause des volonts mauvaises et du mal
17. Or les deux possibilits
sont inacceptables : car il nest pas acceptable quune volont mauvaise ne soit pas un mal, sinon tout serait permis ; mais il nest pas plus acceptable que le mal soit luvre de Dieu, auquel cas il agirait contrairement sa propre volont. Conscient du paradoxe (la ruine morale ou un Dieu malin), Spinoza affirme que si rien narrive contre la volont de Dieu et que la volont dAdam nest pas contraire la loi divine, cest que linterdiction de manger du fruit dfendu nest pas un commandement quAdam aurait transgress (lecture anthropomorphique de lcriture), mais la rvlation des consquences qui dcouleront de la proprit des corps en prsence
18 : Linterdiction du fruit de larbre consistait
donc seulement dans la rvlation faite par Dieu Adam des consquences
mortelles quaurait lingestion de ce fruit ; cest ainsi que nous savons par la lumire naturelle quun poison donne la mort 19. Deleuze peut ainsi crire que pour Spinoza Dieu ninterdit rien, mais fait connatre Adam que le fruit, en vertu de sa composition, dcomposera le corps dAdam , et affirmer que lingestion du fruit dfendu est comparable un empoisonnement, qui fournit le modle de tout mal
20 : cest pour Deleuze le premier niveau de la thse de
Spinoza.
Cette comprhension du mal comme empoisonnement renvoie la conception du corps que Spinoza dveloppe dans le petit trait de physique
(thique, II, 13), o il montre que tout corps est un compos de corps dont les
parties sont unies dans un rapport prcis de mouvement et de repos (Deleuze avait dgag une conception semblable chez Nietzsche au deuxime chapitre de
Nietzsche et la philosophie). Soit lexemple du sang, corps compos de deux corps qui sajustent entre eux, la lymphe et le chyle : tant que les mouvements de leurs particules sajustent suivant un rapport caractristique de mouvement et de repos, la lymphe et le chyle forment un mme liquide, le sang, dont ils sont
les parties ; et le sang lui-mme est une partie dun corps plus grand, le corps vivant, sous un autre rapport caractristique. Il en va ainsi de nimporte quel corps, qui se dfinit par un rapport donn de mouvement et de repos entre
parties (sa composition), existe tant que ce rapport est conserv (ajustement des
parties), et meurt quand ce rapport est dtruit (dcomposition du corps,
17 Blyenbergh Spinoza, Lettre XVIII (tr. fr. C. Appuhn), Ce sont [] les dcrets de Dieu
qui sont cause de nos dterminations. Et de la sorte il suit ou bien quune volont mauvaise nest pas un mal, ou bien que Dieu est cause immdiate de ce mal et quil est son uvre .
18 Cf. B. SPINOZA, Trait thologico-politique, IV, 9. 19 Spinoza Blyenbergh, Lettre XIX. 20 G. DELEUZE, op. cit., p. 46. Lvocation de lindigestion renvoie implicitement Nietzsche,
qui compare lhomme du ressentiment un dyspeptique : celui qui nen finit jamais avec rien. Nest-ce pas aussi la grande inspiration nietzschenne de Canguilhem dans Le normal et le pathologique ? Voir ce sujet A. Janvier, Vitalisme et philosophie critique. Gense de la philosophie politique de Deleuze autour du problme de lillusion, Thse de doctorat, Universit de Lige, 2010, p. 97-114.
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Violence, Institution, tat
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indpendance des parties). Le modle de lempoisonnement dcrit la dcomposition ou la destruction dun des rapports constitutifs du corps, voire de son rapport dominant, auquel cas le corps entier meurt et ses parties entrent dans dautres rapports : la mort survient au corps, cest ainsi que je lentends, quand ses parties se trouvent ainsi disposes quelles entrent les unes par rapport aux autres dans un autre rapport de mouvement et de repos
21. Si le mal
nest rien, cest donc quil y a ncessairement des rapports qui se composent, bien que la composition de nouveaux rapports ne concide pas toujours avec la
conservation de tel rapport particulier. Ce second niveau de la thse de Spinoza
repose sur la distinction de deux points de vue : du point de vue des individus existants ou des modes finis, il y a certes des dcompositions de rapports
(destruction partielle, mort), tandis que du point de vue de Dieu ou de la Nature,
il ny a que des compositions de rapports (un rel en perptuelle transformation). Il ny a donc pas de Bien et de Mal en soi, mais seulement du bon et du mauvais du point de vue des modes finis. Est bon pour tel corps ce qui convient avec sa
nature, est mauvais ce qui disconvient avec elle, bien quil convienne dautres22 . Certes, le corps humain est un corps trs complexe, cest--dire compos de diffrents corps et donc ayant de nombreuses parties : il peut tre
affect dun trs grand nombre de manires si bien quun mme objet peut nous convenir sous un certain rapport mais pas sous un autre. Certes, le rapport de mouvement et de repos qui constitue notre corps varie lui-mme beaucoup de
lenfance la vieillesse, et du mme coup la valeur des objets son gard. Mais toujours lempoisonnement vaut comme modle, pour le mal que nous subissons comme pour celui que nous faisons : assassiner quelquun, cest dcomposer le rapport caractristique dun autre tre humain, le voler, dcomposer son rapport sa proprit, et coucher avec sa femme, dcomposer
le rapport sa conjointe. Nanmoins, si le Bien et le Mal sont destitus au profit du bon et du mauvais, et sil y a ncessairement composition de rapport, quel critre permettrait de distinguer le vice de la vertu, le crime de lacte juste ? Sans critre de jugement moral, comment la thse selon laquelle le mal nest rien naurait pas pour consquence logique que le bien non plus nest rien ? Quelles raisons subsistent donc, demande Blyenbergh, qui me retiennent de
commettre avidement des crimes quelconques, pourvu que jchappe au juge ? Pourquoi nacquerrais-je pas des richesses par des moyens dtestables ? Pourquoi ne pas faire indistinctement, suivant limpulsion de la chair, tout ce dont jaurais envie ? 23
21 B. SPINOZA, thique, IV, 39, sc. (tr. fr. B. Pautrat). 22 B. SPINOZA, thique, IV, 39 : Tout ce qui fait que se conserve le rapport de mouvement
et de repos que les parties du corps humain ont entre elles est bon ; et mauvais, au contraire, tout ce qui fait que les parties du corps humain ont entre elles un autre rapport de mouvement et de repos .
23 Blyenbergh Spinoza, Lettre XX.
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Lexprimentation des modes de vie ou lthique de la volont
Pour Spinoza, quoique nimporte quel acte exprime quelque chose de positif, tous ne se valent pas. Cest ce quatteste la comparaison de deux matricides, celui dAgrippine par Nron et celui de Clytemnestre par Oreste :
Le matricide de Nron, par exemple, en tant quil contient quelque chose de positif, ntait pas un crime ; Oreste a pu accomplir un acte qui extrieurement est le mme et avoir en mme temps lintention de tuer sa mre, sans mriter la mme accusation que Nron. Quel est donc le crime
de Nron ? Il consiste uniquement en ce que, dans son acte, Nron sest montr ingrat, impitoyable et insoumis. Aucun de ces caractres
nexprime quoi que ce soit dune essence et, par suite, Dieu nen est pas cause, bien quil le soit de lacte et de lintention de Nron.24
On voit dj, ngativement, que Spinoza ne fonde le critre thique ni dans
lintention la source de lacte, ni dans les proprits extrieures de lacte : ce qui est criminel dans lacte de Nron, ce nest pas son intention de tuer sa propre mre (Oreste a la mme intention et poursuit le mme but, et pourtant son acte ne mrite pas la mme accusation), et ce nest pas non plus le fait quil lait tue (Oreste aussi a perptr un matricide, sans tre fautif au mme titre que Nron). Spinoza renvoie dos--dos deux chefs daccusation possibles, mais plus profondment deux types de jugements moraux opposs : la morale de
lintention et la morale des effets. O rside alors le critre de discrimination des deux actes ?
La possibilit dun critre rside dans la distinction de deux points de vue : lun physique, lautre thique ou pratique :
Une action quelconque est dite mauvaise en tant quelle nat de ce que nous sommes affects de haine ou de quelque autre affect mauvais (voir le
Coroll. 1 Proposition 45 de cette partie). Or aucune action, considre en
soi seule, nest bonne ou mauvaise (comme nous lavons montr dans la Prface cette Partie) : mais une seule et mme action est tantt bonne,
tantt mauvaise ; donc cette mme action qui prsentement est mauvaise,
autrement dit qui nat dun affect mauvais, nous pouvons tre conduits par la raison. [Scolie] Expliquons a plus clairement par un exemple. Laction de frapper, en tant quon la considre physiquement, et si nous prtons attention seulement au fait quun homme lve le bras, ferme la main et meut avec force tout son bras vers le bas, est une vertu, qui se conoit par
la structure du corps humain. Si donc un homme, pouss par la colre ou bien la haine, est dtermin fermer la main ou mouvoir son bras, cela a
lieu [] parce quune seule et mme action peut se trouver jointe nimporte quelles images de choses ; et, par suite, nous pouvons tre dtermins une seule et mme action aussi bien par des images de
24 Spinoza Blyenbergh, Lettre XXIII.
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choses que nous concevons confusment que de celles que nous
concevons clairement et distinctement.25
Ainsi, dun point de vue physique, il y a ncessairement quelque chose de positif dans lacte de lever le bras, serrer le poing et labattre avec force, puisque cet acte exprime une capacit de mon corps, ce quil peut produire sous un rapport dtermin ; en revanche, dun point de vue thique, il peut y avoir quelque chose de mauvais dans cette action, suivant le type de dsir qui le motive et les images qui lui sont associes : laction est mauvaise quand elle est anime par un affect de tristesse et associe limage dune chose dont le rapport est de ce fait mme dcompos (tuer quelquun par haine), bonne quand elle est anime par un affect joyeux et associe limage dune chose dont le rapport se compose avec le sien (battre le fer tant quil est chaud). Autrement dit, un acte sera dit mauvais chaque fois quil dcompose directement un rapport, et bon chaque fois quil compose directement son rapport avec dautres rapports. Bien quil y ait ncessairement, quel que soit laffect dont nat lacte (la haine ou lamour, lenvie ou la gratitude), une composition de rapports, ce qui compte, remarque Deleuze, cest de savoir si lacte est associ limage dune chose en tant que composable avec lui, ou au contraire en tant que dcompose
par lui 26. Cest l le troisime niveau de la thse de Spinoza, daprs lequel le
mal nest rien car lide dune disconvenance entre deux corps nenveloppe rien de positif, mais simplement une privation ainsi du matricide commis par Nron. Lorsque Oreste assassine Clytemnestre, il la tue parce quelle a tu son mari, le pre dOreste : le matricide est directement li limage dAgamemnon, au rapport caractristique de son pre avec lequel il se compose (peu importe quil soit mort, quil existe ou non son rapport caractristique reste ternellement vrai)27. En revanche, quand Nron assassine sa mre Agrippine,
son meurtre nest associ qu limage de sa mre dont il dsire directement la dcomposition, et cest pourquoi Spinoza dit de lui que, contrairement Oreste, il sest montr ingrat, impitoyable et insoumis . Et Agrippine nest pas la seule victime de la haine de Nron, ce nest pas seulement sa puissance dagir qui est diminue par rapport ce quelle tait, cest aussi celle de Nron lui-mme, car le ressentiment qui lobsde et le pousse dtruire sa mre diminue dautant sa propre puissance dagir. Et cela vaut pour toute action : accomplie avec haine, envie, colre, crainte, lchet, pouvante, etc., elle est associe une image de chose qui ne se compose plus avec elle, mais est au contraire
dcompose par elle et du mme coup diminue la puissance dagir. Un affect ou une volition nest ni la reprsentation dun but (lintention
dagir) ni son produit matriel (le rsultat de laction), mais lexpression dun degr de puissance qui enveloppe une positivit plus ou moins grande. La
25 B. SPINOZA, thique, IV, 59 et scolie. 26 G. DELEUZE, Spinoza. Philosophie pratique, p. 51-52. 27 Nest-ce pas par exemple une telle inspiration qui guide linterrogation du Crime de
Monsieur Lange de Jean Renoir ?
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Deleuze et la violence
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question thique par excellence quest-ce qui sexprime dans tel acte, de la puissance ou de limpuissance, le dsir de composer des rapports ou den dcomposer ? justifie limportance que Deleuze accorde au mal lorsquil sagit pour lui de traiter le problme de lexpression chez Spinoza. Et si Nietzsche est spinoziste en la matire, cest quil a su retrouver le questionnement de Spinoza : chez lui, la volont de puissance est le critre dvaluation par excellence, parce que la volont de puissance est ce qui veut dans la volont. Considrant lacte dune personne, on ne demandera donc pas que veut-elle ? ou que fait-elle ? , mais qui veut ? : que veut la
volont dans cette action ? , quelle est la nature du dsir de celui qui veut tuer sa mre ? . Bien que Deleuze ne le thmatise pas explicitement, il est
patent que les figures dOreste et de Nron recoupent exactement les types nietzschens de lactif et du ractif, du noble et du vil, daprs lesquels Oreste agit par affirmation de la vie et Nron en la niant dans le ressentiment. Cest Nietzsche qui restera emblmatiquement pour Deleuze celui qui a su substituer
au systme du jugement une mthode critique de dramatisation portant sur la
qualit de la volont sexprimant dans un acte. Et cest dj une telle mthode que Spinoza met en uvre lorsquil discerne, sous lapparente similarit des phnomnes (deux matricides), des symptmes renvoyant des gnalogies que
tout distingue : dOreste Nron, cest toujours une volont de puissance qui sexprime, mais comme volont affirmative, souveraine et lgislatrice dans un cas et comme vouloir-dominer dans lautre. La critique de la violence nest rien dautre que lvaluation diffrentielle des modes de vie impliqus et manifests, cest--dire exprims, dans des phnomnes de destruction extrieurement semblables mais en ralit essentiellement distincts et tout Nietzsche et la philosophie comme dj toute la Gnalogie de la morale pourraient tre lus
la lumire dune telle entreprise critique :
la critique est la ngation sous cette forme nouvelle : destruction devenue
active, agressivit profondment lie laffirmation. La critique est la destruction comme joie, lagressivit du crateur. Le crateur de valeurs nest pas sparable dun destructeur, dun criminel et dun critique : critique des valeurs tablies, critiques de valeurs ractives, critique de la bassesse.28
Sil fallait rcapituler les deux aspects du renversement critique du mal ou du ngatif, on pourrait dsormais rendre compte de leur solidarit : le renversement comme coupure pistmologique nest en ralit rien dautre que leffet dans la connaissance dun saut thique dans les variations affectives de mme que, chez Spinoza, le passage du premier au second genre de
connaissance est une augmentation de la puissance dagir, que la conqute des notions communes sur les ides de limagination est un arrachement aux affects de tristesse qui nous font penser et agir servilement de mme que chez
28 G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 98-99.
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Violence, Institution, tat
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Nietzsche, la connaissance est plus profondment une manifestation de la
volont de puissance suivant laffinit de la pense et de la vie. Pourtant, si la critique de la violence passe par le renversement du systme du jugement, celui-ci nen constitue que le premier moment. La violence y est comprise comme dcomposition ou destruction dun rapport de forces, et demande tre value dans chaque cas suivant que la volont qui lanime prend la destruction pour objet direct ou indirect, analytique ou synthtique : mais si lon peroit dj comment le point de vue thique de la typologie des modes de vies dvoile le
caractre abstrait et caduc de lopposition entre violence et non-violence, il va sans dire que ce point de vue laisse encore le concept de violence politiquement indtermin.
La machine de guerre et les rgimes de violence
Le pouvoir et le combat : critique de la violence et de la non-
violence (Foucault et Nietzsche)
Dans les annes 1960, les dveloppements sur le mal et le ngatif chez
Spinoza et Nietzsche ne pouvaient recevoir une charge politique concrte et immdiate parce que le genre du commentaire limitait lextension thorique au contexte de leur polmique contre la tradition judo-chrtienne
29 : le
renversement critique du systme du jugement ouvrait lespace pour un concept diffrentiel de violence que Deleuze ne thmatisera pour lui-mme quen lui fournissant, avec Guattari, un contenu positif issu des analyses de la situation
actuelle.
Cest dabord avec Foucault que les notions de guerre, de combat et de lutte, qui maillaient le texte de Nietzsche et la philosophie mais dont le contenu
restait politiquement indtermin, se voient arrimes une problmatique
politique du pouvoir, en mme temps que diffrencies suivant les types dagencement qui lexercent30. Pour Deleuze, Foucault constitue un vecteur de politisation de la logique nietzschenne des forces : mais si Surveiller et punir et
La volont de savoir requalifient la physique des forces en une analyse stratgique du pouvoir, ils nen modifient pas moins symtriquement la thorie classique du pouvoir elle-mme. Dans ces deux ouvrages, Foucault impose de
renoncer au postulat identifiant le pouvoir une entit dtenue, localise,
attribue et monopolisable (cest--dire rapporte des appareils, des institutions politiques spcifiques ou une classe sociale particulire), qui
29 Cest encore le cas dans les textes tardifs de Critique et clinique : Nietzsche et Saint
Paul, Lawrence et Jean de Patmos et Pour en finir avec le jugement , o lon observe la prgnance des problmatiques et des figures judo-chrtiennes.
30 Comparer par exemple, presque vingt ans dcart, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 93 et Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 558-559.
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Deleuze et la violence
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sexercerait soit par idologie mystificatrice soit par violence rpressive, et sexprimerait dans lopposition des lois lillgalit31. Pour Deleuze, il sagit l de dplacements majeurs par rapport au stato-centrisme des thories politiques classiques de la souverainet, et plus particulirement par rapport la tradition
marxiste-lniniste hante par la forme-tat, dont elle est complice jusque dans
les organisations de lutte rvolutionnaire quelle promeut (la forme-parti tant moule sur lappareil dtat). Cest comme si, enfin, quelque chose de nouveau surgissait depuis Marx. Cest comme si une complicit autour de ltat se trouvait rompue
32.
Mais dj, suivant leur commune inspiration nietzschenne, Deleuze insiste systmatiquement sur lirrductibilit, chez Foucault, du pouvoir la violence33 : au deuxime chapitre de Nietzsche et la philosophie, Deleuze montrait que tout
rapport de forces suppose des forces dominantes (actives) et domines (ractives), entrant dans un quilibre relatif et plus ou moins prcaire o elles
demeurent en rapport. Foucault peut ainsi dfinir son tour le pouvoir comme
rapport de forces (et la violence comme la destruction dun tel rapport). La force se dfinit donc par son action ou sa raction aux autres forces en rapport dans un compos individuel ou collectif, et la violence par la destruction non pas
dautres forces mais du compos lui-mme. Par consquent, parce quil ny a que des forces, il nest pas moins ncessaire, suivant la mme inspiration, de dissocier le pouvoir de la non-violence (dont les figures du Christ et de
Bouddha sont les paradigmes dans LAntchrist). Pour Deleuze, cest le concept nietzschen de combat qui permet de mener la critique symtrique de la violence guerrire et de lidal de non-violence. On distinguera ainsi, dun ct, combat et violence guerrire (Oreste de Nron), car seul le combat produit une
jonction des forces en prsence, bien que dautres puissent tre indirectement dtruites (et le plus souvent, pour les forces actives, la guerre nest que le masque dun combat, ou son mouvement apparent34). Mais on distinguera tout
31 Sur ces six points (dtention, localisation, attribution, monopolisation, exercice et
expression du pouvoir), voir G. DELEUZE, Foucault, Paris, Minuit, 1976, p. 32-38. 32 G. DELEUZE, Foucault, op. cit., p. 38. Cette rupture avec le prsuppos tatique du pouvoir
est une des amorces de la thorie de la machine de guerre (cf. ibid., p. 38 : Le privilge thorique quon donne ltat comme appareil de pouvoir entrane dune certaine faon la conception pratique dun parti directeur, centralisateur, procdant la conqute du pouvoir dtat ; mais, inversement, cest cette conception organisationnelle du parti qui se fait justifier par cette thorie du pouvoir. Une autre thorie, une autre pratique de lutte, une autre organisation stratgique sont lenjeu du livre de Foucault ).
33 Cf. G. DELEUZE, Foucault, op. cit., p. 36 et 78 ; Pourparlers, Paris, Minuit, 1989, p. 123,
131, et 159. 34 Cest minemment le cas de Kafka : voir G. DELEUZE, Critique et clinique, Paris, Minuit,
1993, p. 165 : Ainsi, toutes les uvres de Kafka pourraient recevoir le titre de Description dun combat []. Mais ces combats extrieurs, ces combats-contre trouvent leur justification dans des combats-entre qui dterminent la composition des forces dans le combattant . Cf. le mouvement apparent de la conception judo-chrtienne de la Loi dans Le Procs : G. DELEUZE, F. GUATTARI, Kafka. Pour une littrature mineure, Paris, Minuit, 1975, chap. 5.
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Violence, Institution, tat
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aussi bien, de lautre ct, combat et non-combat : ni Artaud, ni Lawrence, ni Nietzsche ne supportent lOrient et son idal de non-combat ; [] partout o lon veut nous faire renoncer au combat, cest un nant de volont quon nous propose, une divinisation du rve, un culte de la mort, mme sous sa forme la
plus douce, celle du Bouddha, ou du Christ comme personne 35
. Chez
Nietzsche, lhomme vridique et lhomme suprieur sont les deux figures complmentaires du nihilisme, celui qui juge la vie et celui qui est malade de la
vie : lun est idiot, et lautre est un salaud 36. La volont de nant orientale de la non-violence ne dnature donc pas moins lessence du combat que la volont de destruction, le vouloir-dominer occidental de la violence guerrire : les deux sont des ngations de la vie, soit que lon confonde le combat avec la guerre, soit que lon prenne le combat pour une guerre le christianisme militant et le Christ pacifiste
37.
Violence de guerre et tatisation de la violence : tat et machine de
guerre
Pour Deleuze, lenjeu de la thorie foucaldienne du pouvoir est double :
affranchir la pense politique marxiste de sa conception stato-centre des
conflits sociohistoriques et fournir de nouvelles bases au problme stratgique des formes dorganisation de la lutte rvolutionnaire. Le concept deleuzo-guattarien de la machine de guerre, qui dsigne tout agencement social en
rapport dextriorit lorganisation tatique dun champ social donn, a pour tche de rpondre ce double enjeu, suivant un programme thorique complexe
et bipolaire : le programme dune gnalogie de la guerre qui ne prsuppose pas une localisation du pouvoir rpressif dtat dans des corps institutionnaliss (police, arme), mais qui soit capable de rendre compte de la constitution dun tel pouvoir travers les interactions conflictuelles entre ltat et les forces sociales qui lui chappent ou tendent se retourner contre lui (htrogense de
la puissance dtat) ; mais aussi le programme dune analyse des dynamiques de lutte qui, sous des formes organisationnelles et dans des conjonctures
historiques variables, recomposent des machines de guerre tournes contre
ltat, contre ses appareils, et contre sa forme mme38. Cest lensemble de ce programme que recueillera et systmatisera la typologie des rgimes de
35 G. DELEUZE, Critique et clinique, op. cit., p. 166. Voir linverse, sur le vouloir-dominer
chez Nietzsche et Orson Welles, G. DELEUZE, Cinma 1. Limage-temps, Paris, Minuit, 1983, p. 179-186.
36 Cf. G. DELEUZE, Cinma 2. Limage-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 184. 37 G. DELEUZE, Nietzsche et saint Paul, Lawrence et Jean de Patmos , in Critique et
clinique, op. cit., p. 69. Comment ne pas voir les rsonances tonnamment actuelles de ces deux formes de christianisme ?
38 Les analyses qui suivent ont t dveloppes dans G. SIBERTIN-BLANC, The War Machine, the Formula and the Hypothesis : Deleuze and Guattari as Readers of Clausewitz , in Theory and Event, Volume 13, Issue 3, 2010.
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Deleuze et la violence
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violence du plateau 13, en fonction de la singularit du rapport de ltat la violence.
Les implications du concept de machine de guerre, que Deleuze et Guattari prsentent comme une hypothse, rencontrent la pense polmologique de Carl
von Clausewitz, dont la postrit controverse fut attache la thse dune dtermination politique des guerres, exprime dans De la guerre par la fameuse formule : la guerre nest pas simplement un acte politique, mais vritablement un instrument politique, une continuation des rapports politiques, la ralisation
des rapports politiques par dautres moyens 39 . Contre sa conception instrumentale de la guerre, qui repose plus profondment sur le postulat dune dtermination strictement tatique de la politique elle-mme, Deleuze et
Guattari demandent de partir plutt du constat que tous les tats nont pas eu dans lhistoire dappareil militaire, et que la puissance de la guerre elle-mme peut et a pu se raliser dans des dispositifs matriels et institutionnels non
tatiques (par exemple socits primitives ou tribus nomades). Comme
hypothse de dpart, il faut alors concevoir un rapport dextriorit entre ltat et une machine de guerre dtermin comme processus de puissance (phylum), soit un continuum idel et transhistorique pouvant sactualiser dans des environnements sociotechniques infiniment varis, mais sans
ncessairement prendre pour objet la guerre, ni pour but la soumission ou la destruction dun ennemi. Mais cette hypothse, loin de nous loigner du thoricien prussien, semble nous y ramener, en invitant rexaminer le contexte
et les prsupposs de la thse clausewitzienne de la dtermination politique des guerres. Comme le rappellent Deleuze et Guattari, en effet, cette thse ne se
soutient pas delle-mme, mais prend place lintrieur dun ensemble thorique et transhistorique , dont les lments sont lis entre eux, et qui
nest pas sans rapport avec cette dtermination idelle de la machine de guerre comme pur continuum ou flux de puissance :
1) Il y a un pur concept de la guerre comme guerre absolue,
inconditionne, Ide non donne dans lexprience (battre ou renverser lennemi, suppos navoir aucune autre dtermination, sans considration politique, conomique ou sociale) ; 2) ce qui est donn, ce
sont les guerres relles, en tant que soumises des buts dtats, lesquels sont plus ou moins bons conducteurs par rapport la guerre absolue,
et de toute faon en conditionnent la ralisation dans lexprience ; 3) les guerres relles oscillent entre deux ples, tous deux soumis la politique
dtat : guerre danantissement qui peut aller jusqu la guerre totale (daprs les objectifs sur lesquels lanantissement porte) et tend se rapprocher du concept inconditionn par ascension aux extrmes ; guerre
limite, qui nest pas moins guerre, mais qui opre une descente plus
39 C. v. CLAUSEWITZ, Vom Krieg, (1831-1832), tr. fr. L. Murawiek, De la guerre, Paris,
Perrin, 1999, L. I, ch. I, 24.
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Violence, Institution, tat
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proche des conditions limitatives, et peut aller jusqu une simple observation arme .40
Si les guerres sont toujours dtermines politiquement, donc ne sont jamais une ralit indpendante mais dans tous les cas envisageables comme
un instrument politique , comme lnonce la formule clausewitzienne, cette proposition ne devient pour Deleuze et Guattari historiquement et pratiquement
vraie qu partir du moment o la dtermination politique est-elle-mme surdtermine par la forme-tat. Autrement dit, la guerre effective est la
continuation de la politique, lune des formes de ralisation des rapports politiques, prcisment parce que son effectivit ne concide pas avec son concept ou son essence. Plus proche de Kant que de Hegel cet gard, la
politique trouve donc son lieu propre dans cet cart irrductible entre le concept
et lhistoire, qui est chez Clausewitz un cart entre la forme absolue de la guerre et les faons variables dont les tats dterminent la fois conditionnent et limitent les ralisations empiriques de cette forme. Pour Deleuze et Guattari, ce dispositif clausewitzien fournit un point de dpart valide condition dtre rectifi en fonction de lhypothse de lhtronomie entre la puissance de machine de guerre et le pouvoir dtat.
Chaque fois que lon confond lirruption de la puissance de guerre avec la ligne de domination dtat, tout se brouille, et lon ne peut plus comprendre la machine de guerre que sous les espces du ngatif,
puisquon ne laisse rien subsister dextrieur ltat lui-mme. Mais, replace dans son milieu dextriorit, la machine de guerre apparat dune autre espce, dune autre nature, dune autre origine [que ltat]. [] Ltat na pas par lui-mme de machine de guerre ; il se lappropriera seulement sous forme dinstitution militaire, et celle-ci ne cessera pas de lui poser des problmes. Do la mfiance des tats vis--vis de leur institution militaire, en tant quelle hrite dune machine de guerre extrinsque. Clausewitz a le pressentiment de cette situation
gnrale, lorsquil traite le flux de guerre absolue comme une Ide, que les tats sapproprient partiellement suivant les besoins de leur politique, et par rapport laquelle ils sont plus ou moins bons conducteurs .41
Sans cesser dtre une affaire dtat, la guerre absolue force penser, comme contenu adquat au concept pur en tant que concept-limite, un flux idel
de puissance que les tats ne semblent pouvoir sapproprier que partiellement suivant leurs dterminations politiques, et qui doit tre conu comme extrieur
en droit cette sphre politique de ltat et des rapports entre tats. Ce qui reste insatisfaisant chez Clausewitz, pour Deleuze et Guattari, ce nest pas lcart quil pose entre un concept pur de la puissance de guerre (comme absolu ou Ide inconditionne) et les guerres relles conditionnes par leur inscription
dans des milieux historiques et institutionnels, sociaux et moraux, o elles
40 G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille plateaux, p. 523. 41 Ibid., p. 438-439.
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trouvent ipso facto une signification politique, autrement dit par leur inscription
dans lensemble des conditions qui font que, dans leffectivit historique de leur concept, les guerres ont toujours dj une signification politique. Cest au contraire que cet cart nest pas envisag dans sa pleine radicalit, parce quil reste chez Clausewitz une diffrence intrieure la forme-tat. Clausewitz se
voit reprocher, en somme, de prsupposer dj trop dtat dans le concept pur de la puissance de guerre, ou de minimiser lhtronomie que la machine de guerre introduit dans la forme-tat.
Une telle difficult penser rellement lhtrognit formelle de la machine de guerre par rapport la forme-tat, ou plus prcisment, concevoir la machine de guerre comme tant elle-mme une pure forme dextriorit , nous expose un double blocage thorique : dabord, une dfiguration du contenu du concept pur une puissance de guerre incarne dans une machine comme Ide non conditionne par les coordonnes politiques
dtat ; mais aussi, en retour, une illusion dans la thorie de la forme-tat elle-mme qui compromet lanalyse historique de ses transformations. Problme spculatif et problme analytique-concret sont ici intimement lis (comme toujours chez Deleuze). En manquant le concept pur ou la machine de guerre
comme Ide inconditionne, nous risquons docculter les oprations effectives par lesquelles les tats parviennent historiquement incorporer cette machine de guerre (et la transformer en lincorporant) ; mais aussi nous risquons de mconnatre les limites de cette incorporation, et les mutations quelle impose la forme-tat elle-mme, les contradictions et les antagonismes que lhtronomie de la machine de guerre introduit dans les appareils et les structures du pouvoir dtat. Nous risquons, en somme, de manquer les deux enjeux fondamentaux dune gnalogie de la puissance militaire dans lhistoire matrielle des socits.
Lhtrognit de la machine de guerre par rapport ltat savre en premier lieu dans la thse suivante, dont la tournure paradoxale se dissipera en
fait rapidement : la machine de guerre na pas pour objectif propre ou direct la guerre elle-mme, mais la composition dun espace lisse , comme mode dagencement collectif de vie. Lhtrognit formelle de la machine de guerre par rapport la forme-tat a pour contenu intrinsque, non pas laffrontement militaire, mais lhtrognit des modes dinscription ou dinvestissement de lespace et du temps par ces deux formations de puissance. Cest pourquoi la diffrence conceptuelle entre appareil dtat et machine de guerre, cest--dire lhtrognit entre la forme-tat et la forme-machine de guerre, trouve son expression immdiate, pour Deleuze et Guattari, dans les modes de
territorialisation qui dominent respectivement dans les formations tatiques et
dans les formations nomades. On a souvent remarqu cette htrognit formelle des agencements sociaux nomades : absence dtat et dadministration centralise, de villes et dinfrastructures territoriales, de machine dcriture et de systme fiscal, dconomie sdentaire et de stocks. (De ce point de vue, il est
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Violence, Institution, tat
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impropre de parler d empires nomades ). Lisser lespace ne signifie pas lhomogniser, mais mettre en variation les repres constants qui permettraient de rapporter les modes doccupation de lespace des invariants : cest une mise en variation dun espace subjectivement et objectivement non appropri, et non pas loccupation dun espace objectiv comme une proprit42. Ltat a besoin au contraire de tels repres invariants (stries) pour immobiliser lespace, pour identifier et contrler les hommes et les choses selon leurs positions et
leurs mouvements dans cet espace, mais aussi pour le dlimiter, le segmenter et
le rendre appropriable soit directement (lorsque ltat dtermine lui-mme les rgles de la rsidentialit) soit indirectement (lorsquil fixe les rgles juridiques de son appropriation prive). Autant doprations contestes par les modes nomades de territorialisation, incompossibles avec eux.
Pourquoi alors parler encore de machine de guerre , si celle-ci na pas pour objet propre la guerre ? Parce que si la constitution de lespace lisse est bien lobjet intrinsque dune telle machine, si loccupation et la reproduction dun tel espace forment bien le processus spcifique en lequel cette machine sactualise, il nen reste pas moins quelle ne peut se poser comme telle sans rencontrer ce quoi elle chappe, sans se heurter hors delle-mme ce quelle exclut au-dedans delle-mme : Si la guerre en dcoule ncessairement, cest parce que la machine de guerre se heurte aux tats et aux villes, comme aux forces (de striage) qui sopposent lobjet positif : ds lors, la machine de guerre a pour ennemi ltat, la ville, le phnomne tatique et urbain, et prend pour objectif de les anantir
43. La guerre ne dcoule pas analytiquement de la
machine de guerre, qui ne comprend pas dautre proprit intrinsque que les agencements sociaux despace lisse, aussi divers soient-ils ; pourtant ces agencements mmes font que la guerre doit ncessairement dcouler de la
machine nomade, selon un lien synthtique. (Le problme devient donc : quest-ce qui contrle et opre cette synthse, et ds lors impose cette ncessit ?).
Encore faut-il relever cette consquence immdiate pour la gnalogie de la
puissance de guerre. Selon cette hypothse, il ne suffit plus de dire que la guerre nest pas dabord un instrument dtat mais la consquence indirecte de lhtrognit formelle dune machine de guerre extrieure la forme-tat. Il faut ajouter que la guerre na pas elle-mme dabord pour but de se soumettre un tat adverse, de plier sa volont pour lui en imposer une autre, mais de
dtruire la forme-tat pour elle-mme44
. Non pas ascension aux extrmes des
forces armes dtat vers la guerre absolue, comme chez Clausewitz, mais destruction absolue de ltat comme tel.
42 G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille plateaux, op. cit., p. 471-474 et 615-616. 43 Ibid., p. 519. 44 Cest la dfinition que Deleuze et Guattari donneront de la guerre dans la typologie dans
rgimes de violence dans Mille plateaux, op. cit., p. 559 : La guerre, du moins rapporte la machine de guerre, [] implique la mobilisation et lautonomie dune violence dirige dabord et en principe contre lappareil dtat .
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La machine de guerre nest pas en elle-mme lobjet de lappareil dtat, mais elle le devient lorsque ltat se lapproprie comme un instrument subordonn ses fins propres, et ce processus historique dappropriation se rpercute sur les deux problmes prcdents : cest lorsque ltat sapproprie la machine de guerre comme moyen, que le machine de guerre elle-mme prend la
guerre pour objectif direct, et que la guerre son tour prend comme forme objective privilgie la bataille. Voici alors ce qui change, ds lors que la
machine de guerre est approprie ltat : subordonne la politique des tats et leurs fins, elle change videmment de nature et de fonction, puisquelle est alors dirige contre les nomades et tous les destructeurs dtat, ou bien exprime des relations entre tats, en tant quun tat prtend seulement en dtruire un autre ou lui imposer ses buts
45. Si elle entre alors dans un rapport
synthtiquement ncessaire la guerre, ce nest plus en vertu dune rencontre extrieure, mais parce que dsormais ltat matrise le pouvoir de synthse, transforme la forme objective de la guerre en un affrontement entre armes
dtat (bataille), et devient mme capable dintgrer localement des lments irrguliers de guerre asymtriques et de gurillas. Quappelle-t-on ici pouvoir de synthse ? Les conditions et les moyens de cette appropriation de la
machine de guerre par ltat (conditions et moyens que comprend en dernire instance la notion de capture ). On cerne ici le dplacement conceptuel majeur par rapport au dispositif clausewitzien, et le programme gnalogique
ouvert par lhypothse de la machine de guerre. Le problme nest plus prioritairement celui de la ralisation du concept pur de la guerre, de la ralisation de la guerre absolue dans les conditions plus ou moins limitatives
des tats selon leurs paramtres politiques, sociaux, conomiques et techniques,
moraux et juridiques. Le problme est dabord celui de lappropriation de la machine de guerre par ltat ; et ce sont les conditions, les formes et les moyens historiquement variables de cette appropriation qui pourront rendre compte des
modes de ralisation de la guerre, qui en dpendent.
La principale condition de cette appropriation tatique se trouve dans une ambigut interne la machine de guerre elle-mme, comme une hsitation
objective de lIde.
Cest justement parce que la guerre ntait que lobjet supplmentaire ou synthtique de la machine de guerre nomade que celle-ci rencontre
lhsitation qui va lui tre fatale, et que lappareil dtat en revanche va pouvoir semparer de la guerre, et donc retourner la machine de guerre contre les nomades. [] Lintgration des nomades aux empires conquis a t lun des plus puissants facteurs de lappropriation de la machine de guerre par lappareil dtat : linvitable danger auquel les nomades ont succomb.46
45 G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille plateaux, op. cit., p. 521. 46 Ibid.
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La datation du Trait de nomadologie par la mort de Gengis Khan est cet
gard significative. Elle ne renvoie pas seulement lextriorit dune machine de guerre gengiskhanide qui parviendra pendant des dcennies se subordonner les centres impriaux chinois. Elle fait signe aussi vers lambigut qui la traverse et qui la traverse, soulignent nos auteurs, ds le dbut, ds le premier acte de guerre contre ltat , puisque les grands guerriers nomades suivants, Khoubila, et surtout Tamerlan, apparatront leur tour comme de
nouveaux fondateurs dEmpire retournant la machine de guerre contre les nomades des steppes eux-mmes
47. 1227 rsonne comme la date de ce tournant
historique, qui renvoie cette hsitation dans lIde, cette fluctuatio animi de lIde, dont ltat va profiter, lui, sans hsiter.
Deleuze et Guattari distinguent deux formes principales de lincorporation de la puissance de guerre comme instrument dtat ( avec tous les mlanges possibles entre elles ) : dun ct, un encastement de groupes sociaux qui restent exognes la souverainet politique, et qui conservent donc une
htrognit et une autonomie relative do le statut perptuellement ambigu du personnage social du guerrier dont tmoigne dj de sources lointaines la mythologie indo-europenne, mais qui concerne aussi bien les
diffrentes formes historiques du mercenariat, milices, condottiere, corps
spciaux, etc.48
; dun autre ct, lappropriation proprement dite qui constitue la puissance de guerre comme une fonction publique incorpore la
structure institutionnelle de lappareil dtat suivant les rgles de la souverainet elle-mme, et qui tend donc lui retirer autant que possible toute autonomie. Naturellement, les moyens de cette appropriation ne peuvent pas
tre prioritairement militaires puisque linstitution militaire rsulte de lappropriation. Ces moyens ne peuvent consister dabord que dans les aspects fondamentaux de lappareil dtat , parmi lesquels on notera que Deleuze et Guattari ne comptent ni lappareil militaire, ni lappareil juridique. Si la gnalogie de la puissance tatique de guerre nest pas elle-mme guerrire, elle ne passe pas non plus directement par les transformations du droit, mais par les trois aspects fondamentaux de la forme-tat dtermine comme processus de
capture : lamnagement du territoire et le contrle des normes de rsidentialit et de circulation des hommes et des choses ; lorganisation du travail et le contrle des normes dexploitation du surtravail ; la fiscalit et le contrle de lmission montaire49. Lhistoire atteste ds la haute Antiquit le co-fonctionnement de ce triple monopole dans lentreprise de territorialisation
47 R. GROUSSET, LEmpire des steppes, Paris, Payot, 1965, p. 495-496. 48 G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille plateaux, op. cit., p. 434-436, 528-531. 49 Sur la thorie des appareils dtat comme appareils de capture , cf. G. SIBERTIN-BLANC,
La thorie de ltat : Matrialisme historico-machinique et schizoanalyse de la forme-ta , in Revista de Antropologia Social dos Alunos do PPGAS-UFSCar, v.3, n.1, jan.-jun., p.32-93, 2011 (URL : http://sites.google.com/site/raufscar/).
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Deleuze et la violence
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des guerriers et dincorporation de leurs forces la forme-tat50. Le lien entre le dveloppement de la fiscalit publique et la constitution des institutions
militaires atteste litration, dans lvolution cratrice des tats, de laction convergente des captures des territoires, des activits et des capitaux.
La violence de droit (police)
Lorsque Deleuze et Guattari laborent leur thorie des appareils dtat comme appareils de capture , lenjeu est de construire un concept non juridique du monopole dtat51. Plus prcisment, il sagit de thmatiser une opration originale de monopolisation par laquelle se ralise une auto-
constitution du pouvoir dtat lintrieur des structures sociales et conomiques sur lesquels ce pouvoir exerce simultanment sa domination ce qui rouvre, dans une perspective post-marxiste, un dcryptage matrialiste des
transformations de ltat travers les conflits et les forces adverses quil incorpore au fil de son histoire. On se souviendra simplement ici que la mise en
place de ce concept de capture dtat procde dune relecture de lanalyse marxienne de laccumulation primitive du capital , et plus prcisment dun reprage des transformations de la nature de la violence rpressive dtat, de son rle, de son rapport aux mutations de lappareil juridique, travers le procs historique de dcomposition des modes de production prcapitalistes, et de mise
en place progressive du rapport de production du capital52. Dans laccumulation
primitive, la libration des deux facteurs de base dune structure conomique domine par la loi de la valeur et de laccumulation la formation dun capital-argent comme puissance dinvestissement indpendante ; la formation dune force de travail nue par expropriation des moyens de production des producteurs immdiats ne se ralise pas sans une intervention massive du pouvoir dtat, dans des mixtes variables de violence lgale et de rpression brute (expropriation de la petite paysannerie, lgislations et
rpressions anti-vagabondage, lois de compression des salaires etc.). Mais la cristallisation des nouveaux rapports de production o ces deux facteurs
viennent se conjuguer entrane, non pas une disparition de la violence dtat, mais une double transformation de son conomie : une transformation par incorporation de la violence brute dans les rapports sociaux de production et
dans les rapports de droits qui les garantissent sous lautorit dun tat une violence devenant structurelle, matrialise dans lordre normal des rapports
50 Voir G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille plateaux, op. cit., p. 522 et 552-553 ;
cf. G. SIBERTIN-BLANC, Mcanismes guerriers et gnalogie de la guerre : lhypothse de la machine de guerre de Deleuze et Guattari , in Asterion, n 3, sept. 2005, p. 277-299. (URL : http://asterion.revues.org/document425.html) ; trad. serbe Jovana Ciric, Drava i genealogija rata : hipoteza ratne maine ila Deleza i Feliksa Gatarija , in Dijalog, Belgrade, Issue 1-2/2010, p. 128-145.
51 G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 545-560. 52 K. MARX, Le Capital, Livre I, section 8.
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sociaux, aussi peu consciente quun tat de choses naturel, et qui ne se manifeste plus sous sa forme brutale que de faon exceptionnelle (justement
quand ces rapports sociaux sont menacs) ; une transformation par dplacement de cette violence dans lappareil rpressif de ce nouvel tat de droit au sein duquel elle ne se manifeste plus comme violence directe mais
comme force du droit ragissant toutes les violences directes, comme police dtat ou violence de droit exerce contre la violence des hors-la-loi. Dune phase lautre, de laccumulation primitive du capital (sous des modes de production prcapitalistes) laccumulation proprement dite ( lintrieur de la nouvelle structure conomique constitue), de la lgalit violente de ltat prcapitaliste la violence lgitime de ltat de droit capitaliste, que se passe-t-il donc ? Il y a bien monopolisation de la force de rpression physique
par ltat de droit, mais non au sens o cette force rpressive porterait sur un champ dapplication prexistant. La monopolisation de la force rpressive dans un systme de la lgalit, est en rapport de prsupposition rciproque avec un
systme de rapports sociaux quune violence para-lgale a permis de constituer. Le concept de capture dsigne prcisment le fonctionnement densemble, circulaire ou organique, dune telle violence gnalogique qui permet de dvelopper les conditions de la domination des rapports de production par le
capital (et qui peut y concourir prcisment dans la mesure o elle nest pas borne par un tat de droit), mais qui ensuite sintriorise dans ces rapports tandis quils se systmatisent, permet la formation dun systme de la lgalit qui leur soit adquat, et finalement cesse dapparatre elle-mme dans son caractre rpressif : En rgle gnrale, il y a accumulation originelle chaque
fois quil y a montage dun appareil de capture, avec cette violence trs particulire qui cre ou contribue crer ce sur quoi elle sexerce, et par l se prsuppose elle-mme
53.
Cette analyse est dabord engage dans un dmontage critique du problme anthropologique classique de lorigine de ltat, et dans la tentative de Deleuze et Guattari de renouveler le concept de la forme-tat en le confrontant avec le mode de production asiatique des marxistes (le chapitre III de LAnti-dipe en avait pos les bases avec sa notion d Urstaat 54). Mais il est clair quelle prend galement un relief singulier la lumire de lhypothse de la machine de guerre. Sous un premier aspect, cette hypothse sinsre lintrieur de ce processus daccumulation primitive ; ou plutt elle double laccumulation primitive du capital dune accumulation primitive dune puissance rpressive dtat, en un sens qui est plus que de simple analogie avec lanalyse marxienne. Il est vrai cependant que deux procs semblent devoir tre ici distingus, qui ne
paraissent pas sinscrire sur le mme plan ou dans la mme conomie politique de la violence. La transformation du rapport entre pouvoir rpressif et appareil
53 G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille plateaux, op. cit., p. 559. 54 Sur cette premire laboration dune thorie de la forme-tat , cf. G. SIBERTIN-BLANC,
Deleuze et lAnti-dipe. La Production du dsir, Paris, PUF, 2010, p. 107-123.
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Deleuze et la violence
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juridique dans ltablissement de la structure de production capitaliste concerne avant tout la rpression intrieure comme police dtat ou violence de droit , tandis que le procs dappropriation de la machine de guerre parat concerner essentiellement une violence extrieure, dfensive ou offensive, tourne contre
dautres tats. De ce point de vue, les deux procs sembleraient mme en rapport inverse : dun ct, intriorisation dune violence de moins en moins manifeste mesure quelle sincorpore matriellement dans la structure sociale, de lautre, renforcement et concentration monopolistique dans ltat dune puissance matrielle de guerre destine se manifester sur la scne
internationale dans des proportions de plus en plus considrables. Une remarque de Clausewitz dj cite nous ouvre cependant une autre voie : le
dveloppement de la cohsion tatique qui dterminera la tendance des
guerres du XIXe sicle rejoindre une forme absolue, sest lui-mme opr
une poque o les guerres ne tmoignaient nullement dune telle tendance ; ce nest pas lge des politiques de guerre totale quune puissance de guerre totale sest dveloppe, mais en amont, quand les politiques fixaient la guerre (et proportionnant les moyens militaires ) des objectifs troitement limits
55.
Dun point de vue guattaro-deleuzien, ce constat doit sexpliquer par la nouvelle problmatique engage par lHypothse : la question des modes de ralisation des guerres entre tats est seconde par rapport aux modes dappropriation de la machine de guerre par ltat. Ce procs dappropriation doit alors tre conu comme celui dune accumulation primitive dune puissance politique de guerre totale, cest--dire une accumulation qui ne sexplique pas par la dtermination politique de la guerre, mais par les transformations de la machine
de guerre lge classique en fonction des nouveaux rapports dans lesquels ltat et le champ socioconomique sont dtermins entrer. De ce dernier point de vue, la squence historique dterminante est celle o la gnalogie de la puissance militaire de ltat entre dans un rapport de dtermination rciproque avec la gnalogie de la puissance sociale du capital. Deux
mouvements se rvlent ds lors de plus en plus indissociables : lintgration de la machine de guerre la forme-tat, mais aussi lintgration des appareils dtat dans limmanence du champ social. Dans LAnti-dipe, nos auteurs nommaient tendance la concrtisation ce mouvement historique dincorporation du pouvoir et des appareils dtat dans les structures socioconomiques (et dans les antagonismes sociaux correspondants) ; et ils en
dduisaient, non pas une perte de puissance de ltat abstraitement considre, mais au contraire sa socialisation intensive lui confrant un pouvoir social indit et des fonctions de plus en plus diffrencies, dans sa nouvelle tche de rguler
des flux dcods de capitaux, de marchandises et de force humaine de travail56
.
Dans Mille plateaux, et au regard de leur nouvelle hypothse, ils en tirent pour consquence cette tendance corrlative : plus la machine de guerre est
55 C. V. CLAUSEWITZ, Vom Krieg, L. VIII, ch. 3B. 56 G. DELEUZE, F. GUATTARI, LAnti-dipe, op. cit., p. 261-263, 299-309.
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intriorise par ltat, plus linstitutionnalisation de la guerre, son administration et son organisation non seulement politiques mais industrielles,
financires, populationnelles, deviennent des facteurs dintense crativit pour cet tat lui-mme de plus en plus immanent au champ social. En dautres termes, la machine de guerre approprie devient elle-mme un instrument direct,
non pas seulement des politiques de guerre, mais de limplication croissante de ltat au sein des rapports sociaux de production, la fois comme stimulant et rgulateur conomique et comme instrument de domination au sein des conflits
de classes. On se rappellera ici bien sr lutilisation rcurrente de la machine de guerre comme organe de rpression dans les multiples conjonctures insurrectionnelles qui secouent lEurope du XIXe et le monde du XXe sicle, mais aussi les fonctions quelle prend ds les XVI-XVIIe sicles dans linvention de nouvelles formes de socialisation du travail. Marx remarquait dans une lettre Engels du 25 septembre 1857, que linstitution militaire avait constitu un formidable laboratoire dexprimentation de rapports de production qui seront ensuite dvelopps dans le sein de la socit bourgeoise (par
exemple la systmatisation du salariat, la division du travail lintrieur dune branche, le machinisme ). Dans cette perspective, Deleuze et Guattari
rappellent le rle dterminant que les ingnieurs militaires, ds le Moyen ge,
sont amens prendre dans lamnagement tatique du territoire, non seulement avec les forteresses et places fortes, mais les communications
stratgiques, la structure logistique, linfra-structure industrielle, etc. 57. De mme, du point de vue des transformations des modes de division et de connexion du procs de travail aux XVII
e-XVIII
e sicles, ils rejoignent les
analyses de Michel Foucault sur les modles militaires des dispositifs
disciplinaires mobiliss pour territorialiser les corps productifs sur les sites de la
production industrielle naissante. Cest dans les casernes, les arsenaux, les manufactures darmement, que sexprimentent et se systmatisent les techniques permettant de fixer, sdentariser la force de travail, rgler le
mouvement du flux de travail, lui assigner des canaux et conduits , au moyen du striage dun espace clos, dcoup, surveill en tous ses points, o les individus sont insrs en une place fixe, o les moindres mouvements sont
contrls, o tous les vnements sont enregistrs 58
. On comprend en somme que le programme gnalogique ouvert par lensemble de lhypothse nest pas uniquement dtudier le rle de la fiscalit publique, de lamnagement tatique des territoires et des connexions du travail productif, dans
lappropriation de la machine de guerre ; il est aussi, en retour, danalyser comment cette machine approprie sous forme dinstitutions et de fonctions militaires devient un intense vecteur de cration de savoirs et de techniques de
pouvoir pour le striage tatique du champ social, sans lequel le rapport de
57 G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille plateaux, op. cit., p. 522. 58 Ibid., p. 456. Cf. M. FOUCAULT, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975,
rd. coll. Tel , p. 166-175, 190-199, 230.
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Deleuze et la violence
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production capitaliste naurait pu ni stablir ni tendre sa domination sociale. Ce programme articule ainsi laccumulation primitive de la puissance militaire laccumulation du capital, comme les deux processus que la forme-tat incorpore, et dans lesquels ltat moderne se transforme. Leffet majeur de cette incorporation point par Deleuze et Guattari, ce sera le lien inextricable de
dtermination et de stimulation rciproques, entre lessor du capitalisme industriel et le dveloppement des conomies de guerre. Cest au sein dune mme tendance complexe que ltat moderne se militarise, quil prend ses nouvelles fonctions rgulatrices dans un champ capitaliste dcod, et que
lorganisation matrielle de la puissance de guerre devient une condition intrinsque de laccumulation et de la reproduction largie du capital. Il nous faut alors renvisager la lumire de cette unit tendancielle la Formule
clausewitzienne et lvaluation de ses limites dans le Trait de nomadologie : car cest prcisment au niveau de ces limites que le programme gnalogique embraye sur un diagnostic politique de la situation actuelle (celle de Mille
plateaux mais elle nest pas si loin de la ntre), donc, pour Deleuze et Guattari, sur des lignes dinterventions pratiques possibles.
La machine de guerre mondiale et la situation actuelle
Les limites de la formule de Clausewitz furent souvent nonces par la
ncessit, tant pour lanalyse historique que pour penser la rationalit stratgique des nouveaux conflits du XXe sicle, den oprer l inversion : la politique serait devenue une continuation de la guerre par dautres moyens, et ltat, linstrument dune guerre perptuelle, ouverte ou larve, en tout cas dont les tats politiques ne seraient plus les sujets ultimes. Toutefois, dErich von Ludendorff Paul Virilio, de Carl Schmitt Foucault, ce geste a pu prendre des sens si divers que Deleuze et Guattari ne le reprennent pas leur compte sans la
prcaution de le rinscrire immdiatement dans le systme de leur hypothse au point que le terme mme dinversion paratra chez eux dune pertinence toute relative :
Pour pouvoir dire que la politique est la continuation de la guerre avec
dautres moyens, il ne suffit pas dinverser les mots comme si lon pouvait les prononcer dans un sens ou dans lautre ; il faut suivre le mouvement rel lissue duquel les tats, stant appropris une machine de guerre, et layant appropri leurs buts, redonnent une machine de guerre qui se charge du but, sapproprie les tats et assume de plus en plus de fonctions publiques.59
Premier point donc : linversion ne doit pas se borner un geste abstrait sur lnonc clausewitzien ; elle doit comprendre un processus historique qui nimplique pas seulement les paramtres de ltat politique dans loscillation
59 G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille plateaux, op. cit., p. 525.
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Violence, Institution, tat
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des guerres relles entre simple observation arme et dferlement extrme de
lhostilit militaire, mais, plus profondment, lvolution du facteur dappropriation dgag par lhypothse de la machine de guerre.
Linterprtation de linversion de la formule clausewitzienne par Ludendorff, sera sur ce point clairante
60. Lorsque Lundendorff analyse les
nouvelles coordonnes de la guerre lorsquelle devient totale , et souligne quelles imposent un dplacement du centre de gravit stratgique, qui nest plus un centre mais le tout de la socit adverse et de son tat, il en tire
logiquement la ncessit dtendre la notion de politique pour tenir compte du rle de plus en plus dterminant de la politique intrieure dans lentreprise de guerre, et la ncessit stratgique de confier sous un haut commandement
militaire le pouvoir dcisionnel sur lensemble des moyens militaires et politiques (diplomatiques, conomiques, psychologiques, etc.) en vue du seul objectif final dsormais adquat : non plus confrer par les armes un rapport
avantageux ltat politique pour ngocier les conditions de la paix (suivant la situation privilgie par Clausewitz), mais imposer militairement au vaincu une
capitulation inconditionnelle. Or une telle situation, pour Deleuze et Guattari, dcoule directement de lunit tendancielle identifie prcdemment : lintrication de la militarisation de ltat et de la tendance sa concrtisation dans limmanence des rapports sociaux capitalistes, font que la machine de guerre ne peut tre approprie par la forme-tat sans tre simultanment
matrialise dans un rseau toujours plus intense dinterconnexions de rapports socioconomiques, politiques et idologiques (ce qui signifie aussi bien qu aucun moment historique la machine de guerre approprie ne se confond avec la
seule institution militaire). Cest en ce sens que Deleuze et Guattari crivent que les facteurs qui font de la guerre dtat une guerre totale sont troitement lis au capitalisme . Cest dun mme mouvement que le capital totalise le champ social (ce que Marx appelait la subsomption relle des rapports sociaux
et du procs de production par le capital), et que la puissance militaire dtat sincarne dans une machine de guerre totale, cest--dire dans une machine de guerre dont les moyens et lobjet tendent devenir illimits : les moyens ne se limitent plus aux institutions militaires mais stendent lensemble de linvestissement du capital constant en matriel, industrie et conomie de guerre, et de linvestissement du capital variable en population physique et morale ( la fois comme faisant la guerre, et la subissant)
61 ; et lobjectif ne se
limite plus battre larme ennemie pour faire plier lautorit politique dont elle dpend, mais tend anantir lensemble des forces de la nation adverse. Leffectivit historique de cette limite, qui porte la thse clausewitzienne autant que sa critique ludendorffienne leur impens commun, Deleuze et Guattari
lidentifient avec Virilio dans la machine de guerre mondiale de ltat nazi.
60 E. v. LUDENDORFF, Der totale Krieg, Mnchen, Ludendorffs Verlag, 1935 ; tr. fr., La
guerre totale, Paris Flammarion, 1937. 61 G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille plateaux, op. cit., p. 524.
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Dans son processus de guerre totale, cette machine tend saffranchir de tout but politique, devenir un processus de guerre inconditionn, cest--dire soustrait to