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La proximité, un travail sur le fil :
La complexité du lien avec des personnes en errance socio-affectives :
SANTE MENTALE EN CONTEXTE SOCIAL / 2009
MULTICULTURALITE ET PRECARITE
ISABELLE VITRY
EDUCATRICE SPECIALISEE
Cette enquête de terrain porte sur la complexité du lien chez des personnes en errance socio-
affectives. Je vais tenter d'interpréter les liens d'attachement qui se créent dans l'accompagnement
auprès de personnes fragilisées dans leurs rapports aux autres, de les analyser au regard de mes
pratiques professionnelles et de diverses lectures.
Travailleuse de rue à Dune
Je suis travailleuse de rue à Dune depuis 6 ans. Cette asbl a pour projet la réduction des
risques liés à l'usage de drogues, en intraveineuse principalement. Nous prodiguons des conseils en
matière de réduction des risques et distribuons du matériel stérile lié à l'injection pour éviter que les
usagers ne contractent des maladies telles que le sida ou l'hépatite C. L'équipe de terrain est
assez polyvalente : il y a des travailleurs sociaux, des infirmières, une psychologue. Dans la
commune bruxelloise de Saint-Gilles, nous disposons d’un local, le Clip (comptoir d'échange de
seringues qui est un partenariat entre la commune de Saint-Gilles et Dune), où nous avons une salle
d'accueil avec des fauteuils, une table basse avec du café et du thé, de temps en temps des fruits, de
la soupe, des croque-monsieur. Il y a une infirmerie, un bureau pour les permanences sociales où on
peut aussi s'isoler avec l'usager quand l'intimité est nécessaire, le bureau des travailleurs, et un
espace avec toilettes et lavabo. Nous proposons aussi un vestiaire, une machine à laver, une douche
et des couvertures pour l'hiver. Nous avons essayé de rendre ce local le plus accueillant possible,
chaleureux pour que les usagers puissent avoir envie de revenir se poser et discuter. Il n'est pas
facile pour les personnes en décrochage social de pousser une porte et de demander une aide ou
venir chercher du matériel d’injection.
Nous allons en rue tous les soirs de la semaine, à la rencontre des usagers qui ne poussent pas
encore la porte du Clip (comptoir d'échange de seringues). Nous essayons de créer du contact avec
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eux. C'est un travail énorme qui nécessite une ouverture d'esprit et une tolérance très large car nous
ne sommes pas là pour les convaincre d'arrêter d’utiliser des drogues, sauf si c'est leur souhait. Nous
les aidons autant que possible, en fonction de leurs capacités et de leurs possibilités. Nous sommes
là pour les rencontrer comme ils sont, sans juger leur mode vie, leur choix de vie.
Étant responsable de la permanence sociale, j'ai souvent été amenée à accompagner les
usagers dans leurs démarches. Leurs demandes sont assez variées, elles vont d'une orientation à un
accompagnement médical ou social en passant par la recherche d'un appartement et des visites à
l'hôpital. En faisant ce métier, je me suis rendue compte que tant qu'il n'y a pas un lien qui a été
créé avec la personne, très peu de choses sont possibles. L'usager a besoin de se sentir en confiance,
de savoir qui est la personne qui l'accompagne avant de pouvoir partager ses souffrances, ses
besoins.
La réduction des risques,la proximité, une philosophie
La réduction des risques (RDR) est une idée générale qui consiste à ne pas considérer l'usager
uniquement à travers son usage de drogues, mais à le considérer comme une personne à part entière,
qui prend des risques. La RDR tente de limiter, de calculer les risques pris pour permettre de mieux
vivre avec son mode de vie, et parfois ses dysfonctionnements. La réduction des risques est socio
sanitaire, c'est à dire qu'elle agit sur le plan médical et sur le plan humain. Elle est ''reliée au
monde'': il s'agit de réduction des risques d'exclusion et de précarisation psychologique, sociale,
judiciaire, sanitaire. Sur le plan médical, la RDR est outillée par des supports: le matériel lié à
l'injection et les conseils de « shooter propre », réduire les risques de contracter un virus par
l'échange de seringues, de coton, etc. Nous les sollicitons à prendre soin d'eux et des autres, et pas
seulement sous l'angle de la maladie. Sur le plan « humaniste », par le travail de proximité et le
travail de rue, des contacts s'établissent, se développent entre travailleurs et usagers de drogues, et
tentent de tenir une position de réduction des risques de désocialisation.
C'est un travail citoyen, qui remet la personne en position d'acteur de sa vie, acteur de
changement, qui se base sur l'échange, la transmission des savoirs. C'est la rencontre avec ce public
qui détermine quel type de prévention il faut avoir. L'usager est le seul à pouvoir parler de son mode
de vie, des usages de la rue et des drogues en rue. Leur connaissance du milieu et sa retransmission
sont primordiales pour les professionnels qui tentent de les aider au plus proche de leurs besoins
essentiels. Ils sont du coup mis en position de connaisseurs, spécialistes, ce qui leur permet d'avoir
une relation légitime avec les travailleurs, basée sur le non-jugement. Il s'agit d'accepter et respecter
l'autre dans ses différences, d'ajuster ses pratiques à partir de ce qu'on observe et comprend, afin de
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permettre à l'usager de pouvoir vivre au mieux son état. C'est le début des possibles, cette confiance
permet de retisser du lien social.
C'est un travail en réseau, qui va à la rencontre des partenaires afin de dé-stigmatiser l'usager
de drogue, de casser tous les préjugés qui entrainent une forme d'exclusion pour l'usager et
l'abandon de toutes tentatives de soins.
La réduction des risques est un outil de mise en écoute et de dialogue avec les usagers,
autrement dit il s’agit de travailler la représentation sociale, la capacité de ne pas juger la personne,
accepter ses choix et les aider à les contrôler, les gérer.
Quelques « pratiques » de proximité, le préambule au lien
Les pratiques professionnelles dans le travail de rue se veulent être au plus proches dans la
pré-construction du lien. Elles s'appuient beaucoup sur des attitudes non verbales, des regards qui se
veulent authentiques et signifiants. Il y a au préalable un travail d'étude du terrain nécessaire aux
approches de proximité.
Le travail de repérage consiste d'abord à prendre connaissance des associations existant sur
les lieux du travail de rue: leurs actions/services, les restaurants sociaux, les diverses formes de
travail de rue engagées, les gardiens de parcs, les horaires, services, possibilités d’action. Il est
important de connaître le réseau, ce qui se fait déjà sur le terrain pour ne pas faire double emploi et
être répétitif et afin de pouvoir mieux orienter et travailler en collaboration, créer son réseau. Il y a
ensuite un travail de reconnaissance des divers groupes d’usagers de la rue qui se trouvent sur le
terrain. Nous observons les diverses interactions entre eux, leurs activités ou non activités. Nous
évaluons: s'installent-ils là? Sont-ils juste de passage? Ensuite, pour faciliter la proximité, il est
important de savoir à qui le professionnel s'adresse, qui sont-ils? Quelles sont leurs habitudes, leurs
modes de vie? Cela nous permet de prévoir dans notre sac-à-dos le matériel nécessaire à leurs
usages, de savoir concrètement de quoi ils ont besoin.
Petit à petit, nos yeux et nos oreilles apprennent à deviner qui ils sont et nous nous adaptons
aux usages de la rue. Nous apprenons à nous reconnaître mutuellement, à percevoir si nous sommes
bienvenus ou mal tombés. Il faut se décaler de ses habitudes, se décentrer. Notre bien-être n'est pas
celui des autres ; nos visions, nos besoins ne sont pas identiques. Comprendre cela, c'est déjà
accepter la différence. Enfin, le professionnel peut se rapprocher de l'autre. Il se propose d'être là, à
leur disposition, à l'écoute de leurs mots/maux. Le lien peut s'élaborer à travers un regard, une
posture, une parole, mais aussi par le biais du corps.
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Frédéric allait de plus en plus mal. Le froid le gagnait la nuit. Il était fatigué. Il s'est fait
voler. Il a été blessé par son amie qui était en décompensation, a été mis dehors par ses
amis. Il ne venait plus au rendez-vous car ça n'était plus sa priorité. Mais il aurait voulu
que ce soit la mienne. Il voulait que je cherche pour lui son appartement. Il m'accusait
de ne pas l'aider puis se culpabilisait de ne rien faire. Il se victimisait et a commencé à
parler de ses envies de mourir. Il voulait voir sa mère. Il mettait tout en échec. Il a
commencé à boire de plus en plus, il s'est remis à consommer en injection (atteinte à son
corps). Il pleurait et se montrait agressif. La blessure de son amie l'a touché beaucoup,
ça a touché à son intégrité physique, à sa masculinité déjà blessée. Frédéric cherchait
de l'attention, de l'affection. Il voulait être pris dans les bras, il voulait des bisous, un
soin, un bain de pieds... Tout était prétexte à recevoir de l'attention. Il avait besoin de se
sentir exister, toucher, sentir une pression sur son corps par les accolades qu'il nous
prenait de force.
Quand les mots sont indicibles, la douleur passe par le corps, et parfois ce trop-plein fait
tellement mal qu'il doit être écouté. Le besoin de l'usager à ce moment ne peut se faire que dans le
toucher et la parole de l'autre. Si l'infirmière est disponible, à l'écoute, si le cadre est rassurant, alors
peut-être que la parole se libérera et que les maux/mots seront dicibles, dans ce cadre fermé de
soins. Cela passe alors par un bain de pieds, un massage, un pansement... Pour l'usager, le plus
important n'est tant pas le soin qui lui est apporté, mais l'attention qui lui est portée. Être entouré de
bras, touché, soigné, sentir qu'un lien est aussi possible par le toucher, au contact de l'autre fait
sentir qui il est, la pression des mains sur son corps fait sentir qu'il existe pour lui-même et aux yeux
et mains des autres, il est visible, il existe, il est bien là.
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Des approches lente, le cas de Christelle
Parler de mes rencontres en rue, c’est parler de la proximité avec ses espaces et ses
temporalités. Parler de la proximité, c’est aussi et surtout parler de la rencontre. L'histoire de
l'accompagnement de Christelle éclaire nos pratiques de proximité.
Les premières fois où j'ai rencontré Christelle, elle parlait peu. Nos échanges se
limitaient au don de matériel (seringues, eau, cotons...) sur un bout de trottoir pendant
qu'elle faisait la manche. Elle était distante, cachée sous sa capuche et ses gros pulls.
Elle semblait accuser de nuits courtes et mouvementées, les traits durcis, les yeux rougis
par le manque de sommeil, la goutte au nez, elle me regardait à peine. Cette approche a
perduré ainsi plusieurs mois.
Un jour, elle m'a parlé de sa santé, son mal de ventre, ses kystes aux ovaires qui
devaient être opérés... Le lendemain, elle était partie. Nous ne l'avons plus revue
pendant plusieurs mois, elle était en France pour « faire une pause »1. Elle vivotait
comme « traveller»2 de festival en festival. A son retour en ville, la rue et la came l'ont
rattrapée. Pour survivre à la violence de la rue, elle semblait déterminée, la seule façon
de se faire respecter était d'être dans l'attaque offensive. Une vraie femme guerrière!
Avec un ami d'infortune, elle s'est installée dans un squat sans eau, sans électricité ni
chauffage, avec un seau en guise de toilettes. Elle a commencé à contrôler les entrées et
les sorties du squat. Les dealeurs et les consommateurs qui passaient, frappaient à
toute heure du jour et de la nuit. Elle devait faire face à de nombreuses violences et
menaces. En même temps, elle devait faire sa manche pour ne pas être en manque,
s'occuper de ses trois chiens et de plusieurs chiots, garder le squat clean et donner
l'impression aux « flics » du quartier qu'elle gérait le squat. Peu à peu, elle a commencé
à se rapprocher des travailleurs de rue, elle nous invitait au squat. A la lueur des
bougies, on discutait un peu, elle était fière de nous montrer qu'elle gérait le squat,
qu'elle ''tenait'' malgré tout.
1« Faire une pause » signifie suspendre sa consommation de drogues
2 Les « travellers » sont des jeunes en errance, parfois très déprimés, souvent contestataires. Beaucoup s'insurgent
contre toute forme d'institution (école, famille, travail, aide sociale...). Dans un premier temps, ils voyagent de ville
en ville, d'un festival à l'autre. Quand leurs ressources s'amenuisent, la déglingue et la précarité aiguë peuvent les
amarrés dans un centre-ville où ils tentent de survivre grâce à l'un ou l'autre réseau de débrouille. Pascale
JAMOULLE, Fragments d’intime. Amours, corps et solitudes aux marges urbaines, La Découverte, 2009, p. 9
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Un soir où nous travaillions en rue avec Marc, un psychiatre, Christelle nous a appelés,
elle était en crise, elle n'allait pas bien. Elle nous a pris à part et s'est mise à pleurer.
Elle nous a montré son bras qui avait un abcès gros comme un œuf, elle avait peur, elle
avait mal, elle ne supportait plus de vivre comme ça. Elle était dans l'urgence, il lui
fallait réagir, mais elle ne pouvait pas le faire seule.
Le lendemain, un rendez-vous était pris au bureau de Marc. Il lui avait trouvé une place
pour une cure dans un hôpital où elle pouvait rentrer assez vite, elle avait besoin de
s'isoler du monde de la rue. La semaine qui a suivi, je l'ai accompagnée à plusieurs
rendez-vous pour régulariser sa situation sociale, rétablir sa mutuelle, retrouver ses
droits au chômage, etc. Je passais la chercher au squat le matin et nous patientions
dans les salles d'attente, attendant que notre tour arrive. On parlait. Elle avait besoin
d'être soutenue et elle voulait que ce soit comme ça, comme elle le voulait. Elle avait
surtout besoin de ne plus être seule et de sentir qu'elle pouvait s'appuyer sur quelqu'un.
Quand elle était à l'hôpital, elle me demandait de passer promener ses chiens sous sa
fenêtre d'hôpital pour pouvoir les voir. Ça la maintenait. Je lui rendais visite et
j'essayais que le lien entre elle et le monde hospitalier ne se dégrade pas. Elle a eu très
difficile, elle se sentait incomprise au sein de l'hôpital, coupable d'être une toxicomane.
Il y a eu plusieurs clashs où elle s'est fait virée, puis a pu réintégrer sa chambre. Elle a
repris contact avec sa mère qui avait la garde de ses deux fils, une relation précaire et
fragile s'installait, très remuante pour Christelle. Elle a rencontré un homme avec qui
elle s'est installée à la sortie de l'hôpital un court laps de temps. Elle vivait un
chamboulement psychique interne très important à ce moment-là de sa vie. Beaucoup de
choses changeaient. Elle cherchait sa place dans la société, place où elle pouvait être
qui elle était, être acceptée. Aujourd'hui, elle a trouvé un endroit qui lui convient, un
lieu où les gens vivent en collectif et s'autogèrent. Elle est active dans le mouvement de
lutte pour le droit au logement...
Il n'y a qu'à des intimes (ou à des gens qu'on sait qu'on ne verra qu'une fois dans sa vie...)
qu'on dit ce qu'on ressent, de quoi on a peur, où on a mal... et pourtant nous ne sommes pas des
intimes, nous ne l'étions pas et nous ne le sommes toujours pas. C'est de cette proximité-là dont je
parle. L'intime de la rue, qui dure un temps dans la vie de chacun. J'ai fait partie d'un épisode de sa
vie, elle a fait partie d'un épisode de la mienne et nos chemins ont continué.
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Grâce à la proximité acquise, au fur et à mesure, dans la relation à l'usager, un
accompagnement plus individualisé peut exister. Il se doit d'être au plus proche de ses demandes et
attentes, de ses capacités et de ses possibilités, à son rythme, dans la temporalité de son mode de
vie. C'est un apprivoisement qui aboutira à la reconstruction de la confiance. Cette dernière est
indispensable dans la proximité. Grâce à cette proximité, la personne peut retrouver sa dignité car
elle se sent reconnue, considérée comme une personne à part entière. Le lien entre deux personnes
tient de la reconnaissance mutuelle, d'où émergent des relations de réciprocité.
La proximité peut se créer dans une structure, comme Dune, à bas seuil d'exigences. Les
pratiques professionnelles s'adaptent aux aléas de la vie de l'usager, elles sont « souples et
malléables »3. Le travailleur de rue se rend sur place, il va à la rencontre des usagers, dans leurs
lieux de vie, il se rapproche d'eux. De prime abord, il se contente d'être là, à « disposition », à
l'écoute.
Des rencontres de rue auxquelles on s'attache
Il y a quelques mois, j'étais dans le métro, regardant autour de moi distraitement... Un
bruit me fait relever la tête, il éveille ma curiosité...On dirait un enfant qui joue de la
trompette, le genre de trompette en plastique qui ne produit qu'un seul son... Je cherche
cet enfant du regard parce que sa mélodie me fait dire que cet enfant s'amuse et est
heureux de jouer de sa trompette (cornet)... Et je me trompe, je vois un homme plus très
jeune, pas très grand qui a l'air fatigué et usé... C'est lui qui joue cette gaie mélodie,
avec un bout de plastique rond découpé dans un sac de plastique de course...Il tenait
avec sa main à trois doigts ce morceau de plastique entre ses lèvres et par la vibration,
il produisait des mélodies...Ça m'a émue... Son visage ouvert et souriant, usé par la
fatigue m'a touchée... Alors je suis allée lui parler. J'ai accompagné cet homme pendant
5 ans.
Le professionnel suscite la rencontre, la création du lien. Il est là pour que se produise une
jonction entre l'usager en précarité sociale et le monde institutionnel, sociétal dans lequel ce dernier
vit. C'est lui qui choisit le moment pour ouvrir la brèche, mais ce n'est possible que si le
professionnel est à l'écoute et lui renvoie « doucement » ce qu'il a perçu. Il remet du signifiant dans
3Pascale JAMOULLE, « La proximité », dans Jean FURTOS, Les cliniques de la précarité, Masson, 2008.
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les usages, les comportements de l'autre. Ces personnes rencontrées ne sont pas couvertes
d'apparats, de séduction. Souvent, au contraire, elles s'entourent d'objets ou de rien, elles sont
cachées derrière des couvertures, des odeurs, des parasites, des chiens qui les isolent et les protègent
dans un même temps4.
La première fois que j'ai rencontré Will, il était assis devant le cinéma. Il faisait la
manche. Il était emmitouflé dans une grosse veste et tenait son chien dans les bras. Ils
se tenaient chauds mutuellement. J'étais nouvelle et mes collègues nous ont présentés
l'un à l'autre. Il n'a pas beaucoup réagi, juste un très vague signe de la tête que j'ai
voulu prendre pour un salut. Comme il parlait anglais et qu'aucun de mes collègues
n'osaient s'aventurer dans cette langue, j'ai tendu une autre perche en m'adressant à lui
dans sa langue. Même effet, il restait distant, je n'ai pas insisté. A ce moment, il ne
demandait rien d'autre que du matériel et ne se déplaçait pas jusqu'au clip. Puis un jour,
il est venu, il a poussé la porte du clip, il a bu du café et il a continué à revenir...
Petit à petit, l'espace entre lui et les professionnels s'est réduit, il a été confiant et il a poussé
la porte qui lui semblait juste et accessible à ses envies ou besoins du moment. Il ne s'est pas senti
jugé sur sa personne, il s'est senti accepté par l'institution qui l'a accueillie comme une personne à
part entière. Rien ne l'a obligé à venir, c'était son choix.
Nos usagers sont affectueux, touchants, curieux par leurs états d'âme, par leurs conduites. Ils ne
s'embarrassent pas de scrupules et de règles de bonne conduite, ils n'ont pas froid aux yeux. Cela
peut aussi simplifier l'entrée en relation si le professionnel est dans le non-jugement.
Je connais Frédéric depuis plus de 5 ans. C'est un gars drôle, avec beaucoup d'humour,
derrière lequel il se cache aussi. Mais c'est un humour fin. Il jongle avec les mots, il
faut le suivre. C'est peut-être aussi une manière pour lui de savoir si les gens l'écoutent
ou pas: s'ils ont l'air de se concentrer pour comprendre le jeu de mots ou s'ils hochent
la tête. Il aime être en relation, écouté, entendu. Il cherche l'attention de l'autre, à se
faire remarquer, il fait des gags, il fait le maladroit, il cherche à être aimé dans toutes
ses manières d'être, ses comportements....
4 Le chien est parfois le seul lien que l'usager garde dans son errance, voir à ce sujet l'article de Christophe
BLANCHARD « Des routards prisonniers dans la ville », Sociétés et jeunesses en difficulté [En ligne], n°7 |
Printemps 2009, mis en ligne le 08 octobre 2009, Consulté le 20 janvier 2010. URL :
http://sejed.revues.org/index6292.html.
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Leurs manières d'entrer en contact sont particulières, pas ordinaires, elles sont
franchement honnêtes par rapport à leur mode de fonctionnement, et cette honnêteté est à la
base de la relation à condition qu'elle rencontre un écho chez le professionnel, qu'elle suscite
une envie d'échange.
Des personnes en errance socio-affectives, l'auto-exclusion, la rupture du lien
Afin de mieux comprendre le lien, la relation d'attachement dans le travail social de rue, il
faut expliquer quelles sont les logiques des usagers dans leur perte de lien, dans leur désocialisation.
Selon Furtos5, les personnes en grande précarité, vivant en rue, développent certaines logiques qui
leur permettent de mieux supporter leur situation, leurs ressentis. Le syndrome d’auto-exclusion
intervint lorsque le sujet a la capacité d'exercer sur lui-même une activité psychique pour s'exclure
de la situation, pour ne pas la souffrir ni la penser, transformant ainsi le subir en agir. Il s'agit alors
pour la personne de transformer psychiquement une situation passive (être exclu) en son contraire
(s'exclure). Le corps est déconnecté de la pensée et donc anesthésie la douleur et inversement, la
pensée est déconnectée du corps. Furtos parle alors de « déshabitation de soi-même » et de
paradoxe car le syndrome d'auto-exclusion est construit sur la logique de s'empêcher de vivre pour
vivre. Le sujet s'exclut, développe des défenses pour assumer sa logique de vivre. En voici quelques
signes: la non-demande, ou le renoncement à l'aide (plus une personne va mal psychiquement,
moins elle est en capacité de demander de l'aide); la réaction thérapeutique négative (plus l'aidant
aide la personne et plus la personne va mal); l'inversion sémiologique des demandes (faire des
demandes administratives, de logement au psychiatre et inversement, confier ses affects et
représentations psychiques au travailleur social); la rupture des liens, l'errance, l'incurie,
l'abolition de la vergogne 6.
Dans ce cadre de travail, les pratiques professionnelles sont ingénieuses et se développent
autour d'une certaine proximité, dans un certain intime. Le travail de rue est dans la proximité, car
le travailleur se rend sur place, il va à la rencontre des usagers, dans leurs lieux de vie, il se
rapproche d'eux. Il ne tente pas d'imposer ses vues à l'usager sur ce qu'il conviendrait de faire pour
l'aider, il est là, « à disposition », à l'écoute des non-demandes, patient. La meilleure façon d'aider
est de ne pas contraindre quelqu'un à s'aider lui-même. C'est un travail qui se fait dans le temps, au
rythme de l'usager, en tenant compte de ses capacités et de ses possibilités, avec sa temporalité. Il
5Jean FURTOS, « Le syndrome d'auto-exclusion » dans Jean FURTOS, Les cliniques de la précarité, Masson, 2008.
6Jean FURTOS, « Le syndrome d'auto-exclusion », ibid.
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faut comprendre que, pour une personne en processus de désocialisation, pousser la porte d'un
service pour des seringues propres n'est pas une démarche facile. Elle serait déjà, en soi, faite de
contradictions ou de paradoxes si l'on considère qu'user de produits addictifs en intraveineuse est de
l'ordre de « l'autodestruction » et que l'usager vient pour y chercher des seringues propres, et ce
pour se détruire proprement... Peut-être peut-on aussi inverser le raisonnement et considérer que
l'usager se drogue, en rue, pour mieux y vivre, pour s'adapter à une situation en soi violente.
L'usage de drogue serait alors une forme de protection en soi. Aussi, se protéger, avoir des formes
sécure d'usage de drogue, a du sens pour eux.... Il faut accepter les logiques et il faut faire avec ce
« monde à l'envers »7.
Les liens entre usagers et autres habitants de la rue
Je me souviens de Damien qui avait monté une tente faite de bric et de broc sur les
marches d'une église en plein hiver. Elle était faite de couvertures pour le toit, pour le
sol, pour les murs. Elles tenaient grâce à un vieux balai et des cartons. Cette tente avait
plus ou moins 2 mètres carrés, étendus sur plusieurs marches de l'église. A l'intérieur, il
y avait toujours au moins trois personnes avec quelques chiens. Une bougie au milieu,
des gamelles d'eau pour les chiens, des restes de nourriture offerte ou trouvée, d'où des
odeurs de poissons, de chiens mouillés, d'hommes pas lavés, etc. Souvent, ils voulaient
nous inviter dans leur tente pour faire l'échange de matériel, discuter un peu, goûter à
« leur » espace. Plusieurs fois, ça a failli brûler. Puis Damien s'est disputé avec les
autres pour une histoire de came, il les a mis dehors et est resté seul dans sa tente avec
ses deux chiens.
Les gens de la rue se rencontrent souvent autour d'un besoin commun, d'un intérêt matériel
qui dure un temps. Quand leurs besoins ne se rencontrent plus, ne se complètent plus, ils se
séparent, le plus souvent après une dispute franche et brutale. Des échanges de bon procédés (« je
t'héberge à condition que tu me rapportes de la came »), des intérêts divers, mais rien ne semble
tenir dans la durée. C'est la loi de la rue.
7Pascale JAMOULLE, Drogues de rue, récits et styles de vie, De Boeck, 2000.
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Will vivait chez Abdel et Abdel était persuadé de vivre chez lui, dans la maison qui avait
été sienne dans son enfance, qui lui rappelait des souvenirs, mais qui, en réalité n'était
pas sa propriété, mais la propriété de l'état qui laissait la maison tomber en ruine. Will
connaissait Abdel depuis de nombreuses années et, à sa sortie de prison, Abdel est allé
retrouver Will. Ensemble, ils se sont réappropriés la maison déjà squattée, ils s'y sont
installés à leur façon et y ont fait des aménagements. Ils vivaient comme un couple, se
disputait pour écouter les stations de radio, Abdel voulait que Will mange plus et mieux
tandis que Will voulait qu’Abdel lui foute la paix. Abdel voulait nettoyer la maison alors
que Will s'en foutait de poser son matelas sur des déchets. Ils venaient ensemble au Clip
(comptoir d’échange) pour des situations complètement différentes. Quand l'un abordait
sa problématique, l'autre lui coupait la parole et parlait de lui.
Ils ont besoin de ne pas être seuls mais d'être en confrontation avec l'autre. Pourtant ils sont
seuls sans l'être. Cet acharnement massif qu'ils mettent en place pour vivre sans liens et entretenir
cette distance est complexe, quand on voit à quel point il leur est difficile - voire parfois
insoutenable - d'être vraiment seuls, ils sont donc parfois prêts à endurer les blessures de l'autre
juste pour ne pas être trop seuls.
Au début, Damien et Ali se bagarraient franchement tout le temps. Ali s'en prenait à
Damien car il était plus faible et que ça lui donnait une place fragile dans la jungle de
la rue. Et en même temps, Ali le protégeait des autres, ce qui lui donnait une autre place
aux yeux de Damien. Et ce dernier, bien qu'il prétendait le contraire, avait besoin d'être
défendu car il n'avait plus la force de tenir sur ses jambes...
Ils ont entre eux des relations protectrices, sans être pour autant trop affectives. Ils ont trop
souffert dans leurs liens affectifs pour s'impliquer trop avant. Mais ils ont besoin des autres et en
vivent proches. Les besoins peuvent se rencontrer: je n'ai pas besoin de toi, que tu me protèges …
mais t'as qu'à rester tant que tu me ramènes de la bière…Je n'ai pas de force pour y aller, l'épicier
ne veut plus me servir / tu es faible, je te défends, l'épicier veut bien me servir, j'aurai toujours de
la bière, je vais rester...
C'est un vrai travail d'équilibriste que d'être seul sans l'être, d'avoir besoin de l'autre tout en lui
signifiant le contraire, de tout faire pour écarter les autres tout en les ayant à proximité. La rue
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permet cela, c'est un espace public où la personne s'expose à la vue de tous alors qu'il est
profondément seul, mais tout le monde peut choisir de le voir ou de le confondre avec le décor
urbain.
La socialité de la rue, c'est aussi la débrouille. Les rapports humains sont biaisés par les
intérêts personnels de chacun. Tantôt, ils s'entraident mutuellement et mettent en commun leurs
intérêts pour être plus forts, moins vulnérables. Ils se font crédit, se dépannent (par exemple, si l'un
est « en manque », l'autre le dépannera sachant que ça pourra lui être rendu quand il sera en
manque). Tantôt, ils se battent pour leur emplacement de manche, une couverture, l'attention d'un
travailleur. Entre la méfiance et le besoin des autres, les usagers recherchent constamment des
alliances stratégiques plus ou moins fiables, tout en restant en alerte, sur le qui-vive, dans des
opérations de tri et de rejet des plus déglingués (...) Les « familles de la rue » offrent des alliances
affectives et pratiques, souples, sans conditions ni obligations trop rigides8
Une plainte diffuse, la non-demande
Le premier contact se présente souvent sous forme de plainte, administrative, sociale,
médicale. Sans vraiment qu'il y ait une demande formulée, l'usager se plaint sans cesse de sa
situation, il y a là un moyen pour lui d'exister dans sa propre absence. C'est le paradoxe même
« d'être » sans « être », du syndrome d'auto-exclusion. Le sujet s'oblige à sortir de lui-même, il
disparaît, mais cette disparition n'est jamais totale puisque le sujet se manifeste dans sa manière
même de disparaitre, toujours personnelle9. Il existe pleinement dans la déshabitation de soi,
auprès des autres.
Si le travailleur ne réagit pas, car il n'y a pas de demandes à proprement parlé, il ne se
passera pas grand-chose. Par contre, si le travailleur émet des inquiétudes au sujet de l'usager et lui
en parle, montre de l'intérêt pour lui, propose un soin ou un accompagnement, quelque chose peut
se passer. La proximité redonne du sens aux douleurs de l'autre, et si ces signaux ne sont pas
relevés par le professionnel, ce sont des signaux « morts ». Mais ceci n'est possible que si l'usager et
le professionnel se connaissent, si un lien, aussi minime soit-il, se construit. Petit à petit l'usager
sera amené, par sa propre volonté, à parler de lui, à se confier, ce qui permettra au professionnel de
comprendre son mode vie, son fonctionnement avec ses dysfonctionnements. Le travailleur part de
ce que l'usager dit, et dans une démarche d'estime de soi, il va renforcer la crédibilité de l'autre. Il
8Pascale JAMOULLE, Drogues de rue. Récits et styles de vie, De Boeck, 2000.
9Jean FURTOS, « Le syndrome d'auto-exclusion », dans Les cliniques de la précarité, Masson, 2008.
13
lui proposera alors de débroussailler avec lui sa situation, de voir quels sont les possibles pour lui.
Ensemble alors, ils construiront un projet ajusté, adapté à la réalité, à la temporalité, aux moyens
psychiques de l'usager, avec ses logiques inversées, qui essaiera d'éviter un nouvel effondrement
dans la vie de la personne. Petit à petit, un échange s'installe, des propositions, des idées sont
émises et le lien s'installe. Le travail peut commencer.
La peur du changement
Souvent, plus le travailleur aide la personne, plus elle va mal, plus elle se plaint, plus elle
angoisse.
Will vient très souvent me demander quel est ce médicament que le docteur lui a
prescrit. Il veut connaitre la notice en entier, savoir quels sont les effets secondaires, s'il
y a une addiction à un quelconque constituant du médicament. Il veut comprendre tout
ce qui lui arrive, il veut de la logique. Avant, il ignorait son corps, aujourd'hui qu'il le
soigne, il veut tout savoir, tout comprendre. Si c'est scientifique, c'est logique et il veut
comprendre! Il cherche à connaître son corps. Il a besoin qu'on lui explique les raisons,
les causes, les conséquences, les liens entre sa santé et son corps. Pourquoi? Il mange
un à deux repas par semaine, boit surtout du café, très de peu de fruits... Bref il a
beaucoup de bonnes raisons de ne pas être en bonne santé. Mais il ne l'admet pas, s'il a
été bien jusqu'à aujourd'hui, il n'y a pas de raisons pour que ça change! Si le
médicament ne fait pas d'effet en deux jours, il juge que ça ne sert à rien de continuer à
le prendre. S'il fait un peu d'effet, ça ressemble souvent aux effets secondaires. S'il
arrête, il se sent mal et prétend que le médicament était addictif. Et quand ça va
« vraiment », il se plaint d'une nouvelle douleur dans le dos, dans les jambes, les pieds,
des vertiges, etc. En définitive, si je lui demande comment il va, il aura une nouvelle
douleur. Il sera dans la plainte, par contre si je ne lui demande rien par rapport à ces
douleurs de la veille, ou aux résultats d'un médicament, il ne dira rien, ne se plaindra
pas. Il a peur qu'on ne s'intéresse plus à lui s'il n'a plus mal.
Avec les gens de la rue, je parlerais d'accompagnement en « yoyo », il y a des allers-retours,
des « aller mieux » et des « aller moins bien », de la confiance et de la méfiance envers les
professionnels. Ce scénario « yoyo » est inconscient chez l'usager, mais nécessaire. Si le lien
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persiste avec le travailleur alors que l'usager se met en porte à faux avec la réalisation de son propre
projet, il se sentira rassuré s'il n'est pas jugé, ne vit pas de situation de déception de la part l'autre. Il
s'agit d'un phénomène inconscient qui sécurise l'usager dans son rapport à l'autre. Il n'ose pas
prendre le risque d'aller mieux par peur d'être déçu du résultat ou de la perte de l'autre, du lien,
L'idéal existe toujours pour lui, mais il n'est pas confrontable à sa réalisation car la désillusion est
devenue impensable; de ce fait, certaines prises de risques ne sont plus possibles pour le sujet9.
Le schéma de l’accompagnement est dans la répétition, dans la « chronicité », comme le sont
les usagers dans leur mode fonctionnement, dans leur rapport à l'autre. Ils mettent en « échec » les
avancées dans l’accompagnement. Si quelque chose progresse, ils ont peur de perdre le lien
d’accompagnement, que ça s’arrête, donc il faut une nouvelle douleur, une nouvelle plainte pour
que le lien continue. D'une certaine façon, c'est leur manière à eux de tester le lien qui existe avec le
travailleur social. Et d'une autre manière, c'est ainsi qu'ils avancent, à grands pas et à reculons aussi.
Et ces grands pas peuvent être effrayants, ils font retour dans l'histoire de la personne, ils rappellent
des souvenirs enfouis, pas toujours agréables. Furtos parle du « retour du sujet disparu »10
. Mais ces
régressions ne sont pas forcément néfastes, elles leur sont « nécessaires » pour se maintenir vivants.
C'est peut-être aussi pour s'assurer que même s'il y a « échec / péril », le lien persiste avec le
travailleur, à la condition que ce dernier n'accable pas, ne culpabilise pas l'usager, ne reproduise pas
un schéma d'exclusion, d'échec, donc de punition. Le lien est supposé être indestructible.
Poursuivre ce lien fragile dans la relation usager/professionnel
Comme le dit Fustier, il s'agit de travail social non aseptisé, d'un dispositif peu protégé,
proche du quotidien, où les sollicitations sont diverses et contradictoires: chacun peut venir s'y
loger, y trouver une place qui sera différente selon les moments. Ainsi se font et se défont les
échanges et les contacts, ainsi s'expérimentent les relations (...) dans le brouhaha et les temps
perdus, ce qui compte, c'est moins le résultat que le processus11
. La demande, la relation, le lien, le
processus relationnel se déroulent dans la proximité, l'échange. Il n'y a pas de contrat mis en place.
Une des particularités des liens en rue, c'est l'investissement humain qui est mis en place. Dès que le
lien existe, et qu'un projet a été élaboré entre l'usager et le travailleur, l'usager se « repose » sur
l'idée du projet. Il concentre son attention sur le travailleur, il « s'acharne » à venir le voir très
9Jean FURTOS, « Le syndrome d'auto-exclusion », dans Les cliniques de la précarité, Masson, 2008.
10Jean FURTOS, Le syndrome d'auto-exclusion, dans Jean FURTOS, « Les cliniques de la précarité », Masson, 2008.
11Paul FUSTIER, « Le lien d'accompagnement, entre don et contrat salarial », Dunod, 2000.
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régulièrement, pour apprendre à le connaitre, discuter. A partir de ce moment-là, pour lui, il s'agit
plus de savoir quelle place il a auprès du travailleur que de la problématique pour laquelle il est
venu demander de l'aide. Il s'interroge sur le lien qui est mis en place entre lui et le travailleur, il
vient questionner ce lien chez le travailleur: Pourquoi fait-il cela? Qui est-il pour moi? Qui suis-je
pour lui? Est-ce qu'il fait ça car ça fait partie de son travail, ou est-ce qu'il le fait pour moi?
L'investissement devient massif, omniprésent, envahissant.
L'interprétation que l'usager aura du travail d'accompagnement et du lien relationnel peut
devenir floue. Pour Fustier, il s'agit de montrer que les situations de communication, d'échange, de
services rendus ne sont pas des évidences, mais des éléments sans arrêt interrogés, interprétés ou
réinterprétés par celui qui en est le bénéficiaire 12
. Le lien est sans cesse remis en question par
l'usager de par la forme d'accompagnement qui est mis en place. En effet, le travail de proximité,
c'est donner du temps, temps pour créer une relation, pour accompagner dans certaines démarches,
pour discuter, etc. et, à notre époque, le temps passé avec quelqu'un, donné à quelqu'un, perdu avec
quelqu'un a valeur de don 13
. C'est donner du privé, rester un peu quand le temps de travail est
dépassé, accompagner quelqu'un en voiture, tout se passe comme si cette proximité produisait des
effets de lien privilégié, comme si le professionnel agissait alors au-delà de son cadre de travail.
C'est donner des émotions (plaisir, colère, chagrins...), des affects face ou à propos d'une situation
qui a un sens pour l'usager. Tous ces éléments du travail de proximité sont de l'ordre du don
d'individuation et, manifestent à la personne prise en charge qu'elle n'est pas seulement un élément
parmi d'autres, (...) Le don d'individuation fait sortir de l'anonymat .
Si l'usager perçoit les actes du professionnel comme des « dons » imaginaires, le lien peut
être en déséquilibre. Il a l'impression d'être dans une relation privilégiée avec le travailleur (qui ne
fait certainement pas ça avec les autres usagers!) et cela aura valeur narcissique chez lui. Il pourrait
alors avoir envie de rendre symboliquement ce que le professionnel lui aura donné. Un donné pour
un rendu. Une dette pourrait alors s'installer entre l'usager et le professionnel et faire défaut dans le
projet de l'usager. Ce dernier ne fait plus la différence entre son affect et l'acte du professionnel et
l'ambiguïté nait dans leur relation. Tous ces dons sont la conséquence des rapprochements dus à la
proximité, à la réciprocité, au temps passé avec l'autre dans l'accompagnement.
12
Paul FUSTIER, Le lien d'accompagnement, entre don et contrat salarial, Dunod, 2000. 13
Paul FUSTIER, op cit.
16
Will m'a laissé un petit mot (en anglais) au Clip, après 5 ans d'accompagnement, alors qu'il y
avait déposé des fleurs pour moi que j'ai laissées au Clip. Déçu de voir ses fleurs restées à
l’institution, il m'écrivit ce mot.
Où commencer, je suppose avec les fleurs. Pour moi elles étaient spéciales, je ne donne
pas des fleurs juste à personne et c’était en offre de paix. J’avais juste assez pour un
paquet de came ou elles, c’était plus important d’avoir les fleurs pour toi donc je l’ai
fait et tout ce que tu as fait était de les mettre au CLIP, ça m’a blessé un peu mais c'est
ma faute, je n’aurais pas dû m’attendre à quelque chose de différent (... ) Je pourrais
seulement rêver que tu aies des sentiments pour moi étant vieux et tête à claque. Tu as
une beauté naturelle étant jolie sans maquillage. Pas beaucoup de filles comme toi ont
l’air belles quoiqu’elles portent. Beaucoup d’hommes après toi sont jaloux de moi. Je ne
sais pas. Mais je t’ai blessée d’une façon ou d’une autre et pas intentionnellement, je ne
ferais jamais ça ou peut-être tu en as marre de moi, de me conduire chez les docteurs, à
l'hôpital, de moi te posant des questions tout le temps. Désolé, c’est seulement parce
que je te fais confiance et je n’ai personne d’autres à qui parler de ça. Je fais confiance
au Dr ... elle semble de mon côté. De toute façon quoi que je t’ai fait pour te blesser je
suis vraiment désolé. Will
Ce mot traduit toute la complexité du lien dans l’attachement, la demande de rééquilibrage,
les tentatives désespérées de rétablir une distance. Rechercher le lien impossible semble être une
manière de légitimer la rupture de liens.
Se séparer, dénouer un lien d'attachement
Le décès d’Abdel a été un vrai chamboulement pour Will. Ils vivaient dans le même
squat depuis plusieurs mois et étaient très souvent ensemble. Ils se chamaillaient sans
cesse mais ne se séparaient pas. Will a eu du mal a accepter la noyade d’Abdel.
Pendant des semaines, il avait besoin de ressasser ce qui s'était passé, comment c'était
arrivé, ce qu'il aurait dû faire ou ne pas faire, ce qu'il avait vu ce soir-là. Il savait ce
qu’Abdel aurait voulu : rentrer au pays voir sa mère. Ensemble, nous avons contacté
son frère qui vivait encore en Belgique pour savoir ce qu'il comptait faire. Nous l'avons
aidé à réunir l'argent et à faire les démarches pour qu’Abdel puisse rentrer au pays (...)
Malgré les mauvais liens qu’Abdel et son frère entretenaient, il nous a aidés à
17
reconstituer le puzzle de sa vie, ce qui a eu un effet réconfortant sur nous tous, Will et
les travailleurs de rue.
La mort est une rupture violente, brutale, inattendue, les mots n'ont pas le temps d'être dits
ou entendus, personne n'est vraiment en paix. Et la mort nous rappelle que nous sommes fragiles,
nous sommes tous supposés mourir. La mort peut raviver notre capacité à être vivant, nous
renforcer, ou au contraire nous affaiblir. Elle nous rappelle la perte de nos proches, réveille en nous
des douleurs enfouies au plus loin, la terreur d'être abandonné. On se rend compte à quel point on
est attaché à l'autre, c'est le seul moment où on pourrait dire que le lien est évaluable, mesurable et
où on réalise ce qu'on a perdu. Et la mort rappelle également à nos usagers pourquoi ils ont coupé
leurs liens, car la perte était insupportable et qu'il est donc préférable de ne pas s'attacher. Répétition
organisée du passé.
A mon départ de Dune, connaissant les liens d'attachements que certains usagers
avaient vis-à-vis de moi, j'ai cherché à les protéger, mais en réalité ils ont une grande
capacité à se protéger. Ils sont doués pour cacher leurs émotions, leurs ressentis, ils
n'en parlent pas. Pour bien faire, j'ai cherché à en parler, mais c'était au-dessus de leurs
moyens psychiques. Pour eux, il ne se passait rien de spécial, le schéma se répétait
encore et encore. Et que ce départ soit un non-évènement ou pas, je voulais signifier que
moi aussi je leur étais attachée, à eux, que ce n'était pas rien pour moi de partir. Je
voulais leur dire tout ce que ça m’avait apporté de les connaitre, pour mon
épanouissement personnel. J'ai cherché avec eux, et seule aussi, à reconstituer le puzzle
de nos chemins ensemble, qui se sont croisés, qui ont participé activement à la vie des
uns et des autres. ....
Se séparer n'est jamais chose facile. Le lien cesse. Cela peut avoir des effets dévastateurs ou
au contraire apaisants. On peut essayer d'élaborer un travail de « deuil » pour signifier que le lien se
maintient, même dans l'absence physique. On se sépare de la réalité, mais simultanément l'autre
reste présent dans la tête 15
. Cette démarche s'effectue à partir du partage de souvenirs vécus en
commun, qui marque le passé, qui pourra être emmené avec soi dans le futur, avec toute la charge
émotionnelle qu'il véhicule, l'autre n'est donc pas un « disparu », un « abandonné ». Et c’est la
liberté de l'autre d'avoir le « droit de non entendre »16
. Ce qui est dit doit pouvoir être entendu ou
15
Paul FUSTIER, « Les corridors du quotidien », Dunod, 2008. 16
Paul FUSTIER, op cit
18
non entendu, compris ou non compris. C'est l'usager qui a le pouvoir et la liberté, selon ce qu'il en
est de son évolution, d'entendre ou de ne pas entendre les mots de la séparation. Ainsi, est-il
préférable de ne pas en parler dans un endroit clos mais dans des brouhahas, dans un lieu ou il
choisira d'être réceptif ou pas.
Le ballottement émotionnel du professionnel
Je me souviens de ce soir où Frédéric est venu au Clip nous confier ses envies de
mourir, d'en finir, il était à bout. Cet épisode a été très dur à vivre pour moi. Un peu plus
tôt dans la semaine, un ex-usager (Jean-Claude), qui m'était proche, m'a troublée en me
renvoyant ses envies de mourir si je ne l'acceptais pas tel qu'il était. J'ai été touchée par
ses mots et d'autant plus que, quand Frédéric est venu « se déposer » au Clip, Jean-
Claude n'était pas loin. A ce moment-là, je me suis dit, concentre-toi sur Frédéric, il a
besoin de parler, de se confier, de tester ce lien, qui est peut-être le seul qui lui reste à
l'heure d'aujourd'hui. Il vient pour savoir jusqu'où est ancré ce lien et ce qu'on fera de
son mal-être. Mais j'ai été déstabilisée, je ne me sentais pas capable d'entendre ses
envies de mourir. Pas tout de suite, encore une fois! J'étais en colère, mes émotions
s'emmêlaient, je me sentais submergée, débordée.
Comme travailleurs de rue, nous sommes pris à témoin de leurs souffrances, avec tout ce que
cela nous renvoie par rapport à notre propre histoire. Au-delà de leur demande initiale, ils viennent
chercher un lien, une présence presque maternante, une certaine forme de "contenance", un espace
relationnel où ils sont acceptés avec leurs « comportements bizarres ». Ils passent un moment au
chaud dans un lieu qu'on tente de rendre agréable. On vit avec leur temps, leur présence et leur
absence. Plus la durée de l'accompagnement se prolonge, plus on investit de soi.
Le travailleur est amené à son tour à s'interroger sur les « résultats » de son travail
d'accompagnement, à faire face au vide, à l'absence de vie qu'on retrouve chez l'usager quand il est
débordé par son trop plein, son fonctionnement mortifère, son inertie. Parfois, plus que de suivre
l'usager, le travailleur porte le projet à sa place et se retrouve face à un sentiment d'impuissance.
Dans le travail de proximité, le rapprochement demande sans cesse un retour sur soi-même,
une remise en question des limites. Travailler en proximité suppose de refaire continuellement un
travail sur la limite. Trop de proximité mène à l'engluement dans des complexes affectifs qu'on ne
19
maîtrise plus (.... ) plus ils se rapprochent, plus ils sont tenus de développer leurs capacités
réflexives de distanciation et d’interprétation14
.
Pour pouvoir se rapprocher, et parce qu'il est interpellé par la souffrance de l'autre, le
professionnel s'implique dans la relation, il partage la situation de l'usager, il en suit les méandres
comme si ils étaient siens mais sans les faire siens. Le professionnel doit tantôt recourir à
l'engagement (empathie, « aller vers », écoute), tantôt à la distanciation, il travaille avec ce qu'il est,
ses ressources, ses connaissances, son histoire propre, ses motivations à comprendre l'autre et ses
résistances.
Quand j'ai cessé de travailler à Dune, Will, que j'avais suivi de longues années dans son
parcours médical, a voulu me recontacter. Il m'avait déjà offert des fleurs quelques mois
auparavant et m'avait écrit être vexé que je les ai laissées au clip. J'avais cru avoir tiré
les choses au clair cette première fois avec lui, j'avais dû m'y reprendre plusieurs fois
pour qu'il entende que c'était « normal » de s'attacher et ce de part et d'autre, après de
longues années de travail ensemble, mais que c'était mon travail. Il a fini par me
réécrire une lettre quelques temps après mon départ du Clip, où il déclarait son amour
pour moi, qui deviendrait sans doute possible aujourd'hui que je ne travaillais plus. Les
scénarios de souffrance affectives, d'amour impossible et choisis pour tels, s'étaient
transférés sur moi.
A recevoir des confidences, à amener de soi, le travailleur est sans cesse exposé. Dans ces
rencontres, tout être humain que nous sommes, nous travaillons au plus proche de l'intime chez
l'autre. Il nous confie parfois ses secrets les plus cachés, on ne peut être que touché et notre affect
se voit, est lisible sur nos visages. Comme travailleur de proximité, nous intervenons dans un
épisode de la vie de nos usagers et inversement ils font partie de notre parcours de vie. Il est des
chemins que nous faisons ensemble, nous nous nourrissons mutuellement de ces rencontres.
Cependant, il est important de garder de la distance dans la proximité, il faut être « vigilant », pour
soi, et pour l'autre. En effet, nous sommes les lieux de projection pour des personnes qui ont connu
des atteintes précoces aux liens, des déceptions de toutes sortes. Et nous risquons donc de les
décevoir souvent.
14
Pascale JAMOULLE, La proximité, dans Jean Furtos, « Les cliniques de la précarité », Masson, 2008.
20
Conclusions:
En réécrivant mon implication, j'ai voulu évoquer les liens, que ce soient des liens
d'attachement ou de détachement, chez les usagers de drogues et particulièrement chez les
personnes en grande précarité socio-affective.
Ce sont des personnes qui ont vécu au cours de leur parcours des ruptures, des déceptions,
des trahisons, des séparations qui ne leur permettaient plus d'avoir confiance en l'autre. Pour
pouvoir mieux vivre leurs douleurs, ou justement pour ne pas et ne plus les ressentir, ils ont 'choisis'
de se couper de leurs souffrances, de leurs affects, des liens qui leur rappelaient qu'ils ont souffert et
qu'ils peuvent encore souffrir. Désormais, ils essaient de vivre seuls, ou avec le moins de liens
possibles. Certains, pour réussir à se détacher et ne plus rien ressentir, consomment divers produits
qui anesthésient leurs souffrances. Leur corps se déconnecte de l'esprit, de leur conscience et,
inversement, leur esprit se déconnecte de leur corps. La personne met tout en œuvre pour ne plus
ressentir, ce que Jean Furtos appelle la « déshabitation de soi-même », un paradoxe où le sujet
s'empêche de vivre pour vivre. Il développe des défenses organisées pour assumer la logique de son
monde, il se retranche derrière des remparts et s'exclut.
Pour pouvoir être au plus proche de ces personnes, le professionnel travaille dans une certaine
proximité. En essayant de réduire les risques de précarisation sociale, le travailleur développe des
pratiques ajustées, au plus proche de la manière de vivre de l'usager. Il tente de recomposer un lien
avec lui, pour pouvoir l'accompagner au mieux dans ses démarches, être au plus proche de ses
demandes et lui permettre de vivre son état le mieux possible. Mais ce travail de proximité est
fragile car le professionnel reconstruit du lien chez des personnes en rupture de lien. C'est un travail
lent et laborieux, qui nécessite de la confiance et du partage. C'est un processus qui vise à rendre
l'usager acteur de son changement. Dès lors, le professionnel sort l'usager de son anonymat. Toutes
les défenses que celui-ci avait mise en place pour se protéger de ses affects sont remises en
question.
C'est un travail précaire car il touche à l'humain, au cas par cas, avec beaucoup d'hésitations.
Dans ce travail de proximité, l'accompagnement est fait d'allers retours, de peurs: peurs du
changement, peurs du lien, peurs d'être déçus, peurs du retour, de revivre des douleurs pour
lesquelles il s'était isolé. L'usager vient sans cesse questionner le lien chez lui-même et chez le
professionnel car ce lien s'est créé dans l'intimité. Il est partagé. Le professionnel s'est impliqué
dans la relation avec l'usager, il s'est engagé à l'accompagner dans ses démarches, à être présent.
Chez des personnes en rupture, cette proximité peut être équivoque, ambiguë. Or le lien doit
21
permettre de rebondir et non s'engluer dans des rapports qui seraient néfastes pour l'usager et pour
l'aboutissement de son projet personnel. C'est un numéro d'équilibre entre distance et proximité,
alternant les phases d'attachement et de détachement. Un travail sans cesse remis en question :
question de l'autre, question du lien, question de soi...
22
Bibliographie sélective:
Livres :
Patrick DECLERCK, « Les naufragés », Pocket, 2003.
Paul FUSTIER, « Les corridors du quotidien », Dunod, 2008.
Paul FUSTIER, « Le lien d'accompagnement, entre don et contrat salarial », Dunod, 2000.
Jacques ION et al, « Travail social et souffrance psychique », Dunod, 2005.
Pascale JAMOULLE, « Fragments d'intime », La découverte, 2009.
Pascale JAMOULLE, « Drogues de rue, Récits et styles de vie », De Boeck, 2000.
Pascale JAMOULLE, « La proximité » dans Jean Furtos, Les cliniques de la précarité, Masson, 2008.
Jean FURTOS, « Les cliniques de la précarité, Contexte social, psychopathologie et dispositifs », Masson, 2008.
Jean FURTOS, Christian LAVAL, « La santé mentale en Actes, de la clinique au politique », Eres, 2005.
Sylvie QUESEMAND ZUCCA, « Je vous salis ma rue : clinique de la désocialisation », Stock, 2007.
Mémoire de Claudine FARINA, « De l'errance à l'attachement, le sans-abrisme, une pathologie du lien », Lyon
2008 (Collège coopératif Rhones Alpes).
Sylvie BASTIN, « L'espace social de la rue », Formation Santé Mentale en contexte social, 2007.
Emmanuel NICOLAS, « L'auberge espagnole », Formation Santé Mentale en contexte social, 2007.
Revues :
Travailler le social n°36, « Démarche en rue, oui mais dans quel sens? », 2004.
Conférence :
Didier ROBIN, « A quoi sommes-nous attachés? Toxicomanie, psychanalyse et théories de l'attachement », 25
mars 2009, centre Chapelle aux champs.