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L’Express, 01.12.2004
Jean−Pierre Vernant:
le sens de la vie
par François Busnel
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A 90 ans, Jean-Pierre Vernant ne désarme pas. Il
montre, dans un livre éblouissant – La traversée des
frontières (Seuil) – ce que la vie doit à la mort. Pour le dire
autrement, c’est par le scandale – l’inacceptable – que la vie
prend sens.
De l’exemple grec à la Seconde Guerre mondiale, de
l’Antiquité au XXIe siècle, celui qui fut l’un des chefs de la
Résistance et restera comme l’homme qui sut rafraîchir notre
approche des mythes grecs propose une «traversée des
frontières» audacieuse mais salutaire. Convoquant tour à tour
Hestia, déesse du foyer, et Hermès, dieu des voyageurs,
évoquant le choix d’Achille et le retour d’Ulysse, il jette un
pont entre ce passé que l’on croit lointain et le temps présent.
«Il doit y avoir une histoire de la volonté», martèle cet
historien rigoureux et exigeant qui, toute sa vie, ausculta les
mythes grecs, fréquenta les dieux et leurs mystères. Dans ce
livre, dont il promet qu’il sera le dernier et que l’on peut lire
comme la suite de ses Mémoires (Entre mythe et politique,
Seuil, 1996), Jean-Pierre Vernant invite chacun à faire le
point sur la distance qui le sépare de ses souvenirs.
Simultanément, paraît un petit bijou à mettre entre toutes les
mains, Ulysse suivi de Persée (Bayard), mythologie portative à
l’usage de tous ceux que les histoires fascinent et plongent
dans ce rêve éveillé que nous appelons la pensée.
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Dans ce livre où vos souvenirs de Résistance côtoient les héros de la mythologie grecque, vous vous défendez de toute tentative d’autobiographie. Et pourtant cet ouvrage passionnant prolonge vos Mémoires, Entre mythe et politique, parus voici huit ans... Que signifie cette méfiance persistante à l’égard de l’autobiographie?
Vernant: C’est une contradiction, je le reconnais
volontiers. L’autobiographie est contraire à mes inclinations
mais aussi à mes capacités. On m’a demandé vingt fois
d’écrire mon autobiographie, ce que je peux comprendre car
je suis un vieux bonhomme qui a les pieds dans une époque
qui, pour les jeunes d’aujourd’hui et même pour certains
adultes, ressemble à la préhistoire. Pensez donc! Né en 1914,
c’est comme si j’avais vécu au temps d’Homère ou de Jésus-
Christ... Eh bien, non! Je n’écrirai jamais d’autobiographie.
Tout d’abord parce que j’ai beau être historien, je possède
une très mauvaise mémoire: si je m’amusais à devenir
l’historien de moi-même, toutes les dates de ma vie seraient
fausses. Cela dit, j’admets que je peux avoir plaisir à raconter
certains épisodes de ma vie à des amis lorsqu’il s’agit de rire
un peu, ou bien alors parce que mon cas particulier peut
illustrer une démonstration plus générale. C’est ce qui se
passe dans ce livre, me semble-t-il, notamment lorsque je
parle de ce que fut la Résistance à Toulouse. Et puis il y a le
hasard. On ne fait jamais assez attention au hasard...
Ce n’est quand même pas par hasard que l’on se met à raconter, à 90 ans, sa vie de résistant?
Vernant: Si. Je n’avais pas la moindre envie de revenir
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sur cette période qui fut particulièrement dure à vivre. Je
déteste les histoires d’anciens combattants, ces radotages
poussiéreux qui ne sont agréables ni pour ceux qui les
écoutent ni pour ceux qui s’y adonnent. Ce n’est que très
récemment que j’ai découvert l’importance de ces
témoignages, en me remémorant les histoires de guerre que
me racontaient mes oncles.
Il s’agissait alors d’histoires de poilus, de vétérans de la guerre de 14-18...
Vernant: Oui. J’avais alors six ou sept ans et je les
écoutais, ces survivants, raconter l’horreur sur le mode
rigolard et absurde de ceux qui ont échappé au pire et n’osent
pas en dire tout le caractère épouvantable aux vivants. Ils se
mettaient eux-mêmes en scène pour montrer le côté ridicule
du rôle qu’ils avaient joué, détruisaient l’image héroïque que
l’on cherchait alors à leur conférer. Et il faut bien admettre
que les survivants de cette boucherie ne furent pas des héros.
Les vrais héros sont ceux qui ont péri.
Comme votre père, tué sur le front en 1915. Comment avez-vous vécu votre enfance sans lui?
Vernant: J’avais un an à la mort de mon père.
Souvent, les psychanalystes m’ont parlé du fameux complexe
d’Œdipe, du nom du héros thébain. Je leur répondais:
«Excusez-moi, mais moi je ne peux pas avoir de complexe
d’Œdipe, parce que je n’ai jamais connu mon père. Je n’ai pu
ni le haïr, ni le jalouser, ni l’adorer... Je n’avais pas de père.»
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Ce ne sont donc pas les rapports avec mon père, ou ma mère
- qui est morte aussi quand j’étais très jeune -, qui ont
compté pour moi, mais ceux que j’ai entretenus avec mes
frères et mes cousins. J’ai donc plus vraisemblablement fait
un «complexe de la fratrie» qu’un complexe d’Œdipe. Bien
sûr, j’avais un père imaginaire, comme tout le monde. Mon
père avait, lui aussi, passé l’agrégation de philosophie, mais il
était devenu journaliste et avait été jusqu’à diriger un journal
socialiste en province, avait milité contre la guerre avec
Jaurès, puis s’était engagé comme deuxième classe dans
l’infanterie au moment de la grande mobilisation de l’été
1914. L’exemple de cet homme qui s’engage spontanément
dès les premières heures de la guerre et se fait tuer quelques
mois plus tard m’a évidemment beaucoup marqué.
Revenons à la Seconde Guerre mondiale. Vous écrivez que vous êtes parfois saisi par la mauvaise conscience d’être encore vivant. Qu’est-ce que cela signifie?
Vernant: C’est une façon d’exprimer ce que mes
oncles, jadis, racontaient sur le mode du comique de
situation. Je suis sorti vivant d’événements dits «historiques»,
mais j’ai vu un nombre incalculable de jeunes de mon âge
s’engager et perdre la vie dans la Résistance tandis que moi,
je suis toujours vivant. Je me pose donc franchement cette
question: qu’est-ce qui m’autorise à parler de cette guerre,
moi qui n’ai pas perdu l’essentiel? Les survivants sont hors
jeu. Je suis hors jeu. Cela dit, devenu vieux, je jette un
regard sur mon passé, sur cette période où j’étais un jeune
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type avec tout ce qu’implique la jeunesse, c’est-à-dire cette
improbable alliance de l’insouciance et de la gravité profonde.
Et je dois confesser que pendant cette période terrible et
dramatique je me suis senti heureux. C’est affreux, non?
Non. Vous n’aimez pas revenir sur les lieux de vos combats, notamment Toulouse où vous fûtes le chef des Forces françaises de l’intérieur. Pour quelles raisons?
Vernant: J’y retourne par devoir social, tenaillé par un
sentiment d’obligation par rapport aux autres survivants. J’ai
inauguré récemment une «allée du 19-août-1944» à Toulouse,
date de la libération de la ville. J’ai été frappé par le décalage
entre le discours des officiels, ministres et autres pontes, et le
souvenir que j’ai, moi qui étais là, de ce qui s’est réellement
passé: ce n’était pas ça, ce n’était pas ce que l’on nous
expliquait dans cette phraséologie pleine de bons sentiments.
Ce jour-là, à Toulouse, j’ai perçu un écho qui n’avait pas le
moindre rapport avec ce que j’avais vécu soixante ans plus
tôt. Voilà pourquoi j’essaie de rétablir certaines vérités
historiques.
Lesquelles?
Vernant: D’abord, ce qui fut fondamental pour les
gamins de mon âge dans le choix de la Résistance, c’est le
«tout ou rien». Nous n’avions pas le choix: au nom de quelque
chose qui se situe en dehors des valeurs mondaines, sociales
ou honorifiques, il nous semblait impossible d’accepter
l’inacceptable. Il fallait donc s’engager. Et nous le faisions en
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sachant que nous risquerions chaque jour notre vie. Voilà le
sens de ce «tout ou rien». Il faut comprendre cela si l’on veut
comprendre quelque chose à la Résistance. Nous savions que
nous pouvions être arrêtés et fusillés, et chaque matin au
réveil nous y pensions. Et pourtant nous étions heureux... Je
crois que beaucoup d’entre nous auraient eu des vies ternes,
malheureuses ou médiocres s’il n’y avait eu ce choix, à un
moment donné, de résister ou non. Tout à coup, de ce peuple
de France ont surgi des gens qui devinrent des individus
exceptionnels alors que rien ne les prédestinait à l’être. Je
rappelle quelques exemples dans ce livre. En 1940, la
Résistance était, il faut le reconnaître, assez désorganisée.
Mais en 1944, les Forces françaises de l’intérieur, dont j’étais
le chef pour la Haute-Garonne, représentaient une véritable
organisation secrète, fédérant des mouvements parfois
antagonistes. C’est parce que tout était organisé que les
fonctions de l’Etat ont pu prendre le relais de la collaboration
dès la Libération. Ce point me semble capital: moi qui étais
communiste avant la guerre et fondamentalement
antifasciste, issu d’une famille de tradition laïque et
républicaine, bourré d’idées sur les catholiques et la droite, je
me suis soudain trouvé en accord profond avec mes
«ennemis» d’hier, ces catholiques dont certains avaient milité
à l’Action française: la Résistance, en l’espace de quatre
années de guerre, a réussi à unifier nos désaccords. Et je
crois très profondément que c’est pour cette raison qu’il n’y a
pas eu, à la Libération, de guerre civile entre communistes et
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gaullistes, comme ce fut le cas entre factions rivales en
Yougoslavie ou en Pologne.
Au moment de faire ce choix du «tout ou rien», de vous engager dans la Résistance, aviez-vous lu l’Iliade? Saviez-vous qu’Achille, le héros grec sur lequel vous écrirez tant plus tard, se voit proposer le choix entre une vie brève et glorieuse ou une existence longue et morne, c’est-à-dire, d’une certaine manière entre s’engager et risquer de mourir ou bien ne rien faire et vivre tranquille?
Vernant: Eh non! J’ignorais tout d’Achille. J’ai passé
l’agrégation de philosophie en 1937. J’ai été reçu premier,
mais je n’avais qu’une connaissance très vague d’Homère.
J’avais été surtout marqué par l’Odyssée et par Ulysse,
comme tous les gamins. A l’époque, mes références étaient
plutôt Marx ou Platon, et j’essayais de comprendre comment
Platon, ce philosophe admirable, avait pu développer une
conception si aristocratique de la vie politique et du
communisme. C’est en 1948, trois ans après la fin de la
guerre, que j’ai commencé à lire les Grecs. Et ce n’est qu’il y a
quelques années, soixante ans après les faits, que j’ai
commencé à comprendre qu’il y avait peut-être, en effet, un
lien inconscient entre mon engagement dans la Résistance et
ces histoires sur lesquelles j’ai tant travaillé.
Comment expliquez-vous qu’il ait fallu si longtemps?
Vernant: François Hartog, qui a suivi mes séminaires
et est devenu lui-même un grand spécialiste de la Grèce, a
pointé cette ressemblance pour moi. Au début, cette analyse
m’a scandalisé et un peu agacé. Je me suis alors rendu
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compte, effaré, qu’il n’y avait pas de hasard dans le fait que
j’ai trouvé ma vocation dans ces récits homériques.
Jusqu’alors, je me rangeais derrière ce que j’appelle la
distance entre les souvenirs et le moi: une lecture neutre et
objective de ma vie. Alors même que je savais parfaitement
qu’il n’y a, en histoire, aucune lecture véritablement neutre et
objective: on lit avec, présents à l’esprit, des classements, des
attentes, des catégories... François Hartog, qui est un
excellent historien, m’a pris à mes propres citations. En effet,
j’ai toujours maintenu que, si l’on regarde le passé, c’est pour
lui poser les questions que le présent fait naître.
Qu’est-ce que ce parallèle vous a appris?
Vernant: Ce que tout le monde savait: en histoire, les
textes ne parlent pas. Ils ne font que répondre aux questions
qu’on leur pose, et on ne peut poser de questions que depuis
un présent. Il s’agit donc, pour l’historien, d’être présent à
son propre monde avant de plonger dans le passé. Or, en
fonction des époques, les questions changent. C’est pourquoi
l’histoire de l’Antiquité réserve encore mille découvertes:
parce que les historiens l’interrogeront à l’avenir en fonction
des questions que se poseront les sociétés futures. Il y a donc
une histoire de l’Histoire. En ce qui me concerne, les
questions que j’ai posées à la Grèce ancienne sont
directement inspirées par l’histoire des soixante dernières
années du siècle, que j’ai traversées en acteur (pendant la
Résistance, par exemple) ou en spectateur. Mais mon travail
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n’est pas neutre et objectif: il est déterminé par la société
dans laquelle je me trouvais et qui a beaucoup évolué,
évidemment, au cours de ce dernier demi-siècle: le
développement des sciences sociales, l’anthropologie, la
linguistique (pas trop, en ce qui me concerne, car je ne suis
pas linguiste mais philosophe), le structuralisme...
Comment définiriez-vous votre travail depuis 1948?
Vernant: En soi, les textes anciens ne sont pas ce qui
m’intéresse le plus; je ne suis pas philologue et discuter pour
savoir si telle ou telle forme grammaticale est possible ne
m’intéresse guère. Ce qui me préoccupe, c’est de répondre
aux questions suivantes: qu’est-ce qu’une société? Qu’est-ce
qu’une culture? C’est ce que j’ai essayé de faire à travers tous
mes travaux sur la Grèce. Pour comprendre les œuvres
grecques, il faut d’abord, me semble-t-il, essayer de savoir ce
qu’il y avait dans la tête des récepteurs, c’est-à-dire des Grecs
eux-mêmes. L’œuvre est inscrite dans un certain contexte,
social et mental. On ne peut comprendre le sens des
tragédies grecques d’Eschyle, d’Euripide ou de Sophocle si on
ne sait pas qu’il y a, au même moment, c’est-à-dire au Ve
siècle avant J.-C., le développement nouveau d’un droit
criminel. Il faut à la fois respecter la spécificité des œuvres (la
tragédie n’est le reflet de rien d’autre que d’elle-même) et leur
mise en résonance dans un univers particulier (elle se
comprend pleinement lorsque l’on sait que, simultanément,
d’autres formes de pensée apparaissent). Le rapport, ici, n’est
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plus un rapport d’opposition (bien théorique, au demeurant)
mais d’écho: il faut aussi connaître le reste, il faut prendre
toute société comme un ensemble et étudier ses
discontinuités, ses désaccords et ses contradictions. Sinon, le
sens de la vie est tronqué. On ne peut pas détacher les
choses. On ne peut pas penser Œdipe roi, par exemple, sans
mettre son nez dans la mythologie grecque, antérieure. Il faut
savoir se faire anthropologue.
Que voulez-vous dire lorsque vous écrivez que «le mythe n’existe pas en soi»?
Vernant: Les mythes grecs nous sont donnés sous
forme de versions multiples. Chaque mythe est fermé sur lui-
même mais, en même temps, ouvert sur tous les autres. La
plupart des mythes sont donc polysémiques, tout comme la
poésie: leur sens est multiple. C’est pour cela que je ne
prétends pas établir le sens d’un mythe mais, plus
simplement, suivre des plans de signification d’un mythe.
Contrairement à ce que l’on a pu croire à une certaine
époque, on ne peut pas poser le mythe comme un type de
récit spécifique. Le mythe n’est pas une réalité sui generis
que l’on trouverait en Grèce (puisque le mot mutos est grec)
et que l’on retrouverait un peu partout. Les mythes sont des
récits oraux qui obéissent à certaines règles de
fonctionnement: ils sont transmis de bouche à oreille et,
donc, subissent des modifications permanentes au cours du
temps. La mythologie est le produit écrit de cette tradition
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orale. La situation est différente en Afrique, par exemple, où
la tradition orale est toujours vivante: lorsqu’un tragique
utilise une tradition légendaire, il remodèle l’histoire des
mythes en fonction de ce qu’il veut dire, lui, en tant que
tragédien. Ce n’est donc plus le mythe en lui-même qui est
transmis, mais une variation sur le mythe. C’est ce qui s’est
produit pendant longtemps en Grèce: les poètes picoraient
dans les versions successives, gardaient tel ou tel passage. Le
mythe n’existe donc plus en lui-même: il est le résultat d’un
mixage permanent qui est lui-même fonction des types de
poésie qui l’utilisent (élégiaque, lyrique, tragique...). Il faut
attendre le IIe siècle pour que soient rassemblées toutes ces
versions dans des abrégés de mythologie. Mais il serait erroné
de définir le mythe grec à partir de ces seuls abrégés. Le
mythe grec est le produit d’une tradition orale que l’on ne
peut pas saisir dans son intégralité. Cette tradition peut
parfois s’exprimer dans des poésies (c’est le cas de l’Iliade et
de l’Odyssée, grâce à Homère) ou dans des fragments
d’historiens, ces derniers utilisant les mythes pour décrire les
origines de chaque cité.
Les historiens grecs croyaient-ils aux mythes auxquels ils avaient recours pour justifier les origines de leurs cités?
Vernant: Pour nous, l’histoire d’Athéna poursuivie par
Héphaïstos et qui jette à terre le sperme du dieu tombé sur sa
cuisse, donnant ainsi naissance à un fils qui deviendra roi
d’Athènes, est un mythe. Mais l’historien athénien qui écrit
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cela évoque cet épisode comme un passé légendaire, très
lointain et donc sujet à un doute tout en étant probable. C’est
nous qui, aujourd’hui, établissons ce qui relève de l’histoire et
du mythe. Pour les Grecs, les légendes héroïques sont
considérées comme relevant d’un passé très ancien que l’on
voit mal parce qu’il est loin, mais pas comme des mythes. Les
Grecs ne pensaient donc pas leurs mythes comme du
mythique, mais comme le temps des héros, c’est-à-dire
comme un temps réel: entre les héros et eux, la continuité
était attestée. C’est pourquoi j’écris que les Grecs avaient,
comme nous d’ailleurs, leurs programmes de vérité.
Qu’est-ce qu’un programme de vérité?
Vernant: Un programme de vérité est une série de
cadres qui permettent de définir, dans le domaine de
l’histoire, ce qui fait que telle chose est fiable, objective. En
mathématiques, les programmes de vérité sont des problèmes
de démonstration ou de non-contradiction. Cela n’est
évidemment pas valable en histoire. Prenez Hérodote, par
exemple, le premier des historiens. Ou Thucydide. Ou Polybe.
Tous vous disent: «Moi, je ne parle que de ce que j’ai vu moi-
même ou entendu de personnes qui l’avaient vu directement,
c’est-à-dire de contemporains.» A partir du moment où
Thucydide vous dit que les gens qui ont parlé avant lui du roi
Minos, par exemple, l’ont fait de façon imaginative, cela ne
veut pas dire que l’histoire en question n’a jamais existé mais
que ce n’est pas prouvable. Avec les historiens, le programme
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de vérité change: est historique ce qui est prouvable, ce à
quoi nous avons assisté directement. Cela dit, Thucydide ne
s’est pas privé de mettre dans la bouche de ses personnages
des discours qu’il a recomposés entièrement... Dans le
domaine expérimental, la vérification expérimentale est
possible (quoique elle-même sujette à caution puisque
aujourd’hui les physiciens nous expliquent qu’une chose peut
être expérimentalement vraie à telle échelle mais fausse si
l’on sort de ladite échelle), mais pas dans le mythe.
Quand Hésiode débute ses poèmes mythologiques en expliquant au lecteur qu’il ne fait que restituer ce que les Muses lui ont révélé en songe, s’agit-il d’un artifice littéraire ou d’un programme narratif?
Vernant: L’un et l’autre. Pour lui, il s’agit d’un
programme de vérité, et pour nous d’un artifice narratif. Je
suis convaincu qu’Hésiode y croit dur comme fer! En tout
cas, je n’ai aucune raison de mettre en doute ce qu’il dit.
Quand il dit cela, il se conforme en effet à une tradition (vous
voyez, l’anthropologue reprend le dessus) qui est celle
d’Homère. Il ne prétend pas que les Muses lui ont dit la vérité
mais qu’elles lui disent la vérité quand elles veulent, ce qui
suppose qu’elles lui disent parfois des mensonges. Tel un
devin, il révèle les structures invisibles du monde. Mais ces
structures sont toujours là, n’ont pas disparu. Le passé
«mythique» n’a pas disparu: Gaia, c’est-à-dire la Terre,
Ouranos (le Ciel) et tous les autres sont toujours présents,
mais invisibles aux hommes. C’est pour cela qu’il n’y a pas,
dans la mythologie grecque, de début historique, d’origine
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temporelle avec des dates précises. Et il en va de même, nous
dit-il, pour les races: il y eut des races successives d’hommes,
certaines ont disparu mais persistent sous forme de daimôn,
c’est-à-dire de gardiens, de démons invisibles qui gardent les
humains. Donc ce passé ancien, «mythique» comme nous
disons aujourd’hui, est toujours présent aux Grecs.
Dans ce livre, vous insistez sur deux oppositions, celle d’Achille (une vie brève et glorieuse) et d’Ulysse (la gloire après l’errance mais la vie longue au sein d’un foyer fidèle), et celle d’Hestia (déesse du foyer) et d’Hermès (dieu voyageur). Ne peut-on voir dans ces couples antagonistes le symbole des choix que nous devons faire aujourd’hui: la vie brève et glorieuse contre une existence morne mais longue; le nomadisme contre la sédentarité?
Vernant: Sans doute. Mais là vous traversez les
frontières! Ces analyses sont largement influencées par les
travaux de mon maître, Louis Gernet, qui montra que la
valeur était conçue d’une façon économiquement mesurable,
c’est-à-dire qu’un trépied, un bijou ou une étoffe étaient des
espèces de talismans qui circulaient entre l’au-delà et l’ici-
bas, et que, donc, on a affaire à une mentalité où l’imaginaire
est présent à tous les niveaux. Or, je crois qu’avant tout cela
les Grecs ont pensé quelque chose d’inédit: l’espace et le
mouvement. Et ils le pensent de façon contradictoire.
L’espace, pour les Grecs, doit être un lieu d’enracinement et
de sécurité, fermé et singularisé. Hestia et Hermès sont deux
dieux très opposés mais toujours associés dans les hymnes
alors qu’ils ne sont même pas parents et que rien ne vient
justifier pareille association. Pourquoi? Les Grecs les
associaient pour dire l’opposition très nette entre les biens
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accumulés dans la maison (sur lesquels veille Hestia,
protectrice des foyers) et les biens marchands, la valeur qui
circule (sur lesquels veille Hermès, patron des commerçants
et des voyageurs): Hestia repousse tous les mariages qui lui
sont proposés. Mais une part d’elle-même, je le montre,
appartient à Hermès. D’une façon plus amusante, je
m’interroge sur l’urbanisme de demain à partir d’Hestia et
d’Hermès: déciderons-nous de privilégier un urbanisme où les
gens auraient envie de rester confinés dans leur foyer ou bien
de descendre dans les rues et d’investir les espaces publics?
Quelle est la distance qui nous sépare de l’Antiquité?
Vernant: Historiquement, deux mille ans. Mais il y a
surtout une grande proximité! La véritable distance entre
l’Antiquité et notre temps fut introduite par le christianisme:
la religion s’est alors mise à dominer la vie intellectuelle et
sociale, ce qui n’était pas du tout le cas auparavant. Rendez-
vous compte qu’il a fallu attendre 1905 pour séparer l’Etat de
l’Eglise, en France! Nous commençons tout juste à réfléchir à
nos problèmes débarrassés de la problématique de la religion,
alors que les Grecs le faisaient très naturellement.
Vous voulez dire que la mythologie, pour les Grecs, n’était pas une théologie...
Vernant: Exactement. Ce n’était pas un dogme. Il n’y
avait pas de croyance. Les Grecs étaient d’excellents citoyens
(religieux, pieux) mais ne croyaient en rien. Ils croyaient, bien
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sûr, en ces histoires de dieux et de héros et rendaient grâce à
Héra et à Zeus lorsqu’ils se mariaient, par exemple, mais
intellectuellement ils étaient vierges de toute croyance, de
tout dogme. Ils pensaient librement. Puisqu’il n’y avait pas de
dogme, la notion d’hérésie était inconnue.
Voilà donc qui faisait place nette pour la philosophie, facilitant son apparition...
Vernant: Oui: puisque la religion ne définit pas ce
qu’est l’Etre, l’Un ou l’Absolu, c’est la philosophie qui va
tenter de le faire. En ayant d’ailleurs recours aux mythes, le
plus souvent. Le débat, chez les Grecs, est ouvert: tout peut
se discuter. Sans crainte. D’où l’extraordinaire floraison
philosophique dès le Ve siècle et les si nombreuses écoles:
l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, les sophistes, les
épicuriens, les stoïciens, les sceptiques... Dès qu’apparaît le
dogme, la réflexion libre est terminée. La relation entre les
hommes et les dieux était d’ailleurs clairement définie. Prenez
le mythe d’Hippolyte et d’Artémis, ou sa transposition dans la
pièce d’Euripide: Hippolyte aime la déesse Artémis et cette
dernière est très proche de lui, mais, au moment où il meurt,
Artémis s’en va et lui explique que les dieux ne se souillent
pas avec la mort des humains. En d’autres termes: les
hommes aiment les dieux puisque les hommes aiment ce
qu’ils n’ont pas; mais les dieux, eux, ne sont pas là pour
aimer les hommes. Les dieux ne sont pas, comme le pensera
plus tard le christianisme, hors du monde, mais présents au
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monde, dans le monde. Ils n’ont pas créé le monde mais ont
été créés par lui. Tandis que dans le christianisme l’homme
n’est rien devant Dieu qui est hors du monde, au-dessus de
tout ce qu’Il a créé.
Et quelle est la réponse de Jean-Pierre Vernant au problème de la mort?
Vernant: Je comprends, intellectuellement, que c’est la
mort qui fait la valeur de la vie. La mort, c’est le sens de la
vie. Rappelez-vous l’histoire de Tithon. Eos, l’Aurore, était
amoureuse de ce mortel à la beauté stupéfiante. Elle
demanda alors à Zeus de le rendre immortel. Zeus accepta et
gratifia Tithon de l’immortalité, réservée aux dieux. Mais
l’imprudente Aurore avait oublié de demander également
pour son amant le don de ne pas vieillir: Tithon ne mourut
pas mais se dessécha au point qu’il devint une espèce
d’épouvantable vieux débris et, finalement, se métamorphosa
en cigale... Les Grecs avaient donc bien senti que la mort est
nécessaire pour donner sa valeur à la vie: les valeurs sont
d’autant plus fortes qu’elles sont fragiles et c’est la fragilité
d’une chose qui fait son prix. Si une œuvre d’art est bâtie
pour l’éternité, alors elle n’a plus aucun intérêt, plus aucune
valeur; elle ne prend son sens et sa valeur que si elle peut
s’abîmer. A tout moment. Quel est le sens de la vie? C’est ce
que les Grecs m’ont appris. Nous sommes des êtres limités.
Pourquoi sommes-nous là? Pour rien. Quel est le sens de tout
cela? Il n’y en a pas. Mais c’est parce que la vie n’a aucun
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sens préexistant que nous pouvons, nous, lui en donner un.
Telle est notre affaire, notre responsabilité. La vie n’a pas
d’autre sens que celui que les hommes essaient de lui
donner. Il n’y a pas de destin de l’humanité: c’est nous qui
décidons du sens qu’aura eu notre vie. Et, pour les Grecs,
c’est la mort qui venait donner un sens à l’existence. Sur ce
point, je suis profondément grec. Reste que, pour moi, la
mort est et sera toujours un scandale. Un scandale d’autant
plus grand que les êtres humains sont précieux et fragiles, en
raison même de leur singularité - cette singularité qui nous
relie au reste de l’humanité et nous donne, précisément,
notre valeur.
Ce sentiment de scandale qui vous étreint était-il également partagé par les Grecs?
Vernant: Non, je ne crois pas. Encore une fois, c’est la
religion chrétienne qui a poussé à cela: avec l’idée que
chacun possède une âme individuelle et que cette âme est
immortelle, on résout ce problème théologiquement. Mais la
résurrection des corps est quand même difficile à avaler!
J’aimerais bien y croire, mais... que serait une âme qui ne
serait pas incarnée dans un corps? Non, la mort reste à mes
yeux le scandale absolu: comment une chose qui existe sous
une forme purement singulière peut-elle disparaître à jamais?
C’est terrifiant!
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Les dieux ont été l’objet d’étude de toute votre vie... J’ai du mal à croire que vous soyez totalement athée...
Vernant: Quand j’étais très jeune, vers 14-15 ans, j’ai
traversé une phase tolstoïenne. «Dieu, Dieu, Dieu...», disais-
je. Tout simplement parce que j’avais lu Tolstoï et que j’avais
été transporté par la force de son écriture. Voilà comment
naissent les sentiments de dépendance vis-à-vis de Dieu: par
la force de la suggestion. J’ai vite déchanté. Et je suis devenu
athée. Membre de l’Association internationale des athées
révolutionnaires! Aujourd’hui, je ne suis plus du tout athée.
Je considère l’athéisme comme l’envers de la religion. Ce que
m’ont appris les Grecs, c’est qu’il existe différentes formes du
religieux, que le religieux est enraciné et qu’il faut toujours
aller au-delà des apparences. Je reste un vieux rationaliste:
j’essaie de questionner le monde. Les questions m’importent
plus que les réponses et la religion apporte trop de
réponses... qui n’en sont pas. La limite des arguments sur
l’existence de Dieu, c’est l’impensable. Si Dieu existe, Il existe
nécessairement parce que son essence implique son
existence; mais l’essence d’un homme (la mienne, la vôtre)
n’implique en rien son existence. Au contraire, elle est
problématique. Elle est un mystère. Ce mystère ne prouve
qu’une seule chose: nous avons une dette envers tous ceux
qui nous ont produits, intellectuellement, ainsi qu’envers le
monde merdique et merveilleux dans lequel nous vivons.
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Bio-bibliographie
Né en 1914, Jean-Pierre Vernant est reçu major de
l’agrégation de philosophie en 1937. En 1940, il entre dans la
Résistance et devient l’un des chefs des FFI (Haute-Garonne).
Proche du parti communiste avec lequel il rompra après la
guerre, il se lance dans l’étude de la civilisation grecque dont
il révolutionne l’approche et la compréhension par des
travaux qui le feront connaître du monde entier: Les origines
de la pensée grecque (1962), Mythe et pensée chez les Grecs
(1965), Mythe et tragédie (avec P. Vidal-Naquet, 1972-1986),
Les ruses de l’intelligence (avec M. Detienne, 1974). «Sa»
mythologie grecque, L’univers, les dieux, les hommes (1999) a
été traduite en trente-deux langues. Il est aujourd’hui
professeur honoraire au Collège de France.