LE JE : PERSONNAGE EN DEVENIR . • PORTRAIT DU NARRATEUR SUBJECTIF DANS LES ROMANS
DE MILAN KUNDERA
par
Cynthia Cloutier Marenger
Département de langue et littérature françaises
Université McGill, Montréal
Mémoire soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention du grade M.A.
en langue et littérature françaises
Mai 2009
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© Cynthia Cloutier Marenger, 2009
Table des matières • Résumé/ Abstract ................................................................................. iii
Remerciements .................................................................................. .iv
Introduction ........................................................................................ 1
Chapitre un : Gagner la confiance du lecteur. Le livre du rire et de l'oubli ............... 7
Manipuler l'Histoire. Le doute jeté sur le narrateur ................................. 8 La mise à mal des codes romanesques ...................... 11
Se démarquer de la section de propagande. Le narrateur à visage découvert ... 14 L'invitation au dialogue ............ 16 La transparence ..................... 1 8 La non-omniscience ................ 20 Le gardien de la mémoire .......... 22 Le décrypteur de l'oubli ............ 25
Gagner la confiance du lecteur. Le bon sens, la vertu et la bienveillance ...... 26 La confession autobiographique ............... 27 La probité intellectuelle ......................... 29
Conclusion .............................................................................. 31
Chapitre deux: S'approcher du personnage. L'insoutenable légèreté de l'être ....... .33
S'approcher du lecteur. La personnalité assumée du narrateur ................... 34 L'espace de réciprocité créé par le nous .... ............ 38 Le médiateur du genre humain ........................... 39
S'approcher du personnage. Le lien d'interdépendance .......................... .43 La proximité ......................................... .44 Le discours indirect libre .......................... .45 La nature réflexive .................................. .47 La faculté de créer. .................................. .48 La circularité ......................................... .49
Conclusion ............................................................................... 51
Chapitre trois: Devenir personnage. L'immortalité ....................... ................. 53
L'individualité du narrateur. La situation spatiale et temporelle ................. 55 L'intériorité ........................................... 57 Le pont entre les temps révolu et actuel... ........ 58 Les dons d'observation et de compréhension .... 60
• Le don de création .................................... 62
• La relation avec le lecteur. L'indépendance du narrateur ......................... 63 La latitude du narrateur et du lecteur ................ 66 La proximité du narrateur et du lecteur .............. 69
Narrateur et personnage. Le statut ambigu duje .......................... ......... 71 Le narrateur à l'extérieur de la fiction ..................... 74 Le narrateur à l'intérieur de la fiction .................. 76 Un même monde .......................................... 77
Conclusion ............................................................................... 81
Conclusion: Le roman est ailleurs ............................................................ 83
Bibliographie ..................................................................................... 89
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Résumé/ Abstract
Dans l'ensemble de son œuvre, Milan Kundera tente de dépasser le roman de type balzacien, devenu selon lui le modèle convenu du genre romanesque. Afin d'y parvenir, il redéfinit les codes hérités du XIXe siècle, basés sur l'illusion fictionnelle. Dans Le livre du rire et de l'oubli, L'insoutenable légèreté de l'être et L'immortalité, cette redéfinition passe en grande partie par l'omniprésence dans le roman d'un narrateur je possédant la particularité de créer ses personnages « devant» le lecteur. C'est à ce narrateur à la subjectivité assumée que nous avons choisi de consacrer cette étude, dans le but de comprendre quel est l'impact du je sur le récit. L'analyse des passages où le narrateur subjectif se manifeste dans nos trois romans nous a permis de constater que sa personnalité s'affirmait de l'un à l'autre, au point où, de présence dont la légitimité est à acquérir, le je devient la « matière première» de son roman, puis finit par incorporer la diégèse et se faire personnage.
In the whole of his work, Milan Kundera attempts to go beyond the balzacien type of nove l, which has become, to him, the conventional model of the nove!. To do so, he redefines the rules inherited from the 19th century, which are based on fictional illusion. In Le livre du rire et de l'oubli (The Book of Laughter and Forgetting), L'insoutenable légèreté de l'être (The Unbearable Lightness of Being) and L'immortalité (Immortality), this redefinition is mostly demonstrated by the omnipresence, within the novel, of a first person narrator who has the particularity of creating his characters "in front" of the reader. We decided to have a closer look to this consciously subjective first pers on narrator in order to understand the impact of the "1" in the text. An analysis ofthe passages where the subjective narrator is obvious brought us to observe that this first pers on narrator's personality was reinforced from one novel to the other, to the point that, starting as a narrator whose legitimacy is yet to acquire, the "1" becomes the "raw material" of the novel, and ends up incorporating the diegesis and becoming a character of the nove\.
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iv
Remerciements
Un premier merci à mon directeur, François Ricard, pour la confiance qu'il a
démontrée à l'égard de mon projet de mémoire. Ses conseils avisés et sa lecture
minutieuse ont été d'une grande aide tout au long de ma rédaction. Merci également
pour les bourses qu'il m'a accordées.
Merci au Département de langue et littérature françaises de l'Université
McGill pour la bourse d'accueil qui m'a été offerte.
Je tiens également à remercier ma « collègue de rédaction» et amie, Sophie,
pour sa bonne humeur et son attitude positive ainsi que pour ses encouragements et
son écoute dans les moments difficiles. Sa présence et son énergie ont su rendre plus
agréables ces deux années de travail solitaire.
Un merci tout particulier, enfin, à mon amoureux, Pierre-Olivier, à qui je dois
d'avoir mené ce mémoire jusqu'au bout. Son intérêt lors de mes fréquents exposés sur
Kundera et les questions éclairantes qu'il ne manquait pas de me poser lorsque je
butais sur un problème ont immanquablement su faire avancer ma réflexion. Quant à
sa disponibilité, sa confiance renouvelée et son appui constant, je ne saurais dire à
quel point ils m'ont été précieux. Merci .
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Introduction
Acteur majeur du domaine littéraire de la seconde moitié du XXe siècle,
notamment grâce à son abondante œuvre de fiction et à ses réflexions approfondies
sur ce qu'il nomme « l'art du roman », Milan Kundera a été l'objet, au cours des
dernières décennies et encore récemment, de beaucoup d'attention de la part de la
critique. Dans la grande majorité des cas, les commentateurs se sont arrêtés
longuement aux thèmes développés par le romancier, analysant attentivement et en
premier lieu le contenu de ses œuvres, parfois au détriment de leur forme. Pourtant,
dans les essais qui exposent sa conception et son esthétique romanesques, Milan
Kundera accorde sans contredit une place prépondérante à la forme, sans laquelle le
contenu ne saurait être pleinement compris, ou, pour le dire dans ses mots, sans
laquelle « la complexité de l'existence dans le monde moderne» ne saurait être
saisie!.
Ce souci de la forme chez Kundera va bien au-delà de la théorie; il s'incarne
concrètement dans ses romans qui, tous autant qu'ils sont et quelle que soit la manière
dont ils s'y prennent, tentent de dépasser ce qui à partir du XIXe siècle est devenu
pour le lecteur, selon l'auteur des Testaments trahis, « le modèle même de la forme
romanesque »2, c'est-à-dire le roman de type balzacien, dont la scène, son élément
fondamental, a mené les romanciers à se plier à des exigences de composition
théâtrale : le roman ne doit comporter qu' « une seule intrigue », il doit « [garder] les
mêmes personnages» et il doit se dérouler sur « un espace de temps étroit »3. Ainsi les
romans de Kundera s'éloignent-ils de la composition unilinéaire du roman réaliste et
se structurent-ils plutôt selon un système fondé sur les parties (les sept premières
1 M. Kundera, L'art du roman. p. 90. 2 M. Kundera, Les testaments trahis, p. 74. 3 Ibid, pp. 155-156.
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œuvres) et les chapitres (les trois dernières), plus ou moins indépendants les uns des
autres, liés par ce «quelque chose de plus profond [que l'unité d'action] qui assure la
cohérence d'un roman: l'unité thématique »4.
Se distinguant dans l'œuvre kundérienne par leur forme particulière, les
romans du deuxième sous-ensemble du cycle tchèque5 vont le plus loin dans la
« déconstruction» de l'unilinéarité. Bien que L'insoutenable légèreté de l'être et
L'immortalité bénéficient d'une relative unité d'action et que Le livre du rire et de
l'oubli flirte avec les limites du genre romanesque6, ces trois ouvrages sont composés
entièrement de digressions, pourrait-on dire, soit que leurs parties n'aient qu'un lien
diégétique minimal entre elles, soit qu'un narrateur je extradiégétique, c'est-à-dire un
narrateur qui relate un récit dont il ne fait pas partie, interrompe le cours de l'intrigue
pour proposer ses réflexions. Une des spécificités de ces œuvres réside d'ailleurs dans
l'omniprésence de ce narrateur subjectif qui met en péril l'illusion fictionnelle en
assumant explicitement la création de ses personnages.
Ce dévoilement radical du processus d'élaboration du roman mérite qu'on s'y
attarde, non seulement parce qu'il s'agit d'un procédé unique dans l'ensemble de
l'œuvre kundérienne (et peut-être dans le roman contemporain), mais également parce
qu'il met en question l'essence de ce qu'est un roman. En effet, même si un narrateur
subjectif extradiégétique se manifeste entre autres dans Risibles amours et La vie est
ailleurs, rompant sporadiquement l'illusion fictionnelle, sa présence ne va jamais
aussi loin dans l'ébranlement de la fiction que ce que l'on peut observer dans les trois
derniers romans tchèques de Kundera.
4 M. Kundera, L'art du roman, p. 102. 5 Selon la topographie présentée par F. Ricard dans Le dernier après-midi d'Agnès. Essai sur l'œuvre de Milan Kundera. 6 Au point où, selon Maria Nerncova Banerjee, « le "genre" du livre a préoccupé de nombreux critiques ». Voir Paradoxes terminaux. Les romans de Milan Kundera, p. 370.
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Dans ces conditions, il nous semble intéressant d'étudier précisément ce
narrateur je, c'est-à-dire de relever ses manifestations et de les interpréter, afin de voir
exactement quels sont ses impacts sur le récit et quelle est sa relation avec les
personnages et avec le lecteur. À partir de cette figure omniprésente dont nous
suivrons l'évolution à travers un corpus restreint quoique fort riche, nous espérons
donc mettre en lumière une partie des stratégies formelles utilisées par Milan Kundera
pour faire advenir ce qu'il élève au rang d'art, le roman.
Le lecteur de Milan Kundera ne peut manquer de remarquer, dans les trois
romans du deuxième sous-ensemble du cycle tchèque, un narrateur je qui,
contrairement à l'habitude développée dans le roman réaliste, ne tente pas de
dissimuler sa présence. Devant les multiples manifestations de ce narrateur, plusieurs
interrogations lui viennent à l'esprit, et ce, avec d'autant plus d'insistance que son
illusion fictionnelle en est troublée. Qui est je ? Est-ce Milan Kundera lui-même? Il
est permis d'en douter lorsque ce dernier dit: « Le trait distinctif du vrai romancier: il
n'aime pas parler de lui-même >/. Mais alors, pourquoi est-il possible d'identifier le je
comme étant Milan Kundera? Est-il un personnage au même titre que les autres?
Rien n'est simple à cet égard, du moins dans Le /ivre du rire et de l'oubli,
L'insoutenable légèreté de l'être et L'immortalité, puisque le narrateur donne
explicitement naissance à ses personnages en expliquant comment ils ont été inventés
par lui.
Quel est donc le lien entre le narrateur et les personnages ? Un lien de
domination ? Le je, en plus de «raconter l'histoire », dirige-t-il la destinée des
personnages ? À première vue, son omniprésence - sa façon de manifester sa
7 M. Kundera, L'art du roman, p. 177.
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présence même dans les moments où la diégèse prend ses distances par rapport au
récit à saveur essayistique - le laisserait croire. Pourtant, chez Kundera, qui dit
omniprésence ne dit pas nécessairement omniscience et, si Tamina, Tomas, Tereza et
Agnès sont nés du je, il semble que ce dernier, loin d'avoir réponse à toutes les
questions, se retrouve bien souvent en proie à une certaine incompréhension devant
ses propres « créations ». « Ce sont peut-être ces quelques hasards [ ... ] qui ont mis en
mouvement son amour» 8, dit je, dans L'insoutenable légèreté de l'être, en parlant de
Tereza. Si le narrateur démiurgique ignore les motivations de ses personnages ou, du
moins, éprouve des doutes à leur sujet, qui les comprendra? Le lecteur ?
Peut-être ce dernier ne parviendra-t-il pas à comprendre les personnages, mais
ce ne sera pas faute d'avoir été incité à la réflexion par le narrateur, qui l'inclut dans
son propre travail entre autres grâce à son usage du nous et du vous. Dès lors, quelle
est la place du lecteur dans les romans de Kundera? Et quelle est sa relation avec le
narrateur qui, selon Jocelyn Maixent, lui tient « un discours de connivence »9 ? Peut-il
réellement faire entendre sa voix dans un dialogue avec le je ?
Voulant comprendre «la mise en fonctionnement de la langue par un acte
individuel d'utilisation »10, la théorie de j'énonciation développée par Émile
Benveniste, et particulièrement la partie V de Problèmes de linguistique générale l,
« L'homme dans la langue », semble tout indiquée pour nous aider à répondre aux
questions posées précédemment. Plus précisément, le chapitre «De la subjectivité
dans le langage », qui traite de « la capacité du locuteur à se poser comme sujet »11,
permettra de comprendre les enjeux de l'inscription du narrateurje dans les romans de
8 M. Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, p. 80, nous soulignons . 9 J. Maixent, Le XVII! siècle de Milan Kundera, p. 186. 10 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 2, p. 80. 11 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale J, p. 259.
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Milan Kundera. Également, les chapitres « Structure des relations de personne dans le
verbe» et « Les relations de temps dans le verbe français» seront d'un grand secours
afin de mesurer l'impact duje sur les personnes verbales qu'il convoque ainsi que sur
l'emploi des temps verbaux qui leur sont rattachés. Pour compléter la théorie de
Benveniste, nous aurons également recours à la narratologie développée par Gérard
Genette, plus spécifiquement à Figures III et à sa partie cinq, intitulée « Voix », qui
nous servira à comprendre les impacts de l'inscription de « l'instance narrative »12
dans le récit.
Le résultat de nos réflexions sera présenté en trois chapitres portant chacun sur
un des romans que nous nous proposons d'étudier selon leur ordre chronologique de
publication. Ainsi, le chapitre un sera consacré au Livre du rire et de l'oubli (1979), le
chapitre deux à L'insoutenable légèreté de l'être (1984) et le chapitre trois à
L'immortalité (1991). Le but de cette étude étant de déterminer dans quelle mesure le
narrateur subjectif kundérien évolue d'un roman à l'autre, nous nous pencherons en
premier lieu sur les différences qui existent entre eux. C'est pourquoi, bien que nous
soyons consciente que la pérennité du narrateur soit sa caractéristique première, notre
analyse ne s'attardera que très brièvement aux ressemblances qui lient ces trois
œuvres et mettra plutôt en valeur la spécificité de la figure du narrateur
extradiégétique dans chaque roman, dont le développement, nous semble-t-il, mène à
cette scène finale de L'immortalité, ludique et mystifiante à la fois, dans laquelle le je
rencontre ses personnages.
Le chapitre un montrera comment le narrateur du Livre du rire et de l'oubli,
d'abord simple présence rendue perceptible par des marques de subjectivité implicites
- l'usage d'un vocabulaire connotatif ainsi que du présent, de l'imparfait et du passé
12 G. Genette, Figures III, p. 225.
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composé, entre autres -, devient le narrateur je extradiégétique assumé qui crée le
personnage de Tamina et en revendique la paternité. Les moyens que ce je met en
œuvre pour gagner la confiance du lecteur, qui pourrait voir en lui un manipulateur
semblable à la section de propagande de la Bohême communiste, seront exposés: la
non-omniscience, la fonction de gardien de la mémoire, la transparence, l'invitation au
dialogue, etc.
Le chapitre deux, prenant appui sur le postulat selon lequel le narrateur de
L'insoutenable légèreté de l'être a une personnalité plus assumée que celui du Livre
du rire et de l'oubli, démontrera que ce narrateur fait néanmoins avant tout partie du
genre humain, dont il est en quelque sorte le représentant dans le récit. Cette qualité,
traduite par l'usage d'un nous englobant, lui permettra de se rapprocher du lecteur et
de faire du roman un espace où l'un et l'autre se retrouvent sur un pied d'égalité. Le
personnage, pour sa part, bénéficie également de la personnalité plus assumée duje, sa
grande proximité avec son créateur - qui se manifeste notamment par un rappel de
leur filiation et de leurs traits communs - créant un lien d'interdépendance entre eux.
Le chapitre trois, enfin, s'attachera à démontrer l'individualité du je de
L'immortalité, dont les contours, dessinés par des informations précises à son sujet
-situation dans un lieu et un temps donnés, traits de personnalité, émotions ressenties,
pour ne citer que ces exemples -, l'incarnent en un être plus concret que les narrateurs
du Livre du rire et de l'oubli et de L'insoutenable légèreté de ['être. Cette
individualité du je a de multiples effets sur le récit, dont ceux de remettre en question
les concepts de narrateur, de lecteur et de personnage - tous acquérant une latitude
sans précédent - et d'abolir ultimement la frontière entre univers intradiégétique et
extradiégétique afin de créer 1'« ailleurs» qu'est le roman .
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Chapitre un
Gagner la confiance du lecteur
(Le livre du rire et de l'oubli)
Comme nous l'avons dit en introduction, Milan Kundera tente de repousser les
frontières du genre romanesque, autant dans son contenu que dans sa forme, en
dépassant le roman de type balzacien, qu'il juge dominant depuis le XIXe siècle. Dans
Le /ivre du rire et de l'oubli plus encore que dans ses œuvres précédentes, en prenant
le contre-pied quasi systématique des règles qu'il associe au modèle réaliste, pour
reprendre les mots de Chvatik1, il parvient à un « sommet» dans la « destruction de la
forme romanesque traditionnelle ». Intégration de passages à caractère réflexif
-Kundera les qualifie d'« essais spécifiquement romanesques »2 -, digressions
entravant la progression du récit, structure en sept parties diégétiquement autonomes,
exploitation d'un large espace de temps, interventions d'un narrateur je auctorial,
dévoilement du processus de création d'un personnage: les codes romanesques sont
entièrement «revus et corrigés », le plus souvent au désavantage de l'illusion
fictionnelle du lecteur, dont l'adhésion à l'histoire est sans cesse compromise.
Néanmoins, et bien que touchant aux limites du genre, le roman advient. Si Kundera
attribue la cohérence du Livre du rire et de l'oubli à sa forte unité thématique, les
manifestations du narrateur subjectif, sorte d'instance omniprésente, constituent
également un élément de cohésion important. Bien que leur éventail soit large - allant
de l'utilisation discrète du présent à la prise de position affirmée d'un je
extradiégétique, en passant par l'ajout de parenthèses explicatives au ton ironique -,
1 K. Chvatik, Le monde romanesque de Milan Kundera, p. 132. 2 M. Kundera, L'art du roman, p. 82.
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elles n'en représentent pas moins une forme de stabilité au milieu de la perte des
repères habituels, leur présence ponctuant chacune des parties.
Manipuler l'histoire
Le doute jeté sur le narrateur
Le dévoilement de l'instance narrative ne va pourtant pas de soi dans Le livre
du rire et de ['oubli. Nécessaire à la production du récit, cette dernière n'en est pas
moins présentée dès le chapitre 1 de la première partie comme un agent manipulateur
potentiel; du moins est-ce là l'une des interprétations possibles de l'épisode du
chapeau de Clementis :
En février 1948, le dirigeant communiste Klement Gottwald se mit au balcon d'un palais baroque de Prague pour haranguer les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la Vieille Ville. Ce fut un grand tournant dans l'histoire de la Bohême. Un moment fatidique.
[ ... ] La section de propagande a reproduit à des centaines de milliers
d'exemplaires la photographie du balcon d'où Gottwald, coiffé d'une toque de fourrure et entouré de ses camarades, parle au peuple. C'est sur ce balcon qu'a commencé l'histoire de la Bohême communiste. Tous les enfants connaissaient cette photographie pour l'avoir vue sur les affiches, dans les manuels ou dans les musées.
Quatre ans plus tard, Clementis fut accusé de trahison et pendu. La section de propagande le fit immédiatement disparaître de l'Histoire et, bien entendu, de toutes les photographies. Depuis, Gottwald est seul sur le balcon. [ ... ] De Clementis, il n'est resté que la toque de fourrure sur la tête de Gottwald.3
Cet épisode est intéressant pour plusieurs raisons. Sous le couvert de l'anecdote, il
annonce certains des enjeux qui seront abordés dans Le livre du rire et de l'oubli. En
ce qui a trait au contenu, il introduit quelques-uns des thèmes principaux qui créeront
une unité au sein du roman, ceux de l'oubli et de son pendant, la mémoire, ainsi que
celui de l'Histoire. Non seulement il met au jour la supercherie dont les Tchèques ont
3 M. Kundera, Le livre du rire et de l'oubli, pp. 13-14. Dès à présent, nous donnerons les références à ce roman entre parenthèses, à la suite des citations, sous l'abréviation LRO, suivie de la page.
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été victimes sous le gouvernement communiste de Gottwald, dont la section de
propagande a manipulé les faits historiques, mais, plus généralement, il jette le
soupçon sur la production du récit de l'Histoire, qu'on supposerait a priori objective.
D'abord, la narration débute sur le mode de l'énonciation historique, c'est-à-
dire, selon Benveniste, par le recours à un système verbal servant à relater des
événements passés hors de la présence d'un narrateur, donc dans une transparence qui
touche à l' obj ectivité. La formule traditionnelle « En février 1948 » et l'usage du
passé simple, qui excluent une référence quelconque à l'acte de narration ancré dans le
ici-maintenant, font en sorte que « les événements semblent se raconter eux-mêmes »4.
Cependant, très vite, le mode d'énonciation change. La fin du premier paragraphe
laisse place à un signe de subjectivité. La phrase nominale « Un moment fatidique »,
dont le vocabulaire connotatif et la structure tronquée impliquent une réflexion, fait
basculer le chapitre dans l'énonciation discursive, définie par Benveniste comme
« toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur et chez le premier l'intention
d'influencer l'autre en quelque manière »5. Avant même que le récit ne dise
explicitement que la section de propagande a manipulé des faits historiques pour
influencer la perception des citoyens, la narration signifie discrètement que l'Histoire
n'est plus objective, mais bien subjective ou biaisée.
La suite du chapitre 1 ne fait que confirmer cette impression. L'usage de temps
verbaux -l'imparfait et le passé composé, puis le présent - faisant partie du système
de l'énonciation discursive ainsi que certains effets de style tendent à mettre en
évidence, de pair avec le récit, que l'Histoire est le produit d'un narrateur, la section
de propagande, qui la filtre et la manipule. L'expression « des centaines de
milliers d'exemplaires [de] la photographie », qui répond au troisième paragraphe à
4 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, p. 241. 5 Ibid., p. 242.
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« les centaines de milliers de citoyens» du premier, par son effet de parallélisme,
insiste sur la volonté du « Narrateur» de l'Histoire de contrôler l'information afin que
personne ne déroge à la version imposée. Elle attire l'attention sur le fait que les
événements, même ceux qui paraissent objectifs - et même s'ils sont évoqués au
passé simple -, sont orchestrés. La phrase «C'est sur ce balcon qu'a commencé
l 'histoire de la Bohême communiste », quant à elle, montre bien que le
commencement de l'Histoire résulte plus d'un choix que d'événements qui se sont
produits et qu'on rapporte objectivement.
Le dernier paragraphe du chapitre, bien qu'il opère un retour à l'énonciation
historique, ne doit pas pour autant être compris comme la relation de faits objectifs,
mais plutôt, à l'instar du premier paragraphe, comme la tentative de la section de
propagande de modifier l'Histoire en se cachant sous le couvert d'une objectivité
feinte. La phrase« Quatre ans plus tard, Clementis fut accusé de trahison et pendu»
va d'ailleurs parfaitement dans ce sens grâce à sa forme passive permettant de taire le
nom de ceux qui ont accusé et pendu l'homme politique et laissant entendre que cet
événement était dans l'ordre naturel des choses. Cette impression est néanmoins
contredite aussitôt par la suite du paragraphe, «La section de propagande le fit
immédiatement disparaître de l'Histoire et, bien entendu, de toutes les
photographies », qui accorde une fois de plus la responsabilité de la production du
récit de la Bohême à la section de propagande. Le «bien entendu », pour sa part,
appuie sur l'évidence de l'intervention d'un narrateur dans l'Histoire.
De telles révélations sur la subjectivité de l 'Histoire et la volonté de son
«Narrateur» d'effacer certains faits de la mémoire des «auditeurs» ne peuvent
manquer de rendre suspect le producteur de tout récit. En mettant au jour la
supercherie de l'appareil d'État communiste, le narrateur du Livre du rire et de l'oubli
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Il
se place dans une position paradoxale. En même temps qu'il remplit un devoir de
mémoire envers les événements oubliés et les morts, il fragilise la confiance de son
lecteur à son endroit puisque lui-même est responsable de la production d'un récit.
Dès lors, une tension s'établit entre la nécessité de produire ce récit et le danger que le
lecteur n'y adhère pas, par crainte d'être manipulé comme l'ont été les citoyens
tchèques. Le fait que ce dilemme soit exposé dans le chapitre 1 de la première partie
se répercute dans tout le roman. Si le narrateur, producteur du récit, est objet de
méfiance, comment le récit adviendra-t-il?
La mise à mal des codes romanesques
La question se pose d'autant plus qu'un autre code romanesque est rapidement
mis à mal dans Le livre du rire et de ['oubli. Il s'agit de la position centrale qu'occupe
traditionnellement le personnage, lequel, ici, se voit supplanté par le thème, le
personnage n'apparaissant qu'au chapitre 2. Ce statut nouveau est clairement expliqué
par le narrateur à l'aide d'un passage métanarratif, c'est-à-dire, selon Gérard Genette,
portant sur « l'organisation interne »6 du récit plutôt que sur le récit même:
À une époque où l 'Histoire cheminait encore lentement, ses événements peu nombreux s'inscrivaient aisément dans la mémoire et tissaient une toile de fond connue de tous devant laquelle la vie privée déroulait le spectacle captivant de ses aventures. Aujourd'hui, le temps avance à grands pas. L'événement historique, oublié en une nuit, scintille dès le lendemain de la rosée du nouveau et n'est donc plus une toile de fond dans le récit du narrateur, mais une surprenante aventure qui se joue sur l'arrière-plan de la trop familière banalité de la vie privée. (LRO, p. 21)
Cet extrait tiré du chapitre 5, consacré à l'histoire de la Bohême communiste, vient
confirmer ce qui avait déjà été signifié par la forme : le « personnage-Histoire»
occupe à présent une place prépondérante dans le roman, devant le personnage de
6 G. Genette, Figures III, p. 262.
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12
fiction. Les italiques appliqués au mot «aventure », et dont la fonction est d'en
« souligner» l'importance7, attirent fortement l'attention sur le renversement de la
hiérarchie: l'individu ne fait plus l'Histoire, il est modelé par elle. De la même
manière, le personnage ne fait plus le récit, mais est modelé par lui. L'entrée en scène
de Mirek, le héros de la première partie du Livre du rire et de l'oubli, est à cet égard
éloquente: « On est en 1971 et Mirek dit: la lutte de l'homme contre le pouvoir est la
lutte de la mémoire contre l'oubli» (LRO, p. 14). Surgi dans le roman, le personnage,
dont on ne connaît que le prénom, semble l'incarnation de l'opposition au pouvoir et à
ses tentatives de provoquer l'oubli, la façon dont il est présenté le mettant en lien
direct avec le chapitre précédent. Les informations contenues dans les pages suivantes
renforcent encore l'impression de la prédominance de l'Histoire: Mirek, qui désire
mettre à l'abri de l'État des «écrits compromettants» (LRO, p. 15), est suivi par des
hommes du gouvernement. Ses actions sont donc conditionnées par l'Histoire. Sur le
plan du contenu comme de la forme, le personnage perd sa prépondérance.
Un autre « dogme» relatif au personnage est également ébranlé dans Le livre
du rire et de l'oubli, celui de son indépendance. En effet, la quatrième partie du roman
voit la création explicite de ce dernier par le narrateur :
J'ai calculé qu'à chaque seconde deux ou trois nouveaux personnages fictifs reçoivent ici-bas le baptême. C'est pourquoi j'hésite toujours à me joindre à cette foule innombrable de saints Jean-Baptiste. Mais qu'y faire? Il faut bien que je donne un nom à mes personnages. Cette fois-ci, pour montrer clairement que mon héroïne est mienne et n'appartient qu'à moi Ge lui suis plus attaché qu'à nulle autre), je vais l'appeler d'un nom qu'aucune femme n'a encore jamais porté: Tamina. J'imagine qu'elle est belle, grande, qu'elle a trente-trois ans et qu'elle est de Prague.
Je la vois en pensée descendre une rue d'une ville de province à l'ouest de l'Europe. (LRO, p. 135)
7 Voir p. 22 pour l'explication de la fonction des italiques dans Le livre du rire et de l'oubli : Il n'est donc pas surprenant que ces enthousiastes, ces courageux aient
aisément triomphé des tièdes et des prudents et qu'ils aient bien vite entrepris de réaliser leur rêve, cette idylle de justice pour tous.
Je le souligne: l'idylle et pour tous [ ... ].
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Dans cet extrait, des moyens multiples sont utilisés pour convaincre le lecteur que le
personnage ne « vit» pas en dehors du récit, mais qu'il naît plutôt de l'instance qui le
produit. C'est pourquoi l'usage duje et de pronoms personnels et de déterminants s'y
rattachant est fréquent et ponctue le paragraphe: «J'ai calculé », «j 'hésite », «me
joindre », «je donne », « mes personnages », « mon héroïne », « est mienne », « qu'à
moi », «je lui suis plus attaché », «je vais l'appeler », «J'imagine », «Je la vois ».
S'il est impossible de douter que le personnage provient du narrateur tant leur filiation
est mise en évidence, son statut d'être de fiction est également souligné à plusieurs
reprises. Le mot «personnages» - dont la première occurrence est suivie du
qualificatif « fictifs », qui insiste sur son caractère inventé - revient deux fois avant
que Tamina ne fasse son apparition dans le récit. Le mot «héroïne »,
traditionnellement attribué au personnage principal d'une histoire, la précède
également de peu. Son nom étant révélé, les termes «j'imagine» et «je la vois en
pensée » viennent ensuite rappeler au lecteur que le personnage sort de la tête du
narrateur et que sa biographie ainsi que ses faits et gestes lui sont attribuables. La
dépendance du personnage vis-à-vis du narrateur est indiscutable. Une fois de plus, les
codes romanesques traditionnels sont remis en question.
Devant les difficultés de lecture que pose Le livre du rire et de l'oubli, il va de
soi que de nombreuses questions surgissent. Si les codes romanesques traditionnels
sur lesquels l'adhésion au récit se fondait sont bouleversés, comment le lecteur peut-il
poursuivre sa lecture ? Sa confiance dans le narrateur étant ébranlée, ses habitudes
d'appréhension du roman remises en question, comment peut-il croire au récit qu'il
tient entre les mains? Des moyens nouveaux ont-ils été inventés pour contrebalancer
l'incertitude qui frappe les repères traditionnels? Et quel rôle le narrateur je joue-t-il
dans ce renouvellement, hormis celui de mettre la fiction en péril?
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Se démarquer de la section de propagande
Le narrateur à visage découvert
14
Comme nous le mentionnions précédemment, le narrateur je se trouve dans
une position paradoxale: objet d'une certaine méfiance, il n'en demeure pas moins
celui sans qui le roman n'existerait pas. Il se doit donc de gagner la confiance du
lecteur. Le premier moyen qu'il prend pour y arriver est de se démarquer du
producteur de récit «manipulateur» qu'il a mis au jour: la section de propagande.
Alors que cette dernière est une force sans visage, qui agit dans l'ombre - jamais il
n'est précisé qui en sont les responsables -, le narrateur du Livre du rire et de l'oubli,
lui, se présente à visage découvert. Si le je en tant que tel n'apparaît dans le roman
qu'au chapitre 5 de la première partie, il n'en reste pas moins que plusieurs signes
annoncent sa présence dès l'incipit. L'énonciation discursive, dont nous avons déjà
parlé et qui est utilisée comme système verbal dominant dans les chapitres 1 à 5
notamment, constitue bien sûr le premier. Le passé composé, l'imparfait et le présent,
bien que le je ne soit pas dit, n'en sont pas moins des marques de subjectivité qui
connotent sa présence et indiquent une prise en charge assumée du récit.
Une deuxième marque de subjectivité vient signifier au lecteur qu'il est en
présence d'un narrateur subjectif; il s'agit du on qui ouvre le chapitre 2 : « On est en
1971 [ ... ] » (LRO, p. 14). Bien qu'il ne connote pas dans tous les cas la subjectivité
-Dominique Maingueneau parle d'une « plasticité sémantique» qui lui permet d'être
«inter[prété], selon les contextes, comme "je", "tu", "nous", "eux", "elles", "les
hommes en général" ... »8 -, le on qui apparaît dans l'extrait précédent semble
ressortir au narrateur. La construction de la phrase dans laquelle il apparaît ainsi que
sa position dans le chapitre comptent pour beaucoup dans cette interprétation .
8 D. Maingueneau, Éléments de linguistique pour le texte littéraire, pp. 8 et 9.
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D'abord, le « On est en 1971 »crée un lien indéniable entre le chapitre 1, qui débutait
par la formule historique traditionnelle « En février 1948 », et le chapitre 2, consacré à
l'histoire fictive de Mirek. Plus qu'une simple situation dans le temps, la phrase « On
est en 1971 » oppose sa subjectivité -l'usage du présent et la plasticité sémantique du
on - à l'objectivité de « En février 1948 », énoncée «hors de la personne d'un
narrateur »9. Quant à la position initiale du on, elle nous amène à le considérer comme
un indice d'un narrateur subjectif puisqu'il ne peut référer à aucun personnage, le
chapitre précédent en étant exempt. Encore une fois, le « On est en 1971 »donne plus
qu'une information diégétique ; il se rapporte à la situation d'énonciation. Bien que le
on ne connote pas toujours la subjectivité du narrateur - à preuve, le second on du
chapitre 2, introduit dans un discours indirect libre, semble relever de la subjectivité
du personnage -, il est indéniable que le premier à être utilisé dans Le /ivre du rire et
de l'oubli a cette fonction.
Une marque de subjectivité supplémentaire intervient dans le chapitre 3 de la
première partie, alors qu'apparaissent des parenthèses dans les souvenirs de Mirek,
qui se remémore sa relation amoureuse avec Zdena :
Tous les souvenirs qu'il avait d'elle étaient comme ça: Ils revenaient ensemble en tram de l'appartement où ils avaient fait l'amour pour la première fois. (Mirek constatait avec une satisfaction particulière qu'il avait totalement oublié leurs coïts et qu'il n'aurait pu en évoquer une seule seconde.) Plus robuste, plus grande que lui (il était petit et fragile), elle était assise dans un coin sur la banquette, le tramway cahotait, et elle avait un visage maussade, fermé, étonnamment vieux. (LRO, pp. 16-17)
Alors qu'il est évident qu'un individu ne pense pas avec des signes de ponctuation, et
donc qu'ils sont attribuables au narrateurlO, la diégèse se charge de prouver que les
9 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale l, p. 241. 10 Selon Sabine Pétillon-Boucheron, dans Les détours de la langue. Étude sur la parenthèse et le tiret double, p. 67, les signes de ponctuation « servent l'expression d'une subjectivité particulière », celle du « sujet écrivant ».
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parenthèses sont un signe de la subjectivité de ce dernier. En effet, dans l'extrait
précédent, rien ne justifie diégétiquement, c'est-à-dire dans l'univers du récit, la mise
entre parenthèses de l'oubli de Mirek. La narration suit le fil de la mémoire, une
pensée s'enchaînant à l'autre logiquement et sans interruption. Les informations
contenues dans la parenthèse proviennent du personnage au même titre que celles qui
la précèdent et la suivent. Les signes de ponctuation ne peuvent donc appartenir qu'au
narrateur, qui semble considérer que son intervention typographique est nécessaire à
cet endroit. Ils sont un signe plus ou moins discret de sa présence subjective. À
l'inverse, la deuxième parenthèse donne une information qui ne peut logiquement
provenir que du narrateur. Bien que le personnage la possède également, il apparaît
peu crédible qu'il se décrive lui-même en pensant. Le signe typographique et
l'information qu'il contient relèvent donc cette fois-ci tous deux du narrateur.
Cependant, peu importe le degré d'implication qu'elle connote, la parenthèse n'en
signifie pas moins la présence d'une instance subjective. Son utilisation, répétée à
quelques reprises dans les chapitres consacrés à 1 'histoire de Mirek - ainsi que tout au
long du roman -, permet au narrateur de se manifester périodiquement, bien que de
manière parfois très subtile.
L'invitation au dialogue
Devant la multiplicité des signes de subjectivité du narrateur qui apparaissent
discrètement dans les premiers chapitres du Livre du rire et de l'oubli, il n'est pas
étonnant de les voir se cristalliser en la personne d'un je au chapitre 5, consacré à la
poursuite de la réflexion sur l'Histoire entamée dans l'incipit :
L'Histoire s'évapore de la mémoire et il faut que je parle d'événements qui ont eu lieu il ya quelques années comme s'ils étaient vieux de mille ans: En 1939, l'armée allemande est entrée en Bohême et l'État des Tchèques a cessé d'exister. (LRO, p. 21, nous soulignons)
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Cette apparition du je est intéressante à plusieurs égards. Tout d'abord, comme nous
l'avons dit précédemment, elle personnifie une instance narrative qui autrement serait
restée dans l'ombre, comme la section de propagande. Ce faisant - et contrairement à
cette dernière qui impose unilatéralement ses décisions -, elle ouvre également la
porte au dialogue en convoquant un interlocuteurll • Bien que ce dernier aurait pu
demeurer une présence toute virtuelle dans le roman - puisque l'énonciation écrite,
selon Maingueneau, « exclu[t] le caractère immédiat et symétrique de
l'interlocution »12 -, il ne tarde pas à être introduit dans le chapitre 5, quelques lignes
après le je : « Et maintenant, faites attention: cette moitié-là, qui poussait des cris de
joie, était plus dynamique, plus intelligente, meilleure» (LRO, p. 21, nous
soulignons). La rapidité avec laquelle le vous est convoqué après l'apparition du je
laisse croire que le narrateur est soucieux d'inclure le lecteurl3 dans sa réflexion.
Cette hypothèse est soutenue par la première utilisation dans le chapitre 5
d'une formule dialogique qui reviendra à plusieurs reprises au cours du roman, et qui
prend la forme suivante: « Oui, on peut dire ce qu'on veut, les communistes étaient
plus intelligents» (LRO, pp. 21-22). Le contexte où elle apparaît en dit long sur la
formule du «oui, ... »14. Suivant une affirmation dont la teneur est choquante ou
surprenante - le «attention» le laisse sous-entendre - ainsi qu'une interpellation
directe au lecteur (<< faites attention »), précédée d'un alinéa qui, nous pourrions le
supposer, « contient» la réaction de ce dernier, cette formule semble une réponse à
11 Selon Benveniste, le je ne peut se concevoir que dans une relation dialectique avec un tu qui, en s'opposant à lui, le définit. Quand au vous, « qu'il s'agisse du "vous" collectif ou du "vous" de politesse, on reconnaît une généralisation de "tu", soit métaphorique, soit réelle ». É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale l, p. 235. 12 D. Maingueneau, Éléments de linguistique pour le texte littéraire, p. 10. 13 Bien que nous soyons consciente d'une distinction entre les termes « lecteur» et « narrataire », et que l'utilisation de «narrataire » serait plus juste, nous retiendrons ici le terme « lecteur» pour alléger le texte. 14 La formule se construit également parfois avec le « non ».
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cette même réaction. L'emploi du on, qui dans ce cas-ci paraît avoir pour référent le
lecteur, confirme cette impression, la phrase « on peut dire ce qu'on veut» reprenant
sur un mode généralisant les commentaires et les doutes qui auraient été émis. Le
« oui, ... » serait donc une façon qu'aurait trouvée le narrateur de dialoguer avec le
lecteur, de lui faire une place dans son récit.
La transparence
Ces deux effets duje, la personnification et l'invitation au dialogue, mènent à
un troisième qui, une fois de plus, permet au narrateur du roman de se démarquer de
ceux de la section de propagande: la transparence. La scène de la création du
personnage occupe à cet égard une place centrale dans Le livre du rire et de l'oubli,
non seulement en termes matériels - Tamina naît dans la quatrième partie d'un roman
qui en compte sept, donc directement au milieu -, mais également parce qu'elle
représente un sommet dans le paradoxe du narrateur. En effet, si cette scène fragilise
le récit comme jamais auparavant en détruisant l'illusion fictionnelle, habituellement
facteur d'adhésion du lecteur à l'histoire, elle devient en même temps un moyen de
gagner sa confiance en lui dévoilant les dessous du récit qu'il est en train de lire.
Comme s'il jouait le tout pour le tout, le narrateur prend le risque de se rapprocher du
fonctionnement de la section de propagande, pour ensuite mieux s'en détacher en
passant un contrat avec le lecteur. Le déroulement de la scène de création suit
exactement ce cheminement. En créant Tamina, et surtout en insistant sur le fait
qu'elle lui « appartient» (<< Cette fois-ci, pour montrer clairement que mon héroïne est
mienne et n'appartient qu'à moi [ ... ],je vais l'appeler d'un nom qu'aucune femme n'a
encore jamais porté: Tamina (LRO, p. 135) »), le narrateur montre en quelque sorte
qu'il exerce un contrôle sur son personnage et sur son récit, tout comme la section de
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propagande sur l'Histoire. Simultanément, par contre, il désamorce la seconde partie
du mécanisme employé par le narrateur « manipulateur» : contrairement à la section
de propagande, qui dissimule des faits aux Tchèques, il met cartes sur table devant son
lecteur en partageant les réflexions et les raisons qui ont présidé au « baptême» de
Tamina et en révélant son mode de fonctionnement en tant que producteur de récit.
Implicitement, le narrateur passe un contrat avec le lecteur: si ce dernier poursuit sa
lecture en toute connaissance de cause, il lui laisse une certaine latitude ou, pour le
dire autrement, il lui accorde sa confiance.
Ce contrat de lecture est d'ailleurs explicité quelques lignes après la
« naissance» de Tamina :
Je la vois en pensée descendre une rue d'une ville de province à l'ouest de l'Europe. Oui, vous l'avez bien remarqué: c'est Prague qui est loin que je désigne par son nom, alors que je laisse dans l'anonymat la ville où a lieu mon récit. C'est enfreindre toutes les règles de la perspective, mais il ne vous reste qu'à l'accepter. (LRO, pp. 135-136, nous soulignons)
Bien qu'elle semble comporter un risque élevé, la phrase qui clôt cet extrait, et dont le
prolongement sous-entendu pourrait être « il ne vous reste qu'à l'accepter ou à arrêter
de me lire », n'en a pas moins été calculée. D'abord, le contrat de lecture, comme
nous l'avons dit, était déjà implicitement contenu dans la scène de création du
personnage. Ensuite, bien qu'il constitue la transgression d'une des conventions du
roman traditionnel ou, pour reprendre ses mots, de « toutes les règles de la
perspective », celle-ci semble mineure comparativement à la mise à mal de l'illusion
fictionnelle dont le lecteur vient d'être témoin. Mais plus important encore, avant de
mettre une fois de plus l'adhésion de son lecteur en péril, le narrateur se l'allie de cette
façon: « Oui, vous l'avez bien remarqué: c'est Prague qui est loin que je désigne par
son nom, alors que je laisse dans l'anonymat la ville où a lieu mon récit ». La formule
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du « oui, ... », dans cet extrait, a des répercussions on ne peut plus intéressantes. Non
seulement elle inclut le lecteur dans le récit, ce qui démontre une certaine
considération du narrateur à son égard, mais elle le flatte en soulignant son sens de
l'observation et sa connaissance des codes romanesques. Cela a pour effet de placer le
lecteur dans une position avantageuse. Sans être tout à fait narrateur lui-même, donc
sans porter le fardeau de la production d'un récit, il n'en occupe pas moins un rôle
dans son déroulement, le je prenant en compte ses interventions, remarques et
commentaires et le reconnaissant de ce fait comme son égal. Les nombreux signes de
complicité du narrateur vis-à-vis du lecteur, qui engagent ce dernier dans le récit,
viennent donc atténuer le danger que représente la phrase où les termes du contrat de
lecture sont brutalement posés: « j'enfreins les codes romanesques et vous devez
l'accepter pour me lire ». Bien que le narrateur impose son autorité de producteur du
récit, il tente donc de se racheter aux yeux du lecteur par la transparence dont il fait
preuve, et qui culmine dans la scène de création du personnage.
La non-omniscience
Cette scène illustre également un autre moyen trouvé par le narrateur pour se
distinguer de la section de propagande: la non-omniscience. Alors que celle-ci
s'infiltre partout pour diriger les pensées de chacun - comme le montre bien l'incipit
avec l'énumération des moyens de diffusion de la photographie de Gottwald exposée
« sur les affiches, dans les manuels ou dans les musées» (LRO, p. 14) ainsi que la
reprise de l'expression « des centaines de milliers de ... »-, le narrateur, lui, propose
plutôt des interprétations de ses personnages et admet même parfois son ignorance à
leur égard. Cette façon de laisser le personnage libre de ses pensées et agissements est
d'ailleurs exposée quelques paragraphes après la création de Tamina :
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Tout le monde l'aime bien, Tamina. Parce qu'elle sait écouter ce qu'on lui raconte.
Mais écoute-t-elle vraiment ? Ou ne fait-elle que regarder, tellement attentive, tellement silencieuse? Je ne sais, et ça n'a pas beaucoup d'importance. Ce qui compte, c'est qu'elle n'interrompt pas. Vous savez ce qui se passe quand deux personnes bavardent. L'une bavarde et l'autre lui coupe la parole. (LRO, p. 136, nous soulignons)
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La façon dont est amené l'aveu d'ignorance laisse croire, dans cet extrait, que le
narrateur veut confesser son incapacité, ou son absence de désir, de percer à jour les
pensées de son personnage. En effet, le questionnement qui le précède - et que l'on
peut attribuer au narrateur, le lecteur n'ayant aucune raison de douter des informations
qui lui sont transmises - semble ici destiné à introduire le « Je ne sais », qui
autrement aurait été difficile à justifier. Survenant peu de temps après que le narrateur
a démontré son ascendant sur le récit, cet aveu le contrebalance en lui opposant des
limites. Il est également intéressant de constater que le « Je ne sais» est suivi d'une
autre déclaration sur la façon dont le je conçoit son récit, « et ça n'a pas
d'importance », qui remet une fois de plus en question un des codes romanesques
traditionnels: l'omniscience du narrateur. Ayant fait preuve de transparence et
démontrant la liberté dont jouit son personnage, celui-ci, toujours au cœur du
paradoxe qui le caractérise, n'en fragilise pas moins l'adhésion au récit. Cependant,
comme pour rappeler au lecteur le contrat qu'il vient de signer, le je se hâte de faire
appel à ses compétences, moyen qu'il a utilisé plus tôt pour se l'allier, à l'aide de cette
phrase: « Vous savez ce qui se passe quand deux personnes bavardent ». Encore une
fois interpellé et nécessaire à la poursuite du récit, dont il est partie intégrante, le
lecteur ne semble avoir d'autre choix que d' « accepter» cette nouvelle entorse aux
habitudes .
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Le gardien de la mémoire
Si la scène de création du personnage de Tamina constitue un moment clé dans
Le livre du rire et de l'oubli - le narrateur assumant son statut de producteur du récit,
avec les risques que cela comporte, en sollicitant notamment la confiance de son
lecteur, dont il se fait le complice -, d'autres moyens sont mis en œuvre tout au long
du roman pour contrebalancer la perte des repères habituels ainsi que pour permettre
au narrateur de continuer à se distinguer de la section de propagande. Un de ceux-ci,
introduit implicitement dès l'incipit, est repris lors de la première apparition duje. Il
s'agit de la fonction de gardien de la mémoire ou, pour le dire autrement, de barrière
contre l'oubli qu'assume le narrateur, et qui se fait clairement sentir dans la première
phrase explicitement écrite par le je : « L'Histoire s'évapore de la mémoire et ilfaut
que je parle d'événements qui ont eu lieu il y a quelques années comme s'ils étaient
vieux de mille ans: [ ... ] »(LRO, p. 21, nous soulignons). Si l'utilisation du« il faut »,
dans cet extrait, et la rectification des faits déformés par'la section de propagande,
dans l'incipit, n'avaient pas suffi à faire comprendre au lecteur la fonction du
narrateur, d'autres passages du roman pourraient l'aiguillonner: les passages
autobiographiques racontant la maladie mortelle dont le père du narrateur est atteint.
Le premier de ces passages suit un chapitre où le je relate une conversation qu'il a eue
avec Milan Hübl, un historien chassé de son poste par Gustav Husak, surnommé « le
président de l'oubli » :
Six mois plus tard, Hübl a été arrêté et condamné à de longues années de prison. À ce moment-là mon père était mourant.
Pendant les dix dernières années de sa vie, il a perdu peu à peu l'usage de la parole. Au début, il ne lui manquait que quelques mots [ ... ]. Mais à la fin, il n'y avait que très peu de mots qu'il pouvait prononcer et, chaque fois qu'il essayait de préciser sa pensée, ça se terminait avec la même phrase, l'une des dernières qui lui restaient: « C'est étrange. »
Il disait« c'est étrange », et il y avait dans ses yeux l'immense étonnement de tout savoir mais de ne pouvoir rien dire. [ ... ] Et i' étais le
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seul, quand je lui parlais, à pouvoir faire un instant resurgir de cet infini sans mots le monde perdu des entités dénommées. (LRO, pp. 259-260)
23
En plus de posséder un lien thématique fort - l'oubli de la culture tchèque qUI
culminera avec la perte de la langue et la perte de la parole du père - avec le chapitre
qui le précède, cet extrait en dit long sur la façon dont le narrateur désire être perçu.
En effet, plusieurs éléments laissent entendre que ce dernier remplit une fonction de
barrière contre l'oubli. D'abord, le choix du narrateur de raconter un épisode de sa vie
avec son père est très significatif, cette figure représentant la filiation par excellence.
De plus, au-delà du fait que les deux hommes possèdent un lien chamel qui inscrit le
narrateur dans une continuité - une partie de l'identité étant transmise par le
patronyme -, les détails donnés sur le père, et qu'il est possible de mettre en relation
avec les informations sur le fils, renforcent le sentiment que ce dernier est partie
prenante de son histoire familiale, un gardien de la mémoire. Ainsi, le narrateur et son
père possèdent en commun un intérêt pour la musique classique, comme le narrateur
nous en fait part peu après l'extrait donné ci-dessus: « Pendant ces promenades [avec
son père] nous discutions de musique» (LRO, p. 260). Plus encore, le père désire
comprendre la forme des variations, qu'il étudie chez Beethoven, et le fils développe
celles-ci dans son roman, comme il le dit lui-même: « Tout ce livre est un roman en
forme de variations. Les différentes parties se suivent comme les différentes étapes
d'un voyage qui conduit à l'intérieur d'un thème, à l'intérieur d'une pensée, à
l'intérieur d'une seule et unique situation dont la compréhension se perd pour moi
dans l'immensité» (LRO, p. 268). L'écriture constitue d'ailleurs un autre point par
lequel il est possible de rapprocher le père et le fils, le premier « écriva[nt] un gros
livre sur les sonates de Beethoven» (LRO, p. 261) .
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La fonction de barrière contre l'oubli ne s'incarne cependant pas que dans cette
filiation, pour ainsi dire « naturelle », du père et du fils. Elle relève également du
choix délibéré que fait le narrateur de s'y inscrire. En effet, plusieurs indices montrent
que le narrateur accorde de l'importance à la filiation dans laquelle il se situe. Le
premier est le soin qu'il porte à son père, et qui est souligné à trois reprises dans les
passages autobiographiques - au nombre de trois - concernant ce dernier. Ainsi, le
narrateur précise qu'il « l'emm[ène] souvent faire sa promenade», qui est
« invariablement» la même (LRO, p. 260, nous soulignons). Plus loin, il raconte qu'il
était présent lors de l'agonie de son père et, dans le dernier passage « filial », il revient
sur « [leur] promenade habituelle autour du pâté de maisons» (LRO, p. 291, nous
soulignons), laquelle a suscité en lui des réflexions sur l'histoire de la musique.
L'intérêt du narrateur pour son père et pour les connaissances dont il est le dépositaire
est d'ailleurs exprimé dans ces mots:
Tant que papa avait parlé normalement, je lui avais posé peu de questions. Et maintenant, je voulais rattraper le temps perdu. Donc nous parlions de musique, mais c'était une étrange conversation entre quelqu'un qui ne savait rien mais connaissait des mots en grand nombre et quelqu'un qui savait tout mais ne connaissait pas un seul mot. (LRO, p.260)
Si cet extrait exprime l'amour d'un fils pour son père, il est également à mettre en
relation avec la volonté du narrateur de préserver la mémoire de la culture tchèque,
qui s'efface peu à peu et sera bientôt perdue, et notamment la langue qui, selon les
paroles de Milan Hübl, « ne sera plus qu'un folklore qui mourra tôt ou tard de mort
naturelle» (LRO, p. 259). Dans les tentatives particulières de capter la parole de son
père, le narrateur essaie plus globalement de s'ériger en barrière contre l'oubli de toute
sa culture .
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Le décrypteur de l'oubli
Ses efforts sont d'ailleurs couronnés de succès, du moins en ce qui concerne
son père. Il est en effet « le seul, quand [il] lui parl[ e], à pouvoir faire un instant
resurgir de cet infini sans mots le monde perdu des entités dénommées» (LRO, p. 260,
nous soulignons). Non seulement le narrateur est porteur de mémoire, mais il est aussi
décrypteur de l'oubli. De nombreux détails donnés dans les passages
autobiographiques «filiaux» le confirment: le père appelle son fils pour lui
«expliquer quelque chose d'important» (LRO, p. 261, nous soulignons) ; le fils
réussit à comprendre son père malgré ses difficultés de communication:
« Évidemment, je sais de quoi il voulait parler» (LRO, p. 261), le « évidemment»
soulignant la singularité du narrateur « décrypteur » ; au cours d'une promenade, le
père arrête son fils qui «sen[t] qu'il v[eut] [lui] confier quelque chose de très
important (LRO, p. 291, nous soulignons). La faculté de décrypteur de l'oubli,
soulignée dans ce dernier exemple par le fait que le narrateur « sent» ce que désire
son père, est poussée à son maximum dans le deuxième épisode autobiographique
filial, au cours duquel un médecin visite le mourant. Alors que le docteur, pourtant
spécialiste du «décryptage» des malades, prétend que son patient n'est plus
conscient, le narrateur, lui, perçoit un signe d'intelligence chez son père: « J'ai vu les
grands yeux bleus de papa s'ouvrir encore plus grands» (LRO, p. 281). Encore une
fois empreint d'amour filial, cet épisode n'en dit pas moins à quel point le narrateur
possède une sensibilité et un souci d'aller au-delà des apparences qui font de lui un
excellent décrypte ur de l'oubli. La complicité et la relation privilégiée qu'il a
développées avec son père, dépositaire d'un savoir et d'une culture et figure
exemplaire de l'inscription dans une lignée, font de lui un gardien de la mémoire,
antithèse de la section de propagande. Placés dans le contexte du roman, les épisodes
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« filiaux », qui mettent en évidence la fonction mnémonique du narrateur, ont donc
pour fonction de gagner la confiance du lecteur.
Gagner la confiance du lecteur
Le bon sens, la vertu et la bienveillance
D'autres passages autobiographiques du Livre du rire et de ['oubli semblent
par ailleurs avoir le même but: les passages où le je parle de son exclusion du parti
communiste et des conséquences que cela a eues sur sa vie. Comme les épisodes
« filiaux », ces passages entretiennent un lien fort avec l'ensemble du roman, parcouru
par le thème de l'oubli; ils relatent une partie de la vie du narrateur, « l'existence d'un
homme rayé de l'histoire, des manuels de littérature et de l'annuaire du téléphone»
(LRO, p. 105). Leur fonction va cependant plus loin. Sous le couvert de l'anecdote, ils
bâtissent une image du narrateur qui, pour reprendre les mots de Roland Barthes,
« énonce une information et en même temps [ ... ] dit: je suis ceci, je suis cela »15.
Ainsi les épisodes autobiographiques créent-ils en quelque sorte un personnage digne
d'estime possédant, selon Maingueneau, les trois qualités «qui donnent de la
confiance dans l' orateur [nous dirions ici le narrateur] [ ... ]. Ce sont le bon sens
(phronesis), la vertu (areté) et la bienveillance (eunoia) »16.
Les trois qualités identifiées par Maingueneau et développées tout au long des
passages autobiographiques se retrouvent en germe dans le premier paragraphe du
premier chapitre de ce type dans le roman:
Peu après que les Russes ont occupé mon pays en 1968, ils m'ont chassé de mon travail (comme des milliers et des milliers d'autres Tchèques), et personne n'avait le droit de me donner un autre emploi. Alors de jeunes amis sont venus me trouver [ ... ]. Ces bons et jeunes amis, que je ne trahirai jamais, m'ont proposé d'écrire sous leurs noms [ ... ] pour que je puisse ainsi gagner de quoi vivre. J'ai utilisé quelques-
15 R. Barthes, cité dans R. Amossy, L'argumentation dans le discours, p, 70. 16 D. Maingueneau, cité dans R. Amossy, L'argumentation dans le discours, p. 70.
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uns de ces services, mais je les refusais le plus souvent, parce que je n'arrivais pas à faire tout ce qu'on me proposait, et aussi parce que c'était dangereux. Pas pour moi, mais pour eux. (LRO, p. 103)
27
Dès ce passage, le narrateur «révèle» plusieurs choses sur lui-même. Après avoir
attiré l'attention du lecteur, grâce à l'utilisation de la parenthèse, sur sa ressemblance
avec les autres «persécutés de l'oubli », c'est-à-dire les exclus du régime
communiste, le je montre que malgré sa destitution il est toujours digne d'estime, de
«jeùnes amis» se proposant spontanément pour lui venir en aide. C'est alors que les
qualités «qui donnent confiance dans l'orateur» sont introduites. D'abord, les
adjectifs «bons» et «jeunes» appliqués à «amis» expriment la bienveillance du
narrateur à leur endroit, celui-ci reconnaissant leur gentillesse et la soulignant
discrètement. Cette première qualité est immédiatement suivie par la vertu, qui
s'incarne ici avec force dans l'apposition « que je ne trahirai jamais », traduisant la
loyauté du narrateur. La vertu est exprimée une seconde fois à la fin de l'extrait,
lorsque le je explique qu'il refusait souvent les offres qui lui étaient faites parce
qu'elles étaient dangereuses. La phrase «Pas pour moi, mais pour eux» met en
évidence - par son caractère nominal et l'utilisation du « mais », qui marque bien une
coupure entre « moi» et « eux» - l'altruisme du narrateur ainsi que son abnégation,
la sécurité de l'autre passant avant la sienne. Quant au bon sens, il est également
démontré à la fin de l'extrait, alors que le je précise qu'il n'a utilisé que quelques-uns
des services offerts « parce qu['il] n'arrivait pas à faire tout ce qu'on [lui] proposait ».
La confession autobiographique
Les qualités identifiées par Maingueneau, et que possède le narrateur, ne sont
cependant pas les seuls moyens que ce dernier a trouvés pour gagner la confiance de
son lecteur. Il bâtit également son image en confessant la malhonnêteté dont il a fait
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preuve pendant la partie de sa vie où il a été mis au ban de la société, et
particulièrement en racontant l'épisode où il écrivait dans un magazine en se faisant
passer pour un astrologue:
Pendant ces années où j'ai vécu en exclu, j'ai fait des milliers d'horoscopes. [ ... ] J'avais jadis reçu d'amis parisiens tous les traités d'astrologie d'André Barbault [ ... ] et, contrefaisant mon écriture, j'y avais inscrit à la plume sur la première page: À Milan Kundera avec admiration, André Barbault. [ ... ] J'expliquais à mes clients pragois interloqués que j'avais été à Paris pendant plusieurs mois l'assistant de l'illustre Barbault.
Quand R. m'a demandé de tenir clandestinement la rubrique d'astrologie de son hebdomadaire, j'ai évidemment réagi avec enthousiasme et je lui ai recommandé d'annoncer à la rédaction que l'auteur des textes était un brillant spécialiste de l'atome qui ne voulait pas révéler son nom de crainte d'être la risée de ses collègues. Notre entreprise me semblait être doublement protégée: par le savant qui n'existait pas, et par son pseudonyme. (LRO, pp. 104-105)
Bien qu'il s'agisse d'un trait de personnalité négatif, la malhonnêteté est récupérée
dans cet extrait à l'avantage du narrateur puisqu'elle a pour toile de fond l'oppression
du régime. Le mensonge devient une bonne blague et une façon de rire des autorités,
d'où 1'« enthousiasme» démontré par le narrateur. L'avouer ne constitue dès lors plus
un danger, mais bien un moyen de s'attirer la sympathie du lecteur, auquel le narrateur
fait assez confiance pour juger de la situation. Le mensonge est de plus justifié dans
l'extrait précédent par la nécessité d'échapper à l'inquisition du régime. Encore une
fois, il prend un aspect positif lorsque le narrateur dit: « Notre entreprise me semblait
être doublement protégée» (nous soulignons). Il est également intéressant de
constater que l'aveu de malhonnêteté s'accompagne d'une preuve de transparence. En
effet, la première duperie mentionnée par le narrateur, la contrefaçon de son écriture,
est accompagnée du dévoilement de son nom, révélé dans la dédicace «À Milan
Kundera avec admiration, André Barbault ». Bien que plusieurs indices aient déjà
laissé entendre que le narrateur du roman était Milan Kundera - l'expression « mon
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pays », qui ouvre le chapitre autobiographique et que l'on sait être la Bohême, n'en est
qu'un parmi d'autres -, jamais le dévoilement n'avait été aussi complet jusqu'ici. En
plus de contrebalancer la malhonnêteté exprimée dans le récit en faisant preuve cette
fois de transparence envers le lecteur - ce dernier peut constater que le nom du je
correspond au nom imprimé sur le livre -, le dévoilement du narrateur lui permet de
bénéficier de la réputation de l'auteur, dont l'histoire est connue ou peut l'être17• C'est
une façon de convaincre le lecteur de sa bonne foi en lui donnant le moyen de
confirmer la véracité de ses dires.
La probité intellectuelle
Un autre moyen semblable au dévoilement de son nom est employé par le
narrateur pour assurer sa crédibilité. S'il est possible de lui faire confiance sur le plan
personnel, cela est également possible sur le plan intellectuel. Du moins le narrateur
tente-t-il de susciter cette confiance en donnant systématiquement les références des
ouvrages qu'il cite ou dont il parle, non seulement dans le corps du texte, mais aussi à
la fin de ses parties: «Rhinocéros est une pièce d'Eugène Ionesco» (LRO, p. 97),
« Le texte que je viens de citer est tiré d'un livre intitulé Parole de femme» (LRO, p.
100), « (dans l'hebdomadaire Action du 19 juin 1950) » (LRO, p. 1] 5), mais aussi à la
fin: «Les passages en italique entre guillemets sont tirés des ouvrages suivants:
-Annie Leclerc: Parole de femme, 1976. - Paul Éluard: Le visage de la paix, 1951.
- Eugène Ionesco: Rhinocéros, 1959.» (LRO, p. 131). Le fait de donner les
références des ouvrages cités répond à plus d'une nécessité, le désir de susciter la
confiance n'étant que la première. Dans le contexte des passages de confession
autobiographique, en particulier dans un épisode où le narrateur joue le faux savant et
17 Ruth Amossy, dans L'argumentation dans le discours, pp. 79 et 81, parle d' « éthos préalable» pour qualifier « l'image de soi de l'orateur au niveau prédiscursif ».
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s'adonne à une discipline qui relève davantage de la foi que de la rigueur scientifique,
ces références servent à démontrer l'ampleur des connaissances empiriques et, surtout,
à prouver la probité intellectuelle du narrateur. En même temps qu'il établit sa bonne
foi, il bâtit donc sa crédibilité de manière à s'attirer, encore une fois, la confiance du
lecteur.
En opérant un retour aux trois qualités identifiées par Maingueneau combinées
à un dernier aveu, la fin de la dernière partie vise le même but, d'autant plus que la
partie suivante voit la création du personnage de Tamina qui, nous l'avons constaté
précédemment, met en péril l'adhésion du lecteur au récit. Le dernier chapitre de cette
troisième partie relate les derniers instants de la rencontre du narrateur et de R., après
que la police eut découvert l'identité de Milan Kundera:
Mon rendez-vous avec R. dans l'appartement prêté a été décisif pour moi. À ce moment-là, j'ai compris définitivement que j'étais devenu le messager du malheur, que je ne pouvais continuer à vivre parmi les gens que j'aimais si je ne voulais pas leur faire du mal et qu'il ne me restait plus qu'à partir de mon pays.
Mais j'ai encore une autre raison d'évoquer cette dernière rencontre avec R. J'avais toujours beaucoup aimé cette jeune femme, de la manière la plus innocente, la moins sexuelle qui fût. [ ... ] Et j'éprouvai soudain une envie frénétique de lui faire l'amour. Plus exactement: une envie de la violer. [ ... ]
Mais je voyais deux yeux angoissés fixés sur moi (des yeux angoissés dans un visage intelligent) et plus ces yeux étaient angoissés, plus grand était mon désir de la violer, et d'autant plus absurde, imbécile, scandaleux, incompréhensible et irréalisable. (LRO, pp. 129-130)
Bien que le désir du narrateur de violer son amie - tout comme la malhonnêteté
exprimée plus tôt - puisse paraître entièrement négatif, cet épisode est une fois de
plus tourné à son avantage. L'aveu vise plutôt à montrer le sens de la retenue duje que
ses pensées socialement inadmissibles. Le choc en est d'ailleurs en quelque sorte
atténué par la façon dont cet aveu est amené, c'est-à-dire après une démonstration de
la vertu du narrateur, qui rappelle dans le premier paragraphe de l'extrait précédent
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qu'il est capable d'abnégation lorsque l'autre est en jeu. Son bon sens est de plus mis
de l'avant lorsqu'il comprend qu'il cause des ennuis à ses amis et que la solution à
leurs problèmes est qu'il s'éloigne d'eux. Quant à la bienveillance, si elle est
fortement liée à la vertu et au bon sens exposés dans le premier paragraphe, elle
s'exprime également dans le deuxième, alors que le narrateur explique ses sentiments
presque paternels envers sa jeune amie. Le choc de l'aveu est aussi désamorcé par le
fait que le je ne semble pas le percevoir négativement. Il l'annonce le plus simplement
du monde à l'aide de cette phrase : « Mais j'ai encore une autre raison d'évoquer cette
dernière rencontre avec R. », comme s'il n'avait rien à cacher. Malgré cela, le désir de
violer son amie est rationalisé après avoir été admis par le narrateur. Le troisième
paragraphe se termine par une série d'adjectifs négatifs et se clôt sur le mot
« irréalisable », qui montre bien le bon sens dont le je fait preuve. Enfin, la partie finit
sur le rappel que le narrateur est persécuté par le régime, moyen d'attirer la
sympathie: « Il se peut que ce désir insensé de violer R. n'ait été qu'un effort
désespéré pour me raccrocher à quelque chose au milieu de la chute» (LRO, p. 131).
Inséré entre plusieurs moyens auxquels recourt le narrateur pour définir son image,
l'aveu perd de son impact négatif. Au contraire, il lui fournit l'occasion de renforcer
sa crédibilité et de susciter la confiance du lecteur.
Conclusion
Cette confiance que le je tente de susciter chez le lecteur représente sans
contredit l'un des enjeux les plus importants du Livre du rire et de l'oubli, non
seulement parce qu'elle est nécessaire pour que le roman advienne malgré le doute
jeté sur l'instance productrice du récit, mais également parce qu'elle appelle à une
redéfinition des rôles de narrateur, de personnage et de lecteur, qui, en quelque sorte,
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pallie la mise à mal des codes romanesques traditionnels. Si le personnage, dans la
mesure où on lui reconnaît une subjectivité sans toutefois lui donner plus de latitude, y
gagne peu - la non-omniscience du narrateur, qui admet son ignorance à l'égard de
Tamina, démontre qu'elle possède une subjectivité propre, mais elle n'en reste pas
moins soumise au je, à qui elle « appartient» -, le narrateur et le lecteur, pour leur
part, en profitent davantage. Ainsi, le pacte que le je propose au lecteur, et qui pourrait
se traduire par « si vous me laissez diriger le récit, je vous y inclurai et ferai de vous
mon égal », leur accorde une place plus importante dans le roman. D'une part, le
narrateur, qui selon les « dogmes» du roman réaliste identifiés par Kundera devrait
s'effacer de son récit, affiche sa subjectivité en prenant la parole auje et il va même
jusqu'à exhiber la fictionnalité de ses personnages; d'autre part, le lecteur, dont la
présence ne se faisait sentir dans le roman du XIXe siècle que comme virtualité, est
incorporé au récit à la fois en tant qu'interlocuteur - le vous - et conarrateur - dans
la formule du « oui, ... », entre autres. Sans pour autant nier l'importance des codes
romanesques - la façon précautionneuse dont il les contourne en témoigne -, le
narrateur, dans Le livre du rire et de l'oubli, parvient à transformer les facteurs
d'adhésion au roman: de l'illusion fictionnelle, il les déplace vers sa personne qui,
comme il s'est employé à le démontrer au lecteur, est digne de confiance .
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Chapitre deux
S'approcher du personnage
(L'insoutenable légèreté de l'être)
Dans Le livre du rire et de l'oubli, Milan Kundera subvertit plusieurs des
codes qui, selon lui, constituaient l'essence du roman du XIXe siècle, dont
l'objectivité de la narration, l'indépendance du personnage, l'omniscience du
narrateur et l'illusion fictionnelle. Dans le but de pallier le bouleversement de ces
codes romanesques et d'ainsi faire advenir ce roman du «troisième temps» qu'il
évoquera dans Les testaments trahis], l'auteur utilise divers moyens lui permettant de
s'allier le lecteur et de faire en sorte qu'il adhère au récit. Incorporation à la narration,
formule du «oui, ... » qui instaure une forme de dialogue, climat de confiance
développé à travers une série de confessions, mise en évidence des valeurs positives
duje, telles la probité intellectuelle, l'importance de la filiation, la préservation de la
mémoire, etc. : à travers cette stratégie visant à créer une relation de confiance avec le
lecteur, c'est également toute la personnalité du narrateur qui se développe et prend
forme. Le lecteur voit ainsi se définir une figure dont la présence assure l'unité d'un
roman où les liens narratifs sont distendus au possible.
Cette figure du narrateur, comme si elle avait passé le test de sa viabilité dans
Le livre du rire et de l'oubli, revient avec une vigueur renouvelée dans L'insoutenable
légèreté de l'être, le second roman du deuxième sous-ensemble du cycle tchèque de
Kundera. Forte, pourrait-on dire, d'une confiance acquise dans le roman précédent,
elle utilise les mêmes procédés pour signifier sa présence - interventions au je,
utilisation de parenthèses ironiques, interpellation du lecteur par l'intermédiaire du on
1 M. Kundera, Les testaments trahis, pp. 94-95.
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et du nous, entre autres -, mais sans l'hésitation qui la caractérisait jusque-là. Lavé du
soupçon de manipuler l'histoire qui pesait sur lui, le narrateur de L'insoutenable
légèreté de l'être dévoile en effet sa présence en prenant la parole à l'aide duje dès
l'incipit, contrairement à ce qui se passe dans Le livre du rire et de l'oubli, où il ne
faisait son apparition qu'au chapitre 5. De la même manière, le narrateur, dans
L'insoutenable légèreté de l'être, n'attend pas la quatrième partie, comme il l'avait
fait avec Tamina dans Le livre du rire et de l'oubli, pour créer le personnage de
Tomas; il le fait d'entrée de jeu, dès la première partie. La rapidité avec laquelle les
codes romanesques se trouvent bouleversés dans L'insoutenable légèreté de l'être
semble indiquer que le narrateur kundérien a connu une évolution depuis Le livre du
rire et de l'oubli. Cependant, cette évolution concerne-t-elle seulement sa capacité de
réinventer le roman avec confiance ou se répercute-t-elle également sur sa
personnalité? Le narrateur de L'insoutenable légèreté de l'être a-t-il changé? Et si
oui, ses relations avec le lecteur et le personnage en sont-elles modifiées?
S'approcher du lecteur
La personnalité assumée du narrateur
Alors que dans Le livre du rire et de l'oubli les marques de subjectivité, bien
qu'indéniablement présentes, se faisaient discrètes dans les premiers chapitres et que
le je n'apparaissait que plus tard, le narrateur de L'insoutenable légèreté de l'être,
comme nous l'avons mentionné, se manifeste dès l'incipit, dans le paragraphe
d'ouverture :
L'éternel retour est une idée mystérieuse et, avec elle, Nietzsche a mis bien des philosophes dans l'embarras: penser qu'un jour tout se répétera comme nous l'avons déjà vécu et que même cette répétition se répétera encore indéfiniment! Que veut dire ce mythe loufoque?
Le mythe de l'éternel retour affirme, par la négation, que la vie qui disparaît une fois pour toutes, qui ne revient pas, est semblable à une
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ombre, est sans poids, est morte d'avance, et fût-elle atroce, belle, splendide, cette atrocité, cette beauté, cette splendeur ne signifient rien. [ ... ]
Cela changera-t-il quelque chose à la guerre entre deux royaumes africains du XIVe siècle si elle se répète un nombre incalculable de fois dans l'éternel retour?
Oui: elle deviendra un bloc qui se dresse et perdure, et sa stupidité sera sans rémission.
Si la Révolution française devait éternellement se répéter, l'historiographie française serait moins fière de Robespierre. Mais comme elle parle d'une chose qui ne reviendra pas, les années sanglantes ne sont plus que des mots, des théories, des discussions, elles sont plus légères qu'un duvet, elles ne font pas peur. Il y a une infinie différence entre un Robespierre qui n'est apparu qu'une seule fois dans l'histoire et un Robespierre qui reviendrait éternellement couper la tête
F ·2 aux rançms.
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Ces paragraphes nous en apprennent beaucoup sur la personnalité du narrateur.
D'abord, ils présentent clairement les marques d'un narrateur subjectif, et ce, non
seulement parce que le je fait son entrée, par le biais du nous3, dès la phrase
d'introduction du roman, mais parce que l'utilisation répétée d'un vocabulaire
connotatif, d'effets de style et de phrases interrogatives et exclamatives révèlent sa
présence. Ainsi, même si le nous n'avait pas été employé, les mots « idée
mystérieuse », « mythe loufoque» et « stupidité sans rémission», qui impliquent un
jugement, et des formulations comme « penser qu'un jour tout se répétera comme
nous l'avons déjà vécu et que même cette répétition se répétera encore
indéfiniment» ou « fût-elle atroce, belle, splendide, cette atrocité, cette beauté, cette
splendeur ne signifient rien» (nous soulignons), qui par leurs répétitions renforcent
l'idée du retour, pour ne signaler que ces exemples, auraient néanmoins permis de
déceler la subjectivité de l'instance narrative. Fortement soulignée, cette subjectivité
brosse le portrait d'un narrateur à la personnalité assumée, à la culture étendue
2 M. Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, pp. 13-14, Dès à présent, nous donnerons les références à ce roman entre parenthèses, à la suite des citations, sous l'abréviation LILE, suivie de la page. 3 Selon Benveniste, « la présence du "je" est constitutive du "nous" ». É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale l, p. 233.
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-l'incipit seul montre l'ampleur des savoirs du je, allant de Nietzsche à Hitler, en
passant par la Révolution française et Robespierre -, qui interroge et explique des
concepts philosophiques - « Que veut dire ce mythe loufoque ? Le mythe de
l'éternel retour affirme [ ... ] que ... » -, qui tente de comprendre des phénomènes
touchant tout le genre humain - les guerres et les révolutions, les réactions qu'elles
engendrent dans l'Histoire - et qui donne son interprétation des événements - « elle
[la guerre] deviendra un bloc qui se dresse et perdure, et sa stupidité sera sans
rémission », la virgule devant le « et » soulignant le jugement personnel. Autant, dans
Le livre du rire et de l'oubli, le je se présentait sobrement, investi d'une mission qui
requérait sa participation au récit - « L'histoire s'évapore de la mémoire et il faut
que je parle d'événements qui ont eu lieu il y a quelques années comme s'ils étaient
vieux de mille ans », (LRO, p. 21, nous soulignons) -, autant le narrateur de
L'insoutenable légèreté de l'être présente dès l'ouverture du roman une personnalité
toute en exclamations, en questionnements et en prises de position fermes, et qui ne
semble pas requérir de justification pour exister.
L'apparition explicite du je survient d'ailleurs rapidement dans
L'insoutenable légèreté de l'être, c'est-à-dire dès la fin du chapitre 1 de la première
partie, à la suite d'un paragraphe où la position du lecteur dans le roman tend à se
dessiner:
Disons donc que l'idée de l'éternel retour désigne une perspective où les choses ne nous semblent pas telles que nous les connaissons: elles nous apparaissent sans la circonstance atténuante de leur fugacité. Cette circonstance atténuante nous empêche en effet de prononcer un quelconque verdict. Peut-on condamner ce qui est éphémère ? Les nuages orangés du couchant éclairent toute chose du charme de la nostalgie; même la guillotine.
Il n' y a pas si longtemps, je me suis surpris dans une sensation incroyable: en feuilletant un livre sur Hitler, j'étais ému devant certaines de ses photos ; elles me rappelaient le temps de mon enfance ; je l'ai vécu pendant la guerre; plusieurs membres de ma famille ont trouvé la mort dans des camps de concentration nazis; mais qu'était leur
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mort auprès de cette photographie d'Hitler qui me rappelait un temps révolu de ma vie, un temps qui ne reviendrait pas ? (LILE, p. 14, nous soulignons)
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La façon dont apparaît le je dans ce passage est intéressante à plusieurs égards, et
d'abord parce qu'elle crée un lien entre le narrateur de ce roman et celui du Livre du
rire et de ['oubli, qui partagent un stratagème commun pour s'attirer la confiance du
lecteur: la confession autobiographique4• En effet, à la manière de ceux du Livre du
rire et de ['oubli, ce passage relate un épisode socialement inadmissible de la vie du
narrateur. Tout comme dans le roman précédent, le caractère négatif de cet épisode
est néanmoins atténué par ce qui le précède afin de prévenir un possible désistement
du lecteur. Tout d'abord, le contexte de cette confession - la réflexion sur l'éternel
retour et la légèreté de la vie «qui ne revient pas », à laquelle le chapitre est
consacré- la situe dans un espace de questionnement qui permet de l'appréhender
sans idées préconçues, celui, pour reprendre les termes de Kundera dans L'art du
roman, de la «méditation interrogative »5. Plus spécifiquement, le paragraphe qui
introduit la confession désamorce la possibilité du rejet grâce aux phrases suivantes:
« Peut-on condamner ce qui est éphémère? Les nuages orangés du couchant éclairent
toute chose du charme de la nostalgie; même la guillotine », qui préparent le lecteur,
à l'aide de l'interrogation du premier énoncé et de l'affirmation surprenante contenue
dans le second, mise en évidence par le point-virgule, à suspendre son jugement.
4 Notons toutefois que ce passage autobiographique, comme s'il ne servait véritablement que de lien entre les deux romans, est le seul de L'insoutenable légèreté de l'être, 5 M, Kundera, L'art du roman, p, 45.
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L'espace de réciprocité créé par le nous
Mais c'est l'utilisation du nous qui réduit davantage le péril créé par les
propos personnels du narrateur6• Bien que sa confession, qui l'associe à un individu
communément perçu comme un monstre, aurait pu avoir pour effet de détourner le
lecteur, le nous, en incluant ce dernier dans les propos tenus par le je - car, selon
Benveniste, «dans "nous", c'est toujours "je" qui prédomine puisqu'il n'y a de
"nous" qu'à partir de "je" »7 -, le nous, donc, oblige en quelque sorte le lecteur,
comme dans Le livre du rire et de l'oubli, à être solidaire du récit. Cependant, à la
différence de ce dernier roman, le nous de L'insoutenable légèreté de l'être - et cette
distinction est à la base de sa particularité - ne signifie pas seulement «je + toi mon
lecteur» ; il signifie «je + lecteur inclus dans le genre humain ». Le premier nous de
l'incipit, utilisé dans une reformulation subjective des théories de Nietzsche sur
l'éternel retour (<< penser qu'un jour tout se répétera comme nous l'avons déjà vécu
[ ... ] ! », nous soulignons) confirme d'emblée cette interprétation. Les explications
données par le narrateur à ce propos ainsi que les exemples de la répétition de la
guerre entre deux royaumes africains et de l'unicité de la Révolution française ne font
que renforcer cette impression puisqu'ils concernent sinon l'ensemble du genre
humain, du moins des fractions assez significatives pour illustrer des comportements
communs à tous les hommes. Ainsi, lorsque le nous est de nouveau utilisé dans le
paragraphe précédant l'apparition du je, il semble l'être dans le prolongement de
l'exploration du mythe de l'éternel retour concernant l'ensemble du genre humain. La
preuve en est que les phrases « l'idée de l'éternel retour désigne une perspective où
6 Le fait qu'en ce seul paragraphe le nous soit répété à six reprises, alors qu'il n'était apparu qu'une fois auparavant dans le chapitre, montre bien que son utilisation a pour but de réduire le péril de la confession. 7 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, p. 233. La première forme de la première personne du pluriel utilisée dans le sixième paragraphe de l'incipit, « Disons donc ... », montre bien la prédominance duje dans le nous grâce au verbe performatif « dire ». En effet, ce n'est pas le lecteur qui « dit» au moment où il lit « disons ». mais bien le seul narrateur.
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les choses ne nous semblent pas telles que nous les connaissons: elles nous
apparaissent sans la circonstance atténuante de leur fugacité » n'auraient rien perdu
de leur sens si elles avaient été construites de cette façon: « l'idée de l'éternel retour
désigne une perspective où les choses ne semblent pas à ['homme telles qu'il les
connaît: elles lui apparaissent sans la circonstance atténuante de leur fugacité ». Si
l'utilisation du nous interpelle plus directement le lecteur, qui se sent davantage
impliqué dans le récit, et atténue par conséquent le péril causé par la confession du
narrateur, dans L'insoutenable légèreté de l'être il n'en demeure pas moins qu'elle
sert avant tout à créer un espace dans lequel le lecteur et le narrateur sont contenus à
parts égales, où ils sont sur un pied d'égalité: le genre humain. Le nous utilisé juste
avant la confession du narrateur le protège donc doublement d'un possible rejet du
lecteur puisque ce dernier est impliqué dans le récit à deux niveaux: celui de la
forme, en tant que lecteur interpellé, et celui du thème, en tant qu'être humain.
Le médiateur du genre humain
Dans ces conditions, la confession faite par le narrateur prend une toute
nouvelle valeur. Non plus seulement anecdote personnelle ou définition des termes
d'un contrat de lecture, elle devient l'illustration d'un phénomène qui peut toucher
l'entièreté des hommes: la nostalgie ressentie au souvenir de moments d'horreur. Le
lecteur, faisant partie du genre humain au même titre que le narrateur, pourrait avoir
vécu lui aussi l'épisode de nostalgie dont il est question, ce qui le retient de le juger.
L'espace de réciprocité créé par le nous générique fait donc en sorte que la
confession perd de son caractère scandaleux et devient un élément d'une réflexion
touchant l'homme. Le paragraphe qui suit celui de la confession contribue d'ailleurs à
faire basculer les propos du narrateur d'un plan personnel à un plan général: « Cette
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réconciliation avec Hitler trahit la profonde perversion morale inhérente à un monde
fondé essentiellement sur l'inexistence du retour [ ... ] » (LILE, p. 14). Alors que le
narrateur vient de raconter son anecdote autobiographique et que, par conséquent, on
s'attendrait à lire « Ma réconciliation avec Hitler », donc à l'emploi du déterminant
possessif « ma », c'est plutôt le déterminant démonstratif « cette» qui est employé,
créant une distance avec les propos énoncés auparavant et leur donnant une portée
plus universelle. De plus, bien que la réconciliation dont il est question concerne le
narrateur, la conclusion qu'il en tire est appliquée à l'entièreté du genre humain grâce
à l'usage des mots « la profonde perversion morale inhérente à un monde ... » (nous
soulignons). Partant de son expérience personnelle, le narrateur la situe dans le
monde, comme si, de l'une à l'autre, il n'y avait pas de frontière et que la première
expliquait le second. Ce faisant, le je se pose comme médiateur des phénomènes
vécus par le genre humain. Quant au lecteur, si, comme dans Le /ivre du rire et de
l'oubli et tel que nous l'a montré la confession autobiographique, son adhésion est
nécessaire pour que le roman advienne, sa présence, dans L'insoutenable légèreté de
l'être, sert également au narrateur à créer un espace dans lequel il se définit à
l'intérieur d'un nous englobant8•
Le chapitre 2 de la première partie, dans lequel à la réflexion sur l'éternel
retour s'ajoute celle sur la légèreté et la pesanteur, tend d'ailleurs à appuyer cette
interprétation. Bien que la personnalité du narrateur ressorte clairement dans la
multitude de marques de subjectivité qu'il y emploie, c'est le nous qui est utilisé pour
signifier la première personne:
Si. chaque seconde de notre vie doit se répéter un nombre infini de fois, nous sommes cloués à l'éternité comme Jésus-Christ à la croix. Cette idée est atroce. Dans le monde de l'éternel retour, chaque geste porte le poids d'une insoutenable responsabilité. C'est ce qui faisait dire
8 Le fait que le je fasse son entrée dans le roman par l'intermédiaire d'un nous générique tend à le confirmer.
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à Nietzsche que l'idée de l'éternel retour est le plus lourd fardeau (das schwerste Gewicht).
Si l'éternel retour est le plus lourd fardeau, nos vies, sur cette toile de fond, peuvent apparaître dans toute leur splendide légèreté.
Mais la pesanteur est-elle vraiment atroce et belle la légèreté? Le plus lourd fardeau nous écrase, nous fait ployer sous lui, nous
presse contre le sol. Mais dans la poésie amoureuse de tous les siècles, la femme désire recevoir le fardeau du corps mâle. Le plus lourd fardeau est donc en même temps l'image du plus intense accomplissement vital. Plus lourd est le fardeau, plus notre vie est proche de la terre, et plus elle est réelle et vraie.
En revanche, l'absence totale de fardeau fait que ['être humain devient plus léger que l'air, qu'il s'envole, qu'il s'éloigne de la terre, de l'être terrestre, qu'il n'est plus qu'à demi réel et que ses mouvements sont aussi libres qu'insignifiants.
Alors, que choisir? La pesanteur ou la légèreté? C'est la question que s'est posée Parménide au VIe siècle avant
Jésus-Christ. (LILE, pp. 15-16, nous soulignons)
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Ce passage consolide la personnalité du narrateur et son statut d'être représentatif de
tout le genre humain. D'abord, en ce qui concerne sa personnalité, le je poursuit
l'affirmation de soi qu'il avait entamée au chapitre 1 en multipliant les marques de
subjectivité: vocabulaire connotatif - «insoutenable responsabilité », «splendide
légèreté» -, effets de style qui frappent l'imagination - «nous sommes cloués à
l'éternité comme Jésus-Christ à la croix », « Le plus lourd fardeau nous écrase, nous
fait ployer sous lui, nous presse contre le sol}) -, affirmations qui révèlent sa
capacité à prendre position - « Cette idée est atroce », «Plus lourd est le fardeau,
plus notre vie est proche de la terre, et plus elle est réelle et vraie}) -, questions qui
signifient une réflexion en cours - « Mais la pesanteur est-elle vraiment atroce et
belle la légèreté ? », «Alors, que choisir ? La pesanteur ou la légèreté ? » - et
dévoilement de sa large culture - connaissance de l'allemand (<< das schwerste
Gewicht »), œuvre de Pannénide.
Malgré l'exposition renouvelée de sa subjectivité, le narrateur de
L'insoutenable légèreté de l'être continue néanmoins dans le chapitre 2 à se situer
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dans l'espace général du genre humain. Comme s'il se manifestait suffisamment par
des marques implicites, il n'emploie le je à aucune reprise, alors que le nous
générique est utilisé huit fois. Le contexte dans lequel il est employé permet de
consolider la valeur de ce nous. D'abord, le chapitre 2 étant une continuation de
l'explication du mythe de l'éternel retour touchant l'ensemble du genre humain, le
nous conserve une valeur universelle. Cette valeur est d'ailleurs soulignée à plusieurs
reprises à l'intérieur du chapitre par les mots relevant du champ sémantique de la
« vie humaine»: « chaque seconde de notre vie », «dans le monde de l'éternel
retour », « nos vies, sur cette toile de fond », « l'image du plus intense
accomplissement vital », «plus notre vie est proche de la terre », dont la dernière
occurrence est suivie du plus explicite « l'absence totale de fardeau fait en sorte que
l'être humain [ ... ] s'éloigne de la terre, de l'être terrestre» (nous soulignons), qui
semble la clé du nous du genre humain.
Cette interprétation est encore confirmée par les exemples choisis pour
exposer les enjeux du mythe de l'éternel retour. Le premier d'entre eux, la référence à
la crucifixion de Jésus-Christ, symbole de la vie humaine selon la religion catholique
- Jésus est mort pour les hommes -, inscrit sans contredit la réflexion menée au nous
dans l'espace fondamental du genre humain. Le recours à l'exemple de la poésie
amoureuse, par la précision « de tous les siècles », renforce également la conception
selon laquelle l'espace du roman, et par conséquent celui duje, est l'ensemble des
hommes. Bien que le narrateur, dans les premiers chapitres de L'insoutenable
légèreté de l'être, s'affiche comme un être subjectif doté d'une personnalité forte, il
est avant tout un être humain dont les connaissances et la sensibilité lui permettent de
comprendre autrui .
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S'approcher du personnage
Le lien d'interdépendance
C'est sur cette «toile de fond », pour reprendre les mots de Kundera, que le je
crée Tomas au chapitre 3 de la première partie:
Il Y a bien des années que je pense à Tomas. Mais c'est à la lumière de ces réflexions [sur l'éternel retour et la légèreté et la pesanteur] que je l'ai vu clairement pour la première fois. Je l'ai vu, debout à une fenêtre de son appartement, les yeux fixés de l'autre côté de la cour sur le mur de l'immeuble d'en face, et il ne savait pas ce qu'il devait faire. (LILE, p. 17)
Tout ce chapitre, et pas seulement son premier paragraphe, qui voit l'arrivée du
personnage de Tomas, est extrêmement important dans L'insoutenable légèreté de
l'être, et ce, pour plusieurs raisons. D'abord, à l'instar du narrateur qui fonde un
espace, le genre humain, le personnage fonde celui, non négligeable, du roman. En
effet, sa qualité d'être de fiction, soulignée par le premier paragraphe, dans lequel le je
révèle que Tomas est issu de ses pensées, vient ancrer le récit, qui jusque-là avait pris
des airs d'essai, dans l'univers romanesque. Aux deux chapitres consacrés au mythe
de l'éternel retour et au dilemme de la légèreté et de la pesanteur, dénués de
personnages et menés au je, mais concernant sans contredit l'ensemble du genre
humain - la définition même de l'essai selon Yvonne Tremblay9 - succède celui de
la naissance romanesque de Tomas. Significative à plus d'un point de vue, cette
naissance, qui coïncide avec la fondation du roman, vient également justifier les
réflexions personnelles duje, dont le lecteur pourrait questionner la pertinence: « Il y
a bien des années que je pense à Tomas. Mais c'est à la lumière de ces réflexions que
je l'ai vu clairement pour la première fois» (nous soulignons). Par ces deux phrases,
9 Elle définit l'essai, entre autres, comme une « réflexion personnelle sur un sujet d'intérêt universel [où l'auteur] partage une expérience directement avec nous, sans J'intermédiaire du personnage ». Y. Tremblay, L ·essai. Unicité du genre, pluralité des textes. pp. 3 et 9.
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le narrateur réduit le péril causé par le non-respect du code romanesque de la primauté
du personnage: il associe étroitement ce dernier aux deux chapitres dont il était absent
et indique, à l'aide du déterminant démonstratif « ces », qui par l'obligation de
retracer son référent crée un lien d'interdépendance entre les deux premiers chapitres
et le troisième, que c'est à ses réflexions que nous devons Tomas.
La proximité
Ce lien d'interdépendance, s'il est inscrit dans la forme de l'insoutenable
légèreté de l'être, l'est également dans sa diégèse. Il se traduit par une grande
proximité entre le personnage et le narrateur, qu'il est possible de remarquer dans la
suite du chapitre 3 :
Il avait fait connaissance avec Tereza environ trois semaines plus tôt dans une petite ville de Bohême. [ ... ] Une dizaine de jours plus tard, elle vint le voir à Prague. Ils firent l'amour le jour même. Dans la nuit, elle eut un accès de fièvre et elle passa chez lui toute une semaine avec la grippe.
Il éprouva alors un inexplicable amour pour cette fille qui lui était presque inconnue. [ ... ]
Elle resta chez lui une semaine puis, une fois rétablie, elle retourna dans le ville où elle habitait [ ... ]. Et c'est ici que se situe le moment dont je viens de parler et où je vois la clé de la vie de Tomas: il est debout à la fenêtre, les yeux fixés de l'autre côté de la cour sur le mur de l'immeuble d'en face, et il réfléchit: (lI lE, pp. 17-18)
La proximité entre Tomas et le narrateur est décelable à plusieurs indices dans la
scène de création du personnage. Un de ces indices est la répétition de la phrase de
présentation de Tomas: « Je l'ai vu, debout à une fenêtre de son appartement, les yeux
fixés de l'autre côté de la cour sur le mur de l'immeuble d'en face, et il ne savait pas
ce qu'il devait faire », qui revient, sous différentes formes, à quatre reprises dans le
chapitre. En plus de rythmer le récit en créant un effet de ritournelle, la répétition de la
phrase de présentation de Tomas tisse un lien entre celui-ci et le narrateur je. La
première de ces répétitions, « il est debout à la fenêtre, les yeux fixés sur le mur de
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l'immeuble d'en face, et il réfléchit », par son parallélisme presque parfait avec la
phrase initiale, ramène sans contredit le personnage à son créateur et aux
circonstances de sa conception. Cet effet, comme s'il n'était pas assez souligné, est
d'ailleurs accentué par la phrase précédant la « ritournelle» : «Et c'est ici que se situe
le moment dont je viens de parler et où je vois la clé de la vie de Tomas» qui, grâce à
l'usage du présent dans un paragraphe jusque-là au passé simple, aux mots « ici» et
« parler» faisant référence à l'acte d'énonciation situé dans le ici-maintenant et à la
double utilisation du je, signifie que les lignes que le lecteur vient de lire, même si
elles sont écrites sur le mode verbal de l'énonciation historique et qu'elles
correspondent à ce que nous supposons être les pensées de Tomas, proviennent
néanmoins du narrateur. Par cette première occurrence de la ritournelle, le je marque
donc la proximité existant entre lui et son personnage tout en jetant un doute sur les
repères qui permettent traditionnellement de distinguer les propos de l'un et de l'autre
dans le récit; le lecteur ne peut alors plus se fier aux marques de l'énonciation pour
distinguer le diégétique de l'extradiégétique, autrement dit le monde de Tomas de
celui du narrateur.
Le discours indirect libre
Cette manière de rapprocher le personnage du narrateur est immédiatement
suivie, dans le même chapitre 3, par le recours à une autre stratégie qui brouille
également les frontières entre les deux mondes du récit: le discours indirect libre.
Selon Maingueneau, ce type de discours rapporté ne peut être attribué ni seulement
au narrateur ni seulement au personnage, leurs «deux "voix" [étant]
inextricablement mêlées »10. Bien qu'il soit en général difficile de déterminer avec
10 D. Maingueneau, Éléments de linguistique pour le texte littéraire, p. 105.
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certitude à quel moment commence et se tem1ine le discours indirect libre dans un
récit - Sylvie Mellet et Marcel Vuillaume, dans Le style indirect libre et ses
contextes, parlent de « la porosité des frontières dans l'expression de l'hétérogénéité
énonciative »11 -, le premier fragment de ce type est aisément décelable dans
L'insoutenable légèreté de l'être puisqu'un signe de ponctuation, le deux-points, en
marque l'ouverture:
Et c'est ici que se situe le moment dont je viens de parler et où je vois la clé de la vie de Tomas: il est debout à la fenêtre, les yeux fixés de l'autre côté de la cour sur le mur de l'immeuble d'en face, et il réfléchit:
Faut-il lui proposer de venir s'installer à Prague ? Cette responsabilité l'effraie. Qu 'il 1 'invite chez lui maintenant, elle viendra le rejoindre pour lui offrir toute sa vie.
Ou bien, faut-il renoncer? Dans ce cas, Tereza restera serveuse de brasserie dans un trou de province, et il ne la reverrajamais.
Veut-il qu'elle le rejoigne, oui ou non? Il regarde dans la cour, les yeux fixés sur le mur d'en face, et
cherche une réponse. (LILE, pp. 17-18, nous soulignons)
La façon dont le discours indirect libre est employé dans ce passage, bien que très
particulière, ne laisse aucun doute sur le fait que celui-ci appartient à cette catégorie
de discours rapporté. En effet, même s'il s'ouvre sur un verbe introducteur et un signe
de ponctuation, le deux-points, annonçant habituellement, avec les guillemets ou le
tiret, un fragment de discours direct dans le récit, c'est-à-dire la « délég[ation de] la
responsabilité du propos rapporté à un second "locuteur" »12, et même s'il est écrit au
présent là où l'imparfait et ses formes correspondantes sont le plus couramment
utilisésJ3 , ce passage n'est ni du discours direct ni de la narration. Loin de faciliter la
distinction des propos du narrateur et du personnage, les deux particularités qui y sont
présentes rendent pratiquement insoluble la question « qui parle? » et mêlent encore
plus sûrement les voix des deux locuteurs. Ainsi, dans l'extrait délimité par «il
11 A. Jaubert, cité dans S. Mellet et M. Vuillaume, Le style indirect libre et ses contextes, p. 50 . 12 D. Maingueneau, Éléments de linguistique pour le texte littéraire, p. 95. 13 S. Mellet et M. Vuillaume parlent « des formes verbales en -ais/-ait» comme des indices de « la reconnaissance du style indirect libre », Le style indirect libre et ses contextes, p. 92.
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réfléchit: » et la ritournelle « il regarde dans la cour, les yeux fixés sur le mur d'en
face, et cherche une réponse », qui émanent sans aucun doute du narrateur, même s'il
est clair que c'est Tomas qui réfléchit, l'absence de guillemets et le présent, temps du
je, ramènent le récit à ce dernier, donnant l'impression que les propos sont tenus de
concert. En définitive, une seule chose est certaine: l'ambiguïté qui se dégage du
passage renforce la proximité entre le narrateur et son personnage.
La nature réflexive
Ce premier passage de discours indirect libre est également porteur d'autres
indices dénotant la grande proximité entre le narrateur et le personnage de Tomas.
D'une part, comme nous avons pu le noter précédemment, Tomas est présenté
comme le fruit des réflexions du narrateur; or lui-même, lorsqu'il est introduit dans
le roman, réfléchit. Un lien de parenté est donc noué entre le narrateur et son
personnage, qui partagent un trait de personnalité, leur nature réflexive. D'autre part,
cette parenté est encore plus grande si nous comparons la façon dont réfléchit le
narrateur à la façon dont réfléchit Tomas. Dans les chapitres 1 et 2 de la première
partie de L'insoutenable légèreté de l'être, le je fait régulièrement avancer sa
réflexion à l'aide d'un système de questions-réponses: « Que veut dire ce mythe
loufoque? Le mythe de l'éternel retour affirme [ ... ] », « Peut-on condamner ce qui est
éphémère? Les nuages orangés du couchant éclairent [ ... ] », « Si l'éternel retour est
le plus lourd fardeau, nos vies, sur cette toile de fond, peuvent apparaître dans toute
leur splendide légèreté. Mais la pesanteur est-elle vraiment atroce et belle la
légèreté? », « Alors, que choisir? La pesanteur ou la légèreté? C'est la question que
s'est posée Parménide [ ... ] », etc. (LILE, pp. 13-16). La réflexion de Tomas, pour
courte qu'elle soit, se construit de la même façon : à une question succède une
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réponse qui entraîne elle-même une autre question. Par ailleurs, bien qu'elles ne
portent pas sur le même objet, les deux réflexions impliquent un choix entre deux
éléments: la légèreté et la pesanteur pour le narrateur, la venue ou la non-venue de
Tereza pour Tomas. Enfin, dans un cas comme dans l'autre, le compromis semble
exclu et les deux positions en présence semblent absolument contraires, pour ne pas
dire contradictoires. À cet égard, la structure chiasmatique de la question posée par
le narrateur: « Mais la pesanteur est-elle vraiment atroce et belle la légèreté ? », qui
accentue le statut irréconciliable des deux propositions, et la façon dont se clôt la
dernière question de Tomas, par « oui ou non ? », qui expose le caractère tranché du
dilemme auquel il est confronté, sont particulièrement éloquentes.
La faculté de créer
Les éléments de ressemblance entre le personnage et le narrateur relevés
jusqu'ici dans le chapitre 3 de L'insoutenable légèreté de l'être, déjà probants, vont
encore en s'accentuant par la suite. Ainsi, un autre trait de personnalité commun est
mis en évidence quelques lignes après le premier passage de discours indirect libre. Il
s'agit de la faculté que possèdent le narrateur et Tomas d'inventer une vie, et qui est
révélée par ces phrases :
Alors il imagina qu'elle [Tereza] était chez lui depuis de longues années et qu'elle était mourante. Soudain, il lui parut évident qu'il ne survivrait pas à sa mort. Il s'allongerait à côté d'elle pour mourir avec elle. Mû par cette vision, il enfouit son visage contre le sien dans l'oreiller [ .. .].
À présent, il est debout à la fenêtre et il invoque cet instant. Qu'était-ce, sinon l'amour, qui était ainsi venu se faire connaître ? (LILE, pp. 18-19, nous soulignons)
Ce passage renforce doublement le lien entre le je et Tomas. D'abord, l'utilisation du
verbe «imaginer », synonyme de création, les rapproche en suggérant que le
personnage possède la même faculté que son créateur, celle, comme nous l'avons dit,
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d'inventer une vie. Encore plus significative est leur façon d'imaginer, c'est-à-dire en
voyant leur fabulation. Ainsi, pour que Tomas naisse dans le roman, il ne suffit pas
que le narrateur pense à lui; il doit également être vu : « Mais c'est à la lumière de
ces réflexions que je l'ai vu clairement pour la première fois» (nous soulignons).
Quant à Tomas, si son désespoir est bien provoqué par la perspective de perdre
Tereza, c'est sa vision d'elle mourante qui lui révèle son amour et, par conséquent,
fait de la jeune femme un personnage du roman. En effet, bien que Tereza soit
explicitement créée par le narrateur au chapitre 1 de la deuxième partie, « L'âme et le
corps », son entrée dans le roman se fait néanmoins par l'entremise de Tomas, qui lui
donne en quelque sorte naissance. Dans les deux cas, de la vision découlant de
l'imagination naît un personnage.
La circularité
Thématisée dans la personnalité du narrateur et du personnage, leur proximité
est également soulignée dans l'extrait précédent par le recours à la ritournelle, qui
ramène une fois de plus Tomas au moment de sa création, donc au je, et remet en
mémoire le lien d'interdépendance qui les unit. Le paragraphe suivant, comme s'il
avait été « préparé» par la phrase « À présent, il est debout à la fenêtre et il invoque
cet instant », approfondit d'ailleurs ce lien puisque, une fois de plus, il entremêle les
voix du narrateur et du personnage à l'aide du discours indirect libre et du système de
réflexion questions-réponses. C'est pourtant dans les cinq derniers paragraphes du
chapitre 3 que les repères permettant de distinguer le personnage de Tomas de son
créateur achèvent de se brouiller:
Il s'accablait de reproches, mais il finit par se dire que c'était au fond bien normal qu'il ne sût pas ce qu'il voulait:
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L'homme ne peut jamais savoir ce qu'il faut vouloir car il n'a qu'une vie et il ne peut ni la comparer à des vies antérieures ni la rectifier dans des vies ultérieures.
Vaut-il mieux être avec Tereza ou rester seul? Il n'existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne
car il n'existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. [ ... ]
Tomas se répète le proverbe allemand: einmal ist keinmal, une fois ne compte pas, une fois c'est jamais. Ne pouvoir vivre qu'une vie, c'est comme ne pas vivre du tout. (LILE, pp. 19-20)
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Plusieurs éléments rapprochent encore une fois le narrateur de son personnage dans
cet extrait. D'abord, nous pouvons remarquer immédiatement, grâce au proverbe
« einmal ist keinmal », cité en allemand et aussitôt traduit, que Tomas possède en
commun avec le narrateur, qui l'avait démontrée au chapitre 2 en fournissant la
source de sa traduction du «plus lourd fardeau (das schwerste Gewicht) », la
connaissance de la langue allemande. Ensuite, d'après la fin du chapitre 3 toujours, il
est possible de faire ressortir à nouveau la symétrie entre la façon de penser du
personnage et celle du narrateur, qui font avancer leur réflexion à coups de questions
suivies de réponses. Enfin, à l'instar du passage de discours indirect libre que nous
avons cité plus tôt, le premier paragraphe introduit un doute dans l'esprit du lecteur
sur le « qui parle? ». Le deux-points précédé d'un verbe dénotant le discours direct,
dans ce cas « il finit par se dire », l'absence de guillemets, l'utilisation du présent,
tout empêche une fois de plus de répondre avec certitude à cette question. Cependant,
alors que le premier passage de discours indirect libre était encadré par des bornes qui
annonçaient son début et sa fin, celui-ci ne se termine pour ainsi dire pas et
l'ambiguïté quant au « qui parle? » persiste jusqu'à la clôture du chapitre, laissant au
lecteur l'impression que narrateur et personnage parlent à l'unisson. Cette ambiguïté
créée par la forme du récit, qui se poursuit au présent malgré le fait que les propos
semblent provenir du personnage - à preuve, le questionnement qu'ils renferment
concerne spécifiquement Tereza -, est encore renforcée par leur teneur, puisqu'ils
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reprennent en des termes profanes la théorie de l'éternel retour et le dilemme de la
légèreté et de la pesanteur exposés par le je aux chapitres 1 et 2. Comme si la boucle
était bouclée, le chapitre de création du personnage se clôt donc sur un rappel de ce
qui lui a donné naissance. La circularité ainsi créée a pour effet de lier fortement
Tomas au je et de mettre l'accent sur le fait que l'un est nécessaire à l'autre: le
premier, en tant que personnage, pour justifier la nature essayistique - entorse aux
codes romanesques traditionnels - des propos du second ; le second, en tant que
narrateur, pour donner naissance au premier. En définitive, l'un ne pourrait
« exister» sans l'autre.
Conclusion
Si le chapitre 3 de L'insoutenable légèreté de l'être, en plus d'introduire un
personnage dans le récit jusque-là essayistique, pernlet de mettre au jour le lien
d'interdépendance entre le personnage et le narrateur du roman, il fournit également
la preuve, grâce à la grande proximité entre Tomas et le je, que ce dernier est tout
désigné pour interpréter ses actions et ses comportements. De la même façon que
dans les chapitres 1 et 2, où il se positionnait dans l'espace du genre humain et
exposait sa capacité de comprendre autrui, où il se rapprochait donc du nous, le
narrateur, dans le chapitre 3, se rapproche du personnage dont il est le créateur.
Cependant, contrairement à la scène de création de Tamina dans Le livre du rire et de
['oubli, où l'accent était mis sur le fait que le personnage «appart[enait] » (LRO, p.
135) au narrateur, donc qu'une hiérarchie existait entre eux, la scène de création de
Tomas démontre une certaine égalité entre le créateur et sa « création ». Alors que
dans Le livre du rire et de l'oubli, les instances responsables du caractère romanesque
du récit étaient sans contredit le narrateur et, dans la mesure où sa confiance était
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nécessaire au roman, le lecteur, et que le personnage semblait dépendre de leur bonne
volonté, la responsabilité du roman dans L'insoutenable légèreté de l'être semble
plus partagée. Sans être sur un pied d'égalité - le narrateur produira toujours le
récit-, lecteur et personnage ne sont plus autant confinés dans la relation verticale
que suppose généralement toute énonciation, et particulièrement l'énonciation
écrite14 : le lecteur est nécessaire, d'une part, pour que le narrateur se définisse
comme faisant partie du genre humain et, d'autre part, pour que le roman advienne;
le personnage, lui, est nécessaire pour justifier la place prise par le je dans le récit et
pour fonder le roman. Les relations entre narrateur et lecteur et narrateur et
personnage sont donc plus dynamiques et, sans que le lecteur ni le personnage aient
directement accès à la parole, leur voix est néanmoins entendue.
14 Rappelons que, dans l'énonciation, le il, représenté dans le roman par le personnage, est considéré comme une non-personne et, de ce fait, n'a pas accès à la « parole ». Quant à l'énonciation écrite, de par son caractère différé, elle ne permet pas la réciprocité entre le je et le tu, dans le roman entre le narrateur et le lecteur.
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Chapitre trois
Devenir personnage
(L'immortalité)
Nous avons vu dans le chapitre précédent que la figure du narrateur subjectif,
dans Le livre du rire et de l'oubli et L'insoutenable légèreté de l'être, bien qu'elle
utilisât les mêmes moyens pour se manifester, avait évolué d'un roman à l'autre.
D'une instance dont la légitimité dans le récit était à justifier et dont la probité aux
yeux du lecteur était à prouver, le je est devenu le producteur assumé et la matière
première du romanI. Sa personnalité, esquissée dans Le livre du rire et de l'oubli, s'en
trouve raffermie dans le roman suivant; l'incipit à saveur essayistique nous permet
d'entrée de jeu de le constater grâce à son vocabulaire connotatif, ses effets de style,
ses interrogations, ses exclamations et ses interprétations de concepts philosophiques
et d'événements historiques. Contrairement à celui du Livre du rire et de l'oubli, le
narrateur de L'insoutenable légèreté de l'être s'affiche au je sans tarder. C'est
pourtant dans ce dernier roman que le personnage, qui dans le roman précédent
semblait soumis aux forces de l'Histoire et par conséquent n'avait pas accès à la
parole, fait le plus entendre sa voix. Très proche du narrateur par leurs traits communs
- façon de penser, connaissances partagées, faculté de créer, etc. - et l'impossibilité
formelle de distinguer qui parle - le style indirect libre brouille les repères
traditionnels de la narration -, le personnage de Tomas devient en quelque sorte le
coproducteur du récit au même titre que le lecteur dans Le livre du rire et de l'oubli :
sans aller jusqu'à le diriger, il en influence néanmoins la production. Quant au
narrateur, la responsabilité de produire le récit étant partagée et une proximité étant
1 Voir à ce sujet le commentaire métanarratif suivant: « Mais n'affirme-t-on pas qu'un auteur ne peut parler d'autre chose que de lui-même? [ ... ] Les personnages de mon roman sont mes propres possibilités qui ne se sont pas réalisées ». M. Kundera. L "insoutenable légèreté de l'être, p. 319.
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établie, d'une part, entre lui et le personnage et, d'autre part, entre lui et le lecteur
appartenant au genre humain, son rôle devient moins défini, tout comme sa place dans
le roman. Se situant à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de la diégèse grâce à
l'alternance entre le discours indirect libre et la narration « pure », son statut rejoint
tantôt celui du personnage, tantôt celui du lecteur, alors au même niveau diégétique
que lui2•
Qu'en est-il dans L'immortalité? Les manifestations, la personnalité et la place
du narrateur subjectif dans le récit ont-elles changé? Est-il possible d'y observer une
évolution du je, comme nous avons pu le faire entre Le livre du rire et de l'oubli et
L'insoutenable légèreté de l'être? Véritable somme des manifestations du narrateur
subjectif extradiégétique, L'immortalité, troisième et dernier roman du deuxième
sous-ensemble du cycle tchèque de Kundera, se pose comme la continuation directe
de ses prédécesseurs. Si Le livre du rire et de l'oubli explorait davantage la possibilité
de développer la personnalité du narrateur à travers l'utilisation du présent, les
interventions au je, l'interpellation du lecteur par le nous et le vous, l'usage de
parenthèses et la création du personnage, et si L'insoutenable légèreté de l'être
consolidait cette personnalité en lui permettant d'assumer la production du récit de
concert avec le personnage et le lecteur - desquels il se rapprochait tout en les
rapprochant l'un de l'autre -, L'immortalité semble bénéficier de ces acquis et les
pousser encore plus loin afin de poursuivre 1'« exploration de ce qu'est la vie humaine
dans le piège qu'est devenu le monde» (LILE, p. 319). Ainsi, bien qu'il reprenne
chacune des manifestations qu'il a utilisées précédemment et qu'il possède en
commun avec ses homonymes la délicate tâche de renouveler le roman et ses codes
tout en assurant sa stabilité, le je parvient néanmoins, dans L'immortalité, à se
2 Voir G. Genette, Figures III, p. 239: « Le narrateur extradiégétique [ ... ] ne peut viser qu'un narrataire extradiégétique, qui se confond ici avec le lecteur virtuel, et auquel chaque lecteur peut s'identifier ».
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réinventer et à assouplir les concepts de narrateur, de lecteur et de personnage. En
résulte une œuvre à la fois semblable au Livre du rire et de l'oubli et à L'insoutenable
légèreté de l'être par la forme - même structure en chapitres distribués dans sept
parties relativement autonomes - et par les thèmes - définition du moi, mortalité de
l'homme, désolidarisation d'avec le monde, entre autres - et différente par la grande
liberté dont semble ludiquement disposer le je en ce qui concerne les conventions
romanesques héritées du XIXe siècle.
L'individualité du narrateur
La situation spatiale et temporelle
Ces conventions, tout comme dans L'insoutenable légèreté de l'être, sont
bouleversées très tôt dans L'immortalité, lors de l'apparition du narrateur subjectif à
la deuxième phrase de l'incipit. Le je se présente cependant d'une manière jusqu'ici
inédite chez Kundera. En effet, alors que, dans Le livre du rire et de l'oubli et
L'insoutenable légèreté de l'être, il apparaissait respectivement dans les rôles de
gardien de la mémoire et de représentant du genre humain et que ce qu'il laissait
savoir de lui concernait avant tout son intellect, dans L'immortalité il fait son entrée
dans le roman sous un jour beaucoup plus personnel, c'est-à-dire en tant qu'individu:
La dame pouvait avoir soixante, soixante-cinq ans. Je la regardais de ma chaise longue, allongé face à la piscine d'un club de gymnastique au dernier étage d'un immeuble moderne d'où, par d'immenses baies vitrées, on voit Paris tout entier. J'attendais le professeur Avenarius, avec qui j'ai rendez-vous ici de temps en temps pour discuter de choses et d'autres. Mais le professeur A venarius n'arrivait pas et je regardais la dame; seule dans la piscine, immergée jusqu'à la taille, elle fixait le jeune maître nageur en survêtement qui, debout au-dessus d'elle, lui donnait une leçon de natation. Écoutant ses ordres, elle prit appui sur le rebord de la piscine pour inspirer et expirer à fond. Elle le fit avec sérieux, avec zèle, et c'était comme si de la profondeur des eaux montait la voix d'une vieille locomotive à vapeur (cette voix idyllique aujourd 'hui oubliée dont je ne peux donner une idée à ceux qui ne l'ont pas connue que si je la compare au souffle d'une
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dame âgée qui inspire et expire au bord de la piscine). Je la regardais, fasciné. Son comique poignant me captivait (ce comique, le maître nageur le percevait aussi, car les commissures de ses lèvres me semblaient frémir à tout moment), mais quelqu'un m'adressa la parole et détourna mon attention. Peu après, quand je voulus me remettre à l'observer, la leçon était finie. Elle s'en allait en maillot le long de la piscine et quand elle eut dépassé le maître nageur de quatre à cinq mètres, elle tourna la tête vers lui, sourit, et fit un signe de la main. Mon cœur se serra. Ce sourire, ce geste, étaient d'une femme de vingt ans! Sa main s'était envolée avec une ravissante légèreté. Comme si, par jeu, elle avait lancé à son amant un ballon multicolore. Ce sourire et ce geste étaient pleins de charme, tandis que le visage et le corps n'en avaient plus. C'était le charme d'un geste noyé dans le non-charme du corps. Mais la femme, même si elle devait savoir qu'elle n'était plus belle, l'oublia en cet instant. Par une partie de nous-mêmes, nous vivons tous au-delà du temps. Peut-être ne prenons-nous conscience de notre âge qu'en certains moments exceptionnels, étant la plupart du temps des sans-âge. En tout cas, au moment où elle se retourna, sourit et fit un geste de la main au maître nageur (qui ne fut plus capable de se contenir et pouffa), de son âge elle ne savait rien. Grâce à ce geste, en l'espace d'une seconde, une essence de son charme, qui ne dépendait pas du temps, se dévoila et m'éblouit. J'étais étrangement ému. Et le mot Agnès surgit dans mon esprit. Agnès. Jamais je n'ai connu de femme portant ce nom.3
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L'individualité du narrateur se manifeste de multiples façons dans ces lignes, et
d'abord à travers toute une série d'informations qui permettent d'imaginer
concrètement le je dans un lieu et un temps donnés, de voir la scène dans laquelle il
est engagé. Ainsi, en ce qui concerne le lieu où se trouve le narrateur, le texte précise
qu'au moment où il vit l'épisode qu'il relate, il est « allongé face à la piscine d'un
club de gymnastique au dernier étage d'un immeuble moderne d'où, par d'immenses
baies vitrées, on voit Paris tout entier» et que, plus précisément, il est dans une
« chaise longue» (LI, p. 13). L'environnement duje est par ailleurs déterminé par ce
qui l'entoure, c'est-à-dire par l'activité qui règne dans le club de gymnastique: la
leçon de natation d'une dame dont on connaît approximativement l'âge - « soixante,
soixante-cinq ans» -, « seule dans la piscine, immergée jusqu'à la taille, [qui] fix[e]
3 M. Kundera, L'immortalité, pp. 13-14, nous soulignons. Dès à présent, nous donnerons les références à ce roman entre parenthèses, à la suite des citations. sous l'abréviation Ll, suivie de la page.
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le jeune maître nageur en survêtement [ ... ], debout au-dessus d'elle» (LI, p. 13). À
partir de ces informations, qui constituent en quelque sorte le point de départ visuel
de la scène - le narrateur décrit ce qu'il « regard[ e] » (LI, p. 13), ce qui permet au
lecteur d'en faire autant -, des indications sont données qui situent le je dans le
temps - par exemple, les locutions adverbiale et conjonctive «peu après» et « au
moment où» et la conjonction «quand» ainsi que l'usage du passé simple4 - et
rendent possible la reconstitution mentale de la succession des actions décrites :
l'observation de la leçon de natation, le détournement de l'attention, le geste de la
vieille dame, l'éblouissement face à « l'essence de son charme» (LI, p. 13), puis le
surgissement du prénom d'Agnès. À la différence de ses homonymes du Livre du rire
et de l'oubli et de L'insoutenable légèreté de l'être, qui apparaissent dans le roman
comme des instances immatérielles avant tout vouées à la transmission d'information
- « L'Histoire s'évapore de la mémoire et il faut que je parle d'événements qui ont
eu lieu il y a quelques années comme s'ils étaient vieux de mille ans» (LRO, p. 21)-
ou à la définition d'un concept philosophique - « penser qu'un jour tout se répétera
comme nous l'avons déjà vécu et que même cette répétition se répétera encore
indéfiniment ! Que veut dire ce mythe loufoque ?» (LI LE, p. 13) -, le je de
L'immortalité se présente d'abord comme un être concret de qui émanent des
réflexions et dont l'expérience en tant qu'individu aboutit à la création.
L'intériorité
En plus des informations spatiales et temporelles qui incarnent le je en un lieu
et un temps déterminés, l'individualité du narrateur se manifeste par les détails
4 Le passé simple, selon D. Maingueneau, « constitue le "temps" adapté aux narrations ritualisées, qui se présentent comme un enchaînement rigoureux d'actions successives ». L'énonciation en linguistique française, p. 70, nous soulignons.
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donnés dans l'incipit sur son intériorité. Ceux-ci prennent en majeure partie la forme
de réactions et d'émotions ressenties par le je et explicitement mentionnées dans le
récit alors qu'il observe la vieille dame : « Je la regardais, fasciné. Son comique
poignant me captivait », « Mon cœur se serra », « une essence de son charme [ ... ] se
dévoila et m'éblouit », « J'étais étrangement ému» (LI, p. 13, nous soulignons). Par
les émotions qu'il vit et qui sont décrites lors de son apparition, le je de L'immortalité
se distingue encore une fois de ses homonymes des romans précédents: celui du
Livre du rire et de l'oubli ne fait montre d'aucune intériorité; celui de L'insoutenable
légèreté de l'être, bien qu'il soit possible de déduire ses états d'esprit - une certaine
indignation, puis de la nostalgie, traduites par la ponctuation et le vocabulaire
connotatif - et bien qu'il exprime, lorsqu'il prend la parole aUje5, une émotion liée à
un épisode de sa vie - « en feuilletant un livre sur Hitler, j'étais ému devant certaines
de ses photos» (LI LE, p. 14) -, semble plutôt traduire les sentiments communs à
l'ensemble du genre humain que les siens propres. Contrairement à ceux-ci, le
narrateur de L'immortalité mentionne explicitement et à plusieurs reprises ses états
d'esprit, ce qui laisse penser qu'il accorde de l'importance au dévoilement de son
intériorité, et les lie directement à sa personne sans user du détour du genre humain,
mettant de l'avant son individualité.
Le pont entre les temps révolu et actuel
Cette individualité qui distingue le narrateur de L'immortalité se manifeste
également, bien que de manière plus subtile, par l'entremise des qualités qu'il
possède, et qu'il est possible de déduire des informations apparemment banales qu'il
livre dans l'incipit. La première d'entre elles concerne la capacité du je de faire le
5 Rappelons que le narrateur de L'insoutenable légèreté de l'être se présente d'abord dans le roman par l'entremise du nous avant d'apparaître auje au dernier paragraphe de l'incipit.
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pont entre les temps révolu et actuel. Elle est signifiée par le passage dans lequel le
narrateur compare la respiration de la dame qu'il observe à une locomotive à vapeur:
Écoutant ses ordres [ceux du maître nageur], elle prit appui sur le rebord de la piscine pour inspirer et expirer à fond. [ ... ] Et c'était comme si de la profondeur des eaux montait la voix d'une vieille locomotive à vapeur (cette voix idyllique aujourd'hui oubliée dont je ne peux donner une idée à ceux qui ne l'ont pas connue que si je la compare au souffle d'une dame âgée qui inspire et expire au bord d'une piscine). (LI, p. 13)
Grâce au lien établi entre le souffle de la dame, certes âgée, mais dont il est spécifié
qu'elle vit à l'époque « d'un club de gymnastique au dernier étage d'un immeuble
moderne» (nous soulignons), et « la voix d'une vieille locomotive à vapeur» (nous
soulignons), la comparaison montre la capacité du narrateur de lier le passé et le
présent. Non content de la signifier, et comme pour être sûr que cette caractéristique
de sa personne ait été bien remarquée, le narrateur la met en évidence grâce à la
parenthèse qui, loin de simplement contenir une information en marge du
déroulement du récit, appuie l'idée émise précédemment en la développant et en y
ajoutant de l'information6• Ainsi, il est précisé que la voix de la locomotive à vapeur
est « aujourd'hui oubliée », et pourtant le je, qui comme la vieille dame vit à l'époque
« moderne », l'a connue et ne l'a pas oubliée. De cette parenthèse, il est donc permis
de tirer deux conclusions: le narrateur est relativement âgé et, comme dans Le livre
du rire et de l'oubli, il joue le rôle de gardien de la mémoire; il est le dépositaire
d'un savoir perdu qu'il partage? Quant au retour, toujours dans la parenthèse, sur la
comparaison entre la respiration de la vieille dame et la voix de la locomotive à
vapeur, «(cette voix idyllique [ ... ] dont je ne peux donner une idée à ceux qui ne l'ont
pas connue que si je la compare au souffle d'une dame âgée) » (nous soulignons), il
6 Rappelons que la parenthèse, selon S. Pétillon-Boucheron, est le produit du « sujet écrivant }), donc qu'elle est une marque de subjectivité . 7 Il est cependant à noter que cette caractéristique apparaît dans une parenthèse, donc en marge du récit, et que, contrairement au je du Livre du rire et de l'oubli, celui de L'immortalité ne se présente pas d'emblée comme gardien de la mémoire. Il s'agit d'une caractéristique parmi d'autres.
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enrichit la capacité du narrateur de faire le pont entre l'autrefois et l'aujourd'hui en
mettant l'accent sur le fait qu'il les connaît tous deux et que cette connaissance lui
permet de les éclairer l'un et l'autre réciproquement.
Les dons d'observation et de compréhension
La capacité du narrateur de faire des liens entre deux temps qu'il connaît, le
révolu et l'actuel, est fortement liée à une autre de ses qualités: le don d'observation.
C'est en effet en grande partie à ce don que le je doit de posséder des connaissances
et de créer des liens entre elles. Celui-ci, d'abord décelable dans l'incipit par le
champ sémantique du regard, qui insiste sur l'activité du je - « Je la regardais », « je
regardais la dame », « Je la regardais, fasciné », « quand je voulus me remettre à
l'observer» (nous soulignons) -, est également mis en lumière par l'usage des
parenthèses qui accompagnent la description de la scène observée par le je :
Je la regardais [la vieille dame], fasciné. Son comique poignant me captivait (ce comique, le maître nageur le percevait aussi, car les commissures de ses lèvres me semblaient frémir à tout moment), mais quelqu'un m'adressa la parole et détourna mon attention. [ ... ] En tout cas, au moment où elle se retourna, sourit et fit un geste de la main au maître nageur (qui ne fut plus capable de se contenir et pouffa), de son âge elle ne savait rien. (LI, pp. 13-14)
Ces deux dernières parenthèses, entre lesquelles est décrit le geste de la vieille dame,
ont une fonction très précise: elles viennent donner du poids aux observations du je
présentes dans le corps du récit en insistant sur la capacité qu'a celui-ci de percevoir
les détails et de les interpréter. En effet, le contenu de la première parenthèse, malgré
le doute qui y est exprimé par l'usage du verbe « sembler» ayant pour complément
indirect le pronom personnel « me »- « les commissures de ses lèvres me semblaient
frémir à tout moment» (nous soulignons) -, sert d'abord à confirmer une des
perceptions duje, en l'occurrence le comique de la vieille dame, en mentionnant que
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cette perception est partagée par le maître nageur. La première parenthèse possède
également une autre fonction, celle d'attirer l'attention du lecteur sur le don du
narrateur, si fin observateur qu'il remarque même les mouvements les plus discrets
comme les frémissements des lèvres. Quant à la parenthèse suivante, elle prend tout
son sens lorsqu'elle est mise en relation directe avec la première, puisqu'elle balaie le
doute émis précédemment - le maître nageur « ne fut plus capable de se contenir et
pouffa» (nous soulignons), donc ses lèvres ont bel et bien frémi devant le comique de
la dame - et corrobore les observations et les déductions du je. La deuxième
parenthèse met par ailleurs en lumière une autre caractéristique du narrateur: sa
faculté de comprendre les êtres humains de tous âges, et non seulement les plus âgés.
En effet, bien qu'il soit vieux et que, de ce fait, il comprenne la vieille dame - il
n'exprime aucun doute lorsqu'il l'analyse : « au moment où elle se retourna, sourit et
fit un geste de la main au maître nageur [ ... ], de son âge elle ne savait rien» (LI, p.
14, nous soulignons) -, cela ne l'empêche pourtant pas d'interpréter correctement les
manifestations du « jeune» maître nageur8, auquel, comme pour appuyer ce fait, les
deux dernières parenthèses sont spécifiquement consacrées. Enfin, ces deux
parenthèses ont encore une autre fonction. En insistant sur le don d'observation du
narrateur, lié à sa capacité de comprendre les manifestations des êtres humains de
tous âges, elles donnent encore plus de valeur au geste de la vieille dame, dont elles
encadrent la description, mais surtout elles mettent de l'avant le résultat de l'activité
d'observation de celui-ci: le surgissement du prénom d'Agnès .
8 La précision sur l'âge du maître nageur est donnée dès son arrivée dans le récit: « elle fixait le jeune maître nageur en survêtement» (LI, p. 13, nous soulignons).
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Le don de création
Le surgissement du prénom d'Agnès occupe une place importante dans
l'incipit de L'immortalité. Faisant office de « révélation finale» - puisqu'il apparaît
comme l'aboutissement naturel d'une suite d'événements orientés dans sa
direction9 -, il représente la clé de la présence « individualisée» du narrateur dans le
chapitre. En effet, le surgissement du prénom d'Agnès révèle la caractéristique ultime
du je, celle de créateur, à laquelle toutes les autres sont liées. Les phrases qui
précèdent immédiatement l'énoncé du prénom, en offrant un condensé de ces
caractéristiques, en font d'ailleurs foi: « Grâce à ce geste, en l'espace d'une seconde,
une essence de son charme, qui ne dépendait pas du temps, se dévoila et m'éblouit.
J'étais étrangement ému. Et le mot Agnès surgit dans mon esprit» (LI, p. 14). Ainsi,
parce que le narrateur est incarné dans le temps et l'espace, qu'il possède un don
d'observation développé et une sensibilité aux détails, qu'il parvient à déchiffrer les
temps révolu et actuel, et ce, grâce aux connaissances que sa fonction de gardien de la
mémoire et son vieil âge lui ont permis d'emmagasiner, il parvient à capter
« l'essence d[ u] charme [de la vieille dame] » qui ne se manifeste, « grâce à [son]
geste, [que] l'espace d'une seconde» (nous soulignons). De la même manière, parce
que le narrateur vit des états d'âme et qu'il leur porte attention - il les identifie et les
exprime -, la création est possible; c'est en effet de l'émotion pleinement vécue
-l'éblouissement, le fait d'être ému - que surgit le prénom Agnès, ce qui est
souligné par le « et » de « Et le mot Agnès surgit dans mon esprit », qui crée un lien
de succession entre les deux actions.
Le surgissement du nom d'Agnès à la toute fin de l'incipit, en plus de faire
office de révélation, justifie donc en quelque sorte la présence « individualisée» du
9 La place qu'occupe ce surgissement, à la toute fin de l'incipit, tend à appuyer cette interprétation, d'autant plus que, comme nous l'avons mentionné précédemment, l'usage du passé simple crée une suite d'actions s'enchaînant par des liens de cause à effet.
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narrateur dans le chapitre en lui conférant la caractéristique ultime de créateur .
Comme c'est le cas avec ses autres caractéristiques, celle-ci le distingue du je du
Livre du rire et de l'oubli et de celui de L'insoutenable légèreté de l'être, dont le
statut de créateur n'était dévoilé, respectivement, qu'au chapitre 1 de la quatrième
partie et au chapitre 3 de la première partie. À n'en pas douter, le narrateur subjectif,
qui se présente d'abord comme un individu aux caractéristiques bien définies, a
évolué depuis les romans précédents. Mais cette personnalité distincte a-t-elle des
conséquences sur le récit? La présence « concrète» du narrateur entraÎne-t-elle des
répercussions sur le personnage et le lecteur? Et d'abord, est-ce que cette présence
accrue signifie une confiance elle aussi accrue duje dans L'immortalité?
La relation avec le lecteur
L'indépendance du narrateur
Comme nous l'avons mentionné précédemment, à l'instar de L'insoutenable
légèreté de l'être, où il apparaissait dès l'incipit, le je de L'immortalité est convoqué
très rapidement dans le roman. Cependant, comme sa façon de se présenter, sa façon
de manifester sa subjectivité diffère de celle de son homonyme. En effet, alors que,
dans L'insoutenable légèreté de l'être, le narrateur multipliait les signes implicites de
sa présence, celui de L'immortalité fait explicitement son entrée dans le récit dès la
deuxième phrase de l'incipit, sans qu'aucun indice ne l'ait préparée ou prévenue:
« La dame pouvait avoir soixante, soixante-cinq ans. Je la regardais de ma chaise
longue [ ... ] » (LI, p. 13, nous soulignons). Quant au pronom d'abord employé pour
prendre en charge la subjectivité du narrateur, le nous dans L'insoutenable légèreté
de l'êtreJO et le je dans L'immortalité, il constitue un autre point par lequel les deux
10 Rappelons que le je n'apparaissait dans L'insoutenable légèreté de l'être qu'à l'avant-dernier paragraphe de l'incipit.
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romans se distinguent, non seulement sur le plan formel, mais également sur celui de
la personnalité de leur instance productrice. En effet, l'utilisation rapide du je, dans
L'immortalité, en dit long sur la personnalité de son narrateur, qui semble encore
avoir gagné en confiance depuis L'insoutenable légèreté de ['être.
Cette confiance est perceptible à plusieurs indices présents dans l'incipit. Elle
se traduit en premier lieu par une plus grande indépendance du narrateur à l'égard du
lecteur. En effet, alors que l'adhésion de ce dernier au récit était en quelque sorte
sollicitée, dans L'insoutenable légèreté de l'être, par son inclusion dans le nous du
genre humain et par une confession autobiographique, en d'autres mots, alors que le
narrateur semblait voir un péril dans sa prise de parole, dans L'immortalité aucune
préoccupation de ce genre n'est démontrée. Au contraire: si, dans l'incipit de
L'insoutenable légèreté de l'être, le nous primait sur le je, c'est l'inverse qui se
produit dans L'immortalité. D'une part, en ce qui concerne leurs occurrences - dix-
neuf contre quatre -, le je occupe une plus grande place que le nous dans le récitll .
D'autre part, en termes de perspective, c'est-à-dire, selon Genette, eu égard à la
« régulation de l'information qui procède d'un choix (ou non) d'un "point de vue"
restrictif >P, le je l'emporte sur le nous alors que le narrateur laisse entendre, à la fin
de sa digression sur la perception de l'âge par les êtres humains, que celle-ci importe
peu comparée à la scène qu'il a devant les yeux:
Par une certaine partie de nous-mêmes, nous vivons tous au-delà du temps. Peut-être ne prenons-nous conscience de notre âge qu'en certains moments exceptionnels, étant la plupart du temps des sans-âge. En tout cas, au moment où elle se retourna, sourit et fit un geste de la main au maître nageur (qui ne fut plus capable de se contenir et pouffa), de son âge elle ne savait rien. (LI, p. 14, nous soulignons)
11 En comptant les formes pronominales autres que le pronom personnel sujet - «me », « m' »- et les déterminants possessifs relevant duje - « ma », « mon ». 12 G. Genette, Figures III, p. 203.
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La façon dont se clôt la digression est significative de la latitude que ressent le je par
rapport au lecteur dans l'incipit. Alors que celui-ci, par l'entremise du nous du genre
humain, est finalement inclus dans le récit, le je ne craint pas de l'écarter à son profit.
En effet, il marque bien, par l'expression « en tout cas », qui semble repousser ce qui
a été dit précédemment par une sorte de haussement d'épaules narratif, qu'un retour
au sujet principal, c'est-à-dire son compte rendu des agissements de la vieille dame,
est plus important qu'une réflexion abstraite sur la perception de l'âge par les
hommes. La perspective, qui s'élargissait jusqu'à adopter celles du narrateur et du
lecteur, est ramenée exclusivement au premier, abandonnant le point de vue du
second.
Cette inclusion furtive du lecteur dans le roman est révélatrice de la place que
le narrateur lui laisse dans l'incipit de L'immortalité: la digression, c'est-à-dire la
marge du récit. Cela est d'autant plus évident que ce dernier, pour la première fois
dans un des passages autobiographiques du deuxième sous-ensemble du cycle
tchèque, est ordonné au passé simple, selon le temps de l'action et non suivant les
pensées duje. Cette façon de construire le récit - selon les modalités de l'énonciation
historique13 - corrobore d'ailleurs parfaitement l'indépendance nouvelle du narrateur
par rapport au lecteur dans L'immortalité. En effet, le je combiné au passé simple
-« quelqu'un m'adressa la parole », «je voulus », «mon coeur se serra» -,
puisqu'il ne s'agit pas d'un je d'énonciation discursive, n'appelle pas au dialogue
avec un tu. Discrètement, donc, par l'apparition rapide du je, par le biais de la
digression et par l'usage de l'énonciation historique dans l'incipit, le narrateur de
L'immortalité se positionne par rapport au lecteur. Sans nécessairement l'éliminer du
récit - nous verrons plus loin que son inclusion prend une autre forme -, il lui
13 Bien que l'incipit de L'immortalité ne soit pas exempt de marques d'énonciation discursive (usage du je et du nous d'énonciation ainsi que du présent, de l'imparfait et du passé composé), l'ossature du récit suit indéniablement les règles de l'énonciation historique.
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signifie néanmoins qu'il a lui-même acquis une plus grande indépendance et que son
« approbation », contrairement à ce qui se passait dans Le livre du rire et de l'oubli et
dans L'insoutenable légèreté de l'être, n'est plus nécessaire à son dévoilement.
La latitude du narrateur et du lecteur
Cette façon qu'a le narrateur de se présenter et de manifester sa subjectivité a
plusieurs conséquences sur le roman, et d'abord celle de donner auje une plus grande
indépendance, de gagner plus de latitude par rapport au lecteur. Cette latitude se
manifeste sous différentes formes dans L'immortalité. La première, l'ironie - dire le
contraire de ce que l'on pense afin de créer une distance avec ses propos -, est
utilisée dès le chapitre 2, alors que le narrateur, balançant entre réveil et rêveries,
écoute la radio:
Puis je comprends qu'il s'agit de présentateurs, ils ne chantent plus, mais s'interrompent l'un l'autre pour badiner. « La journée sera chaude, torride, il y aura de l'orage », dit le premier [ .. .]. [ ... ] Je tourne le bouton, espérant me rendormir en compagnie d'images plus inattendues. Sur la station voisine, une voix de femme annonce que la journée sera chaude, torride, orageuse, et je me réjouis qu'en France nous ayons tant de stations de radio et que toutes, au même moment, racontent la même chose. L'heureux mariage de l'uniformité et de la liberté, qu'est-ce que l'humanité peut souhaiter de mieux? (LI, pp. 15-16)
Cet extrait montre bien la latitude que le je ressent par rapport au lecteur. D'abord,
l'ironie est clairement perceptible dans la phrase «je me réjouis qu'en France nous
ayons tant de stations de radio et que toutes, au même moment, racontent la même
chose », puisque non seulement elle entre en contradiction directe avec le souhait
exprimé par le narrateur une ligne plus tôt, « je tourne le bouton, espérant me
rendormir en compagnie d'images plus inattendues» (nous soulignons), mais elle
met en évidence, par la répétition de «même », l'incongruité d'avoir plusieurs
stations de radio alors qu'elles sont toutes semblables. Ensuite, comme si le narrateur
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voulait que son ironie soit bien saisie, il la renouvelle dans la question suivante:
« L'heureux mariage de l'uniformité et de la liberté, qu'est-ce que l'humanité peut
souhaiter de mieux? » Prenant des allures d'antithèse - puisqu'elle jumelle des
concepts apparemment contradictoires, l'uniformité et la liberté -, cette phrase
montre la distance du narrateur vis-à-vis de ses propos et, par la même occasion, vis-
à-vis du lecteur inclus dans le nous du genre humain14• En effet, si elle contient une
bonne dose d'ironie, elle marque surtout la distinction qui existe entre le narrateur,
qui souhaite des «images inattendues », et le genre humain, qui se contente
d'entendre partout «la même chose ». Contrairement à ce qu'il aurait fait dans
L'insoutenable légèreté de l'être, où leur rapprochement s'effectuait grâce à leur
appartenance commune au genre humain, dans L'immortalité le narrateur se
désolidarise donc du lecteur, ce qui montre bien la latitude qu'il a acquise à son
endroit depuis le roman précédent.
Une autre forme de latitude du narrateur, encore plus directement signifiée, est
utilisée quelques chapitres plus loin, alors que le je interpelle directement le lecteur à
l'aide du vous: «Pensez ce que vous voudrez de l'immortalité des poètes, les
stratèges sont plus immortels encore: c'est donc à juste titre que Napoléon interroge
Goethe et non le contraire» (LI, p. 87, nous soulignons). Ce passage, intéressant à
plus d'un titre, en dit long sur l'émancipation du narrateur; il montre bien que,
malgré l'opinion du lecteur, qui croit que les poètes sont plus immortels que les
stratèges15, le je maintient sa position, selon laquelle ce serait plutôt l'inverse qui
serait vrai. Encore plus éloquente est pourtant la phrase qui suit le deux-points, et
dans laquelle, non content de dire subtilement au vous qu'il a tort de penser comme il
14 Le passage du nous, « je me réjouis qu'en France nous ayons », à « l'humanité », « qu'est-ce que l 'humanité peut souhaiter de mieux? » (nous soulignons), montre bien que, dans cet extrait, ce pronom signifie le genre humain. 15 Du moins, est-ce l'opinion prêtée a.u lecteur par le narrateur.
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le fait, le je en profite pour justifier un comportement surprenant de Napoléon par sa
propre opinion - « c'est donc à juste titre que Napoléon interroge Goethe et non le
contraire» (nous soulignons). Une fois de plus, le narrateur prouve la latitude qu'il a
acquise vis-à-vis du lecteur et, par la même occasion, sa confiance en soi.
Cela dit, si le narrateur possède plus de latitude par rapport au lecteur dans
L'immortalité, l'émancipation ne s'effectue pas qu'à sens unique. Au contraire, celle
ci a pour effet que le narrateur accorde également de la latitude au lecteur, qui se voit
ainsi reconnaître une personnalité distincte. En effet, la phrase « Pensez ce que vous
voudrez ... », si elle signifie que le narrateur croit avoir raison contre le lecteur,
prouve de ce fait que l'un et l'autre peuvent avoir, et ont, des opinions différentes.
Cette reconnaissance de la latitude du narrateur et du lecteur, de leurs personnalités
distinctes, loin d'être un simple incident isolé, est une fois de plus démontrée dans la
troisième partie de L'immortalité, au chapitre intitulé «L'imagologie» :
« M'objecterez-vous que publicité et propagande n'ont pas de rapport entre elles,
l'une étant au service du marché et l'autre de l'idéologie? Vous ne comprenez rien.
Voilà cent ans à peu près [ ... ] » (LI, pp. 171-172). Il est intéressant de constater que,
dans cet extrait, la latitude du narrateur par rapport au lecteur ainsi que celle du
lecteur par rapport au narrateur n'est plus dissimulée, mais exposée sans précautions,
presque avec brutalité par le «Vous ne comprenez rien ». Bien que le point
d'interrogation de la première phrase, en introduisant un doute sur l'opinion attribuée
au lecteur, atténue quelque peu l'opposition ressentie entre le je et le vous, il est clair
que chacun campe sur des positions différentes .
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La proximité du narrateur et du lecteur
La distance qui sépare narrateur et lecteur, contrairement au danger qu'elle
représentait dans Le livre du rire et de l'oubli et L'insoutenable légèreté de l'être, ne
constitue pas un écueil dans L'immortalité, au contraire. D'une part, malgré le
désaccord palpable entre eux, le narrateur poursuit ses explications sur le sujet abordé
- cela est entre autres le cas dans les deux extraits cités précédemment -, prouvant
ainsi la possibilité d'un rapprochement éventuel16• D'autre part, et bien que cela
puisse paraître paradoxal, la distance entre le je et le vous fournit un moyen de les
rapprocher. En effet, en reconnaissant au lecteur des opinions et une personnalité
distinctes des siennes, le narrateur fait de lui son égal en lui accordant, comme il se
l'est accordé à lui-même dans l'incipit, le statut d'individu17•
Ce statut égal du narrateur et du lecteur, s'il passe par la reconnaissance de
l'individualité de ce dernier, se manifeste également d'une autre façon dans
L'immortalité: il transparaît dans la place enviable qu'occupe le lecteur dans le récit
et qui, comme dans Le livre du rire et de l'oubli, fait de lui une sorte de conarrateur.
Dépassant la formule du « oui, ... », qui contenait en creux les propos du vous, le
narrateur de L'immortalité les inclut cette fois tout au long du roman. Cela est
notamment le cas dans ce passage du chapitre 17 de la deuxième partie, où le je
justifie son idée de faire dialoguer Goethe et Hemingway dans l'au-delà:
Hemingway et Goethe s'éloignent sur les chemins de l'au-delà et vous me demandez où j'ai pris cette idée de mettre ensemble précisément ces deux-là. Peut-on imaginer couple plus arbitraire ? Ils n'ont rien de commun ! Et alors ? Avec qui, selon vous, Goethe
16 Ce rapprochement a d'ailleurs lieu au chapitre 9 de la deuxième partie. alors que le narrateur se met dans le même ensemble que le lecteur et parle d'eux au nous: « Elle [Bettina] ne s'est pas comportée comme vous ou moi, qui aurions observé Goethe avec amusement, mais en nous taisant discrètement et respectueusement» (LI, pp. 108-109, nous soulignons). 17 Une phrase du chapitre 7 de la première partie prouve que le narrateur individu s'adresse à un lecteur individu: « Il suffit qu'un avion s'écrase près de vous, que des flammes s'élèvent de votre chemise, pour que vous aussi soyez célèbre [ ... ] » (LI. p. 54, nous soulignons). En effet, l'attribut du sujet « célèbre », au singulier, montre que le vous en est un « de politesse », donc un tu « généralisé », et non un vous« collectif ». Voir É. Benveniste. Problèmes de linguistique générale l, p. 235.
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aimerait-il passer le temps dans l'au-delà ? Avec Herder ? Avec Holderlin ? Avec Bettina ? Avec Eckermann ? (LI, p. 131, nous soulignons)
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Cet extrait fournit un bon exemple de la place qu'occupe le lecteur dans
L'immortalité. D'abord, il montre que le narrateur est ouvert aux interrogations et est
prêt à Y répondre même si elles remettent en question son jugement et ses décisions.
Il illustre, par le fait même, le respect que le je éprouve pour le lecteur, dont il prend
en compte les interventions. Ce dialogue narrativisé entre le narrateur et le lecteur est
également intéressant parce qu'il montre à quel point ce dernier est partie intégrante
du récit. Non seulement sa présence est perceptible grâce au vous, qui l'y inscrit
explicitement, mais sa participation à l'élaboration du récit est rendue évidente par
ses propos, dont on prend connaissance par le biais soit du discours indirect - « vous
me demandez où j'ai pris cette idée ... »-, soit du discours indirect libre - « Peut-on
imaginer couple plus arbitraire? Ils n'ont rien de commun! »-, auquel le je répond
- « Et alors? ... ». Enfin, en plus de laisser une place importante au lecteur, dont les
pensées sont différentes de celles dujeJ8, l'extrait précédent montre malgré tout leur
proximité, qui se manifeste ici par l'usage du discours indirect libre, où « dans les
limites d'une seule et même construction linguistique on entend résonner les accents
de deux voix différentes >r. Ainsi, bien qu'il soit possible, grâce au contexte,
d'attribuer l'interrogation et l'exclamation au lecteur, il est néanmoins impossible,
comme c'est le cas pour Tomas et pour le je dans L'insoutenable légèreté de l'être,
de déterminer avec précision qui parle, du narrateur ou du lecteur, cette
indétermination créant une proximité entre eux.
Cette proximité, qui se manifeste tout au long du roman dans la construction
du récit, et bien que paradoxalement le narrateur ait pris ses distances avec le lecteur
18 En effet, si elles étaient les mêmes, le dialogue n'aurait pas lieu d'être. 19 M. Bakhtine, cité par D. Maingueneau, L'énonciation en linguistique française, p. 113.
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dans l'incipit, trouve néanmoins sa source dans le chapitre initial de L'immortalité .
Elle prend la forme d'une faculté fondamentale que possèdent en commun le
narrateur et le lecteur: créer. Clairement exposée dans l'incipit en ce qui concerne le
narrateur, lequel possède la caractéristique ultime d'être créateur, cette faculté est
inscrite en creux dans le cas du lecteur, qui, comme nous l'avons dit précédemment, à
l'aide d'informations telles la situation du club de gymnastique, les actions de la
vieille dame et du jeune maître nageur, la description du geste, etc., peut voir la scène
dans laquelle le je est engagé. Cette monstration du narrateur, en plus de l'ancrer dans
un lieu et un temps donnés et de contribuer à l'individualiser - et puisque de
l'observation naît la création -, produit donc un effet supplémentaire: elle donne la
possibilité au lecteur de devenir l'alter ego duje en tant que créateur?O Ainsi, grâce à
l'occasion qu'il offre de l'imaginer et de le voir - ainsi que de regarder ce qu'il
regarde -, le je de L'immortalité, en même temps qu'il signifie au lecteur qu'il a
acquis de l'indépendance, pose les premiers jalons d'une proximité qui se
développera tout au long du roman et fera du vous le coproducteur du récit.
Narrateur et personnage
Le statut ambigu duje
Cette faculté de créer qu'acquiert le lecteur dans L'immortalité, comme si le
fait de modifier son statut dans le récit équivalait nécessairement à modifier celui du
narrateur, a cependant un impact sur le je. Sans perdre pour autant sa fonction
première de producteur du récit, ce dernier, puisqu'il se donne à voir, devient en
quelque sorte la création du lecteur ou, pour le dire autrement, un personnage. Cette
interprétation est d'ailleurs soutenue par la façon dont le récit est construit dans
20 Cette possibilité se concrétise entre autres au chapitre 3 de la deuxième partie, alors que le narrateur, par l'entremise d'un nous, « imagine », et donc crée, de concert avec le vous: « Imaginons qu'à l'époque de l'empereur Rodolphe les caméras aient existé [ ... ]. »(LI, p. 83, nous soulignons)
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l'incipit, à l'aide du passé simple combiné à un je, ce qui, selon D. Maingueneau,
«donne à ce je le statut d'une "non-personne" de récit [d'énonciation historique],
d'un je narratif distinct de son je d'énonciateur actuel [qui se réaliserait dans le ici-
maintenant du discours] ». Ainsi, l'utilisation simultanée du passé simple et du je
dédouble celui-ci en un producteur de récit et en ce que Maingueneau nomme un
«personnage de narration »21 qui s'accorde parfaitement avec la façon dont le
narrateur individu se donne à voir au lecteur. Le je de L'immortalité, pour la première
fois chez Kundera, se présente donc à la fois à l'extérieur et à l'intérieur de son récit
- à l'extérieur et à l'intérieur de la diégèse -, et ce, sans passer par le stratagème du
discours indirect libre, comme il l'avait fait dans L'insoutenable légèreté de l'être,
mais tout simplement en se faisant personnage.
Le statut du je de L'immortalité, à la fois narrateur et personnage dans
l'incipit, est loin d'être parfaitement défini pour autant. En effet, la création du
personnage fictif d'Agnès, au chapitre 2, vient le complexifier davantage:
Je suis au lit, plongé dans la douceur d'un demi-sommeil. À six heures, dès le premier et léger réveil, je tends la main vers le petit transistor posé près de mon oreiller et j'appuie sur le bouton. l'entends les nouvelles du matin, en distinguant à peine les mots, et m'assoupis de nouveau, si bien que les phrases que j'écoute se muent en rêves. C'est la plus belle phase du sommeil, le plus délicieux moment de la journée: grâce à la radio, je savoure mes perpétuels réveils et endormissements, ce balancement superbe entre veille et sommeil, ce mouvement qui à lui seul m'ôte le regret d'être né. [ ... ]
Quand je me suis réveillé, il était déjà presque huit heures et demie ; j'imaginai Agnès. Comme moi, elle est allongée dans un grand lit. La moitié droite du lit est vide. [ ... ] Elle est seule et, délicieusement, balance entre réveil et rêverie.
Puis elle se lève. [ ... ] Pour la première fois je la vois nue, Agnès, l'héroïne de mon roman. Elle se tient debout, près du lit, elle est jolie, et je ne peux la quitter des yeux. Enfin, comme si elle avait senti mon regard, elle s'enfuit dans la pièce voisine et s'habille.
Qui est Agnès ? De même qu'Ève est issue d'une côte d'Adam, de même que
Vénus est née de l'écume, Agnès a surgi d'un geste de la dame
21 D. Maingueneau, L'énonciation en linguistique française, pp, 61-62,
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sexagénaire, que j'ai vue au bord de la piscine saluer de la main son maître nageur et dont les traits s'estompent déjà dans ma mémoire. Son geste a alors éveillé en moi une immense, une incompréhensible nostalgie, et cette nostalgie a accouché du personnage auquel j'ai donné le nom d'Agnès. (LI, pp. 15-18)
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Ce chapitre, malgré l'apparente simplification qu'il suggère -le narrateur abandonne
en effet son « personnage de narration » au profit du seul producteur de récit ancré
dans le ici-maintenanr2 -, ne signifie pas pour autant que le statut du je de
L'immortalité s'est clarifié. D'une part, comme dans l'incipit, le narrateur se présente
avant tout dans le chapitre 2 comme un être humain ayant des besoins - il doit
dormir -, des goûts -le moment de la journée qu'il préfère est le matin; la phase du
sommeil, le balancement entre réveils et endormissements - et des émotions - le
regret, la nostalgie -, dont la teneur ne manque pas de l'individualiser. Également, le
je, bien que se retrouvant à l'extérieur du récit par son énonciation, se donne toujours
à voir au lecteur, continuant ainsi à se faire personnage: comme dans l'incipit, il
donne des informations permettant de l'incarner dans un temps -le matin, d'environ
six heures à huit heures et demie - et un lieu - un «grand lit » - ainsi que de
brosser à gros traits son environnement - une chambre dans laquelle est posé un
transistor près de la tête du lit. D'autre part, le statut du je dans ce chapitre se
complexifie puisque, à l'instar de L'insoutenable légèreté de l'être, le narrateur crée
un personnage, Agnès, dont la proximité avec lui est soulignée, se donnant encore
une fois la possibilité d'être simultanément à l'extérieur et à l'intérieur de la diégèse,
en tant que narrateur et en tant que personnage .
22 L'énonciation discursive est discernable, entre autres, par la présence duje combiné au présent et au passé composé.
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Le narrateur à l'extérieur de la fiction
L'apparition d'Agnès dans le récit, puisqu'elle remplit plusieurs fonctions,
revêt une grande importance. D'abord, comme cela a été le cas dans L'insoutenable
légèreté de l'être avec Tomas, elle fonde le roman, qui jusque-là aurait pu passer
pour une autobiographie, en donnant au narrateur l'occasion de préciser qui est la
femme qu'il « imagin[eJ ». Celui-ci ne s'en prive d'ailleurs pas puisque cinq
occurrences de mots relevant couramment de la fiction suivent dans le chapitre. En
effet, le je précise en premier lieu qu'Agnès est « l'héroïne de [s Jon roman» (LI, p.
17, nous soulignons). Ensuite, comme pour s'assurer qu'il a été bien clair au sujet du
récit qu'il produit et du statut d'Agnès, il répète qu'elle est un personnage créé
-« cette nostalgie a accouché du personnage auquel j'ai donné le nom d'Agnès» -
et bel et bien un personnage de roman - « Mais l'homme ne se définit-il pas, et un
personnage de roman plus encore, comme un être unique et inimitable? » (LI, p. 17,
nous soulignons).
En permettant de préciser que le récit qui la relate est un roman, l'apparition
d'Agnès dans L'immortalité a encore une fonction: rejeter le narrateur à l'extérieur
de la diégèse, et ce, en mettant en évidence son rôle de créateur de personnage. Ainsi,
outre son insistance à définir le récit et Agnès comme relevant de la fiction, le je use
du champ sémantique du « regard », synonyme de création, pour décrire comment il
imagine son personnage: « Pour la première fois je la vois nue, Agnès, l'héroïne de
mon roman. Elle se tient debout, près du lit, elle est jolie, et je ne peux la quitter des
yeux. Enfin, comme si elle avait senti mon regard, elle s'enfuit dans la pièce voisine
et s'habille» (LI, pp. 17-18, nous soulignons).
Le rappel de la filiation «descendante» entre le narrateur et Agnès prend
également la forme d'une réponse à une question dont nous pouvons supposer qu'elle
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émane du lecteur3, « Qui est Agnès? », et qui revient sur le geste observé par le je
dans l'incipit: «De même qu'Ève est issue d'une côte d'Adam, de même que Vénus
est née de l'écume, Agnès a surgi d'un geste de la dame sexagénaire, que j'ai vue au
bord de la piscine saluer de la main son maître nageur [ ... ] » (LI, p. 18). Deux
éléments intéressants sont contenus dans la réponse du narrateur, en plus du rappel du
geste ayant donné naissance à Agnès, amplement décrit trois pages auparavant et
donc toujours frais à la mémoire. D'abord, le prélude à la création, l'action de
regarder, est une fois de plus mentionné - « que j'ai vue au bord de la piscine ... »
(nous soulignons) -, rappelant le caractère inventé du personnage. Ensuite, les
comparaisons employées par le je pour parler de l'apparition d'Agnès donnent une
indication de la façon dont il se perçoit, ou veut être perçu. En mettant celle-ci dans le
même ensemble qu'Ève, née du désir de Dieu de fonder un monde nouveau et mère
de tous les hommes, et Vénus, fille du dieu Zeus et déesse de la fertilité, elles
permettent d'assimiler le narrateur à un démiurge, un être de qui émane la création.
La naissance romanesque d'Agnès, tout comme celle de Tomas dans L'insoutenable
légèreté de l'être, a donc comme ultime fonction de justifier la présence du narrateur
dans le roman, dont l'incipit prend une nouvelle signification ; non plus seulement
épisode autobiographique, relation d'un moment marquant dans la vie du narrateur,
ces pages contiennent surtout la genèse d'un être autour duquel tournera un monde:
Agnès, héroïne de roman.
23 En effet, la question ne peut appartenir ni au personnage ni au narrateur - le premier aurait vraisemblablement dit: « qui suis-je? » et le second connaît déjà la réponse -, donc nous sommes en droit de croire qu'elle provient du lecteur, d'autant plus que l'énonciation discursive, adoptée par le je dans le chapitre 2, appelle au dialogue avec le vous.
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Le narrateur à l'intérieur de la fiction
La filiation entre le je et Agnès, qui insiste sur le fait que narrateur et
personnage évoluent dans un roman et met en évidence la fictionnalité de celle-ci, ne
sert pas qu'à rejeter le narrateur hors de la fiction; elle permet également d'établir
entre eux une proximité qui, comme avec Tomas, donne la possibilité auje d'intégrer
la diégèse. Ainsi, il est intéressant de noter que la première information donnée par le
narrateur sur Agnès, «elle est allongée dans un grand lit », est immédiatement
précédée de «comme moi », qui renvoie à la situation spatiotemporelle du je,
évoquée au début du chapitre. Dès sa « naissance », Agnès est donc rattachée au je
par un effet de symétrie, effet encore renforcé par l'activité de celle-ci, qui, comme
son créateur, «délicieusement, balance entre réveil et rêverie ». Cependant, la
proximité d'Agnès et du narrateur va bien au-delà des indices qui la laissent entrevoir
dans le chapitre de « création ». Elle passe également par toute une série de détails
disséminés dans le roman, et qui rappellent périodiquement que le narrateur et son
personnage ont beaucoup en commun. Par exemple, alors que, à la fin du chapitre 2,
Agnès semble avoir acquis une plus grande indépendance à l'égard duje - aucune
marque d'énonciation discursive attribuable à celui-ci n'y est discernable, si ce n'est
lorsque Agnès crée, c'est-à-dire lorsqu'« une scène lui vint à l'esprit» (LI, p. 2oi4 -,
le chapitre 3 la voit évoluer dans un club de gymnastique rappelant fort celui où se
trouvait le narrateur lors du surgissement de son nom: « Un ascenseur la conduisit au
dernier étage d'un immeuble moderne, où le club s'était installé avec salle de
gymnastique, piscine, petit bassin à remous, sauna et vue sur Paris» (LI, p. 21). Plus
loin, au chapitre 6, une caractéristique commune réunit une fois de plus le personnage
et le narrateur: la connaissance de l'allemand. En effet, après avoir mentionné
24 Il est intéressant de faire le parallèle entre la formule « une scène lui vint à l'esprit» (nous soulignons) et celle employée par le je lors du moment de création décrit dans r incipit: « Et le mot Agnès surgit dans mon esprit» (LI, p. 14, nous soulignons).
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qu'Agnès parle cette langue avec son père, qui lui récite des vers de Goethe, le
narrateur reproduit un poème de ce dernier, d'abord en français, puis dans sa version
originale25 . Également, dans le même chapitre, un autre indice rappelle la proximité
du narrateur et du personnage, qui tous deux ont pris connaissance - par la radio, le
matin, « en se réveillant» (LI, p. 50) - d'une même nouvelle concernant la mort d'un
malade, décédé des suites d'une opération26.
Un même monde
L'information qu'Agnès et le narrateur possèdent en commun ou les traits
qu'ils partagent ne servent pourtant pas uniquement à marquer leur filiation et leur
proximité. Cela sert également, et surtout, à mettre en évidence le fait que, comme le
lecteur et le narrateur, qui occupent tous deux une place dans le récit, ils évoluent
dans le même monde. Ainsi, que le je soit parfois à l'extérieur de la diégèse - par
exemple, lorsqu'il crée Agnès - et parfois à l'intérieur - lorsqu'il se fait
« personnage de narration », qu'il se donne à voir au lecteur ou qu'il partage des
points communs avec sa «création» - importe peu dans L'immortalité puisqu'il
évolue toujours dans le roman et que cet espace possède ses propres balises. Dès lors,
le saut diégétique de la septième partie, dans laquelle le narrateur rencontre certains
de ses personnages, bien qu'il provoque assurément un malaise - selon Genette,
«toute intrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans l'univers
diégétique [ ... ] produit un effet de bizarrerie soit bouffonne [ ... ] soit
fantastique »27_, apparaît comme l'étape finale d'un long jeu sur la frontière entre
mondes intradiégétique et extradiégétique, qui aboutit à sa désagrégation totale .
25 Voir p. 47. 26 Voir p. 17 en ce qui concerne le narrateur et p. 50 en ce qui concerne Agnès. 27 G. Genette, Figures III, p. 244.
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Cette désagrégation, ou cette création du « monde du roman », provoquée en
premier lieu par la redéfinition du statut duje et du lecteur dans le récit ainsi que par
celui du personnage - car si le narrateur, en étant proche du personnage, entre dans la
diégèse, par réciprocité le personnage, en étant proche du narrateur, pénètre en
quelque sorte le monde extradiégétique -, est à l'œuvre tout au long de
L'immortalité28• C'est pourtant dans l'ensemble de la septième partie, et
particulièrement aux chapitres 1 et 2, que le phénomène est le plus frappant:
Dans la salle de gymnastique, de grands miroirs reflètent depuis longtemps bras et jambes en mouvement ; depuis six mois, sous la pression des imagologues, les miroirs ont également envahi trois des murs de la piscine, la quatrième face étant occupée par une immense baie vitrée d'où l'on peut voir les toits de Paris. Nous étions en slip de bain, assis à une table près du bassin où haletaient les nageurs. Entre nous se dressait une bouteille de vin, que j'avais commandée pour célébrer un anniversaire.
[ ... ] Depuis la porte à battants, un bel homme en tenue de bain qui
pouvait avoir cinquante ou soixante ans se dirigeait vers nous. [ ... ] Puis Avenarius me le présenta. Je compris qu'en face de moi se
tenait Paul. Il s'assit à notre table; Avenarius me désigna d'un geste ample:
« Vous ne connaissez pas ses romans? La vie est ailleurs ! Il faut lire ça ! Ma femme prétend que c'est excellent! »
Dans une soudaine illumination je compris qu'Avenarius n'avait jamais lu mon roman; quand il m'avait forcé, il y a quelque temps, à le lui apporter, c'était parce que son épouse insomniaque avait besoin de consommer au lit des kilos de livres. Cela me peina.
« Je suis venu me rafraîchir les idées dans l'eau », dit Paul. Il aperçut alors le vin et oublia l'eau. « Que buvez-vous? » Il prit la bouteille et lut attentivement l'étiquette. Puis, il ajouta: « Je bois depuis ce matin. »
Oui, cela se voyait, et j'en fus surpris. Jamais je n'avais imaginé Paul en ivrogne. (LI, pp. 485-489)
28 Par manque d'espace, nous nous contenterons d'évoquer ici qu'outre la désagrégation provoquée par la redéfinition du statut du narrateur, du lecteur et du personnage, le jeu avec la frontière des mondes intradiégétique et extradiégétique passe dans L'immortalité par un foisonnement de moyens. Le fait que le narrateur prête à Bettina von Arnim, un personnage ayant déjà existé, le « geste du désir d'immortalité» de Laura, un personnage fictif, afin de les expliquer l'une par l'autre, n'en est qu'un parmi d'autres. Voir pp. 245-248.
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Cet extrait de la septième partie témoigne de la désagrégation de la frontière des
mondes intradiégétique et extradiégétique de multiples façons. La première, et la plus
frappante, est sans contredit la rencontre du narrateur et de Paul, une de ses
« créations », qui achève de problématiser son statut. En effet, jamais encore le je
n'avait autant été personnage que dans cette septième partie, où plusieurs éléments
amènent à penser qu'il a incorporé la diégèse. D'abord, comme dans l'incipit, des
caractéristiques l'individualisant et donnant au lecteur l'occasion de l'imaginer, tels
les indices à propos de sa situation spatiale - la table près de la piscine au club de
gymnastique, sur laquelle est posée une bouteille de vin - et les indications
temporelles permettant la reconstitution des actions - l'arrivée de Paul, sa
présentation au narrateur, la discussion -, conjuguées à l'énonciation historique qui
constitue l'ossature du récit, font de lui un «personnage de narration ». Ensuite, la
rencontre avec Paul, dont le caractère fictif est subtilement souligné par l'endroit où
elle se produit -le club où Agnès a vu le jour dans l'esprit du narrateur - et par cette
phrase, «jamais je n'avais imaginé Paul en ivrogne» (nous soulignons), qui rappelle
qu'il a été créé, laisse croire, puisqu'il est en face d'un personnage, que le je en est lui
même devenu un.
Cette interprétation est d'ailleurs soutenue par le fait que, dans la septième
partie de L'immortalité, le je, comme si le fait d'être en présence de ses personnages
lui enlevait tout l'ascendant qu'il avait sur eux, ne parvient plus à les imaginer, mais
seulement à les observer. Cela est entre autres le cas de Paul, lors de l'épisode où le
narrateur constate avec surprise l'état d'ébriété de son personnage: « "Que buvez
vous? " [Paul] prit la bouteille et lut attentivement l'étiquette. Puis, il ajouta : "Je
bois depuis ce matin. " Oui, cela se voyait, et j'en fus surpris. Jamais je n'avais
imaginé Paul en ivrogne» (nous soulignons). L'incapacité du narrateur d'imaginer ses
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personnages est également illustrée plus loin, au chapitre 3, lorsque celui-ci se pose
des questions à propos des rapports entre Avenarius et Laura : «Je continuai
d'observer Avenarius. Savait-il que Laura était l'épouse de Paul? Il me semblait que
non. [ ... ] Mais je n'en étais nullement certain, et, en fin de compte, je n'étais certain
de rien. » (LI, p. 495, nous soulignons)29. Ces deux extraits montrent que, bien qu'il
voie ou observe ses personnages - et que de l'observation naisse habituellement la
création -, le je de la septième partie en est réduit à des suppositions à leur propos,
comme si, en entrant dans la diégèse, il avait perdu la faculté d'omniscience du
narrateur extradiégétique. L'indépendance des personnages qui en résulte - ils ne
semblent plus vivre d'autre proximité avec le je que « physique », alors qu'auparavant
ils partageaient en quelque sorte la même psyché - laisse donc croire que celui-ci est
bel et bien devenu personnage.
Le statut duje n'est cependant pas aussi facilement définissable. En effet, bien
que plusieurs éléments semblent indiquer qu'il est devenu un personnage, ce statut est
mis en doute au moment même où le saut diégétique se produit, à savoir lors de sa
rencontre avec Paul: « Avenarius me désigna d'un geste ample: "Vous ne connaissez
pas ses romans? La vie est ailleurs! Il faut lire ça! " » (nous soulignons). La
mention de La vie est ailleurs est particulièrement intéressante dans le contexte du
saut diégétique, puisqu'elle accentue ce que Genette nomme 1'« effet de bizarrerie
fantastique» tout en complexifiant le statut duje : d'un côté, par le genre de l'œuvre
citée, implicitement révélé par le professeur, elle rappelle que la scène de la rencontre
29 Il est cependant à noter que le cas d'Avenarius est particulier. En effet, avant même que les sauts diégétiques de L'immortalité ne deviennent évidents, c'est-à-dire à partir de la cinquième partie, dans laquelle une jeune femme du monde du narrateur provoque la mort d'Agnès dans le monde des personnages, le professeur entre en contact avec les deux. Il côtoie en effet le narrateur et Laura. Par ailleurs, son nom, inspiré de celui du philosophe du XIXe siècle Richard Heinrich Ludwig Avenarius, dont la pensée, selon Maria Nemcova Banerjee, repose sur l'idée « que la différence entre les objets mentaux (images) et les objets réels réside uniquement dans leurs conséquences [et qu']esprit et matière sont faits de la même substance» (Paradoxes terminaux, p. 313), tend à faire penser qu'il doit être perçu comme un véritable « brouilleur de frontière ».
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a lieu non pas seulement dans un club de gymnastique, mais surtout, ultimement, dans
un roman, et donc, par convention, que ceux qui y participent sont des êtres fictifs; de
l'autre, en permettant au lecteur d'identifier le je comme étant Milan Kundera,
romancier dont le nom apparaît sur la couverture du livre qu'il est en train de lire, elle
fournit un indice que le je, et par extension ceux qu'il côtoie, sont indubitablement
« vrais »30. La mention de La vie est ailleurs possède donc une double fonction dans la
septième partie. En plus de nier, par l'ambiguïté qu'elle porte en elle, le strict statut de
narrateur ou de personnage du je, elle ancre ce dernier à la fois dans l'univers
intradiégétique et dans l'univers extradiégétique, dans un « ailleurs» où narrateur et
personnage peuvent tous deux vivre31 : le monde du roman.
Conclusion
Cet ailleurs du roman, défini en grande partie par le jeu sur la frontière entre
mondes intradiégétique et extradiégétique - et qui conduit à son abolition dans la
septième partie -, ne saurait être possible, dans L'immortalité, sans la remise en
question des statuts traditionnels du narrateur, du lecteur et du personnage. En
poussant leur redéfinition encore plus loin qu'il ne l'avait fait dans Le livre du rire et
de l'oubli et L'insoutenable légèreté de l'être, le je crée un monde dont l'autonomie,
qui repose sur l'inclusion dans le récit, revisite les codes romanesques hérités du XIXe
siècle réaliste. Le statut du narrateur se voit ainsi le premier réinventé, alors que le je
de L'immortalité se présente dans le roman, pour la première fois dans l' œuvre de
30 L'effet de bizarrerie fantastique créé par la mention de La vie est ailleurs est encore accentué par l'insistance à rappeler que le je évolue avec ses personnages dans son roman. En effet, quatre occurrences des expressions « mon roman» ou « mes romans» suivent dans le chapitre 2, qui de plus relate la conversation du narrateur, de Paul et d'Avenarius sur la création artistique. 31 Il nous semble hautement intéressant que Kundera ait choisi précisément d'évoquer, parmi tous ses romans, La vie est ailleurs au moment où le jeu sur l'appartenance aux mondes intradiégétique et extradiégétique du narrateur auctorial est porté à son paroxysme dans L'immortalité. En effet, où vit le je à la fois personnage et narrateur si ce n'est « ailleurs» ?