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"Nouveau millnaire, Dfis libertaires"
Le sujet productif
Pierre Macherey
Expos prsent le 10 mai 2012Stage de formation des professeurs de philosophie, Lille
Origine : http://philolarge.hypotheses.org/1245
Il est impossible de faire de lhistoire actuellement sans utiliser une kyrielle de
concepts lis directement ou indirectement la pense de Marx et sans se
placer dans un horizon qui a t dcrit et dfini par Marx. A la limite on pourrait
se demander quelle diffrence il pourrait y avoir entre tre historien et tre
marxiste.
(Foucault, entretien donn en 1975 au Magazine littraire, Dits et
Ecrits, t. II, d. Gallimard, 1994, p. 753)
Michel Foucault Entretien sur la prison : le livre et sa mthode
(entretien avec J.-J. Brochier), Magazine littraire, no 101, juin
1975, pp. 27-33. Dits et Ecrits tome II texte n156
http://1libertaire.free.fr/MFoucault193.html
Le pouvoir, de la politique lconomie
Dansla partie conclusive de La volont de savoir (d. Gallimard, 1976), Foucault
explique comment il a t amen considrer le pouvoir, tel quil existe
aujourdhui, dun point de vue, non pas ngatif, comme une contrainte dont laforme est au dpart juridique, mais positif, en tant quil repose sur des
mcanismes qui, au lieu dimposer la vie humaine des bornes, lorganisent sur
un plan matriel, et mme contribuent la produire . Cest cette ide qui est
au principe de la conception du bio-pouvoir , propos duquel il crit :
Ce bio-pouvoir a t, nen pas douter, un lment indispensable au
dveloppement du capitalisme ; celui-ci na pu tre assur quau prix de
linsertion contrle des corps dans lappareil de production et moyennant un
ajustement des phnomnes de population aux processus conomiques. Mais il a
exig davantage ; il lui a fallu la croissance des uns des autres, leur
renforcement en mme temps que leur utilisabilit et leur docilit ; il lui a falludes mthodes de pouvoir susceptibles de majorer les forces, les aptitudes, la vie
en gnral sans pour autant les rendre plus difficiles assujettir ; si le
dveloppement des grands appareils dEtat, comme institutions de pouvoir, a
assur le maintien des rapports de production, les rudiments danatomo- et de
bio-politique invents au XVIIIe sicle comme techniques de pouvoir prsentes
tous les niveaux du corps social et utilises par des institutions trs diverses (la
famille comme larme, lcole ou la police, la mdecine individuelle ou
ladministration des collectivits), ont agi au niveau des processus
conomiques, de leur droulement, des forces qui y sont luvre et les
soutiennent ; ils ont opr aussi comme des facteurs de sgrgation et de
hirarchisation sociale, agissant sur les forces respectives des uns et desautres, garantissant des rapports de domination et des effets dhgmonie ;
lajustement de laccumulation des hommes sur celle du capital, larticulation de
la croissance des groupes humains sur lexpansion des forces productives et la
rpartition diffrentielle du profit, ont t, pour une part, rendus possibles par
http://1libertaire.free.fr/MFoucault193.htmlhttp://1libertaire.free.fr/MFoucault193.htmlhttp://philolarge.hypotheses.org/1245http://1libertaire.free.fr/MFoucault193.htmlhttp://1libertaire.free.fr/MFoucault193.htmlhttp://philolarge.hypotheses.org/1245mailto:[email protected]://1libertaire.free.fr/Liens14.htmlhttp://1libertaire.free.fr/AuteurEtThemes01.htmlhttp://1libertaire.free.fr/liens12.htmlhttp://1libertaire.free.fr/textes.htmlhttp://1libertaire.free.fr/liensweb.htmlhttp://1libertaire.free.fr/Actualites01.htmlhttp://1libertaire.free.fr/index.html -
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lexercice du bio-pouvoir sous ses formes et avec ses proprits multiples.
Linvestissement du corps vivant, sa valorisation et la gestion distributive de
ses forces ont t ce moment-l indispensables. (VS, p. 185-186)
En schmatisant, on peut dire que, dans cette page, Foucault expose la
ncessit de repenser le pouvoir en le dtachant de lemprise du politique pour
le rapprocher du plan o se droule concrtement lconomie, une conomie qui,
avant mme dtre cible sur la valeur de biens changeables, au titre dune
conomie de choses, se proccupe principalement de la gestion de la vie, des
corps et de leurs forces , terme qui revient ici de manire lancinante. Par
ailleurs, il lui importe de restituer cette nouvelle conception du pouvoir une
dimension historique, ce quil fait en lassociant au dveloppement du
capitalisme et des rapports sociaux de productions trs particuliers mis en
uvre par celui-ci dans le contexte de la rvolution industrielle : bien que le mot
classe ne soit pas nonc, il est manifestement sous-entendu lorsque sont
voqus au passage les facteurs de sgrgation et de hirarchisation sociale
agissant sur les forces respectives des uns et des autres, garantissant des
rapports de domination et des effets dhgmonie et larticulation de la
croissance des groupes humains sur lexpansion des forces productives et la
rpartition diffrentielle du profit . Ici, Foucault peut paratre tout proche deflirter avec les analyses de Marx dans Le Capital, quil concilie avec son effort
en vue de replacer le pouvoir dans une perspective positive et productive .
Cinq ans plus tard, revenant sur ce point dans une confrence donne Bahia en
1981, publie sous le titre imag Les mailles du pouvoir (Dits et Ecrits, t. IV,
d. Gallimard, 1994, p. 182 et sq.), Foucault confirme explicitement ce
rapprochement. Il y dclare :
Comment pourrions-nous essayer danalyser le pouvoir dans ses mcanismes
positifs ? Il me semble que nous pouvons trouver, dans un certain nombre de
textes, les lments fondamentaux pour une analyse de ce type. Nous pouvons
les trouver peut-tre chez Bentham, un philosophe anglais de la fin du XVIIIesicle et du dbut du XIXe sicle, qui, au fond, a t le grand thoricien du
pouvoir bourgeois, et nous pouvons videmment le trouver aussi chez Marx,
essentiellement dans le livre II du Capital. Cest l je pense que nous pourrons
trouver quelques lments dont je me servirai pour lanalyse du pouvoir dans
ses mcanismes positifs. (DE IV, p. 186)
Foucault veut dire que Bentham et Marx, mme sils le font de manire
diffrente, parlent au fond de la mme chose : lapparition dune nouvelle
configuration de pouvoir, qui concide avec lavnement du capitalisme et de la
bourgeoisie, et na pas seulement consist en une mutation institutionnelle ou
une prise du pouvoir politique parce quelle a repos, la base, sur une prise encharge originale des forces mmes de la vie, qui donnent sa matire propre
lconomie, une conomie dont les transformations on impuls le changement
social. On pourrait soutenir que cette faon de voir va dans le sens de la thse
dune dtermination en dernire instance par lconomie, sous rserve dun
largissement du concept de celle-ci, largissement au terme duquel ce concept
comprend la gestion, ou, pour reprendre le terme ambigu utilis par Foucault, la
production de la vie sous toutes ses formes. Dans la suite de sa confrence,
en raffirmant chaque fois de manire appuye la rfrence Marx, Foucault
numre les quatre aspects qui caractrisent cette mutation historique et
sociale du pouvoir : sa dconcentration en une multiplicit de pouvoirs
htrognes, son dsengagement de la forme tatique, son orientation positiveet non plus prohibitive et rpressive, et enfin sa technicisation progressive qui a
procd par essais et par erreurs, sans tre planifie, donc sans tre soumise
des fins conues et prescrites intentionnellement au dpart. Ce dernier point est
celui auquel Foucault accorde le plus dimportance ; cest lui qui est voqu dans
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le passage de La Volont de Savoir qui a t cit o il est question des
mthodes de pouvoir susceptibles de majorer les forces, les aptitudes, la vie engnral sans pour autant les rendre plus difficiles assujettir .
Lorsque Foucault donne en rfrence le livre II du Capital , il pense
manifestement au second tome de ldition franaise de louvrage de Marx
publie aux Editions Sociales, qui comprend les sections 4, 5 et 6 du livre I du
Capital, le seul qui a paru de son vivant, la rdaction dfinitive des livres II et III
ayant t effectue aprs sa mort par Engels. Althusser, dans la prface quil
avait rdige pour la publication en 1969 du livre I du Capital dans la collection
GF Flammarion, avait prconis de le lire en commenant directement par la
deuxime section, donc en sautant la premire, celle dont linterprtation pose
le plus de problmes, des problmes qui ne sont susceptibles dtre rsolus que
lorsquon est arriv la fin de louvrage et quon en a matris largumentation
en totalit. Foucault semble aller plus loin encore, en conseillant daborder
louvrage de Marx par la quatrime section, celle qui est consacre La
production de la plus-value (ou survaleur, Mehrwert) relative : en effet, cest
dans celle-ci quil voit apparatre pour la premire fois les lments permettant
de dterminer la nouvelle configuration de pouvoir annonce ds la fin du XVIIIe
sicle par un thoricien comme Bentham, qui est celle du pouvoir bourgeois dont Marx aurait le mieux contribu analyser les mcanismes, cest--dire les
procdures particulires telles quelles relvent dune technologie du pouvoir. En
polarisant lattention sur cette partie de louvrage, Foucault trouve du mme
coup le moyen de prendre distance avec la prsentation polmique quil avait
lui-mme donne dans Les Mots et les Choses, non proprement parler de la
pense de Marx telle quelle est dpose dans ses crit mais de ce qui en est
issu sous la forme dune vulgate marxiste , dans laquelle il avait dcel un
avatar ou un piphnomne de lconomie politique sous la forme qui lui avait
t donne par Ricardo, rien de plus. Tout se passe de ce point de vue comme si
Foucault proposait dajouter un nouveau chapitre lentreprise dans laquelle
Althusser stait lui-mme engag en publiant Lire le Capital, o tait djamorce une remise en cause de la vulgate marxiste traditionnelle.
Quest-ce qui a pu intresser Foucault dans les passages du Capital qui
commencent la section 4 au point quil les prsente comme les sources dune
tude positive du pouvoir, enracine dans le dveloppement de lconomie et de
ses forces ? Cest ce point que nous voudrions lucider en revenant sur le
texte de Marx, dont la proposition de Foucault incite faire une lecture quon
peut dire symptomale , car il ne va du tout de soi, premire vue, den tirer
les principes quune analyse du pouvoir , qui y est au mieux sous-jacente,
prsente en filigrane. Pour poser crment la question qui va nous proccuper,
comment, de lexplication du processus de production de la plus-value relative,
est-il possible, sans tomber dans la surinterprtation, de tirer les lments
dune thorie du pouvoir, alors que le problme du pouvoir, sil nest pas tout
fait tranger cette explication, ny est soulev qu la marge ? Disons tout de
suite que cette question, qui met en jeu la relation particulire que le pouvoir
entretient avec lconomie du capitalisme, ce qui conduit mettre entre
parenthses les rapports quil peut avoir par ailleurs avec des formes tatiques
et politiques, amne prendre en compte en lui restituant une importance
primordiale la notion que Marx a lui-mme prsente comme tant sa principale
innovation thorique, celle avec laquelle il prtendait rompre radicalement avec
lconomie ricardienne : la notion de force de travail , dans la formulation de
laquelle se trouve justement la rfrence la force , rfrence laquelle
Foucault accorde une telle importance dans sa propre conception de la nouvelle
conomie du pouvoir ; de cette conomie on peut dire quelle nest pas une
conomie de choses ou une conomie de biens, mais une conomie de forces
qui, comme telle, est aussi, indissociablement, une conomie de personnes, une
conomie qui, concrtement, se trouve articule des procdures
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dassujettissement des personnes, et plus prcisment des corps. Pour
reprendre les termes utiliss par Foucault, nous allons donc avoir nous
demander comment, en mettant en uvre lexploitation de la force de travail,
le capitalisme a labor des mthodes de pouvoir susceptibles de majorer les
forces, des aptitudes, la vie en gnral sans pour autant les rendre plus difficiles
assujettir . Prcisons que le but dune telle enqute nest pas de dmontrer
que les ides avances par Foucault se trouvaient dj inscrites en toutes
lettres dans le texte de Marx, ce qui reviendrait forger la fiction dun Foucault
marxiste ou marxisant , comme tel hritier de Marx, mais denrichir lacomprhension que nous pouvons avoir de ce texte en lclairant la lumire
des hypothses avances par Foucault, donc en parcourant le chemin qui ramne
de Foucault vers Marx, dans lespoir de faire apparatre la pense de ce dernier
sous un jour nouveau, et en particulier, cest le point qui nous proccupe ici
prioritairement, de reposer la question du pouvoir en la dplaant du plan de la
politique sur celui de lconomie1.
Le rgime du salariat et lexploitation de la force de travail
Pour rpondre aux questions qui viennent dtre souleves, il faut dabord
revenir sur la thorie du salariat, qui, selon la prsentation quen donne Marx,
constitue la base de lconomie capitaliste, et distingue radicalement celle-ci
des modes de production antrieurs. Rsumons cette thorie trs grands
traits. Dans le contexte propre au capitalisme, la production de marchandises
porteuses de valeur, donc changeables, repose sur la consommation productive
de la force de travail ; cette dernire, la force de travail, est la proprit du
proltaire, et le capitaliste acquiert, en change dun salaire, le droit den user
durant un certain temps lintrieur de lespace de son entreprise o elle est
consomme . Lorsquil voque ce contrat de travail, il arrive assez souvent
Marx dcrire que le proltaire vend au capitaliste sa force de travail, formule
abrge qui, prise la lettre, est trompeuse. En effet, ce que le travailleur
aline en change dun salaire, ce nest pas sa force de travail en tant que telle,
considre dans sa substance qui lui est incorpore en ce sens quelle est
indissociable et mme indiscernable de son existence corporelle : car, sil le
faisait, il deviendrait dune certaine manire, lesclave de son employeur, il ne
sappartiendrait plus, ce qui aurait pour consquence quil perdrait la
responsabilit dentretenir lui-mme cette substance qui fait corps avec sa
personne. En change du salaire, le proltaire ne concde en ralit que le droit
dexploiter sa force de travail durant un certain temps et en un certain lieu,
cest--dire proprement quil la loue, avec cette particularit que le rglement
du loyer qui lui est vers en change dans le cadre de cette transaction est
diffr, le salaire ntant effectivement vers quaprs usage et non avant,
comme cest le cas dans la plupart des contrats locatifs : cette disposition
dsquilibre demble le rapport dchange, dans la mesure o elle reprsente
une pression exerce par le payeur sur le vendeur. Il rsulte de tout cela que, si
lon veut comprendre ce que cest que le travail salari, il faut faire
soigneusement la distinction entre la force de travail en tant que telle, ce que
nous avons appel sa substance, et son emploi, qui est mesur dans le temps et
dans lespace, lunit de base de cette mesure tant formellement constitu par
la journe de travail telle quelle est effectues dans le cadre de lentreprise
(jusqu la fin du XIXe sicle en tout cas, les travailleurs manuels taient
gnralement embauchs, et rmunrs, la journe, ce qui les diffrenciait
des employs) : le rgime du salariat, qui dtermine la relation du capital au
travail, suppose la dissociation de ces deux aspects, donc que la force detravail, en tant que disposition dont le corps est le porteur durant tout le temps
de la vie, soit, dans les faits, spare des conditions de son activation telle
quelle seffectue dans certaines limites temporelles et lintrieur de lespace
propre lentreprise, o le travailleur doit se rendre, en apportant avec lui sa
force de travail, pour que celle-ci puisse tre utilise dans des conditions
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appropries. La capacit existentielle reste la proprit inalinable du travailleur
qui, en change dun salaire, concde son patron la possibilit de sen servir,
de la mettre en uvre son profit durant un certain temps et dans un cadre
dtermin. Ceci est un premier point, qui fait apparatre que la notion de force
de travail, alors quelle se prsente au dpart comme une donne naturelle
simple et unifie, comme puissance ayant ses sources dans la vie et dans le
corps, est beaucoup plus complexe : on peut avancer que lintervention
historique du capitalisme et de son mode de production spcifique a
prcisment pour effet de la compliquer, en exploitant la division qui vientdtre voque, ce qui na rien du tout de naturel.
Foucault serait lgitim de parler ce propos dune procdure technique, de
laquelle dcoule linstallation dune relation de pouvoir : en effet, lorsquil
change lemploi de sa force de travail contre un salaire, le travailleur nest que
formellement libre de le faire ; pour que la procdure marche, il faut que,
dans les faits, il y soit oblig parce que, pour survivre, il se trouve plac dans la
position de demandeur demploi, une position dont on peut dire quelle est
soumise dans la mesure o elle rpond une ncessit conomique qui na
rien de juridique en dernire instance. Autrement dit, le fait que la force de
travail soit dissocie de son usage est conditionn historiquement : ilcorrespond au dveloppement dun mode de production spcifique, qui repose
sur lexploitation de la force de travail rendue possible par cette dissociation,
dont le tout premier effet est de lier le dtenteur de la force de travail,
louvrier, aux contraintes du march du travail ; en effet, il ne suffit pas quil
aie sa force de travail, au sens o son corps est lui, encore faut-il que celle-
ci puisse tre mise en uvre dans certaines conditions, ce qui ne dpend pas de
lui.
Mais ce nest pas tout. Le salariat se prsente au dpart comme un change,
qui, comme tout change marchand, doit en principe seffectuer valeur gale.
Ce que le travailleur apporte sur le march du travail, cest lui-mme, son corps,
sa force de travail, dont il aline lusage ; et, pour cela, il reoit un salaire qui,
en principe, doit payer ce quil a vendu sa valeur, qui correspond son
entretien durant la priode o il en a concd lusage : par entretien, il faut
comprendre tout ce qui permet de rgnrer cette force selon ses besoins, en
comprenant dans ceux-ci ce qui est requis, non seulement par la survie
individuelle de louvrier, mais par celle de sa famille, o se fabrique, en mme
temps que sa force propre de travail, celle de sa descendance, sur laquelle le
capitaliste, lorsquil verse le salaire, dpose une option, exerant ainsi une
sorte de droit de premption. Pour que le systme fonctionne normalement,
selon les rgles, ce qui le rend inattaquable sur le plan du droit, il faut que la
marchandise soit paye son juste prix, qui fluctue autour dune valeur
moyenne dtermine par la conjoncture, cest--dire par les variations du
rapport entre loffre et la demande, comme cest le cas pour tout change.
Lorsquil peroit son salaire, louvrier nest donc pas vol, spoli, ce quil
reconnat implicitement lorsquil se plie aux conditions de lchange dont on
peut dire que, formellement, il les accepte de son plein gr. Toutefois, il est
impossible den rester l. Pour que lchange ait effectivement lieu, il faut quil
rponde des intrts, qui lient concrtement les parties contractantes.
Lintrt du vendeur apparat en toute clart : louvrier aline lusage de sa
force de travail contre salaire parce que, sans celui-ci, il ne pourrait subvenir
ses besoins et ceux de sa famille ; sil apporte sur le march du travail sa
marchandise , cest tout simplement parce quil ne peut faire autrement : cestla condition de sa survie. Mais pour ce qui concerne lacheteur, qui va employer
cette force de travail son bnfice, les choses sont beaucoup moins claires : ce
quil a achet sa valeur, le capitaliste entend en effet lexploiter, non valeur
gale, mais pour en tirer un supplment de valeur qui est destin constituer
son profit, un profit qui va servir soit accrotre sa production soit augmenter
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sa fortune ; de quelque ct quon se tourne, il y gagne, et, si ce ntait pas le
cas, laffaire ne lintresserait en aucun cas. Il y a donc quelque chose de
bizarre, une anomalie, dans la relation qui se met ainsi en place. Dans le cadre
de lchange entre le salari et celui qui le rtribue, lun, le travailleur, si,
proprement parler, il ne perd rien, ne gagne rien non plus, cest--dire quil ne
peut esprer rien gagner de plus que ce quil a engag au dpart ; et, sil se
rvle que son salaire dpasse de si peu que ce soit ses besoins rels, ce qui lui
permet soit de dpenser en pure perte, pour le superflu, soit dconomiser pour
son compte personnel, la rectification seffectue de manire quasimentautomatique, et son salaire baisse, entranant terme avec lui la baisse de la
valeur moyenne du salaire vers tous les autres travailleurs. Alors que, dans le
cadre de ce mme change, lautre, lacheteur prtend, non seulement
rcuprer sa mise, donc ne rien perdre, mais laugmenter, ce qui prouve que
lchange valeur gale duquel le salariat tire sa lgitimit sur le plan du droit
cache un tour de passe-passe qui mtamorphose lgalit en ingalit, sans que
pour autant le droit marchand de lchange ait t formellement viol. Que
sest-il pass ?
Pour le comprendre, il nest pas absurde dappliquer lchange que sanctionne
le contrat de travail, un change qui met en relation deux parties sur le mode dudonnant-donnant, le schma labor par Mauss pour rendre compte, dans un
tout autre contexte, du mcanisme du don. Ce schma est triangulaire : il
articule entre elles trois oprations qui sont donner , recevoir , rendre .
Supposons que le contrat de travail qui est la base du salariat rentre sous ce
schma. Le donneur, dans ce cas, est celui qui propose une marchandise dont il
cherche se dessaisir : cest le travailleur qui apporte sur le march sa force de
travail, son corps, dont il loue lemploi quelquun dautre. En change de quoi,
lui est rendue par lacheteur, son futur employeur, une valeur gale aux
besoins dentretien de cette force. Mais, lorsque cet acheteur est le capitaliste,
ce qui est ainsi rendu , restitu sous forme de salaire, nest pas exactement
la mme chose que ce qui est reu par celui qui, dans le cadre de cetchange, occupe la position dacqureur : cest la condition pour que cet
change valeur gale produise de lingalit. Pour le dire autrement, ce dont le
capitaliste prend possession contre versement du salaire, ce qui lui confre le
droit de lexploiter son ide, de manire conforme ses intrts, nest pas
exactement la mme chose que ce qui a t apport, donn , ou
formellement vendu, en change de ce salaire. Rapparat donc ce niveau la
division qui a dj t signale : celle-ci dissocie dans la force de travail deux
aspects, dont lun est celui qui est donn par le vendeur, le travailleur, et
lautre est celui qui est reu par lacheteur, le capitaliste ; cest sur cette
dissociation que repose le tour de passe-passe dont il a tait question, qui fait
dun change valeur gale une opration qui profite une seule de ses partiescontractantes, ce qui nest possible que parce que cet change seffectue dans
le cadre dune relation de pouvoir o lun, le vendeur, occupe la position
domine et lautre, lacheteur, la position dominante, ce qui lui permet de faire
prvaloir son intrt. La condition pour que le rgime du salariat produise tous
ses effets est donc que le travailleur ait t install dans la position dun sujet
cliv qui, demeurant entirement matre de sa force de travail, en a alin
seulement lusage, ce qui suppose que cette force puisse tre spare
matriellement de son usage.
On mesure partir de l la rupture introduite dans la prsentation raisonne du
rgime du salariat par la substitution de la force de travail au travail, ruptureque Marx prsente comme tant sa principale innovation thorique (commente
par Engels, en 1891, dans sa prface ldition anglaise de Travail salari et
Capitalde Marx). Si le vendeur, le salari, alinait son travail, et si celui-ci lui
tait pay valeur gale, comme lconomie classique jusqu Ricardo le
suppose pour tout change, lacheteur, le capitaliste, ne gagnerait rien de plus,
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et lchange naurait pas lieu, tout simplement parce quil ne prsenterait pas
dintrt pour lui. Mais si ce que le vendeur apporte, donne , cest sa force
de travail, ou du moins la possibilit de lemployer durant un certain temps, il en
va tout autrement : car ce qui est transmis, reu au terme de lchange,
nest pas exactement la mme chose que ce qui a t apport au dpart ; ce qui
est reu, cest la possibilit demployer la force de travail au-del de sa valeur
relle, donc de rcuprer un profit de son usage, profit que se rserve celui qui
a achet ce droit demploi sa valeur, qui est celle, non de ce quil produit,
mais de ce qui le produit, cest--dire la valeur ncessaire lentretien de laforce qui, une fois produite, produit, en tant porteuse de la capacit de
produire au-del de la valeur de ce qui est ncessaire pour la produire. En
anticipant sur les notions qui vont tre introduites un peu plus loin, on peut dire
que, au moment o il accepte les dispositions stipules par son contrat
dembauche, le travailleur subit une mutation quasi miraculeuse : il cesse dtre
son corps en personne, dont lexistence nest, par dfinition pareille nulle
autre, et il devient sujet productif , porteur dune force de travail dont
les performances, en tant quelles reprsentent su travail social , sont
soumises une valuation commune2 ; et, de cette faon, il est, tous les sens
du mot, assujetti.
Ce qui est ici en jeu, cest lquivoque dont est affecte la notion de travail,
une quivoque redouble par la langue franaise qui confond dans un mme
terme deux choses que la langue anglaise et la langue allemande distinguent :
dune part, ce qui est connot par ces deux langues sous les termes Werk et
work, cest--dire le rsultat du travail, une fois celui-ci accompli, donc lorsque
celui-ci a atteint son but ; et dautre part ce qui est connot sous les termes
Arbeit et labour, cest--dire lopration ou le processus qui produit, cest--
dire lactivit de production en tant quelle est effectivement en cours, et se
dirige vers ce but quelle na pas encore atteint. On peut dire que cest cette
distinction terminologique que Marx reprend son compte lorsquil parle, de
manire mtaphorique, de travail mort et de travail vivant . Le travailmort, cest le travail fini , objectiv, cristallis dans son produit o sa
trajectoire sest acheve. Le travail vivant, cest le travail en cours
deffectuation, sur un plan qui lui confre une porte proprement dynamique,
alors que le produit que reprsente le travail mort ne prsente quune dimension
statique. Lorsquil a forg le concept de force de travail , qui constitue son
apport propre la thorie du salariat, Marx a fait rentrer dans cette formule
compose ces deux aspects, comme le fait dans la ralit le mode de production
capitaliste qui suppose la possibilit de les substituer lun lautre, alors mme
quils correspondent des dterminations diffrentes. La force de travail, cest
dun ct, son ct quon peut dire dynamique, une force, avec la dimension de
puissance qui la dfinit et dont le travail vivant est porteur3 ; et cest de lautrect, qui serait son ct statique, du travail, au sens du rsultat du procs de
travail lorsque celui-ci a atteint son but, cest--dire du travail mort. La notion
de force de travail, qui articule entre eux ces deux aspects, permet ainsi de
comprendre ce qui se passe rellement lorsque le travail vivant se transforme en
du travail mort et rciproquement4.
Reprenons sur ces bases le modle triangulaire du don. Ce que le travailleur
apporte sur le march du travail pour lchanger contre un salaire, cest quelque
chose qui reprsente conomiquement du travail mort, cest--dire la valeur des
biens ncessaires son entretien, qui permettent sa force de travail
dexister, en tant quelle-mme est le produit dun travail dont la valeur estgale celle de ces biens, et cest ce qui lui est pay, rendu par le salaire ;
cest ce point de vue un produit. Mais ce que le capitaliste reoit , en vue
de lexploiter, cest du travail vivant, la possibilit de mettre en oeuvre,
dactiver la puissance dont la force de travail est porteuse lorsquelle est
exploite au-del de ce qui est ncessaire la production des biens servant
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son entretien, durant la portion de son temps o louvrier, ayant cess de
travailler pour lui-mme, travaille pour le capitaliste, cest--dire son profit :
ce nest plus proprement parler un produit, mais cest ce que Marx appelle
assez nigmatiquement une force productive , entendons une force dfinie
par lactivit de production quelle est conditionne mettre en oeuvre. En
jouant sur les termes, on dira que ce que le travailleur aline, cest lusage de
sa Arbeitskraft, sa force de travail en tant quelle est toute constitue
puisquelle fait corps avec lui ; et ce que le capitaliste exploite, cest un
Arbeitsvermgen, qui a tre mis en uvre dans le cadre dune activitproductive travers une procdure dextriorisation. On comprend alors
pourquoi le capitaliste est gagnant, et mme gagnant gagnant, dans un change
qui est en principe gal, et qui est en ralit un march de dupes, comme le
sont la plupart des rapports juridiques, dans la mesure o ils enveloppent, sans
le dire, un rapport qui, lui, nest pas de lordre du juridique.
La question est alors de savoir comment un telle chose, invraisemblable lorsque
le principe en est rvl, peut arriver se raliser dans les faits. Quest-ce qui
amne le travailleur se plier librement , les guillemets sont dans le texte de
Marx, aux conditions de cet trange contrat valeur gale en principe, mais en
principe seulement, puisque seule lune des parties contractantes sort gagnante,et mme gagnante gagnante, dun tel change dont on ne pas dire que
rellement il profite lautre partie qui, elle, sengage dans ce rapport parce
quelle ne peut faire autrement ? On peut expliquer cette anomalie de la manire
suivante : dans le cadre de lchange en question, la rciprocit nest
quapparente parce que, dans le cours mme de lchange, suivant sa
trajectoire propre, ce qui en constitue la matire sest transform. Au dpart de
cette trajectoire, il y a, avons-nous suppos, lArbeitskraft du travailleur, cest-
-dire sa force de travail, entendons sa force de travail personnelle, qui est
incorpore son existence dindividu : et cest en tant quindividu,
prcisment, quil soffre passer en son nom propre le contrat de travail par
lequel il aline lusage de sa force de travail durant un certain temps en changedun salaire. Mais, larrive, cest--dire lorsque lacheteur, le capitaliste,
prend livraison de la marchandise dont il sest port acqureur, celle-ci se
prsente sous un tout nouveau jour : elle est devenue de la force de travail,
exploitable dans des conditions qui ne sont plus celles dune activit de travail
individuelle, marque par les caractres spcifiques attachs aux capacits
dinitiative de la personne qui effectue le travail, mais qui dfinissent une
activit productive en gnral, soumise des normes communes. Sans mme
sen rendre compte, le travailleur, une fois entr dans le rgime du salariat, a
cess dtre la personne quil est, avec son Arbeitskraft individuellement
constitue, et, proprement assujetti, il est devenu lexcutant dune opration
qui dpasse les limites de son existence propre : cette opration, cest le travail social , qui nest plus proprement parler, du moins qui nest plus
seulement son travail lui, mais est du travail, qui doit tre effectu sous des
conditions qui chappent son initiative et son contrle ; ces conditions sont
celles de sa rgulation ou rationalisation, cest--dire de ce qui sappellera la
fin du XIXe sicle, chez Taylor en particulier, organisation du travail , dont le
schma se trouve dj trac chez Marx. Pour reprendre la terminologie que nous
avons prcdemment employe, ce que donne le travailleur, cest lusage de
son corps en tant que celui-ci est porteur dune force qui est la sienne ; et ce
que reoit le capitaliste, en vue de lexploiter son profit, cest le droit de
se servir de cette force en tant que force productive dont les capacits sont
rpertories, calibres, formates, et peut-on dire normalises en fonction deprincipes qui en conditionnent lusage optimal, au sens o on parle du
conditionnement dun produit, opration au terme de laquelle celui-ci est
requalifi en vue de sadapter des rgles communes. Si lchange que
sanctionne le rgime du salariat a lieu, cest parce que, au cours de lchange,
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ce qui sert de vhicule lchange a t transform, sans que celui qui est
demandeur dans ce rapport en ait conscience, ce qui a pour consquence que
cette transformation nest pas prise en compte dans le calcul des termes de
lchange, un change qui seffectue valeur gale tout en tant ingal,
conformment lintrt de celui qui, dans ce mme rapport, occupe la fois la
position de payeur et celle de rcepteur ou de preneur. Ce qui dfinit le mode de
production capitaliste, cest que la force de travail y soit traite comme une
ralit deux faces, donc quelle ne soit pas exactement la mme chose pour
celui qui en est naturellement le porteur et pour celui qui en est devenulutilisateur, ce dont rsulte la possibilit de tirer de son utilisation un profit
dont le capitaliste se rserve le bnfice, sous la forme dune plus-value ou
survaleur (Mehrwert) qui nest pas paye par le salaire et en consquence se
prsente comme un excdent. Tel est le truc sur lequel repose lexploitation
du travailleur qui, tout en restant matre de sa force de travail sest dessaisi de
son usage, comme si son usage ne faisait plus partie de cette force et comme si
cette force existait indpendamment du fait dtre employe : il sagit dun
vritable tour de prestidigitation dont le mcanisme demeure cach, ce qui est
la condition pour quil produise ses effets. Ceci incite largir lextension du
concept de rvolution industrielle, concomitante au dveloppement du
capitalisme : celle-ci a repos sur linvention, outre de machines sophistiques(dont le prototype est la machine vapeur), de la force productive
indispensable pour faire fonctionner ces machines, la force de travail ,
rsultat dune cration technique associe, comme lexplique Foucault aprs
Marx, linstallation de procdures de pouvoir spcifiques. Le machinisme est
un rgime de production complexe qui comprend, ct dun appareillage
matriel, les agents plus ou moins qualifis ou dqualifis qui le font marcher et
qui, du mme coup, sont incorpors son systme en tant que porteurs dune
force de travail destine tre consomme productivement. Cest prcisment
ce que font voir les images montres par Chaplin dans son film Les Temps
modernes : celles-ci prsentent une analyse particulirement forte du mode de
travail propre au capitalisme industriel, dans lequel machines inanimes etmachines humaines sont troitement intriques les unes aux autres.
Lexcdent engendr par lexploitation de la force de travail est par dfinition
variable, dans la mesure o il est lui-mme le rsultat dune variation. Pour en
calculer thoriquement le taux, Marx se sert du modle de la journe de travail
, la totalit du temps pendant lequel, chaque jour ouvrable (et, comme nous
lavons signal, au XIXe sicle, les travailleurs manuels sont gnralement
employs la journe , ce qui assure leur utilisation un maximum de
flexibilit), louvrier sest engag travailler, donc activer sa force de travail
sous les conditions qui lui sont imposes par lentrepreneur. Cette journe de
travail est idalement reprsente sous la forme dun segment susceptibledtre dcoup en ses lments, qui correspondent, selon lanalyse propose par
Marx, deux priodes de temps distinctes : celle consacre du travail
ncessaire (notwendige Arbeit) et celle consacre du surtravail
(Mehrarbeit, surplus labour). Le travail ncessaire est celui qui est accompli en
vue de produire une quantit de valeur quivalente celle requise pour
lentretien de la force de travail en tant quArbeitskraft : cest cette valeur qui
est effectivement paye par le salaire vers louvrier en change du droit
dexploiter sa force de travail, alors mme que le rsultat de cette exploitation
reprsente une valeur qui nest pas la mme que celle rmunre par le salaire.
Le surtravail correspond formellement lautre partie de la journe durant
laquelle louvrier accomplit des tches qui ne sont pas rmunres par sonsalaire parce quelles produisent une quantit de valeur en excdent par rapport
celle ncessaire lentretien de sa force de travail, quantit de valeur qui, en
consquence, reprsente, dans le cadre de laccomplissement du procs de
travail o est mis en uvre le Vermgenskraft, lactivit productrice dont
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lexploitation dgage un supplment de valeur, Mehrwert. Il ne faut cependant
pas perdre de vue que ce dcoupage de la journe de travail en deux moments,
reprsents par des sous-segments, qui se succdent sur une mme ligne, na
de signification quen thorie : cest seulement en vue de calculer formellement
le taux dexploitation de la force de travail quil est suppos que, jusqu une
certaine heure de la journe, louvrier, en accomplissant du travail ncessaire,
travaille pour soi-mme, et que, au-del de cette limite, il travaille pour le
bnfice exclusif de son employeur ; en ralit, cest de la premire la
dernire heure, chaque moment o louvrier active sa force de travail, que sontemps se compose dans une proportion dtermine de travail ncessaire et de
surtravail entre lesquels la frontire nest pas nettement discernable ; ceci est
rendu possible par le fait que sa force de travail est, linsu mme du
travailleur qui il est impossible de savoir quand il travaille encore pour lui et
quand il ne travaille plus pour lui, simultanment exploite sous deux faces, en
tant quArbeitskraft, dont la valeur est mesure par la quantit de travail
ncessaire pour la produire, et en tant que Vermgenskraft, dont la valeur est
mesure par la quantit de travail quelle est susceptible de produire. Ceci dit,
cest sur la base de cette rpartition formelle, pour la commodit de sa
dmonstration, que Marx introduit la distinction capitale entre plus-value ou
survaleur absolue ( laquelle est consacre la troisime section du livre I duCapital) et plus-value ou survaleur relative ( laquelle est consacre la quatrime
section, cest--dire la partie du texte qui a particulirement intress Foucault
pour des raison qui demeurent prciser).
Soit donc la reprsentation de la journe de travail comme une ligne (oriente,
puisquelle reprsente un coulement temporel parcouru dans un certain sens)
divise en deux parties qui sont censes se succder :
Lintrt du capitaliste est de modifier en sa faveur la proportion entre les deux
quantits de temps ainsi reprsentes, dont la premire (a), si elle ne lui cote
rien puisque la valeur sen retrouve intgralement dans le produit dont il garde
la proprit, ne lui rapporte rien, alors que seule la seconde reprsente pour lui
un profit, parce quil na pas eu besoin, pour disposer des biens quelle produit,
dinvestir la quantit de valeur reprsente par le rglement dun salaire. Pour
parvenir modifier en sa faveur le rapport entre ces deux lments a et b, le
capitaliste peut, selon lexplication propose par Marx, emprunter deux voies :
allonger le sous-segment de droite, celui qui lintresse parce quil lui rapporte,
soit en le prolongeant vers lavant (il produit alors de la plus-value ou de la
survaleur absolue), soit en le tirant vers larrire, de manire grignoter sur la
longueur du premier segment (il produit alors de la plus-value ou de la survaleur
relative).
Concrtement, la premire solution consiste tirer autant que cela est possible
la dure de la partie de la journe vitale consacre laccomplissement de
tches productives, en repoussant lheure o finit le travail : louvrier, au lieu
de travailler un temps total de dure x, va travailler pendant un temps de dure
x+x, puis de x+x+x, etc, par exemple, si on prend 12 h dactivit
laborieuse pour donne de dpart, 14h, 16h, 18h, Cette augmentation
tendancielle rencontre cependant une limite naturelle qui est que la journe
astronomique a une dure fixe de 24 heures : si le capitaliste pouvait prolonger
cette dure au-del, donc trouver la procdure technique permettant que, au
lieu de 24 h, elle dure, pourquoi pas ?, 26 heures, 28 heures, ce qui lui offrirait
la possibilit de produire davantage de plus-value absolue, il nhsiterait pas
une seconde le faire ; mais cette procdure, il ne la pas encore trouve (peut-
tre y parviendrait-il en envoyant ses ouvriers travailler sur une autre plante
sans modifier les conditions de salaire ; mais cela risquerait de lui coter trs
cher en moyens de transport, ce qui rendrait lopration peu rentable). Dautre
part, indpendamment de ce butoir son grand regret infranchissable impos
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par les conditions naturelles, la tendance accrotre la production de plus-value
absolue rencontre deux limites : dune part, sil veut pleinement profiter de la
force de travail de louvrier au moins pendant une priode correspondant au
temps pour lequel il lui a vers un salaire, il faut quand mme quil concde une
priode de relche, de non-travail, consacre non au loisir improductif mais au
repos rparateur, et plus gnralement aux gestes dentretien et de
renouvellement de cette force de travail, se nourrir, ventuellement procrer, et
dans ce cas disposer dun peu de temps consacrer aux enfants, car, si il ne le
faisait pas ses capacits seraient vites puises (comme lagriculture intensivepeut, au-del de certaines limites, puiser le rendement dun sol), la formule
image qui nonce que louvrier se tue la tche nayant plus alors valeur
mtaphorique ; le capitaliste, qui use de la force de travail, doit tenir compte du
fait que celle-ci suse, et que son pouvoir se dissiperait compltement si ntait
pas accord le temps, ft-ce un minimum, destin le rgnrer. Lautre limite
que rencontre la tendance accrotre la production de survaleur ou plus-value
absolue est que linsatiabilit de lemployeur qui le pousse aller toujours plus
loin dans ce sens, donc augmenter sans cesse un peu plus la dure du temps de
travail, gnre, par sa dmesure mme, une rsistance : un certain moment,
les ouvriers qui on en demande toujours davantage, et qui prennent
conscience que trop cest trop, comprennent quil est de leur intrt de fairefront collectivement pour avancer leurs revendications, ce que redoute
particulirement le capitaliste, car, pour que son entreprise dextorsion de plus-
value produise un maximum de rendement, il est indispensable quil ait affaire
des travailleurs qui se prsentent face lui un un, comme des travailleurs
individuels, dont il exploite les divisions, et non runis en groupe, ce qui accrot
leur capacit de rsistance. Cette rsistance, dont les ouvriers prennent
linitiative, prsente en outre linconvnient, lorsquelle revt une forme
collective, de devenir publique : or le capitaliste a horreur de la publicit ! Il ne
veut surtout pas quon vienne mettre le nez dans ses affaires, quil entend
mener sa guise ! Et, ce qui le drange et lexaspre particulirement,
lorsquelles ont atteint un certain niveau de publicit, les revendications destravailleurs, officialises, sont invitablement relayes par des organes ou des
appareils publics, et alors surgit lide de rglementer par la loi le temps de
travail, en particulier de limiter la dure du travail des enfants, une procdure
qui, une fois engage, se propage au travail des adolescents, puis des adultes ;
des inspecteurs, qui ne sont pas tous acquis au point de vue de lentrepreneur,
et qui, quelle troitesse desprit de leur part ! quelle candeur !, prtendent
navoir en tte que dappliquer la lgislation en vigueur, se mettent visiter les
ateliers, faire des rapports, rpertorier des dommages, distribuer des
contraventions, etc., etc., ce qui, au point de vue de lentrepreneur est
insupportable, car il entend, en tant que propritaire de son entreprise, rester
matre absolu chez lui et ne veut pas entendre parler dun contrle extrieur surses activits. Le long chapitre 8 de la troisime section du livre I du Capital sur
La journe de travail (chapitre 10 de ldition franaise ralise sous le
contrle de Marx par Joseph Roy) exploite en rapport ce thme une abondante
(et terrifiante) documentation, dont Engels stait dj servi pour crire, en
1845, son livre sur La situation de la classe laborieuse en Angleterre (daprs
les observations de lauteur et des sources authentiques) , qui est lun des
textes fondateurs de ce qui sest appel plus tard sociologie du travail . Les
polmiques actuelles autour de la question des 35 heures dmontrent que ce
chapitre des luttes ouvrires nest toujours pas referm, et que les
entrepreneurs capitalistes nont pas renonc tirer de lexploitation de la force
de travail un maximum de plus-value ou de survaleur absolue, en dplorant lesconcessions que le rapports de forces les a obligs consentir, de trs mauvais
gr, ce sujet, avec lespoir maintenu en permanence de revenir sur elles
chaque fois que loccasion sen prsente, et concrtement dallonger la dure du
travail ( salaire gal bien entendu).
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Lorsque la possibilit daccrotre la production de plus-value ou de survaleur
absolue est, en dpit de ses tentatives, bloque, le capitaliste garde celle de se
tourner de lautre ct, donc daugmenter la longueur du sous-segment b du
schma densemble de la journe de travail en ltirant, non vers la droite, dans
le sens de la production de survaleur ou de plus-value absolue, mais vers la
gauche, dans celui de la production de survaleur ou de plus-value relative.
Comment s y prend-il pour y arriver ? Comme il sy connat en calcul de cots, ce
qui est sa spcialit, il ralise que cette opration, qui a pour but de rduire au
minimum la part de temps consacre au travail ncessaire, a pour condition quesoit diminue la valeur de la force de travail proprement dite, cest--dire de
lArbeitskraft rmunre par le salaire qui paie le travail ncessaire, rien de plus
: et, pour cela, il ny a pas dautre moyen que de faire baisser le cot gnral
des marchandises, ce qui, automatiquement, entranera une diminution de la
valeur engage dans lentretien de lArbeitskraft, sans que cette diminution
saccompagne dune diminution de la quantit de valeur engendre par lactivit
productive en tant que mise en uvre de la Vermgenskraft. Non seulement
cette quantit de valeur ne diminuera pas, mais elle augmentera : il faudra pour
cela que la mme dure de temps de travail, paye moins cher, cre davantage
de valeur, cette diminution et cette augmentation tant strictement corrlatives
lune lautre. Autrement dit, pour accrotre son profit, le capitaliste va fairefond sur la productivit de la force de travail en tant que force productive
dont, dans un mme laps de temps, la production de plus-value ou de survaleur
absolue ayant t provisoirement stabilise, il va lui devenir possible de tirer
une quantit de valeur plus grande, au titre de plus-value ou survaleur relative.
Cest cette notion de productivit qui permet de rendre compte du mode de
production capitaliste en allant jusqu son cur mme, cest--dire ce qui
reprsente son principe vital, son moteur.
La force de travail comme force productive
Que faut-il entendre par productivit de la force de travail ? Pour le savoir, ilfaut revenir sur la notion de force productive , dont la porte est cruciale
cet gard. De prcieux lments dexplication sont apports sur ce sujet, dans
le Dictionnaire critique du marxisme ralis sous la responsabilit de G. Labica
(PUF 1982), par larticle force(s) productive(s) rdig par J. P. Lefebvre. Par
forces productives, Produktivkrfte, au pluriel, il faut entendre lensemble des
lments physiques et organiques qui interviennent dans le droulement du
procs de travail : cest--dire la fois les moyens naturels et artificiels servant
la production et les dispositions corporelles que les travailleurs activent en vue
demployer ces moyens la fabrication de biens matriels, ce qui est le but final
de la production artisanale et industrielle. Lorsque le texte de Marx exploite
cette mme notion au singulier, Produktivkraft, non dailleurs sans un certainflottement sur le plan de la terminologie, il lui fait signifier, non des tres
existants, que ceux-ci soient des matires naturelles, des instruments
techniques ou des corps vivants, mais, ce qui est tout autre chose, une capacit
dont la force est porteuse en tant que sa ralit est dynamique au sens
propre du terme, cest--dire reprsente une puissance , un Vermgen. La
dunamis, au sens aristotlicien (Mtaphysique delta, 12), cest le principe du
mouvement ou du changement quelconque dans un autre tre en tant quil est
autre ; elle exprime le procs tendanciel et continu travers lequel ce qui,
existant dabord en puissance , est destin, si les conditions sont pour cela
runies, se raliser en acte : par exemple, lorsque lart du mdecin
parvient transformer un corps malade en un corps sain, ce qui est unchangement dtat de ce corps, il le fait en exerant la vertu qui lui est
attache spcifiquement et qui rend cet art dont le mdecin dispose agissant.
Dans cette perspective, la force est cense reprsenter la cause laquelle est
imput un changement : avant que ce changement se soit produit ou ait t
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produit, elle existe au titre dune virtualit qui ne se ralise que lorsque le
changement est devenu effectif, cest--dire lorsque de la cause ont t
dgags tous ses effets ; la rfrence la puissance assigne cette virtualit
une quasi existence, intermdiaire entre tre et non-tre, et de ce fait marque
par une ineffaable ambigut, pour autant que ce quelle est dj , elle ne
lest pas encore , deux formules dans lesquelles le verbe tre a deux
valeurs diffrentes quil confond sous un mme terme. Le capitaliste tire le
meilleur parti de cette ambigut : il paie avec le salaire la force de travail pour
ce quelle est dj , en tant quArbeitskraft, en se rservant le droit delutiliser pour ce quelle nest pas encore , en tant quArbeitsvermgen, que,
pour le mettre en uvre, il entend faonner son gr. Comme nous lavons vu,
le prodige opr par le rgime du salariat consiste sparer la force de son
action, en crant artificiellement les conditions qui permettent quune force
puisse tre considre indpendamment de son action, comme si une force qui
nagirait pas, qui ne serait pas agissante, serait encore une force, ce qui, dun
point de vue physique, est, davantage encore quun mystre, une absurdit.
Pour un philosophe positif comme Auguste Comte, linterprtation causaliste de
la force et de son action est entache de prsupposs mtaphysiques, ce qui
rend parfaitement vaine sa prtention rendre compte objectivement desphnomnes rels dont elle ne propose, au mieux, quune description
approximative : dire que, si lopium fait dormir, cest parce quil est dot dune
vertu dormitive qui constitue sa puissance ou sa force propre, de laquelle il tire
sa capacit dagir, ne fait en rien avancer la connaissance, sinon en suscitant de
toutes pices la fiction dune vertu qui disposerait dune existence
indpendante de son actualisation et, en consquence, la prcderait, en ce
sens quelle serait dj avant mme que celle-ci ne se soit produite, donc
sans que celle-ci ait encore eu lieu. En consquence, lorsque la mcanique
rationnelle, qui est une branche des mathmatiques, ce qui lui pargne
lobligation de se confronter aux donnes de lexprience, exploite la notion de
force , et nonce, comme le fait Newton, des lois de laction des forces, ilfaut se garder dattribuer cette notion une ralit physique, et il faut la
maintenir dans le rle de concept abstrait ou de construction intellectuelle qui a
une valeur dmonstrative, mais certainement pas une valeur explicative au sens
dune explication causale : noncer que les forces sont les causes du mouvement
quelles engendrent, cest tout simplement ne rien dire du tout ; cest pourquoi
la mcanique renonce valuer les forces pour elles-mmes, et se contente de
calculer leur travail , reprsent par leurs effets rels.
A ce point de vue, on pourrait dire que le capitaliste, lorsquil tourne son intrt
vers la force de travail de ses ouvriers, quil a acquis le droit dutiliser en
change dun salaire, en traitant celle-ci comme une force productive dont il
envisage damliorer la productivit, dans la perspective de la production dune
plus-value ou survaleur relative, fait lui-mme de la mtaphysique, sous une
forme non pas thorique mais pratique ; et cette sorte particulire de
mtaphysique, il la fait, non pendant ses heures de loisir titre de drivatif ou
de gymnastique intellectuelle, comme il ferait des mots croiss, mais tout le
temps de la journe ouvrable consacre la production, en faisant franchir les
murs de son entreprise des notions comme celles de force , de puissance
et de cause , ce qui a pour consquence de les faire passer dans la ralit,
de concrtiser ces fictions, ces crations de lesprit, dont il se sert alors avec
une efficacit redoutable : mieux que ne le ferait un philosophe avec des
dmonstrations abstraites, il dmontre ainsi, feuille de paie et organigrammedorganisation des tches en mains, que, la mtaphysique, a marche on ne
peut plus matriellement, condition quon sache la prendre par le bon bout, en
la faisant entrer lusine. On pourrait, en passant, tirer de l une nouvelle et
dcapante dfinition de la mtaphysique : dans ce contexte un peu particulier,
elle se ramne un mcanisme qui permet de faire du profit, ce qui nest tout
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de mme pas rien. Cela veut dire que le capitalisme, entre autres innovations
qui ont chang le cours de lhistoire, a trouv le moyen, le procd, le truc ,
qui permet de faire passer en pratique des concepts abstraits dans la ralit, ce
qui est la marque propre de son gnie .
Quest-ce en effet que cette fameuse productivit attribue la force de travail
en vue de la qualifier, ou plutt de la requalifier ? Cest la vertu ou
puissance susceptible de lui tre attribue lorsquon se met la considrer et
la traiter matriellement comme une force productive , au sens dunecapacit mettre en acte qui, non seulement est mesurable sur le papier, mais
peut tre module, modifie dans la perspective de son augmentation : tel est
en effet lobjectif que poursuit la rationalisation du travail qui, en le soumettant
des normes, et en faisant bouger ces normes, en intensifie la productivit .
Dans une telle perspective, la norme prsente une dimension non seulement
constative mais performative : elle ne sert pas seulement reprer un tat
moyen quelle recense comme normal , mais elle devient normative ,
cest--dire quelle exerce une action transformatrice sur la ralit laquelle
elle sapplique, quelle apprhende, non telle quelle est, mais telle quelle peut
devenir, si on en amliore les potentialits. Cest ce thme qui avait t abord
par Didier Deleule et Franois Gury dans leur petit ouvrage sur Le corpsproductif (d. Repres-Mame, 1972), o ils attiraient lattention sur le fait que
ce nest pas du tout la mme chose de traiter la force de travail en tant que
force productrice et en tant que force productive. Si le capitaliste payait avec le
salaire la force de travail en tant que force productrice, cela le placerait
formellement dans lobligation de restituer au travailleur une quantit de valeur
gale celle que produit effectivement son travail : et alors serait vrifie la
thse de lconomie ricardienne selon laquelle le travail de louvrier est pay
sa valeur relle. Mais, bien videmment, une telle chose ne peut intresser le
capitaliste parce que, mme si cette opration crait de la valeur, elle ne lui
rapporterait aucun profit, ou du moins lobligerait partager avec les
travailleurs quil emploie le surplus de valeur engendr par lactivation de leurforce de travail : sil sen tenait lexploitation de la force de travail de ses
ouvriers mesure en fonction de ses rsultats, cest--dire de ce quelle produit
rellement en termes de valeur, dune telle dmarche ne se dgagerait aucune
croissance au sens o il lentend, cest--dire au sens de laugmentation de la
valeur du capital, de son capital dont il partage la proprit avec ses
actionnaires, les seuls qui il ait rendre des comptes au sujet de la faon dont
il le gre. Cest pourquoi la force de travail quil emploie lintresse, au sens
fort du terme, en tant quelle est, non pas productrice, mais productive, ce qui
ouvre la possibilit de la traiter, non comme une force en acte, telle quelle
est dj , mais comme une force en puissance, telle quelle nest pas encore
, comme telle porteuse de virtualits sur lesquelles peuvent tre exercs unepression et un contrle allant dans le sens de leur intensification.
La notion de travail vivant accde alors une nouvelle dimension. Le travail
vivant, cest le travail en tant quil est, non seulement producteur, mais
productif, cest--dire quil met en uvre une force de travail traite comme
une force productive , qui produit de la valeur dans des conditions sur
lesquelles il est possible dintervenir en jouant sur les possibilits de
transformation dont la vie, en raison de sa plasticit, de son adaptibilit, est
crdite. Le thme actuellement trs en vogue de la flexibilit se trouve au
cur de cette problmatique, que matrise parfaitement une praticienne de la
mtaphysique du calibre dune Mme Parisot, qui fait de la mtaphysique sans lesavoir, ce qui rend sa spculation particulirement efficace. Le capitalisme,
parce quil prend la force de travail comme une force productive, et non comme
une force productrice, sautorise la traiter avec un maximum de souplesse, car
il a tout y gagner : il rejette avec la dernire nergie les rgles que la
lgislation prtend lui imposer, sous prtexte que ces rgles rigidifient une
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ralit quil considre, lui, comme vivante, et en consquence mallable, sur le
modle dun animal sauvage quil semploie dompter, de manire lui faire
excuter des tours surprenants dont on ne limaginerait pas premire vue
capable, traverser des cerceaux enflamms, tourner de plus en plus vite dans un
cylindre en mouvement, etc., etc.. De ces exercices de haute voltige dont la
production capitaliste a fait sa spcialit, ce connaisseur en mtaphysique dune
autre classe que Mme Parisot quest Charles Spencer Chaplin a donn une
visualisation saisissante dans les squences de son film Les Temps Modernes o
lon voit son hros, Charlot, entran dans les mcanismes de la productionindustrielle avec lesquels il finit par faire si souplement corps que, malax par
leurs courroies de transmission, il se fond en eux jusqu sy identifier
totalement : il devient visseur acclr de boulons5, au point de ne plus savoir
ni pouvoir rien faire dautre quand il est sorti de lusine, ce qui est une manire
de faire comprendre que sa force ne lui appartient plus dans la mesure
mme o elle a t spare de lui. Bien sr, cet amnagement de ses capacits,
qui rend sa force de travail productive dans le sens qui convient au
capitaliste, a pour effet de crer une nouvelle rigidit, qui le rive troitement
la fonction qui lui est assigne, fonction quil doit remplir selon des normes qui
lui sont, au sens fort du terme fixes , et quil est dans lobligation de
respecter. Cest par ce moyen que la souplesse recre de la rigidit : lecapitaliste ne se contente pas dtre mtaphysicien ; il est dialecticien, il
rconcilie les contraires, ce qui est sa faon lui de composer les forces quil
exploite, non seulement en en traant le paralllogramme, comme le fait le
mathmaticien, mais en les forant rentrer dans le schma quil a tabli en
fonction de ses intrts, qui consistent tirer des moyens de production dont il
dispose, y compris les forces de travail de ses ouvriers, un maximum de profit,
en particulier en leur faisant produire de la plus-value relative.
Un passage du texte de Marx illustre ce point de manire frappante. Ce passage,
qui se trouve la fin du chapitre 12, Division du travail et manufacture
(chap. 14 de ldition Roy), met en vidence le contraste entre la forme queprend la division du travail lintrieur de lentreprise, telle quelle seffectue
dj sous le contrle du capitaliste manufacturier, donc avant mme quait t
dvelopp le systme du machinisme industriel, et celle quelle prend dans le
cadre plus large de la socit :
Dans la manufacture, cest la loi dairain du nombre proportionnel ou de la
proportionnalit qui subsume des masses dtermines de travailleurs sous des
fonctions dtermines, au lieu de quoi, dans la socit, cest le hasard et
larbitraire qui mnent leur jeu bariol dans la rpartition des producteurs de
marchandises et de leurs moyens de production entre les diffrentes branches
sociales du travail La division manufacturire du travail suppose lautorit
inconditionnelle du capital sur des hommes qui ne sont que de simples membres
du mcanisme global qui lui est soumis ; la division sociale du travail met face
face des producteurs de marchandises indpendants, qui ne reconnaissent
dautre autorit que celle de la concurrence, de la contrainte que la pression de
leurs intrts rciproques exerce sur eux, de la mme manire que dans le
monde animal la guerre de tous contre tous maintient plus ou moins en vie
les conditions dexistence de toutes les espces. Cest pourquoi la mme
conscience bourgeoise, qui clbre la division manufacturire du travail,
lannexion vie du travailleur une opration de dtail et la soumission
inconditionnelle du travailleur partiel au capital comme une organisation du
travail qui augmente sa force productive, dnonce tout aussi fortement lemoindre contrle social conscient et la moindre rgulation du procs social
comme une atteinte aux inviolables droits de la proprit, de la libert et du
gnie autodispens des capitalistes individuels. Il est tout fait
caractristique que les mmes personnes qui font lapologie enthousiaste du
systme des fabriques, ne trouvent rien dire de pire contre toute ide
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dorganisation gnrale du travail social que celle-ci transformerait la socit
tout entire en une vaste fabrique. 6.
Dans cette page, Marx pingle le paradoxe du discours libral, qui donne sa
trame lidologie bourgeoise : si celui-ci fait lapologie du laisser faire, de la
drgulation, du non-interventionnisme, cest pour mieux fonder une thorie de
lautorit, qui prend la forme de lannexion vie du travailleur une
opration de dtail et de la soumission inconditionnelle du travailleur partiel au
capital comme une organisation du travail qui augmente sa force productive .Cest donc bien une relation de pouvoir qui sous-tend le traitement de la force
de travail comme une force, non seulement productrice, mais dote dune dose
gradue, et graduellement amliorable, de productivit impose au travailleur
individuel, alors dpossd de toute initiative quant la manire dont sa force
de travail est employe, tous les sens du terme exploite, dans le cadre du
systme dont il est devenu un rouage. La libert, ce mot quil a sans cesse la
bouche, cest pour lui exclusivement que le capitaliste la revendique, afin den
faire un outil dasservissement des classes laborieuses auxquelles il ne demande
pas leur avis, ni a fortiori leur consentement, pour les plier aux normes de
productivit dont il a fait, lui, laptre de la libert, une loi dairain .
Aujourdhui, prs de deux sicles aprs que se soit mis en place, durant lapremire moiti du XIXe sicle, le rgime des fabriques qui a concid avec le
dchanement du capitalisme sauvage, le discours du patronat na pas boug
dun pouce : la libert, cest ma libert moi, do dcoule le droit illimit
dasservir autrui, condition de la production dune plus-value ou survaleur sous
ses deux formes absolue et relative.
Cest donc bien sur le plan o se droule concrtement le procs de travail que
se met en place, travers les formes mmes sous lesquelles le travail est
organis, cest--dire en fait dirig, un systme de pouvoir et
dassujettissement qui concilie miraculeusement les valeurs opposes de la
ncessit et de la libert. Une fois quil a alin lusage de sa force de travail en
change dun salaire, le travailleur sest comme scind en deux et devient un
sujet divis, surdtermin. Pour une part, il reste la personne quil est,
attache son existence corporelle dont il conserve jusqu la mort la proprit
inviolable, que, souvent, il trane derrire lui comme un fardeau, car il lui faut la
nourrir, la loger, la soigner, la reproduire (en faisant des enfants), tout cela, le
plus souvent, ses frais et sous sa responsabilit, mme dans les cas o il ne
dispose pas des moyens matriels suffisants pour lassumer ; pour une autre
part, il sest transform en un tre dont la puissance ne relve plus seulement
des exigences conformes ses conditions propres dexistence parce que son
usage, sa mise en uvre, ont t placs sous la dpendance de rgles qui les
transcendent, et il est devenu un sujet productif. Il est porteur et dtenteur
dune force de travail partage entre une Arbeitskraft qui lui appartient et dont
il a le soin exclusif et un Arbeitsvermgen remodelable volont, dont la
substance, la Kraft, a t assouplie, flexibilise, de faon ce quelle puisse
tre plus troitement annexe au type de tche qui lui a t assign, au niveau
de productivit auquel elle doit se conformer. La ncess it dans la libert : cest
la grande invention du capitalisme. Et, de fait, il fallait y penser, et trouver les
procdures concrtes qui permettent de mettre cette ide en oeuvre.
Ce systme de pouvoir, qui dissout lopposition de la ncessit et de la libert,
est dun type particulier, propre lpoque de la rvolution industrielle, et au
type de socit que celle-ci met en place, qui est, selon la terminologie utilise
par Foucault, une socit de normes : celle-ci suppose une complte redfinition
de la notion mme de pouvoir. Car, pour que la chose marche, pour que le
miracle dialectique se produise, il faut que la relation quelle met en jeu ait
cess de prendre la forme dun pouvoir surplombant, dont lautorit consiste en
la ralisation dun ordre extrieur, et revt en consquence le caractre dune
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contrainte formelle, dont laction est avant tout rpressive et ngative. Tout au
contraire, et cest ce qui dfinit lentreprise de normalisation en laquelle
consiste lorganisation du travail qui en amliore la productivit de manire
accrotre la production de plus-value relative, il faut que son intervention, au
lieu de se prsenter comme un ordre tomb du ciel, adhre au plus prs la
ralit vivante, la force de travail comme force productive , sur laquelle
elle cherche exercer son emprise, et quelle russisse la pntrer
intimement, la possder dans son tre mme. A ce point de vue, elle prsente
le caractre dune vritable recration, qui correspond au passage uneseconde nature.
Sous cette appellation de seconde nature, on range un plan de ralit
foncirement quivoque, ambigu, qui est une nature sans en tre une, et
prsente la caractre paradoxal dune nature qui ne serait pas naturelle ,
donc une nature, non pas donne telle quelle, mais produite, engendre,
fabrique de toutes pices, ce qui la dispose devenir elle-mme productive
, amnageable, transformable, en vue dtre conforme des objectifs de
croissance : issue dun changement, elle souvre des possibilits permanentes
de changement, do ressort un ordre dont la persistance saffirme sous le
principe de la transformation. Il sagit donc dune condition instable, qui tiresa substance mme de son instabilit, en labsence dune base ou fondement et
dune fin qui lassureraient en elle-mme dans labsolu : elle reprsente le
mme sous la figure de lautre, la permanence dans la forme de la nouveaut.
La grande mtaphysicienne pratique quest Mme Parisot pourrait reprendre
son compte la parole de Nietzsche selon laquelle lhomme est lanimal dont le
type nest pas encore fix (das noch nicht festgestellte Tier) , tout le sens de
cette formule se trouvant concentr dans le pas encore (noch nicht), qui
signale la foncire prcarit dune forme dexistence la recherche de son
accomplissement vers lequel elle ne cesse de tendre prcisment dans la mesure
o elle ny parvient jamais. On peut dire que, si lhumain, et avec lui la force
humaine de travail dont la mise en uvre constitue le travail vivant, relvedune seconde nature, cest parce que tout dans sa nature , ou prtendue
telle, est potentiellement second , cest--dire non pas proprement parler
driv, mais relevant dune secondarit absolue, qui ne se rfre aucune base
ou fondement. En arrire de la thmatique de la seconde nature, se trouve donc
une procdure de dsappropriation, qui surmonte lalternative de lordre pur et
du pur dsordre : elle reprsente ce mixte incertain, indfiniment flexible et
manipulable, dordre et de dsordre, prt tout moment basculer dun ct ou
de lautre, au cours dun processus tous les sens du mot sans fin, poursuivant
une opration qui fouille, non vers le haut, mais vers le bas, en senfonant
toujours un peu plus dans les profondeurs de linaccompli, du pas encore fix
, o lide de productivit accde la plnitude de son sens7.
Quest-ce qui autorise la seconde nature se prsenter encore comme une
nature, alors mme quelle nest plus la nature ou de la nature ? Cest le
fait quelle oriente les comportements humains sans jamais apparatre la
conscience comme le principe qui les dirige, ce qui est la condition principale de
son efficacit : elle agit sous les espces, cest--dire en fait les apparences, de
la spontanit. Appartenir la seconde nature, cest vivre une condition force
en lui reconnaissant les allures de lvidence, donc en ayant dentre de jeu
renonc sinterroger sur ses raisons dtre, les fins auxquelles elle rpond, et
les limites dtermines lintrieur desquelles ces fins prennent place. Cest en
gros ce que Bourdieu a essay danalyser sous le concept dhabitus, et Foucaultsous celui de discipline. Lorsquil avance le concept dhabitus (quil dfinit
comme systme de dispositions durables et transposables, structures
structures disposes fonctionner comme structures structurantes, cest--
dire en tant que principes gnrateurs de pratiques et de reprsentations qui
peuvent tre objectivement adaptes leur but sans supposer la vise
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8/14/2019 Le Sujet Productif Pierre Macherey
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consciente de fins et la matrise expresse des oprations ncessaires pour les
atteindre , in Le sens pratique, d. du Seuil, 1980, p. 88-89), Bourdieu rcuse
la tentation de le placer sous lhorizon des doctrines de la servitude volontaire
, qui ont le tort ses yeux de rinjecter une certaine dose de prise de
conscience dans le fait de suivre ou de se prter un type de comportement
acquis sans mme quon ait sen rendre compte, et quon suit de faon
machinale, tout naturellement dirait-on, ceci prs que ce naturel relve de
la seconde, et non de la premire nature. Dans un esprit voisin, Foucault refuse
de concevoir la discipline comme un ordre ou une incitation descendus de lmedans le corps : car cest sur le seul plan du corps et des puissances qui lui sont
reconnues quelle se met en place de faon ttonnante, en sappuyant sur des
stratgies de formation qui, sur le plan de leur fonctionnement, nobissent
aucune finalit dfinie, susceptible dtre apprhende en conscience. Cest le
sens de la dfinition de la discipline propose dans la confrence sur Les
mailles du pouvoir :
La discipline est, au fond, le mcanisme de pouvoir par lequel nous arrivons
contrler dans le corps social jusquaux lments les plus tnus, par lesquels
nous arrivons atteindre les atomes sociaux eux-mmes, cest--dire les
individus. Techniques de lindividualisation du pouvoir. Comment surveillerquelquun, comment contrler sa conduite, son comportement, ses aptitudes,
comment intensifier sa performance, multiplier ses capacits, comment le
mettre la place o il sera le plus utile : voil ce quest, mon sens, la
discipline. (DE, d. cit., t. IV, p. 191)
Lorsque Foucault parle, comme il le fait ici, du mcanisme par lequel nous
arrivons contrler , formule qui parat confondre les positions occupes par
lanalyste du systme et par celui qui le fait fonctionner son bnfice, et non
du mcanisme par lequel on arrive contrler , ce qui revient dissocier
ces positions, il veut sans doute signaler que lexistence dun tel systme est
consubstantiel ce quil appelle par ailleurs ontologie du prsent , au sens
dun prsent qui ne peut tre que le ntre, et donc concider avec notre poque
historique. Justement, sur le plan de notre actualit laquelle il est strictement
adapt comme peut ltre une technologie qui vise lefficacit, le mcanisme
disciplinaire simpose sous les apparences du naturel : il ne va pas de soi de le
considrer distance et de le ramener son principe moteur, ce que Marx, par
un tour de force, est cependant parvenu faire.
En consquence, tre soumis lordre ou au dsordre dune seconde nature,
selon les voies propres une discipline ou un habitus, cela fait lconomie du
rituel de lacceptation raisonne et dlibre : mais cest tre pli sans
discussion possible la rgle du cest comme a qui carte toute perspective
de rflexion et de prise de distance gnratrices de contestation. Il sagit donc
dune forme dassujettissement qui engendre le sujet auquel elle sapplique en
le recrant de part en part ab initio, sans lui reconnatre une ralit antrieure,
pralable son imposition, prconstitue. Lorsquil fonctionne dans de telles
conditions, le commandement surmonte lalternative de la violence et du
consensus, comme Foucault lexplique dans son tude sur Le sujet et le
pouvoir (1982), o il crit :
Lexercice du pouvoir peut bien susciter autant dacceptation quon voudra : il
peut accumuler les morts et sabriter derrire toutes les menaces quon peut
imaginer. Il nest pas en lui-mme une violence qui saurait parfois se cacher, ou
un consentement qui, implicitement, se reconduirait. Il est un ensembledactions sur des actions possibles : il opre sur le champ de possibilit o vient
sinscrire le comportement de sujets agissants : il incite, il induit, il dtourne, il
facilite ou rend plus difficile, il largit ou il limite, il rend plus ou moins probable
; la limite il contraint ou empche absolument ; mais il est bien toujours une
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manire dagir sur un ou des sujets agissants, et ce en tant quils agissent ou
sont susceptibles dagir Gouverner, en ce sens, cest structurer le champ
daction ventuelle des autres. (DE, t. IV, p. 236-237)
Le nouveau pouvoir ainsi mis en place est celui qui sexerce sur des actions, non
pas relles, donc dj effectues, mais possibles, dont il anticipe lexcution en
structurant le champ daction ventuelle o elles vont venir prendre place.
Ce champ daction ventuelle est prcisment ce qui constitue une seconde
nature, dont les sujets sont configurs de manire rpondre ce quon
attend deux, sans quon aie besoin ni de les persuader, ni de les forcer, car ils
sont eux-mmes des sujets possibles , cueillis ds leur naissance et forms
de manire tre gouvernables, cest--dire, dans la perspective que nous
avons adopte en revenant aux analyses de Marx, conomiquement productifs
. Lhomo oeconomicus, dont cette structure effectue lintgration est une
fiction, en ce sens que sa ralit ou sa nature a t forge de toutes pices,
au titre dune seconde nature ; mais, par la force des choses, cette fiction est
devenue relle partir du moment o elle est devenue historiquement partie
prenante au fonctionnement des mcanismes quelle sert aveuglment.
On comprend alors pourquoi Bourdieu et Foucault, de manire convergente,
cartent la rfrence lidologie, qui prtend interposer entre les hommes,
leurs dispositions naturelles, et les formes historiques dans lesquelles celles-ci
sont exploites une couche intermdiaire occupe par des reprsentations
idelles ayant leur sige dans lesprit : de ce point de vue, la thorie
althussrienne de linterpellation des individus en sujets par lidologie ne peut
leur convenir, car ils diagnostiquent en elle le retour dun spiritualisme rampant.
Pour eux, la procdure de lassujettissement se droule entirement sur le plan
des corps, sous la forme dune pntration ou prise de possession qui ne rpond
aucun dessein identifiable en propre, et ne suppose le relais daucune parole
bonne ou mauvaise, parce quelle se confond entirement avec la trajectoire
travers laquelle elle se propage. Et il faut leur concder que si la procdure par
laquelle la force productrice est reconfigure en force productive trouve sa
justification dans une idologie de la croissance qui en retotalise
intellectuellement les effets sur un plan discursif dans la bouche du capitaliste
qui a lui-mme dvelopp cette procdure peu peu, sans savoir exactement o
il allait, laveugle, cette idologie, qui intervient aprs coup, et prsente le
caractre dune laboration secondaire remplissant une fonction justificatrice de
recouvrement, na, au mieux, quune valeur daccompagnement : elle ne joue
directement aucun rle dans le droulement de lopration travers laquelle
seffectue cette reconfiguration, quil nest pas permis de ramener un jeu de
langage ; ce nest pas elle qui fait la dcision. Pour que fonctionne le rgime du
salariat, avec le type dassujettissement qui lui est propre, qui conditionne
lexistence du sujet productif, et non seulement producteur, ce ne sont pas des
ides et des mots dont lintervention est requise en premire ligne : mais il faut
pour cela que se soient mis en place des mcanismes technologiques et
institutionnels qui remodlent de fond en comble le statut des tres vivants
auxquels ce rgime sapplique, cest--dire lensemble complexe de procdures
que Foucault regroupe sous le concept de bio-pouvoir : un tel pouvoir
sexerce et produit ses effets mme les allures de la vie que, une fois quil en
a pris possession, il sefforce de recrer ab initio. Lorsquil embauche des
sujets productifs, porteurs dune force de travail double face, la fois
Arbeitskraft et Arbeitsvermgen, division qui lui permet den extorquer de la
plus-value sous ses deux formes absolue, par lallongement de la dure du
travail, et relative, par la diminution du cot des marchandises provoqu par
laugmentation de la productivit, le capitaliste na pas besoin dadopter la
posture dun bonimenteur de foire et de les convaincre par des arguments du
bien-fond de cette division qui se prsente eux, cest--dire aux sujets
productifs quils sont devenus, comme un tat de fait quils nont pas le choix
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daccepter ou de refuser. A ce point de vue, Bourdieu a raison de soutenir que
leur servitude nest en rien volontaire, tout simplement parce quelle na pas
besoin, ni mme la possibilit, dtre rflchie comme telle pour tre assume8.
En instaurant la seconde nature dans le cadre duquel la force de travail a t
rendue productive , le capitalisme a en quelque sorte noy lidologie dans
lconomie, au sens la fois du rgime de la production matrielle et des
recettes qui lorganisent de manire en tirer un maximum de rendement avec
un minimum de perte. Lune de ces recettes est, daprs Foucault le systmedisciplinaire, quil dfinit ainsi de manire gnrale :
Le propre des disciplines, cest quelles tentent de dfinir lgard des
multiplicits une tactique de pouvoir qui rponde trois critres : rendre
lexercice du pouvoir le moins coteux possible (conomiquement, par la faible
dpense quil entrane ; politiquement, par sa discrtion, sa faible
extriorisation, sa relative invisibilit, le peu de rsistance quil suscite) ; faire
que les effets de ce pouvoir social soient ports leur maximum dintensit et
tendus aussi loin que possible, sans chec, ni lacune ; lier enfin cette
croissance conomique du pouvoir et le rendement des appareils lintrieur
desquels il sexerce (que ce soient les appareils pdagogiques, militaires,
industriels, mdicaux), bref, faire crotre la fois la docilit et lutilit de tous
les lments du systme. (Surveiller et punir, d. Gallimard, 19775, p. 219-
220)
Cette conomie disciplinaire, Foucault lindique clairement ici, sapplique, non
des individus pris un un, mais de multiplicits : et cest prcisment en
incorporant les existences individuelles de telles multiplicits, de telles
masses , quelle parvient en conomiser lusage, dune faon qui, entre
autres conomies, permet de faire limpasse sur des reprsentations
idologiques ; ces dernires, si elles ont intervenir, ne le font quaprs coup,
lorsque le travail est dj fait, sans que cela influe sur sa trajectoire,