Délinquance et lésion cérébrale traumatique : état des lieux
Dr Eric DURAND
Fondation Hospitalière Sainte Marie
LIB - Inserm U1146 - UPMC UMCR2 - CNRS UMR7371
Journée du CRFTC
« Délinquance et traumatisme crânien »
11 juin 2015 – Hôpital Européen Georges Pompidou
Rubens 1608-1609
Genèse 4 : « … ; mais comme ils étaient dans les champs, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua. »
Jacopo Palma 1590
La bible – John Huston 1966
Pour la petite histoire…
Des constats • Cliniques
– À Fresnes et Fleury-Mérogis – À La Salpêtrière et à Saint Maurice…
• Que nous dit la littérature ? : – Un TC augmenterait le risque d’agressivité/de violence/de
délinquance – Des arguments de plusieurs natures – Résultats parfois contradictoires
• Notion de délinquance et criminalité, transgression des normes juridiques d’un système social
• Intérêt de croiser plusieurs approches : MPR, santé en milieu pénitentiaire, neuropsychologique, neuroradiologique et santé publique
4
« Il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent » Zadig (1747-1748), Voltaire
Délinquance et lésion cérébrale traumatique
• Algorithme de la problématique étudiée
• Des phrénologues à l’électroencéphalogramme
• Contribution des études neuroradiologiques
• Contribution de la neuropsychologie
• L’approche épidémiologique
Des questions simples… en apparence
• Association atteinte neurologique d’origine traumatique ou non avec :
– Comportements anti-sociaux ?
– Violence ?
– Délinquance/Criminalité ?
• Lien démontré ?
Et si oui, quelles atteintes
neurologiques ?
Et si oui, qu’en fait-on ?
Troubles cognitifs
et
comportementaux
secondaires au TC
Criminalité /
délinquance
Prison
Environnement
Co-variables
médicales/
fonctions
organiques
? Responsabilité
?
Algorithme de la problématique étudiée
Co-variables
Facteurs
personnels
D’après la Classification internationale du fonctionnement, 2001
Des points communs
Population Traumatisés crâniens Détenus
Age Population jeune (pour le pic d’incidence
15-25 ans)
Population relativement jeune
(30 ans)
Sex-ratio 66 à 75% d’hommes 95,6% d’hommes
Niveau d’éducation
Bas = FDR Bas
Statut socio-économique
Bas = FDR Bas
Consommation de SPA
Alcool et drogues = FDR Alcool après le TC
Alcool, tabac, cannabis et autres
Troubles psychiatriques et psychologiques
Plus fréquents avant et après le TC qu’en population
générale
Plus fréquents qu’en population générale
Troubles cognitifs Possibles séquelles Possibles
Délinquance et lésion cérébrale
traumatique
• Algorithme de la problématique étudiée
• Des phrénologues à
l’électroencéphalogramme
• Contribution des études neuroradiologiques
• Contribution de la neuropsychologie
• L’approche épidémiologique
La bosse du crime
« L’instinct meurtrier ou carnassier est une force primitive innée, par conséquent une qualité fondamentale résultant d’une partie cérébrale particulière, placée immédiatement au-dessus des oreilles, chez la plupart des carnassiers et omnivores »
François Joseph Gall 1823 (1758-1828)
De l’analyse des cerveaux… dans les cimetières
• La phrénologie, contestée, va tenir une place prépondérante dans la réflexion sur le crime
• Quelques cas clinico-judiciaires : – Louis Lecouffe, vol et meurtre, 1823. Condamné à
mort et exécuté : « Excroissance anormale de l’instinct carnassier »
– Antoine Léger, viol et meurtre 1824. Condamné et exécuté. Esquirol et Gall : « L’organe du crime »
– Plusieurs autres autopsies « sauvages » des cerveaux qui retrouvent essentiellement des anomalies frontales ou temporales
Porte d’entrée =
crime
L’obsession des typologies
• A la recherche des caractères physiques et mentaux des criminels (Lombroso 1866)
• Des crânes à conviction (Bertillon 1879)
• La craniologie perd du terrain/neurologie débutante (fin du 19ème Dally versus Broca)
• Premières prises en compte des causes sociales voire sociologiques (Lacassagne 1890)
• Prise en compte des facteurs personnels par un élève de Charcot (Féré vers 1890)
Avec le développement de la neurologie
• Peu d’études spécifiques sur le TC
• Invention de l’EEG
• Des références sur EEG et criminalité (Jenkins 1943,
Silverman 1943 et 1944, Gibbs 1945, Stafford-Clark 1949, Williams 1969)
• Des références sur EEG et violence/agressivité (Williams 1969, Blair 1995, Durand et de Beaurepaire 2001…)
• Anomalies EEG des régions frontales et temporales
Lésions frontales et comportement violent
• « Pseudopsychopathie » (Blumer 1975) après lésions du cortex orbito-frontal (PG, Harlow 1868)
• « Sociopathie acquise » (Blair et Cipolotti,2000) : cas JS – après lésion de la région ventro-médiale préfrontale – Troubles de la reconnaissance des émotions – Absence de réaction appropriée face à des situations sociales
tendues
• Etudes sur des vétérans de guerres : lésions frontales et comportement criminel <5% (Lishman 1968, Blumer 1975, Virkunen 1976)
• Vietnam (VHIS) : 14% des sujets avec lésion frontales impliqués dans des bagarres ou des destructions de biens (Stip 1995, Miller 1997)
Lésions frontales et comportement violent
• Une lésion frontale serait le meilleur prédicteur de la survenue d’un incident violent chez des patients psychiatriques Heinrichs 1989 (discuté Krakowski 1997)
• Deux remarques des auteurs : – Etudes rétrospectives, pas de renseignement sur l’état
antérieur, lien entre la lésion frontale et le comportement agressif ?
– Biais dans beaucoup d’études car examen clinique demandé par avocat (+ connaissance d’antécédents neuropsychiatriques) / non représentatif de l’ensemble des criminels
Délinquance et lésion cérébrale traumatique
• Algorithme de la problématique étudiée
• Des phrénologues à l’électroencéphalogramme
• Contribution des études neuroradiologiques
• Contribution de la neuropsychologie
• L’approche épidémiologique
Neuro-imagerie chez des sujets violents ou agressifs
• Anomalies frontales anatomiques ou fonctionnelles constantes (Volkow & Tancredi 1987, Goyer 1994, Volkow 1995,
Kuruoglu 1996, Amen 1996, Raine 1997, Raine 2000, Woermannn 2000, Hirono 2000, Pietrini 2000 )
• En cas d’épilepsie temporale, ceux ayant un comportement agressif ont des anomalies de la substance grise frontale (Woerman 2000)
• Etudes sur patients psychiatrique ou dépendants à l’alcool ou déments ou meurtriers = même constats (Kuruoglu 1996, Amen 1996, Raine 1998, Hirono 2000,)
• Région préfrontale gauche / orbito-basale
• 43 études d’imagerie inclues
• Analyse anatomique et fonctionnelle
• 789 sujets « antisocial » et 473 contrôles
• 83,9% d’hommes
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Cortex orbito-frontal 11, 12 et 47 (OFC); Cortex prefrontal dorso-latéral 8,9, 10 et 46 (DLPFC); Cortex préfrontal ventrolatéral 44 et 45 (VLPFC); Cortex préfrontal médial 8 à 12 (MPFC); Cortex cingulaire antérieur 24 et 32 (ACC)
• Comportement antisocial associé à atteinte anatomique ou fonctionnelle des cortex : – orbito-frontal (OFC) droit – cingulaire antérieur (ACC) droit – pré-frontal dorso-latéral (DLPFC) gauche
• OFC droit : conduites sociales, prise de décision, gestion des émotion, personnalité
• ACC droit : contrôle de l’inhibition, gestion des émotions
• DLPFC gauche : attention, flexibilité mentale, contrôle de l’impulsivité
• Etude rétrospective sur dossiers
• Scanners et IRM de 287 détenus (162 violents et 125 non-violents) sans pathologie psychiatrique
• Imagerie faite pour céphalées, vertiges ou plaintes psychologiques
• Comparaison à 52 contrôles non criminels
• Analyse semi-quantitative (0-1-2) pour ventricules latéraux, cortex fronto-pariétal, région temporale médiale et 3ème ventricule
Résultats
• Nombre d’anomalies significativement > chez les détenus violents
• Différences pour :
– le cortex fronto-pariétal
– les structures temporales médiales
– le 3ème ventricule et le ventricule latéral gauche
52 ans, responsable d’agressions aggravées. Lésion temporale droite et lésions fronto-basales bilatérales
45 ans, responsable d’agressions aggravées. Lésions temporales bilatérales
En conclusion sur l’anatomie et l’imagerie fonctionnelle…
• Association significative entre dysfonctionnement frontal (pré-frontal) et trouble du contrôle de l’agressivité
• Aucune étude ne démontre qu’un dysfonctionnement frontal peut être prédictif de crimes violents
• Manque de données prospectives, manque de sujets contrôles, représentativité des échantillons étudiés ? Cofacteurs de violence ?
• Place de la tractographie ?
Délinquance et lésion cérébrale traumatique
• Algorithme de la problématique étudiée
• Des phrénologues à l’électroencéphalogramme
• Contribution des études neuroradiologiques
• Contribution de la neuropsychologie
• L’approche épidémiologique
Contribution de Phineas Gage (1823-1860) Thèse de HARLOW, 1868
• Phineas Cage : ouvrier des chemins de fer, travailleur efficace et consciencieux
• 1848 : explosion, barre de fer traverse le crâne de bas en haut
• Modifications du caractère…
« Profils neuropsychologiques » de sujets violents ou à personnalité anti-sociale
• Preuve du lien entre dysfonctionnement frontal et criminalité violente faible (revue Kandel et Freed, 1989)
• Plusieurs études neuropsychologiques retrouvent une association significative entre troubles exécutifs pré-frontaux et un comportement antisocial et agressif (Rosse et al 1993, Foster et al 1993, Giancola et Zeichner
1994, Lau et al 1995, LaPierre et al 1995, Deckel et al 1996, Giancola et al 1996 et 1998)
• Tests utilisés suffisants pour être prédictifs de conduites anti-sociales ou agressives ? Rôle de l’environnement et de l’éducation ?
Sur la question de l’évaluation
• Groupe d’experts SOFMER (label HAS) : « Troubles du comportement chez les traumatisés crâniens : quelles options thérapeutiques ? Recommandations de bonnes pratiques » 2013
Travaux sur le « cerveau social »
• Processus cognitifs impliqués dans les relations interpersonnelles – Perception des visages – Perception des émotions – Régulation émotionnelle…
• Troubles décrits chez les TC (Spikman et al. 2012)
• Plusieurs processus (McDonald 2013) ou deux parties perceptive et cognitive (Speranza,2009)
• Peu d’études publiées à ce jour ou en cours
Délinquance et lésion cérébrale traumatique
• Algorithme de la problématique étudiée
• Du premier crime à l’électroencéphalogramme
• Contribution des études neuroradiologiques
• Contribution de la neuropsychologie
• L’approche épidémiologique : études de prévalence et études sur le lien
Sur l’ensemble de la population, tous
TC confondus : prévalence = 48 %
E. Durand, M. Chevignard, A. Ruet, A. Dereix, C. Jourdan, P. Pradat-Diehl. Prévalences d’antécédents de
traumatisme crânien chez les détenus : une revue systématique (soumis).
E. Durand, L. Watier, M. Fix, JJ Weiss, M. Chevignard, P. Pradat-Diehl. Prevalence of traumatic brain injury and
epilepsy among prisoners in France. Results of the Fleury TBI study (en cours de révision).
• 10 études sélectionnées dont 4 avec des
contrôles (- de 18 ans jusqu’à 21 ans)
• Prévalence : 16.5% à 72.1% selon les
études (une étude avec 100% chez des
condamnés à mort)
• Pas de calcul de « moyenne » car
hétérogénéité des populations, de la
définition du TC employée…
Focus sur quelques études
• Antécédent de TC associé à : (Slaughter et al. 2003; Schoffield et al.
2006; Perron et al. 2008)
– Plus de troubles psychiatriques (dépression, anxiété, psychose)
– Plus de « carrière criminelle »
– Plus d’usage de substances psychoactives
– Plus de suicides
– Pratique des sports de combat
– Scores d’agressivité (BAAQ) plus élevés.
• En cas d’antécédent de TC : (Williams et al. 2010)
– Age de la 1ère incarcération plus bas (p <0.001)
– Temps total passé en prison plus long (p = 0.005)
Délinquance et lésion cérébrale
traumatique
• Algorithme de la problématique étudiée
• Du premier crime à
l’électroencéphalogramme
• Apport des études neuroradiologiques
• Contribution de la neuropsychologie
• L’approche épidémiologique : études de
prévalence et études sur le lien
• Etude prospective de cohorte en population générale (n=12 058 H et F) / croisement des données sanitaires et judiciaires
• Un TC pendant l’enfance ou l’adolescence augmente* le risque de troubles psychiatriques (X2) et de criminalité chez les hommes (X4)
*après contrôle des facteurs confondants
• Méthode :
– Articles (1966 - 2008) relatifs à maladie neurologique et violence
• Résultats : 9 études pertinentes
• Etude sur la période 1973-2009 pour personnes nées entre 1958 et 1994*
• Association épilepsie/TC avec crime violent ?
• Croisement des données médicales et judiciaires pour les crimes violents
• Population contrôle : 10 sujets comparables âge et genre (y compris jumeaux)
* « majorité criminelle » : 15 ans
PlosMedicine december 2011
– Effet thymo-régulateur des antiépileptiques ? – Améliorer le dépistage, la prise en charge pour
diminuer la récidive
• Patients de 12 à 17 ans hospitalisés en psychiatrie* (2001-2006)
• Données du registre d’hospitalisation (TC) et du Legal Register Center
• 29 hospitalisations pour TC/508 sujets
• 85/508 ont commis crime ou délit (16,7%) : 35 non violents et 50 violents
2012
*classification des troubles selon DSM IV
• Un TC pendant l’enfance/adolescence multiplie le risque: – de criminalité par 6.8 – de troubles du
comportement par 5.7 – de criminalité et de
troubles du comportement par 18.7
• L’âge de survenue du TC n’a pas d’influence sur le développement ou non d’une criminalité
P<0.001
• Une criminalité post-TC est associée : – Au genre – À l’âge < 25 ans – Au statut marital – Au niveau d’éducation – À une criminalité antérieure au TC – À un usage d’alcool et de drogues pré-TC – À une cause violente du TC
• Pas de caractère prédictif du type de lésion neurologique (frontale, temporale, pariétale ou occipitale)
• Caractère prédictif d’un PdC > 24 heures et de séquelles motrices évaluées par la MIF (<70 lors de la sortie)
• Etude descriptive rétrospective sur 11,5 ans. Population de 16 299 H et 1 270 F
• Association TC et infractions pendant l’incarcération
• Infractions violentes ou non violentes
• RR significativement augmenté pour les détenus avec ATCD de TC
– 1,86 si TC pour les infractions violentes
– 1,19 si TC pour les infractions non violentes
– 1,32 si TC pour toutes les infractions
En conclusion • Ce que l’on sait :
– L’étude de l’association entre criminalité et lésion cérébrale frontale ou temporale a fait l’objet de publications régulières (Devinsky 1984, Treiman
1986, Lewis 1986, Blake 1995, Durand 2001, Fazel 2009, Shiroma 2010, Farrer 2011…)
– Un antécédent de TC augmente le risque de commettre un crime
violent (Timonen 2002, Fazel 2011)
– Prévalence déclarée d’antécédent de TC élevée chez les détenus (Shiroma 2010, Williams 2010, Farrer 2011, Ferguson 2012, Durand en révision)
– Risque relatif de commettre une infraction en prison plus élevé si
antécédent de TC (Shiroma et al. 2010)
• Ce dont on doute : – Que le TC soit le seul responsable (co-facteurs) (Elbogen 2014)
• Ce que l’on ne sait pas – La proportion de « responsabilité » de chacun de ces facteurs