LA NOUVELLE
NOUVELLE
Revue Française
ISIS
Tu es plus belle que la nuit et comme IsisTu es debout sur les cornes bleues de la lune,
Ta chair si blanche échappe au terme de beauté
Par mystère de lait irrigué de sang rose;
Comme une reine du ciel vert sur les nuages
Enveloppée avec l'écharpe des pensers
Ivre dès la naissance encore es-tu plus sage
De régner sur l'humain sans même le toucher;
Par un léger accord ou promesse d'un dieuSe fait l'en f antement de tes rythmes et sphères
Et le stupre d'amour arraché des bas lieux,
0 Beauté chaude et la dernière de nos âmes
Messagère de Dieu et rêve du sauveur,
Là où nul homme ne respire tu es charme.1
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Encombré par l'abomination du monde, je songeAvec les yeux énormément ouverts. Quel mal
Est celui-ci. Quelle accélération de la misère
Dans quel effondrement sous l'esprit du métal.
C'est ici qu'ils détournent d'eux une déesse
Masquée, à peine devinée; et qu'une ombre d'amourIls la tuent. Elle fuit, elle se voile, et cesse
Sa recherche très longue des libertés et du jour.
Pour faire encore honneur à l'épreuve de vie
L'épreuve de la foi avec l'eau et le feu
L'ouragan d'une mer où la terre est ravie,
II n'est que tenir droit dans un vieux jour pluvieux
Pour voir sous le destin les démons transparaîtreII n'est qu'avoir la vie au vase de beautéUne heure encor, dire le mot secret de l'être
Qui nous guérit par l'œil de son éternité.
Virgile, tu es nue, conduis-nous aux enfers
Car les enfers ont surgi par les volcans de la terre
Tout est enfer ici-bas. 0 Virgile, nudité
Tu es belle dans le grain et le parfum de la forme,
Tu connais l'obscène désir entre tes colonnes VirgileMais nul de nous ne fut admis à la crypte de ton désir,
0 conduis-nous sous l'enfer par des caresses absentes
Et n'obscurcis pas nos yeux par les galaxies de ton corps;
ISIS
Tu es belle tu es glacée et bien riante VirgileTu es chant tu es violon et l'odeur de tes poils d'or
Est l'odeur des mots secrets que profère ta bouche absenteCar tu nous déclares amour et tu t'enfuis dans les enfers.
La Nature est triste si profondément, que la douleurFait une pointe exquise dans son sein, et souterraine
Est alors sa joie à vivre en baisers morts et en adieux
Quand elle s'ignore et croit qu'elle est la vive nature
L'ouragan des nations, et la tourmente des cœurs,
Le sans repos en traîtrise et la folie amertume,
La menace de la mort accorde grâce ô Souffrir,Comme de Dieu sur la croix laisse tomber une larme.
Dites, qu'il f aille encor sauter le pas ne me dites pas que
le pas est mince,
Qu'il faille marcher par la porte de douleur, pour entrer dans
le non-pays d'inconsistance,
Ou se transposer en un brusque effroi à l'insoutenable éclat
qui est propre du mystère
Et faire f ace et la bague brisée au doigt
Et perdant les derniers indices de la terre.
0 patrie des artistes morts, seule pairie 1Ainsi vit le territoire en ses fleuves de beauté
Perdue, avec ses mers finales disparues,
Ses cathédrales croulées, ses écrits de grand secret,
LA NOUVEU/E REVUE FRANÇAISE
Ses temples qui ne portent Plus' leurs verdures phénoménalesPierres abandonnées au sol couleur d' œillet
Et souffle parfumé de la mort dans les sallesOù splendide n'est plus aucun pas, mais parfait.
Louange à vous tourments, obscurités, symbolesTels que sur l'esprit vrai passe un égarementComme la brume sur les roseaux de l'eau morte
Afin qu'un grand oiseau se détache en volantEt s'inscrive où l'œil ne peut saisir de traceOù rien n'est jamais su de ses enfantements.
PIERRE JEAN JOUVE
PREFACE AUX POESIES
Il existe un contraste certain entre le rôle de plus enplus restreint joué aujourd'hui par la poésie et la voca-tion décisive qu'on lui voit communément assigner.A mesure, semble-t-il, qu'elle cède du terrain et quediminue son importance relative dans l'ensemble de la
culture, un petit nombre d'enthousiastes lui prêtentdes pouvoirs toujours plus exceptionnels et impres-sionnants. Ils condamnent la barbarie nouvelle qui faitsi peu de place à un si haut langage, ils regrettentdésespérément l'univers sacré où ce verbe sublime
leur semble avoir puisé sa force première et sa vocationéminente.
Je m'efforcerai de marquer ici le plus brièvement
possible les heurs et les malheurs de cette longuehistoire. Aux origines, autant qu'on en puisse juger,la poésie, plutôt qu'un langage sacré, constituait un
langage général. Je dirai qu'elle tenait lieu de langueécrite. Était vers tout ce qu'on désirait garder tel queldans le souvenir. Ie reste n'était rien que parolesinterchangeables, dont le sens seul importe et quipeuvent sans dommage retomber au néant aussitôt
après avoir communiqué leur message. Une incantation,
une formule magique sont au contraire censées perdreleur efficace si elles sont le moins du monde altérées.
Et leur valeur est en principe permanente. Ia métrique
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sert à garantir dans la mesure du possible le texteprécieux contre une détérioration fatale.
Ce n'est là qu'un extrême en l'absence de l'écriture,
tout enseignement ou discours qu'il y a profit à conserveret à transmettre doit recevoir, du fait même, la forme
qui le protège le mieux contre les défaillances de la
mémoire. D'où l'emploi universel du vers. Le domainede la poésie recouvre ainsi le domaine entier de l'expres-sion. Si la poésie paraît plus particulièrement attachée
aux incantations ou aux conjurations, ce n'est nullement
en vertu d'on ne sait quelle complicité occulte entre elle et
la magie, c'est d'abord parce qu'en énonçant les textes
magiques, il importe de ne pas se tromper d'une syllabe,c'est aussi parce qu'il s'agit de recettes secrètes, queleurs propriétaires répugnèrent d'ailleurs à confier à
l'écrit, quand l'écriture est née, de sorte que fréquem-ment une magie des signes, des runes, surgissant tout
à coup, a été opposée à la magie orale.
La poésie comprend également les différents genres
littéraires, profanes ou sacrés, laïcs, magiques ou reli-gieux. Partout, elle fait concurrence à la prose et presquetoujours la précède. Parménide, Empédocle écrivent en
vers leurs systèmes philosophiques, et plus tard Lucrèceson traité de physique. L'équivalent moderne de
l'Iliade n'est pas une épopée en vers, mais un roman
La Guerre et la Paix celui des fantastiques aventures
d'Ulysse avec le Cyclope, les Sirènes, les enchanteresses,les monstres marins et les chevaux cannibales, de
nouveau est un récit en prose les voyages de Sindbad.
Les Fastes d'Ovide consignent la liturgie et le calendrier
des fêtes. Dans Les Travaux et les jours, Hésiode pro-longe une cosmologie par un almanach agricole.
La poésie est inséparable des autres arts musique,danse, chant, théâtre. En même temps et par celamême, elle se trouve liée à tout moment remarquable
de la vie collective ou individuelle les épithalames
PRÉFACE AUX POÉSIES
pour le mariage, les nénies et les thrènes pour les funé-
railles, les péans pour la victoire, les dithyrambes pourles éloges, les poèmes d'apparat pour les généalogies,les hymnes, les psaumes, les litanies pour l'adoration
des dieux, l'énumération de leurs noms, le catalogue de
leurs attributs. Pour l'enseignement du savoir, la poésie
didactique pour les conseils de sagesse, la poésie
gnomique pour les exploits fabuleux qui fondent la
noblesse d'une nation, la poésie épique pour les élanset les soupirs du cœur, la poésie lyrique. A quois'ajoutent l'ode triomphale, l'élégie, l'églogue, la satire,
l'épigramme. On pourrait aisément allonger la liste.
Ces genres ne sont pas, ou ne sont pas d'abord et
uniquement, des formes. Ils sont définis par leur contenu
plus encore que par leur structure métrique. Tout au
plus présupposent-ils une connivence entre un mètre
et un sentiment la tristesse et le distique élégiaque,l'ïambe et l'indignation. Mais la corrélation n'est pasrigoureuse. Rien de comparable entre un tel partage etla définition du sonnet ou de la ballade, du rondeau ou
du dizain, du pantoum ou du haï-kaï.
Il reste que la poésie, au départ, est définie par le
vers. Cette langue, par essence, a d'autres visées quela seule signification. Elle apparaît soumise à des lois
qui ne l'aident pas à nommer les choses avec précision,mais à domestiquer la mémoire. Chaque idiome use ici
des procédés qui lui conviennent le mieux. I,'artifice,
la convention y ont toujours une grande part. Des
règles presque arbitraires créent une attente, une
nécessité. Ie retour régulier des temps forts, le nombre
des syllabes, la disposition des longues et des brèves
imposent une cadence à laquelle l'oreille est bientôtasservie. De leur côté, le rythme, les rimes annoncent
un écho qui, à la place promise, comble une délicieuse
impatience. Rythme et harmonie sont les ressources
ordinaires d'un discours jalonné où abondent les repères
I,A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sonores. Elles en assurent à la fois le prestige et l'effi-
cacité. Elles contribuent à faire de la poésie un langagedifficile et impressionnant.
Vient l'écriture qui fixe et qui conserve le discoursvient surtout l'imprimerie qui le met à la disposition detous et de chacun. Le corset de la métrique n'est plusutile. Le vers est un luxe. De fait, il ne cesse de perdredu terrain. Il se trouve en même temps contraint à
démontrer qu'au moins, en de certains cas, il est irrem-
plaçable. La poésie choisit donc avec plus de soin sondomaine. Elle évite désormais ce que la prose pourrait
exprimer avec plus d'aisance ou de précision. Elle renonce,notamment, à instruire ou à conter. Elle s'attache de
préférence, presque exclusivement, à évoquer, c'est-
à-dire à faire entendre plus que ne dit le sens des mots.Il suit que les ouvrages écrits en vers se raréfient. Il
ne reste que les poèmes, c'est-à-dire des morceaux delongueur parfois considérable, mais qui atteignentrarement les dimensions d'un volume. Le volume de
vers est alors un recueil qui contient plusieurs poèmes.Ceux-ci sont d'autant plus soignés qu'ils sont plus courts.L'évolution qui conduit la peinture de la fresque au
tableau de chevalet semble également valoir pour la
poésie.L'antique opposition entre la prose et les vers se
double bientôt d'une opposition entre la poésie et la
versification. L'idée se fait jour, puis il devient générale-ment admis, enfin c'est bientôt une sorte d'évidence,
qu'il existe des vers qui ne sont pas de la poésie et qu'ilest au contraire de la poésie en dehors des vers. Tel quin'écrivit jamais qu'en prose passe pour poète plus grandet plus authentique qu'un habile versificateur dans les
vers duquel on n'aperçoit que de la prose soumise à desrègles qui ne lui ajoutent rien. D'où le soupçon que lamétrique non seulement n'aide pas la poésie, maisqu'elle la gêne, que les règles de la versification ne font
PRÉFACE AUX POÉSIES
qu'introduire la contrainte et la monotonie que la
rime est un colifichet clinquant qu'un vrai poète doitdédaigner.
A la fin, apparaît le vers libre, qui est contradiction
dans les termes. Un subterfuge typographique est tout
ce qui le différencie de la prose. Il peut certes en par-tager les éventuelles vertus poétiques. Mais il n'est pas
poésie en tant que vers libre. Je n'aurais pas mentionné
cette aberration éphémère si elle ne poussait à l'extrême
le divorce de l'art du vers et de la qualité mystérieuse
désignée sous le nom de poésie, si elle n'avait pas aidé
à faire distinguer celle-ci des simples ressources de la
prosodie. S'il n'y a pas identité entre poésie et métrique,
c'est évidemment que la poésie peut surgir d'autre chose
que des avantages mécaniques issus de la versification.
Il faut maintenant rechercher ce qui primitivement etuniversellement caractérise la poésie, et qui ne soit
cependant ni le rythme, ni la cadence, ni l'harmoniedes syllabes, ni l'allitération, ni les rappels de sonorités,
ni aucune des régularités ou correspondances formelles
qui, à travers la variété des langues et des prosodies,ont toujours et partout procuré le surcroît de pouvoirdes vers.
L'emploi de l'image me paraît apporter cette seconde
et permanente présence. Partout où il y a image, quece soit en prose ou en vers, apparaît en effet une nou-
velle manière d'user du langage. Elle le détourne de son
mode ordinaire de signification. Elle ajoute à sa capacité
non plus de désigner, la propriété d'évoquer. Cette vertuinédite rentre de droit parmi les caractères fondamen-
taux de la poésie. Elle a, si l'on y tient, ses titres denoblesse et d'ancienneté. Tout mot, à la fois désigne et
évoque. Dans la prose, sa fonction est d'abord dedésigner dans la poésie, dès l'origine, elle est d'évoquer.
Il vaut la peine d'insister sur ce point.Les mots servent à nommer, à désigner. Ce sont des
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
signes qui correspondent à des données, qu'ils ont pourraison d'être de rendre présentes à celui qui écoute.
Autant que faire se peut, ils doivent les désigner defaçon précise, immédiate, univoque. Mais tout ne sauraitêtre désigné par les mots. Ceux-ci définissent mieux les
choses que les émotions, les sentiments ou les impres-sions qui sont fluides et imperceptibles aux sens.Voici une classe de données qu'il n'est possible denommer que très approximativement. Le vocabulaire
n'y parvient qu'à l'aide d'étiquettes aussi générales quedouleur, violence, majesté, désir, charme; tous repèresque chacun se trouve contraint, en fin de compte, d'inter-préter, de meubler à partir de ses expériences person-nelles. Svelte ne veut rien dire, ou du moins n'est pas unterme très éloquent, tant qu'aucune image n'en soutientle sens. Mais si je dis svelte comme un palmier, commeUlysse s'adressant à Nausicaa, toute personne qui a vuun palmier ou qui souhaite d'en voir un entend ce queje veux communiquer. Il est même avantageux desuggérer l'idée de sveltesse, sans la nommer, en parlantseulement d'une palme, car c'est l'auditeur lui-même
qui découvre alors, qui se représente, puisant dans saréserve de souvenirs et de songes, les qualités de grâce,de légèreté et d'élégance que je me proposais de susciter
en lui. Ainsi fait Homère pour évoquer une jeune prin-cesse ou pour faire voir les âmes, que personne n'a vues,et qu'il décrit comme des grappes de chauves-souriss'échappant d'une grotte en glapissant. la démarcheest toute naturelle. Elle est même inévitable.
Il s'agit moins de nommer que de suppléer à l'indi-gence de la dénomination. La désignation exacte le
nom est complétée, différée ou omise. Le poèteexprime sans désigner, il désigne sans nommer. Il use
de rapports, de similitudes, d'analogies, de toutes sortesd'approximations et de complicités qui font de chacun
son collaborateur et qui le rendent poète à son tour,
PRÉFACE AUX POÉSIES
je veux dire qui lui donnent un des plaisirs majeurs dela poésie.
I,'image s'apparente à l'énigme. Elle en est peut-être
issue. Elle ne prononce pas le mot propre, mais le fait
deviner. Le plus souvent, elle livre d'un coup la demandeet la réponse, car il ne s'agit pas tant de résoudre
un problème que de faire apprécier une relation. Maisl'énigme n'en est pas moins présente. Un des plus ancienstextes connus il date du troisième millénaire avant
l'ère chrétienne est une joute d'énigmes. Enmerkar,
roi sumérien d'Uruk, assisté de la déesse Inini « experte
en l'art des mots », pose des questions insolubles au
seigneur d'Aratta, que conseille Ishkur, fils d'Enlil,
dieu de la guerre. L'hymne X, 151 du Rig-Veda estaussi une énumération d'énigmes. Plus tard, le
Heidreksmal, dans la Hervarar Saga, n'est rien d'autrequ'une suite de cinquante-six énigmes qu'Odin déguisé
propose au roi Heidrek le Sage. Les métaphores tradi-
tionnelles ou kenning de la poésie scaldique sont des
définitions d'énigmes, figées, immuables, sans vertu,
à bout d'usure, qui remplacent le mot sans rien éveiller
dans l'esprit. Mais il y eut un temps où il fallut inventer
ces détours surprenants.
En Afrique, à la veillée, autour d'un feu de brousse,
le jeu consiste fréquemment en un combat d'énigmes.
Généralement les réponses sont connues de tous, il ne
s'agit pas de trouver la solution, mais d'innover, de
découvrir d'autres réponses capables de satisfaire à la
définition proposée. Chacun cherche des analogies
inédites et néanmoins acceptables pour tous. C'est
seulement en désespoir de cause que, penaud et s'avouant
vaincu, le dernier, à court d'imagination, donne la
solution traditionnelle. Dans un tel exercice, je ne puis
m'empêcher d'apercevoir un des passages possibles de
l'énigme proprement dite à l'image poétique.L'intérêt se trouve inversé il n'est plus dans la
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connaissance d'un secret, d'une sorte de mot de passe
peut-être transmis aux novices par l'initiateur, mais
dans la trouvaille originale qu'un esprit attentif à saisirles rapports lointains des choses substitue à une réponseattendue.
La poésie, aussi loin qu'on remonte dans son histoire,n'est donc pas seulement l'art d'user des sons et des
cadences, pour ainsi dire de toute propriété physique dulangage, elle est également celui de déceler et de choisirles références les plus suggestives, celles qui suscitentdans la sensibilité et dans le souvenir des échos per-suasifs et émouvants. Chaque mot est un piège, unesemence, un ferment, un point de départ pour l'âme etnon un point d'arrivée pour l'intelligence, comme ilarrive lorsqu'on fait servir les mots à définir avec
précision le sens d'un concept.
I,a poésie est à la fois l'art du vers et l'art de l'image.
Elle peut être l'un ou l'autre ou les deux en même
temps. Par le vers, elle tente d'être inaltérable, par
l'image d'être inépuisable. Quand les deux vertus
coïncident, la très grande poésie est atteinte, simulta-nément volupté auditive et jeu incantatoire qui émeutl'homme au plus profond, l'enrichit et l'apaise. On
aperçoit du même coup pourquoi il n'est pas possiblede traduire les poèmes, mais seulement de les recréer
les systèmes sonores de deux langues ne sauraient serecouvrir, ni les associations d'idées et d'émotions, de
symboles et de correspondances qui sont le lot de chaqueculture et qui tiennent aussi bien à la nature du sol,au régime des pluies ou des vents, qu'aux règles sécu-
laires de la courtoisie et aux plus modestes usages de lavie quotidienne.
On comprend aussi que la prose le discours sansrègle puisse contenir plus de poésie que les vers.
Rien n'empêche, en effet, que ses rythmes, plus souplesou plus discrets, séduisent la mémoire de façon plus
PRÉFACE AUX POÉSIES
subtile et à la fin plus efficace qu'une cadence tropmarquée et bientôt importune. Rien n'empêche sesimages de se révéler plus justes et plus puissantes queles comparaisons outrées ou banales qu'on peut trouver
dans les vers et qui découragent tout autant, les unes
par leur arbitraire, les autres par leur évidence.On peut enfin imaginer une poésie qui ne serait que
rythme et mélodie ou qui ne serait qu'images. Al'extrême, ni l'une ni l'autre n'auraient de sens. Un
pur assemblage de sonorités ne peut que faire aspirer
à la musique ou la faire regretter. Des mots dispa-
rates, réunis sans rien dans l'expérience humaine qui
justifie leur rapprochement, déconcertent sans satis-faire.
I/imprimerie a sauvé le vers du péril d'être un simplerecours mnémotechnique. Elle l'a réservé à la poésie.
Parallèlement, le développement de la pensée discursiveet abstraite a permis de mieux circonscrire le domaine
où la vertu de l'image est irremplaçable. De la sorte,en même temps que la poésie se voyait chaque jourrestreinte à un plus bref espace, elle se trouvait, chaque
jour aussi, contrainte d'être plus pure et plus dense.Elle dut s'interdire d'être diffuse et mêlée, partout
répandue et accrochée parfois aux terrains les plusingrats. Elle ne parut désormais admirable que ramassée,
concentrée et pourtant d'une totale transparence, à
l'extrême de ses pouvoirs et dans leur parfaite nudité.
Ici commence une nouvelle époque dans l'histoire
de la poésie. La poésie n'est plus liée aux travaux et
aux jours. Elle ne raconte ni n'enseigne. Elle suit sa
vocation propre, à l'écart des autres voies où l'homme
peut engager sa recherche et sa passion de l'excellence.
La poésie est solitaire, affranchie de toute obligation
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
extérieure, maîtresse de son destin, et ne devant de
compte ni à la cité, ni à la morale, ni aux croyances, niau savoir. Érigée en discipline absolue, et n'ayant plusà craindre que l'excès même de sa liberté, exposéepeut-être à s'exténuer à force de dénuements volon-taires, d'ostracismes répétés, la voici livrée à elle-même,
souveraine des mers qui la doivent porter.
Oui, pour elle, les premiers âges sont révolus, où ellepouvait imprégner tout, mais sans qu'elle fût appeléeà exister à l'état pur. Une autre aventure commence,
une étrange alchimie obstinée à la distillation d'unsuprême élixir. Les temps sont loin où un chantre
aveugle et errant contait dans les manoirs d'Ionie les
guerres des peuples et les querelles des rois. Bientôt,
le poète anxieux devant la page (blanche redoutera àchaque instant de la souiller de la parole vile ou perni-cieuse.
Croire à la poésie, j'imagine parfois que c'est estimer
qu'il existe malgré tout quelque chose de commun entreHomère et Mallarmé.
ROGER CAILIOIS
A LA LONGUE PLAINTE DE LA MER,UN FEU REPOND
Elle a levé les yeux vers lui, c'est à peine si elle ose luiparler, faute de savoir s'y prendre c'est aussi que rien
n'est plus difficile, que chacun évite de trahir sa fierté
et son secret. Pourtant elle se décide, parce qu'elle est
trop lasse, parce que la conseille une grande douceur à
la fin du jour « Avons-nous vraiment perdu ce feu ? »
dit-elle comme s'il était plus discret maintenant deparler par images. « Est-ce qu'il ne peut flamber qu'àcondition d'être bref, et, en ce cas, comment ferons-
nous ? » Elle pourrait se rappeler le nostalgique poème
qui redit sans cesse « Enfance, qu'y avait-il alors, qu'iln'y a plus ?.» Ainsi toute lumière semble-t-elle destinée
à n'éclairer que le passé, par rapport ou grâce à uneombre présente. Ainsi le paradis recule-t-il, ne cesse-t-ilde reculer, pour se situer enfin au commencement du
temps, avant le commencement du temps. « Qu'allons-
nous faire ? Je ne veux pas traîner dans la nostalgie.
Et quels sont ces ennemis qui ne cessent de nous attaquer
de toutes parts, qui essaient de nous détruire avant même
que nous soyons morts ? Est-ce que la mort nous tra-
vaille dès le premier jour que nous sommes entrés avec
un grand cri dans son empire ? Réponds-moi, et ne reste
pas ainsi à sourire de ce sourire qui semble n'être à
personne adressé La vie serait-elle impossible en dehors
des solutions banales que nous avons toujours mépri-
sées ? Fallait-il, aurait-il fallu plutôt que nous restions
I,A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
seuls et que nous refusions ces lois apparemment
benoîtes, cruelles pourtant, puisqu'elles semblent nous
user et si promptement nous détruire ? »Cependant qu'elle parle, cherchant ses mots, avec des
silences entre les mots, le soir tourne sur toute l'étendue
de la mer, et les vents tournent eux aussi, comme si rien
ne pouvait protéger cette île de leurs humeurs, de leursviolences, de leurs brusques fatigues. Parfois leur force
est si grande, et ils charrient avec les nuages une humi-
dité si épaisse que les gens pâlissent ou se prennent latête à deux mains. Ainsi ai-je vu une femme vomir sur le
seuil d'un café, une autre qu'on avait dû étendredans l'arrière-salle de la boucherie. Les embruns cou-
vraient les vitres de buée, les plages changeaient de
forme, noircissaient dans une étouffante odeur d'algues
et de goudron. Je me rappelai alors comment notre
pasteur parlait de Dieu, dans la petite chambre dontchaque objet était un défi à la beauté, une défense déri-soire contre la pression du vrai monde comme un sous-
ordre eût parlé d'un patron exceptionnellement vertueuxet capable, disposant sur ses ouvriers de pleins pouvoirset comme il en eût parlé devant des ouvriers assez peu
soucieux qu'existât ou non ce lointain personnage,
plutôt gênés simplement par sa venue éventuelle, irritésd'avance à l'idée qu'il pourrait leur faire une remarque
désagréable sur leur tenue, ou même sur leur conduiteen dehors des heures. De ces propos, de l'ennui dont ilsétaient imprégnés et qu'ils dispensaient, je ne pouvaisme souvenir sans dégoût. S'il fallait parler de Dieu, que
ce fût comme en avaient parlé les prophètes, enve-
loppés, emportés par sa puissance si le moindre vent dusud pouvait nous tordre le cœur, qu'était-ce que Dieu,sinon un vent capable d'absorber ce vent par sa seule
approche? Et, dès lors, comment était-il permis d'enparler sur le ton d'un maître d'école évoquant un grandcapitaine entre un bâillement et un coup de férule ? Ou.
A LA PLAINTE DE LA MER, UN FEU RÉPOND
que ce fût comme en parlaient les saints cherchant leursmots, perdant leurs mots, perdant le souffle, compre-
nant, ou plutôt éprouvant dans le fond de leur êtrequ'ils ne pouvaient en parler, qu'ils pouvaient seulementchercher des mots qui fussent comme des flèches lancées
vers le lieu même qu'ils étaient sûrs de ne jamais pouvoiratteindre.
Il me semblait, peut-être à tort, que n'importe quelle
insouciance de Dieu était préférable à ce glacial et
paisible usage de son nom, entre quatre murs qu'il nepouvait habiter, pas plus que le feu ne peut brûler dansun réceptacle clos. Que n'ouvrait-il donc un passage, cethomme qui s'était voué au service de l'Absolu, dans ces
murs aux trop suaves tapisseries C'était cela qu'il
devait faire, et déchirer, meurtrir, détruire précipiter
ces âmes trop paisibles, trop sérieuses aussi, dans unpassage où s'engouffrerait, avec d'autant plus d'impétuo-
sité que celui-ci serait plus étroit, le souffle de l'Esprit.Comment ces hommes, s'ils ont l'assurance de Dieu, ne
sont-ils pas pleins à craquer de bonheur, comment se
fait-il, s'ils savent d'expérience profonde, indubitable,
qu'ils n'accomplissent ici qu'un exercice d'éternité,
comment se peut-il qu'ils aient cet air timidement
contristé de croque-morts ? Ou alors, s'efforçant de rega-
gner les masses, et particulièrement les êtres jeunes,
pleins de force, ne prennent-ils pas des allures de chef
scout, de représentants en bonne humeur ? Keep smiling!ont-ils affiché sur leur visage, et ils se fendent la bouche
jusqu'aux oreilles pour chanter des cantiques, tels les
gymnastes aux fêtes du village. Comme si leur sérieuxet leur jovialité étaient également forcés, comme si cesdéfenseurs assermentés de la vie intérieure avaient fini
par se réduire à leur uniforme.
Elle n'a pas bougé de sa place, près de la fenêtre,
elle est si jeune, si totalement franche que sa pensée, sa
parole sont toujours sans fard aussi préfère-t-elle2
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
souvent le silence à des paroles qui pourraient faire mal.Mais aujourd'hui elle en cherche encore d'autres, non
sans effort, non sans hésitation; puis, quand elle a parlé,elle se détourne pour cacher ses yeux qui sont si près deslarmes, et ce qu'elle voit alors, ce sont de brèves pluies
sur les eaux, et des brumes rapides au-dessus de la terre
qui dissimulent presque entièrement le port, lespremières lumières aux fenêtres des maisons basses. Luiaussi regarde ce fragment de monde, comme s'il y cher-chait du secours contre les menaces du temps, contre ladouble épée du temps. « Nous avons vu briller ce monde,dit-elle encore, tu le sais. Les brumes, les rochers, les
forêts ne nous séparaient pas plus l'un de l'autre qu'ils
n'étaient séparés de nous. Ce que j'ai appelé un feu, non,
je ne puis dire que cela ait jamais été un feu pour moi,
ni peut-être pour toi. Notre naissance fut éclairée par la
lune et nous a fait longtemps préférer aux tonnerres du
jour le frémissement des froides eaux dans l'herbe. Mais
ce que signifiait ce mot feu dans mon esprit, c'était
plutôt, je crois, quelque chose qui vit intensément,
sans qu'aucune agitation le déporte, quelque chose qui
se nourrit du sol pour mieux s'élever vers la légèreté des
hauteurs en éclairant, en animant ce qui l'entoure. »
« Notre feu fut un arbre », répond-il enfin, comme
entraîné par la douceur de ces errantes paroles. Elle ne le
suivra pas sur ce chemin des images, où trop aisément
l'objet évoqué efface l'objet à saisir elle ne veut
accepter aucune chance de mensonge. Et l'air brusque-
ment s'est fait plus froid, une espèce de terreur vieille
comme le monde habite ce froid, à laquelle il ne faut
pas se laisser aller non plus.
« Qu'est-ce qui me manque, ne me le diras-tu pas ? Ne
vois-tu pas que j'ai changé, que j'en suis peinée, inquiète,
éprouvée ? » Je comprends bien ce qu'elle cherche à
saisir, ce qu'elle voudrait trouver. Cela n'est pas sans
lien avec mon souvenir des pasteurs répétant comme une