Copie réalisée par la bibliothèque Vaugirard, 154 rue Lecourbe, 75015 Paris – février 2014
Lieutenant-Colonel BOURGUET
_
L'Aube Sanglante
De LA BOISSELLE (Octobre 1914)
à TAHURE (Septembre 1915)
_
PREFACE DU GENERAL PERCIN
_
AVEC DEUX PORTRAITS HORS TEXTE
LIBRAIRIE MILITAIRE BERGER-LEVRAULT
PARIS NANCY
5-7, RUE DES BEAUX-ARTS RUE DES GLACIS, 18
1917
II
(Photo Valverde, Lima)
LE COLONEL SAMUEL BOURGUET, DIRECTEUR DE L'ECOLE SUPERIEURE DE GUERRE, A LIMA (1913)
L'Aube Sanglante
« Tenir sans limites. »
Ordre du jour Hébuterne
III
Lieutenant-Colonel BOURGUET
_
L'Aube Sanglante
De LA BOISSELLE (Octobre 1914)
à TAHURE (Septembre 1915)
_
PREFACE DU GENERAL PERCIN
_
AVEC DEUX PORTRAITS HORS TEXTE
LIBRAIRIE MILITAIRE BERGER-LEVRAULT
PARIS NANCY
5-7, RUE DES BEAUX-ARTS RUE DES GLACIS, 18
1917
A SES AMIS
A SES COMPAGNONS D'ARMES
Je vous rends un peu de son âme qui était toute à vous et toute à son pays.
SA VEUVE
IV
PREFACE
Le Correspondant a publié, dans sa
l ivraison du 10 août 1916(1), quelques
extraits des let tres que le l ieutenant -
colonel Bourguet a adressées à sa
famille, entre le moment de son entrée
en campagne, à l 'automne de 1914, et
le 25 septembre 1915, date à laquelle
i l a été tué, à l 'at taque de Tahure, en
entraînant le 116e régiment
d' infanterie, dont i l avait le
commandement. Ami personnel du disparu, qui a été
mon off icier d'ordonnance pendant
trois ans, j 'apporte à cette publication
ma contribution d'ancien chef.
J 'ai fait la connaissance de
Bourguet aux manœuvres d'automne
1904, alors que je commandais la 7e
division d'infanterie. Je n'ai pas tardé
1
A lire en ligne sur le site Gallica : ICI
à reconnaître en lui un fanatique de
l 'étude des questions relatives à la
l iaison des armes, étude à laquelle je
m'adonnais moi-même depuis
longtemps. Dès cette époque, je
résolus d’attacher Bourguet à mon
état-major, quand une place y
deviendrait disponible. Je réalisai ce
projet deux ans après.
Nommé l 'année suivante, au
commandement du 13e corps d'armée à
Clermont-Ferrand, j 'y emmenai
Bourguet, qui resta auprès de moi
pendant deux ans. C'est là que, devenu
maître de mon programme d'instruction,
je pus accomplir des réformes dans
l 'élaboration desquelles Bourguet me
prêta un concours précieux.
Bourguet était comme moi,
originaire de l 'arti l lerie. I l sortait de
l’École polytechnique. Mais i l avait
fait , comme candidat à l’École
supérieure de Guerre, puis comme
V
élève de cette école, de nombreux
stages dans l ' infanterie. I l connaissait
admirablement l 'esprit de cette arme,
qu'i l affectionnait particulièrement, ce
qui l 'avait fait surnommer l '
« Amoureux de la Reine », car on sait
que l ' infanterie est la reine des
batail les. Mais c'est une reine dont les
pouvoirs ont été trop longtemps
contestés, sorte de reine
consti tutionnelle, dont l 'arti l lerie avait
la prétention d'être le Parlement.
« C'est l ' infanterie qui mène le
combat », a-t-on écrit souvent. Cela
veut dire que l ' infanterie choisit ses
directions d'attaque et ses
cheminements . L'arti l lerie doit
simplement appuyer ces mouvements,
c 'est-à-dire qu'elle doit t irer sur les
objecti fs que l ' infanterie attaque,
particulièrement sur les points de ces
objecti fs devant lesquels l ' infanterie
éprouve des résistances sérieuses, et
au moment même où ces résistances se
produisent.
L'infanterie a-t-elle reçu mission
d'enlever un vil lage, l 'arti l lerie doit
prendre pour objecti f les défenseurs
qui garnissent la l isière de ce vil lage,
afin de les obliger à mettre le nez
contre terre et de les empêcher de t irer.
I l ne s 'agit pas là de faire des
hécatombes. Mieux vaut tuer dix
hommes sur la l isière de l 'objecti f
d'attaque, que d'en tuer cent à
l ' intérieur d'un vil lage que l ' infanterie
n'attaque pas, parce que la possession
du point d'appui, que l ' infanterie a
reçu l 'ordre d'enlever, c 'est la
possibil i té de diriger des feux de f lanc
et de revers sur les points d'appui
voisins : c 'est quelquefois l 'obligation,
pour les défenseurs de ces points
d'appuis, d'abandonner leur posit ion
sans combat ; c 'est l’occasion, pour
l 'assail lant, d'un bond en avant de
VI
toute la l igne.
Or, tous les off iciers qui ont assisté
à de nombreuses manœuvres d'automne
ont pu constater la tendance
qu'avaient autrefois les arti l leurs à
choisir, non pas les emplacements d'où
i l leur aurait été le plus facile
d'appuyer les attaques de l ' infanterie,
mais les emplacements d'où i ls
découvraient les plus beaux
panoramas : la tendance que ces
arti l leurs avaient à choisir comme
objecti fs de t ir, non pas les points
devant lesquels l ' infanterie éprouvait
les résistances les plus grandes, mai
sles points qui leur offraient les plus
beaux coups. I l répugnait à ces
arti l leurs de s ' informer des desiderata
de l ' infanterie, de subordonner leurs
décisions aux indications de cette arme.
Beaucoup d'entre eux, ayant passé par
l’École supérieure de Guerre, passage
qui a tant contribué, i l faut le
reconnaître, à resserrer l es l iens des
deux armes, émettaient la prétention
de connaître les besoins de l ' infanterie
aussi bien que l ' infanterie les
connaissait el le-même, la prétention de
deviner ces besoins, la prétention
d’être dispensés de l 'obligation de s 'en
informer.
Aussi vi t-on souvent , aux manœuvres
d'automne, l 'arti l lerie t irer, non sur les
objecti fs d'attaque, mais sur des
objecti fs que l ' infanterie n'attaquait
pas. Chose plus grave, on la vit t irer
sur des objecti fs déjà enlevés,
massacrant ainsi l ' infanterie amie,
massacre qui n'était que f ict i f en temps
de paix, mais qui devait devenir réel
en temps de guerre.
C'était un peu la faute du Règlement
de 1903. « L'arti l lerie, disait ce
règlement, doit choisir les objecti fs qui
s 'opposent le plus directement à la
marche de l ' infanterie. » L'intention
VII
était bonne, mais le mot choisir était
malheureux. I l aurait fallu dire à
l 'arti l lerie de demander à l ' infanterie
d' indiquer elle-même les objecti fs qui
s 'opposaient à son mouvement. Donner
à l 'arti l leur le droit de choisir , c 'était
l 'autoriser à tenir un trop grand
compte de ses préférences. L'arti l leur
s 'en priva d'autant moins que le
Règlement l 'excitait , en quelque sorte,
à abuser de ce droit . On l isait , en effet ,
dans le Règlement, que « l 'arti l lerie
viendrait en aide à l ' infanterie, en
dirigeant, sans retard, un t ir ef f icace
contre tous les objectifs qui se
présenteraient dans son champ
d'action ». Or, i l n'était nullement
nécessaire que, pour venir en aide à
l ' infanterie, l 'arti l lerie t irât sur tous
les objectifs qui se présenteraient dans
son champ d’action. I l suff isait qu'elle
t irât sur les objecti fs d'attaque, au bon
moment et au bon endroit .
Involontairement, le Règlement
poussait les arti l leurs à t irer n' importe
quand et sur n' importe quoi.
Comme général de division, comme
commandant de corps d'armée, comme
membre du Conseil supérieur de la
Guerre et comme inspecteur général de
l ' instruction du t ir, j 'ai réagi contre
cette tendance. Cela m'était facile.
J 'étais alors armé de gros pouvoirs
disciplinaires. J 'étais armé surtout du
droit de proposit ion pour l 'avancement.
On m'écoutait et on m'obéissait , bon
gré mal gré. Ce n'était pas le cas de
Bourguet.
Le mérite de Bourguet , c 'est d'avoir
osé, lui simple capitaine, tenir à son
arme le langage qu' i l fallait ; c 'est
d'avoir eu le courage de dire à cette
arme, dont certains chefs, animés d'un
esprit particulariste, pouvaient, un
jour, lui tenir rigueur de sa franchise :
VIII
« Tu n'as pas le droit de n'agir qu'à
ta guise. Tu n'as pas le droit de vouloir
mener le combat. Tu n'es pas l 'arme
principale. Tu n'es qu'une arme
auxil iaire. Tu dois subordonner ton
action à celle de l ' infanterie qui
attaque, de l ' infanterie qui peine et qui
souffre, de l ' infanterie qui seule peut
conquérir le terrain.
« Ta vue ne suff i t pas pour
découvrir les besoins de l 'arme sœur.
Tu ne possèdes pas l 'omniscience qui
permettrait de deviner ses intentions.
Tu lui laisseras donc le soin de
t ' indiquer le point à frapper et le
moment de le frapper. »
Bourguet a développé ces idées dans
un certain nombre de brochures, dont
l 'une a eu l 'honneur d'être traduite par
le général Rohne, de l 'arti l lerie
allemande, off icier général qui faisait
autorité de l 'autre côté du Rhin, et qui
a dit dans sa préface :
« Il est très uti le de l ire le l ivre de
Bourguet, car cet écrivain est l 'of f icier
d'ordonnance du général Percin,
inspecteur général de l ' instruction du
t ir de l 'arti l lerie française. Ses idées
sont donc celles qui doivent régner
chez nos voisins. »
Le général Rohne se trompait . Les
idées de Bourguet ne régnaient pas
encore. Elles n'ont triomphé que deux
ans après, quand elles ont été
introduites dans le Règlement de 1910,
par ceux-là mêmes qui, tout d'abord,
les avaient le plus vivement
combattues.
Ce fut sa récompense et la mienne.
J'en trouvai une autre plus tard, dans
un entrefi let publié, en pleine guerre,
par le journal Artil lerist ische
Monatshefte du 15 décembre 1914,
entrefi let ainsi conçu :
« Si l 'arti l lerie de campagne
IX
française, dont la quali té dépasse de
beaucoup celle des autres armes, a
tel lement fait souffr ir l 'armée
allemande, c'est au général Percin que
la France le doit . Le général Percin
était infatigable pour inculquer à ses
officiers les principes d’emploi de
cette arme. »
Si Bourguet était venu au monde
vingt ans plus tôt et moi vingt ans plus
tard, le capitaine Percin aurait pu être
l 'of f icier d'ordonnance du général
Bourguet, et le journal allemand aurait
peut-être dit que l 'arti l lerie française
devait au général Bourguet d'avoir
« tel lement fait souffrir l 'armée
allemande ».
Les généraux paient souvent les
erreurs de leurs off iciers d’ordonnance.
Il est juste qu'i ls t irent profi t de leurs
quali tés. J 'ai profi té des quali tés de
Bourguet. Je lui dois d'avoir préparé
mes manœuvres de tel le sorte qu'i l en
résulte des enseignements relati fs à la
l iaison des armes. Je lui dois d'avoir
débrouillé, après chaque manœuvre, le
fatras des ordres écrits, donnés sur le
terrain par les dif férents chefs, et de
m'avoir ainsi permis de faire ressortir
les fautes commises. Je lui dois de
m'avoir aidé dans la rédaction de mes
instructions off icielles et de mes
travaux particuliers.
Mais Bourguet était trop modeste
pour laisser entrevoir, dans es let tres,
l 'orgueil qu'auraient pu lui inspirer et
le succès de ses travaux personnels et
les témoignages que je lui ai prodigués
de ma reconnaissance, pour les
services qu'i l m'avait rendus. Ce qui
ressort surtout de ses let tres, c 'est son
profond attachement à l 'arme de
l ' infanterie.
Bourguet est mort en « amoureux de
la Reine ». Ayant réussi à obtenir, bien
qu'arti l leur, le commandement d'un
X
régiment d' infanterie, ayant reçu une
balle dans le ventre, i l a dit à
l ' infirmier qui lui offrait de le panser :
« Ce n'est pas la peine. Allez plutôt
voir si le régiment a dépassé la
crête. »
L'infirmier étant revenu, quelques
minutes après, lui dire : « Mon colonel,
le régiment a dépassé la crête »,
Bourguet reprit tout simplement :
« C'est bien ; je meurs content. »
Il mourut là, et on l 'enterra là, au
point même où i l était tombé.
Mon cher Bourguet, je t 'ai
longtemps considéré comme mon élève.
Je te considère aujourd'hui comme mon
maître : car tu es mort en prononçant
une parole sublime, et tu as payé de ta
vie l 'honneur de nous donner, à nous
qui te pleurons, une grande leçon.
GENERAL PERCIN
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L 'Aube Sanglante
I
Notes données à M. le commandant Bourguet à
l'issue de sa mission au Pérou (I)
Septembre 1914
M. le commandant Bourguet est un officier de
premier ordre à tous égards. Très discipliné, très intelligent, très travailleur,
militaire dans l'âme, esprit méthodique et précis,
ILe commandant Bourguet rentra de la mission qu'il remplissait
au Pérou (directeur de l'Ecole supérieure de Guerre de Lima) par
le premier navire français qui partit de Colon et traversa
l'Atlantique après la déclaration de guerre. Ce bâtiment, La Guadeloupe (coulé depuis), accomplit alors sous la conduite de
son commandant André Jasseau, et sous la menace allemande, une
audacieuse et triomphale traversée qui laissera à ceux qui la firent le frisson inoubliable des choses héroïques.
Cette traversée s'acheva à Bordeaux le 4 septembre, le
d'un grand cœur, ayant le feu sacré, il se distingue
toujours dans toutes les missions qu'on lui confie. Chargé à la mission militaire du Pérou de la
direction de l'Ecole supérieure de Guerre de Lima, il
y a fourni un travail intense et obtenu des résultats
surprenants qui ont motivé dernièrement en sa
faveur une proposition exceptionnelle pour
l'avancement.
En résumé, M. le commandant Bourguet est un
officier de caractère d'un grand avenir et qui unit à
une rare valeur une plus rare modestie.
Colonel D...
II
Deux lettres adressées à Mme Bourguet après la
mort du colonel par un lieutenant d'artillerie inconnu
d'elle.
jour même où le Gouvernement quittant Paris s'y installait.
Pendant les trois semaines qui suivirent, le commandant Bourguet
multiplia les efforts pour se faire envoyer sur le front. Il n'y réussit qu'à la fin de septembre, grâce à l'intervention de M. Antonin
Dubost, président du Sénat.
- 2 -
15 octobre 1915.
Madame,
J'ai appris par le journal la mort du colonel
Bourguet ; je venais précisément de lui écrire afin
d'avoir de ses nouvelles, le sachant en pleine bataille. Si quelque chose peut atténuer votre grand deuil
et votre grande douleur, c'est sans doute la preuve de
l'ascendant que le colonel exerçait sur ses officiers et
sur ses hommes. Et j'en puis témoigner. Au début de
l'été, j'ai été pendant deux mois aux côtés du colonel.
J'y ai admiré son âme de chef. Il m'a beaucoup
appris, et, si ce n'avait dépendu que de moi, je serais
parti avec lui en Champagne. J'aurais été heureux de
mourir à ses côtés, car j'eusse été sûr de me sacrifier
utilement pour la Patrie. N'ayant malheureusement
pas pu lui donner ce témoignage de mon
dévouement, acceptez, je vous prie, celui de ma
respectueuse et douloureuse sympathie.
André C...
23 octobre 1914
Madame,
J'espère que vous ne m'oublierez pas lorsque
vous aurez rassemblé les extraits des lettres du
colonel. La brochure me rappellera de bons instants.
Je suis arrivé à Hamel le 17 mai, une huitaine de
jours après le colonel, et en suis reparti le 5 juillet,
quelques jours avant qu'il n'en reparte lui-même.
Le village d'Hamel et le système de tranchées qui
en défendait les abords ayant été considérés comme
un point sensible du front, le colonel y avait été
envoyé à poste fixe, afin d'améliorer le défense en ce
point. C'était une lourde tâche, et le colonel avait
demandé qu'un officier d'artillerie vînt à demeure
près de lui, afin de le décharger de toutes les
questions concernant le tir de l'artillerie.
Je fus désigné pour fréquenter fréquemment le
secteur. Mais tout de suite sous le charme du colonel,
j'obtins de rester en permanence auprès de lui
comme il le désirait.
Tous les cinq à six jours, les bataillons occupant
le secteur étaient relevés, de sorte que ce fut un
défilé de figures sans cesse renouvelées.
Tous ceux qui passèrent à Hamel l'ont aimé. Les
- 3 -
hommes le voyaient sans cesse à l'étude sur le terrain.
Il savait les intéresser à leur travail. Il obtint d'eux un
effort considérable que personne d'autre n'aurait pu
obtenir. Il savait donner de l'émulation à ses officiers
et chacun d'eux s'appliquait, afin de lui faire plaisir.
J'avais le plaisir de prendre mes repas à sa table
avec quelques-uns des officiers de passage. Sa
parole animait et élevait la conversation. C'était, je
crois, les seuls instants de la journée où il se
détendait, car le colonel dormait fort peu.
La mort ne l'aurait pas pris, en pleine bataille,
qu’il eût été terrassé par la fatigue. Il se donnait tout
entier à son œuvre et ne connaissait pas la mesure
pour lui-même. Je ne puis malheureusement pas vous donner
plus de précision sur tout le travail accompli par le
colonel à Hamel, sous un bombardement quotidien.
Je ne puis pas non plus vous donner les noms de
ceux qui l’avaient approché auparavant. Je sais que,
commandant un groupement d'artillerie dans la
région de la Boisselle, les groupes qu'il avait sous
ses ordres ont changé fréquemment eux aussi.
C'est avec joie que je vous envoie un témoignage
qui pourra servir la mémoire du colonel.
Ayant maintenant quelques loisirs, je serais
heureux d'étudier ses idées. Je compte lire les
ouvrages qu'il a écrits. Auriez-vous l'obligeance de
me faire envoyer quelques indications sur ses livres
et leurs éditeurs.
Croyez, Madame, à mes sentiments très
respectueux et à ma douloureuse sympathie.
André C...
Lieutenant d'artillerie
- 4 -
L’officier, son œuvre
Le lieutenant-colonel Bourguet est tombé à
cinquante ans, en pleine force, sans avoir donné
sa mesure.
Il fut tué à Tahure, le 25 septembre 1915, à
la tête du régiment d'infanterie qu'il
commandait.
Le lieutenant-colonel Bourguet fut un des
premiers à tracer à l'artillerie la voie tactique
nouvelle de progrès dans laquelle elle est
définitivement entrée.
« Eh bien ! Bourguet », lui disait en
l'accueillant en mars 1915 un général de
division assez peu démonstratif à l'égard des
artilleurs, « vous devez être content, en voyant
peu à peu vos idées s'appliquer, et l'artillerie se
décider enfin à marcher sur vos traces. »
« Certes », aurait-il pu répondre, avec le
sourire malicieux qui était un de ses charmes,
« certes, et ce n'est pas là une mince preuve de
leur succès de les voir s'étaler dans les
instructions officielles, rédigées par leurs pires
ennemis d’antan ! »
oui « d'antan », car les premiers travaux du
lieutenant-colonel Bourguet sur la fameuse
liaison des armes remontent à 1905 :
1° Emploi de l'artillerie en liaison avec
l'infanterie dans la défensive. Chapelot, 1905.
Et son effort soutenu et sa pensée se font
jour à travers les années qui suivirent dans les
travaux qu'il publia.
2° La Couverture dans la campagne de l'Est,
1870-1871.
3° Les Avant-gardes à l'armée de Châlons,
le jour de Sedan.
4° L’Économie des forces à la bataille de
Ligny.
- 5 -
5° L'Artillerie dans le combat.
6° Préparation tactique des officiers dans un
groupe de batteries.
Mais ces travaux n'étaient que le fruit de ses
rares loisirs ; toute sa flamme, toute sa
conviction, toute sa puissance de travail, unique,
il la dépensait généreusement dans les
manœuvres, exercices sur le terrain, les
conférences, discussions, ou dans l'étroite
collaboration avec ses chefs, qui était son
devoir professionnel.
Ce n'est pas cependant ce mérite
professionnel qui fut grand, son talent d'écrivain
ferme, clair, méthodique, coloré et vivant, qui
lui valent aujourd'hui l'intérêt des lecteurs et lui
donneront demain la popularité.
Il se trouve que cet homme d’idées et
d'études a été un homme d'énergie et d'action,
un organisateur sachant tirer parti des moindres
ressources, un chef exerçant un singulier
pouvoir de fascination pour le bien, et que son
œuvre au cours de cette année de campagne
aurait suffi à la gloire de plusieurs.
Il se trouve que cette vie de travail et
d'efforts, sans profit personnel, fut couronnée
par une mort admirable, et que cette
physionomie, si attachante déjà, s'auréole de la
beauté tragique et sereine des sacrifices
acceptés avec joie.
Il se trouve enfin que, de cette vie comme de
cette mort, se dégage une grande force.
Le lieutenant-colonel Bourguet, artilleur de
carrière, est mort à la tête d'un régiment
d'infanterie.
Officier d'état-major, il fit d'abord dans
l'infanterie des stages réglementaires puis il
obtint ensuite à diverses reprises de commander
des compagnies. Ce fut toujours avec grand
succès. On trouverait dans le dossier de cet
officier les traces de ses brillants passages, au
95e à Bourges, au 102e pendant les grandes
- 6 -
manœuvres, au 119e à Courbevoie. Convaincu
que la liaison des armes était l'avenir..., il
s’employa pendant dix ans à la réaliser et à en
semer l'idée autour de lui. Son ardeur à
connaître toutes les ressources de l'infanterie,
son zèle à profiter des moindres occasions de
manœuvrer avec elle l'avaient fait surnommer
joliment : l' « amoureux de la Reine » (la rien
des batailles).
Mais il y avait plus que de la sympathie dans
le mouvement qui le poussa à demander, en
mars 1915, à changer d'arme. Les lecteurs le
verront dans ses lettres. Avec son activité
infatigable, qui lassait les travailleurs les plus
réputés, il trouvait que le commandement d'un
régiment d'artillerie en temps de guerre était
une « sinécure »... (« Voyons, Bourguet, laissez-
moi souffler, je ne peux pas vous suivre... Vous,
vous avez toujours vingt ans. » [général P...])
Et pourtant, dans une période d'organisation
intensive (octobre 1914 à février 1915=, il avait
eu à Méaulte, La Boisselle, Albert, plus que le
commandement ordinaire d'un colonel... il y
avait joint, pendant deux mois et demi, à Albert,
les fonctions de commandant d'armes. Il avait
repoussé avec succès toutes les attaques qui se
produisirent, et pris part à des offensives
heureuses, parfois avec cinq groupes dans les
mains.
Mais, après avoir rendu à son arme d'origine,
dont il était fier, tous les services qu'il pouvait,
il éprouvait le besoin de faire plus pour son
pays.
« Vous donnez un bon exemple, lui écrivait
un chef de corps, en venant combattre dans
l'infanterie. Il serait à désirer que vous ayez
beaucoup d'imitateurs. On saurait mieux nos
besoins, la manière efficace de nous
appuyer …...........................................................
.................................(censuré) …............................
.............. …..........................................................
Jupiter ne dédaignait pas d'aller opérer lui-
- 7 -
même : mais il est mort... » (Colonel ***.)
« Rien ne l'obligeait à se mettre à la tête de
fantassins, sinon le souci de pouvoir rendre là
tous les services qu'il était possible de rendre et
de dépenser généreusement toutes ses qualités.
Si généreusement qu'il y a laissé sa vie. »
(Commandant T...=)
La vérité est que cette infanterie,
« insaisissable au raisonnement, où tout est
détails et nuances, où la règle commode craque
toujours, où il faut à chaque instant se décider
en faisant quelques sacrifices, où les forces
morales sont presque tout », l'arme souffrante
l'attirait invinciblement.
Il y trouvait l'application de son besoin de
responsabilité et de cet ascendant qu'il exerça
toujours sur ceux qui l'approchaient.
De cet ascendant, j'apporte aux lecteurs
comme preuve deux lettres reçues par sa veuve,
d'un lieutenant d'artillerie qui le vit de près et
qui eût été « heureux de le suivre en
Champagne et de mourir à ses côtés, sûr qu'il
eût été de se sacrifier utilement pour la patrie. »
J'y ajouterai cet autre témoignage, celui d'un
architecte parisien, ancien élève de l’École es
Beaux-arts, qui, père de famille, honorablement
et pourtant relativement à l'abri dans l'armée
territoriale, demanda à passer dans l'armée
active, pour faire avec lui des reconnaissances,
des levers de terrain et des piquetages de
chantiers sous les balles ; qui fit des démarches
et obtint de le suivre en Champagne et qui reprit
près de lui ses périlleux travaux, deux jours
avant la mort du colonel.
Cet ascendant sur les hommes cultivés, il
l'exerçait irrésistiblement sur l'homme de troupe,
dans cette lutte constante du chef contre
l'égoïsme de chacun, pour la corvée, pour le
travail et pour la mort ! On en démêlera les
causes en lisant ses lettres. J'y ajouterai, en
- 8 -
faisant son portrait, un élément indiscutable de
ce prestige, que le lecteur n' trouverait pas.
La personne physique du colonel Bourguet
était infiniment séduisante et prévenait en sa
faveur.
D'une taille au-dessus de la moyenne, mince,
souple, élégant, il réalisait parfaitement l'idée
qu'on a généralement de l'officier de cavalerie.
L' « amoureux de la Reine » était d'ailleurs
un écuyer. « Le commandant Bourguet monte
comme un dieu », disait avec enthousiasme un
de ses plus distingués lieutenant, et cet éloge
n'était pas démenti par de vieux professionnels
qui pouvaient comparer sa tenue impeccable, sa
finesse, sa hardiesse et sa vigueur à la gloire des
plus fins cavaliers du second Empire.
Il était excellent soit au fleuret, soit à l'épée,
mais résistait aux maîtres d'armes qui eussent
voulu en faire un champion d'assaut.
Ce corps fait pour tous les sports était
dominé par un visage au front superbe, aux
traits sévères, qu'adoucissait le sourire d'une
jolie bouche aux jolies dents.
Les canonniers lui savaient gré d'être celui
dont la batterie ou le groupe prenait la cote,
dont les écuries ou les magasins étaient les
mieux montés, où se recrutaient les prix de
conduite de voitures ou les triomphateurs des
concours de tir. Ils lui savaient gré, plus encore,
d'avoir le groupe où le souci de l'hygiène et de
la bonne cuisine donnait le ton (Organisation de
Vincennes. Jardin potager de Rueil, 1909.
Coopérative de Rueil, 1910-1911).
Pour exprimer cette fierté d'une façon
concrète, laissons la parole à l'un d'eux :
« Quand le commandant arrive au quartier,
tout le monde se précipite, toutes les têtes se
mettent aux fenêtres, de larges sourires
épanouissent les visages et on dit : « Ah !... v'là
le commandant. » (Joseph Bl..., Rueil, 1910.)
Ils lui savaient gré de cette fermeté
bienveillante, de cette étroite justice qui
- 9 -
transforment des anarchistes en bons soldats, de
cet ensemble de qualités physiques, de cette
force morale qui font le prestige du chef.
Nous pouvons lui savoir gré, à notre tour,
d'avoir écrit des lettres modestes auxquelles son
grand cœur prête parfois une poignante
éloquence, de nous fournir, dans un de ses
ordres du jour de victoire, la formule même du
devoir de résistance : « Tenir sans limites »
(Hébuterne), et de secouer ce qui nous reste
d'égoïsme, par cette fin sereine qui arrache des
larmes, et nous fait sentir comment la mort des
héros est une source d'héroïsme et un gage de
victoire.
_______
- 10 -
LES HOMMAGES
Mon cher H...,
Vous me demandez de consigner en
quelques l ignes l’excellent souvenir
que je garde du trop court séjour passé
auprès du l ieutenant -colonel Bourguet.
Je le fais bien volont iers et de grand
cœur. C'est le 24 avril 1915 que je fus
désigné pour être détaché auprès du
commandant Bourguet ; à cette date, le
5e galon n 'ornait pas encore ses
manches.
Je me souviendrai toujours de notre
première entrevue. Après m'être
présenté, mon nouveau chef m'informa
de ce qu 'i l at tendait de moi. Ce fut
court , net , précis. En le quit tant ce
soir-là, j 'avais acquis la cert i tude
d 'avoir affaire à un chef dans toute la
force du mot, doublé d 'un bra ve.
L'avenir devait confirmer ma première
impression et même la fort if ier.
- 11 -
Dès le lendemain, nous nous
mettions à l 'ouvrage, sous sa haute et
habile direction. Le colonel Bourguet
savait commander, c 'est -à-dire obtenir
le maximum de travail . Les fatigues
imposées à la troupe étaient acceptées
de bonne grâce, car, sur les chantiers,
je me souviens de sa façon presque
familière de causer aux hommes,
sachant trouver le mot qui encourage,
st imule les bonnes volontés, et procure
ainsi le plus grand rendement.
Juste jusqu’à l 'extrême limite, i l ne
voulait punir que le vrai fautif , et
souvent son cœur paternel pardonnait à
la peti te incartade.
Voilà le chef. Que dire de l 'homme ?
Là encore, je ne saurais trop me
félici ter d'avoir été son auxil iaire
pendant deux mois et demi. Admis à sa
table, j 'ai pu apprécier la haute culture
de ce polytechnicien dist ingué qui,
durant les repas, nous tenait sous le
charme de sa parole, s 'intéressant à
tout, nous instruisant souvent de ses
connaissances multiples et de ses
observations personnelles. Nous, nous
all ions exécuter une série de travaux
pour la mise en état de défense d 'un
secteur convié à ses soins.
Vous dire la somme de travail fourni
par cet officier supérieur serait
diffici le. La journée commençait à
l 'aube, se terminait . . . parfois à l 'aube
suivante. Je me souviens de l 'avoir
accompagné maintes fois sur les
travaux exécutés la nuit , et i l n 'était
pas rare que nous ne rentrions qu 'à une
heure avancée de la nuit , toujours à la
recherche d 'une amélioration pour la
sécurité de ses poilus.
La tâche était ardue ; i l fal lai t faire
vite et bien. . . Aussi combien
d 'insomnies, d 'anxiétés, avant la
réalisation à peu près complète de ses
projets ; mais aussi quel soulagement
lorsque, les travaux terminés, ce brave
pouvait reposer tranquillement, certain
- 12 -
que les homes placés sous ses ordres
étaient à l 'abri des marmites boches.
C'était un grand Français et un bon
Français. Aussi est -ce avec joie que
nous apprîmes, en mai 1915, sa
promotion au grade de l ieutenant -
colonel. Pour moi personnellement, je
garde un souvenir impérissable de mon
vénéré chef. Lorsque, le 2 juil let 1915,
en lui faisant mes adieux, i l me serra
la main, j 'ai compris quel cœur d 'or
battait sous son étoile des braves.
Voilà, mon cher H.. . , les souvenirs
que je conserve de mon passage auprès
du colonel Bourguet.
Emile R.. . , adjudant au 17e d ' in fan ter ie t er r i tor ia le .
S.P. 163
30 novembre 1915.
Madame,
Le colonel Bourguet nous a été ravi
au moment où i l al lai t recueil l ir les
lauriers de la victoire, fruit de ses
efforts.
Témoin de ses actes et confident en
partie de ses pensées, j 'étais mieux
placé que personne pour apprécier ses
bri l lantes quali tés et ses grands
mérites. Son ardeur fébrile au travail
avait imposé à tous le respect,
l 'admiration et la confiance.
Les faits le prouvent.
Le régiment avait franchi quatre
kilomètres cinq cents , quand le bruit
de sa mort se répandi t dans les rangs.
La mission qu 'i l avait assignée à
chacun était remplie. On attendait ses
ordres.. . quelle décept ion ! . . .
N'écoutant que son courage, i l
s 'étai t élancé à la suite de la première
vague, escaladant les boyaux,
bondissant par-dessus les nombreux
obstacles qui barraient le passage.
D'une bravoure téméraire, i l devançait
sa garde, dont j 'avais le
commandement, à un tel point qu 'elle
- 13 -
ne pouvait le suivre, ayant trop à faire
de terrasser l 'ennemi embusqué à
chaque pas. Atteint à bout portant par
une balle de mitrail leuse, i l est tombé
dans mes bras au moment où i l
s 'apprêtait à franchir la dernière
posit ion de résistance de la première
l igne ennemie.
Il me demanda seulement à être
tourné face à l 'ennemi.
Lorsque je m'apprêtai à lui faire son
pansement, i l me dit que c 'était inuti le.
Je dus lui imposer ma volonté. Je
réussis à arrêter l 'hémorragie, avec
beaucoup de peine. Ces soins étaien t
vains : les intestins étaient
l i t téralement perforés : la blessure
était mortelle. Vivant son œuvre
jusqu'à la f in et se rendant compte de
son état , i l voulut savoir où en était
notre progression. Sur ma réponse que
l 'avance de nos troupes s 'accentuait , i l
me prit la main, la serra fortement et
longtemps en disant : « Je meurs
content. » Peu après, je le vis remuer
les lèvres , mais aucune art iculation ne
sorti t de sa bouche. Encore un quart
d 'heure ! Plus un mot, plus un
mouvement, i l était mort !. . . Le
régiment perdait un père, la France un
de es plus bri l lants chefs.
Je l 'aimais tout part iculièrement, et
l 'avenir le prouvera, s ' i l m'est donné de
survivre au cataclysme dans lequel se
débat le monde.
Veuillez agréer, Madame,
l 'expression de mon profond re spect et
l 'assurance de mon affection pour le
colonel Bourguet, qui revit en son fi ls
Paul, que j 'ai le bonheur et la
satisfaction de rencontrer souvent.
B.. . ,
Sergent secrétaire, 116e.
S. P. 83.
- 14 -
Madame,
Je m'empresse de vous envoyer les
quelques photos t irées à votre intention.
Elles vous aideront à évoquer
pieusement, dans son cadre, le
sacrifice sublime de celui que vous
pleurez et qui prive la grande famille
mili taire d 'un de ses chefs les plus
vail lants et les plus avertis.
Je vous ai exprimé déjà combien est
vif mon regret de n 'avoir pu faire
mieux et davantage. La simplicité
émouvante toutefois de quelques -unes
de ces images n 'en exprime que mieux
peut -être la grandeur de la tâche
accomplie et la sérénité d 'une mort
ainsi affrontée.
Celles marquées d 'une croix ont été
prises dans le secteur que commandait
le colonel, quelques jours après les
grandes luttes de septembre. Vous
reconnaîtrez la popote et la cagna où le
colonel passa la dernière nuit de
bivouac.
Dr V.
- 15 -
LE CANTONNEMENT DE REPOS Air : Le Rhume de cerveau, de XANROF
A M. LE COLONEL BOURGUET
hommage respectueux de l'auteur
Hamel, le 10 octobre 1915
Après 17 jours de tranchées,
V'la tout d'même qu'on est détaché
Pour se rendr' par les longs boyaux
Au cantonnement de repos.
Dans l'espoir de s'laver les pieds,
On quitt' ses viell's chaussett's tout d'suite
Quand il faut les r'mettre bien vite
Et d'urgenc' partir expédier,
Au charmant villag' de Hamel
Cinq cents rondins (l'ordre est formel) ;
Et repliant son linge mouillé,
On part de suit' sans sourciller.
Le colonel dit aussitôt :
Mes chers enfants, un peu d'courage
Pour une corvée d'abatage
J'ai b'soin de soixante homm's costauds,
Et demain matin, de bonne heure,
Vous rassemblerez les faucheurs...
Vingt-six hommes bien exercés,
Je suppose que c'est assez.
Mais puisqu'on fait choir les maisons,
N'y a plus rien qui masqu' le passage ;
Sans hésiter j'pens' qu'il s'rait sage
De convoquer tous les maçons.
Ils prendront les briqu's abattues
Les r'monteront sens dessous dessus.
J'ai du ciment, pas mal de pelle
Et peut-être deux truelles.
Fournissez moi immédiat'ment
Dix homm's pour porter les fascines,
Quelques pouilleux dans la piscine,
Et je demand' en supplément :
Quatorz' hommes et un caporal
Pour dresser les band's d'Epinal,
Un adjudant pas trop couillon :
S'agit de faire des paillons.
- 16 -
J'oubliais l'avoine et le blé
Qu'on me réclame de l'arrière
Donnez une section tout entière,
Un bon sergent et deux vachers.
Un capitaine lui répond tout bas :
– Hélas ! Nous n'y suffiront pas.
Il ne rest' de mon effectif
Qu'un pauvre poilu poussif.
– Oh ! Dit le colonel, attention !
Soixante et dix, plus vingt-six hommes
Et quatorze font cent dix en somme,
Consultez votre situation...
– puis, il ajouta souriant :
Je sais que j'suis bien embêtant,
mais si je ne vous poussais à bout
J'n'obtiendrais rien du tout. -
L.D.
- 17 -
L'ARTILLEUR
Fin septembre 1914-5 mars 1915
Poitiers – Méaulte – La Boisselle - Albert
13 septembre 1914, 8h du matin
Ma chérie,
Comme je faisais mes paquets à
l 'Hôtel Métropole, un planton m'a
apporté une nouvelle let tre de service
m'affectant aux dépôts d 'art i l lerie de
Poit iers. J 'ai dû courir à la gare pour
faire modifier le transport de mes
chevaux. Mes cantines avaient déjà fi lé
sur Tours, où une dépêche du
commissaire de gare de Bordeaux est
al lée les chercher : je les aurai sans
doute dans la journée.
Voyage avec T.. . dans un
compartiment bondé. Ce matin, vu en
gare un train de blessés et de
prisonniers allemands ; remonté la
route qui de la gare aboutit à l 'Hôtel de
Ville ; demandé là un bil let de
- 18 -
logement comme en 1891.. . ; reconnu
les vieux noms de rues ; évoqué le
souvenir du passé lointain ; vu à
l’École d 'Arti l lerie un commandant de
réserve, chef d 'état -major du colonel
de L.. . qui commande l 'ensemble des
dépôts.
Je serai chargé de l ' instruction au
20e (pelotons de sous -officiers et
officiers de réserve). Le 33e n 'est plus
à Poit iers, le 49e l 'a remplacé et
plusieurs officiers s 'y trouvent dans
mon cas , avec un service analogue.
Avant de quit ter Bordeaux hier soir,
écri t à S.. . , D. . . , R.. . , l ieutenant -
colonel L.. . du grand quartier général ,
pour demander qu 'on me fasse
rejoindre le front le plus tôt possible.
Poi t i e r s , 1 8 s ep t emb r e 1 9 1 4
Ma chérie,
Oui, j 'ai lu les mots chiffrés de ta
peti te let tre. Je t iendrai ma promesse
si tôt mon entrée en campagne. Mais
quand sera-ce ?
Chaque fois que j 'ai un moment de
loisir et que je pense, je me sens
mourir de chagrin. J 'a i fai t dix à douze
let tres aux grands et aux peti ts de ma
connaissance. L'une d 'el le aboutira -t -
elle ?
Mes journées heureusement sont très
prises. Je suis chargé, au dépôt du 20e,
des pelotons : quinze candidats
officiers de réserve, quatre -vingts
élèves brigadiers, vingt candidats sous -
officiers, et de la remise en main des
officiers e t sous-officiers de réserve.. .
Le colonel de L.. . (en retraite)
commande les deux dépôts. Il paraît se
prendre d 'estime pour moi.
- 19 -
J 'ai hâte de recevoir des nouvelles
du chasseur d 'Afrique. Je lui écris par
le même courrier, mais une toute peti te
let tre, car j 'ai trop de chagrin pour
écrire longuement. Excuse mon silence
auprès de Berthe et Lydie. Si vous avez,
à vous tous, quelque force suggestive,
mettez-la à mon service. Pensez un peu
à moi. Cinquante fois par jour, je sens
mon cœur se serrer et les larme s me
monter aux yeux.
Du 2 0 au 23 sep t emb r e 1 9 1 4 en vi ron
… De l 'ensemble des
renseignements recueil l is auprès des
hommes de troupe et officiers blessés,
i l semble résulter que nos plus grands
éléments de succès sont la baïonnettes,
c 'est -à-dire le troupier, et le canon de
75. Encore, faut -i l ajouter que
baïonnette et canon ont jusqu'ici
travail lé en médiocre l iaison. J 'ai le
sentiment très ferme que si on avait
voulu.. . et pu appliquer les idées que
je défends depuis dix ans, les
Allemands ne seraient pas entrés en
France. Enfin l 'expérience de ces deux
mois aidant, j 'espère qu 'on va faire
maintenant de bonne besogne.
Je pars tout à l 'heure. Je vais
chercher des terrains pour le t ir des
jeunes soldats du 33e, en garnison à
Angers.
Tou r s , 2 7 sep t emb r e , 7 h d u so i r
Ma chère peti te,
Je suis à l 'aise, seul dans mon
compartiment, mes sacoches, revolver,
lorgnettes s 'étalent sur les fi lets. Je
suis al lé m’assurer que mon wagon à
chevaux, avec mon fidèle Combat, est
toujours en queue du train et , avant de
dormir, je viens causer un peu avec ma
- 20 -
Nao.
J 'avais raison de flairer une bonne
nouvelle avant -hier à Angers, et de
repartir au plus court sur Poit iers. Là,
après neuf heures de voyage de nuit ,
j 'apprenais hier matin que j 'étais
affecté à la IIe armée et que je devais
me rendre à Is -sur-Tille, où on me
dirigerait sur mon lieu d 'affectation.
Dans l 'après -midi, un message
téléphonique a substi tué Le Bourget à
Is-sur-Tille, et ce mat in une deuxième
dépêche a confirmé le message. Entre
temps, j 'avais fait mes ult i mes
préparatifs, en sorte que j 'ai pu prendre
le train de 3 heures. J 'arriverai à
Juvisy demain matin vers 5 heures ,
d 'où la Grande Ceinture me fera aller
au Bourget. Il est clair que je pourrais
laisser f i ler mes chevaux et mon
ordonnance, et passer moi -même par
Paris pour embrasser Jenny. Mais je ne
le ferai qu 'après avoir moi -même
assuré le départ des chevaux et
bagages, si vraiment la chose est
prudente.
Donc, me voilà en route !. . . Je n'ose
pas encore être très content, parce
qu 'au Bourget m'attend peu t-être une
mauvaise nouvelle, une bonne peti te
affectation au Service des Étapes,
comme celle que j 'ai refusée à
Bordeaux. Pourtant j 'ai un peu
confiance. Sera -ce la troupe ? Sera-ce
l’État-major ?
J 'ai l 'impression que cette
affectation est le résultat de mes
démarches pressantes réitérées. La
dernière a été faite mercredi soir
auprès de M. Dubost, une heure avant
de prendre le train d 'Angers. Je ne
serais pas étonné que son intervention
n 'ai t enlevé la chose. Écris à Madame
pour remercier, j 'écrirai plus tard.
Je ne t 'ai pas télégraphié, surtout en
raison de l ' incerti tude. Et puis, si tu
savais ce que, hier et aujourd 'hui, j 'ai
eu de questions à régler à Poit iers. . .
- 21 -
Les officiers de réserve du 20e, avec
qui j 'avais fait quelques services en
campagne, m'ont fai t de touchants
adieux. L'un deux, ancien l ieutenant de
l 'active, m'a supplié de le faire venir
auprès de moi sur le front.
Ce train-charrette me secoue
abominablement.
Ju vi s y, 2 5 s ep t emb re , 5 h 3 0
Mon wagon à chevaux vient d 'être
accroché à un train de marchandises de
la Grande Ceinture. Cela m'a décidé à
passer moi -même par Paris.
2 9 sep t emb r e 1 9 1 4 , 8 h 3 0 d u ma t in
Ma chérie,
je viens de recevoir ici au quartier
général de mon armée l’ordre de
rejoindre le 10e corps à Amiens et de
m'y mettre à la disposit ion du
commandant d 'art i l lerie. Comme il y a
beaucoup de vides parmi les
l ieutenants -colonels, je vais sans doute
faire fonctions de l ieutenant -colonel
dans une art i l lerie divisionnaire.
J 'ai passé hier matin trois heures
avec Jenny, toute contente et genti l le.
Elle avait un peu d 'émotion au départ ,
gare du Nord. Elle m'a demandé de ne
pas oublier de prier le bon Dieu.
Ma foi , que lui demander, si ce n 'est
de m'aider à faire mon devoir dans les
circonstances diffici les, s 'i l s 'en
présente. Lui demander de n 'être pas
touché ? C'est un vœu égoïste et
sûrement inefficace. Lui demander de
favoriser les armes de la France ?
Guillaume II abuse tant de ce procédé,
qu 'i l le discrédite.
Aidons-nous, le ciel nous aidera.
Au Bourget, j 'ai passé hier quatre
heures à rechercher mon wagon à
- 22 -
chevaux, égaré à Juvisy. J 'ai fai t
marcher les téléphones de cette
immense gare,aux garages sans fin.
Elle ravitail le en ce moment 600 000
hommes. J 'ai fai t dix kilomètres à pied
– j 'ai été à Noisy dans un wagon de
chevaux – enfin j 'ai re trouvé le mien et
l 'ai ramené, ce qui m'a permis de partir
le soir. J 'ai cette fois parfaitement
dormi dans mon compartiment , preuve
qu 'on s 'habitue à tout .
Clermont est un coquet vil lage que
les Allemands ont occupé du 2 au 11,
sans y faire trop de dégâts. J 'ai fai t ma
toilet te dans le bureau du chef de gare.
A chaque moment passent, se
dirigeant vers le nord, des trains de
troupes. Partout la bonne humeur ; les
troupes sont rappelées de Lorraine et
de Champagne, je crois. Il paraît que
« la guerre fait une grosse
consommation d 'officiers ».. .
3 0 sep t emb r e 1 9 1 4
Après quarante-huit heures de
voyage, dont les trois dernières à
cheval, me voici arrivé à destination,
quoique sans affectation définit ive.
Une excellente nuit dans une
hospitalière maison picarde, d 'un
coquet vil lage dont le nom est connu
depuis 1870, m'a fi t oublier les deux
nuits passées en chemin de fer.
Au lointain, la voix ouatée du canon
mouille mes paupières d 'une douce
émotion. Je me porte à merveil le.
Je vous embrasse tous avec toute ma
tendresse.
3 oc tob r e 1 9 1 4
Me voici à peu près définit ivement
affecté à l 'art i l lerie de la 21e division
comme faisant fonctions de l ieutenant -
colonel. La division combat sur un
grand front, depuis plusieurs jours. Je
- 23 -
suis sur pied tout le jour. Je couche sur
la pail le dans mon excellent sac de
couchage. Tout va bien. J 'écrirai plus
longuement un de ces jours.
3 oc tob r e , 6 h d u so i r
La nuit tombe. Derrière nous, un
beau coucher de soleil . En avant,
quatre vil lages qui f lambent, al lumés
par nos obus ou ceux de l 'ennemi. Tout
près, la meule de gerbes d 'avoine
contre laquelle l 'état -major de la
division bivouaque depuis quatre jours
et où, pour ma part , je vais passer ma
troisième nuit . Les nuits sont humides
et froides, mais je dors parfaitement,
grâce au sac de peau de vigogne
préparé par ma Nao.. .
Tour le jour je vais d 'un groupe à
l 'autre, réglant pour le mieux l 'emploi
de l 'art i l lerie, établissant les l iaisons,
ayant à lutter encore plus avec.. .
La guerre ne m'a pas apporté encore
les satisfactions que j 'en attendais. Son
expérience ne sert qu 'aux peti ts qui,
aux prises avec les réali tés, voient
clair enfin. Eux sont unanimes à
constater que.. . .
8 oc tob r e , 1 0 h d u ma t in
Nous sommes depuis quatre jours en
plein combat. Dans notre zone, nous
conservons la défensive devant un
ennemi très supérieur, et nous
attendons avec impatience
l 'intervention des forces acheminées
plus au nord.
Je consacre tous mes efforts à
assurer la l iaison des deux armes. Car
là est le salut . J 'ai passé tout la
matinée d 'hier dans les tranchées, avec
les éléments avancés d 'infanterie, pour
préciser leurs besoins, le langage
commun à adopter et organiser les
communications téléphoniques.
L 'après-midi, j 'ai réquisit ionné ou
- 24 -
enlevé dans la peti te vil le à demi
détruite, d 'où j 'écris, les appareils
téléphoniques et les fi ls nécessaires.
J 'ai pu, grâce au concours d 'une
section du génie, organiser les postes
et , ce matin, j 'ai la sat isfaction de faire
enfin exécuter du bon ouvrage par mes
groupes de batteries.
Hier, dans les tranchées, mon
passage a été salué deux fois, une
première par les balles, une seconde
par les gros obus. Heureusement,
balles et obus sont presque toujours
mal dirigés, et en somme on est
presque toujours victime du hasard.
12 heures – Une attaque allemande
vient d 'être repoussée ; nous avons fait
quatre cents prisonniers, dont un
l ieutenant -colonel.
1 5 oc tob r e 1 9 1 4
Famille chérie,
Toujours la batail le continue. Nos
repas sont fréquemment troublés par
les marmites des pétoires allemandes,
le moral reste bon malgré tout. Je fais
toujours fonctions de l ieutenant -
colonel. Seulement, depuis quelques
jours, je commande directement deux
groupes, auprès d 'une fraction détachée.
Je puis enfin appliquer mes chères
idées sur la l iaison et j 'ai la tardive
satisfact ion de les voir à l 'ordre du
jour, de les voir s 'étaler sur les
instructions des généraux **. . . etc. ,
rédigées par leurs pires ennemis
d 'antan. . .
2 7 oc tob r e
Ma famille chérie, mon chagrin est
grand de ne pas recevoir d 'amicales
- 25 -
peti tes let tres. Pas un mot depuis
Poit iers. Je me lamente et ,
l 'imagination aidant, je redoute toutes
sortes d 'infortunes. Comment se fait -i l
qu 'aucun d 'entre vous n 'ai t écri t , et
Paul pas davantage ? C'est très
méchant (I) .
Rien de nouveau. Toujours, on lutte
durement.
1 8 oc tob r e 1 9 1 4 , à 3 h d e l ' ap rè s -mid i
Su r l e ch amp d e b a t a i l l e
L 'at taque de La Boisselle traîne.
Pour le moment, pas d 'ordres à donner,
pas de reconnaissance à faire. Auprès
du général de … à son poste de
commandement, avec à peti te portée
les agents de l iaison des cinq groupes
que je commande pour cette journée, je
crois que le mieux à faire est d’écrire
quelques l ignes à ma famille. Mes
IOn avait écrit, mais aucune lettre ne lui parvint pendant cinq
semaines.
journées sont longues et dures, et
vraiment i l m'est impossible d 'écrire
plus souvent. Mes affectations ont
changé quatre à cinq fois au gré des
remaniements qu 'entraîne deux fois par
semaine en moyenne le glissement des
réserves vers le nord. Depuis trois
jours, je suis à la tête de trois groupes,
deux de ma division, un du 8e régiment.
Hier au soir, j 'en ai provisoirement
reçu deux de plus, du 60e.
Mes satisfactions de métier
augmentent chaque jour. C'est
intéressant de réaliser enfin cette
guerre que je prépare depuis tant
d 'années, de manier des hommes,
d 'appliquer des idées dans cette lutte
de tout un peuple pour l 'existence.
L 'intérêt est si grand, qu 'i l endort tout
à fait l 'appréhension et je n'ai même
pas senti cette étreinte de la peur,
instinctive, dit -on, les premiers jours
où l 'on entend siffler les balles.
- 26 -
1 8 oc tob r e , 5 h 1 5
La nuit tombe. La fusi l lade s 'est tue.
Au loin grondent encore les canons des
corps d 'armée voisins. Nos attaques
ont peu progressé. L 'infanterie ne sait
pas profiter de notre tir. Et puis el le a
perdu presque tous ses anciens cadres
et ses meilleurs soldats dans les
attaques mal conduites du début de la
campagne. Maintenant que l 'on
comprend mieux la l iaison, notre
pauvre fantassin a perdu en partie son
perçant. . .
Les blessés se suivent sur la route
du retour, boitant ou le bras en
écharpe ; d 'autres sont restés au
château de Bécourt , au poste de
secours, et que j 'en ai vu des morts
couchés dans le vallon !
2 1 oc tob r e
Je retombe à trois groupes dont deux
de la 21e division et un d 'une division
de réserve.
Toujours sans nouvelle de vous
depuis Poit iers.
2 7 oc tob r e
A François.
Méchant, qui n 'écris pas à son papa !
Travail les-tu bien ? Il y aura de la
besogne pour les jeunes générations
dans toutes les branches pour réparer
le mal de la guerre ! Partout on aura
besoin d 'hommes actifs et intell igents.
Il faut que tu sois l 'un d 'eux.
3 0 oc tob r e 1 9 1 4
Ma chère Marguerite,
Reçu hier un mot de M... me
demandant mon consentement (I) écri t .
IDès son retour, Mlle Bourguet avait été demandée
télégraphiquement en mariage. Le mariage eut lieu le 31 décembre, sans que le colonel ait pu y assister, à Neuilly-sur-
Seine
- 27 -
Je te l 'adresse ci -joint . Mais je ne
comprends pas bien pourquoi cette
demande ne m'arrive pas de Tournon,
et votre si lence complet , l 'absence
complète de let tres depuis un mois me
paraît de plus en plus inexplicable.
J 'avais commencé à me forger toutes
sortes de vilaines idées, un malheur
que l 'on voulait me cacher, que sais -
je. . . quand j 'ai reçu avant -hier la
ceinture tr icot et ta peti te portraiture.
Ton bon sourire m'a réconforté et
quelques larmes de joie me sont venues
aux yeux. De grâce, écrivez et donnez -
moi des nouvelles du chasseur
d 'Afrique (I) .
Rien de nouveau au front. Ma part à
moi est de sept kilomètres. Peu à peu,
mes chefs de groupes entrent dans la
bonne voie. Ce qui a valu mieux que
IPaul Bourguet avait débarqué à Bordeaux le 4 septembre et s'était engagé aussitôt dans la cavalerie pour pouvoir rejoindre plus tôt le
front. Le 10 septembre, il avait rejoint le dépôt de Lyon.
tous les discours, ç 'a été de les amener
sur la première l igne, chacun dans son
secteur, dans les tranchées d 'infanterie,
là où les balles saluent toute tête qui
se montre, où les obus se joignent aux
balles dès que les têtes mettent de
l 'entêtement à se montrer, car les
Allemands se doutent bien qu 'alors i l
ne s 'agit pas de simples troupiers trop
curieux. Or, cette curiosité est
nécessaire, el le permet à l’art i l leur de
constater que de ses postes
d 'observation éloignés i l vo it mal, ou
pas, les terrains intéressant
directement l 'infanter ie ; el le change
sa conception de l 'emploi de l 'arme.
1 er n o v emb r e 1 9 1 4
Ma chère Jenny,
En ce jour de Toussaint , comme
vous devez prier ! Et pour combien de
morts, hélas ! Et pourtant que ce soleil
- 28 -
d'automne est doux et chaud et que la
campagne es paisible !. . . Quelquefois
un bruit d 'avion ou un éclatement
d 'obus tout proche rappelle que l 'on est
en guerre.. . J 'ai un service intéressant.
Trois groupes dans un assez grand
secteur ; de temps en temps, une heure
un peu dramatique, quand je vais, salué
par les obus et les balles qui ont vite
fait de flairer les reconnaissances, voir
de près les terrains d 'infanterie à
hauteur des tranchées avancées. C'est
beaucoup plus intéressant qu 'à la
manœuvre du temps de paix, car le
danger, c 'est de l 'intérêt .
1 0 n ovemb r e 1 9 1 4
Chère Marguerite,
J 'ai reçu ta dépêche. Merci . Tu
comprends combien grande était mon
inquiétude, mais depuis quinze jours,
les let tres arrivent régulièrement. J 'ai
la ceinture de laine qui me rend bien
service, les chausset tes et aussi les
jolies photos, que je regarde souvent et
dont plusieurs sont très réussies. J 'en
voudrais de Paul.
J 'ai répondu à Paul qui me
demandait d 'intervenir auprès de son
capitaine pour le faire partir. Je lui dis
que là n 'est pas mon rôle. Je n 'ai pas
plus à agir pour le faire partir que tu
n 'aurais à agir toi -même pour le faire
rester. C'est à ses chefs qu 'i l appartient
de décider suivant les besoins de
l 'arme. D'une façon générale, je ne suis
pas sans appréhension touchant
l 'arrivée de la jeune classe sur le front.
Nous n 'en avons pas eu d 'aussi bonne
comme esprit depuis des années et des
années, et el le pourra beaucoup si on
parvient à l 'acclimater. J 'espère que
l 'on prendra pour cela les plus grandes
précautions. Il faudrai t consti tuer avec
elle un peu en arrière du front des
formations de réserve qui
- 29 -
manœuvreraient et s 'entraînerait peu à
peu physiquement et uti l iseraient la
nuit de bons cantonnements. Avec un
mois de beau temps, on arriverait ainsi
à éviter trop d 'évacuat ions, et après on
pourrait y aller.
11 n ovemb r e
Ma chère famille,
Reçois à l 'instant votre courrier du
1er novembre. Pour ne pas faire
attendre le vaguemestre, j 'ai lu très
hâtivement, je relirai ensuite. Vous
voyez que ça se tasse comme service
postal . Merci à tous.
Ici , r ien de nouveau ; mon poste de
commandement est établi depuis
quelques jours dans une bonne ferme et
le sac de couchage ne me sert plus. J 'ai
dressé un bon cuisinier. Avec mes
officiers adjoints et de l iaison nous
sommes cinq à table ; dans la cour de
la ferme, les ordonnances, plantons,
cyclistes, agents de l iaison et le
conducteur de la voiture à deux roues
que j 'ai réquisit ionné pour le transport
du matériel téléphonique font leur
popote à côté.
Hier, la famille de mon état -major
s 'est accrue d 'un peti t Parisien de
quinze ans, à peine plus grand que Fafa.
Orphelin, i l n 'avait qu 'un frère, part i
au service et gravement blessé, i l
t ravail la chez un cult ivateur de
Gennevill iers part i également, alors i l
est venu à pied jusqu'ici « pour tuer
des Boches ». Je vais le faire habil ler
chez un tail leur du groupe H, i l
nettoiera ma peti te voiture, ses harnais
et aidera le cuisinier. . . en attendant
mieux.
1 6 n ovemb r e
La guerre prend de plus en plus
l 'aspect d 'une guerre de forteresse,
- 30 -
avec cette nuance toutefois qu 'i l faut
être prêt à repartir sur l 'heure.
J 'installe ma troupe comme si on
devait passer l 'hiver. Tous mes hommes
ont des abris, de véritables maisons
souterraines à l 'épreuve de l 'obus. Tous
mes chevaux (et Dieu sait si cela fait
une cavalerie, neuf batteries sur le
pied de guerre, environ mile cinq cents
chevaux !) vont d 'ici deux à trois jours
être abrités sous de grands hangars
pour l 'installat ion desquels j 'ai fai t
couper des centaines d 'arbres, et dont
le toit est formé de fascines
recouvertes de pail le. Même, les
chevaux ont des mangeoires en bois ,
afin de ne pas user prématurément les
musettes-mangeoires, qui resteront
ainsi disponibles pour la guerre de
mouvement plus tard.
Tu sais comme il es t diffici le de
faire manger du riz au gras aux
hommes ; le r iz au lai t leur plaît fort ,
mais le r iz au gras, en général mal
préparé, ne leur dit r ien. Or, quand on
sera en Allemagne, i l est probable que
les pommes de terre seront évacuées à
l 'arrière.. .
1 8 n ovemb r e
J 'ai remis hier la croix à un
capitaine de l 'un de mes groupes.
Cérémonie simple et belle pour
laquelle j 'avais obtenu la coopération
de cent marsouins et de douze clairons.
Le tout s 'est passé dans une prairie des
bords de l 'Ancre, près de nos bivouac s,
et le bruit de la canonnade qui a éclaté
à ce moment précis, dans l 'un de mes
autres groupes, a accompagné les
paroles solennelles.
3 d écemb re 1 9 1 4
Les nouvelles me manquent ces
jours-ci . J 'ai hâte de savoir ce que
maman va faire après avoir ramené
- 31 -
François à La Flèche.
Ici , r ien de nouveau. Presque chaque
jour, je vais visi ter sur une partie du
front de mon secteur (quatre batail lons
en première l igne) les tranchées
avancées. C'est là, à toute peti te
distance de l 'ennemi, à cent mètres,
cinquante mètres sur certains points, là,
où les balles viennent vous souffleter
le visage dès que l 'on montre le bout
de son nez, c 'est là que l 'on sent battre
le pouls de l ' infanterie, que l 'on
connaît ses besoins, que l 'on arrive à
parler un langage commun. Et puis,
quel réconfort pour ces braves gens !
Ils n 'en voient pas assez auprès d 'eux,
des art i l leurs galonnés, et i l y a encore
bien des lacunes dans la l iaison, bien
des hésitat ions et des malentendus.. .
Ma joie la plus vive peut -être, c 'est de
voir s 'éclairer ces visages, de sentir
qu 'on laisse derrière soi la confiance.
Et puis, dans ces terrains avancés, les
émotions, les tr istesses, l 'aspect des
pauvres tombes improvisées gonflent
le cœur d 'une résolution grave.
Mes art i l leurs sont en bon état . Le
temps s 'est remis au doux après dix
jours de grand froid. Si vous êtes
genti ls là -bas, vous m'enverrez des
colis postaux de cartes, notamment de
cartes « Alluette », très recherchées
des Bretons. Cela et quelques lainages
me permettront de t irer au sort
quelques cadeaux de Noël.
1 2 d écemb r e 1 9 1 4
Ma chérie,
Je voudrais t 'écrire bien bien plus
long. Mais je n 'ai pas le temps : les
visi tes nécessaires aux tranchées, les
conférences au quartier général , les
al lées et venues dans les groupes, enfin
les délicates fonctions de commandant
d 'armes avec des réfugiés suspects à
surveil ler, des femmes à évacuer, car
- 32 -
vraiment nos soldats ont mieux à faire
ici . . . , enfin un volumineux courrier, en
tout de terribles journées. Je dicte en
moyenne, le soir entre 4 et 6 heures,
une quinzaine d 'ordres ou de rapports.
Les galons de l ieutenant -colonel ? . . .
Ils viendront si l 'A ne me casse pas les
reins, sans doute d 'ici quelques
semaines.
6 e t 1 3 d écemb r e 1 9 1 4
Mon François chéri ,
Te voilà seul sans doute maintenant
et peut-être ressens-tu, pour la
première fois de ta vie, l 'angoisse
réelle de l 'isolement et t 'es -tu
ressouvenu des larmes de ta maman
lors de la première séparation i l y a
quatre ans.. . Mais tu es un brave peti t
homme qui sait se commander et
maîtriser son chagrin ; d 'ai l leurs tu es
aussi un bon élève, qui comprend
pourquoi i l faut travai l ler, et quand on
a du chagrin le travail t ient compagnie,
j 'en ai fai t mille et mille fois
l 'expérience ! Enfin tu as des
camarades, des maîtres qui vont un peu
remplacer ta famille, dans ce Prytanée
que tu aimes et qui est bien la
meilleure boîte que je connaisse.
1 3 d écemb r e
Reçu hier ta première let tre. Je
devine le chagrin contre lequel ton
brave peti t cœur lutte courageusement.
Ce chagrin n 'est pas mauvais, i l t rempe
les caractères, surtout les caractères
naturellement énergiques comme le
t ien. Réagis surtout par le travail et
par le jeu, chacun à sa place et à son
heure.
- 33 -
2 8 d écemb r e 1 9 1 4
Ma chère Jenny,
Voilà deux lettres de vous que je
laisse sans réponse. Mais aussi quelle
vie est la mienne ! Depuis douze jours,
ma tâche est rendue plus lourde encore
par d 'incessantes attaques contre des
organisations défensives excessivement
fortes. Les pertes sont grandes et notre
infanterie, toujours vail lante, a
d 'autant plus de mérite que la guerre
qu 'i l lui faut faire n 'est pas celle
convenant à la race.
J 'ai reçu tous les colis annoncés. Je
n 'ai pas encore eu le temps de les
ouvrir ni d 'ai l leurs d 'écrire une let tre,
depuis quinze jours. En attendant,
mille remerciements a ffectueux à tous.
Je vais faire aujourd 'hui trois lots, un
par groupe.
Je n'espère pas avoir l 'autorisation
d 'al ler à Paris le 31, et c 'est pour moi
un gros crève-cœur ! Ma consolation
est de penser que le mariage de ma
fi l le sera béni là même où l 'a été l e
mien.
3 1 d écemb r e
Ma chère Marguerite,
J 'ai beaucoup de peine en ce dernier
jour d'année d 'être si loin des miens (I) .
Jusqu'à i l y a quinze ou vingt jours, je
n 'avais pas envisagé possible de
demander une permission. Tes
instances si naturelles, si affectueuses,
m'ont déterminé, et i l y a huit jours j 'ai
transmis une demande de la journée. Or,
hier, l 'armée a refusé.. .
Des prisonniers ont déclaré, paraît -i l ,
que les Allemands ont juré de
reprendre notre vil le demain 1er
ILe mariage de Mlle Bourguet eut lieu ce jour-là, choisi à cause de
l'anniversaire de son père, qui était le 1er janvier.
- 34 -
janvier. . . Est -ce ce renseignement qui a
déterminé le refus opposé à ma
demande. . . Quoiqu'i l en soit , je suis
loin.
J 'aurais tant voulu, je m'étais si vite
habitué à l 'idée d 'être à Paris
aujourd'hui, de conduire Marguerite,
de prier pour elle le bon Dieu avec
vous, d 'embrasser mon chasseur
d 'Afrique que je ne vais pas revoir de
bien longtemps peut -être. . .
L 'espoir d 'al ler à Par is aujourd'hui
m'avait fai t depuis dix -huit jours
beaucoup négligé ma correspondance.
Je suis en retard avec tous.
Maintenant que tu vas te retrouver
seule, écris-moi longuement. Raconte -
moi tous les détails de ta vie, de cette
dernière semaine, les démarches, la
cérémonie. Raconte -moi l 'at t i tude de
chacun.
Marguerite était -elle aussi genti l le
que toi en 1891 sous son voile de
mariée ?
Et le chasseur d 'Afr ique ? Était -i l
ému et majestueux, et beau ?
Et le Fanet ? Pauvre peti t chat !
3 1 d écemb r e
Mariage(I) …... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
Reçu les deux boîtes de fleurs (2) .
Très touché, j 'ai versé sur ces
souvenirs quelques larmes si lencieuses.
1 2 j an vi er 1 9 1 5
Ma chère peti te (à sa f i l le) ,
Merci de tout cœur, à ton mari
comme à toi , pour ma part de ton
odorant rameau d 'oranger et pour vos
très affectueuses l ignes. Merci surtout
pour avoir tant pensé à l 'absent
ILa place du commandant resta vide à la table de l'Hôtel Lutetia. 2Chaque convive mit, avec son nom, une fleur de la corbeille à
l'adresse du commandant.
- 35 -
pendant cette journée du 31.
L'absent a eu beaucoup de chagrin
de ne pouvoir vous apporter ses baisers
et ses vœux, de ne pouvoir prier près
de vous. Il croit qu 'à vous deux vous
avez beaucoup d 'éléments de bonheur
et qu 'avec un peu de sagesse vous
pourrez vous préparer une belle vie.
Fai tes-en une vie uti le et soyez bons.
La pluie depuis bien des jours rend
la guerre très pénible. Il faut, pour
atteindre les tranchées avancées, se
mettre dans l 'eau jusqu'au genou, car
par endroits les boyaux sont
transformés en fossés profonds. Mais,
nous autres art i l leurs, nous pouvons
nous changer chez nous le jour même,
tandis que les pauvres fantassins,
lorsqu'i ls sortent de là pour la relève,
sont trempés et couverts de boue
jusqu'aux yeux ! Je redoute que Paul
soit envoyé là -dedans avec ses dix -huit
ans !
Nous autres, ça va toujours bien,
mais quelle guerre pénible de
forteresse, et devant des fort if ications
sans cesse renouvelées, sans cesse
ravitail lées, at taquées avec un matériel
insuffisant (aujourd 'hui encore) de
guerre de campagne ! Une chose
pourtant est réconfortante, c 'est que
nous attaquons sans cesse et qu 'en face
de nous on se confine presque dans la
parade.
Excusez, heureux jeunes mariés,
cette conférence et acceptez mes plus
tendres embrassements .
9 j an vi er
Je suis de plus en plus débordé, bien
que le colonel de L.. . , du 28e, ai t pris
le commandement et que je ne sois
plus que faisant fonctions de
l ieutenant -colonel. Mais le colonel de
L.. . (un homme PARFAIT, un grand
catholique qui va tous les matins à la
messe – un moine – mais quelle
- 36 -
douceur ! Quelle conscience ! Quelle
délicatesse !) n 'est guère au courant.
En outre, nous avons dans notre
secteur six groupes au l ieu de trois, et
si j 'ai moins de responsabil i té
apparente, au fond, el le n 'en est pas
moins existante.
Nous avons les avions, la
télégraphie sans fi l à notre poste de
commandement, un réseau de cinquante
kilomètres de l ignes téléphoniques,
avec une trentaine d 'appareils, et
vraiment le travail pour moi est
surhumain. Je n 'ai même plus le temps
d 'al ler dans les tranchées,
qu 'heureusement je connais bien et
avec elles tous les détails des ouvrages
ennemis !
Tout le monde s 'intéresse à mon sort
en haut l ieu, désire réparer l 'injustice
du sort qui frappe tous les yeux.. . mais
i l faut d 'abord épuiser les anciennes
l istes.
1 6 j an vi er 1 9 1 5
Mes chers grands enfants,
Merci de vos let tres, qui ont croisé
ma réponse un peu tardive. Je me
figure sans trop de peine votre
existence et suis heureux de votre
bonheur.
On a été marmité hier et aujourd'hui
comme on ne l 'avait pas encore été.
Dans le temps que j 'ai lu vos let tres et
regardé vos photographies, trois gros
projectiles au moins sont venus éclater
à quelques pas, et c 'est avec cet
accompagnement qu 'i l faut donner des
ordres, étudier de minutieuses
questions de t ir, l ire des comptes
rendus, répondre à tous.
1 7 j an vi er 1 9 1 5
Amiens est un bon rêve, mais un
rêve. . . Interdiction formelle aux
- 37 -
officiers comme aux t roupiers de faire
venir leurs familles – aux officiers
surtout.
Depuis huit jours, l 'ennemi a rep ris
le bombardement. De minute en minute,
arrivent des obus de cinquante kilos
visant surtout l 'église et cherchant
ainsi notre poste de commandement
signalé certainement par des espions.
Nous sommes bien moins en sécurité
que nos art i l leurs dans leurs abr is.
Nous avons établi nos téléphones à la
cave, mais nous ne pouvons nous
résigner à les suivre. La statue dorée,
d 'un poids de quatre tonnes je pense,
huit mètres de haut, qui domine le
clocher, va tomber d 'un instant à
l 'autre. La Vierge avait les deux b ras
élevés ; l 'un deux montrait le ciel ,
l 'autre tenait une croix. Depuis hier
soir, el le s 'est inclinée et ne t ient plus
que par l 'armature de fer qui la relie à
la coupole. Le geste de ces deux bras
apparaît ainsi tragique et lamentable.
Encore quelques coups et el le ira
s 'écraser sur la place à soixante mètres
au-dessous.
« Je n 'aurais pas cru, disait i l y a un
moment le capitaine adjoint , que notre
Vierge se serait ainsi laissée abattre. »
L'église et la Vierge étaient vouées à
Notre-Dame de Brebières en souvenir
d 'un pèlerinage ancien.
2 1 j an vi er
Amie chérie,
Tu comprends mon chagrin de ne
pouvoir accepter ta proposit ion au
sujet d'Amiens. Mais si ma demande
était justif iée pour le 31 décembre
(mariage de sa fi l le) , une demande
pour Amiens est impossible.. .
….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (c en su r é ) ….... . . . . . . . . . . . . . . .
- 38 -
….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
…... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
…... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
…... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
…... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . (c en su r é ) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
…... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
…... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
De jour la chose est beaucoup plus
simple, naturellement. Ce qui la
complique, c 'est la relève fréquente
des troupes d 'infanterie qui ob lige à
remettre trop souvent tout le monde au
courant. Il y aurait encore bien des
choses à dire là -dessus, mais à quoi
bon !
Ton affection pour moi, ma chérie,
te fait prendre trop à cœur la question
avancement. Si j 'avais commencé la
campagne l ieutenant -colonel, j 'aurais
pu encore rattraper le temps perdu.. .
J 'ai un peu de regret , car, en effet ,
placé plus haut, j 'aurais pu rendre de
gros services. . . Mais mon ambition
personnelle est morte.
D'une manière générale, notre
att i tude sur le front est offensive dans
le corps d 'armée, et rarement l 'ennemi
attaque lui -même. Il se borne à contre -
attaquer.
Ce que tu as observé est juste. On
est par ici mal disposé pour l 'art i l lerie
(pas les peti ts, certes ! Mais les grands)
et on oublie volontiers de parler d 'el le
dans les comptes rendus.
Te souviens-tu que le colonel M... ,
commandant le. . . , avait un fi ls aîné,
excellent élève au lycée de Bourges,
sorti deuxième de l’École
polytechnique dans les Mines. Il a fait
la campagne comme sous -lieutenant du
génie. Il y a quelques jours, comme il
dirigeait les travaux de quelques
sapeurs dans une tranchée avancée, les
- 39 -
Allemands prononcèrent une peti te
at taque. Nos fantassins plièrent. M...
f i t prendre le fusil à ses sapeurs et
arrêta l 'ennemi, mais i l reçut là une
balle au front.
Tu ferais bien, en souvenir du lycée
de Bourges et avec la pensée que ton
fi ls à toi va bientôt aussi rejoindre le
front, d 'écrire quelques l ignes à Mme
M...
2 6 j an vi er
Je t 'écris un peu à l 'avance pour que
tu puisses recevoir ma lettre pour ta
fête, même si tu as quit té Paris. Je
t 'envoie la surprise promise.. . ma tête
en 1887, cueil l ie dans le groupe de ma
promo.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Avez-vous pensé à envoyer des faire
part à Lima ? Moi, je ne veux écrire à
personne avant d 'être l ieutenant -
colonel. Hélas ! Personne ne doit
comprendre. On me donne ici de
bonnes paroles. On daigne constater
que n°1 de corps d 'armée i l y a deux
ans, actuellement dépassé par cent
officiers d 'art i l lerie classés après moi
à ce moment, je me trouve dans une
si tuation exceptionnellement
désavantageuse.
Le colonel M... a promis de parler
de moi au général X.. . qu 'i l connaît et
fera valoir que mes droits acquis sont
beaucoup plus anciens que ceux de
quiconque et que ce que j 'ai fai t sur le
front pendant ces quatre mois
justif ierait une mesure exceptionnelle.
Mais cela suffira -t -i l ?
3 0 j an vi er 1 9 1 5
Mon chéri (à François )
J 'ai aujourd 'hui un peu de loisir,
c 'est toi qui va en profiter. Après
lecture, tu feras par tir ma lettre en
- 40 -
tournée sur Lorient, Paris, Tournon. On
peut laisser le chasseur d 'Afrique hors
circuit , car i l va sans doute en avoir
bientôt pour son grade des
renseignements de guerre !
J 'ai écris hier à ce « brave
Français », et sur sa demande, par le
même courrier, à son capita ine pour lui
demander qu 'i l soi t possible de
l 'affecter à une section de mitrail leuses.
Il ferait ainsi campagne d 'une façon
sûrement intéressante même dans les
tranchées, où justement j 'ai vu ces
jours derniers une section de
mitrail leuses servie par des chasseurs à
cheval.
Nous avons de nouveau du froid.
Les boyaux, dans la boue desquels j 'ai
enfoncé i l y a huit jours jusqu'au-
dessus du genou, sont secs et propres,
et les terriers des hommes, bien garnis
de pail le, fermés à l 'ouverture par des
couvertures de campement, sont plus
habitables. C'est cur ieux, d 'ai l leurs,
comme les Bretons à force de vivre
dans la brume résistent à l 'eau. Il y a
moins de malades sur le front avec des
effectifs de guerre qu 'en garnison. J 'ai
fai t hier une tournée intéressante dont
l 'objectif était de reconnaître
l 'emplacement exact d 'un blockhaus
allemand, récemment construit sur un
point de notre front à trois cents
mètres environ de nos tranchées.
Nous avons laissé nos chevaux à la
l isière d 'un bois tout proche de
l 'ennemi. Nous avons dans ce bois
traversé une délicieuse clairière au
fond d 'un vallon, où je serai heureux
quelque jour de venir me promener
avec toi et faire un pique -nique comme
celui du bois des Pins à La Flèche.
Pour l ' instant, la prairie est parsemée
de trous d 'obus mesurant huit mètres
de diamètre environ ; à chaque minute
arrivent de nouveaux projecti les
ennemis, ou partent les nôtres, car j 'ai
une batterie là tout près à la l isière –
- 41 -
l 'écho du bois reproduit chaque
détonation en roulement prolongé,
quelques balles sifflent de-ci de-là – et
ce n 'est qu 'au retour, je crois bien, que
j 'ai pensé au pique -nique. Au-delà du
bois, j 'ai pris le boyau conduisant aux
tranchées. J 'avais appris le matin par le
téléphone que les Allemands avaient
poussé un bout d 'ouvrage j usqu'en un
point dangereux pour les nôtres,
pendant la nuit , et qu 'un l ieutenant
avait été tué en examinant ledit
ouvrage ; je venais le reconnaître à
mon tour pour savoir à quel groupe je
pourrais confier sa destruction. En
passant, j 'ai vu le pauvre l ieu tenant
couché dans un abr i de tranchées,
gardé par une sentinelle, baïonnette au
canon.
J 'ai fai t ma reconnaissance, j 'ai
circulé dans les tranchées avancées ;
au retour, j 'ai croisé dans le boyau des
fantassins apportant la soupe à leurs
camarades. Ces croisements exigent
une peti te manœuvre car les boyaux
sont étroits. Chemin faisant, un
fantassin m'a interpellé : « ah ! Mon
commandant, tâchez de faire du bon
ouvrage, car i ls nous écrasent ! »
Le t ir a été exécuté dans l 'après -
midi par l 'un des groupes. L 'officier
observateur du t ir a assisté dans la
tranchée avancée à un incident curieux
qu 'i l m'a conté dans la soirée : pendant
le bombardement de l 'ouvrage
allemand, on a vu un ennemi en sortir
vers nous, les bras levés sans armes.. .
« Allume, allume, ont crié nos
fantassins, gare aux marmites ! »
Il est arrivé sain et sauf, très
essoufflé, les bras toujours élevés. On
l 'a entouré, on l 'a plaisanté, on lui a
fait boire un quart de vin, i l a aussi
mangé du pain. Peu à peu i l s 'est mis
en confiance et a déclaré qu 'i l était
Polonais. (C'est curieux le nombre de
Polonais et d 'Alsaciens -Lorrains qui
désertent ! Ne serait -ce pas souvent de
- 42 -
bons Allemands cherchant à se faire
bien venir ?) Bref, notre Polonais a
assisté à côté du l ieutenant observateur
à la f in du t ir, tout à fait remis de sa
frayeur ; i l se frottai t les mains en
riant à chaque coup heureux. N'est -ce
pas amusant ce prisonnier fait en
somme par le canon ?
Le mal, c 'est que tout cela finit par
gâter l 'infanterie. Comme assez
souvent déjà nos obus ont fait évacuer
sans combat des tranchées ou des
maisons, comme plus souvent encore
i ls ont arrêté les attaques à eux tout
seuls, l 'infanterie commence à croire
qu 'i l ne lui reste plus qu 'à dormir ; el le
compte trop sur nous et je crains
qu 'elle ne paie cher quelque jour cet
excès de confiance – et nous avec elle !
Réclame à ta sœur une peti te photo
de la « Vierge couchée »,
photographiée après quatre jours de
bombardement. Notre poste de
commandement à deux cents mètres de
l 'église n 'a pas été atteint . Au fond,
j 'aime mieux ça.
1 er f év r i er 1 9 1 5
Mes chers grands enfants,
Tandis que vous courez les rochers
et les plages ou simplement travail lez
à bâtir votre nid, à créer la vie, nous
autres consacrons toutes nos forces à
l 'œuvre de destruction. C'est pit ié de
voir disparaître sous nos coups
(Allemands ou Français) les hommes et
les choses et de penser au flux
immense apportant chaque jour, de part
et d 'autre, sur le front, l 'impôt que le
monde paie à notre commune œuvre de
destruction.
Les vil lages qui jalonnent le front
sont aux trois quarts détruits,
quelques-uns sont mi -français, mi -
allemands, et là on se fusil le à
quelques mètres. Des murs de sacs à
- 43 -
terre remplacent les murail les détruites
par les obus.. .
Envoyez-moi.. . quoi ? Je n 'ai besoin
de rien. Si , pourtant, de temps en
temps un bon potage de légumes.
Je n 'ai jamais vu des hommes aussi
inaptes comme cuis iniers que les
soldats bretons !
2 févr i e r 1 9 1 5
Ma chérie,
Il n 'y a rien à faire absolument pour
la publicité. Mes écri ts m'ont beaucoup
nui alors que j 'avais le droit et
l 'autorisation d 'écrire. Aujourd 'hui, je
contreviendrais aux ordres formels et
répétés du commandement. J 'aurais tort
dans le fond comme dans la forme,
vraiment tort . Au surplus, alors même
que le secret serait assuré, ma faute ne
serait pas moindre. En temps de guerre,
la parole est aux chefs et aux chefs
seuls.
Je ne comprends pas que ton
catholicisme se cabre et je me demande
d 'ai l leurs si tu as bien l 'esprit
catholique.. .
Vois-tu, i l faut se contenter jusqu'à
la paix de la bonne peti te pâte tactique
courante.. .
A la paix, si j 'y suis, je continuerai
à laisser dire, car cette fois on sera
tranquille pour longtemps, j 'espère, et
les discussions tactiques n 'auront plus
dès lors qu 'un intérêt spéculatif .
Certes, je ne regrette pas les lances
rompues depuis dix ans par la parole et
par la plume. Personnellement , j 'ai été
condamné par le Saint -Office comme
hérétique et j 'ai perdu au moins un
galon. Mais, malgré tout, mes idées de
réforme ont fait leur chemin chez tous
les fantassins et chez les jeunes
art i l leurs, ce qui a facil i té à l 'art i l lerie
l 'évolution rapide de ses méthodes en
- 44 -
cours de campagne. Bien au fond,
malgré tout, je suis f ier de mon arme.. .
Dans la tourmente du début de la
campagne, i l est arr ivé dix fois au
moins à chaque groupe de batterie de
rester en batterie à faible distance de
l 'ennemi et d 'arrêter l 'offensive de cet
ennemi, tandis que l 'infanterie se
repliait . . . Or, en bonne règle, c 'est
l 'inverse qui aurait dû avoir l ieu. C'est
l 'infanterie dont la retraite e st plus
facile qui aurait dû rester la dernière.
Cela seul crée à l 'art i l lerie une auréole
de gloire, et les pet i ts fantassins le
savent bien !
Mon enfant, r ien à faire non plus
pour le 19 février. Tu es parfois pour
la raison une toute pet i te f i l le, la pe ti te
f i l le qui découpait des franges dans les
rideaux de sa maman, comme elle eût
épluché des pommes de terre. . .
4 févr i e r
A partir du 6 ou 7 octobre j 'ai eu un
commandement de colonel avec trois
groupes.. . et cela avec un état -major
improvisé. Pendant cette période très
intéressante, j 'ai organisé des l iaisons,
le contact permanent avec l 'infanterie,
les téléphones, les barrages sur tout le
front sans me désintéresser des
questions d 'hygiène des hommes et des
chevaux. Maintes fois j 'ai été appelé
en conférence à la division ou au corps
d 'armée pour la préparation des
attaques importantes. Je n'ai jamais eu
que des éloges.. . Pourtant, le colonel
*** ne m'a pas caché que mon absence
au commencement de la guerre me
causerait beaucoup de tort . . . , « en
temps de guerre, les droits acquis du
temps de paix ne comptant plus.. . ».
Aujourd 'hui j 'ai des t i tres de guerre
et suis en mesure de me défendre. J 'ai
- 45 -
obtenu une audience du général C.. .
C'est une intell igence très droite et très
vive. Je lui ai donné des préc isions :
« i l n 'y a pas, je crois, dans l 'armée,
dans aucun grade et aucune arme, une
si tuation aussi anormale que la mienne.
Avant de vous la signaler j 'ai tenu à
vous donner ma mesure. C'est fai t . J 'en
appelle de la justice locale du n° corps
à votre haute justice. »
1 2 fév r i er 1 9 1 5
Ma chère Jenny,
Merci de vos aimables l ignes.
L 'hiver s 'éloigne et je ne pense pas que
les hommes aient de pressants besoins
de vêtements de laine.
Nous ne faisons r ien de bien
héroïque. Les Allemands nous envoient
depuis quelques jours des gros obus
français, avec des canons français pris
les uns et les autres à Maubeuge.
Heureusement les obus sont médiocres
(fabrication très ancienne) et
dangereux seulement tout près de
l 'endroit où i ls éclatent.
Ma maison a été encadrée par eux
plusieurs fois, sans dommage.
1 5 fév r i er
Tout ce que peut faire ton mari pour
notre 19 (I) , c 'est de t 'écrire. Le temps
est toujours brumeux et froid. Le
printemps était plus avancé en 1891.
Ma pensée est tr iste et grise comme le
temps. Je n 'ai pas un service assez
actif pour oublier. Parfois, quand je
circule dans les tranchées, quand
j 'examine le terrain par les créneaux
repérés, où de temps à autre la mort
sert de prix à la curiosité, je me dis
IAnniversaire du mariage du colonel, 19 février 1891
- 46 -
que tout au moins une bonne blessure
mettrait la chose au point . Mais tu me
connais assez pour savoir que cette
pensée un peu amère ne m'empêche pas
de faire mon devoir, c 'est -à-dire de
prendre toutes les précautions
compatibles avec la mission.
J 'aime recevoir et l ire tes let tres, et
je compte beaucoup, s i je reviens d 'ici ,
sur la douceur du foyer.
2 5 fév r i er 1 9 1 5
Ma chère Marguerite,
Oui, je me souviens de la promenade
de Saint -Benoît et aussi de celle à la
f in de laquelle nous avons été dépassés
par ***. Il ne m'a pas dépassé là
seulement, car i l est colonel depuis le
1er janvier – toujours au ministère.
Ladite promenade s 'était fai te par
Blossac, sur le chemin de la Cassette,
et on avait rapporté des violettes. Une
fois aussi on a rapporté des fraisiers
d 'un chemin au delà du parc. Nos
jeunes mariés ont un plus joli coin de
France à leur disposit ion, et comme un
prolongement de Miraflorès.
Ma pauvre peti te, les nominations
ont paru hier. . . C'est le commandant
X.. . qui est promu. Le général n 'a pu
obtenir deux l ieutenants -colonels. Je
suis victime des circonstances plus
encore que des hommes.
J 'avais entretenu le général de mon
projet de demander un commandement
dans l 'infanterie si tôt passé l ieutenant -
colonel. Comme je pourrais at tendre
longtemps encore, car l 'art i l lerie du
corps a maintenant plus que son
compte de l ieutenants -colonels –
quatre en tout, et i ls sont déjà cinq –
j 'adresse ma demande immédiatement.
- 47 -
LE CHEF D'ESCADRON SAMUEL BOURGUET,
COMMANDANT LE GROUPE D'ARTILLERIE DE RUEIL
(1911)
- 48 -
LE FANTASSIN
5 mars 1915-25 septembre 1915
62e, Thiepval - Hamel (Hébuterne) 116e, Anthuile - Tahure
5 mars 1 9 1 5 .
Je suis affecté à dater d 'aujourd 'hui
au 62e d 'infanterie comme faisant
fonction de l ieutenant -colonel.
7 mars 1 9 1 5
Ma chère peti te,
Me revoici donc fantassin – pour un
temps ou pour toujours ? - peut-être
pour toujours. - J 'ai quit té l 'art i l lerie
sans regret , sinon sans amertume, hier
samedi en paquetage de campagne,
mon ordonnance derrière moi, et plus
loin le peti t Georges, conduisan t la
voiture téléphonique qui contenait mes
cantines ; je suis part i vers 10 heures,
après avoir dicté, à la demande du
- 49 -
colonel, une consigne pour nos
officiers observateurs et agents de
l iaison. La veil le, j 'avais fait le tour
des chefs de tout poil pour prendre
congé ou prendre contact . Comme le
secteur du 62e a appartenu à ma zone
d 'activité, j 'y connaissais déjà
plusieurs de mes nouveaux chefs ou
camarades ainsi que le terrain et
l 'organisation mili taire, ce qui a
beaucoup facil i té l 'entrée en matière.
Mon nouveau colonel est un homme
ferme et droit ; le général de brigade
entrevu autrefois à Lunéville, puis à
une manœuvre de cadre, se montre
bienveil lant ; le général de division
avc qui j 'ai eu affaire à l 'automne et
qui en général aime peu les art i l leurs a
toujours été très amical avec moi. Il
m'a dit : « Vous devez être content en
voyant peu à peu vos idées s 'appliquer.
C'est sur vos traces que toute
l 'art i l lerie se décide enfin à
marcher. . . »
J 'ai commencé ce matin à visi ter les
tranchées. J 'espère me mettre
rapidement au courant de tout le
service.
1 2 mars 1 9 1 5
Mon cher ami (à son gendre ) ,
Ne vous préoccupez pas pour moi.
Je ne cours guère plus de risques
qu 'avant. . .
Je suis enchanté de mes nouvelles
fonctions et je me réacclimate
rapidement dans une arme que déjà je
- 50 -
connaissais bien. Il faut y adopter des
procédés de commandement nouveaux.
Ici l 'encadrement, si puissant et si
efficace dans l 'art i l lerie par le nombre
et par la valeur, est très insuffisant.
Beaucoup de compagnies sont
commandées par d 'anciens adjudants
ou des l ieutenants de réserve ; en outre,
l 'homme prend une importance
primordiale. Il faut donc connaître
l 'homme, sa psychologie, sa force et
ses faiblesses, se montrer à lui souvent,
l 'ini t ier patiemment à cette vie de
tranchées si nouvelle pour tous.
L 'officier d 'infanterie n 'a pas besoin
d 'être aussi instruit que celui
d 'art i l lerie, mais i l doit être plus
psychologue, plus troupier, plus chef.
Dans l 'ensemble, l ' infanterie a fait
beaucoup de progrès de toutes
manières depuis les jours sombres du
début. Et puis el le a maintenant l 'hiver
derrière elle, au l ieu de l 'avoir en
perspective.
Enfin les aménagements des
tranchées la mettent à l 'abri des
inondations, des océans de boue dans
lesquels el le a pataugé jusqu'au genou
et souvent même jusqu'au ventre en
décembre.
1 2 mars .
Ma chérie,
Mon colonel, un Bourguignon
intell igent et honnête, a vite vu le parti
qu 'i l pouvait t irer de ma coopération,
et d 'accord avec lui je travail le à régler
au mieux cette grande guerre des
tranchées où tout est à improviser pour
nous, et où nous refaisons avec
- 51 -
quelques variantes l 'expérience des
armées de Louis XIV. Il ya toujours
beaucoup à rectifier dans le service des
tranchées, ce qui impose au chef une
action de présence moins uti le dans
l 'art i l lerie. Dans l 'infanterie, en effet ,
l 'homme de troupe est presque tout. Il
faut agir sur lui directement, d 'autant
plus que les cadres sont incomplets et
de valeur médiocre, en raison des
pertes. Ce service agréable me distrait
et me redonne pat ience et bonne
humeur.
1 5 mars .
Je comprends ton chagrin de savoir
la Guadeloupe coulée. C'est
douloureux de penser que cette
demeure où nous avons passé deux
bonnes semaines et que nous aimions
bien est maintenant au fond de l 'eau.
2 6 mars .
Ma chérie,
Reçu aujourd 'hui ta let tre du 23,
tandis que le colonel recevait ton mot
et sa lampe.. . Il est enchanté, et moi
aussi .
C'est un fantassin de carrière, ami
du détail , t rès troupier, très énergique,
beaucoup de bon sens et de finesse. Je
suis tout à fait acclimaté. Aux heures
de loisir, j 'étudie avec les officiers au
repos les actions auxquelles i ls ont été
mêlés au début de la campagne. Ce qui
me permet à la fois de mettre au point
mon expérience de la tactique
d 'infanterie et de faire intimement
- 52 -
connaissance avec le personnel.
Quand on a suivi un officier dans
tout le détail d 'une attaque de nuit ,
d 'une retraite, qu 'on l 'a mis sur la
sellet te de toutes manières, on le
connaît mieux qu 'après un an de
régiment.
2 9 mars 1 9 1 5 .
Mon cher ami (à son gendre ) ,
J 'espère que le beau soleil va vite
guérir votre femme et qu 'en famille
vous pourrez faire de bonnes parties
pendant les vacances toutes proches. Je
donnerais bien quelque chose pour être
une fois de la fête, mais ce sera pour
plus tard, si je reviens.
J 'ai fai l l i hier, dimanche des
Rameaux, être ramassé par les balles
boches au cours d 'une reconnaissance
que je faisais seul pour att irer moins
l 'at tention, dans un terrain très
surveil lé par l 'ennemi. En dépit de ma
tenue « bleu horizon », j 'ai été pisté et
salement suivi pendant quelques
minutes, par de bons t ireurs, et les
balles passaient rudement près. J 'ai pu
atteindre une tranchée et sur la crête
de cette tranchée les balles venaient
rageusement me chercher encore.
1 er a vr i l .
Ma chère Jenny,
Tout va bien. Toujours.
Temps superbe, très f roid le matin.
Tout à l 'heure, pêche intéressante au
fi let dans un immense bassin, en vue
- 53 -
du repas du vendredi saint . Cadre
pit toresque avec obus sifflant au -
dessus de la tête et avions évoluant
dans le ciel bleu. Le jour des Rameaux,
votre beau-frère a fail l i écoper
sérieusement, car un vilain Boche fort
adroit l 'a suivi de ses balles au cours
d 'une reconnaissance.
1 6 avr i l ?
Ma chérie,
J 'ai une besogne terrible. Je
remplace provisoirement le colonel
avec cinq batail lons dans les paturons,
soit plus de 5.000 hommes et des
organisations de tout ordre à améliorer
ou à créer. Là, comme en automne,
j 'organise pour d 'autres. . . Enfin, là
comme en automne, j 'ai du moins de
grosses satisfactions de
commandement, tout au moins pour
quelques jours. Merci de tes peti tes
l ignes de la fin. Tu me juges avec plus
d 'affection que de clairvoyance. Je suis
simplement un honnête garçon ayant
quelque bon sens.
1 9 avr i l 1 9 1 5 .
Ma chère famille, femme, fi l le
et gendre,
Je suis un peu en retard avec le
jeune ménage, ayant depuis une
semaine beaucoup de travail . Le
colonel a pris une brigade et je
commande le régiment en attendant le
remplaçant. Ce qui complique ma
besogne, c 'est une recrudescence
- 54 -
d'activité al lemande dans notre secteur,
des alertes de nuit . . . et aussi
l 'extension prescri te pour le font du
régiment. Je commande cinq batail lons
dont deux terri toriaux, ceux -ci
excellents. La photo des Annales a été
prise, i l y a quelque deux mois, à mon
insu, au cours d 'une promenade dans
les tranchées de La Boisselle faite avec
six journalistes étrangers que j 'avais
charge de piloter, avec consigne
d 'éviter les coins trop dangereux. Vous
m'y voyez garantissant les jupes de
mon manteau pour évi ter de trop racler
les parois, tandis que je marche avec
précaution parmi les flaques. Les
tranchées du 62 sont mieux organisées
avec écoulement des eaux et toutes
sortes de perfectionnements presque
confortables. Ces améliorations et
aussi la belle saison ont rempli tous les
cœurs de courage, l 'état moral est
excellent.
Quels braves gens ! Ils sont des
centaines à l 'affût des missions
péril leuses, des patrouil les de nuit , des
coups de main ; i l y a quinze jours un
homme a insisté à plusieurs reprises
pour aller chercher le corps de son
sergent, tout près des fi ls de fer boches,
et l 'a fai t . . . i l a une bonne figure
poupine et pacifique. C'est curieux
d 'ai l leurs, la différence entre le type
un peu rasta du héros du temps de paix
à la d 'Artagnan et le type courant des
vrais hommes courageux. Quelles
intéressantes observat ions à faire sur
les officiers comme sur les hommes !
- 55 -
2 2 avr i l .
Le nouveau colonel du 62 est arrivé
hier. Il est très jeune, a passé deux ans
en Grèce avec le général E.. . et y a
gagné le galon que j 'ai perdu au
Pérou.. . IL est charmant, d 'ai l leurs.
Dommage que le colonel C.. . ai t été
nommé sitôt au commandement d 'une
brigade. . . Lieutenant -colonel, j 'aurais
presque certainement gardé le
commandement du 62, car j 'ai la cote
en ce moment.
A t i tre de dédommagement, je viens
de passer neuf jours épatants, juste à
un moment où le secteur s 'est étendu,
ce qui a exigé des reconnaissances, des
travaux supplémentaires, cela avec
deux bonnes peti tes alertes de nuit et
leur cortège de graves responsabil i tés
pour le chef et l ' impressionnante
grandeur du bruit des canons et de la
fusil lade amplifié par les échos de la
nuit .
Ah ! L'ivresse du commandement
quand on y est préparé par la théorie et
la pratique, quand on connaît le terrain
et les hommes, quand on sait qu 'un
ordre mal donné ou donné trop tard
peut provoquer un désastre. . .
Le général de divis ion a dit au
nouveau colonel qu 'i l devait se hâter
de se faire mettre au courant de tout
par moi, parce que j 'al lais sans doute
quit ter momentanément le 62. Pour
quelle mission ? C'est le secret de
demain.. . de tout à l 'heure peut -être.
Quant à passer en quelques heures
un service aussi lourd, aussi multiple,
où des tas de questions sont des
questions de nuances, de moral, de
- 56 -
sentiment, i l n 'y faut pas songer. Un
régiment d 'infanterie sur le front dans
les circonstances actuelles est tout un
monde, et , à côté, le commandement
d 'un régiment d 'art i l lerie est une
sinécure.
Si je quit tais le 62, je lui laisserais
en héritage une méthode rationnelle de
t ir des mitrail leuses sur avions, une
bonne organisation des l iaisons avec
l 'art i l lerie, et diverses améliorations
du service des tranchées (postes
d 'écoute en avant des réseaux de fi l de
fer, régularisation du service des
patrouil les de nuit , etc .) .
2 5 avr i l .
Ma chérie,
Lorsqu'i l y a une quinza ine de jours
je me suis trouvé, en surprise, et en
quelques heures à la tête du 62e
provisoirement, j 'ai senti vivement ma
responsabil i té et , le soir, al longé tout
habil lé sur le l i t établi dans mon
bureaux, la lampe allumée, le
téléphone à portée de la ma in, j 'ai
éprouvé, plus que lorsque les balles
sifflent et que la mort guette, le besoin
de demander à Dieu la force d 'âme et
la décision nécessaires en toute
circonstance.
Mes dix jours de commandement se
sont bien passés, malgré la
complication qu 'a entra înée une
extension de notre front.
La connaissance du terrain et des
officiers du 62, le sentiment aussi que
j 'inspirais confiance m'ont facil i té les
choses, et cette période d 'activité me
laissera un très bon souvenir.
- 57 -
Jeudi dernier, après une matinée
passée sur le terrain à mettre le colonel
un peu au courant, j 'ai reçu une note de
service m'affectant comme chef à un
nouveau secteur. Le secteur était peti t ,
mais on le savait dangereux, diffici le
et nécessitant d 'urgents travaux
défensifs. Au fond, j 'aimai s mieux
cela : le commandement d 'un peti t
secteur que la seconde place dans un
grand, et c 'est d 'un cœur léger
qu'uti l isant l 'auto prêtée par le général ,
j 'ai visi té dans l 'après -midi mes
anciens et mes nouveaux chefs. Puis,
dans la soirée, conférence pour achever
la mise au courant, et confection de
mes cantines, et , après le dîner, départ
à cheval.
Mon nouveau poste de
commandement est plus modeste que
l 'ancien, mais surtout beaucoup plus
près des Boches. J 'habite la seule
maison à peu près intacte du vil lage, et
chaque jour les obus viennent nous
visi ter. . . plus ou moins près.. Ce qui
est plus sérieux, c 'es t qu 'ici tout est
nouveau pour moi, les hommes et le
terrain, et qu 'i l faut s 'at tendre à tout. . .
Cela, je le prévoyais, jeudi soir,
trottant dans la nuit . . . puis traversant
une série de postes barricadés.. . ,
m'enfonçant dans la première l igne
pour y séjourner, mais je ne pensais
pas que la prise en charge serait aussi
lourde, que je trouverais des défenses
aussi incomplètes, des travaux aussi en
retard avec des moyens aussi réduits !
Le général commandant le corps
d 'armée m'a convoqué hier à son poste
de commandement en m'envoyant une
auto pour rejoindre. Il m'a demandé de
lui exposer la si tuation. Il m'a marqué
- 58 -
beaucoup de confiance et m'a laissé
envisager que le commandement d 'un
régiment viendrait bientôt .
2 8 avr i l .
Cette fois, ma chérie, je suis tout à
fait à mon affaire.
J 'avais eu des sat isfactions en
octobre, décembre avec mes trois
groupes, - l 'intérêt du 62e pendant un
mois, des satisfactions encore plus
grandes pendant mes dix jours de
commandement intér imaire – mais
cette fois c 'est complet . C'est
l 'infanterie tel le que je la devinais,
insaisissable au raisonnement, où tout
est détail et nuances, où la règle
commode craque toujours, où i l faut à
chaque instant se décider en faisant
quelque sacrifice, où les forces
morales sont presque tout. Et puis,
c 'est le coin de terrain disgracié où les
chefs se sont succédé au hasard des
relèves, . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . ( c e n s u r é ) . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je dispose de deux sections du génie
pour les travaux et en outre d 'une
compagnie de réserve.
Je règle l 'organisation des chantiers
comme un véritable entrepreneur, mais
dans des conditions où la moindre
erreur peut coûter la vie de quelques
hommes. Un travail de nuit est -i l
commencé avant que la lune soit
- 59 -
cachée ? Je risque de grosses pertes.
Les hommes travail lent-i ls comme en
corvée, mollement ? La séance se
prolonge et de nouveau les pertes
s 'accroissent. Le régime de la tâche est
le meilleur. L 'art i l lerie voisine par ses
t irs peut également réduire le danger
pour mes travail leurs si j 'ai su lui
préciser sa miss ion.
Dans les tranchées mêmes, ce sont
tous les détails d'installat ion des
créneaux, de préparation du t ir, du
dégagement du champ de t ir,
d 'organisation de défenses accessoires,
des postes d 'écoute, des patrouil les. . . ,
la consigne des mitrail leuses, les
prévisions de conduite en cas d 'at taque,
d 'emploi des réserves, de l iaison, etc. ,
etc.
Ce sont les améliorations à réaliser
dans le tracé, dans le flanquement,
dans le service de vigilance. C'est , en
un mot, une activi té constante et
splendide dont le prix doit être la
conservation (ou tout au moins des
chances plus grandes de conservation)
du terrain confié à ma garde. Chaque
jour, nous avons des morts et des
blessés : hier, un bombardement sévère
m'a surpris au milieu des tranchées, et
au retour j 'ai dû enjamber un cadavre
dans le boyau. Il me fallai t cette
activité, cet intérêt pour ne pas être
malheureux, pour garder le courage.
Cette fois, je suis sûr que tous mes
chefs qui me connaissent m'apprécient,
jusqu'au général *** inclus. Mais au
delà je suis désarmé.
3 0 avr i l .
Rien n 'est venu. Pourtant, cette fois,
- 60 -
je n'ai pas à beaucoup près le chagrin
février et de décembre. Cette fois, je
suis à un poste d 'honneur et je vois
chaque jour la mort de si près que je
mets chaque chose à sa place.. .
La guerre me donne les satisfactions
essentielles que j 'en attendais. Pour le
reste, j 'ai la preuve que ceux qui me
voient à l’œuvre m’apprécient. Je sais
que je finirai par avoir un régiment.
Qu'importent les galons.
5 ma i .
Le commandement dans l 'infanterie
me donne les satisfactions que j 'en
attendais. L 'homme de troupe est bien
le stradivarius que je pressentais ; en
outre, quelle bravoure modeste ! Plus
près de lui que je ne l 'avais jamais été
encore, exposé aux mêmes dangers,
supportant presque les mêmes fatigue s,
je me sens grandi par ce
rapprochement. Mais c 'est lui qui,
malgré tout, a le plus de mérite, car i l
n 'a pas les satisfactions du
commandement. Cette vie intense paie
les efforts de toute ma carrière ;
j 'oublie sans peine les angoisses de
l 'avancement. On n 'a pas besoin de
plus de galons quand on mène la vie
que je mène ; on est trop occupé et
trop fier de sa besogne pour être
ambitieux, et je comprends enfin les
officiers de la première République
refusant des grades pour rester près de
leurs hommes.
Seulement, combien de temps
pourrai -je soutenir cet effort ? J 'ai été
envoyé dans ce malheureux secteur
pour y rattraper aussi tôt que possible
- 61 -
quatre mois de retard, pour y créer des
abris contre le bombardement intense
nous tuant chaque jour des hommes au
repos, pour y réorganiser la défense
actuellement précaire et mal comprise,
comme l 'ont prouvé les douloureux
incidents d 'i l y a trois semaines.. . C'est
très bien, mais je reste là en
permanence avec des journées de vingt
heures bien près de l 'ennemi. Les
troupes que l 'on me donne sont
relevées chaque semaine, c 'est -à-dire
se reposent une semaine sur deux. Je
suis seul permanent. Pourrai -je durer
jusqu'au bout, jusqu'à l 'entière mise au
point ?
6 ma i .
Je croyais les promotions faites
depuis huit jours, et de nouveau, mais
cette fois sans trop de peine, j 'avais
fait mon deuil du cinquième galon. Or,
je suis promu lieutenant -colonel. Un
coup de téléphone du corps d 'armée me
l 'apprend.
7 ma i .
Premières let tres ou cartes de
félici tat ions venues des fronts vo isins.
Toutes parlent de justice enfin rendue.. .
Jamais je n'aurais cru que ce
cinquième galon put à ce point me
laisser indifférent.
Le seul côté douloureux de l 'at tente,
c 'était les camarades ou amis lointains
qui se demandaient le pourquoi de
cette at tente, ignorant l 'étrange
concours de circonstances dont j 'étais
victime. Depuis quatre mois je
n 'écrivais plus qu 'à la famille, et vis -à-
- 62 -
vis de la famille même, j 'étais gêné au
point de souhaiter parfois une bonne
blessure mettant f in au malentendu.
Maintenant, je suis content de
penser que j 'aurai bientôt sans doute
un vrai , un gros régiment d 'infanterie.
Voilà surtout pourquoi mon cinquième
galon est le bienvenu.
8 ma i .
Un de mes sapeurs du génie a été
tué la nuit dernière dans les fi ls de fer
qu 'i l plaçait en avant des tranchées. Je
reviens de son enterrement .
L 'impression d 'art était si poignante et
si belle, que je m'en voulais de ne pas
penser assez au pauvre mort .
La cérémonie s 'est fai te à la nuit ,
car le cimetière est dans le haut du
vil lage, en pleine vue, à quelques
centaines de mètres de l 'ennemi. La
bière grossière est lourde à porter sur
la pente raide. On est une douzaine
pour suivre : l 'escouade du mort ,
dispensée par moi du travail jusqu'à 10
heures, le soldat aumônier et moi. - Le
si lence est de rigueur, cérémonie à part ,
parce qu 'un bruit de voix peut suffire à
att irer la fusil lade ennemie. On
n 'entend donc que des balles destinées
à d 'autres, et passant parfois tout près ;
des fusées éclairantes, amies ou
ennemies, suspendent par interva lle
dans la nuit sombre leur corbeil le
d 'argent. La peti te troupe se tasse à
deux pas de la fosse, contre la porte
éventrée de l 'église en ruines. Grâce à
cet abri , l 'aumônier peut sans trop de
risques éclairer avec sa lampe
électrique son l ivre de prière s. La
- 63 -
bière descendue dans la fosse, je
groupe les hommes près de moi, encore
plus si possible à l 'abr i des vieux murs
percés à jour, et d 'une voix couverte je
dis quelques mots comme en
conversation :
« Le camarade que nous venons de
conduire là est mort , vous le savez,
dans le service. Il est mort
obscurément et simplement pour que la
France vive. Le médecin m'a dit qu 'i l
avait peu souffert . Quand i l s’est vu
mourir, la pensée a dû lui être très
douce que, plus heureux que tant
d 'autres, i l recevrait une sépulture, que
sa famille mili taire, l 'escouade avec
laquelle i l a fait cette rude campagne,
serait réunie près de lui pour l 'enterrer.
Si nous devons mourir aussi ,
souhaitons la même mort. Comme lui ,
continuons à faire tout notre devoir. Et,
n 'est -ce pas, mes amis, que pour nous
autres soldats, la mort a perdu le
caractère si redoutable qu 'elle a en
temps de paix, a perdu presque son
épouvante ? N'est -i l pas vrai qu 'i l n 'en
existe pas de plus bel le – et que Dieu
là-haut nous attend ? »
9 ma i .
Nuit agitée, parce que nuit de relève.
Ce sont là pour moi les heures les plus
mauvaises, et j 'at tends chaque fois le
jour nouveau avec angoisse. Car, dans
les tranchées, les chefs et les hommes
ne peuvent d 'emblée et de nuit être en
possession de leurs moyens . . . . . et si
l 'ennemi alors attaquai t en forces !
- 64 -
11 ma i 19 1 5 .
Merci, ma chère Jenny, pour vos
affectueuses l ignes. Ce sont les
premières félici tat ions reçues de la
famille. Voilà ce que c 'est que d 'être à
Paris et d 'être par surcroît bien
Parisienne. Il fai t un temps superbe.
Depuis quinze jours le coin de pays
dans lequel je vis à quelques pas de
l 'ennemi s 'est rempli de verdure et de
parfums. J 'y mène une dure existence
toujours en alerte. J 'a i écri t ces jours
dernières une longue lettre à quatre
exemplaires et vous en recevrez un
venant de La Flèche, je crois.
Depuis deux semaines mes journées
de travail sont souvent de vingt heures.
Je ne suis plus au 62 depuis dix -huit
jours – mais toujours la même adresse .
2 2 ma i 1 91 5 .
Ma chère Marguerite (à sa f i l le)
Merci mille fois pour tes genti l les
peti tes let tres auxquelles je m'accuse
de n 'avoir pas répondu très
régulièrement ces temps derniers.
Lettres et photos ont été les
bienvenues, bien que je n 'aie plus le
loisir, depuis des mois, de relire les
let tres reçues et de repasser
périodiquement la revue de mes photos.
Mai a couvert la campagne de fleurs.
Je reviens chaque jour des tranchées
par les prés, et le pollen des boutons
d 'or couvre au retour sur mes
chaussures la boue crayeuse. Au
vil lage, où presque toutes les maisons
sont détruites, sont restées trois à
- 65 -
quatre vieil les (les jeunes ont été
expulsées pour mauvaise conduite) et
leurs vaches qui se partagent
l 'immense récolte de luzerne et de
trèfle odorant et nous fournissent
d 'excellent lai t .
2 2 ma i , 11 h du so i r.
Ma chérie,
Je suis loin de toute ressource et je
manque de papier. Je dois at tendre le
retour du prochain batail lon de relève
qui doit me rapporter des fournitures
de bureau. Rien de nouveau. A cette
heure, j 'ai cent hommes qui creusent à
toute peti te distance de l 'ennemi une
nouvelle tranchée que j 'ai jalonnée
moi-même à la tombée de la nuit . Je
reçois par téléphone de demi -heure en
demi-heure des renseignements sur la
marche du travail . Le gros des troupes
est prêt à intervenir s i cette opération
un peu scabreuse at t ire une contre -
attaque.
Mes hommes travail lent à découvert ,
prêts d 'ai l leurs à laisser pelles et
pioches pour reprendre, si besoin est ,
leurs armes formées en faisceaux tout à
côté.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . ( c e n s u r é ) . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ma chère peti te, tu m'écris de
douces let tres tout imprégnées de
jeunesse et de confiante affection.
- 66 -
Tu as bien raison de t 'en faire une et
de devenir philosophe, touchant des
événements dont tu ne peux changer le
cours.
Je crois en effet que nous pourrons
nous faire, si je reviens de la guerre,
une bonne peti te existence très
heureuse.. .
Ne compte pas non plus les l ignes
de mes courts bi l lets et écris -moi de
longues let tres, toi qui as le temps.
2 7 ma i 1 91 5
Ta lettre hier, me fait de la peine. Je
te sens découragée, at tr istée et je
crains que ta santé ne laisse à désirer,
car le moral doit être meilleur, semble -
t -i l lorsqu'on se porte bien.. .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J 'ai mon secteur où je te réponds
que je suis obéi, où j 'obtiens un
rendement qui stupéfie tout le monde,
chefs et inférieurs. Je vois par
exemple un officier du génie un peu
indiscipliné, avec lequel j 'ai eu d 'abord
quelques difficultés, se mettre peu à
peu dans le creux et me confesser que
« j 'obtiens ce que je veux de tout le
monde, que tous mes projets sont
approuvés sans qu 'i l comprenne
toujours pourquoi. . . que mes
compagnies travail lent avec moi
comme elles n 'avaient pas encore
travail lé au cours de la campagne, etc. ,
etc. ». Ça, c 'est mon domaine. Toi, tu
as ton ménage, tes deux garçons, ton
budget, ton équil ibre d 'existence. . . nos
perspectives de pet i te maison de
campagne. Reprends courage.. .
Mon secteur prend une importance
- 67 -
imprévue et depuis quelques jours on y
a mis à ma disposit ion un batail lon de
plus. Je suis tout abruti , ayant dormi
quatre heures et trotté depuis l 'aube
jusqu'à midi.
5 j u in .
Ma chère Jenny,
Ma santé est toujours bonne. Mais
tout de même, voilà quarante -deux
jours que je mène une drôle
d 'existence ; je suis le seul à ne pas
être « relevé » chaque semaine, et
comme chef responsable, j 'ai , bien
entendu, plus de souci, plus de peine
que quiconque. En tout cas l 'intérêt est
grand.
Que pensez-vous de l 'Ital ie ? Je
crains que l 'Allemagne ne décide
l 'Autriche à tout donner, en lui
promettant de l 'aider à tout reprendre
après, avec la Vénétie en plus. Ce
serait là un tout bien joué.. .
5 j u in .
Ma chérie,
J 'ai hâte de savoir comment tu vas ,
de savoir aussi comment tu auras réglé
les questions pendantes.
Rien de nouveau par ici , si ce n 'est
que j 'ai depuis quelques jours cinq
cents travail leurs supplémentaires
prélevés sur un batail lon au repos, et
que c 'est toute une affaire de
reconnaître à temps les travaux de jour
ou de nuit , afin de ne pas être débordé
par la main-d’œuvre. Je suis à la fois
- 68 -
combattant de première l igne, sapeur
(sans adjoint) et ingénieur en chef. Peu
à peu je transforme mon terrain en un
fort véri table avec abris à l’épreuve ;
je détruis les maisons qui me gênent,
j 'étaie ou transforme celles dont j 'ai
besoin, je règle l 'emploi des rondins,
des bois de démolit ion, du béton,
j 'essaie de maintenir la bonne humeur
parmi mes hommes et mes officiers en
leur montrant à tous le but à at teindre.
On veut bien reconnaître que j 'ai
manière, et vraiment i l y a là beaucoup
d 'intérêt sans compter l 'émotion des
balles et des obus.
6 j u in , 1 7 h eu res
Je viens de régler les t ravaux de nuit
de mes mille hommes de réserve sur
vingt chantiers au moins. C'est une
grosse besogne toujours changeante,
exigeant chaque jour de nouvelles
reconnaissances délicates sous les
balles.
Je suis content, payé de ma peinr,
parce que les poilus tr iment d 'assez
bonne grâce.. . Et puis, les Français
aiment à être « commandés ».
Dans une heure, mes capitaines de
première l igne se réunissent pour
recevoir mes instruct ions au sujet de
l 'at taque projetée pour demain.
J 'ai besoin de me ressaisir, de me
rafraîchir la tête. Je laisse à mon poste
de commandement mon chef de
batail lon adjoint et je gagne la prairie
toute proche, désireux d ' 'échapper
quelques instants au harcèlement du
téléphone, au va-et -vient des comptes
rendus.
Or, voilà que, dans la prairie, je me
- 69 -
grise de ce que je vois et entends,
j 'oublie les instruct ions à ruminer pour
regarder et écouter. Je suis assis parmi
les fleurs, et le canon n 'empêche par
les oiseaux de chanter, le soleil
radieux éclaire à quelques centaines de
mètres une tranchée boche toute
blanche, creusée dans la marne,
apparaissant sournoise au-dessus de la
haie. Les coups de la batterie C.. .
claquent rageusement , à deux mille
mètres derrière moi, curieuse
coïncidence créée par le hasard des
versants : on dirait que cet emballé
(ancien écuyer à Bleau) a mis sa
passion dans ses cartouches de 75.
Pour d 'autres batteries plus basses, les
détonations ondulent en cascades
répétées par les grands échos de la
vallée de l 'Ancre. Les obus de gros
calibre sifflent lentement sans qu 'on
entende ni le départ ni l 'arrivée, à
cause de la distance ou du vent.
6 j u in , 1 9 h eu res
L'art i l lerie adverse a peu riposté :
pourtant deux morts et trois blessés, et
un obus arrivé sous ma fenêtre pendant
que je donnais mes instructions.
J 'ai au vil lage et dans les tranchées
des abris à l 'épreuve pour tous les
hommes qui ne sont pas de garde ;
c 'est jusqu’ici le résultat le plus net , le
plus posit if de mes efforts, et j 'ai
économisé ainsi bien des vies . Pour
moi, je dispose théoriquement de la
cave blindée de la maison ; mais elle
est si incommode que j 'ai renoncé
depuis longtemps à m'y abriter quand
ça marmite, et je me borne à y faire
- 70 -
descendre mes téléphones.
Cependant, je me suis fait
commencer hier un bel abri blindé dans
la cour.
7 j u in , 4 h . du ma t in .
Quelle sale nuit , avec toute une
navette d 'ordres, de l iaison et de
mauvais peti ts bouts de sommeil ,
al longé sur mon matelas auprès de la
lampe, dévorés par les moustiques.
Mais, depuis une heure, la fraîcheur de
l 'aube et la satisf action toujours
nouvelle de se dire : « Encore une nuit
ede passée sans gros à -coup », tout
cela m'a rasséréné.
La préparation de l 'at taque par
l 'art i l lerie, qui s 'était poursuivie de
façon intermittente pendant la nuit ,
vient de reprendre avec plus d 'ampl eur.
L 'oreil le perçoit dix coups par seconde
au moins, les coups de départ lointains
se fondent presque en une sorte de
roulement ouaté. Les éclatements
d 'arrivée donnent l 'impression en avant
de moi d 'une forge géante où cent
marteaux-pilons s 'acharneraient.
A travers ma fenêtre ouverte,
j 'aperçois la belle figure du poilu de
garde à mon poste de commandement.
Je viens de dicter sans me lever les
derniers ordres. L 'attaque va se
produire contre notre gauche, et c 'est
nous autres qui devons la garantir,
l 'é tayer. Il faut êt re prêt à tout
événement. Mon ordre est de tenir sans
l imites.
- 71 -
11 h eu res .
Les camarades ont enlevé une ferme,
deux l ignes de tranchées, avec trois
cents Boches prisonniers. Nous, nous
avons tenu. Ce soir le l ieutenant prêtre
enterrera nos morts.
9 j u in 1 9 15 .
Ma chérie,
Ton si lence me donne de
l 'oppression. J 'aime bien mieux tes
pauvres peti tes plaintes. T 'ai -je
rabrouée l 'autre jour, je ne le pense pas,
en tout cas je ne l 'ai pas voulu, pauvre
peti te amie désemparée, seule, battue
par la tempête.. .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je te prêche l 'esprit philosophique,
mais c 'est plus facile que de l 'avoir,
pourtant j 'en ai un peu plus que toi
peut -être, ayant été en somme plus
secoué par la vie. . .
J 'ai parfois à lutter à deux pas de
l 'ennemi contre l 'espr it d 'aigreur et de
discorde.. . Ah ! Combien ai -je raison
de préconiser la bonté. La bonté
comme vertu suprême. La bonté ! Je
me sens incapable d 'ordonner jamais
des massacres en Allemagne, des
massacres de non-combattants et des
destructions de vil lages.
Toi, tu sais, ma chérie, tu as été
méchante quelquefois, avec moi et
injuste. Mais c 'est f ini , n 'est -ce pas, et
comme on passera d 'heureuses années
si je reviens de par ici !
- 72 -
9 j u in 1 9 15 .
J 'ai été bien content, ma chérie, de
recevoir ta let tre et d 'y l ire les l ignes
d 'une bonne philosophie.
Ci-joint un bout de journal avec
l 'épilogue imprimé au Petit Parisien .
Ci-joint aussi un curieux document
sur la mentali té boche. C'est bien le
vingtième que je l is dans ce goût. Les
femmes ne parlent guère à leurs maris
que du prix des pommes de terre, et
vraiment ces gens -là sont faits pour se
comprendre.
Petit Parisien, 8 juin . - Ce matin, à
5 heures, nous avons attaqué près
d 'Hébuterne les posit ions ennemies
dans les environs de la ferme de
Toutvent. Nous avons enlevé, sur un
front de mille deux cents mètres, deux
l ignes successives de tranchées, fai t
des prisonniers et pris des
mitrail leuses.
Peti t Parisien, 9 juin . - Notre
attaque au sud d 'Hébuterne a
complètement réussi . Nous avons
enlevé d 'assaut les deux l ignes
ennemies et la ferme de Toutvent en
faisant quatre cents prisonniers non
blessés, dont sept officiers, et en
prenant des mitrail leuses dont le
nombre n 'ai pu encore être établi .
Plusieurs centaines de cadavres
ennemis sont sur le t errain. Une seule
contre-attaque allemande s 'est produite,
el le a été immédiatement arrêtée.
- 73 -
1 7 j u in 1 91 5 .
Mon cher François,
Tu ne peux comprendre, parce que
tu es trop jeune, tout le plaisir que j 'ai
à l ire tes genti l les peti tes let tres où tu
me racontes ta paisible existence, tes
jeux, tes sorties, tes notes et le temps
qu 'i l fai t .
Les fleurs, les plantes et les oiseaux
du voisinage, par ici , tout près des
balles, de l 'angoisse et de la mort
continuent de même à vivre leur bonne
peti te vie tranquille, et cela repose de
constater combien est factice et
momentanée toute notre agitation.
Fin j u in .
La forteresse d 'H.. . prend forme. De
grands décors de haies montés sur
échafaudages masquent les chantiers
dangereux et désorientent les Boches ;
les maçons cimentent cinq mille
briques par jour, cerclant les maisons
conservées d 'un revêtement à
l 'épreuve ; les charpentiers démolissent
les maisons qui masquent les vues,
construisent à l 'intérieur de la
forteresse des baraquements pour la
garnison, étaient les poutres des
maisons conservées ; les terrassiers
relient celles-ci par des tranchées,
égalisent le sol pour facil i ter le tir,
faisant disparaître talus, remblais et
même parfois les rues. Un peu avant la
nuit , accompagné de mon fidèle F.. . ,
- 74 -
architecte parisien qui trouve un
charme imprévu à la topographie sous
les balles, je vais piqueter quelque
nouvel ouvrage. J 'ai en moyenne quatre
cents travail leurs de jour et deux cents
de nuit sur les chantiers trop exposés.
A force de prudence j 'arrive, avec u n
total de vingt mille journées de travail
au moins, à quatre morts ou blessés en
tout dans mes équipes. Mais pour en
arriver là que de balles j 'ai at t irées sur
moi.
Hier, une mission d 'officiers
étrangers, trois colonels et un général
(celui -ci anglais) , a visi té mes travaux.
Ils n 'avaient, je crois, pas encore vu
d 'aussi gros travaux ; mais ce qui a le
plus frappé l 'Anglais, c 'est ma piscine
de quatre mètres sur huit , al imentée
par une dérivation de l 'Ancre, profonde
de un mètre avec sol en planches
retenues par des rails et talus clayonné.
Une escouade peut s 'y baigner d 'un
bloc. Ce n 'est pas aussi majestueux que
le « bain de l ' Inca » en granit , mais
c 'est genti l et dans un si te délicieux.
J 'ai été beaucoup aidé dans mes
travaux par plusieurs batail lons
terri toriaux. Les hommes de l 'active
ont plus de force dans les bras, mais
moins de savoir-faire.
Active ou terri toriale, compagnies
de première l igne ou compagnies de
travail , tout ce monde de braves gens
me trouvent, les premiers jours, un peu
exigeant, mais me sait gré de la
précision de mes ordres, de la peine
que je prends ; quand i ls sont relevés,
i ls déclarent qu 'i ls préféreraient rester.
J 'ai chaque jour avec eux de grosses
satisfactions.
- 75 -
1 er j u i l l e t .
Demain, nouveau changement de
service. Le 62e, dont j 'étais détaché,
prend mon secteur. Demain soir je ne
serai plus le maître , je redeviendrai
« l ieutenant -colonel ».
3 j u i l l e t
Un lieutenant du 62e, chargé d 'une
reconnaissance avec F.. . , n 'a pas voulu
suivre les conseils de prudence de son
guide ; i l a été tué.
4 j u i l l e t
Encore un l ieutenant de tué en avant
des tranchées pour une imprudence la
nuit . Il a été impossible d 'al ler
chercher son corps que les Boches ont
enlevé. Pauvre 62e, voilà un bien
mauvais début par ici .
5 j u i l l e t .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
8 j u i l l e t .
Le général m'annonce
officieusement que le général en chef a
décidé de me nommer un
commandement de l 'autre régiment de
la brigade. Voilà le premier véritable
succès de ma carrière.
Dans la nuit , une auto m'amène à A.. .
où j 'embrasse Paul au passage. C'est un
brave enfant.
- 76 -
6 j u i l l e t 1 9 1 5 .
Ma chère Jenny,
Ça va toujours très bien ici . Mon
poste de commandement a un jardin où
tout pousse au hasard et où nous
récoltons fraises, framboises, cerises,
groseil les. C'est r iant , tout rempli de
bourdonnements et de chants d 'oiseaux ;
et le sifflement de quelque balle égarée
par les jours calmes.. . augmente encore
si possible le charme de ce paradis.
Je n 'avais jamais autant joui, je
crois, de la verte campagne.
Vivent les Ital iens !
1 0 j u i l le t .
Ma chérie,
Comme c 'est genti l de m'écrire ainsi
presque chaque jour ! Chaque jour, ma
foi ! Et de si bonnes, si douces let tres
que je me sens tout at tendri de
reconnaissance.
J 'ai pu voir Paul quelques minutes
en gare d 'Amiens après avoir at tendu
trois heures le t rain par suite
d 'encombrement (I) .
Il m'a fait plaisir, ce peti t , avec son
entrain de bon aloi et son air de santé.
La France paie son tribut sans
rechigner et la bonne volonté des fi ls
IIl y avait dix mois qu'en quittant la Guadeloupe Paul Bourguet
avait laissé son père pour s'engager aux chasseurs d'Afrique.
- 77 -
doit encourager les pères à poursuivre
jusqu'au bout.
1 3 j u i l le t .
Ma chérie,
C'était une douce habi tude, celle que
je prenais depuis quelques jours de
recevoir à chaque courrier une bonne
lettre de quatre pages. . .
Hier la dose a été double, mais la
première partie m'a paru un peu amère.
Ma Nao est un peu méchante d 'avoir
fait peu de crédit à son mari , et lorsque
les apparences lui donnaient tort de ne
pas avoir donné à sa plainte une forme
plus.. . moins.. .
M i d i .
Je me suis levé ce matin avec une
heure d 'avance, à 4 heures , pour
t 'écrire. Mais une obl igation imprévue
a surgi, et , depuis , je suis sans
désemparer sur la sellet te. Batail lon de
relève qui vient prendre les pour-cent.
Étude de comptes rendus des
patrouil les de nuit au delà des réseaux.
Étude d 'un projet de poste d 'écoute.
Visite de mes chantiers. Rectifications
d 'erreurs ou de malentendus. C'est
toujours la même besogne incessante.
Avec cela, depuis que le 62e a pris
le secteur, colonel, général de brigade,
général de division, général de corps
d 'armée viennent successivement le
parcourir.
A nous deux maintenant, jusqu'à ce
que l 'on se mette à table. Mets ta
- 78 -
méchante et ombrageuse peti te tête sur
mon épaule que je l isse ses plumes.
Pauvre Nao est coupable sur toute la
l igne.. .
Sam ne veut pas donner d 'ordre à sa
femme, bien sûr qu 'elle agira pour le
mieux. Il a voulu l 'aider de ses
conseils, non l 'i rr i ter. Sam n 'a pas pu,
ne peut pas encore demander de
permission même pour aller à Amiens.
Il y a passé l 'autre nuit une heure avec
aller et retour dans une auto du cor ps
d 'armée – mais une heure ne serait pas
ce qu 'i l nous faudrait après un an de
séparation, n 'est -ce pas. Ce serait plus
douloureux que bienfaisant. Dans les
troupes du front ( je ne dis pas les
services de l 'arrière ou des états -
majors) le régime des permissions,
réglé comme une manœuvre dans tous
ses détails par le commandement, a
commencé à jouer i l y a quatre jours.
Je ne puis en prof iter encore. La
véritable forteresse que j 'ai improvisée
ici n 'a pas encore sa physionomie
définit ive. La laisser saboter serait une
suprême maladresse. Ce n 'est pas pour
cela que depuis trois mois bientôt je
mène une vie d 'enfer, joignant les
soucis d 'un ingénieur et d 'un directeur
d 'usine improvisé à ceux du chef
responsable de la défense dans un coin
de terre où la supériori té morale était à
l 'ennemi quand je suis arrivé, et où, un
mois durant, toute tentative ennemie
était assurée de succès !
L 'intérêt est si grand, si poignant ,
que j 'oublie d 'être fatigué et si je fais
préparer un l i t de repos dans mon poste
de commandement, c 'est pour mon chef
adjoint qui, lui , est relevé tous les dix
jours, travail le ici moitié moins que
- 79 -
moi et , malgré tout, déclare ne pouvoir
résister à la vie que je lui fais mener. . . ,
au va-et -vient du téléphone la nuit , etc.
Le général en chef m'a annoncé hier
à son tour ma nominat ion prochaine au
commandement du 116e dont le colonel
est malade depuis trois mois. J 'ai
demandé quelques jours de délai pour
achever ici les travaux essentiels, ceux
qui engageront l 'avenir. Je ne sais s 'i l
pourra me donner satisfaction. Une
fois au 116e, i l faudra prendre le
contact . J 'y connais heureusement déjà
quelques compagnies qui ont al terné
sous mes ordres ici ces temps derniers,
mais je r isquerais trop gros jeu si je ne
partais pas sur le bon pied dans ce
nouveau service.
Après ces quatre mois passés dans
l 'infanterie, j 'en ai le maniement. Je
crois pouvoir exiger d 'el le deux fois
autant que beaucoup d 'autres, sans la
mécontenter. Je n 'ai pas trop de peine à
me faire accepter des hommes de
troupe, mais du corps d 'off icier,
forcément un peu méfiant vis -à-vis
d 'un ex-art i l leur, c 'est plus délicat .
Voilà les raisons que je voulais te
donner, que je t 'annonçais. Arrange
donc ma permission pour le mieux.
Je crois avoir répondu à tout, mais
harcelé par l 'heure, je n 'ai pas le temps
même de relire ta let tre.
Sans rancune, ma chère peti te
ombrageuse.
1 5 j u i l le t .
Je mène une vie terrible dans un
secteur où la responsabil i té tactique
est grande et où, d 'autre part , i l y a un
travail fou d 'organisation. Sur la
- 80 -
première l igne, que j 'ai transformée
entièrement, on peut enfin attendre
sans trop de crainte une attaque, et la
supériori té morale a été reprise sur les
Allemands. En arrière , c 'est une vraie
forteresse qui sort de terre parmi les
maisons les unes détruites, les autres
bl indées.
Pour assurer l a continuité des
travaux de l 'arrière, de la défense en
avant, au milieu du va -et -vient des
relèves, i l m'a fallu payer de ma
personne, travail ler moi -même sans
relâche seize heures par jour, faire des
reconnaissances là où les balle s
guettent les indifférents, réduire les
hosti les, diriger vingt chantiers, à
chaque relève tout remettre en
mouvement, rouler sans trêve mon
rocher.
2 0 j u i l le t , S t e Margu er i t e .
J 'ai reçu aujourd 'hui ma lettre de
service venue du grand quartier
général et me nommant au
commandement du 116e. J 'éprouve à la
fois du chagrin de qui t ter Hamel et une
joie immense d 'avoir à commander
trois mille fantassins, et aussi
l 'angoisse de savoir si je serai à la
hauteur de cette lourde tâche avec mon
expérience si jeune.. .
Je te souhaite, ma chérie,
d 'heureuses vacances. Deviens plus
sage, plus philosophe. Cela se peut
sans devenir indifférente, sans se
détacher de rien ni de personne. Avoir
l 'esprit philosophique, c 'est être
indulgent ; chercher le bon côté des
gens et des choses ; expliquer et
- 81 -
justif ier les erreurs des autres, ce n 'est
pas rétrécir le cœur.
Je te souhaite aussi , mon enfant, de
voir revenir de la guerre ton mari et
ton fi ls. Mais n 'y compte pas trop, afin
de remercier encore le ciel si sur les
deux tu n 'en perds qu 'un !
La guerre sera longue. La France
avait préparé la paix, non la guerre. Il
lui faut un an peut -être encore pour
paralyser l 'art i l lerie lourde allemande
par une art i l lerie égale et prodiguer les
obus comme le font les Allemands. Il
lui faut industrial iser la guerre. Il lui
faut faire en grand, en très grand, ce
que j 'ai fai t ici . On m'avait demandé
d 'organiser un réduit susceptible de
résister de tous côtés. J 'ai fai t une
forteresse dans laquelle un bon
batail lon pourra tenir un mois contre
un corps d 'armée. Si tous ceux qui
organisent en France mettaient à leur
tâche mon acharnement et mon esprit
de méthode, ça i rait plus vite
certainement.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et nous autres qui voyons notre
infanterie renaître, reprendre sa vertu,
son mordant, sa confiance en elle -
même, après les affreuses hécatombes,
les cruelles leçons des premiers mois ;
nous qui la voyons redevenir nettement
supérieure à l 'infanterie allemande,
sort ir de ses tranchées avec un
magnifique élan, réussir toutes ses
attaques, ou presque. . . , quelle douleur
de la voir, après quelques centaines de
mètres conquis, écrasée par des feux
d 'art i l lerie terribles que notre art i l lerie
est impuissante à paralyser.
- 82 -
1 7 j u i l le t .
A Mademoiselle Marguerite ***,
Devinez-vous la joie qu 'apporte
dans nos l ignes, chère Mademoiselle et
amie, une let tre comme la vôtre ?
Beaucoup de nos soldats, je le sais, en
reçoivent aussi , moins belles, mais très
douces aussi , et pleines d 'un parfum
qui les réconforte. Les Allemands
peuvent avoir plus de méthode et une
meilleure organisation : i ls n 'ont pas
de femmes comme les nôtres, et c 'est
beaucoup à cause de cela que nous
vaincrons.
L 'enfant vibrante d 'idéal patriotique
que vous étiez au temps du camp de
Mailly est devenue une pure, une vraie
Française. Son vieil ami lui envoie ci -
inclus un souvenir du front, du coin de
terrain dont i l assure la garde depuis
deux mois. Il a passé ici des nuits
d 'angoisse, sachant le secteur hors
d 'état de résister à une attaque sérieuse
et tout saignant encore d 'une brèche
récente faite par l 'ennemi le 10 avril .
Ce jour-là un détachement allemand
avait pu pénétrer dans nos l ignes en
traversant les marais de l 'Ancre, et
même un capitaine de ce détachement
était venu se faire tuer en arrière de la
maisonnette du chemin de fer que vous
voyez contre le talus même qui en
cache la partie inférieure. Peu à peu
l 'organisation a été améliorée, et
depuis quelques semaines j 'en suis à
regretter que les Allemands n 'at taquent
plus.
Demain, chère amie, je quit te Hamel
pour prendre le commandement du 116e
et l 'on dit que bientôt nous partirons
- 83 -
pour une destination inconnue. Voilà
donc une page qui se tourne. C'est pour
moi un beau rêve qui se réalise, le rê ve
de commander un régiment d 'infanterie
en campagne. Mais serai -je à la
hauteur de cette lourde tâche ?
J 'éprouve, comme l 'ont fait toujours à
chaque tournant du chemin, un
serrement de cœur.
Je n'ai reçu qu 'un court bil let de
votre frère Henri et lui ai répondu i l y
a bien longtemps.
Ju i l le t 1 9 1 5 .
Je t 'adresse ci -joint une curieuse
let tre d 'un chef de batail lon terri torial ,
le dernier de ceux qui ont servi sous
mes ordres à Hamel et qui est part i
pour la Champagne lorsque le 62e est
revenu ici .
Elle contient un témoignage comme
j 'en ai reçu cent : « Avec vous nous
travail lons deux fois plus, à contre -
cœur d 'abord, puis avec plaisir, parce
qu'enfin nous sommes commandés ! »
C'était le refrain.
Je vais regretter mon brave
architecte terri torial qui m'a suivi dans
maintes reconnaissances péril leuses,
qui trouvait comme une étrange
satisfaction professionnelle à faire des
visées et des plans dans les terrains
découverts, qui a demandé à passer
dans l 'active pour cont inuer à travail ler
avec moi, et que je laisse au 62e. . .
2 1 j u i l le t 1 9 1 5 .
Ma chérie,
Reçu genti l les let tres, f leurs,
- 84 -
biscuits et autres savonnettes. Merci
pour le tout. Savonne la tête à François
qui n 'est que caporal . Mais tout de
même fais -lui passer de bonnes
vacances.
Les permissions sont suspendues
pour les chefs de corps jusqu'à nouvel
ordre. J 'ai juste le temps de faire la
connaissance de mon secteur avant de
la passer aux Anglais. Et puis, on sera
décalé d 'une trentaine de kilomètres
vers le sud, mis au repos pour quelque
temps, c 'est -à-dire occupé à remettre la
troupe en mains, à lui dégourdir les
jambes, à se préparer à tout événement.
J 'ai un peu de chagrin en quit tant
mon coin d 'Hamel si frais, si r iant , et
où les heures parfois coulaient si
reposantes quand les obus faisaient
trêve. On y poursuit f idèlement mes
travaux, m'assure par téléphone mon
architecte, le terri torial qui a demandé
à passer dans l 'active pour me suivre,
et que j 'ai dû laisser là -bas.
Ici , la vie est un peu moins tendue,
mais le pays est bien moins riant.
J 'espère au fond qu 'une fois installé
dans nos nouveaux cantonnements,
nous pourrons à nouveau poser la
question des permissions. Va pour
avant le 15 août à Lorient, sinon à
Paris.
1 9 j u i l le t .
Je quit te Hamel inachevé. Je ressens
un peu d 'angoisse. A Authuile, je dois
tout de suite rentrer dans la fournaise,
faire la connaissance des tranchées,
préparer la relève par des troupes
écossaises, rectifier des plans et des
consignes.
- 85 -
3 0 j u i l le t .
L 'adieu au cimetière d 'Authuile où
le 116e laisse beaucoup de ses soldats,
al locution et l 'ordre du régiment.
3 1 j u i l le t .
Où allons-nous ? On veut, paraît -i l ,
à la fois reposer nos troupes et
reprendre leur instruction un peu
négligée pendant la guerre de
tranchées.
1 er a oû t .
La première étape. Le drapeau dans
ma chambre.. .2
La lutte contre les ivrognes. L 'idée
de les mettre au bivouac. Huit jours de
marche dont trois de nuit . Nous ne
lassons pas de traînards et l 'at t i tude du
116e est très remarquée. Réussirai -je ?
Peut -être non, parce que j 'exige
beaucoup de tous, officiers et hommes
de troupe, et grappe dur. Peut -être oui,
parce que je m'occupe beaucoup du
soldat et impose à tous le même souci.
Comme à Hamel, tout mon passé a
enfin son plein rendement, la
préparation manuelle du ménage, la
préparation de l 'esprit et celle enfin du
cœur.
2 Le drapeau du 116e RI (anecdote) : page dactylographiée,
rajoutée par son fils Paul en 1979 : ICI
- 86 -
9 aoû t .
Le général *** est content. Il sait
que je suis accepté et que « ça va très
bien pour moi au 116 ».
Je pars demain en permission.
1 9 aoû t .
Écrit dans le train qui m'amène de
Paris à Troyes.
Lorient. Mardi 19 heures . - Une
peti te pointe d 'émotion au départ du
train. J 'entends ma voix un peu cassée.
Je comprends l 'angoisse du départ pour
les poilus et les familles des poilus,
car eux, i ls r isquent plus tout de même,
et puis i ls n 'ont pas les satisfactions du
commandement .
Les adieux sont trop brefs. Avant le
départ , les graves recommandations
auraient quelque chose d 'apprêté et de
peu élégant qui déplaî t à la légèreté de
la race. Sur le quai, le temps manque.
Il me faudrait dire à la maman d 'avoir
plus de philosophie, de mieux
s 'inspirer des lectures de Marc -Aurèle.. .
Au total , cette permission a fait du
bien à tous, je crois. Elle s 'est passée
sans l 'ombre d 'un accroc et je repars
tout réconforté.
Passage à Paris, Neuilly, Noisy -le-
Sec.
2 1 j u i l le t .
Mon grand chéri (à Paul) ,
Tu es très sot d'avoir été aussi long
- 87 -
à m'écrire. Je me demandais si tu avais
pu rejoindre ton wagon l 'autre nuit
sans te casser les reins ! Je te félici te
pour ton cheval. Je te rappelle la
prudence . L 'imprudence est toujours
bête et criminelle. Notre guerre est une
guerre d 'usure – une mort ou une
blessure qui ne répond à rien d 'uti le
diminue sans raison la force du pays.
Le même acte est audacieux , et dès
lors très bien, ou imprudent, et dès lors
absurde, suivant qu ' i l est ou non
nécessaire pour remplir la mission.
Il y a trois jours, j 'a i eu un soldat
tué d 'une balle à la tête pour avoir
agité un bâton en geste de défi sur le
parapet ! Jure-moi de ne faire jamais
rien dans ce genre.
J 'ai sous mes ordres dans mon
secteur, outre le 116, six escadrons de
chasseurs, dragons et même un
détachement d 'art i l leurs, le tout dans
les tranchées. Jure-moi aussi de
m'écrire chaque semaine, je te
répondrai le jour même. Il ne peut être
question d 'al ler te voir.
2 8 aoû t .
Merci pour tes douces l ignes d 'hier.
Je ferai mon possible pour t 'écrire,
bref ou long, dès que j 'aurai reçu ta
réponse. Je suis de nouveau pris par un
engrenage serré de travail . Nous allons
rentrer demain en tranchées et dans un
assez mauvais coin.
J 'éprouve toujours un grand bien -
être de ma permission. Mon regret est
de n 'avoir pu vivre plus d 'heures
tranquilles contemplat ives à la Perrière.
Sois philosophe et bonne.. . , prends
- 88 -
choses et gens pour ce qu 'i ls ont de
bon, pour leurs quali tés.
1 er s ep t emb r e 1 9 1 5 .
Je rentre cette nuit en tranchée. Ce
sera dur, car d 'ici à s ix kilomètres de
distance la canonnade empêche de
dormir. Et puis, de sales tranchées, de
sales entonnoirs, « l 'enfer de La
Boisselle », seulement ici beaucoup
plus étendu. Le régiment a un moral
excellent et l 'on est d 'at taque.
Le sac de couchage m'a servi de
nouveau pendant mes huit journées au
bivouac sous les pins de Champagne.
3 sep t emb r e 1 9 1 5 .
A Mademoiselle Marguerite ***,
Je suis confus, amie, d 'avoir été
devancé par votre bil let . Pourtant, je
voulais vous écrire ces jours -ci , mais
les étapes, les séjours hâtifs dans des
camps improvisés parmi les pins de
Champagne, l 'effort constant
nécessaire pour mettre un régiment
tout à fait dans la main après tant de
mois de tranchées, pour améliorer
aussi son ordinaire, pour donner à tous
les chefs le culte de leur devoir, ont
absorbé tous mes instants. Croiriez -
vous que j 'ai présidé des concours
imaginés par moi de riz au gras et de
panade, savourant copieusement
chaque plat . Ça m'a coûté une centaine
de francs de prix, mais les poilus sont
maintenant à l 'abri de la pénurie des
pommes de terre, grâce à l 'usage
- 89 -
rationnel du riz, et d 'autre part , une
bonne soupe épaisse au fromage3, le
matin, les garanti t contre bien des
misères .
Depuis quatre jours nous sommes de
nouveau dans les tranchées, de
mauvaises tranchées en terrain
récemment conquis sur l 'ennemi et où
tout est à organiser. La vie n 'y est pas
toujours gaie. Mes reconnaissances
personnelles journalières se font
joliment près des bombes, balles et
obus. A chaque pas dans les boyaux et
tranchées ce sont des croix ou même
des débris humains à peine ensevelis.
Beaucoup de cadavres partout
at tendent den plein ai r que les craies,
heureusement très perméables de par
3 La soupe du Colonel (anecdote) : page dactylographiée,
rajoutée par son fils Paul en 1979 : ICI
ici , les aient desséchés.
Quand on partira de là à l 'at taque, le
drapeau déployé tout près de moi, on
sera heureux. J 'ai préparé dans ma tête
l 'ordre que je dicterai la veil le de ce
jour-là pour le régiment. Je vous en
enverrai un exemplaire. Quand vous le
recevrez, l 'at taque sera l ivrée,
heureuse ou malheureuse, et votre ami
peut -être sera bien loin. C’est une
chose curieuse comme chaque jour un
peu plus on s 'habitue, par ici où la
mort vous frôle sans cesse, au sacrifice
de la vie, et alors le cœur se gonfle
d'enthousiasme à l 'évocation d 'une
offensive heureuse, et l 'on se sent les
fi ls des soldats dont l 'histoire héroïque
a bercé notre jeunesse.
Amie, vous savez maintenant tout de
notre vie au 116. Aimez un peu ce
régiment où l 'on craint Dieu, je crois,
- 90 -
plus que les Boches, et dont
certainement bien des fi ls vont bientôt
mourir. Chaque jour, en attendant,
nous perdons deux, trois, quatre
hommes ou officiers et nous remuons
de la terre, accumulant les boyaux, les
organisations de tout ordre .
4 sep t emb r e 1 9 1 5 .
Ma chère Jenny,
J 'ai répondu hier à la carte de Mlle
***, et je veux répondre tout de suite à
votre si affectueuse let tre, trop
attr istée, je vous assure. Ne craignez
rien pour ma santé.. . on se porte mieux
en campagne qu 'en garnison, r ien n 'est
sain comme la peti te tente, ou le
mauvais abri de planches, ou encore le
caveau, la cagna creusée sous la terre.
Tien n'est sain comme le grand air, les
courses dans les tranchées, l 'activité,
l 'intérêt immense de la vie .
Nous occupons en Champagne de
mauvaises tranchées . Les hommes
avaient un peu d 'inquiétude en
approchant de ces vil lages, qui ont fait
tant parler d 'eux i l y a quelques mois. . .
Mais on se fait à tout, même à avoir
dans chaque compagnie un à deux
morts ou blessés chaque jour, et le
moral de cette magnifique légion
bretonne reste excellent. Il s aiment
mieux, ces braves gars qui pourtant
manient rudement la pioche, i ls aiment
mieux la tranchée que le travail , parce
que dans la tranchée c 'est le contact
rapproché jusqu'à cinq mètres par
endroit et l 'at trai t de la lutte contre les
Boches que, posit ivement , i ls
voudraient tous détruire. Mais, ce
qu 'i ls aimeraient mieux encore, ce
- 91 -
serait l 'at taque, le vieux combat
français à découvert . Ce temps viendra,
je vous assure. Nous le préparons
ferme. D'ici quelques semaines, vous
apprendrez que le régiment de votre
beau-frère a poussé de l 'avant et ,
j 'espère, a tenu ferme sous l 'orage. Je
suis préparé de toutes manières pour ce
grand jour-là , et si c 'est mon dernier,
c 'est si empoignant de le vivre à la tête
de trois mille braves gens qu 'i l ne
faudra pas trop me plaindre.
J 'ai reçu i l y a huit jours une let tre
de Paul, son escadron était alors en
deuxième ligne.
Pendant la semaine que j 'y passerai
moi-même bientôt , je tâcherai de le
voir, car nous sommes bien près, lui un
peu à l 'est .
Patience, patience, ma chère peti te,
conservez la foi . C'est au front, je vous
l 'ai dit , qu 'existe le meilleur moral,
qu 'habite vraiment l 'âme française. Et
ce qu 'i l y a de plus grand, de plus
superbe au front, c 'es t encore le peti t
soldat de France, toujours généreux,
confiant, prêt à marcher et qui ne
demande qu 'à aimer ses chefs.
Nulle part en temps de paix on ne
voit chose pareil le, et si je reviens, je
regretterai certainement de ne plus
retrouver les impressions radieuses de
l 'époque présente.
5 sep t emb r e .
Reçu hier votre affectueuse let tre
trop attr istée. J 'y ai répondu
longuement, puis, n 'ayant pas écri t
depuis longtemps à Marguerite, c 'est à
el le que je l 'ai adressée en lui
demandant de vous l 'envoyer.
- 92 -
Nous sommes dans la craie de
Champagne. Les bombes des Boches
nous font perdre plus de monde que les
obus.
J 'enterre ce soir un officier et un
aspirant. L 'officier, tué à l 'endroit
même où, quelques heures avant ,
j 'avais avec lui étudié l 'horizon.
Pauvre chair meurtrie et glorieuse
de la France !
11 ou 1 2 sep t emb r e .
Reçu tes deux lettres écri tes depuis
ton arrivée à Paris, la première avec un
mot de François. Je suis content que
cela s 'arrange avec la maison où ma
pensée te suivra faci lement et où tu
pourras t 'organiser une genti l le
existence.
Paul a passé avec moi les journées
d 'hier et d 'avant -hier. Un peu fatigué à
l 'arrivée par le récent séjour dans la
tranchée, i l s 'est bien reposé ici , où
mon seul regret a été de ne pouvoir le
voir à mon gré tel lement ma vie y est
intense et le dérangement continuel. Le
brave peti t rêve de se rapprocher tout à
fait , par exemple en vena nt aux
éclaireurs montés du 62. Ce n 'est peut -
être pas impossible.. . A la première
vacance, on fera une demande, mais
n 'aie pas l 'air dans tes let tres au peti t
de trop y croire, je l 'a i engagé à ne pas
y compter. Je t 'aime tendrement. Laisse
derrière toi soucis et regrets. La vie est
trop intense et doit se suffire à elle -
même au jour le jour.
Ton esprit est philosophique, mais
pour le cœur c 'est plus diffici le. Le
secret consiste, semble -t -i l , à ne
demander à chacun que ce qu 'i l peut
- 93 -
donner et à lui en savoir gré en
fermant les yeux sur le reste.
L 'ami F.. . a obtenu son affectation
ici . Arrivé d 'avant -hier, i l t ravail le
quinze heures par jour dans les
tranchées.
1 7 sep t emb r e 1 9 1 5 .
Ma chérie,
Reçu hier ta let tre répondant à la
mienne du 11. Reçu les farines. Merci .
Le périscope envoyé par Mme
B. . . à
Paul doit être, d’après la description,
plus pratique que la mien. Dès que je
serai f ixé je t 'en demanderai un autre ,
je veux passer le mien au brave
Fromenthal, que j 'ai fai t ci ter à l 'ordre
de la division, que j 'a i nommé caporal
et qui se prépare à faire son métier de
géomètre près de moi, l 'un de ces jours,
pendant l 'assaut que l ivrera le 116,
avec son drapeau et son colonel.
1 7 sep t emb r e 1 9 1 5 .
Ma chérie,
Pas encore reçu ta cagoule, mais
muni tout de même, car j 'ai obtenu
l 'autorisation d 'envoyer un officier à
Paris avec mission d 'en acheter une
pour chaque amateur : 80 environ.
Quand j 'aurai la t ienne je l 'enverrai au
brigadier. J 'ai pensé un moment à
t’envoyer cet officier, un « poilu »
basque très crâne, mais sa journée était
très remplie. Il a sa famille à Paris, et
- 94 -
je me suis borné à l ’envoyer voir la
mère d 'un jeune aspirant de dix -neuf
ans, tué l 'avant -veil le. Pauvre garçon !
Son père, officier territorial d 'art i l lerie,
est venu visi ter la tombe modeste. Il
pleurait en racontant que c 'était un
brave garçon. . . n 'ayant vécu jusqu'ici
que pour ses l ivres , ancien élève de
Rollin, déjà presque l icencié et futur
professeur de let tres. C'est l 'un des
trois morts sur la tombe desquels j 'ai
dit quelques paroles l 'autre jour.
Hier j 'ai encore enterré trois soldats !
Nos tranchées sont malsaines et
nous n 'avons pas le temps de les
améliorer, car tous mes efforts se
concentrent sur les travaux
préparatoires aux attaques.
Je crois que je n'ai jamais eu tant de
besogne, même à Hamel. Mon régiment
prenant la tête du mouvement dans la
brigade, c 'est sur moi que convergent
presque toutes les études,
reconnaissances, organisa tion. Je suis
f ier d 'ai l leurs de l 'honneur qui m'est
fai t et j 'i rai jusqu'au bout, alors même
qu'i l faudrait me faire porter.
Ah ! Avancer à l 'ombre du drapeau,
à la poignée d 'éventail , au centre
nerveux de mon beau 116e. . . ; sentir,
savoir dès maintenant que je suis
adopté, mieux même, apprécié et aimé,
que tous ces hommes chez qui
l 'héroïsme silencieux est monnaie
courante, qui parlent de l 'at taque
prochaine comme ils parlent de la
couleur du temps, qui sont prêts, qui
en veulent. . . ; que ces hommes iront où
je les enverrai , feront ce que je leur
dirai , tu me connais assez, ma chérie,
tu sais assez dans quelle pensée j 'ai
préparé la guerre, pour sentir que mes
- 95 -
rêves sont pleinement réalisés.
Tu m'as dit souvent, pour apaiser
l 'angoisse et guérir les meurtr issures,
qu 'i l fal lai t avant tout être au -dessus
de sa si tuation et prêt à tout. Tout le
travail fourni dans le passé, tout, sans
exception aucune, et certainement
aussi jusqu’aux luttes, aux difficultés
matérielles, aux efforts de jardinier, de
menuisier, tout a aujourd'hui sa
récompense, son rendement.
J 'ai une fortune à nulle autre
semblable : celle de commander, venu
hier de l 'art i l lerie, à un régiment
d 'infanterie ; j 'ai la joie de constater
que dans ma main ce régiment monte,
monte, et dans cette fortune inespérée
je me sens encore malgré tout
supérieur à ma situation, capable de
plus encore. Oui, si sous la mitrail le
je. . .
Ma lettre a été interrompue par
l 'arrivée de de B. . .
Règle au plus tôt la question de la
maison. Tout vaut mieux que
l 'incerti tude et le retard.
Cou ran t sep t emb r e 1 9 1 5 .
A François.
Merci mon cher François aimé, pour
tes l ignes. Je t 'autorise à m'écrire
chaque fois ainsi dans les let tres de ta
maman. Tu me raconteras les progrès
du déménagement.
Tu as l 'air d 'un peti t nègre dans la
photo où tu me t iens par l 'épaule. Si tu
ne l 'as pas, réclame-là à ta sœur.
Dans celle de Larmor où tu nages,
Paul a d 'abord prétendu que c 'était lui
- 96 -
et aussi que, derrière toi , ta maman
c 'était Marguerite.
Il a déclaré que tu te musclais.
Tendrement.
2 0 sep t emb r e 1 9 1 5 .
En pleine fièvre de préparation de
l 'at taque je suis obligé de t irer mes
let tres comme mes décisions à
plusieurs exemplaires. . . et même de
faire mes let tres plus courtes que mes
décisions.
Le 116 est en pleine forme, confiant
dans ses destinées, et les pertes qu 'i l
fai t chaque jour n 'ont d 'autre effet que
de mieux tendre toutes ses pensées
vers les coteaux crayeux du nord. Le
chasseur d 'Afrique passe à la date
d 'aujourd 'hui aux éclaireurs montés du
62, régiment voisin. Il va être bie n
content de se rapprocher de son papa
(I) .
2 4 sep t emb r e 1 9 1 5 , 1 7 h eu re s .
Cette dernière journée de
préparation de l 'a t taque a été
harcelante. Il faut répondre à tous,
recevoir et donner des ordres. Enfin,
c 'est f ini . La nuit va venir et l 'aube de
demain sera sanglante. Nous sommes
au repos depuis trois jours un peu en
arrière. Quatre heures de marche de
nuit nous ramèneront aux tranchées,
tandis que l 'art i l lerie poursuivra son
IIl se rapproche, en effet... put l'embrasser le 24 mais
ne put même pas lui fermer les yeux.
- 97 -
assourdissant prélude.
Paul a passé aux éclaireurs montés
du 62. Nous sommes voisins, et tout à
l 'heure i l est venu m'embrasser.
Ma chérie,
Reçu hier ta let tre de Rueil . J 'ai
repris à Paul son périscope, qui en
effet ne peut lui servir en ce moment,
et l 'ai donné à mon brave architecte.
Vergne a déjeuné aujourd 'hui avec
nous dans le bois où nous bivouaquons
depuis trois jours. Il nous a
photographiés, Paul et moi, près de ma
case.
Mille tendresses. Je t 'aime.
- 98 -
DECISIONS DU 17 SEPTEMBRE
1915
Deux batail lons du 116e viennent de
passer une semaine dans de mauvaises
tranchées ; leur att i tude a été parfaite.
Les malades y ont été quatre fois
moins nombreux que dans le batail lon
de deuxième ligne. Les officiers de
tout grade ont payé de leur personne,
« à la française », et ont fourni une
très grosse somme de travail .
Les pertes subies ont été cruelles,
mais n 'ont pas altéré le moral de la
troupe, el les ont plutôt accru son désir
de passer bientôt à l 'offensive.
Comme l 'a dit hier soir le
l ieutenant -colonel sur les tombes du
sous-lieutenant Pessel , de l 'aspirant Le
Treust et du soldat Kéroulet , nous
devons, devant cette chair meurtrie et
glorieuse de la France, communier tous
dans une pensée commune de devoir et
de vengeance.
DECISION DU 20 SEPTEMBRE
1915
(Au su je t de la mort de l 'aspiran t Le
Treust . )
Le lieutenant -colonel a reçu de Mme
Le Treust une let tre dont voici un
extrait :
« Mon cœur est meurtri , mais ce
serait pour moi une douceur de savoir
que le sacrifice demandé par mon pays
n 'a pas été vain, et que la mort de mon
fi ls chéri annonce de prochaines et
glorieuses revanches . Monsieur le
Colonel, accordez-moi une faveur. S 'i l
y a dans le beau 116e, auquel mon fi ls
était si f ier d 'appartenir, notamment
dans sa section, un soldat sans
ressources et sans famille, voulez -vous
m'envoyer son nom pour que je lui
vienne en aide. Encore une fois merci à
vous et à tous ceux qui ont été bons
pour mon enfant chéri . »
- 99 -
Le lieutenant -colonel a répondu à
Mme Le Treust :
Madame,
« Nous avons fait bien peu de chose
pour votre fi ls, mais vous avez raison
d 'espérer que le 116e saura venger ses
morts !
« Les mères françaises en deuil , et
toutes les femmes françaises qui
peuvent être en deuil demain, sont par
leur courage sublime le meilleur
aliment de notre propre courage, car
el les nous donnent la raison la plus
profonde d 'aimer notre Patrie.
« Avec tout le 116, je m'incline très
respectueusement devant votre
douleur. »
DECISION DU 24 SEPTEMBRE
1915
« Soldats du . . .e,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . ( c e n s u r é ) 4. . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
4 Décision du 24 septembre 1915 : page dactylographiée,
rajoutée par son fils Paul en 1979 : ICI
- 100 -
8 sep t emb r e .
Let t r es de M. Paul Bourgu et à sa mère
Chère Maman,
Je t 'écris de la chambre de papa au
116e, où papa m'a fait venir le voir. Il
avait demandé au colonel de
m'accorder cette permission et a
envoyé une voiture me chercher hier
soir. Cette voiture m'a amené ce matin
vers 6 heures au camp du 116 où j 'ai
sonné le réveil à papa. Il revenait des
tranchées (hier soir) et était un peu
fatigué.
Nous sommes montés à cheval ce
matin tous les deux pour aller au
quartier général de la brigade. Nous
avons déjeuné en compagnie de
l 'aumônier, du médecin -major et de
quelques officiers, tous très genti ls.
Le régiment de papa est campé dans
un très grand bois de pins, dont
malheureusement la plupart des arbres
ont été coupés, et qui n 'a de fo rêt que
l 'expression géographique. C'est
d 'ai l leurs bien dommage, car el le a dû
être, avant la guerre, de toute beauté.
Les fantassins se terrent mi sous terre,
mi sous leurs toiles de tentes. Pour sa
part , papa a une chambre, une véritable
chambre en planches avec deux peti tes
baies de chaque côté de la porte, une
table de travail , une table de toilet te et
une table de nuit . J 'oublie une étagère
que papa ne désavouerait pas comme
travail . Bref, tout le confort moderne.
Remarqué le fameux sac de
couchage en peau de vigogne et une
lanterne sourde à éclairage mixte faite
avec une douille d 'obus de 75.
Papa est en conférence avec ses
officiers à la salle à manger ; aussi
suis-je tout seul dans sa chambre. C'est
de là que je t 'envoie mes meilleurs
baisers ainsi qu 'à Fafa en attendant que
papa soit revenu.
- 101 -
Au x a rm ées , 5 oc tob r e 1 9 1 5
Ma chère maman,
Tu as dû apprendre par tante Jenny
la terrible nouvelle que je n 'osais
t 'annoncer directement par let tre.
J 'aurais voulu aller moi -même
t 'annoncer la mort de mon pauvre cher
papa, mais le devoir mili taire
m'enchaîne ici , et la loi est str icte.
C'est parce que je sais que tu auras
du courage que je me décide enfin à
t 'écrire, au reçu de la réponse de tante
jenny, et à te raconter la mort héroïque
et simple tout à la fois de mon cher
papa.
Oui, nous devons êt re tous fiers.
C'est en soldat que papa est mort , face
à l 'ennemi, et , selon son désir, i l a été
enterré à l 'endroit même où i l est
tombé en brave, pour la défense de son
pays auquel i l avait consacré tout le
labeur de sa vie, sans avoir encore eu
le bénéfice de ses peines.
L 'attaque a commencé le 25 à 9h15
du matin. A 9h25 i l tombait frappé
d 'une balle au ventre. Au caporal qui
s 'élançait vers lui pour le panser i l dit :
« C'est inuti le », se rendant fort bien
compte de son état . Comme malgré lui
on essayait de lui fai re un pansement,
et comme il ne voyait plus son
régiment qui, marchant toujours de
l 'avant, était caché par un repli de
terrain, i l dit :
« Dites, je vous prie, al lez donc voir
si nous progressons touj ours. »
On envoya un planton qui revint
rapportant une réponse satisfaisante.
« Où en sommes-nous ? » demanda-
t -i l très calme. Sur la réponse i l ajouta :
« C'est bien ! Maintenant je peux
mourir content . »
Et i l s 'est éteint doucement, sans
avoir presque souffer t , un sourire sur
les lèvres, ses traits gardant dans la
mort cette extraordinaire sérénité qu'i l
- 102 -
eut toujours. Le caporal lui ferma les
yeux.
Mère chérie, ne pleure pas. La
France avait besoin de tels exemples. A
qui pouvait -elle le demander, sinon à
des héros ? Il a été enterré le 27,
suivant son désir, à l 'endroit même où
i l fut frappé. Malgré tous mes efforts,
je n'ai pu le joindre, mais je sais que
les braves gens qu 'i l avait sous ses
ordres m'ont remplacé dans les
derniers devoirs que j 'avais à lui
rendre comme son fi ls aîné.
Mère, ne pleure pas ! Tu te dois
maintenant tout entière à tes fi ls. Sois
assurée, mère chérie, qu 'i ls vengeront
leur père et qu 'i ls continueront sa
noble tâche de tout leur cœur, afin que
notre postéri té soit f ière de nous.
Mère, ne pleure pas . Après la guerre,
si tu le veux, je quit terai l 'armée pour
vivre près de toi et prier avec toi .
Dès aujourd 'hui, mère chérie, je
prends sa place désormais comme fi ls
aîné. Je ne veux plus, bien entendu,
recevoir le moindre argent de la
maison, en attendant de travail ler pour
ma part à l 'édifice commun.
Tendres baiser de ton fi ls.
Bourguet.
Copie réalisée par la bibliothèque Vaugirard, 154 rue Lecourbe, 75015 Paris – février 2014
CITATION A L'ORDRE DE L'ARMEE IIe armée
____
ETAT-MAJOR
1er bureau
____
N°224/A ____
Au P.C.A., le 21 octobre 1915.
P.C. N° 4152 ORDRE GENERAL N° 42
Le Général commandant la IIe armée
cite à l'ordre de l'armée :
Le lieutenant-colonel Bourguet,
commandant du 116e régiment d'infanterie :
« Officier supérieur d'une grande valeur
qui avait su inspirer à son régiment un élan
remarquable. Le 25 septembre, s'est élancé
un des premiers à l'assaut des tranchées
allemandes à côté de son drapeau déployé.
Blessé mortellement au cours de l'attaque,
sa dernière parole a été : « C'est bien, je
puis mourir content. »
Le Général commandant la IIe armée,
PETAIN.
P.A. Le Chef d'état-major,
Signé : M. de Barescut IIe corps d'armée
____
ETAT-MAJOR
1er bureau
____
N°9769 B/I
____
S.C. 3431
Pour extrait conforme :
Au Q.G., le 23 octobre 1915.
Le Général commandant le 11e corps d'armée.
P.O. Le Chef d'état-major
Signé : (illisible.)
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le colonel Bourguet est cité à l'ordre de
l'armée ; personne n'en a été plus digne que lui.
Comme sa citation sera longue à paraître à
l'Officiel en raison du nombre, je vous en donne
un exemplaire pour sa famille.
Le Général commandant la IIe armée,
PETAIN.
21 octobre 1915
TRADUCTION DE L'ARTICLE DU CAPITAINE MELGAR
DE LA CHRONICA DE LIMA _____
LE COLONEL BOURGUET
Les derniers échos de la grande bataille qui
endeuille tout l'humanité nous rapportent la
triste nouvelle d'une perte que nous pouvons
appeler « nationale ».
Le colonel d'artillerie Samuel Bourguet,
réorganisateur de notre École supérieure de
Guerre, est tombé noblement au champ
d'honneur, à la tête d'un régiment d'infanterie
qu'il conduisait, en défendant le sol de sa patrie
envahie par les hordes ennemies.
La fatale nouvelle a déjà été publiée et
commentée ; nous l'avons eue par son fils Paul,
l'enfant-homme, auteur de la lettre connue à sa
mère, notre ancien élève de l’École militaire de
Chorrillos, qui nous envoie les lignes suivantes
admirables de simplicité :
« Mon capitaine,
« J'ai l'honneur de vous annoncer la mort de
mon père, le colonel commandant le 116e
régiment d'infanterie, tombé au champ
d'honneur, le 25 septembre 1915, à Perthes, à la
tête de son régiment.
« Paul Bourguet,
« Brigadier au 3e chasseurs d'Afrique. »
Mais nous ne pouvons nous empêcher de
dédier un souvenir affectueux à celui qui fut
notre chef, qui a été notre ami, notre guide et
notre conseiller.
Bourguet a fait partie de la dernière mission
militaire française arrivée au Pérou en 1913.
Désigné pour réorganiser et diriger l’École
supérieure de Guerre, qui alors se trouvait en
dégénérescence, il se distingua bien vite par sa
sûreté dans son œuvre réorganisatrice, par ses
grands dons d'éducateur et par sa méthode
d’enseignement extrêmement objective, dans
laquelle le cas concret et l'exemple historique
vivifient la théorie.
C'est que Bourguet avait déjà dans l'armée
française un relief personnel : sorti de l’École
polytechnique, il passa très jeune par l’École
supérieure de Guerre de Paris, où il obtint le
brevet d'officier d'état-major ; officier
d'ordonnance du général Percin pendant ses
fameuses cinq années d'inspection, par ses
brillants travaux personnels il sut attirer
suggestivement l'attention du célèbre apôtre de
l'artillerie allemande, le général von Rohne. Il
était chef d'état-major de la 6e division
d'infanterie à Paris quand il fut désigné pour
venir en mission.
Comme écrivain, la revue Spectateur
Militaire le comptait parmi ses plus distingués
collaborateurs, et la Maison Lavauzelle
s'honorait d'éditer ses œuvres, parmi lesquelles
nous citerons au hasard : L’Économie des forces
à la bataille de Ligny ; La Couverture au cours
de la campagne de l'Est, 1870-1871 ; les Avant-
Gardes à l'armée de Châlons, le jour de Sedan ;
L'artillerie dans le combat ; Liaisons de
l'artillerie avec dans l'infanterie dans la
défensive, 1905.
Artilleur d'origine, il était fantassin par
raison de caractère, modeste ainsi qu'il convient
à tout bon « pioupiou ». Il avait trop d'ardeur
pour demeurer impassible, en calculant des
millièmes derrière un pare-balles.
Dans ses nombreux stages dans les troupes
d'infanterie, il avait appris à envier celui qui
« toujours avance dans le combat », et ceci
explique le détail minutieux avec lequel, dans
ses conférences, il étudiait l'action de cette arme,
et aussi qu'il avait été désigné pour conduire à
l'assaut des troupes d'une autre arme que celle
où ses connaissances techniques l'appelaient.
Nous avons peu de détails sur la façon dont
il est mort...
Les fières paroles de son fils, « à la tête de
son régiment », nous rappellent ses leçons sur le
combat :
« Il (le colonel) doit se souvenir qu'il
commande un régiment d'infanterie, que
personne mieux que lui ne dirigera ses chefs de
bataillon, que, enfin, dès qu'il entend le bruit du
canon, instinctivement, l'homme de troupe
cherche, des yeux, son chef ; le colonel doit être
à ce moment auprès de ses soldats pour les
réconforter par sa confiance et son exemple. »
C'est donc ce sentiment affectueux et
paternel, de soutenir moralement ses soldats,
qui l'a fait tomber sans connaître le triomphe de
ses dispositions, mais avec la conviction qu'il
avançait... grâce à la bonne orientation et à
l'impulsion première données personnellement
par lui à ses bataillons et qu'il entraînait par son
exemple, en interposant son corps entre la
France et les envahisseurs.
Ami Bourguet, tu as le droit de reposer en
paix, parce que tu as su vivre pur ta patrie et
mourir pour elle.
Ton exemple, tiens-le pour certain, ne sera
pas perdu !
Décembre 1915.
Capitaine Fernando Melgar, Ayudante del señor Presidente
de la Republica del Perú.
Lima.
TABLE DES MATIÈRES
-----
PREFACE ............................................................................ IV
Notes données à M. le commandant Bourguet à l'issue de sa
mission au Pérou () .......................................................... - 1 -
Deux lettres adressées à Mme Bourguet après la mort du
colonel par un lieutenant d'artillerie inconnu d'elle. ...... - 1 -
L’officier, son œuvre ......................................................... - 4 -
LES HOMMAGES .......................................................... - 10 -
L'ARTILLEUR ................................................................ - 17 -
LE FANTASSIN ............................................................... - 48 -
DECISIONS DU 17 SEPTEMBRE 19 15 ......... - 98 -
Le t t re s de M. Pau l Bourgu e t à sa mère ...... - 100 -
CITATION A L 'ORDRE DE L 'ARMEE .............. CIII
TRADUCTION DE L'ARTICLE DU CAPITAINE MELGAR
DE LA CHRONICA DE LIMA ......................................... CIV