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LA SÉMIOTIQUE DE
L’AUTRE
DE LA DIFFÉRENCE FONDATRICE
A LA DIFFÉRENCE REVENDIQUÉE
La sémiotique de l’Autre
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Qu'y a-t-il de plus différent de moi que l'autre, et pourtant il
arrive que cet autre me ressemble étrangement. Que souhaiter ! Que
l'autre soit comme moi, un autre moi-même, lorsque j'y réfléchis, je
n'éprouverais que jalousie pour cet autre moi-même et ennui à sa
fréquentation. N'est-ce pas une nécessité vitale que de penser et de
reconnaître la différence ? J'ai autant besoin de mes semblables que de
ceux que je juge différents. Il me faut haïr et détester pour pouvoir
aimer. Sans la différence, entouré d'autres moi-mêmes, je vivrais un
nirvana sans valeurs, sans motivations, sans espoir, sans buts, ma vie
n'aurait ni sens, ni plaisir. Une horrible béatitude larvaire sans
frontières, sans obstacles, sans passion ni raison.
Pourtant j'éprouve quelque honte en me souvenant comme il
m'est facile, depuis ma plus tendre enfance, de me dédouaner en disant
ce n'est pas moi, c'est lui. Cet autre qui m'habite et que je repousse,
me contraint trop souvent à trouver en lui un bouc émissaire à tous
mes malheurs. Les hommes ont envers les femmes, et vice-versa, cette
même attitude. Les groupes, les foules, les cercles privés, les
groupuscules d'intérêt, les mafias, les bandes de jeunes, les
assemblées, les associations, les ateliers, les cellules, les collectifs, les
collectivités, les collèges, les comités, les loges, les communautés, les
compagnies, les confréries, les églises, les équipes, les groupements,
les phalanstères, les sociétés, tout ce qui s'assemble et s'accorde une
ressemblance semble avoir besoin de ce même expédient pour exister,
se reconnaître, se forger une identité.
Nul n'ose protester contre cette faiblesse humaine, et même ceux
qui prêchent la fraternité entre tous les hommes sur terre, se
regroupent et de concert s'en prennent aux autres qui ne partagent pas
leur façon d'être. On a fait de la différence, du droit à la différence, un
cheval de bataille mais au nom même de l'égalité, de l'universalité.
Nous avons tous le même droit de revendiquer notre différence et en
cela nous sommes tristement semblables.
Les idéologies se nourrissent de l'air du temps, et les sciences de
l'idéologie du moment. La linguistique, pour n'en citer qu'une, a eu
son heure de gloire lorsqu'elle a revendiqué la différence comme
concept fondateur et méthodologie scientifique. Le système n'existe
ANALYSES
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qu'en fonction de la relation différentielle qu'entretiennent ses éléments
les uns avec les autres. Le sens ne naît que de la scission de l'un, en
une paire, où l'un s'oppose à l'autre. Et le paradigme, lui aussi n'est
que le regroupement en une classe qui participe d'une même
fonctionnalité, alors que chaque item de la classe s'oppose à son voisin
selon une autre perspective. Il est absolument nécessaire de ne pas
oublier que ce qui apparaît comme deux termes opposés —
semblable/différent — ne constitue qu'une seule catégorie
conceptuelle. Il est impossible de penser l'un des termes en dehors de
l'existence de l'autre. L'existence de l'un présuppose l'existence de
l'autre.
On peut aussi remarquer que, alors même que la linguistique
structurale faisait de la coupure représentée par le "/" son emblème,
elle s'efforçait de découvrir dans la diversité des langues, des
universaux. Cette marque qui fonde le sens a tout de suite évoqué
pour les penseurs1 de l'époque soit la castration, soit la séparation
traumatique de la mère et de l'enfant. La tendance inverse qui nous
pousse à nous retrouver au sein d'un groupe, petit ou grand, suivant
les ambitions de chacun, a, il est vrai, son écho en métapsychologie.
Cette dialectique du même et du différent ressemble fort à un
archétype qui programme nos réactions intellectuelles et affectives.
Mais ce qui est plus remarquable, c'est cette oscillation infinie entre
ces deux pôles. Umberto Eco dans son livre, Les limites de
l'interprétation, fait la démonstration que les modes du goût en
1BARTHES R., S/Z, Seuil, Paris, 1970.
identité
même différent
La sémiotique de l’Autre
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matière d'art suivent ce rythme : modernité et tradition, originalité et
répétition. Les époques, les classes sociales, les nations revendiquent
l'une ou l'autre, à des degrés variables, comme valeur fondamentale.
Cette soumission à ce mouvement perpétuel, comme celui du pendule
de Foucault ne va pas sans drames ni tragédies, car au nom de cette
valeur on tue, on massacre, on méprise. La mode vestimentaire, ou
ces barbes broussailleuses qui hérissent le menton de certains et
cachent la différence des faciès pour mieux exalter la ressemblance,
l'appartenance au groupe et la différence avec d'autres groupes, font la
preuve de l'intrication des concepts de ressemblance et de différence
— on aimerait écrire "différance" comme d'autres l'ont fait.
Deux raisonnements de type "bootstrap" sont induits de l'évidence de
la différence existentielle et logique qui existe entre moi et ce qui n'est
pas moi. D'une part il semble nécessaire de rechercher mon semblable,
mon frère, d'autre part de bien marquer la différence qui existe entre
moi et mes semblables et ceux qui ne me ressemblent guère, et qui
mettent en péril et mon être et mon expérience de vie : ceux qui, par
leur existence, me font douter de la réalité et de la justesse de mes
convictions, ceux qui donc ne peuvent être que mauvais. Un carré
sémiotique rend bien compte de cette circulation rationalisée et
hallucinante du sens que je donne à ma vie, de cette impossibilité où je
suis d'échapper à cette boucle infinie qui se nourrit de sa propre
énergie.
ANALYSES
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C'est ce qu'un linguiste1, André Niel, appelle la pulsion U.
U pour Universel et pour Unique. Ce linguiste retrouve cette pulsion
dans la structure même des textes et dans la façon dont les genres
littéraires tentent de simuler cette motivation à retrouver l'unité à
jamais perdue, à franchir la barre oblique de la différence pour
retourner à l'indivision première jamais oubliée. La tragédie y réussit
par le meurtre de l'autre, ou par ma propre disparition, la comédie par
la réduction à l'absurde, à l'insignifiance de l'autre, la poésie par la
fusion du moi et du monde, le roman par la création d'un monde où je
puis être l'autre, tous les autres. L'interaction verbale, avec sa part
évidente de paranoïa2, montre deux acteurs tentant de se réduire à
néant : soit l'on tombe d'accord et il n'existe plus de différent, soit l'on
persuade à coups d'arguments et l'on réduit l'adversaire au silence, soit
l'on s'enferme dans deux discours autistiques et l'on campe sur ses
positions, sourd aux arguties de l'autre qui n'existe plus que comme
bruit de la communication que l'on a avec soi-même.
La différence est communément ressentie comme appartenant à
l'autre, et pourtant la différence est l'écart qui sépare deux positions.
1NIEL A., L'analyse structurale des textes, Ed. Univers,1976.
2FLAHAULT F., La parole intermédiaire, Seuil, Paris, 1978.
Moi Lui
Même Différent
Pas différent Pas le même
Mon groupe Les Autres
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Elle n'est donc pas la spécificité de l'un ou de l'autre, mais cet espace
interrelationnel qui les tient à distance et les empêche de se rencontrer.
Cet espace, qui n'est investi ni par l'un ni par l'autre, est conçu à la fois
par l'un et par l'autre comme le trop de l'autre, ce dont il devrait se
défaire pour lui ressembler. La raison voudrait que chacun efface la
moitié de la différence pour enfin pouvoir communiquer sans
l'embarras de cet espace frontière à traverser, d'égal à égal.
Mais les schémas de la communication, qu'ils nous viennent de
Moles1, ou de Charaudeau
2 montrent bien que la communication avec
l'autre passe par l'intermédiaire d'un simulacre de l'autre tel que l'on
désirerait qu'il soit, tel qu'on croit qu'il est. C'est à ce simulacre que
notre discours s'adresse. Ce qui nous amène à nous exprimer, ce n'est
point tant le désir de se raconter, que la pulsion de rendre l'autre un
tant soit peu pareil à nous-mêmes.
S'il partage notre connaissance et nos affects, sa différence
s'estompe. Convaincre ou persuader c'est aussi faire partager notre
point de vue. L'illusion que nous poursuivons, le simulacre
d'énonciataire que nous construisons à travers notre discours est donc
un moyen de nous persuader nous-mêmes que cet autre peut devenir
notre semblable par la mise en commun d'une même Weltanschauung.
Il en découle que la communication même envisagée d'un point de vue
très fruste comme une transmission d'information, n'est pas une
fonction du langage, mais une fonction du désir du même. C'est notre
imaginaire, pour ne pas dire imaginal, qui cède à la pression d'un
programme archétypal dont l'objectif est l'effacement de toute
différence. Communiquer implique que l'on se reconnaisse "comme
unique" et que l'on veuille s'assurer une place unique : celle de modèle.
Nous reviendrons sur cet aspect du problème en traitant de la
surestimation de l'original et des efforts constants développés soit
pour produire des copies, soit pour authentifier l'original, soit pour le
valoriser.
L'agressivité que nous démontrons chaque jour, et qui a souvent
été considérée comme le meilleur outil de notre survie, est toujours
1MOLES A., L'image/communication/fonctionnelle, Casterman, Paris, 1980.
2CHARAUDEAU P., Langage et discours, Hachette, 1983.
ANALYSES
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tournée vers des objets dont nous ne supportons pas la différence. Le
nivellement des différences, et son corollaire, la revendication des
différences sont ressenties comme des violences. Le nivellement des
différences qui va dans le sens de l'histoire et des pulsions humaines
participe des mêmes causes que la revendication d'une différence. L'un
est l'expression d'une majorité triomphante et dominante, l'autre d'une
minorité menacée. Toutes deux veulent imposer leur modèle, l'une y
réussit sans effort particulier, comme une boule de neige qui dévale
une pente. L'autre doit s'agiter violemment pour échapper à l'emprise
d'un environnement qui la condamne à se conformer au modèle
dominant. Il est remarquable que les penseurs voient dans le
nivellement un danger, un danger pour l'autre. Il est tout aussi
remarquable que l'homme au quotidien ne voit pas d'un très bon œil la
différence de l'autre. Instinct ou réflexion arrivent aux mêmes
conclusions bien qu'ils voient le même objet sous deux angles
différents. Le même est un danger lorsque ce modèle pour le même
n'est pas moi.
Ce qui est difficile mais souhaitable c'est d'accepter que je ne
peux comprendre, c'est-à-dire prendre avec moi cet autre, et le laisser
vivre dans sa différence même si elle heurte ma sensibilité et ma
raison. Mais pour cela, il faut être deux à partager cette tolérance
inhabituelle.
Si l'on y regarde de plus près le même est un objet insaisissable
dont on tente sans cesse d'écarter la possibilité. Umberto Eco1, en tant
que linguiste et sémioticien a, par deux fois, abordé ce sujet pour en
montrer l'extrême complexité. D'abord en définissant le statut de
l'image, puis celui de la duplication et de la multiplication des objets,
produits industriels ou artisanaux, œuvres d'art ou œuvres du hasard.
Ce que l'on peut retenir des longues taxinomies d'Eco c'est la
difficulté, sinon l'impossibilité d'une similitude totale entre deux objets.
Il existe toujours une perspective, soit-elle légale, spatiale, temporelle
ou autre qui permettent de distinguer deux objets ressemblants et de
1ECO U. , "Pour la reformulation du concept de signe iconique" in Communications, n°29,
Seuil , Paris, 1978.
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faire de l'un, un original et de l'autre une copie ou un double, ou un
faux. Le vocabulaire de la fausse ressemblance ressemble à un
jugement négatif porté sur l'imperfection du même :
"aberrant, absurde, altéré, apocryphe, artificiel,
captieux, chimérique, contrefait, controuvé, copié,
emprunté, erroné, fabuleux, factice, fallacieux, falsifié,
fardé, feint, imaginaire, incorrect, inexact, infidèle,
inventé, mal fondé, mensonger, pastiché, plagié,
postiche, pseudo, saugrenu, simulé, supposé, toc,
travesti, trompeur, truqué, usurpé, vain. "
La copie, qui n'accède jamais à l'identique, n'est pas mieux lotie :
"copiage, démarquage, esclavage, grégarisme, mime,
servilité, simulation, singerie, calque, caricature, charge,
compilation, contrefaçon, copiage, copie, décalquage,
double, emprunt, fac-similé, image, parodie, pastiche,
plagiat, répétition, reproduction, semblant, simulacre,
toc."
Et pourtant la quête du même est inscrite dans notre
histoire.
Un type de conte africain1 évoque l'absurdité et en même temps
l'immanence et la grandeur de la pulsion qui porte l'homme à
n'accepter que l'unique, l'original objet de son désir. Tel l'enfant
inconsolable de la perte d'un objet qu'aucun ersatz ne peut remplacer,
un chasseur réclame à un autre chasseur maladroit la lance qu'il a
prêtée et que l'emprunteur a perdue. Sous le motif mal avisé de
"Restitution impossible" de nombreux récits racontent une quête
réussie à la poursuite d'un objet perdu. L'objet rendu à son
propriétaire, ce dernier est sanctionné de manière ambiguë. Dans un
conte rwandais il doit tuer sa propre fille pour récupérer dans son
ventre une perle avalée par mégarde et finit par s'immoler par le feu et
1 PAULME D., La mère dévorante, Gallimard, 1976.
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devient ensuite une étoile. La morale du conte institue une loi qui
condamne toute personne ayant perdu le bien d'autrui à rendre huit
fois plus que ce qui avait été prêté. A des niveaux différents on
retrouve donc une valorisation de l'objet irremplaçable qui ne peut
avoir d'équivalent, et une reconnaissance du danger que représente
pour une société cette exigence qui refuse que deux objets puissent se
valoir, quelle que soit leur ressemblance apparente, fonctionnelle ou
autre. Mais céder à cette exigence, est source de gloire, de
dépassement de l'humaine condition.
Cette conviction qui fait de chaque être un être unique, de
chaque objet un objet inimitable n'est sans doute qu'une illusion que
l'état amoureux, l'égocentrisme inévitable, et l'incommunicabilité
fondamentale de notre moi confortent. La vie au quotidien s'empresse
de démontrer le contraire, nous nous contentons d'à-peu-près, de
compensations, de vagues analogies, de substituts et de boucs
émissaires. La sublimation, le transfert sont autant de stratégies qui
nous font oublier les véritables objets de nos désirs et de nos haines.
C'est cette infirmité sensorielle et perceptive qui nous permet de
nous abuser. Lorsque la psychologie cognitive reconstruit les
mécanismes de la perception, qu'il s'agisse de gestaltistes, de ceux qui
pensent que nous avons emmagasiné des gabarits, ou des schèmes, ou
des traits pertinents, ou des primitives, ou des représentations en deux
ou trois dimensions, tous s'accordent à estimer que des jugements de
ressemblance nous permettent de réduire l'infinie variété des stimuli à
un stock réduit de patrons visuels sans préjuger de la nature de ces
patrons et de leur mode de stockage.
Pour classer il est indispensable de trouver des ressemblances,
que ces ressemblances soient de type holistique ou analytique. Cet
effort de classement est ce qui nous permet de vivre et d'agir, c'est
l'outil premier qui nous permet de mettre de l'ordre dans le chaos.
C'est cette faculté de l'esprit humain que la psychologie cognitive
appelle économie cognitive. En divisant le monde en classes distinctes,
nous diminuons sensiblement la quantité d'informations que nous
devons retenir, apprendre et percevoir. La recherche du même est
donc une activité vitale qu'il faut défendre, la recherche de la
différence n'est qu'une activité parasite, un luxe intellectuel. La
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recherche de l'originalité est, dans le développement historique,
seconde par rapport à la volonté de reproduire sans cesse un schéma
immuable et premier. Il en est de même dans le développement
psychologique et intellectuel d'un homme : un enfant imite, veut
ressembler à ses héros et à ses pairs, apprend en imitant ; un jeune
homme innove, cherche une voie originale et créative ; plus tard il
supportera difficilement le changement de routine et toute nouveauté
lui inspirera beaucoup de méfiance.
Il s'agit donc plutôt d'un cycle où l'attrait du même et du
différent se succèdent.
Le même a un côté maternel, il est synonyme de confort et de
sécurité. Il est l'apanage du quotidien, il apporte la paix et permet
l'action réflexe efficace en dehors du champ de la conscience éveillée.
Le différent a un côté plus mâle, il prédispose à l'aventure, il a le goût
du danger, de l'inconnu, de la lucidité et du doute, de l'effort
conscient, de l'analyse.
Le phonéticien psychanalyste pourrait même voir dans les sonorités
des mots qui désignent le même dans plusieurs langues — "same,
gleich, même "— la confirmation de notre analyse : liquides, labiales,
chuintantes se rattachent à l'activité du nourrisson. Tandis que —
"différent, other, andere, verschieden” — sont plus coupants et
rocailleux.
En fait, pour le linguiste et dans ses termes, le même est un
attribut de surface et le différent un attribut de profondeur. Toutes
choses vues de loin, ou sans focalisation particulière, se ressemblent.
Dès que l'observateur se rapproche et se penche sur l'objet de son
attention, tout devient différent.
Ces deux visions sont nécessaires, elles remplissent des
fonctions complémentaires. Il est indispensable que les choses se
ressemblent, il ne l'est pas moins qu'elles soient différentes. L'une
permet d'ignorer les disparités et de pouvoir traiter par les mêmes
processus de vastes quantités de stimuli. C'est un facteur d'économie
et de rationalisation des tâches, elle assure l'efficacité et la cohérence
de l'action. L'autre plus réfléchie, plus inquisitrice, permet de
comprendre et d'affiner certaines réponses. L'une traite le cas général ;
l'autre le particulier, reproduisant ainsi le flux de la pensée et du
ANALYSES
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langage tels que les concevait Gustave Guillaume1 et sa psycho-
systématique.
Il semble bien que tout soit question de niveau, ou de coupe
plus ou moins tardive dans le flux de la pensée comme le dirait encore
Guillaume :
Prenons le cas d'une personne non-francophone, pour qui les
deux phrases suivantes se ressemblent :
"lever le pied"
"lever la patte"
Elles indiquent toutes deux un mouvement dans le même sens
d'un membre moteur. A ce stade de description, elles sont semblables.
De même cette personne saura dire que ces deux phrases diffèrent
puisque l'une implique un actant humain et l'autre un actant animal. A
ce stade, elles sont différentes.
Pour un locuteur natif, ces deux phrases sont très différentes car
leur ressemblance n'est que formelle et non sémantique. L'une
indiquant une action malhonnête, l'autre un réflexe animal.
Sans spécifier un point de vue, une position, d'où l'on délivre un
verdict, les jugements de ressemblance et de différence n'ont aucune
valeur objective et ne sont ni vrais, ni faux.
Il existe sans doute aussi une variable de distance qui influe sur
le jugement porté par un observateur sur la dissemblance de deux
objets. Tout objet très éloigné ressemble à une foule d'autres objets et
à y regarder de plus près un objet est toujours différent d'un autre
objet qui lui ressemble.
Et donc plutôt que de niveaux on pourrait parler d'une échelle
graduée qui va du différent au pareil. Ceci permettrait de mieux
concevoir que chaque objet est à la fois semblable et différent face à
un autre et ceci à des degrés divers.
Il faudrait aussi faire intervenir une notion de seuil, seuil au delà
duquel le jugement bascule vers l'un ou l'autre bout de l'échelle. Nous
touchons là un problème complexe aussi bien pour le linguiste que
pour le psychologue cognitiviste. Les chercheurs s'interrogent encore
pour savoir dans quelle mesure un jugement (ou le sens d'un énoncé)
est influencé non pas par le stimulus perceptuel, mais par l'activité
1GUILLAUME G., Langage et Science du Langage, Nizet, 1969.
La sémiotique de l’Autre
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processorale de la mémoire, de l'attention et autres manifestations
cognitives.
En fait il semble que l'on puisse distinguer trois niveaux
conceptuels :
Le premier niveau est le plus abstrait et tente de former des
classes d'objets à partir de ressemblances fonctionnelles très générales
qui permettent d'assimiler un grand nombre d'objets, de bâtir des
catégories, des familles très vastes que l'on pourrait nommer
supercatégorielles (superordinate), par exemple, les meubles, les
armes, les bêtes…
Le deuxième niveau est le niveau de base. Il s'agit alors de
classes qui ont en commun des attributs distinctifs qu'elles ne
partagent pas avec d'autres classes au même niveau. C'est ce niveau
qui est le plus économique d'un point de vue cognitif. Il en est ainsi
des armes à feu, des chaises, des vertébrés…
Le troisième niveau peut être dit subcatégoriel, et est plus
attentif aux différences, il discrimine plus finement entre des objets qui
à un niveau supérieur appartiennent à la même classe. On pourrait
mettre à ce niveau des termes tels que revolver, pistolet, chaise de
jardin, chaise de salon, canards, pigeons…
On peut cependant nous accorder que nous sommes
culturellement programmés pour saisir certaines ressemblances là où
objectivement existe une différence, et pour trouver différent ce qui
objectivement est semblable. Il va de soi que l'appartenance d'un terme
à un niveau est culturellement variable et même idiosyncratiquement
instable. L'expérience de vie, le niveau d'éducation sont autant de
facteurs qui peuvent influer sur le type de concept qu'un terme peut
représenter, et sur l'image mentale qui sert de prototype à une classe.
Lakoff1 ne devrait pas aller chercher en dehors de notre civilisation
pour repérer un concept qui relie les femmes, le feu et les choses
dangereuses. La notion, bien de chez nous, de "femme fatale" est une
réalisation de ce concept prototypique.
1LAKOFF G., Women, fire and dangerous things, Chicago, Chicago University Press,
1987.
ANALYSES
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Tournons-nous maintenant vers un domaine ou la ressemblance
est au centre de la problématique du domaine. Le regard que nous
portons sur l'image est un exemple frappant du jeu qui existe entre
ressemblance et différence.
Les premiers structuralistes ont éprouvé le besoin de démontrer
que le langage iconique était sensiblement différent dans son
fonctionnement et sa nature du langage dit naturel. L'image était un
analogon, une entité qui avait avec la réalité non pas une relation
arbitraire, conventionnelle mais une relation de similarité. Très vite
cette vague similarité a été précisée. Il pouvait s'agir d'un indice
comme la piste laissée par un animal dans le sable du désert. A un
moment donné il y a eu contiguïté entre l'empreinte et l'animal. Il
pouvait s'agir aussi d'une convention qui mettait en relation un
symbole graphique et chromatique avec une autre réalité : tel est le cas
du drapeau. Seules certaines images pouvaient être iconiques car
motivées par une ressemblance entre la réalité et l'objet image qui la
représentait. Un dessin, une photo ne signifient que par ce qu'un
spectateur peut déceler une ressemblance entre une réalité absente et
sa représentation présente. Très vite ces certitudes ont été mises en
doute. Les sémioticiens et les psychologues, entre autres, ont mis en
évidence les degrés très variables d'iconicité des représentations de la
réalité. Entre une statue, grandeur nature, représentant un être ou une
chose et une formule chimique ou mathématique représentant un
phénomène quelconque il y a une bonne dizaine de degrés
décroissants d'iconicité et de degrés croissants de convention et
d'arbitraire. Abraham Moles1 a été l'un des premiers à revendiquer
cette différence entre divers types d'images. Umberto Eco est allé
encore plus loin en soutenant qu'il n'y avait pas de véritable
ressemblance entre la réalité et les images de la réalité, si bien qu'il est
apparu évident que la lecture d'image n'était pas chose naturelle mais
le résultat d'un apprentissage semblable à celui de la lecture du mot
écrit qui n'est jamais lui aussi qu'une image parmi d'autres.
Quant au mot parlé, c'est au mythe de Babel qu'il faut faire
appel. Typiquement ce mythe, fort répandu, est très ambigu quant à la
1MOLES A. , Sociodynamique de la culture, Mouton, Paris, 1969.
La sémiotique de l’Autre
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valeur à accorder à la ressemblance et à la différence. En effet, si en
des temps prébabèliens, les hommes parlaient tous le même langage, et
pouvaient ainsi unir leurs efforts pour l'accomplissement d'une même
tâche, ce consensus a porté les hommes à vouloir s'attaquer aux dieux,
c'est-à-dire à se révolter, c'est-à-dire à œuvrer pour connaître un sort
meilleur.
La vengeance des dieux fut d'instaurer la différence entre les
langages des hommes et d'assurer ainsi, l'impossibilité de coopérer, de
se comprendre et de s'aimer. C'est cette différence, différence de
cultures et de langues que les hommes ont appris à vénérer, à
défendre, à surestimer. Ils ont finalement trouvé dans leur punition des
raisons de vivre et de se satisfaire. Une langue comme l'Esperanto est
souvent regardée d'un mauvais œil, car elle ne porte pas le poids d'une
histoire douloureuse, d'une naissance naturelle.
Les signes, soient-ils iconiques ou verbo-iconiques, ne sont pas
les seuls à vivre de la différence et de la similarité, les objets eux-
mêmes révèlent ce dilemme.
Un exemple est frappant qui met bien en lumière l'ambiguïté des
concepts de différence et de similarité. La production industrielle
d'objets de grande diffusion crée des objets tous semblables, ou bien
ne sont-ils que des images parfaites d'une réalité intangible ? Leur
conception est due à une image qui a préexisté à la réalité des objets
produits. Cette image première n'est d'ailleurs qu'une image mentale
dont nous savons peu de choses et qui a donné naissance à un dessin,
une maquette, un prototype, que sais-je encore. Ce n'est que bien plus
tard que le premier objet d'une série a vu le jour. La seule relation
raisonnable que l'on puisse trouver entre l'image mentale et sa
réalisation est un long processus de transformation. Cette
transformation est une forme de traduction. Les notions d'original et
de copie ne sont pas pertinentes dans ce cas, par contre, celles de
source et de cible le sont. L'ensemble de nos activités cognitives est
une longue chaîne de traductions de la réalité du monde. Et pour
réussir à penser l'immense diversité du réel il nous faut, comme nous
l'avons vu, la ramener à des classes, à des catégories, faire des
regroupements sur la base de ressemblances superficielles ou
profondes. Il est nécessaire d'ignorer les petites différences pour ne
ANALYSES
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pas encombrer notre esprit d'un fatras inutile de diversités
insignifiantes. Toutes ces traductions, celles de nos sens, de nos
langues, de notre mémoire sont des activités réductrices, des
amalgames inévitables qui nous permettent de penser le monde
comme un système ordonné et non comme un chaos, comme une
soupe primitive. C'est de ce classement basé sur la ressemblance
approximative que naît la différence, non pas la différence réelle,
naturelle, mais la différence construite.
Cette différence construite est la plus dangereuse car elle est le
produit d'une idéologie, d'un dogme, d'une pseudo-science. Elle se
croit fondée sur des critères indépendants, inébranlables à qui
l'histoire, la foi, ou les sciences donnent une valeur de vérité et de
beauté. Ces différences nées de l'exercice de la pensée catégorisante et
généralisante forment à la longue un système culturel, qui, lorsqu'il
porte un regard endogène sur lui-même ne voit plus que le semblable
et lorsqu'il porte un regard exogène sur le reste du monde — qui pour
lui n'est pas le monde mais le chaos — ne voit que le différent.
La valorisation excessive que l'on donne aux cultures n'a d'égal
que le refus de considérer comme culture ces micro-cultures qui au
sein des sociétés s'érigent en contre-cultures. Accorder de la valeur à
quelque culture en voie de disparition et ne pas en accorder à celles
qui tentent de naître, c'est préférer le moribond au nouveau-né.
En fait dans les deux cas il ne s'agit que de symptômes. Le
premier devrait être acclamé car un groupe vient de se reconnaître
semblable à un autre groupe, le deuxième devrait être soigné car un
groupe découvre qu'il est différent et tente de marquer, en général par
la violence sa différence.
Si comme le pensait Guillaume, la pensée est un flux qui oscille
entre le particulier et le général, l'individuel et l'universel, nous
devrions considérer qu'elle oscille aussi entre le même et le différent.
Dans ce cas seul l'individu devrait voir son droit à la différence
reconnu, le groupe, lui, devrait tendre à l'universel et cesser de
reproduire des schémas ancestraux et primitifs qui l'amène à élaborer
La sémiotique de l’Autre
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des systèmes de généralisation qui fondent son identité de groupe sur
de fausses ressemblances et de fausses différences.
Il en est des maladies de l'âme comme des maladies du corps. Ce
n'est pas parce qu'elles existent et qu'elles ont donné lieu à des
créations originales, pathétiques, esthétiques qu'il faut les conserver et
les valoriser. Les cultures ne sont que les réactions instinctives à la
peur, à l'angoisse, au mal de vivre, d'une humanité encore dans son
enfance. Constructions utiles pour un temps mais qui doivent
disparaître avec l'âge adulte si elles ne sont pas encouragées.
L'attachement que nous portons au nid culturel qui nous a vu
naître n'est que l'aveu d'une faiblesse, comme l'attachement du petit à
sa mère. L'âge adulte permet de relativiser la valeur dont nous
investissions ces liens. L'âge de raison devrait permettre aux membres
d'une société de n'attacher qu'une importance très relative à ces
racines infantiles que certains défendent encore toutes griffes dehors.
Mais pour cela, il faudra avoir appris à vaincre ses peurs et pouvoir
considérer chaque pouce de terre de notre planète comme notre sol
natal. Un élargissement de la notion de même est nécessaire avant
toute revendication de la différence.