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en œuvre est, depuis vingt ans, jugéeinévitable... mais toujours reportée.
Tobinlancepourla première fois sonidée de taxer les transactions de changeen 1972. L’objectif : pénaliser la spécu-lationsur le marchédes changes, facili-tée par le nouvel environnement inter-national. Un an auparavant,le présidentaméricain Richard Nixon avait décrétélafin dela convertibilité enor du dollar,mettantainsi un terme ausystèmemoné-taire international fondé sur les accordsde Bretton Woods, signés en 1944.
Désormais, les taux de change entre lesmonnaies flotteraientau grédu marché.
Le principe de la taxeTobin est sim- ple : appliqué e à chaque transactio n,même à untauxtrèsfaible,elleaugmen-terait significativement lecoût desallers-retourspermanents qui caractérisentlesfluxspéculatifsde court terme.Pour lesinvestissementsà long terme, ponctuels,la taxe serait quasiment indolore (1).
H
casernes. Mais pour les protestatairesd’aujourd’hui, qui arborent la couleur
jaune de l ’équipe n ationale de foo tball, pas questiond’exiger davantage de droits,d’avancées démocratiques et de progrèssociaux. Aux cris de «Dilma dehors!»,«Destitution tout de suite! » et «Lula en
prison !», ils réclament la tête d’une pré-sidentequi se serait renduecoupable d’un«crime de responsabilité» en enfreignantla réglementation budgétaire (1), ainsique celle de son prédécesseur, M. LuizInácio Lulada Silva, accusé d’être impli-quédans le scandale del’opération «LavaJato» (« lavage à haute pression») : ledétournement présumé de milliards dedollars de Petrobras, le géant pétrolier national, au profit d’entreprises, de partiset de personnalités politiques.
Quelques jours plus tôt, le 4 mars, aucours d’une descentemuscléequi a mobi-lisé des dizaines de policiers et qu’ontretransmisetoutesles télévisions du pays,l’ancien président était appréhendé à
l’aube à son domicile et emmené sansménagement au poste de police de l’aé-roport international de Congonhas pour y être interrogé par le juge fédéral SergioMoro, chargé du dossier. Commanditairede cette opération à grand spectacle, lemagistrat soupçonne l’ancien président
– s ur la base d’un e délat ion – d’avoi r bénéficiédes bonnes grâcesd’Odebrecht,l’une des entreprises incriminées. Peuaprèscette gardeà vue, le6 mars,paruneinitiative parallèle, le parquet de SãoPaulo r éclamait publiquement la« détention provisoire» de « Lula», l’ac-cusant de « blanchiment» et d’«occulta-tion de patrimoine».
(Lire la suite pages 4 et 5.)
(Lire la suite page 9.)
I NITIALEMENT formulée par l’écono-miste américain James Tobin (1918-2002), l’idée de taxer la finance s’estfrayé un chemin jusqu’aux cénacleseuropéens après la crise de 2008. Enfévrier2013,onzepays dela zone euro
– France, Allema gne, Belgi que,Autriche, Slovénie, Portugal, Grèce,Slovaquie, Italie, Espagne et Estonie – s’engageaient à mettre en place unetaxe sur les transactions financières.Version édulcorée du projet de Tobin,leur proposition n’en conservait pasmoins sa capacité à irriter le monde de
la finance. Lequel a trouvé des alliésde poids dans sa détermination à lafaire dérailler: plusieurs gouverne-ments du continent, désormais moinssoucieux d’encadrer la finance qued’en assurer la compétitivité.
Trois ans après le début des négo-ciations, l’instauration de la taxeTobinest «menacée d’enlisement », si l’onen croit le quotidien Les Echos(8 mars 2016). L’histoire semble serépéter pour cette mesure dont la mise
5,40 € - Mensuel - 28 pages N° 746 - 63e année. Mai 2016
L E S É TAT S - U N I S S O N T F AT I G U É S D U M O N D E – pages 6 et 7
OÙ VA DONCLA COLÈRE ?PAR GEORGESDIDI-HUBERMAN
Pages 14 et 15.
pourfendantde telstraités.Ce quia obligéMme HillaryClinton
à renier le soutien qu’elle apportait au PTP lorsqu’elle était
secrétaired’Etat de M. Obama.M. François Hollande s’apprê-
terait lui aussi à changer d’avis sur le GMT. Il y a deux ans, il
voulait «aller vite» . Là,ce neserait plus tout à fait aussiurgent...
Les ouvriers dont le salaire a été laminé par le chantage au
chômage et aux délocalisations ne sont plus isolés quand ils
rejettent le libre-échange. Les écologistes, les agriculteurs,
les consommateurs lesont rejoints.Et lesemployésdu secteur
public, jusqu’aux pompiers, se mobilisentà leurtour. Au point
qu’un dirigeant patronal américain n’en revient pas : «Aucun
d’eux n’est concurrencé par des importations, mais leur
syndicat se montre solidaire desautres (3).» Celui desemployés
du secteur public a comprisqu’il ne parviendraitpas à défendre
longtemps leseffectifset lestraitementsde sesdeux millions
de membres si ceux des autres salariés continuent de
s’écrouler. Et les pompiers savent que le remplacement des
entreprises qui paient l’impôt par des friches industrielles vaamputer les budgets municipaux, ce qui menacera nombre
de leurs casernes. En somme, sur ce sujet, la convergence
des luttes existe. Et a déjà remporté ses premiers succès.
(1) Lire le dossier «Les puissants redessinent le monde», Le Monde diplo-matique, juin 2014.
(2) Lire Amélie Canonne et Johan Tyszler, «Ces Européens qui défient lelibre-échange», Le Monde diplomatique, octobre 2015.
(3) Noam Scheiber, «Labor’s might seen in failure of trade deal as unionsallied to thwart it», The New YorkTimes, 14 juin 2015.
H S O M M A I R E C O M P L E T E N P A G E 2 8
A lire une partie de la presse,
le processus de destitution dela présidente Dilma Rousseff,enclenché le 17 avril par unvote du Parlement, témoignerait de la vigueur de la jeune démo-cratie brésilienne. C’est tout lecontraire. En renonçant àréformer le système politiquedu pays, la gauche a armé le piège qui se referm e aujour -d’hui sur elle.
MOUVEMENT ANTICORRUPTION OU COUP D’ETAT DÉGUISÉ ?
Printemps trompeur au Brésil
PAR LAURENT DELCOURT *
(1)LireIbrahimWarde,«Le projetde taxeTobin, bête noire des spéculateurs, cible des censeurs», Le Monde diplomatique, février 1997.
L U C I A N A C A R A V E L L O
A R T E C O N T E M P O R A N E A ,
R I O D E J A N E I R O
Le refus du libre-échangeP AR SERGE H AL IM IEN FRANCE, lesmanisfestantsréunispar le mouvementNuitdebout espèrent qu’une «convergence des luttes»permettra d’élargir leur audience à desparticipantsmoinsjeunes,
moins diplômés, et de s’insérer dans une dynamique interna-
tionale.Un desthèmesd’actionqu’ilsont choisis pourraitfavoriser
ce double objectif : le refus des traités de libre-échange (1).
Les méandres des accords commerciaux découragent
souvent les mobilisations, tant il est difficile de comprendre
quelleétape surveiller de près,quelle dispositiond’apparence
technique dissimule une bombe sociale. Pourtant, malgré le
matraquage desmilieux dirigeants, dupatronat etdes médias
en leurfaveur,l’hostilitéà ces traités s’étend. Les mobilisations
contrele grandmarché transatlantique (GMT, Tafta en anglais)
sont puissantes en Allemagne et en Belgique (2). Aux Etats-
Unis, tous les principaux candidats à la présidence ont
dorénavant pris position contre le partenariat transpacifique
(PTP, TPP en anglais). Or, depuis la fin de la seconde guerre
mondiale, l’empire américain jouait un rôle moteur dans la
libéralisationdes échanges.Sur ce sujet,la concordancedes
vuesfut presqueabsolueentreles locataires successifs de la
Maison Blanche, démocrates ou républicains, de John
Kennedyà Ronald Reagan,de M. George W.Bushau président
Barack Obama. Tout à coup, la locomotive libérale cale.
En prétendant que «les entreprises qui ne recherchent que
les bas salaires ont déjà quitté le pays», M. Obama n’a pas
rassuré. Car les délocalisations continuent, et les accords
commerciaux précédents avaienteux aussi vocationà apporter
emploisà foison et bonssalaires... Il n’est doncpas étonnant
que des hommes aussi différents que MM. Donald Trump et
Bernie Sanders aient réalisé une percée électorale en
AU MOINS 500000 manifestants àSão Paulo, presque autant à Rio deJaneiro,100 000 à Brasília.Au total, prèsde trois millions de personnes auraientinvesti les rues d’une centaine de villes
brési lienn es le 13 mars, form ant unemarée humaine présentée comme la plusvaste mobilisation depuis le mouvementDireitasJá ! (« Desélections directestoutde suite!»), qui avait défié la dictaturedansla premièremoitié desannées 1980.
Cette vague citoyenne avait contribuéà renvoyer les militaires dans leurs
Il est certaines réformes dont l’éternel report ne suscite pas de hauts cris. Ainsi de la taxe Tobin sur les transactions
financières, qui attend sa mise en œuvre depuis… dix-neuf ans. Ausein de l’Union européenne, la France, soucieuse de
favoriser ses grandes banque s, s’est longtemps opposée àce projet de prélèvement sur les mouvements spéculatifs.
PAR FRÉDÉRIC LEMAIRE *
DÉSARMER LES MARCHÉS, SAISON 19
En attendantla taxe Tobin
ANTONIO LEE. – « Specular» (Spéculaire), 2012
Afrique CFA: 2 400 F CFA, Algérie: 250 DA, Allemagne: 5,50 €, Antilles-Guyane: 5,50 €, Autriche: 5,50 €, Belgique: 5,40 €, Canada: 7,50 $C,Espagne: 5,50 €, Etats-Unis: 7,50 $US, Grande-Bretagne: 4,50 £, Grèce: 5,50 €, Hongrie: 1835 HUF, Irlande: 5,50 €, Italie: 5,50 €, Luxem-
bourg: 5,40 €, Maroc : 35 DH, Pays-Bas : 5,50 €, Portugal (cont.): 5,50 €, Réunion: 5,50 €, Suisse: 7,80 CHF, TOM: 780 CFP, Tunisie : 5,90 DT.
* Membre de l’Association pour la taxation destransactions financières et pour l’action citoyenne(Attac) et du Centre d’économie de l’universitéParis-Nord (CEPN). * Chercheur au Centre tricontinental (Cetri),
Louvain-la-Neuve (Belgique).
(1)Le gouvernementde Mme Rousseffaurait utilisé
lemécanismedu «pédalagefiscal», à savoirle recours passager à l’emprunt auprès d’entreprises publiques pour financer certaines dépenses, ce qui permet dedifférer leurenregistrementdans lescomptespublics.Denombreuxjuristes estimenttoutefois quel’opérationne justifie pas la procédure de destitution.
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MAI 2016 – LE MONDE diplomatique 2
Japonaises M. Marc Girard nous reproche le
choix des exemples dans l’article«Les Japonaises indésirables au
travail» (avril):Le modèle de réussite féminine mis en
exergue par l’article (« femme active et biendans sa peau») n’est autre que celui d’unesalariée qui vient d’obtenir une promotiondans un «grand groupe hôtelier américain»,moyennant une augmentation «considéra-ble» de ses horaires de travail dont elle sedit «contente», et qui se réjouit que sonentreprise lui fasse « confiance». [L’articlesemble ainsi privilégier] la soumission à unmégagroupe américain anonyme, via unedévotion sans faille des individus à cettescrofule du capitalisme contemporain queconstitue le tourisme international.
Argentine L’article de Carlos Gabetta « En
Argent ine, les régime s pass ent, lacorruption reste» (avril) nous avalu plusieurs courriers. M. Michel
Delarche, de Paris et Buenos Aires,conteste certains faits:
L’hypothèse qui demeure la plus proba- ble sur la base des données factuelles dis- ponibles est celle d’un suicide du procureur [Alberto] Nisman. Il n’est pas mort d’une
balle dans la nuque, mais d’une balle d ansla tempe tirée deux centimètres au-dessusde l’oreille. Cette donnée factuelle de l’au-topsie n’est contestée par personne.
Le chancelier Héctor Timerman n’a pascomploté pour innocenter l’Iran, mais aessayé d’obtenir, à travers de discrètesnégociations d’Etat à Etat (que l’on peut
juger politiquement maladroites, mais enrien criminelles), que les Iraniens acceptentde faire passer en jugement leurs ressortis-sants mis en cause, et cela dans une totale
transparence vis-à-vis de [la mutuellejuive]AMIA, cible de l’attentat, dont les diri-geants avaient été mis au courant de ladémarche du gouvernement argentin et n’yavaient initialement rien trouvé à redire.
Certains représentants de la communauté juive argentine proches de la droite répu- blicaine américaine ont ensuite emboîté le pas aux dénonciations du journaliste PepeEliaschev (décédé depuis).
La prétendue négociation de pétrole ira-nien contre du blé argentin est une fable
pure et simple qui se heurte à une impossi- bilité technique de base : le pétrole iraniencontient trop de soufre pour être exploitédans les raneries argentines.
Relever les multiplesturpitudes aairisteset les dérives clientélistes du gouvernementkirchnériste est une chose; lui prêter descrimes et complots imaginaires en est uneautre.
M. Ro berto Miguelez , d’Otta wa,estime que la dénonciation de lacorruption en Argentine dissimule unobjectif politique inavoué:
Le concept à fonction idéologique de
«corruption» occupeaujourd’huiune placecentrale dans le discours politique de ladroite latino-américaine. Non pas que leconcept manque de référent: il y a bel et
bien de la corruption parmi les ociersd’Etat; maisla dénonciationde leurcorrup-tion ne vise pas à rétablir une quelconquemoralité publique: il y a d’autres formes decorruption, ailleurs que dans la sphère éta-tique et bien plus graves, qui sont soigneu-sement occultées.Ellevise à délégitimer desgouvernements qui, commecelui de CristinaFernández de Kirchner en Argentine, ontosé une redistribution de la richesse natio-nale un peu plus favorable aux travailleurs,une politique de droits des minorités tantcitoyennes (les immigrants, en particulier)que sexuelles, une plus grande autonomie
par rapportaux centresdu pouvoirmondial,
et enfin un appui exceptionnel à l’éducation,à la culture et à la recherche scientifique.
Le péché capital du gouvernement popu-laire a cependant été d’essayer de limiter laconcentration des médias, devenus maîtres
dans la manipulation de l’opinion publique,grâceà uneloi largementdiscutéeet approu-vée par le Congrès et par la Cour suprême.Unecampagne d’uneviolence inouïe, dénon-çant un nombre extravagant de cas de cor-ruption supposée – cinquante pour la seuleex-présidente?!–, menée surtoutpar lepuis-sant groupe Clarín, s’est alors déchaînée.
République parlementaire
En réaction à notre dossier du moisde mars, M. Bernard Marrey prolongela réflexion de Frédéric Lordon « Pour la république sociale»:
Il n’est pasfacilede faire desrévolutions,et nos aïeux ont partiellement loupé leur cible. «Liberté, égalité, fraternité»: c’étaitun beau programme, sauf que l’égalité aété vite laissée de côté. Il paraît même qu’àEtampes, on avait inscrit «Liberté, pro-
priété, fraternité». La volonté de récupérer les richesses accaparées par la noblesse etl’Eglise était alors si forte que nos aïeuxont laissé les plus puissants mettre la mainsur les biens nationaux.Un demi-siècle plustard, en 1848, les descendants des spoliésont tenté de revenir sur cette absence d’éga-lité, mais on leur a cruellement fait com-
prendre qu’il était préférable de ne pasaborder certains sujets.
On en est là, avec une révolution toujoursavortée. De Gaulle était un général pour quiles discussions, les confrontations n’étaientque de la parlotte. Sa détestation des partis
politiques – quoi qu’on en pense – n’était pas celle d’un vrai républicain. La confron-tation est l’essence de la vie politique (...).
MORTAUX PAUVRES! Dans la très conservatrice NationalReview, KevinWilliamson déplorele succès de M. Donald Trump auprèsdes Blancs pauvres et livre sa visiondes populations déshéritées des Etats-Unis (28 mars 2016).
[Le responsable,] ce n’est pas Pékin, niWashington – quels que soient leurs torts.Ce ne sont pas non plus les immigrésmexicains, même si le niveaud’immigration est excessif et
problématique. Ce n’est rien de tout cela.Rien ne leur est arrivé; ils n’ont essuyéaucun désastre horrible, ni la guerre, ni la
famine, ni la peste, ni une occupationétrangère. Même les transformationséconomiques des dernières décenniesn’apportent qu’une très faible explicationaux dysfonctionnements, à la négligenceet à l’incompréhensible méchanceté del’Amérique blanche pauvre. (...) La véritéest que ces communautés détraquées etdéclinantes méritent de mourir.Economiquement, ce sont des actifsnégatifs. Moralement, elles sontindéfendables.
RENCONTRE La rencontre à Alger de M. ManuelVallsavec un Abdelaziz Bouteflika très diminuéa été mal vécue par la presse algérienne,comme le relate le directeur éditorial du Hungton Post Algérie (12 avril).
« Voir tout cela avec détachement. Sedire qu’on parle d’un autre pays... » C’estla méthode, froide, suggérée par un amidevant les commentaires cruels de certainsmédias français au sujet de l’état de santédu président Abdelaziz Bouteflika.Les images de sa rencontre avec le
premier ministre français, Manuels Valls,ont été l’occasion pour des médias
français d’avoir leur «vengeance» aprèsle refus de visa infligé au journal Le Monde pour sa «une» erronée associantdirectement le président algérien aux«Panama papers». Le problème est qu’ilest dicile de voir tout cela avecdétachement, de se dire que l’on parled’un autre pays que l’Algérie. C’est notre
pays, et ces commentaires jubilatoires,cruels, indécents parfois, nous heurtentet nous mettent dans un état de
perturbation extrême. (...) La compassion
pour un homme amoindri se double aussid’une colère à l’égard de ceux quidétiennent les leviers du régime et qui luiinfligent «cela», et qui nous l’infligent,à nous aussi. L’Algérie est – on le ressent,au-delà de la colère et de la sidération,au-delà du dégoût que nous inspirentcertains cocoricos vengeurs facilesde certains médias français – dans uneépouvantable situation de fin de régime.
PACTE Depuis le coup d’Etat militaire enThaïlande en mai 2014, le régime s’enfonce dans une logique autoritaire,
analyseAsialyst, qui interroge deux spécialistes, dont l’universitaire PavinChachavalpongpun. Risquant d’êtreaccusé de «lèse-majesté», celui-ci est contraint à l’exil (6 avril 2016).
Les élites vont conclure une sortede pacte avec [le futur roi] et lesmilitaires: leur silence en échangede la promesse de conserver leurs
privilèges. (...) Les militaires veulentcontrôler la vie politique, sur le long
terme aussi. (...) Il leur faut donc endiguer le processus démocratique.
DÉCLINThe Nation relate longuement, exemplesà l’appui, la chute sociale des journalistes d’âge mûr, licenciés parcequ’ils coûtent trop cher et que leur typed’enquête ne correspond plus à ce querecherchent les propriétaires de médias(21 mars 2016).
HilaryAbramson a écrit le premier grand portrait de Rush Limbaugh, quand il n’étaitqu’un présentateur de radio locale. (...) A70 ans, Abramson est désormais pigiste.
Un magazine lui a demandé une enquête.Lorsque le contrat lui est parvenu, après plusieurs mois de travail, il précisait qu’elle«assumerait tous les risques» [liés à sesrévélations]. Le rédacteur en chef lui aexpliqué qu’il s’agissait d’une nouvelle
politique de la publication, imaginée par ses avocats. « J’enquêtais sur un sujet trèscontroversé, qui pouvait susciter la colèred’une organisation aux poches très profondes. J’ai dû abandonner. J’avaistravaillé pour rien. »
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Il faut donc rendre son pouvoir à l’As-semblée nationale, trouver un autre moyendedésignerles élus dela deuxièmechambre(au surage direct) et, comme toutes lesrépubliquesdignes dece nom,avoirà latête
de l’exécutif le chef du parti majoritaire.
Jean Zay et Munich M. Alexandre Coupère regrette que
l’article «Debout contre Vichy»(mars), consacré à plusieurs ouvragesrécemment parus sur Jean Zay, ignorecertains éléments:
La politique de non-intervention enEspagne aurait été réprouvée par Jean Zay,mais lorsque l’écrivain communiste AndréWurmser lui avait demandé pourquoi il nedémissionnait pas du gouvernement, ilaurait répondu qu’il ne démissionnerait
pas parce que son successeur serait pireque lui.
Les accords de Munich ont été ratifiés par Jean Zay. Voilà deux actes précis quine sont pas à son honneur.
Uranium au Niger M. Léo Chabota trouvéintéressante
l’enquête de Nicolas de La Casinière«Le soleil ne se couche jamais sur l’empire Vinci» (mars), mais il conteste la présentation de la mined’Arlit, où il a travaillé et qui ne serait plus l’eldorado d’hier.
La réalité est tout autre: une ville extrê-mement pauvre, une démographie expo-nentielle (la plupart des gens sont venuss’installer à Arlit en raison de son activitééconomique, mais ne sont pas en lien directavec l’exploitation des mines d’uranium),une population très jeune, de nombreuxenfants dans les rues, des migrants qui tran-sitent par la ville par le biais de convoisorganisés par des passeurs...
En ce qui concerne l’exploitation desgisements d’uranium, l’énorme majoritédes employés sont nigériens (cadres etouvriers), et quelques expatriés sont aux
postes-clés pour assurer les compétences
et la technicité nécessaires aux opérations.Les gisements d’uranium d’Arlit sont clai-rement en fin de vie; il resterait très peud’années d’exploitation. Les logementsd’expatriés sont assez sommaires. J’étaismoi-même en conteneur aménagé (trèsrudimentaire). Il existe bien des maisons
pour les cadres expatriés et nigériens, maisrien de flambant non plus... (Ces construc-tions doivent dater des années 1970.)
En clair,Arlit est depuis bien longtempsune ville en déclin, loin de l’«oasis artifi-cielle» décrite. Je suis toujours en contactavec des collègues nigériens, et la situationne s’est malheureusement pas arrangéeavec les actions d’Al-Qaida au Maghrebislamique (AQMI) dans la région...
Schengen Petit-fils d’immigrés, M. Philippe
Delbœuf réfute la comparaison de la
situat ion actuell e avec celle desréfugiés républicains espagnols faitedans l’article «Haro sur Schengen»(janvier), et se demande comment assimiler les migrants fuyant desrégimes dictatoriaux :
Comparer un migrant espagnol de 1939avec un migrant somalien ou afghan de2015, c’est faire un anachronisme patent,qui, et c’est dommage, fissure votre analysesur l’accueil des migrants.
La solution n’est surtout pas de laisser se reconstituer les conditions (le terreau)qui ont poussé cette humanité à fuir ce qued’autres, déjà, tentent de reconstituer enFrance et en Europe. Il faut les aider à tour-ner la page, c’est le devoir de tout républi-cain et démocrate. Préparer l’accueil, c’estaussi imposer certaines règles, préserver certaines coutumes et surtout être intransi-geant avec tout comportement qui porteatteinte aux valeurs de la République et à
notre envie de bien vivre ensemble.Oui, l’immigration doit être une chance
pour la France et l’Europe, mais la Franceet l’Europe doivent aussi être une chance
pour les immigrés de ne pas de retrouver ou reproduire les causes ou les raisons pour lesquelles ils abandonnent leur pays.
jj
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3 LE MONDE diplomatique – MAI 2016
« LA TRACE D’UN RÊVE N’EST PAS MOINS RÉELLE QUE CELLE D’UN PAS »
Contester sans modération
mentmême une vertupédagogiqueincon-testable: si l’ordre économique s’obstineà refuserun aménagement aussi modique,c’est qu’il estirréformable – etdonc à révo-lutionner.Mais pourprovoquercet effet derévélation, ilfallait jouer lejeu etse placer sur le terrain de l’adversaire, celui de la«raison économique». L’idéed’un ordreàcontester avec modération s’imposait enFrance avec d’autant plus d’évidence quel’initiative politique avait changéde camp.
Depuis le tournantlibéraldu gouvernementde PierreMauroy, en mars 1983, non seu-lement la gauche a cessé d’avancerdes pro-
positions susceptibles de «changerla vie»,maisles dirigeants politiques de toutes obé-diences font pleuvoir sur le salariat unegrêle de restructurations industrielles, decontre-réformessociales, de mesures d’aus-térité budgétaire. En l’espace de quelquesannées, le rapport à l’avenir bascule.
La révolte des sidérurgistes de Longwycontre les fermetures d’usines en 1978-1979 traçait, par son inventivité, l’épured’une contre-société (1). Celle tout aussimassive des ouvriers du fer en 1984 necaresse plus le rêve de transformationsociale. L’heure des combats défensifs asonné,au débutdes années1980en Francecommeen Allemagneaprèsla mise aupasde l’oppositionextraparlementaire,en 1985
au Royaume-Uni après l’échecde la grandegrèvedes mineurs.Il s’agitdès lors deren-dre lavie unpeu moinsdure,de seretran-cher pour atténuer le rythme et l’impactdes déréglementations, des privatisations,desaccords commerciaux,de lacorrosiondu droitdu travail. Indispensablepréalable,la sauvegardedes conquêtes sociales dictesonurgence ets’imposepeu à peucommel’horizon indépassable des luttes.
PAR PIERRE R IMBERT
En France, l’opposition à la réforme du code du travail et
l’occupation des places par le mouvement Nuit debout ont
convergé dans le refus d’une vision étriquée de la politique :
évanouissement des espérances collectives dans le trou noirélectoral, aménagement à la marge de l’ordre social.
Assiste-t-on à la fin d’un cycle marqué par des revendica-
tions toujours plus limitées et jamais satisfaites ?
DEMANDER peu et attendrebeaucoup:dix-huitans après lacréation de l’associa-tion Actionpourune taxeTobin d’aideauxcitoyens(Attac),en juin1998, le prélève-mentde 0,01 % à 0,1% surlestransactionsfinancièresinspiré parl’économiste JamesTobin pour «jeter du sable dans lesrouages» des marchés tarde à voir le jour (lire l’article pages 1, 4 et 5). La formeédulcorée que négocient sans enthou-siasme les cénacles européens rapporterait
unefraction du montant(plus de 100 mil-liards d’euros) initialement escompté.
Mais, au fait, pourquoi avoir placé la barre si bas? Pourquoi avoir tant bataillé pour l’introductiond’une si légèrefrictiondansla mécaniquespéculative? Le confortdu regard rétrospectif et lesenseignementsde la grande crise de 2008 suggèrent quel’interdiction pure et simple de certainsmouvements de capitaux parasitaires se
justifiait tout autant.
Cette prudence revendicative reflètel’état d’esprit d’une époque où le créditd’une organisation militante auprès d’un
public urbain et cultivé se mesurait à samodération. Avec l’effondrement del’Unionsoviétique,la fin dela guerre froideet la proclamationpar lesnéoconservateursaméricains de la « fin de l’histoire», toute
opposition frontale au capitalismede mar-ché se trouvait frappée d’illégitimité, nonseulementaux yeuxde la classe dirigeante,mais aussi auprès des classes moyennesdésormais placées au centre du jeu poli-tique. Pourconvaincre, pensait-on,il fallaitse montrer «raisonnable».
Certes, la fameuse taxe infradécimale – 0,1 % – présente dans son inaboutisse-
classiques. Que la gauche n’évolue plusqu’en formation défensive fait figured’exception historique. Depuis la fin duXVIIIe siècle, les partis politiques, puisles syndicats, ont toujours tâché d’arti-culer objectifs stratégiques de long termeet batailles tactiques immédiates.En Rus-sie, les bolcheviks assignent le premier rôle au parti et confinent les organisa-tions de travailleurs au second. EnFrance, les anarcho-syndicalistes intè-grent «cette double besogne,quotidienne
et d’avenir». D’un côté, explique en1906 la charte d’Amiens de la CGT, lesyndicalisme poursuit « l’œuvre revendi-catricequotidienne (...) par la réalisationd’améliorations immédiates ». De l’autre,« il prépare l’émancipation intégrale, quine peut se réaliser que par l’expropria-tion capitaliste».
Commel’observait l’historien GeorgesDuby, «la traced’un rêve n’est pasmoinsréelle que celle d’un pas». En politique,le rêve sans le pas se dissipe dans le ciel
brumeux desidées, maisle pas sansle rêve piétine.Le pas et le rêvedessinent un che-min: un projet politique.
A cet égard, les idées mises au clou par la gaucheet réactivées parles mouvementsde ces dernières années prolongent unetradition universelle de révoltes égalita-
ristes. En avril, un panneau destiné à col-lecter les propositions des participants àla Nuit debout, place de la République àParis, proclamait: «Changement deConstitution », «Système socialisé de cré-dit», «Révocabilité desélus» , « Salaire àvie». Mais aussi: «Cultivons l’impossi-ble», « La nuit debout deviendra la viedebout» et «Quia dufera dupain» – auxaccents blanquistes.
lerespect desminoritéset desdifférences,mais la fraternité qui élève au rang d’égalquiconque adhèreau projetpolitiquecom-mun. Point d’«écoresponsabilité», maisdes rapports de coopérationavec la nature.Pas un néocolonialisme économiquehabilléen aidehumanitaire, mais l’éman-cipation des peuples. En somme: «Nousvoulons tout»,ambition quidébordesi lar-gementle champde vision politique habi-tuel que beaucoup l’interprètent commel’absence de toute revendication.
Si placer la barre au ciel plutôt qu’ausol n’accroît pas d’un pouce les chancesde réussite, ce déplacement présente undouble intérêt. Confinée pour le momentsurles bas-côtés de la contestationet hos-tile par principe à l’organisation poli-tique, la résurgence radicale influenceles partis par capillarité, à l’instar du filqui relie le mouvement Occupy Oakland
– le plu s ouvr ier du genr e a ux Etat s-Unis – aux militants qui soutiennent lecandidat démocrate Bernie Sanders dansle cadre très institutionnel de la cam-
pagne présid entiel le. Mais surto ut, ceregain renforce les batailles défensivesquand ceux qui les mènent dans desconditions difficiles peuvent à nouveaus’appuyer sur une visée de longue portéeet, à défaut de projet tout ficelé, sur des
principes de transfo rmation q ui illumi-
nentl’avenir. Carvouloir tout, quand bienmême on n’obtiendrait rien dans l’im-médiat, c’est s’obliger à définir ce quel’on désire vraiment plutôt que ressasser ce que l’on ne supporte plus.
On aurait tort de voir dans cette bas-cule un glissement de l’action revendi-cative vers un idéalisme incantatoire: ellerétablit en réalité la lutte sur ses bases
Définir ce que l’on désire vraiment
Espoirs de convergence
grands projets inutiles (en particulier depuis 2012). De l’autre, des institutionscontestataires fragilisées: forcessyndicalesdos au mur, mouvement social tourné – ou détourné– vers l’expertise,partisde lagauche radicaleenlisés dansles sables d’un
jeu institutionneldiscrédité. Le souffle, lesespoirs, l’imagination et la colère des unsne résonnentpas dansles slogans,les livreset les programmes des autres.
Tout se passe comme si trente années
de batailles défensives avaient privé lesstructures politiques de leur capacité à prop oser, fût-ce dans l’adv ersit é, unevisée de long terme désirable et enthou-siasmante – ces «jours heureux»qu’avaientimaginés les résistants françaisau début de l’année 1943. Dans uncontexte infinimentmoins sombre, nom-
bre d’organisations et de militantsse sontrésignésà ne plusconvoiter l’impossible,mais à solliciter l’acceptable; à ne plusaller de l’avant, mais à souhaiter l’arrêtdes reculs. A mesure que la gauche éri-geait sa modestie en stratégie, le plafondde ses espoirs s’abaissait jusqu’au seuilde la déprime. Ralentir le rythme desrégressions: tâche nécessaire, mais pers-
pective d’auta nt moins encour ageant equ’elle fait ressembler l’«autre monde
possible » au premier, en u n peu moinsdégradé. Symbole d’une époque, la pré-
carité a déteint sur le combat idéologique – «précaire», du latin precarius:«obtenu par la prière»...
Assiste-t-onà l’achèvement de ce cycle?Lagermination de mouvementsobservéesur plusieurs continents depuis le débutdesannées 2010a fait émerger uncourant,minoritaire maisinfluent, las de ne deman-der que des miettes et de ne récolter quedu vent.A la différence desétudiantsd’ori-gine bourgeoise de Mai 68, ces contesta-taires ont connuou connaissent la précaritédèsleurs études.Et, contrairementaux pro-cessionnaires des années 1980, ils neredoutent guère l’assimilation du radica-lisme aux régimes du bloc de l’Est ou au«goulag»: tous ceux qui, parmi eux, ontmoinsde27 ans sont nés après lachute dumur de Berlin. Cette histoire n’est pas laleur. Souventissus desfrangesdéclasséesdes couchesmoyennes produites en masse
parla crise, ils et ellesfont retentirau cœur desassembléesgénérales,des sitesInternetdissidents, des «zones à défendre», desmouvements d’occupation de places, et
jusqu’aux marges des organisations poli-tiques et syndicales, une musique long-temps mise en sourdine.
Ils disent: «Lemonde ourien»; «Nousne voulonspas lespauvres soulagés,nousvoulons la misèr e abolie»,commel’écrivitVictor Hugo; pas seulement des emploiset des salaires, maiscontrôler l’économie,décider collectivementce que l’onproduit,comment on le produit, ce qu’on entend
par «richesse». Non pas la paritéfemmes-hommes,maisl’égalitéabsolue.Non plus
E N 1995,à la veille de l’élection prési-dentielle, même les partis qui s’étaientréclamés du communisme se résignent àne plus mettre en avant que des revendi-cationscomme l’interdictiondes licencie-ments, l’augmentationdu salaireminimumet la baisse du temps de travail dans un
cadre salarial inchangé. Emmené par laConfédération générale du travail (CGT)et Solidaires,le mouvement victorieux denovembre-décembre 1995 contre laréforme de la Sécurité sociale conduite par M. Alain Juppé souleva un temps l’hypo-thèse d’unpassage de relais d’une gauche
politique exsangue à une gauchesyndicalerevigorée.La suitefut plutôt marquéepar l’essor de l’altermondialisme.
L’approche internationalede ce mouve-ment,son calendrierde rassemblements etses nouvellesmanièresde militerreposaientsurun principedistinctà lafoisdes affron-tements idéologiques post-soixante-hui-tards et des indignations morales façonRestos du cœur: la contre-expertise,appuyée sur des analyses savantes bienfaites pour convaincre des sympathisants
plus familiers des amphithéâtres que deschaînes de montage.Avec ses économisteset sessociologues,son sigle enpourcentageet ses déchiffrages, ses antimanuels et sesuniversitésd’été,Attacse donnait pourmis-sionde populariser unecritiqueexpertedel’ordre économique. A chaque décisiongouvernementale affaiblissant les services
publics, à tout accord d e libre-éch angeconcoctéen douce parles institutionsfinan-cières internationales répondaient d’im-
peccablesargumentaires, desdizaines d’ou-vrages, des centaines d’articles.
Qu’il s’agissed’inégalités,de politiqueinternationale, de racisme, de dominationmasculine, d’écologie, chaque secteur
protestataire exhibe depuis cette époqueses penseurs, ses universitaires, ses
chercheurs, dans l’espoir de crédibiliser ses choix politiques par l’onction de lalégitimation savante. Cettecritique,conju-guée à la dégradation des conditions devie, a permis de mobiliserdes populations
politiquement inorganisées, mais qui sedécouvraient vulnérables à une mondia-
lisation dont la violence se concentrait jusque-là sur le monde ouvrier.
Le mouvement, auquel Le Mondediplomatique fut étroitementassocié, auraconvaincu de son sérieux, remporté desvictoires dansle mondeintellectuel, dansles livres, dans la presse, et même percél’écran des journaux télévisés. Il aura
passé un temps infin i à répéter des évi-dences tandis que ses adversaires, sansscrupules et sans relâche, mettaient enœuvre leurs «réformes». Comme l’avaitsuggéré la vague contre-culturelle desannées 1970,un ordrepolitiquede droites’accommode fort bien de best-sellers degauche. Opposer sa bonne volontésavante à la mauvaise foi politique del’adversaire aura sans doute rendu la cri-tique plusaudible.Mais pasplus efficace,comme en fera l’amère expérience, en2015, le ministre des f inances grec YanisVaroufakis, dont les raisonnements aca-démiquement homologués ne pesèrent
pas bien lourd face à l’ach arne mentconservateur de l’Eurogroupe (2).
Sur la fresque idéologique qui couvrelapériode1995-2015coexistent deuxélé-ments contradictoires.D’un côté, unerepo-litisationfrémissante,puis bouillonnante,qui se traduit par une succession de lutteset de mouvements sociaux massifs: 1995(Sécurité sociale), 1996 (sans-papiers),1997-1998(chômeurs), 2000-2003(som-met de la vague altermondialiste), 2003(retraites), 2005 (banlieues), 2006 (étu-diants précaires), 2010 (retraites à nou-veau), 2016 (droit du travail), rejet des
Poids de quartz et balance en cuivre, Mohenjo-Daro (Pakistan), 2300-1500 av. J.-C.
B R I D G E M A N
I M A G E S
AU-DELÀ des socialismes européens,utopique, marxiste ou anarchiste,un poin-tilléthématiquerelie les radicaux contem-
porains à la cohorte des silhouettes insur-gées qui hantent l’histoire des luttes declasses, de l’Antiquité grecque aux pre-miers chrétiens, des qarmates d’Arabie(Xe-XIe siècle) aux confins de l’Orient.Quand le paysan chinois Wang Xiaobo
prend en 993 la tête d’une révolteà Qing-cheng (Sichuan), il déclare qu’il est «lasde l’inégalité qui existe entre les richeset les pauvres» et qu’il veut «la niveler au profit du peuple». Les rebelles appli-queront sur-le-champ ces principes.Presque un millénaire plustard,la révoltedesTaiping,entre1851 et 1864,conduiraà la formation temporaire d’un Etat chi-nois dissident fondé sur des bases ana-logues (3). Tout comme en Occident, cesinsurrections faisaient converger desintellectuels utopistes opposant de nou-velles idées à l’ordreétabliet despauvresrévoltés décidés à imposer l’égalité àcoups de fourche.
La tâche, de nos jours, s’annonceassurément moins rude. Un siècle etdemi de luttes et de critiques sociales aclarifié les enjeux et imposé au cœur desinstitutions des points d’appui solides.La convergence tant désirée entre classesmoyennes cultivées, monde ouvrier éta-
bli et précaires des quartiers relégués nes’opérera pas autour des partis sociaux-démocrates expirants, mais autour deformations qui se doteront d’un projet
politique capable de fai re briller à n ou-veau le «soleil de l’avenir». La modé-ration a perdu ses vertus stratégiques.Etre raisonnable, rationnel, c’est êtreradical.
(1) Lire Pierre Rimbert et Rafaël Trapet, «LaCommune de Longwy», Le Monde diplomatique,octobre 1997.
(2)LireYanisVaroufakis, «“Leurseul objectif étaitdenous humilier”», LeMondediplomatique, août 2015.
(3) Cf. « Les traditions égalitaires et utopiques enOrient», dans Jacques Droz (sous la dir. de), Histoire
généraledu socialisme,tome1, Pressesuniversitairesde France, Paris, 1972.
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4MAI 2016 – LE MONDE diplomatique
W W W . J E
A N M A R C D E L T O M B E . C O M
L’aiguillon de la crise de 2008
DÉSARMER LES MARCHÉS,
En attendantLes crises monétaires européennes
de 1992et 1993,ainsique l’effondrementdu pesomexicainen 1994, donnentraisonà Tobin: les forces du marché, loin de lerenforcer, contribuentà déstabiliserle sys-
tème monétaire. Des économies entièresse trouvent menacées par la spéculationmassivesur le marché des changes.La taxeTobin apparaît alors sur les radars poli-tiques.En mars 1995, leprésidentfrançaisFrançois Mitterrand en suggèrel’idée lorsdu sommet social de Copenhague, sansfaire preuve d’un optimisme démesuré:«Cela sera très difficile à obtenir et je nemefaispas d’illusionsdès qu’onparle detransactionsfinancières.» La même année,on évoque le nom de James Tobin lors duG7 à Halifax, puis dans le programme ducandidat socialiste Lionel Jospin à l’élec-tion présidentielle.
Les universitaires ne sont pas en reste.En 1996, les Presses universitaires d’Ox-ford publient un ouvrage dans lequel plu-sieurs spécialistes de la finance interna-tionale analysent de façon très favorablela taxe Tobin et son impact (2). L’idéereçoit par ailleurs le soutien de person-nalités dont la finance n’avait pas eu àse plaindre jusque-là, tels M. JacquesDelors (président de la Commissioneuropéenne de 1985 à 1995), BoutrosBoutros-Ghali (secrétaire général des
Nations unies de 1992 à 1996) et Barber Conable (président de la Banque mon-diale de 1986 à 1991).
La taxeTobin «émergedes notes debasde page», se réjouit alors l’économisteJohn Williamson (3). Dans son éditorialdu Monde diplomatique de décem-
bre1997 , Ignacio Ramonetappelleà «dés-armer lesmarchés» età créerune organi-sation,Attac,dontle nomsignifie d’abord
«Action pour une taxe Tobin d’aide auxcitoyens». Constituée l’année suivante,l’associationconnaît un succès rapide. Ellecomptera plusde trentemilleadhérentsen2003 et essaimera dans 38 pays (4). Dansune interview au journal allemand Der
Spiegel, peu avant sa mort,Tobin se réjouitde voir ses idées ainsi sur le devant de lascène, tout en se démarquant des «cas-
seurs de carreaux» qu’il associe à ce quel’on appelle alors le « mouvement anti-mondialisation» (2 septembre 2001).
partie des activités de la City est « socia-lement inutile (8) ». Il se prononce enfaveur d’une taxe Tobin. Quelques mois
plus tard, le G20 de Pittsburgh mandateleFondsmonétaireinternational(FMI) pour fairedes propositions visant à mieuxrégu-ler le système. Les dirigeants européens
l’invitent à «examiner toutes les optionsdisponibles», y compris celle d’une taxeglobale sur les transactions f inancières(TTF), bref, une taxe Tobin qui s’appli-querait,au-delà du marchédes changes,àl’ensemble des marchés financiers.
Le projet de TTF se heurte cependantà l’hostilité des Etats-Unis et du Canada.Le directeur général du FMIde l’époque,M. Strauss-Kahn, n’a pas changé d’avisdepuis son passage à Bercy: il s’opposeà une mesure qu’il juge « tout à fait sim-
pliste» et «probablement impossible» àmettreen œuvre sansqu’ellesoit contour-née (9). Les taxes sur les marchés bour-siers ontpourtant existé et existent encoredansplusieurspays. Lesétendre aux trans-actions hors marchés réglementés seraittoutà faitpossible. Il suffiraitde prélever la taxe au niveau des intermédiaires, par exemple les chambres de compensationutilisées pour le règlement (10).
Quoi qu’ilen soit,la TTFne figurepasdans le rapport rendu par le FMI enavril 2010, qui lui préfère deux simplestaxes bancaires, avec pour objectif de...financer le renflouement des banques endifficulté! Les modestes propositions duFMI ne séduisent pas le G20 lors de saréunion de 2010 à Toronto. Mais la TTFne figure pas non plus au nombre de sesrésolutions.
Lesvelléitésde «faire payerla finance»auraient-elles fait long feu? Pas en Alle-magne, où la chancelière Angela Merkelavait prévenu: si le G20 n’adoptait pas la
TTF, elle la proposerait à l’Union euro- péenne. Elle obtient le soutien de M. Sar-kozy lors du sommet franco-allemand de
juin 2010, dix jours avant le G20 deToronto.
La voie semble donc libre pour
qu’émerge un projet de TTF européenne.A Bruxelles, le Parlement soutient l’idéeen mars 2011, suivi par la Commission,qui présente une proposition de directive pour une taxe européennesur les transac-tions financières. Celle-ci se distingueclairement de la proposition initiale deTobin, puisqu’elle ne s’applique pas auxtransactions de change. Son assiettedemeure cependant relativement large:elle concerne tous les autres marchésfinanciers, s’applique à tousleurs acteurset à tous les instruments.Tobin envisageait
Contestée par une large part des forces syndicales
et de la jeunesse, la loi El Khomri entend poursuivre
– et accélérer – la déréglementation du marché du travail.
Flexibilité, travail le dimanche, horaires décalés : dans cedomaine, le nord de la France fait figure de laboratoire.
Une évolution dont seul le Front national semble tirer profit,
comme lors des élections régionales de décembre 2015.
(2)MahbubUl Haq,IngeKaulet IsabelleGrunberg(sousla dir.de),TheTobinTax: CopingWith Financial Volatility, Oxford University Press, 1996.
(3) Cité par Olivier Damette dans «Quel avenir pour une taxe Tobin? », Mondes en développement,no 140, Nancy, avril 2007.
(4) En 2015, l’association Attac (acronyme quisignifie désormais«Associationpour la taxationdestransactions financières et pour l’action citoyenne»)comptait 9650 adhérents en France.
(5) Jean-PierreLandau, LesNouvellesContributions financières internationales,LaDocumentationfrançaise,coll. «Rapports officiels», Paris, septembre 2004.
(6) Initialement, trente pays s’étaient engagés àmettre en place cette taxe; actuellement, seuls neuf l’appliquent: Cameroun,Chili, Congo, CoréeduSud,France, Madagascar, Mali, Maurice et Niger.
(7)DébatauSénat,Paris,23novembre2007. Cité par Serge Halimi, «Après Tobin», Le Monde diplo-matique, février 2012.
(8) TheTelegraph, Londres, 26 août 2009.
(9) «IMF to assess G-20 progress on recovery,mullsfinanciallevy», Fonds monétaire international,Washington, DC, novembre 2009.
(10) Pour plus de précisions, cf. les nombreuxtravaux de l’économiste autrichien Stephan Schul-meister relatifs à la mise en place de la taxe sur lestransactions financières.
QUAND LA PRÉCARITÉ GÉNÉRALISÉE
Dans le Nord, emploi en miettes
* Journaliste et réalisateur, fondateur du site Nada (www.nada-
info.fr)
CE MATIN de février, il y a déjà foule dans leslocaux vétustesde la Bourse du travail de Tourcoing,
dans l’agglomération lilloise (Nord). L’époque où
cetteville et sa voisine Roubaix pouvaientse targuer
d’êtreles capitales mondiales de la laine paraîtbien
loin. Depuis les années 1980, le travail ouvrier a
cédéla placeaux emploisde services. Caractérisé
par sa pénibilité et par ses bas salaires, le premier
avait le mérite d’être encadré parun droit du travail
forgé dans les luttes. En comparaison, personnelde ménage, caissiers, gardiens, serveurs font
aujourd’hui figurede tâcheronsprécaires et flexibles.
«En quelques années, observe M. Samuel Mee-
gens, secrétaire général de l’union locale de la
Confédération générale du travail (CGT), on est
passé d’un dialogue social certes musclé, genre
lutte des classes, à une sorte de Far West où tout
est permis . Surtoutdans le nettoyage et la sécurité,
ces laboratoires du détricotage du code du travail
qui concentrent les plus faibles, les plus pauvres,
les anciens sans-papiers, les personnes issues de
l’immigration.»
Tendre l’oreille dans le hall du bâtiment, c’est
découvrir les souffrances quotidiennes d’une
grande partie du salariat. Des élus du personnel
de la société Diam, spécialisée dans le routage,
sont venus chercher des informations pour
défendre leurs collègues. En décembre 2014, cette
filiale de l’entreprise de vente par correspondance
La Redoute a été rachetée par le groupe Prenant,
qui remet en question la convention collective de
tousses employés. «Ils parlent d’instaurer les trois-
huit, même le week-end, confie cette ouvrière, mère
célibataire d’un enfant de 10 ans. Ça me fait peur.
Comment je vais faire pour m’organiser? » Un peu
à l’écart, un agent de sécurité en guerre contre sa
nouvelle société.En rentrant de vacances, ila apprisqu’il était muté à plus d’une trentaine de kilomètres
du supermarché où il travaillait. « C’est interdit par
la loi, normalement», soupire ce Français d’origine
maghrébine.
« La paupérisation
n’est plus réservée
aux chômeurs »
Permanent de la structure en contrat aidé (1),
M. Jean-Claude Vanhaecke accueille tous les jours
ces salariés déboussolés et les informe de leurs
droits. «J’ai une petite expérience. A 50 ans, j’ai
été licencié trois fois, deux fois pour faute grave et
une autre pour faute lourde. A deux reprises, j’ai
gagnéaux prud’hommes, racontecet ancien ouvrier
de l’agroalimentaire. Ici, on est sur le front. On voit
une partie des victimes de la guerre sociale. Et,
comme dans toute guerre, il n’y a pas de différence
entre ceux qui sont français et ceux qui viennent
d’ailleurs. C’est ce qu’on leur répètetous lesjours.»
Deux femmes élégantes attendent leur tour
dans un couloir qui sert de salle d’attente. La prise
de contact est rapide et directe. «Je suis agent
petite enfance aux Petits Chaperons Rouges, l’un
des leaders des crèches d’entreprise en France,
expliquela première. Le boulot, ça devient le grand
n’importe quoi. On se retrouve seul en poste le
matin, les congés sont repoussés au dernier
moment, les salaires toujours plus bas. On en a
ras le bol. A 40 ans, c’est la première fois que je
me syndique.» Derrière elle, une femme d’un
certain âge opine du chef. A quelques mois de la
retraite, cette employée de banque sort d’un arrêt
maladie de longue durée: «Ils ont profité de ma
maladie pour me voler une quarantaine de jours
de congés payés. Je suis d’accord avec ces
dames. Ça devient de plus en plus dur. J’ai travaillé
toute ma vie dans la même banque comme
conseillère en agence ou sur un plateau télépho-
nique, mais là, je ne sais pas comment ça va finir.»
Responsable du syndicatSud Travail - Affaires
sociales pour la région, M. Pierre Jaouny a été en
poste à Tourcoing comme inspecteur du travail
pendantdix-huit ans. Les fermeturesd’entreprises,
les vagues de licenciements, les transformations
du salariat, il connaît. «Entre les temps partiels
subis, les horaires décalés, le travail du dimanche,
la flexibilité et l’intérim, les emplois sont de plus en
plusdéstructurés.Et, dansle secteur desservices,
les gens sont de plus en plus isolés. Seuls face à
leurspatronsou leurschefs, ilsn’ont paslesmoyens
(1) Un contrat aidé est un contrat de travail dérogatoire au droitcommun, pour lequel l’employeur bénéficie d’aides: subventionsà l’embauche, exonérations de certaines cotisations sociales, aidesà la formation.
P A R N O T RE E N V OY É S P É CI A L G I L L E S B A L B A S T R E *
APRÈS lavictoirede lagaucheplurielleaux élections législatives de 1997 enFrance, M. Jospin, devenu chef du gou-vernement, charge son ministre desfinances d’étudier la mesure. M. Domi-nique Strauss-Kahn la juge «impratica-ble» ; il fait figurer dans un document
budgétaire de Bercy une étude officiellequi la critique. Nouvelle campagne pré-sidentielle, nouveau regain d’intérêt: enaoût 2001,surTF1,le candidatJospin ditson souhait de voir la France «proposer que l’Union européenne prenne une ini-tiative au plan international ».
Il perd, mais son adversaire JacquesChirac, réélu, reprend l’idée. Il crée ungroupe de travail sur les nouvellescontributions financières internatio-nales, auquel Attac participe. Présidé
par le haut fon ctio nnai re Jean -Pier reLandau, le groupe publie son rapport enseptembre 2004 (5). Face à la fortecroissance des inégalités dans le monde,il propose la mise en place de taxes glo-
bal es, don t la taxe Tobin , même s’i lindique que « les taxes étudiées sont purement destinées à lever des revenu s pour le dével oppe ment ». En d’autrestermes, l’objectif initial de Tobin, lutter contre la spéculation, a été remisé: ilconvient désormais de «minimiser lesdistorsions induites sur le marché» . Lemonde de la f inance ne tressaille pasvraiment.
L’essentiel du rapp ort est adop té, sousl’impulsion de M. Chirac, lors de l’As-semblée générale des Nations unies dedécembre 2004. Au cours d’une confé-rence ministérielle organisée par Parisen février 2006, plusieurs pays s’enga-gent à adopter la proposition de taxeinternationale sur les billets d’avion (6)issue du rapport Landau; et une trentainede pays (ils sont soixante-six à ce jour)constituentle Groupe pilote surles finan-cements innovants pour le développe-ment avec l’objectif de promouvoir des
projets de taxes glob ales.
Taxer la finance, même modestement:l’ambition ne plaîtguèreau vainqueurdel’électionprésidentielle françaisede 2007.Sitôt élu, M. Nicolas Sarkozy charge saministre de l’économie et des finances,Mme ChristineLagarde,de supprimerl’im-
pôt sur les opéra tions de Bours e, unevariante modeste de taxe sur les trans-actions financièresqui datait de 1893.Laministre déclare alors: «C’estune mesurequi concourra à renforcer l’attractivitéde
Paris comme place financière (7).»
Lacrisede 2008 changela donne etpro-voque des revirements inattendus.M. AdairTurner, ancien directeur généralde la Confédération de l’industrie britan-nique (CBI) et président de l’autorité bri-tannique de surveillance des marchésfinanciers, concède en août 2009 qu’une
(Suite de la première page.)
JEAN-MARC DELTOMBE. – Usine Jules-Desurmont à Tourcoing, de la série « Friches industrielles », 2012
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5 LE MONDE diplomatique – MAI 2016
SAISON 19
la taxe Tobinun taux de 0,5% ; les taux retenus par laCommission sont de 0,1% pour lesactions et obligations et de 0,01% pour lesproduits dérivés. Lesrecettessont esti-mées à 30milliards d’euros paran,à par-tager entre le budget de l’Union euro-
péenne et celui des Etats.
A quelquesmoisdu scrutinprésidentielde 2012, M. Sarkozy annonce la mise enœuvre d’une «taxe Tobin française» sur la base d’une assiette réduite (essentiel-lement lesactions émisespar unecentaine
d’entreprises françaises). Bref, plutôt unsimple impôt de Bourse, similaire à celuiqu’il avait fait supprimer en 2007...
Le candidat socialiste n’est pas enreste. Lors du désormais célèbre discoursdu Bourget, le 22 janvier 2012, M. Fran-
çois Hollande nomme l’«ennemi» qu’ils’est choisi: la finance. Pour le mettre àterre, il promet de renforcer la TTFfrançaise et de faire passer une taxe«ambitieuse» sur les transactions àl’échelle européenne.
échec: Berlin refuse d’endosserles exemp-tions proposées par la France.
Le 9 juillet 2014, à l’occasion des ren-contres internationales de Paris Euro-
place, le nouveau m inistre d es fi nancesfrançais Michel Sapin confirme qu’il
n’acceptera pas «un projet qui serait déséquilibré pour notre place finan-cière». Mais l’obstination de la Francene paie pas. En décembre 2014, lesministres des finances des onze paysengagés dans le projet de TTF euro-
péen ne reje tte nt sa pro pos iti on. Le30 mars 2015, Paris et Berlin parvien-nent enfin à une position commune: unetaxe large assortie de taux faibles. « La
France sera de nouv eau à l’in itia tive pour que cette taxe soit prête le moment
venu, c’est-à-dire au moment de laCOP21 (11) », promet un François Hol-lande volontaire à l’approche de laConférence des Nations unies sur le cli-mat, qui se tient à Paris fin 2015.
A force de tergiversations, les négo-
ciations s’éternisent. Certaines déléga-tions demandent des exemptions; l’Es-tonie se retire. Cela neremet pasen causela procédure de coopération renforcée,qui exige la participation d’au moins neuf
pays ; mais, selon M. Sapin, qui fait p artde son « inquiétude», les négociationsseraient « dans une situation d’arrêt sur image» (12). Les difficultés politiquesen Espagne et en Slovaquie empêche-raient ces Etats de donner leur accord envue de la prochaine échéance, fixée en
(11)Agence France-Presse, 10 septembre 2015.
(12) Reuters, 10 mars 2016.
(13)Ruth Berschenset JanHildebrand, «Financialtransaction tax dies quietly», Handelsblatt GlobalEdition, 16 février 2016.
Appel à se montrer «réaliste»
MAIS, une fois enfilées ses pantou-fles de président, M. Hollande s’assoupitsur une partie de ses promesses. La nou-velle majoritéaugmente le tauxde la taxede Bourse française de 0,1% à 0,2%,maisconserve une assietteet un tauxplusrestreints queceux imposésau Royaume-Uniavec le stamp duty. Le gouvernements’opposera par ailleurs l’année suivante,
puis en juin 2014, à des amendem entsvisant à élargir la taxe française aux opé-rations «intrajournalières » (intra-day)et à pénaliser le trading haute fréquence.A l’échelle européenne, faute d’unani-mité, onze des vingt-huit Etats membress’accordent, sous l’impulsion de l’Alle-magne et de la France, pour poursuivrele projet sous la forme d’une « coopéra-tion renforcée ». Le conseil des ministresdes finances de l’Union de février 2013officialise le processus.
Depuis, Paris n’a cessé de mettre des bâtons dans les roues au projet de taxeeuropéenne. En juillet 2013, le ministredes finances Pierre Moscovici annoncela couleur lors des rencontres interna-tionales de Paris Europlace. Il dénonce
le projet de la Commission européennecomme « excessif», appelle Bruxelles àse montrer « pragmatique et réaliste» et
promet d’« améliorer» la proposition dela Commission. Engagement tenu (cettefois): la France bloque les négociationseuropéennes en multipliant les demandesd’exemption, notamment sur les produitsdérivés, une spécialité des banquesfrançaises.
En janvier 2014,M. Moscoviciorganiseun sommet franco-allemand visant àgarantir un compromis «réaliste» : «Sion
fait en sorte qu’il n’y ait plus de marchés financiersen Europe,qu’il n’y ait plus de Bourses en Europe, prévient-il, les res- sources finan cières iront à Londres »(France Info, 27 janvier 2014). Mais lesefforts du gouvernement français butentsurla déterminationde certains deses par-tenaires, notamment l’Allemagne. Lachancelière n’entend pas céder: la TTFeuropéenne «large» figure enbonneplacedansle contrat de coalitionqu’ellea concluen novembre2013 avec les sociaux-démo-cratespour former son gouvernement.Lesommetfranco-allemand débouchesur un
MÈNE AU VOTE FRONT NATIONAL
et sentiment d’abandon
de se défendre.» Conséquence? Angoisse,
frustration, mais aussi colère: «L’envie de ne plus
accepter ces humiliations, de toutenvoyer balader.»
«On évoque souvent le chômage, la misère, la
déstructuration sociale pour expliquer la colère et
le vote Front national d’une partie de la population ,
poursuit-il. Mais ilne faudraitpas oublier que10 ou
20% de chômage, cela veut dire 80 ou 90% de
gens qui travaillent. Et, parmi ceux-là, beaucoup
vivent des situations proches de celles des
chômeurs. La paupérisation n’est plus réservée
aux demandeurs d’emploi. Commentimaginer que
le ressentiment accumulé ne se traduise pas dans
les urnes? »
Au premie r tour des régiona les de décem-
bre 2015, à Tourcoing, la liste de M me Marine Le
Pen est arrivée en tête avec 33,48% des voix,
largement devant celle du Parti socialiste(20,71%).
Cinq ans plus tôt, le Front national (FN), troisième,
ne récoltait que 18,29% des voix, quand le PS en
recueillait 34% avantde l’emporterau second tour
avec une liste d’union de la gauche. L’arrivée au
pouvoir de M. François Hollande en 2012en aurait
conduit beaucoup à conclure que, avec les partis
traditionnels, le même était condamné à succéderau pire, les invitant à tourner leur regard ailleurs...
A deux cents kilom ètres au sud-ouest, la ville
de Montataire (Oise) connaît une autre tragédie
industrielle : celle de la métallurgie et de la chimie.
La région a été marquée par la fermeture de l’usine
Chausson, spécialisée dans la fabrication de
véhicules utilitaires pour Peugeot et Renault. Trois
ans d’agonie, entre 1993 et 1996; quatre mille
salariés licenciés. Chacun s’en souvient encore;
les plaies sont à vif. En décembre 2015, au premier
tour des régionales, la liste de M me Le Pen est
arrivée en tête, largement devant celle du Front
de gauche: 36,3% contre 27,87%. En 2010, le
FN atteignait 15,32% et le Parti communiste
français, 35,38%.
Autour de la petite ville ouvrière , les digues
ont lâché davantage encore. A Mouy, Mogneville,
Pont-Sainte-Maxence, Rantigny, la liste FN a
dépassé les 40%, voire les 50% en 2015. Pour
le sénateur de l’Oise et maire communiste de
Montataire, M. Jean-Pierre Bosino, délégué CGT
chez Chausson dans les années 1980, la raison
de la percée du FN est à chercher dans l’onde de
choc qui, vingt ans après, n’en finit pas de détruire
ses concitoyens. «Je connais d’anciens salariés
qui ne sont jamais repassés devant l’usine depuis
la fermeture, en 1996. Des copainsont été recrutés
et relicenciés trois ou quatre fois. Et il y en a plein
qui n’ont jamais rien retrouvé . Alors les gars, ils
ont en marre des promesses. Certains votent FN
pour tout envoyer paître.»
Un jeune de 21 ans
écrasé par un wagon
de minerai
Difficile d’obtenir des témoignages à ce sujet
lors de nos échanges à la Bourse du travail de
Tourcoing. «Voussavez,l’entreprise s’avèreparfois
plus dangereuse que les “quartiers” », ironise un
interlocuteur qui préfère garder l’anonymat. Et les
immigrés? «Contrairement à ce que suggèrent les
médias,les zones de non-droit ne sontpas forcément
les banlieues», tranche un autre. La menacepatronale préoccuperait donc davantage que celle
incarnée par «l’étranger»? Pas sûr non plus... «Il y
a des gens qui viennent ici et qui laissent entendre
qu’ils votent Le Pen, nous raconte M. Meegens. Je
ne me gêne pas pour leur dire qu’ils se plantent,
qu’ilsvontse faire avoir. Ilsont l’impression quetout
le monde se fout de leur gueule: les patrons, les
politiques. Alors ils cherchent des soutiens.»
Au sent iment d’un e abse nce de répo nse
politique de la part des partis traditionnels s’ajoute
un durcissement de l’attitude des employeurs.
« Le dialogue n’est pas simple aujourd’hui avec le
patronat, même au niveau des entreprises,
souligne M. Stéphane Maciag, secrétaire général
de la Confédération française démocratique du
travail (CFDT) de la métallurgie de l’Oise. L’UIMM
[Union des industries et métiers de la métallurgie,
l’organisation patronale] a donné des consignes
pour envenimer les choses. Le plus rageant est
qu’on essaie de négocier sur des points comme
le compte pénibilité, qu’on porte depuis des
années, et que les patrons bloquent.»
M. Antonio Molina est entré à l’usine
sidérurgique de Montataire (désormaisdétenue par
ArcelorMittal) en 1985. Il a vu les effectifs fondre,
passantde 5000 salariésà environ500 aujourd’hui.
«Il y a trente ans, des dizaines de bus déversaient
des centaines d’ouvriers . Si vous vous pointez à la
sortie, à 13 heures, vous ne verrez pas plus de
cinquante personnes. Et ils nous ont annoncé une
nouvelle restructuration à l’horizon 2018 : 180 gars
en moins. Quand vous avez du gras et que vous
faites 80 kilos,vous pouvezen perdredeux ou trois.
Mais quand vous en faites 45, ce n’est pas pareil.
Chaque gramme compte. La menace d’une
fermeture définitive plane tout le temps. Alors les
gars, soit ils ont peur de l’avenir, soit ils ont perdu
l’espoir. Dans tous les cas, ils apprennent à vivre
au jour le jour, même avec un CDI [contrat à durée
indéterminée] et unecolère de plus en plus rentrée.»
Depuis une vingtaine d’années, la sous-
traitance est venue perturber les solidaritésd’antan.
La logistique du transportdes bobines a étéconfiée
à une centaine d’ouvriers employés par la société
ISS Logistique & Production. La sécurité et leménage, à une trentaine d’agents embauchés par
Elior. «Notre direction a travaillé à fractionner
certaines tâches. A ISS, la majorité des salariés
sont d’origine maghrébine. A Elior, ce sont plutôt
des Italiennes et des Portugaises. La sous-traitance
n’a pas seulement divisé les tâches, elle a divisé
les gens. L’ennemi, ça devient peu à peu l’autre,
qui n’est plus réellement ton collègue.» Une
aubaine pourles employeurs... et pourMme LePen.
Dans le port de Dunkerque, à deux cents
kilomètres au nord, l’un des plus importants sites
d’ArcelorMittal en France emploie 3 000 salariés,
dont230 intérimaires et environ 1500 sous-traitants.
En avril 2015, un jeune de 21 ans a été écrasé par
un wagon chargé de minerai; en juillet, un fondeur
de 41 ans a été précipité dans une rigole d’acier
en fusion. A la même période, trois travailleurs
détachés sur le chantier du terminal méthanier de
Loon-Plage (2) ontégalementtrouvéla mort: deux
Portugais et un Polonais. «Chaquefoisqu’onajoute
un niveau de sous-traitance, observe M. Marcel
Croquefer, animateur d’un collectif de lutte contre
laprécaritéà l’union localeCGT, onajouteun niveau
supplémentaire de précarité, et donc un niveau de
danger dans nos installations à risque.»
« La preuve que
ce parti n’est pas
du côté des salariés »
En décembre 2015, dans l’agglomération
dunkerquoise, à Loon-Plage, Craywick, Brouc-
kerque, Cappelle-la-Grande, la liste de Mme Le Pen
a dépassé la barredes 50%, contre20% cinq ans
plus tôt. Pour la plupart des militants syndicaux,
l’insécurité chronique qui règnedans les entreprises,
l’emploi massif de salariés précaires comme les
travailleurs détachés et la menace qu’ils incarnent
pour les titulaires de CDI expliquent au moins en
partie la montée de l’extrême droite. «Le FN joue
surla peur, opposeles salariésentreeux et désigne
des boucs émissaires, par exemple les travailleurs
détachés, tempête M. Croquefer. Il ne dénonce
jamais les grands donneurs d’ordres et les multi-
nationales responsables de ce désordre écono- mique. Son grand silence actuel sur la réforme du
code dutravailest bien lapreuve quece partin’est
pas du côté des salariés.»
Pour M. Molina, la solution passe par un regain
de l’action syndicale: «Nous, à la CGT, on ne fait
pas de différence entre les gens. On a mené des
combats avec tout le monde, et les gars nous
apprécient, ils votent massivement pour nous.
Résultat : on fait 49% aux élections profession-
nelles, avec un taux de participation de 90%. A
ISS et à Elior, on est ultramajoritaires. On a
180 syndiqués, dont beaucoup de jeunes.» La
mobilisation observée contre la destruction du
code du travail porte-t-elle les germes d’une autre
réponse politique à cette sourde colère?
GILLES BALBASTRE.
(2) Lire «Travail détaché, travailleurs enchaînés», Le Monde
diplomatique, avril 2014.
juin 2016. « La taxe sur les transactions financières se meur t lentement », titre lequotidien financier allemand Handels-blatt (13). Pour Peter Wahl, économisteallemand et militant historique en faveur de la TTF, un accord, même décevant,devrait néanmoins intervenir. Un échec
à ce stade aurait un coût politique impor-tant pour M. Hollande comme pour Mme Merkel. Mais on serasans doute loindu projet de feu James Tobin...
FRÉDÉRIC LEMAIRE.
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8/16/2019 Le Monde Diplomatique - Mai 2016
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un assemblage de choix parfois contra-dictoires. Il accompagne, en 2011, unecoalition pour faire chuter Mouammar Kadhafi en Libye, puis se désintéressede ce pays ; il s’adonne à des bombar-dements par drones discrétionnaires ettotalement illégaux (au regard du droitinternational et américain), mais s’en-gage dans un effort diplomatique multi-latéral pour signer un accord sur le pro-gramme nucléaire iranien et sait semontrer audacieux quand il décide lerétablissement des relations avec Cuba.
Le président doit naviguer entre desforces qui tentent toutes d’influer sur sadiplomatie: l’opinion publique, suscep-tible de basculer de l’isolationnisme àl’interventionnisme pour peu qu’un atten-tat soit commis ou un journaliste améri-cain décapité; les élus du parti adverse,toujoursprompts à l’accuser de faiblesse;ses conseillers, ministres et collabora-teurs; les alliés des Etats-Unis, qui atten-dentque Washingtonse comporteconfor-mément à leurs intérêts; les adversaires,
qui guettent le moindre faux pas pour avancer leurs pions. Certains présidents
prenaient leurs décisions en étroite col-laboration avec leur secrétaire d’Etat:Truman et DeanAcheson, Eisenhower etJohn Foster Dulles, Reagan et GeorgeP. Shultz.D’autres s’enremettaient à leur conseiller à la sécuriténationale ou à leur secrétaire d’Etat: Nixon et M. HenryKissinger, Carter et M. Zbigniew Brze-ziński. M. Obama, lui, décide seul, ouavec sa garde rapprochée: MM. Benja-min Rhodes, Denis McDonough, Mark Lippert.Ceshommes demoinsde 50 ansont fait leurs armes non pas pendant laguerre froide mais après le 11 septem-
bre 2001, et appartiennent au courant anti-interventionniste (2).
L’actuel président a certes nommé des personnes plus expérimentéesaux postes-
clés du dispositif diplomatique et mili-taire: MM.RobertGates, Leon PanettaetChuck Hagel au ministère de la défense,Mme Hillary Clinton et M. John Kerry ausecrétariat d’Etat, etc.Ces voix ont parfois
pesé, comme en 2009, quand Mme Clintona convaincu M. Obama de soutenir lecoup d’Etat contre M. Manuel Zelaya auHonduras. Mais dans les moments decrise, ellesne furent pas toujours écoutées.«Sa M aison Blanche aura été de loin la
plus centralisée et la plus autoritaire enmatière de sécurité nationale depuis
Richard Nixon et Henry Kissinger», ana-lyse M. Gates dans ses Mémoires (3).
Les premiers désaccords entreM. Obama et son entourage apparaissenten septembre 2009, au sujet de l’Afgha-nistan.Alors quele présidenta promisdemettre fin à cette guerre, le général Stan-
ley McChrystal, chargé des opérationssur place, luioppose que la victoireexigeuneaugmentation de la présence militaireaméricaine; il estime les besoins à qua-rante mille soldats. Duranttroismois,réu-nion après réunion, la secrétaire d’Etat,le ministre de la défense, le directeur dela Central IntelligenceAgency (CIA), leconseiller à la sécurité nationale et ledirecteur du renseignement national ten-tent de convaincre M. Obama de satis-faire cette demande. « Ce n’est pas dansl’intérêtnational», ne cessede répéter le
prési dent , qui ne veut pas «dépenser 1000 milliards de dollars» et se lancer «dans un effort de reconstruction natio-nale à long terme» (4).Refusantde choi-sir entre le retrait et l’engagement mili-taire illimité réclamé par le généralMcChrystal, il opte pour une solution decompromis: un engagement de trentemille soldats supplémentaires pour unedurée de dix-huitmois. «L’Amériquedoit montrer sa force, de manière à mettre finaux guerres et à prévenir les conflits»,déclare-t-ille 1er décembre 2009pour jus-tifier son choix. La plupart des spécia-listes desquestionsmilitairesont jugécetentre-deux particulièrement inefficace,car il suggérait aux talibans d’attendreque l’orage passe.
Un scénario comparable se déroule en2011, au début des «printemps arabes».Faut-ilintervenir militairement pour fairetomber Kadhafi,au prétexte qu’il menacede massacrer les insurgés de Benghazi?Cette fois, à l’exception de Mme Clinton,l’entourage de M. Obama est plus
circonspect. M. Gates estime même publiqu ement que quiconq ue envisageune nouvelle expédition au Proche-Orient devrait « se faire examiner le cer-veau (5) ». Mais les pressions viennentdes médias, de l’étranger – en particulier de la France et du Royaume-Uni, biendécidés à en découdre – et du Congrès,où le sénateur démocrate Kerry et soncollègue républicain McCain réclamentensemble l’établissement d’une zoned’exclusion aérienne.A nouveau, le pré-sident fait un choix «centriste»: ilaccepte d’intervenir, mais dans le cadred’une coalition large,avec un mandat des
Nations unies – lequel prévoit unique-ment la création d’une zone d’exclusionaérienne et sera rapidement outrepassé – et sans mener les opérations.
Peut-on détecter là une « doctrineObama» ? Les Etats-Unis entendraient«diriger de l’ arrière» ( lead frombehind) pour défendre leurs intérêts sanstrop s’exposer: en bombardant avec des
drones, en privilégiant l’usage ponctuelde forces spéciales ou en laissantd’autres intervenir à leur place. « Diriger de l’arrière, ce n’est pas diriger. C’est abdiquer», tempête alors le journalistenéoconservateur Charles Krauthammer dans le Washington Post (6). La guerreen Syrie a démontré qu’il ne s’agissait
pas d’u ne doc trin e pou r le prés ide ntaméricain, mais, comme dans le casafghan, d’un choix de circonstance:M. Obama a cherché à ménager les par-tisans et les détracteurs du recours à laforce, sans en satisfaire aucun.
«F AIBLE », « confus », « indécis »,« traître », « lâche », « naïf », « incohé-rent »,« sans vision »,« inexpérimenté »:
pendanthuit ans, les républicainsn’ont paseu de mots assez durs pour qualifier M. Barack Obama et sa politique étran-gère. Le président aurait sapé la grandeur et le crédit des Etats-Unis en refusant derecourir plus souvent à la force.
S’ils ne manquent jamais de souligner combien M. Obama aurait humilié lesEtats-Unis, les deux principaux candidatsen lice dans la primaire républicaine ontlargement remisé ces discours jusqu’au-
bout istes . En décem bre 2015 , M. TedCruz a critiqué les «néoconservateurs
fous qui veulent envahir tous les pays dela planète et envoyer nos enfants mourir au Proche-Orient (1) ». Le même mois,lors d’un discours devant la très conser-vatrice Heritage Foundation,il a soulignéle caractère néfaste des interventionsaméricaines en s’appuyant sur l’exemplelibyen, puis a ajouté: «Nous n’avons pas
de camp à soutenir dans la guerre civile syri enne . » Des propos qui entraientquelque peu en résonance avec une
phra se de M. O bama : le 10 sept em- bre 2013, le présidentavait considéré quele conflit syrien était «la guerre civile dequelqu’un d’autre».
M. Donald Trump n’entend pas davan-tage se lancer dans une expédition au
Proche-Orient. «Nous y dépensons desmilliers de milliards de dollars, alors quel’infrastructure de notre pays est en trainde se désintégrer», a-t-il déploré le3 mars. Là encore, on aurait cru entendrel’actuel occupant de la Maison Blanche:«Durant la dernière décennie, la guerrenous a coûté 1 000 milliards de dollars,à un moment où notre dette explosait et en des temps économiques difficiles (...).
Il est temps de nous concent rer sur laconstruction de notre nation», estimaitM. Obama en 2011, tandis qu’il promet-tait le retrait prochain des soldats encore
présents en Afgh anistan.
CÔTÉ DÉMOCRATE, il est souventar rivé que des candidats critiques de l’in-
terventionnisme militaire soient bien pla-cés dans la course à l’investiture. Ce futle cas de l’opposant à la guerre du Viet-nam George McGovern en 1972, du pas-teur noir Jesse Jack son en 1984 et en1988 – il avait par exemple dénoncé lesmanœuvres des Etats-Unis pour renver-ser le gouvernement nicaraguayen – oumême de M. Obama, pourfendeur de laguerre d’Irak en 2008. I l faut enrevanche remonter à 1952 et à la candi-dature de Robert Taft pour trouver unrépublicain hostile aux expéditions mili-taires et bien placé pour être investi par son parti. Le sénateur de l’Ohio étaitopposé au plan Marshall et à l’Organi-sation du traité de l’Atlantique nor d(OTAN), jugés inefficaces et tr op coû-teux, et e stimait que l’Amér ique nedevait r ecourir à la force que si la«libert é de son peuple» était directe-
ment menacée. Il perdit de justesse faceà Dwight Eisenhower. Depuis, la clé dusuccès aux primaires républicaines estd’affirmer la vocation des Etats-Unis àguider le monde. C’était encore le thème
central des programmes de politiqueétrangère de M. John McCain en 2008
et de M. Willard Mitt Romney en 2012.L’actuel revirement au sein du Parti ré pu- blicain es t d’auta nt plus sur prenan t quele camp conservateur s’est indigné pen-dant huit ans de la «faiblesse» deM. Obama, au prétexte qu’il était parfoisréticent à bombarder des pays étrangers.
Cette inflexion se comprend mieuxlorsqu’on analyse l’évolution généralede la politique étrangère américainedepuis 2009. Durant ses deux mandatsà la Maison Blanche, l’ancien sénateur de l’Illinois a été accusé de mener une
pol iti que que nul gran d pri ncip e neguide. A la différence des présidentsHarry Truman (« endiguement » del’Union soviétique), Dwight Eisenhower («refoulement» du communisme),Richard Nixon (« détente » musclée),James Carter (« droits de l’homme »),
Ronald Reagan (confrontation avecl’«empire du Mal » soviétique) ouencore George W. Bush (« guerre contrela terreur »), il ne laissera pas derrièrelui une doctrine qui porte son nom, mais
6DE BARACK OBAMA À DONALD TRUMP,
Les Etats-Unis
MAI 2016 – LE MONDE diplomatique
PAR BENOÎT BRÉVILLE
Le candidat républicain à l’élection présidentielle améri-
caine de novembre 2016 sera vraisemblablement moins
favorable aux interventions militaires que so n adversaire
démocrate – une situation inédite depuis la seconde guerre
mondiale. Mais la tentation du repli, qui hante la politique
étrangère de M. Barack Obama depuis 2009, concerne
désormais les deux grands partis.
« Se faire examiner le cerveau»
Sept pays bombardés depuis 2009
LE PRÉCÉDENT LIBYEN n’a fait que ren-forcer ses réticences à l’égard des inter-ventions militaires. Pendant deux ans,
entre 2011 et 2013, dans le prolongementde son discours du Caire en juin 2009, ilappelle au départ du président Bachar Al-Assad, proclame son soutien auxrebelles. Mais n’envisage jamais d’utili-ser son armée. La Syrie n’est pas laLibye, un Etat sans véritab