Pierre Lachièze-Rey
LETTRES
PHILOSOPHIQUES
AVERTISSEMENT
Le noyau de ce recueil est constitué par des lettres dont Pierre Lachièze-Rey avait lui-même
conservé et rassemblé les doubles, en vue probablement d’une publication éventuelle. La
plupart de ces lettres concernent les ouvrages de correspondants ou répondent à des
demandes d’éclaircissement concernant la philosophie de l’auteur. Nous avons ajouté
quelques lettres nouvelles, publiées soit d’après l’original communiqué par les
correspondants ou leurs héritiers, soit d’après des doubles conservés isolément, soit d’après
un brouillon.
La majeure partie de cette correspondance date d’avant 1940, et la presque totalité d’avant
1950 : ceci provient de ce que des occupations familiales de plus en plus nombreuses et
ensuite la maladie ne laissèrent plus à Pierre Lachièze-Rey le loisir de conserver un double
des lettres qu’il écrivait.
Aux lettres de Lachièze-Rey nous avons joint, avec l’autorisation des héritiers auxquels
nous exprimons notre profonde reconnaissance, les réponses des principaux correspondants
décédés (Berger, Blondel, Bréhier, Brunschvicg, Lavelle, Le Senne, le père Marc, Paliard,
et le père Valensin), lorsqu’il s’agissait d’un échange continu et lorsque le dialogue pouvait
y gagner en vie et en relief.
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© Lachièze-Rey et Millet - Philopsis 2007
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
SOMMAIRE
INTRODUCTION
La vie et l’œuvre de Pierre LACHIÈZE-REY 5 La philosophie de Pierre LACHIÈZE-REY 9 Documents 21
LETTRES ET CORRESPONDANCES
Gaston BACHELARD 25 Georges BÉNÉZÉ 27 Gaston BERGER 30 R.P. BESSIÈRE 34 Docteur BIOT 36 Monsieur BLANC 38 Maurice BLONDEL 39 Léon BLUM 68 Célestin BOUGLÉ 69 R.P. BOUILLARD 71 Monsieur BOUNOURE 72 Jean BOURJADE 74 Émile BRÉHIER 77 Léon BRUNSCHVICG 83 Jean CAVAILLÈS 88 Jacques CHEVALIER 92 Rémy COLLIN 94 Armand CUVILLIER 96 Paul DECOSTER 98 Jean DELVOLVÉ 102 Monsieur Joseph DOPP 105 Monsieur l'Abbé ÉMÉRIAU 110 Monsieur FALCUCCI 112 Philippe FAURÉ-FRÉMIET 115 R.P. FESSARD 117 Aimé FOREST 119 Docteur FROMENT 120 R.P. GARDEIL 122 Edmond GOBLOT 125 Henri GOUHIER 126 R.P. GRÉGOIRE 128 Monsieur HAVET 130 Jean LAPORTE 132
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LETTRES PHILOSOPHIQUES
Louis LAVELLE 135 René LE SENNE 155 R.P. de LUBAC 162 Henri MALDINEY 163 A. MAMELET 166 R.P. DU MANOIR 170 Alexandre MARC 171 R.P. André MARC 174 Monsieur Henri MARÇAIS 175 Mademoiselle J. MONESTIER 179 Monsieur l'Abbé NÉDONCELLE 181 Jacques PALIARD 185 R.P. PICARD 189 Arnold REYMOND 191 Gaston RICHARD 192 Professeur Walter RIESE 194 R.P. SAGE 203 Monsieur SINDING 205 Etienne SOURIAU 211 Monsieur SPAÏER 216 Émile THOUVEREZ 218 R.P. Auguste VALENSIN 221 Mademoiselle G. VAN MOLLE 237 Monsieur G. VARET 242 Monsieur VIALLE 244 Monsieur A. de WAELHENS 247 X...... 248
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Pierre LACHIÈZE-REY
Indications biographiques
Pierre Lachièze-Rey est né en 1885 à Martel dans le Lot où sa famille, de
tradition parlementaire et libérale, se trouvait enracinée depuis plusieurs siècles, où
il aimait à revenir chaque année, et où il est mort le 5 août 1957. Son père étant
alors député du Lot, c’est à Paris qu’il fit ses études secondaires aux lycées
Montaigne et Louis-le-Grand. Il fut reçu en 1905 au concours de l’Ecole Normale
Supérieure, et à l’agrégation de philosophie en 1909.
C’est durant cette période qu’il commença à connaître le Sillon, dont il fut
un membre militant dès son entrée à l’Ecole Normale, aux côtés d’Anziani, de
Collomp et de Coutan. Cette appartenance à la fois politique et spirituelle l’a
marqué profondément, et toute une correspondance de jeunesse témoigne de son
intense activité dans tous les domaines, dès cette époque. Évoquant cette période
de sa vie lors d’une réunion d’anciens élèves de l’Ecole, il déclarait lui-même que
« les discussions politiques, sociales et religieuses y tinrent une place toute
spéciale ». Pierre Lachièze-Rey ne porta pas à ces questions un intérêt seulement
théorique, mais il chercha des solutions pratiques, comme le montrent son action
ultérieure au Parti Démocrate Populaire et la rédaction de plusieurs projets de loi
concernant les problèmes agricoles et le système électoral. Quant aux questions
religieuses, nombre de lettres témoignent de la place qu’elles tenaient à la fois dans
sa vie et dans sa pensée philosophique.
C’est, semble-t-il, à la fin de son année de philosophie que son orientation
se dessina : c’est à ce moment qu’il lut les ouvrages d’Ollé-Laprune qui le
frappèrent profondément, et qu’il commença à s’intéresser à la philosophie de
Kant.
Entré à l’Ecole Normale, il suivit à la Sorbonne les cours d’Hamelin,
Rodier, Séailles. Il eut aussi pour professeurs Durkheim, Bouglé, Lalande, Rauh,
Bergson qu’il allait entendre au collège de France, et Lévy-Bruhl qui devait
patronner sa grande thèse après la mort de Victor Delbos. Mais c’est
incontestablement ce dernier, qui était son compatriote et un ami de sa famille, qui
devait avoir sur sa vocation philosophique et sur ses recherches l’influence la plus
décisive. C’est avec l’appui de celui qui fut pour lui « à la fois un directeur
d’études et un ami » qu’il prépara ses deux thèses.
Après l’agrégation, Pierre Lachièze-Rey fut successivement professeur au
lycée de Rodez (1909-1912) et au lycée de Chateauroux (1912-1914), puis, après
l’interruption de la guerre, il fut nommé à Lyon professeur au lycée du Parc, où il
devait assurer pendant treize ans la préparation à l’Ecole Normale en classe de
première supérieure.
C’est pendant ces années d’enseignement au lycée du Parc que furent
longuement préparées les deux thèses sur L’Idéalisme Kantien et sur Les Origines
cartésiennes du Dieu de Spinoza. En effet, le projet de ces deux thèses remonte à la
période d’avant la guerre et il fut décidé et partiellement réalisé sur les conseils de
Victor Delbos. Mais, après la guerre et la mort de Delbos, les deux études furent
reprises et profondément remaniées. C’est ainsi que la thèse sur L’Idéalisme
kantien, à laquelle il travailla près de vingt ans, devait primitivement s’intituler
Valeur et Vérité (essai de critique du kantisme) et devait surtout consister, comme
l’indiquait son titre, en une critique extérieure du système de Kant. Mais une
longue méditation de l’œuvre, notamment à la lueur de l’Opus posthumum, et
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LETTRES PHILOSOPHIQUES
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surtout l’enseignement donné en première supérieure, et qui lui révéla la fécondité
du point de vue de Kant, amenèrent Lachièze-Rey à modifier profondément son
opinion sur la philosophie de Kant et projetèrent un éclairage nouveau sur la
signification de son œuvre. Le kantisme lui apparut moins comme une doctrine que
comme une méthode mettant en lumière l’activité de l’esprit et susceptible d’être
appliquée dans de nombreux domaines, même si Kant lui-même ne lui est pas
toujours resté fidèle.
De même, la thèse complémentaire sur Les Origines cartésiennes du Dieu
de Spinoza avait d’abord fait l’objet d’un diplôme d’études supérieures sous la
direction de Delbos, mais, sur les conseils de Rivaud, elle fut entièrement modifiée
et refondue.
Après la soutenance de ses thèses en 1932, Pierre Lachièze-Rey fut nommé
à la faculté de Toulouse, d’abord comme maître de conférences, puis comme
professeur titulaire, et, en 1937, il était nommé professeur d’histoire de la
philosophie à la faculté des lettres de Lyon, chaire qu’il occupa jusqu’à la fin de sa
carrière universitaire1.
À partir de la publication des thèses, la pensée philosophique de Pierre
Lachièze-Rey n’a cessé de s’approfondir et de se préciser au contact des problèmes
et en face des courants philosophiques, mais on ne saurait parler d’une évolution
proprement dite. C’est à la faculté de Toulouse que furent prononcés deux cours
publics qui allaient devenir deux ouvrages nouveaux : en 1938, furent publiées les
leçons radiodiffusées sur « Les Idées morales, sociales et politiques de Platon ».
Quant au livre Le Moi, le Monde et Dieu, l’ouvrage dans lequel Lachièze-Rey
expose le plus complètement sa philosophie personnelle, ce fut, à l’origine, une
série de cours publics imprimés dans la Revue des Cours et Conférences de 1935,
puis édités en tirage à part de la même revue. Une première édition fut faite chez
Boivin en 1938 ; la seconde (Aubier 1950, collection Philosophie de l’esprit)
« revue et considérablement augmentée » est celle à laquelle nous nous référerons
dans les notes.
En dehors de ces deux ouvrages et après eux, l’activité philosophique de
Pierre Lachièze-Rey s’est manifestée dans des cours non publiés, notamment sur la
perception, la mémoire, l’activité spirituelle, l’analytique transcendantale de Kant,
la méthode en métaphysique, dans une correspondance philosophique dont une
partie fait l’objet de la présente publication, enfin dans des articles s’échelonnant
de 1934 à 1956, qui traitent de points plus particuliers, apportent de nouveaux
développements ou concernent les auteurs avec lesquels il se sentait une profonde
affinité : Platon, Descartes, Kant, Maurice Blondel. Ces articles, dont un certain
nombre ont été intégrés à la seconde édition du Moi, le Monde et Dieu, devaient
constituer l’ébauche d’œuvres plus développées que les circonstances et l’altération
de sa santé ne permirent pas à leur auteur de mener à leur terme.
En effet, à partir de 1954, la maladie qui devait l’emporter obligea Pierre
Lachièze-Rey à demander sa mise à la retraite un an avant la date prévue et à
cesser progressivement toute activité philosophique.
1 Plusieurs fois, l’occasion se présenta pour lui d’enseigner à la Sorbonne, mais, pour
diverses raisons, notamment d’ordre familial, il écarta ces propositions.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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BIBLIOGRAPHIE de Pierre Lachièze-Rey
ŒUVRES
L’idéalisme Kantien
(1ère
édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Félix Alcan, 1932 ; 2ème
édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1950, 510 pages ; 3ème
édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1972).
Les origines cartésiennes du Dieu de Spinoza
(1ère
édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Félix Alcan, 1932 ; 2ème
édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1950, 288 pages).
Le Moi, le Monde et Dieu
(1ère
édition, Paris, Boivin, 1938 ; 2ème
édition, Philosophie de l’Esprit, Paris, Aubier,
1950, enrichie des articles « Réflexions sur l’activité spirituelle constituante » in
Revue des Recherches Philosophiques de 1933-34, « Réflexions sur la portée
ontologique de la méthode de régression analytique » du 9ème
Congrès international de
philosophie, Hermann, t .VIII, « Utilisation possible du schématisme kantien pour une
théorie de la perception » in Journal de Psychologie de janvier-mars 1939, « Esquisse
d’une métaphysique de la destinée » in Revue de Métaphysique et de Morale de juillet-
octobre 1947, « Réflexions sur quelques problèmes concernant l’initiative spirituelle
concrète » in Revue Philosophique de juillet-septembre 1948, « Réflexions sur l’unicité
de l’univers » in Mélanges Maréchal t.II).
Les idées morales sociales et politiques de Platon
(1ère
édition, Paris, Boivin ; 2ème
édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie,
Paris, Vrin, 1951, 223 pages).
ARTICLES
Réflexions sur l’activité spirituelle constituante
(Recherches philosophiques, 1933-34).
Contribution à une philosophie de l’Esprit
(Études philosophiques, décembre 1934).
Observations sur la théorie de M.Paliard relative à l’intelligibilité et à la structure du
percept
(Études philosophiques, décembre 1935).
Réflexions sur la théorie platonicienne de l’Idée
(Revue philosophique, juillet-août 1936).
Réflexions sur le cercle cartésien
(Revue philosophique, mai-août 1937).
Réflexions sur la portée ontologique de la méthode de régression analytique
(9ème
Congrès international de philosophie, Hermann, t.8).
Utilisation possible du schématisme kantien pour une théorie de la perception,
(Journal de Psychologie, janvier-mars 1939).
Témoignage sur Léon Brunschvicg
(Études philosophiques, 1945).
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LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 8
Réflexions sur la portée ontologique de la méthode blondélienne
(Cahiers de la Nouvelle Journée, n°12, 1946).
Esquisse d’une métaphysique de la destinée
(Revue de Métaphysique et de Morale, juillet-octobre 1947).
Réflexions sur quelques problèmes concernant l’initiative spirituelle concrète (Revue
philosophique, juillet-septembre 1948).
Réflexions sur l’unicité de l’univers
(1950, Mélanges Maréchal, t.2).
Les trois étapes fondamentales de la philosophie critique de Kant
(Revue de Métaphysique et de Morale, octobre-décembre1952).
Blondel et Bergson
(Études philosophiques, octobre-décembre 1952).
Réponse à un référendum sur Sovversivismo soziale e rivoluzione cristiana
(dans Humanitas, 8, 1953, en italien).
Liberté et autonomie
(dans Enquête sur la liberté, Hermann, 1953).
Réflexions sur la méthode kantienne et son utilisation possible
(Kant-Studien, 1953-54, cahiers 1-4).
Saint Augustin précurseur de Kant dans la théorie de la perception
(Augustinus Magister, 1954).
Réflexions historiques et critiques sur la possibilité des jugements synthétiques a priori
(Revue Internationale de philosophie, n°30, 1954, fascicule 4).
La psychologie réflexive du Père André Marc
(Revue Philosophique, octobre-décembre 1954).
Le kantisme et la science
(Dialectica 1955, n°1-2).
Réflexions sur un procédé de Platon
(Revue Philosophique, janvier-mars 1956).
ARTICLES POSTHUMES
Réflexions sur la nature de l’Esprit et réflexions sur l’idéalisme,
(Filosofia n°18, 1965).
Sensation et activité spirituelle
(in Présent à Henri Maldiney. L’Age d’Homme. 1973)
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LETTRES PHILOSOPHIQUES
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LA PHILOSOPHIE DE PIERRE LACHIÈZE-REY
La philosophie de Pierre Lachièze-Rey est à la fois une philosophie de la
construction et une philosophie de l’aspiration :
- Philosophie de la construction, parce que le sujet humain y apparaît comme la
source de la structure du monde et de son objectivité aussi bien au niveau de la
perception qu’au niveau de la science, et que l’esprit manifeste sa puissance et son
activité dans des réalisations toujours nouvelles : théories scientifiques, institutions
sociales, créations esthétiques.
- Mais philosophie de l’aspiration, parce que cette activité constructive n’épuise
pas la réalité de l’esprit et ne saurait trouver en elle-même son sens. L’esprit se
saisit comme « puissance orientée » ; il est aspiration et judication, et il doit scruter
et découvrir en lui cette orientation et ce qu’elle implique.
C’est en prenant conscience de ses aspirations et en s’interrogeant sur ce
qu’elles exigent que l’esprit peut dégager les facteurs nécessaires de sa destinée et
réaliser ainsi l’option fondamentale qui donne un sens à son existence. Ce qui
conduit à chercher ce qui seul peut justifier cette existence et à poser les problèmes
fondamentaux de l’autonomie de l’esprit, de la transcendance et du panthéisme.
***
Qu’est-ce que l’esprit ? L’esprit est une activité constructive, et c’est le
mérite de Kant de l’avoir mis en lumière1. Ce que Lachièze-Rey retient de Kant,
c’est moins le système que l’inspiration et la méthode. L’inspiration, c’est que le
principe du monde objectif, non dans ses caractères qualitatifs, mais dans sa
structure et notamment dans sa structure spatio-temporelle, est l’esprit humain lui-
même qui joue par rapport à ce monde le rôle d’un naturant par rapport à un naturé.
Cette thèse que l’esprit est à l’origine du monde est fondamentale et elle
s’exprimera tout au long de l’œuvre, tandis que ses conséquences seront de mieux
en mieux dégagées : négation de toute réalité ontologique du monde en dehors de
l’esprit, négation du caractère ontologique de l’espace et du temps, affirmation
qu’il n’y a pas un monde unique, mais que chaque esprit construit son univers,
structure du monde rattachée directement non à Dieu, mais à l’activité spirituelle
de l’homme.
La méthode, c’est la méthode de régression analytique qui remonte du
naturé au naturant, du construit au constructeur. Mais, il ne s’agit pas d’une
démarche logique qui dégagerait seulement des conditions idéales, il s’agit de
retrouver des opérations réelles et effectives de l’esprit humain, et c’est pourquoi la
régression doit être contrôlée par la réalisation et par la conscience possible2. Il
faut, en particulier, distinguer radicalement l’analyse idéale de la science qui
aboutit à des éléments hypothétiques et cherche seulement à atteindre la vérité du
« comme si » de l’analyse régressive qui doit retrouver les opérations effectives de
1 Le Moi, le Monde et Dieu, page 51, 2
ème édition, collection Philosophie de l’Esprit, Paris,
Aubier, 1950. 2 Cf dans la correspondance les remarques sur la différence entre Kant et Fichte sur ce
point.
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LETTRES PHILOSOPHIQUES
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l’esprit et se prolonger dans une « intuition directe progressive »3. Il y a ainsi dans
l’œuvre de Lachièze-Rey tout un examen critique de cette méthode de régression
analytique et de ses conditions d’emploi et de validité4 : cette méthode ne saurait
être employée dans n’importe quel domaine et sans précaution ; c’est ainsi qu’on
ne saurait l’étendre au domaine de la vie pour lequel aucun contrôle conscient n’est
possible, et il sera reproché aux doctrines panthéistes d’étendre indûment cette
méthode au-delà des opérations effectuées par l’esprit humain.
Ainsi la thèse sur l’Idéalisme kantien dégageait l’esprit du kantisme : le
monde objectif renvoie à un espace spatialisant et à un temps temporalisant qui
sont des structures du sujet, des instruments actifs de coordination des sensations ;
et, à leur tour, ces structures renvoient à une conscience qui déploie le temps et
l’espace et qui est en possession immédiate et originaire de sa propre identité,
puisqu’elle s’exprime par une loi de construction et de position indéfiniment
reproductible : « Comment poursuivre un problème ou un raisonnement sans en
rappeler les moments antérieurs avec la conscience a priori qu’il s’agit du même
problème et du même raisonnement ? »5 De même que la conscience, en
possession de la loi de construction du cercle, peut désormais reproduire
indéfiniment ce cercle avec une conscience immédiate de l’identité de son
opération, de même la conscience renouvelle indéfiniment l’acte de position du
monde et l’acte de déployer l’espace et le temps : l’identité du monde comme celle
de l’espace et du temps est ainsi le corrélat de l’activité posante de l’esprit humain
et renvoie à cette « connaissance intérieure » qui est la caractéristique de la
conscience.
Or cette analyse entraîne un certain nombre de conséquences que Kant n’a
pas toujours formulées avec une netteté suffisante, bien qu’elles soient en général
indiquées :
- La première, c’est que le monde, aussi bien le monde perçu que le monde de la
science, n’a pas d’existence en soi, il n’a pas de réalité ontologique, puisqu’il
renvoie à l’esprit humain qui le construit : « l’objet ainsi construit, c’est-à-dire le
monde de la perception et de la science, édifié comme substitut de la chose en soi
et pour servir de source à nos sensations, n’est qu’un monde mathématique, un
monde de phénomènes, un monde de « comme si », nullement arbitraire, mais
n’ayant aucun caractère ontologique, un monde dont Kant a montré qu’il ouvrait
nécessairement la voie à l’admission d’un monde supra-sensible dont l’introduction
est l’exigence la plus impérieuse de la morale »6. Ainsi, la réalité est du côté de
l’esprit et du sujet, non du côté de l’objet ; tel est le fondement de l’idéalisme de
Pierre Lachièze-Rey dont on a pu dire qu’il était enraciné « dans un réalisme de
l’esprit »7. L’objet constitué par l’esprit n’a donc qu’un caractère idéal, ce qui
entraîne une conception précise du rôle et des limites de la connaissance
scientifique : « Nous sommes donc certains a priori que, si elle nous permet de
réaliser un enrichissement sans limites dans le domaine de l’espace et du temps,
elle ne nous fournira pas le moyen d’en sortir ni, par conséquent, de trouver
3 Le Moi, le Monde et Dieu, page 58, 2
ème édition, collection Philosophie de l’Esprit, Paris,
Aubier, 1950. 4 Cf « Réflexions sur la portée ontologique de la méthode de régression analytique » in Le
moi, le monde et Dieu, page 183; cf. aussi infra. 5 Le Moi, le Monde et Dieu, page 218, 2
ème édition, collection Philosophie de l’Esprit, Paris,
Aubier, 1950 6 « Le Kantisme et la science » in Dialectica 15/6/1955 p.118.
7 Maldiney, « Pierre Lachièze-Rey in mémoriam » in Kantstudien, 1958-59.
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l’explication d’aucun phénomène, quel qui soit. L’heure n’est plus où, avec une
naïveté qu’explique son éclatant succès sur le terrain pratique, mais qui nous fait
aujourd’hui sourire, on pouvait affirmer gravement qu’elle résoudrait l’énigme de
l’univers. Ce n’est pas seulement l’énigme de l’univers qui est définitivement hors
de ses prises, mais celle du fait le plus humble, de la sensation la plus élémentaire,
de la qualité la plus pauvre et la plus limitée »8.
- Bien plus, ce monde construit par l’esprit est un monde contingent et non
nécessaire. Comprenons bien : il ne s’agit nullement d’une construction arbitraire
ou fantaisiste : l’esprit humain, tel qu’il est, ne peut que le construire selon ses
propres lois et en utilisant les instruments dont il dispose (espace et temps
notamment), mais ces structures de l’esprit ne s’imposent pas absolument, et on
pourrait parfaitement concevoir un esprit qui construirait le monde suivant d’autres
lois : « rien n’autorise à admettre que d’autres mondes soient impossibles, lesquels
impliqueraient des principes constructeurs entièrement différents. Comme Kant l’a
fait judicieusement observer, nous ne saurions prétendre atteindre ici le concept
universel de l’être pensant »9. Ainsi, la structure du monde est nécessaire
humainement parlant, elle forme d’ailleurs un ensemble dont tous les éléments se
tiennent et sont subordonnés à la constitution d’une expérience objective, mais elle
n’est pas nécessaire absolument. Or cette contingence du monde est un fait
essentiel dont il faudra tenir compte dans l’examen du problème de la destinée, car
elle rend possible la conception d’un autre monde et d’une réalisation de l’esprit en
dehors de la construction de notre monde.
- enfin la troisième conséquence, c’est que l’esprit constructeur du monde ne
saurait y être lui-même compris, pas plus qu’il ne saurait être inséré dans l’espace
et le temps qui sont ses instruments de coordination et de construction. Le sujet ne
saurait être réduit ni à un événement dans le temps ni à une résultante de facteurs
appartenant au monde. Il faut compléter Descartes en disant que l’esprit n’est pas
seulement inétendu, mais qu’il est intemporel. Le temps lui-même étant déployé
par l’esprit et étant le résultat de son initiative spirituelle : « en réalité l’unité du
temps ainsi que celle de la série des phénomènes qui s’y manifestent seraient
impossibles, si précisément le sujet ne transcendait pas le temps et ne le sous-
tendait pas, grâce à l’unité de sa conscience »10
. Il faudra, avec Kant, distinguer
notre moi empirique inséré dans l’espace et dans le temps et qui est lui-même un
aspect du monde construit du « je » transcendantal. Cette affirmation de
l’intemporalité de l’esprit est fondamentale dans la philosophie de Pierre Lachièze-
Rey ; elle a été vue par Kant qui a notamment écrit plusieurs textes explicites à ce
sujet dans l’Opus posthumum ; mais elle a été souvent mal comprise. Elle ne
signifie pas que le « je » est une conscience désincarnée, puisqu’il ne peut se
réaliser qu’en déployant le temps et l’espace, et puisque le temps est pour l’esprit
humain la loi nécessaire de la constitution du monde, et même, comme nous le
verrons, de la constitution de soi ; elle signifie seulement que ce déploiement du
temps et de l’espace n’est possible précisément que parce que la conscience les
pose par un acte renouvelé qui ne saurait lui-même être spatial ou temporel, bien
que nous soyons obligés de nous le représenter à son tour comme un événement
temporel : « l’acte de déployer le temps ne fait pas exception à la règle ; le sujet
s’aperçoit immédiatement comme pouvant toujours le répéter identique à lui-
8 Le Moi, le Monde et Dieu, page 89. cf aussi, dans « le Kantisme et la science », la
formule: « la science n’est pas relative, elle est transcendantale ». 9 « Contribution à une philosophie de l’esprit » in Etudes philosophiques, Décembre 1934,
page 82. 10
Le Moi, le Monde et Dieu, page 67.
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même, et il conçoit sous la forme temporelle cette répétition possible comme celle
de tout acte, quel qu’il soit »11
. Cette intemporalité de l’esprit signifie aussi que la
nécessité humaine de constituer l’espace et le temps ne saurait être posée comme
une nécessité absolue pour le développement de l’esprit, qu’elle ne saurait être
érigée en situation définitive, ni considérée comme épuisant notre destinée
spirituelle.
Le kantisme fournit ainsi les éléments essentiels d’une philosophie du
sujet, ce qui ne signifie pas qu’il n’appelle pas des précisions ou des rectifications
et qu’il ne soulève pas de problèmes :
- il appelle des précisions surtout en ce qui concerne le mode de construction du
monde. Kant a certes apporté dans ce domaine une indication extrêmement
importante avec sa doctrine du schématisme qui montre comment l’activité
spirituelle se prolonge dans les structures spatiales et temporelles et qui éclaire le
problème de l’imagination et celui de la perception, comme Pierre Lachièze-Rey
l’a montré dans un article sur « l’utilisation possible du schématisme kantien pour
une théorie de la perception »12
. Mais ce qu’il faut surtout préciser, c’est le rôle du
corps et de la motricité qui prolongent l’activité spirituelle ; les indications
contenues dans l’Opus posthumum doivent être reprises pour montrer comment
l’intention spirituelle s’incarne concrètement dans des intentions corporelles et
comment il y a des a priori corporels. Lachièze-Rey a étudié ce rôle du corps dans
plusieurs articles sur la perception, sur « l’activité spirituelle constituante »13
, sur
« l’initiative spirituelle concrète »14
. On comprend également l’intérêt qu’il a
toujours porté à des problèmes comme la localisation de l’objet dans la perception
ou à l’étude de certains troubles mentaux et notamment de l’aphasie, au sujet de
laquelle il a eu de nombreux échanges de vue avec le docteur Jules Froment. C’est
ainsi qu’il écrivait dans son article sur l’initiative spirituelle concrète : « Il y a donc
un savoir-faire, c’est-à-dire en l’espèce un a priori intentionnel que nous paraissons
perdre précisément dans ces maladies de l’esprit qu’on appelle aphasies, apraxies,
maladie de la mémoire, du langage, de l’attention et, finalement, de l’initiative.
Tandis que les mécanismes purement automatiques ou sensori-moteurs continuent
à fonctionner, tous ceux qui exigent une autonomie spirituelle sont paralysés. Et ce
savoir naturel s’étend au corps lui-même dans la mesure où ce corps est dans le
prolongement de l’esprit et constitue un facteur indispensable de son action.
Normalement, nous savons nous servir du corps et l’attitude mentale se prolonge
en attitude corporelle. Nous savons comment il faut orienter le corps et agir sur lui
pour nous souvenir, pour réfléchir, pour percevoir ; nous savons de quel organe il
faut nous servir pour parler, pour exécuter un mouvement déterminé ; et déjà cette
science émerveillait Platon qui en parlait spécialement dans le Théétète »15
. On
comprend aussi par là avec quel intérêt Pierre Lachièze-Rey prendra connaissance
des travaux de philosophes contemporains, et notamment de Merleau-Ponty, sur le
corps propre16
, leur reprochant seulement de trop en rester à une analyse
descriptive et de ne pas les rattacher à leurs implications métaphysiques.
Il y a lieu aussi de procéder à un élargissement des conceptions kantiennes,
car Kant a conçu l’initiative de l’esprit d’une manière trop étroite et trop rigide.
11
Ibidem, page 169. 12
Le Moi, le Monde et Dieu, page 171. 13
Ibidem, page 153. 14
Ibidem, page 219. 15
Ibidem, pages 219 et 220. 16
Le kantisme et la science, page 120.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 13
Sans doute on peut penser que les structures de la perception ne sont guère
susceptibles de se renouveler, mais il n’en est pas de même de celles de la science.
L’esprit est capable de renouveler ses constructions, comme le montre la
succession des théories, et Kant a sans doute conçu d’une manière trop définitive
sa table des catégories.
D’autre part, la puissance constructive de l’esprit ne se manifeste pas
seulement dans l’édification du monde de la perception et de la science, mais aussi
dans le domaine moral, social, artistique ; enfin elle ne se traduit pas seulement au
niveau des structures, mais même au niveau des qualités sensibles, non pas parce
que ces qualités sensibles seraient créées par l’esprit, mais parce qu’elles sont
chargées par l’esprit d’un dynamisme qui leur donne un sens : « Ainsi se constitue,
parallèlement à ce que réalise la science, et, dans une large mesure, en
collaboration avec elle, ce que l’on pourrait, en empruntant une expression de
Brunschvicg, appeler une création ascendante, véritable reconstitution du monde
sous une forme dynamique et vie intuitive de ce dynamisme ainsi constitué »17
.
- mais le problème fondamental est celui du mode de présence de l’esprit à lui-
même. Sans doute, Kant a bien lié la régression analytique à une conscience
possible et admis que les opérations spirituelles dégagées devaient être
effectivement réalisées par la conscience, mais sa pensée reste incertaine sur ce
point, et il semble avoir maintenu que le « je » est inconnaissable. Il n’admet de
connaissance que constructive, et ne semble pas admettre une véritable conscience
originaire de soi par laquelle l’esprit serait en possession immédiate de son être ;
« Kant nous refusera de nous installer dans notre propre intimité où nous
sommes »18
. Et sans doute Kant a-t-il raison de souligner que nous ne saurions
connaître le « je » comme un objet, que nous ne saurions lui appliquer les
catégories à la source desquelles il se trouve, et qu’il faut le distinguer
soigneusement du moi empirique inséré dans le cadre spatio-temporel ; mais faut-il
en conclure que nous n’avons aucune lumière sur nous-mêmes ? Comme le faisait
déjà remarquer Pierre Lachièze-Rey dans l’Idéalisme Kantien, « une pareille
conception est grosse de conséquences ; elle entraîne en effet la négation de toute
métaphysique ; s’il n’y a de connaissance que du construit, l’agnosticisme
s’imposera partout où la construction sera impossible »19
. Sur ce point l’originalité
de Pierre Lachièze-Rey est justement d’avoir cherché à préciser ce mode de
présence de l’esprit à lui-même, et d’avoir insisté sur la conscience originaire de
soi qui n’est ni une construction ni une expérience, qui n’est pas non plus une
pleine et entière possession de soi, car l’esprit a besoin de se scruter lui-même ; il
doit passer, pour découvrir sa propre initiative, par le détour de la réflexion, et il
doit progressivement traduire ce qu’il découvre en lui sur le plan du verbe : « nous
ne construisons plus ici, mais nous traduisons et nous exprimons sur le plan du
verbe ce qui nous est donné par ailleurs, ou plutôt ce que nous sommes dans
l’intimité de notre conscience »20
. C’est précisément cette présence de l’esprit à lui-
même qui rend de nouveau possible une métaphysique, dont le rôle ne sera pas de
construire des concepts, mais « qui consistera à traduire la conscience en
connaissance et à approfondir à son tour la conscience par la connaissance »21
.
17
« L’initiative spirituelle concrète » in Le Moi, le Monde et Dieu, page 225. 18
« Réflexions historiques et critiques sur la possibilité des jugements synthétiques a
priori » in Revue Internationale de Philosophie, 1954, n°30, page 12. 19
L’Idéalisme Kantien, page 56. 20
« Réflexions historiques et critiques sur la possibilité des jugements synthétiques a
priori » in Revue Internationale de Philosophie, 1954, n°30, page 12. 21
L’Idéalisme Kantien, page 57.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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Ainsi la philosophie kantienne a permis de dégager l’initiative spirituelle, elle a
conduit à faire du « je » un principe, mais en posant le problème de la présence de
l’esprit à lui-même et de la conscience, elle conduit à s’interroger sur l’esprit et à
se demander si son activité constructive épuise son être.
***
En effet, l’activité inventive de l’esprit ne saurait épuiser son être et trouver
en elle-même son sens. L’esprit se saisit comme une puissance d’aspiration et de
judication : « Le cogito n’est pas seulement une puissance constituante ou
éclairante ; il est aussi pouvoir de judication, pouvoir d’acceptation ou de refus, et
par conséquent, véhicule ou introducteur de la valeur »22
. La conscience que nous
prenons de notre activité constructive n’épuise pas la conscience de soi, et nous
nous rendons compte que la construction du monde ne prend son sens qu’en liaison
avec une orientation plus profonde de notre être ; « la volonté de création et
d’organisation apparaît ainsi comme n’étant qu’un moment dans une dialectique
qui la dépasse et qui aboutit finalement à la prise de possession, dans l’intériorité la
plus profonde de l’esprit, d’une volonté d’aspiration qui prouve sa véracité par son
caractère d’ultime réalité »23
.
Car le temps et l’édification du monde ne sont pas une émanation gratuite
de l’esprit ; ils jouent un rôle fondamental dans la réalisation de notre être, ils sont
l’instrument de la constitution de soi. Nous déployons le temps pour nous y insérer
et pour en faire l’instrument progressif de la constitution de nous-mêmes. L’esprit
est intemporel, mais il se réalise à l’aide du temps dans lequel il s’insère, et le moi
psychologique qui dure apparaît, bien que constitué par le moi transcendantal,
comme une médiation nécessaire. C’est ainsi qu’il faut approfondir la conception
de Kant, car, si celui-ci a bien montré, dans sa critique de l’idéalisme
problématique, que le moi empirique constitué comme un objet dans 1’espace et
dans le temps est inséparable des objets du monde extérieur et situé sur le même
plan, il n’en reste pas moins que les phénomènes psychologiques qui se succèdent
dans le temps et qui constituent notre moi subjectif et intérieur sont empruntés en
quelque sorte à notre être même, qu’ils l’expriment sous une forme successive et
qu’ils possèdent une véritable intériorité : « on doit donc admettre que le moi est
présent à lui-même autrement que dans 1’acte de détermination et rendre à la
passivité l’intériorité qui, précisément, lui manque dans la conscience empirique
telle qu’elle est conçue dans le kantisme, cette intériorité étant comme une
dimension en profondeur, une relation intrinsèque, analogue à l’intériorité que
notre étude du cogito kantien et du cogito cartésien nous a conduits à introduire
dans la conscience transcendantale… »24
Ainsi, les phénomènes psychologiques étant en quelque sorte les
phénomènes de moi-même retrouvent à la fois une intériorité et une réalité qui, en
vertu de la corrélation qui existe entre l’intérieur et l’extérieur et en vertu de l’unité
de tous les éléments du monde, confère cette réalité même au monde extérieur :
« Quand j’édifie cet univers, je m’emprunte à moi-même pour m’y insérer, et c’est
cette insertion de moi-même dans le cadre spatio-temporel qui donne au monde sa
réalité phénoménale, car si, du fait de cette insertion, je ne suis plus que le
phénomène de moi-même, si je ne suis plus que le moi constitué d’une certaine
manière, il n’en reste pas moins que je garde ma réalité fondamentale. Et, de ce
22
« Esquisse d’une métaphysique de la destinée » in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 193 23
« Contribution à une philosophie de l’esprit », p. 83 24
L’Idéalisme kantien, p.178
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fait, tous les objets que je construis dans le même milieu pour les mettre en relation
avec moi prennent, illusoirement il est vrai, mais cependant d’une manière
nécessaire dans le système de l’expérience, la même réalité »25
.
Ainsi, les phénomènes du moi sont « phaenonenon bene fundatum » selon
l’expression de Leibniz ; ils ont un sens et une réalité ; ils ne sont pas seulement ce
que je fais, mais aussi ce que je suis. Au-delà de la construction et de l’édification
du monde et du moi, il y a donc la réalité de l’esprit, l’exigence et l’aspiration qui
leur donnent un sens et donnent un sens à notre existence temporelle. Derrière ce
que nous faisons il y a ce que nous sommes, et « nous nous rendons parfaitement
compte que notre destinée ne se trouve pas dans ce que nous pouvons faire, mais
dans ce que nous pouvons devenir »26
.
Or, comme nous l’avons vu, dans ce domaine, la fonction du verbe est
toute différente : il ne s’agit plus de construire, mais de traduire et d’exprimer ;
nous n’avons pas à construire notre être, mais à le traduire progressivement sur le
plan du verbe pour dégager ses exigences fondamentales et pour pouvoir en
quelque sorte le scruter. Lachièze-Rey revient ici sur la distinction kantienne des
jugements analytiques et des jugements synthétiques pour montrer qu’à côté de la
synthèse par construction que nous trouvons dans la pensée mathématique il y a
place pour une synthèse progressive qui consiste à « se laisser mouvoir sur le plan
des idées par une intimité plus profonde », car, « possédant en nous-mêmes, si l’on
peut dire, modèle et copie, nous pouvons au contraire espérer l’amélioration
constante de la copie, et une synthèse de plus en plus complète reste toujours
possible, parce qu’elle trouvera toujours en nous le mobile de sa progression »27
.
C’est ici que Pierre Lachièze-Rey rejoint Platon ; car l’idée du Bien chez
Platon n’est pas une réalité statique située dans un ciel transcendant, elle est une
puissance dynamique qui oriente l’âme du dedans28
. L’âme se saisit comme
« autokinoun » et comme puissance orientée et c’est sous l’inspiration de cette idée
du Bien qu’elle procède aux inventions et aux constructions dans les différents
domaines.
Ici se situe aussi la rencontre avec Maurice Blondel, dont Lachièze-Rey
connaît bien la pensée29
; pour Blondel, l’existence précède l’essence, en ce sens
que le rôle du verbe est d’exprimer et de dégager la volonté voulante qui nous
constitue au plus profond de nous-mêmes.
Il y a lieu en particulier de distinguer soigneusement les tendances
empiriques qui n’ont pas de valeur révélatrice ni de lien étroit avec notre destinée
des tendances idéales qui expriment les exigences fondamentales de l’esprit.Ce
sont ces exigences qui se manifestent par la conscience que nous prenons de
l’insuffisance de nos réalisations et de l’insuffisance du monde lui-même ; ce sont
elles qui nous apprennent que l’esprit ne saurait limiter son être à la puissance de
réaliser cette opération, puisqu’il la juge décevante et insuffisante à répondre aux
25
« Réflexions sur l’Unicité de l’Univers » in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 241 26
Le Moi, le Monde et Dieu, p. 123 27
« Réflexions historiques et critiques… ». p. 13 28
Cf. « Réflexions sur la théorie platonicienne de l’idée » in Revue philosophique de
juillet-août 1936; cf. aussi Les idées morales, sociales et politiques de Platon. 29
Cf. l’article intitulé « Réflexions sur la portée ontologique de la méthode blondélienne »
in Cahiers de la Nouvelle Journée n° 12 « Hommage à Maurice Blondel ».
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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aspirations qui se révèlent précisément à lui au sein de cette déception30
; ce sont
elles enfin qui rappellent l’esprit à son exigence fondamentale qui est celle d’une
destinée.
Il s’agit donc d’aborder maintenant « le problème suprême et dernier, de la
solution duquel dépend toute signification de l’existence et de l’action »31
, et ce
problème ne peut être posé et résolu qu’à la lumière des exigences fondamentales
de l’esprit.
L’esprit, en effet, se saisit, par rapport au monde, comme un sujet et
comme un principe, mais il ne se saisit pas comme un principe absolu et ne
contient pas en lui « 1’X de sa propre équation ». Principe et source de
l’organisation du monde, il n’est pas le principe des sensations qu’il organise pour
en faire une expérience, et il rencontre ainsi une première limitation. Que ces
sensations qu’il ne produit pas soient susceptibles d’une coordination rationnelle,
qu’elles soient susceptibles de se charger d’un dynamisme spirituel comme dans
l’art reste une sorte de miracle et évoque l’idée d’une correspondance ou d’une
harmonie préétablie. L’esprit n’est pas non plus la source des instruments de
coordination qu’il utilise : l’espace et le temps, et il les découvre à la fois comme
s’imposant nécessairement à lui dans la construction du monde, et comme
contingents dans l’absolu. Enfin, dans le domaine moral ou esthétique, l’esprit,
principe d’invention toujours renouvelée, n’est pas la source ultime des aspirations
qui dirigent et orientent son effort de construction, pas plus que l’âme, chez Platon,
n’est la source de l’idée du Bien qui l’inspire.
Ainsi, l’esprit se saisit bien comme principe par rapport à l’organisation du
monde et par rapport aux réalisations qu’il opère, mais il ne se saisit pas comme
principe absolu et comme principe de lui-même. Il sent qu’il ne saurait trouver en
lui ni sa propre justification ni celle de ses œuvres, et il ne saurait s’identifier à
Dieu.
Pour éclairer le problème de la destinée et chercher la justification
suprême, il doit s‘adresser aux exigences qu’il découvre en lui, et se référer aux
principes judicatoires qui le caractérisent ; en effet le problème est « défini dans sa
forme avec une rigoureuse précision. Il s’agit de chercher l’être dont l’essence
fournira la justification »32
, et Pierre Lachièze-Rey oppose sur ce point la
philosophie de Bergson, qui est une « philosophie de la qualité », qui ne nous
propose aucune véritable justification à la philosophie de Blondel qui est « une
philosophie de la qualification », qui « opère toujours sous l’idée de la valeur » et
dont la dialectique est une « dialectique judicatoire »33
. Il s’agit donc de scruter nos
aspirations pour voir ce qu’elles exigent, et de dégager ainsi les facteurs
nécessaires d’une destinée.
Pour qu’il y ait une destinée et que mon existence soit justifiée, il faut
poser ce qui est nécessaire pour la réalisation de mes exigences spirituelles et ce
qui ne peut qu’emporter l’assentiment de ma volonté profonde : c’est ce que
Lachièze-Rey appelle une métaphysique du devoir-être : « on détermine a priori ce
30
Le Moi, le Monde et Dieu, p. 134 31
« Esquisse d’une métaphysique… » in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 209 32
Ibidem in Le Moi, le Monde et Dieu, p.209 33
« Blondel et Bergson » in Etudes philosophiques, octobre-décembre 1952
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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qui doit être, et on affirme ensuite que l’être est effectivement conforme à
l’exigence qui a été définie »34
.
Or, la première chose que nous révèle une telle démarche métaphysique,
c‘est 1’inadéquation du monde et de la nature à nos exigences spirituelles. Le
monde ne me satisfait pas, et il ne contient pas dans sa structure de quoi me satis-
faire : l’exigence morale, en particulier, se heurte à chaque instant au scandale du
mal et de l’injustice. En face de ce scandale, on peut considérer que ce monde est
le seul monde, qu’il est nécessaire absolument, qu’il ne laisse place à aucune autre
possibilité, à aucun au-delà, et alors il n’y a plus qu’à donner comme les Stoïciens
son assentiment au monde ; mais cela ne peut être qu’aux dépens de nos exigences
spirituelles, et au prix du renoncement à une destinée véritable ; c’est pourquoi
Pierre Lachièze-Rey a souvent dénoncé, rejoignant sur ce point Léon Brunschvicg,
l’optimisme cosmique qui tente de justifier ou de nier le mal. Ou bien l’on peut
maintenir les exigences de l’esprit, tout en déclarant qu’on ne saurait les imposer à
la nature, et affirmer, comme Brunschvicg : « l’esprit répond pour l’esprit ; il ne
répond pas pour la matière et pour la vie dont les origines lui échappent, non parce
qu’elles sont au-dessus, mais parce qu’elles sont au-dessous de lui... » Mais c’est
encore renoncer à l’affirmation d’une destinée, c’est renoncer à faire des plus
hautes exigences spirituelles la condition de l’Être. Pour qu’il y ait une destinée, il
faut donc à la fois maintenir la valeur des exigences de l’esprit et affirmer que ces
exigences doivent être réalisées dans l’Être ; mais cela n’est possible que si le
monde spatio-temporel n’est pas l’être véritable, s’il n’est pas un monde réel et
définitif, car « il est impossible, en réalité, de se désintéresser de la Nature, et
impossible aussi de ne pas constater entre elle et l’Esprit une irréductible
opposition, car l’Être que semble révéler la Nature paraît incompatible avec l’Être
qui répondrait aux exigences de la justification et qui, se justifiant lui-même,
fournirait la condition nécessaire à l’exigence d’une destinée »35
. Or précisément
l’analyse kantienne avait conduit à cette idée que le monde n’a pas de réalité
ontologique et qu’il n’est pas un monde nécessaire. Kant ouvre ainsi la porte à un
au-delà, il montre qu’on ne saurait confondre le monde des phénomènes avec
l’être, et rend possible la réconciliation de l’esprit et de l’être. On s’explique alors
l’insistance avec laquelle Pierre Lachièze-Rey a rappelé que le sens profond de la
philosophie de Kant était de rendre possible l’affirmation d’une destinée : « on
aurait tort, à notre avis, de considérer le kantisme comme une philosophie
essentiellement et surtout exclusivement scientifique. Le but de Kant est avant tout
d’ordre moral et métaphysique »36
.
La mise en lumière du rôle constructeur de l’esprit permet en effet deux
affirmations dont doit tenir compte toute solution du problème :
- l’esprit humain est un sujet véritable, il a une autonomie qui se manifeste dans la
construction du monde ; il ne saurait être réduit à un mode, à une manifestation
d’une pensée plus vaste. La reconnaissance de cette autonomie est un stade
indispensable, car, sans elle, il n’y a plus de sujet véritable et plus de destinée. On
comprend combien Pierre Lachièze-Rey s’oppose à tout panthéisme qui fait de
l’esprit un simple mode ; il maintient que l’esprit humain se trouve lui-même en
possession des principes qui lui servent à construire le monde, affirmant que la
raison est ma raison, que c‘est moi qui pense et non pas Dieu qui pense en moi,
s’opposant aux doctrines comme celles de Malebranche ou de Louis Lavelle qui
34
« Esquisse d’une métaphysique…. » in Le Moi, le Monde et Dieu, p.195 35
Ibidem in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 206 36
Le kantisme et la science, p. 114
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LETTRES PHILOSOPHIQUES
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admettent une participation de mon esprit à l’esprit absolu et qui rejettent au delà
du sujet humain les principes qu’il utilise, ou comme celle de Merleau-Ponty pour
qui « chaque conscience individuelle sera comme un progrès organique particulier
prenant naissance dans l’ensemble de l’univers et le sculptant pour ainsi dire de
l’intérieur »37
. C’est pourquoi « il est de la plus haute importance de lui rendre son
autonomie totale et de faire refluer en lui les facteurs complémentaires qui le
constituent, de lui rendre à la fois sa raison, ses principes organisateurs, informants
ou judicatoires, ainsi que la matière sensible sur laquelle ces principes doivent
s’exercer, et d’intégrer à son être tous les éléments nécessaires pour lui permettre
de sculpter en lui-même son Univers et celui des autres consciences »38
.
Ainsi se trouve souligné le caractère autonome de l’esprit qui fait de
chaque homme une personne. Pierre Lachièze-Rey a pu lui-même caractériser sa
philosophie comme un « idéalisme personnaliste »39
, et il a employé à plusieurs
reprises le terme de monadologie pour exprimer que chaque esprit est le
constructeur de son propre monde. Cette autonomie n’empêche d’ailleurs
nullement les consciences de collaborer, de se comprendre et d’être solidaires les
unes des autres, comme l’indiquent les « Réflexions sur l’unicité de
l’Univers » : « chaque sujet peut donc, par la manière dont il agit, solliciter tous les
autres à entrer dans son propre mouvement ou plutôt à le reproduire en eux ; tous
ont ainsi une responsabilité réciproque dans la réalisation d’une destinée qui leur
reste commune malgré la pluralité de leurs mondes individuels et qui, même, ne
peut leur être commune que sous la condition de cette pluralité, fondement unique
possible de leur intersubjectivité »40
. C’est que, pour justifier le sujet et concevoir
une destinée, il faut d’abord qu’il y ait réellement un sujet.
- le monde n’a pas de réalité ontologique ; ce n’est qu’un monde de phénomènes et,
si nous nous y insérons nous-mêmes, nous ne lui appartenons pas. C’est ce qui
permet à Kant de maintenir la liberté malgré le déterminisme, et c’est ce qui permet
d’affirmer ici que les exigences qui ne se trouvent pas réalisées dans le monde et
qui ne peuvent pas s’y réaliser peuvent l’être d’une autre façon.
Or, affirmer qu’il y a une destinée, c’est affirmer non seulement que ces
exigences peuvent être réalisées, mais qu’elles doivent l’être. Il reste donc à
dégager les conditions qui seules permettent de justifier l’existence du sujet et de
ses aspirations. À ce problème il n’y a pas d’autre solution, selon la formule que
Pierre Lachièze-Rey emploiera pour caractériser la philosophie de Maurice
Blondel, que de « fonder le transcendantal sur le transcendant »41
.
Mais il ne s’agit pas, sous prétexte de justifier le sujet, de le faire évanouir
ou de perdre de vue nos principes judicatoires suprêmes ; en particulier on ne
saurait invoquer une expérience de l’Absolu, une communion avec l’Absolu ou un
mysticisme quelconque sans se demander s’il correspond à nos exigences
spirituelles. C’est ainsi qu’il sera reproché à Bergson de procéder à une
interrogation qui ne commence pas par dégager les exigences auxquelles l’Absolu
doit répondre, et de n’apporter aucune justification du choix qu’il fait d’une
volonté d’amour plutôt que d’une volonté de puissance : « on se demande, après
cela, par quel singulier détour, Les deux Sources de la Morale et de la Religion
37
« Réflexions sur l’unicité de l’Univers » in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 249 38
Ibidem, p. 251 39
Le Moi, le Monde et Dieu, p. 133 40
Ibidem, p. 252 41
Réflexions sur la portée ontologique de la méthode blondélienne, p. 163
PIERRE LACHIEZE-REY
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prétendent qu’il faut interroger de préférence les mystiques chrétiens. Tout mysti-
cisme, tout romantisme, ou tout panthéisme sont aussi légitimes. On peut
s’adresser à Nietzsche aussi bien qu’à sainte Thérèse ou à saint Jean de la Croix,
voir dans l’élan vital la volonté de puissance aussi bien que l’amour, retrouver en
soi-même, comme un grand nombre de philosophes allemands, un Dieu Pan dont la
nature est de réaliser dans la durée tous les possibles et, par conséquent, dont
l’action est faite d’une série de créations et de destructions, ainsi que le montre la
philosophie de l’histoire de Schelling ; on peut même y trouver également la
concurrence vitale de Darwin et la lutte des classes de Georges Sorel »42
.
On ne saurait donc séparer dans l’Absolu ce qu’il est de ce qu’il doit être,
et, avant de poser l’Être, il faut poser les conditions transcendantales de l’Être ;
« Rien ne serait plus dangereux que de renoncer à cette judication ou de ne pas
l’entourer de toutes les garanties nécessaires, en ne précisant pas d’une manière
suffisante ce qu’on pourrait appeler les conditions transcendantales de l’être »43
.
Or, la première de ces conditions, c’est la conscience ; non seulement il faut dire
avec Leibniz que tout être est un être, mais il faut poser qu’il n’y a d’être que l’être
conscient, ce qui conduit à l’affirmation d’un Dieu personnel et exclut toute
conception d’un Absolu ou d’un sujet impersonnel ou inconscient à la manière du
dieu panthéiste44
. « C’est précisément ce qu’oublient tous les panthéismes, qu’ils
soient naturalistes ou intellectualistes, réalistes ou idéalistes, qui n’hésitent pas à
hypostasier des principes comme la Vie ou la Pensée, sans se préoccuper de savoir
si on peut les poser en dehors d’un sujet et sans se demander si la notion de sujet
peut avoir un sens en dehors d’une intériorité définie par la conscience »45
.
Et comme la plus haute relation qui puisse s’instituer entre des consciences
est l’amour, ce Dieu sera Amour. L’amour est en effet, et ici Pierre Lachièze-Rey
rejoint les travaux de Gabriel Madinier, son collègue et ami de la faculté de Lyon,
la seule réalité qui puisse justifier pleinement l’existence d’un sujet et qui permette
l’institution entre l’homme et Dieu d’une relation vraiment personnelle : « il est
manifeste que, si la conscience et la personnalité divines sont les conditions de
toute destinée, ce n’est que dans la mesure où les rapports entre Dieu et les
personnalités humaines revêtent la forme la plus parfaite que nous puissions
concevoir et à l’élaboration de laquelle, sous l’impulsion même de notre esprit
comme puissance orientée, nous ayons pu parvenir. Et cette forme parfaite n’est ni
celle de l’autorité et de la crainte, ni celle de la collaboration dans la domination et
la puissance ; elle ne peut être conçue que comme étant celle de la réciprocité de
l’amour, amour ascendant chez l’homme, amour fait de confiance, où il
s’abandonne pour recevoir Dieu dans son intelligence, dans sa sensibilité et dans sa
volonté, amour descendant chez Dieu qui se donne et promeut ainsi l’homme à la
possession croissante de son être, dans la mesure où l’homme consent à l’accueillir
avec liberté »46
.
***
42
Blondel et Bergson, p. 384 43
« Réflexions… sur la méthode de régression analytique » in Le Moi, le Monde et Dieu,
p. 189 44
Il faut noter d’ailleurs que ces « conditions transcendantales de l’être » ne s’appliquent
pas seulement à la conception de l’Absolu et à ce qui est au-dessus de l’homme, mais aussi
à ce qui est au-dessous, et qu’elles nous interdisent d’assimiler à un sujet véritable l’animal
ou la vie en général. 45
« Réflexions… sur la méthode de régression analytique » in Le Moi, le Monde et Dieu,
p. 190 46
Le Moi, le Monde et Dieu, p. 151
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Ainsi Dieu n’est pas seulement la source infinie à laquelle nous puisons, il
n’est pas seulement le principe dynamique de nos inventions et de nos réalisations
comme l’idée du Bien chez Platon, il n’est pas seulement une puissance avec
laquelle nous communions, il est amour, c’est-à-dire relation, et cet amour appelle
de notre part une réciprocité et une réponse : « Dieu n’est ni une nature matérielle
ni une nature intellectuelle ; il n’est ni une force cosmique ni un faisceau de
principes ; il est une personne que toutes les consciences peuvent viser et avec
laquelle peut, comme le voulait Berkeley, s’instituer un dialogue par le moyen des
signes sensibles, internes ou externes, qu’elle veut bien nous proposer »47
.
Certes on pourrait objecter qu’on n’est pas obligé de poser qu’il y a là une
destinée, qu’il y a là une option initiale ; Pierre Lachièze-Rey n’en disconvient pas,
mais cette option n’est pas une option irrationnelle, puisqu’elle est 1a condition de
toute intelligibilité et qu’elle peut seule donner sens et justification à l’existence
humaine et puisqu’en fin de compte elle seule « sauvegarde l’autonomie,
l’initiative et le mérite de l’homme, puisqu’il est appelé rationnellement à vouloir
son créateur et à parier pour lui, alors que, si l’existence de Dieu pouvait être
démontrée rigoureusement comme un fait à partir d’un autre fait, par exemple à
partir de la Nature, la religion serait contrainte et non plus liberté »48
.
47
« Réflexions sur l’Unicité de l’Univers », in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 252 48
« Esquisse d’une métaphysique…. » ibidem, p.210
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Pierre Lachièze-Rey
PIERRE LACHIEZE-REY
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1934,
Pierre Lachièze-Rey
Brouillon d’une lettre à Maurice Blondel
sur La Pensée I (verso)
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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Aix, 4 décembre 1945
Lettre de Maurice Blondel à Pierre Lachièze-Rey
écrite de la main de sa secrétaire, signée de lui au recto
PIERRE LACHIEZE-REY
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À M. Gaston Bachelard
6 Décembre 1938
Mon cher Collègue,
Je vous avais promis de vous écrire ultérieurement au sujet du livre sur La
formation de l’esprit scientifique 1 que vous avez eu l’amabilité de m’envoyer.
Maintenant que je l’ai lu attentivement, je puis m’acquitter de cette
promesse. Je vous donne d’abord une impression d’ensemble : j’ai été toujours
intéressé par vos subtiles et ingénieuses analyses. La seule observation que je ferai,
c’est que l’attitude de l’esprit humain est toujours fort complexe, quelle que soit la
question dont il s’agit ; il en résulte, à mon avis, qu’il est difficile de voir
nécessairement dans cette attitude un obstacle ou une aide pour le progrès de la
science ; elle peut être et elle est souvent à la fois l’un et l’autre. Pour en décider, et
même serait-on dans ce cas en droit d’en décider ?, il faudrait coïncider absolument
avec la psychologie de chaque auteur.
J’entre maintenant dans le détail et j’indique tout d’abord les points sur
lesquels nous aurions peut-être quelques divergences.
À plusieurs reprises, vous avez l’air de déclarer la guerre à la conception
d’un Univers unique et d’une interdépendance complète des phénomènes. Il me
semble qu’il faudrait distinguer ici le point de vue scientifique et le point de vue
métaphysique. Il est certain que la thèse de la conspiration totale n’est pas
scientifiquement utilisable ; quand on a prétendu la mettre en œuvre dans la
pratique, on n’a pu aboutir qu’à la magie, à la divination et autres attitudes du
même ordre. Mais cela n’empêche point d’en affirmer l’exigence dans l’absolu.
Une contingence ou une solution de continuité radicales me paraissent répugner
absolument aux impératifs de l’esprit.
Je crois, d’autre part, qu’il importe de ne pas confondre l’idée d’une
interaction des phénomènes et celle de l’unité de l’univers. La première suppose
que toute modification sur un point entraîne une modification sur un autre, et vous
insistez avec juste raison sur le fait que tout semble prouver que certaines
modifications sont inopérantes, parce qu’inférieures à un seuil déterminé. Mais la
thèse de l’unité de l’univers est différente. Elle relève de la finalité plus que de la
causalité. Elle signifie que rien n’est sans raison. Elle se rattache à une idée
analogue à l’idée leibnizienne du meilleur des mondes possibles ou du plein
métaphysique. Bref, elle donne, comme je viens de le dire, le primat à la finalité
sur la causalité. Elle répond à la nécessité affirmée par l’esprit d’un ordre plus
élevé que ce dernier, ordre qui, au fond, est le seul possible et concevable.
Les remarques précédentes s’appliquent particulièrement aux pages 90,
219, 221.
Et en voici maintenant une autre concernant l’explication mathématique. Il
me semble, et j’y reviendrai un peu plus loin, que dans Les intuitions atomistiques2
vous vous êtes nettement rallié à une théorie idéaliste. Comment, dans ces
1 Paris, Vrin, 1938
2 Boivin, 1933
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conditions, pouvez-vous considérer qu'un objet purement idéal peut avoir une
valeur explicative ainsi que vous le déclarez p. 231 ?
Ou bien donnez-vous au terme explication un sens différent de celui de
production ? car il me paraît que, la sensation étant une réalité, elle doit avoir
nécessairement une cause productrice. Cette cause productrice, nous ne la
connaissons pas, et nous ne pouvons pas la connaître dans le domaine de la
science. Pour ma part, je la mets en Dieu. Mais c‘est pour des raisons diverses, car
c’est une autre question. En tout cas, elle ne saurait être située dans un objet
mathématique. Tout ce que l’on peut dire, c’est que cet objet n’est pas simplement
un abstrait, une notation appauvrie du sensible, comme le prétendrait le
bergsonisme, mais réellement un produit spirituel que nous plaçons au-delà des
sensations pour en rendre compte et qui joue donc dans l’édification de
l’expérience le rôle de cause, bien qu’il ne le soit pas. C’est en somme un « comme
si » de la cause, - mais ce n’est et ce ne peut être qu’un « comme si ». Je viens de
prononcer le mot d’abstraction, et ceci me conduit à une dernière divergence qui, je
crois, est plus verbale que réelle. Abstraction semble impliquer une attitude
empiriste dans laquelle le concret serait d’abord donné et se suffirait à lui-même,
l’idée n’étant qu’un résidu et un dérivé. Or, telle n’est évidemment pas votre thèse,
car vous paraissez, au contraire, toujours admettre une autonomie de l’intention
constructive. C’est donc « construction » que je substituerais à abstraction. Et ceci
est très important, car tous les systèmes philosophiques se divisent en deux
catégories, selon précisément qu’ils accordent le primat à l’abstraction ou à la
construction ; les premiers relèvent d’Aristote et les seconds de Platon.
Ces légères divergences étant indiquées, je ne puis que faire un bref relevé
d’une multitude de formules qui m’ont paru particulièrement heureuses, p. 5, 6, 14,
23, 30, 61, 242, 246.
Enfin je profite de l’occasion pour vous dire tout le plaisir que j’ai eu à lire
dans Les intuitions atomistiques ce qui est relatif à la philosophie critique. Il m’est
agréable d’en voir reconnaître la fécondité par un philosophe qui est en même
temps un savant. À un moment donné, le criticisme ne valait plus rien. Les
géométries non-euclidiennes et le système d’Einstein l’avaient définitivement
éliminé. On y revient fort heureusement dans tous les domaines, et vous en avez
reconnu vous-même nettement l’esprit, en insistant sur son caractère dynamique et
constructif (notamment p. 130). Ce dynamisme qui se manifeste même jusqu’au
niveau de la sensibilité, j’en ai donné une esquisse dans ma communication au
congrès de Marseille et aussi dans un article sur « L’activité spirituelle
constituante »3, paru jadis dans les Recherches Philosophiques. J’ai tâché
également d’en indiquer rapidement les conséquences sur le terrain de la vérité
scientifique dans Le Moi, le Monde et Dieu (Moi constructeur et monde construit.
Limites de ces deux termes).
J’ai relevé encore dans ce livre, au milieu d’une multitude d’autres
développements auxquels j’applaudis, ce que vous écrivez sur l’électron, dont
l’existence suppose tout un ensemble de suppositions préalables, et aussi sur les
raisons de substituer au terme d’axiome celui de postulat.
3 Recherches philosophiques, 1933-34
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À Monsieur G. Bénézé
(à propos d’un article de la Revue de Synthèse)
Mon cher Collègue,
J’ai lu avec le plus grand plaisir l’article très intéressant que vous avez eu
l’amabilité de m’envoyer. Autant que j’ai pu en juger, votre thèse consiste à
soutenir que l’expérience de Michelson-Morley prouve le caractère à la fois idéal
et précaire des instruments de liaison dont nous nous servons pour construire
l’univers des objets. Ces instruments de liaison se ramènent en somme, je crois,
d’après vous, à un mouvement dont le modèle devrait être cherché dans la série des
sensations musculaires, ce mouvement ayant d’ailleurs été transféré par la science
(même par la perception) aux données visuelles, plus exactement encore ayant été
sous-tendu à ces données. Mais un tel mouvement, comme la trajectoire selon
laquelle il est considéré comme s’effectuant, a un caractère purement fictif ; ce
qui nous est donné uniquement, ce sont des sensations et leur numérotage ;
l’intermédiaire imaginatif qui nous permet de passer de l’une à l’autre appartient au
domaine de l’idéalité. L’usage de cet intermédiaire réussit souvent à réaliser la
coordination, mais rien ne garantit sa réussite, et, précisément, nous assistons à un
échec de ce genre dans le cas considéré.
Peut-être ai-je accentué le caractère critique de votre thèse et restreint son
aspect psychologique. En le faisant, j’ai obéi à mes tendances personnelles. Je ne
crois pas en effet que les sensations musculaires soient par elles-mêmes révélatri-
ces de mouvement, et je considère que celui-ci ne peut recevoir son dessin et par
conséquent mériter son nom que grâce à l’immanence en lui d’un schème spatial
réalisateur. Sans entrer dans le détail de la question, que j’ai traitée cette année
longuement dans un cours sur la perception, j’ai donné quelques indications à ce
sujet dans un article paru dans le dernier volume des Recherches Philosophiques.
Je serais ici, me semble-t-il, beaucoup plus aprioriste que vous, et, si
j’avais à faire quelques réserves sur vos thèses dont j’approuve d’ailleurs, comme
vous venez de le voir, l’essentiel, c’est précisément sur cette question d’une sorte
d’origine empirique du parcours représenté comme tel et, par suite, de la structure,
soit de la perception, soit de la science.
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À Monsieur G. Bénézé
(à propos d’Allure du transcendantal)
Mars 1937
Mon cher Collègue,
Je vous remercie de m’avoir envoyé vos deux belles thèses. Pour vous en
parler en connaissance de cause, il faudrait pouvoir les lire avec la plus grande
attention et les méditer longuement. Je compte bien le faire un jour, parce que j’ai
toujours pris le plus grand intérêt à ce que vous écrivez ; mais, à l’heure actuelle, je
n’en ai malheureusement pas la possibilité. J’ai eu de grandes difficultés au
moment de mon installation à Lyon ; je ne trouvais pas d’appartement répondant
aux conditions qui me paraissaient indispensables ; puis, quand j’en ai eu trouvé
un, j’ai dû y faire effectuer de longues réparations ; il m’a fallu ensuite procéder à
deux déménagements, l’un à Toulouse, l’autre à Lyon, parce que nous avons pris
ma belle-mère avec nous ; sur ces entrefaites, maladies et deuils sont venus nous
interrompre. Tout cela m’a mis considérablement en retard, alors que j’avais de
nombreux engagements à remplir. En dehors des cours et des examens, j’avais
promis un article sur Descartes à la Revue philosophique, une communication au
congrès international de philosophie et une longue étude sur « les Idées morales,
sociales et politiques de Platon » à la Revue des Cours et Conférences. J’ai cru que
je n’arriverais pas. Maintenant la situation commence à s’éclaircir, mais elle est
loin d’être au point, et je suis d’autant plus obligé de précipiter le mouvement que,
dans deux mois, j’aurai à me mettre à la correction des copies de l’Ecole. Vous
m’excuserez donc si je n’ai pu prendre de vos travaux qu’une vue partielle et
hâtive; il en résultera peut-être quelques contresens dans mon interprétation.
Que nous soyons d’accord sur un grand nombre de points, vous devez vous
en rendre compte comme moi. Nous sommes tous les deux des adversaires de
l’empirisme, et nous pratiquons tous les deux la méthode transcendantale. Cet
accord va même plus loin que vous ne pouvez le supposer. Dans deux cours que
j’ai professés sur la perception et sur la mémoire à la faculté de Toulouse, j’ai
signalé que W. James reconnaissait que sa psychologie ne vaudrait rien si on
pouvait mettre en doute la réalité effective du phénomène psychologique, et j’ai
cité un texte de Delacroix dans lequel le Doyen de la Sorbonne reconnaît que la
question du temps est une question préalable pour la psychologie. Naturellement,
j’ai conclu en soutenant contre W. James l’irréalité du phénomène psychologique,
et en examinant préalablement à toute recherche psychologique le problème du
temps. Vous voyez que notre rencontre va jusqu’à l’utilisation des mêmes textes ou
de textes analogues. Nous sommes d’accord également dans la critique du cours de
la conscience ; je vous renvoie sur ce point à une note de mon Idéalisme kantien, p.
140, où j’ai signalé la quadruple mutilation que l’on faisait généralement subir à
l’esprit dans la signification qu’on donnait à cette expression. Cette note avait été
remarquée à la soutenance par M. Brunschvicg qui y avait particulièrement insisté.
Je ne suis pas, d’autre part, plus favorable que vous au bergsonisme dans ce qu’il a
d’empiriste, et c’est bien souvent que je l’ai combattu dans sa conception de la
durée.
Sur la genèse des facteurs transcendantaux que met en lumière la méthode
transcendantale, je crois que nous différons également assez peu. Ce que vous
appelez présence de la conscience ressemble avec quelques nuances à ce que
j’appelle éternité. Vous distinguez la conscience transcendantale, la conscience
empirique et le sujet. J’ai également isolé ces trois termes et cherché à dégager le
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processus de leur genèse en fonction du kantisme dans ma thèse principale (Chap.
II. La jonction des deux moi, - et tout le chap. V sur l’idéalité nécessaire des
relations d’Univers et les obstacles à l’admission de cette idéalité). J’ai repris cette
question de la relation des trois termes dans un article des Recherches
Philosophiques sur « l’Activité spirituelle constituante » (I935-1936) et dans Le
Moi, le Monde et Dieu (passim et surtout 2e article: l’événement et la structure). Je
ne puis entrer dans le détail d’une confrontation avec votre exposé, mais les
divergences sont faibles, et nous concevons sensiblement de la même manière la
série des opérations.
D’où vient donc finalement le désaccord que vous soulignez vous-même et
qui porte évidemment sur la réalité du moi et sur l’immortalité? Il ne m’a pas été
possible de m’en rendre compte aussi nettement que je l’aurais désiré, faute
précisément, comme je vous le disais, d’avoir pu vous lire comme je l’aurais voulu.
Je crois cependant avoir aperçu la raison fondamentale de notre désaccord. C’est la
séparation que vous avez cru pouvoir établir dès le début entre la pensée et la
conscience. Pour ma part, je ne parviens pas à saisir ce que peut être une pensée
sans conscience, c’est-à-dire une pensée sans intériorité. Et ce mot « intériorité »
me permet de préciser encore le principe de notre opposition. Vous écrivez en bas
de la page 2 : « Ou bien, nous le considérons comme antérieur à ce que nous
essayons d’imaginer « en dehors » de lui, et cette antériorité se nomme « unicité ».
Moi, j’aurais dit intériorité et non pas unicité. Bien plus, je rejette absolument
l’unicité si on entend par là une unicité absolue. Sans doute, sur le plan
métaphysique, il existera une unité finale, celle de Dieu, mais, sur le plan du
cogito, le « je pense » est seulement unique relativement à son monde, et rien de
plus. Pourquoi n’y aurait-il pas une infinité de mondes de ce genre ? Il peut y en
avoir un seul, mais il peut y en avoir autant que l’on veut, autant pratiquement que
l’induction analogique en révèlera. C’est ce que j’ai tâché de montrer dans Le Moi,
le Monde et Dieu. Et chacun de ces mondes constitue une unité assurée par une loi
posante éternelle consciente d’elle-même, que l’on pourrait comparer à celle d’une
monade leibnizienne, bien que je ne sois pas du tout leibnizien et que je n’admette
pas ses degrés de conscience.
J’ai également pris rapidement connaissance de votre seconde thèse2 ; en
attendant de l’examiner plus à loisir, il me semble que vous y accentuez beaucoup
plus que je ne saurais l’admettre personnellement le caractère arbitraire de la
valeur. Le monde sensible est, à mon avis, assez rigidement déterminé dans sa
structure pour que je ne croie pas, autant que certains philosophes modernes, à
l’évolution des catégories et des formes, mais, du point de vue métaphysique, il est
absolument contingent. Il réalise un système organique à côté duquel une infinité
d’autres systèmes sont théoriquement possibles. Dans le domaine de la valeur,
j’estime qu’il en est tout autrement. Les systèmes forment ici une hiérarchie et il
doit exister un critère interne de la vérité. Je l’ai indiqué dans le dernier chapitre de
la brochure : Le Moi le Monde et Dieu, quand j’ai parlé de la réciprocité de l’amour
comme achèvement de la dialectique. Sans doute, toute dialectique peut-elle être
contestée, et Cournot disait qu’il n’y a pas dans ce domaine d’erreur réfutable, mais
je crois qu’il existe ici des moyens de judication satisfaisants pour celui qui a
franchi chaque échelon et qui peut, par conséquent, donner les raisons de
l’insuffisance de cet échelon. N’est-ce pas, au fond, le sens de la formule
spinoziste: « Veritas se ipsam et errorem manifestat » ? Si on le niait, il faudrait en
arriver jusqu’à nous refuser de reconnaître même notre progrès en maturité
d’esprit.
2 Valeur, Vrin, 1936
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De Gaston Berger
Marseille, le 7 Janvier 1936
Cher Monsieur,
Je voulais vous écrire depuis longtemps déjà pour vous remercier de
l’envoi de votre livre1, mieux que par une simple carte, mais j’ai été, ces mois
derniers, absolument débordé.
Je tiens à vous dire l’admiration que j’éprouve pour ce petit ouvrage, qui,
malgré son volume restreint, présente à mon avis une importance tout à fait
particulière.
C’est d’abord un modèle parfait de littérature philosophique. La langue est
précise, sans abus de mots techniques, le style vif et nerveux, la pensée solidement
charpentée. C’est vraiment un « discours cohérent », où le lecteur est conduit
jusqu’aux conclusions dernières sans perdre jamais le sentiment d’une contrainte
intellectuelle qui ne lui laisse pas la possibilité de s’échapper, mais qu’il accepte
joyeusement, parce qu’il y retrouve sa propre loi.
Notre époque manque de ces livres condensés où un philosophe expose en
cent pages l’ensemble de sa philosophie. Je vous suis très reconnaissant d’avoir
renoué cette tradition qui nous a valu de si « grandes » œuvres aux XVIIe et
XVIIIe siècles. Votre titre déjà, d’une belle audace métaphysique, annonce le
caractère synthétique de votre travail qui n’est pas son moindre mérite. Les trois
problèmes du Moi, du Monde et de Dieu sont strictement solidaires. Je crois que
c’est un des mérites de l’idéalisme que d’avoir montré cette connexion plus
nettement que personne.
J’ai été très particulièrement satisfait par la manière dont vous obligez le
lecteur à s’arracher au réalisme du sens commun. Je fais lire vos pages et suis
heureux d’avoir un livre tel que le vôtre à recommander à tant d’étudiants ou
d’esprits cultivés qui sont en quête d’un ouvrage à la fois complet et
compréhensible.
Je suis aussi très touché par vos pages sur « événement et structure » qui
correspondent fort bien à mes positions personnelles.
Je suis enfin très frappé par vos si remarquables analyses touchant le
panthéisme. Je pense comme vous que l’idéalisme, loin de conduire au panthéisme,
est le plus sûr moyen d’y échapper. Je suis un peu plus hésitant sur ce qui touche à
l’activité constructrice. Je crois que c’est la terminologie qui me gêne. Construction
(comme action) évoque trop, semble-t-il, ce qui se passe dans le temps. Sans doute
précisez-vous admirablement p. 42 que l’action transcendantale est si différente de
l’action dans le temps que cette dernière n’est plus au fond une action du tout. Il
demeure que c’est celle-ci à laquelle nous pensons toujours. Le mot conserve ses
harmoniques, et je ne suis pas sûr que ce soit sans danger.
Je serais heureux aussi de savoir comment peuvent collaborer les
consciences, si nous sommes dans une monadologie et si la liberté demeure
1 Le Moi, le Monde et Dieu
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LETTRES PHILOSOPHIQUES
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entière. Leibniz devait admettre une harmonie « préétablie ». Remplacer préétablie
par éternelle est plus juste, mais ne résout pas le problème. Une communauté de
principes et de dessin ne saurait, me semble-t-il, suffire (p. 69 note)2 [104-105]
J’aurais été heureux de faire pour les Etudes philosophiques une analyse de
ce livre, si notre ami commun M. Fondère ne m’avait exprimé le désir de s’en
charger lui-même.
Encore tous mes remerciements, cher Monsieur, et permettez-moi de vous
présenter, pour l’année qui vient de commencer, mes vœux les plus sincères, que je
vous demande de faire agréer aussi à Madame Lachièze-Rey.
J’espère que toute votre famille est en bonne santé et vous prie de croire à
mon amitié bien dévouée.
G. Berger
2 Tiré à part édité chez Boivin. Entre crochets, nous indiquons la pagination dans l’édition
Aubier
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À M. Gaston Berger
Janvier 1936
Je vous remercie de l’aimable lettre que vous m’avez adressée et dans
laquelle vous parlez d’une manière beaucoup trop élogieuse de mon cours sur « le
Moi, le Monde et Dieu ». Je sais combien vous vous intéressez au problème de
l’idéalisme ; j’ai toujours beaucoup apprécié vos travaux sur ce sujet, et j’attache le
plus grand prix à l’approbation générale que vous voulez bien donner à la solution
que je propose. Je serais heureux d’arriver à rapprocher des personnes qui
pourraient paraître appartenir à des doctrines opposées et qui, au fond, ne sont pas
loin de s’entendre. Si j’en juge par la correspondance que j’ai reçue et par les
articles parus, j’y ai partiellement réussi. Les idéalistes français n’ont pas trop
protesté contre le personnalisme, et les scolastiques de Louvain ont, dans leur
revue, marqué sur bien des points leur assentiment.
Vous m’excuserez si je n’aborde pas ici directement la question de la
liberté. Jusqu’à présent, malgré mes efforts, il m’a paru impossible de mettre cette
question en formules intelligibles. J’entends par là que je n’ai pu élaborer un
système de concepts rigoureusement compatibles et coordonnés qui permette de la
traduire sur le plan du Verbe. Cela ne signifie point d’ailleurs que la liberté ne soit
pas objet de conscience directe ou d’exigence morale, voire même métaphysique.
La note de la page 69 à laquelle vous faites allusion est elliptique. Dans ce
qu’elle a d’essentiel, elle vise la forme générale de la structure de l’univers, et je ne
pense pas que l’on puisse prétendre que nous pouvons, sauf dans des limites très
étroites, construire ad libitum le monde de la perception. Initiative ne signifie
point arbitraire et absence de loi. Cette loi est celle de chaque monade ; elle est
cette monade elle-même. Mais Dieu a fait, semble-t-il, sur ce point, des monades
identiques. La situation est ici pour elles ce qu’elle est pour l’âme dans le Timée et
surtout dans les Lois de Platon. L’âme n’est pas première absolument, mais elle est
première à l’égard du monde sensible, première même par rapport au temps.
Chacun de nous est premier par rapport à son monde, mais nous construisons des
mondes similaires, organisés les uns par rapport aux autres.
Quand il s’agit du monde scientifique, et non plus de celui de la perception,
le problème devient beaucoup plus délicat, parce que ce monde est en perpétuelle
transformation, par suite du jeu de réflexions et d’incorporations successives à
différentes consciences. Chacune de ces consciences est une initiative en tant
qu’elle repense l’univers d’une autre, mais cependant elle est nécessairement
spécifiée par ce dernier Univers ; elle est donc tributaire des pensées antérieures.
Mais on peut concevoir que le jeu des hypothèses successives aurait pu être
différent, absolument comme notre pensée personnelle dans la rédaction d‘un livre
aurait pu être autre si nous n’avions pas été nécessairement orientés dans nos
pensées ultérieures par la première que nous avons émise ou rédigée. Reste à savoir
quel est ici le degré de liberté que nous possédons, et dans quelle mesure nous ne
sommes pas astreints à utiliser certains instruments qui tiennent à notre structure
mentale, comme l’espace à trois dimensions. Je me méfie beaucoup - je dois
l’avouer - des prétendus bouleversements de notre conception de l’espace et autres
conceptions fondamentales.
Enfin, il est évident que notre initiative propre, j’entends ce qui caractérise
notre personnalité, s’affirme beaucoup plus nettement quand il s’agit d’opérer une
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réorganisation morale ou sociale des facteurs qui nous sont proposés sous forme de
sensations et qui ont été une première fois ordonnés par nous sous forme de monde
sensible. Je ne crois pas que, à ce point de vue, la « communauté de principes et de
dessin » puisse être un obstacle, parce qu’elle ne concerne pas cet ordre, - ou
plutôt, si vous préférez, elle ne concerne cet ordre que par l’intermédiaire d’une
volonté préalable de recherche et d’adhésion suivie d’une volonté de réalisation. À
ce point de vue, le monde scientifique lui-même pourrait entrer dans le domaine de
la spontanéité morale, puisqu’il ne se révèle qu’à celui qui « croit à la science »,
qui la recherche et qui fait l’effort pour 1a conquérir. J’ajoute que l’esprit de
charité qui est essentiellement esprit de finesse reste beaucoup plus souple dans ses
réalisations que l’esprit scientifique.
Les termes d’action et de construction ne me paraissent guère susceptibles
d’être évités. Tout d’abord, ils me semblent exprimer la réalité d’une expérience à
la fois concrète et métaphysique que chacun peut vérifier. Et, de plus, si on ne les
emploie pas, on s’expose à introduire en philosophie un statisme des essences où
celles-ci sont dépourvues de ce dynamisme que Platon, dans le Sophiste, a voulu
formellement affirmer contre ceux qui refusaient à l’Etre la Vie et la divine
Intelligence.
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Au R.P. Bessières
24 Juillet 1936
Mon Révérend Père,
Je vous remercie de m’avoir envoyé votre travail si intéressant sur « Le
bon Larron ». Il est bien possible, en effet, et même probable que, malgré leurs
conceptions si différentes de la vie, Platon et lui s’entretiennent là-haut ensemble.
Les méthodes définitives introduites par l’auteur de la République dans le domaine
de la philosophie, méthodes qui n’ont pas été effectivement dépassées ni même
généralement égalées, viennent compléter heureusement sur le plan intellectuel la
spontanéité de la charité, tandis que celle-ci, à son tour, achève sur le plan de la
réalité intégrale ce qui, sans elle, resterait un simple jeu d’esprit ou une jouissance
esthétique de l’ordre le plus élevé.
J’ai beaucoup appris en vous lisant, car j’ignorais totalement la littérature
relative à la question. J’en étais resté au texte de l’Evangile, d’ailleurs tout à fait
décisif en lui-même, et dont je m’étonne que certains aient contesté l’authenticité.
Car celle-ci ne se juge pas seulement à la lumière de considérations extérieures, si
savantes soient-elles, mais aussi et surtout par référence à un idéal de spiritualité
que les hommes auraient bien été incapables de découvrir par eux-mêmes sans le
secours de la grâce.
Dans tous les textes que vous citez, ce que je regrette un peu, c’est ce qui
me semble une insuffisante charité. A-t-on besoin, pour exalter le bon larron, de
prononcer des condamnations sans appel contre d’autres ? Que Judas symbolise la
désespérance et le mauvais larron l’impénitence finale, on peut l’admettre, et, à ce
titre, présenter ces deux personnages comme les types d’une attitude spirituelle
qu’il ne faut pas imiter, mais de quel droit prétendrions-nous que la désespérance
ou l’impénitence ont entraîné la damnation pour Judas et pour le mauvais larron en
tant qu’individus réels ? Après tout, le crime de Judas, par son énormité même,
n’est-il pas une explication et, par suite, dans une certaine mesure, une justification
de sa désespérance ; et combien d’êtres humains, placés dans les conditions où était
le mauvais larron, ne se seraient-ils pas comportés d’une manière très sensiblement
identique ? La douleur, poussée à ce point, n’est-elle pas, dans une certaine mesure,
sinon un principe d’excuse totale, du moins une circonstance atténuante ? Saint
François de Sales (p. 197 et sq.) me semble être celui qui a trouvé plus que les
autres le ton qui convenait.
Parmi les citations que vous avez données, j’ai remarqué spécialement
celle de Péguy, car je l’ai moi-même introduite dans un des articles que j’ai
consacrés dans la Revue des Cours et Conférences sur « Le Moi, le Monde et
Dieu ». Ces articles vont paraître en volume chez Boivin et, si je ne vous ai pas
envoyé déjà un tiré à part, je me ferai un plaisir de vous faire parvenir le volume.
Lee thèses que j’y ai soutenues ont reçu un accueil assez favorable du côté de la
philosophie universitaire et du côté de la philosophie scolastique. On les a
considérées comme pouvant permettre d’établir une liaison entre les deux
tendances, par l’intermédiaire de ce que j’ai appelé un idéalisme personnaliste.
Là où mes idées différeraient peut-être des vôtres dans une certaine
mesure, c’est sur la question russe et la question espagnole. J’estime que ce qui se
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passe ou s’est passé en Russie et en Espagne est bien moins condamnable que ce
que l’on a vu en Allemagne et en Italie. Il faut en effet, à mon avis, tenir compte de
la situation antérieure et des circonstances qui ont déterminé les événements. La
Russie est un pays asiatique, habitué à vivre sous un pouvoir absolu, et qui, au
moment de la Révolution, n’était pas encore sorti de la Barbarie. Il n’est pas
étonnant qu’on assiste chez elle à une révolution sanglante et prolongée, et on ne
saurait comparer la condition actuelle de ses habitants à celle de ceux de l’Europe
occidentale. C’est leur condition antérieure qui doit servir de point de
comparaison. Or, il ne semble nullement que, à ce point de vue, leur état ait réelle-
ment empiré. Il est vraisemblable, et c’est l’avis de témoins autorisés, que
l’inventaire impartial serait à la fois positif et négatif.
En Espagne, il y avait un gouvernement républicain élu qui a laissé
évidemment commettre certains excès. Mais ces excès n’étaient pas de nature à
justifier une révolte à main armée, avec l’appui des Maures et des étrangers. Une
pareille révolte devait nécessairement amener le gouvernement légal à chercher
tous les appuis possibles pour se défendre, ce qui l’a conduit à tolérer les abus et
les atrocités que l’on a dû malheureusement enregistrer. En France aussi, le Front
Populaire a laissé, au début, commettre quelques désordres, notamment les
occupations d’usines. Il suffit d’avoir entendu certaines conversations pour se
rendre compte que, si l’armée avait en France la même place qu’en Espagne, nous
aurions eu une guerre civile du même genre avec les mêmes excès. Quant à faire de
Franco et autres les paladins du Christianisme, je m’y refuse absolument, et j’ai
peur que certaines expressions et certaines compromissions ne forcent les catholi-
ques de l’avenir à ajouter une rallonge à l’article de mon ancien élève Guillemin :
« Par notre faute », article qui a fait tant de bruit quand il a paru dans la Vie
intellectuelle. Pour moi, le fascisme est bien plus dangereux et entreprenant que le
communisme, et ce que je trouve particulièrement honteux, c’est que des pays
comme l’Allemagne et l’Italie que nous considérons comme civilisés aient pu
consentir à vivre sous un régime aussi abject, affectant le plus complet mépris de la
personne humaine et, en ce qui concerne l’Espagne, je suis tout à fait de l’avis de
Maritain et de François Mauriac.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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Au Docteur Biot
(à propos de son livre Le Corps et l’Ame 1)
6 Avril 1938
Mon cher Docteur,
J’ai lu avec le plus grand plaisir votre ouvrage sur « le Corps et l’Ame ».
J’y ai retrouvé, développés en eux-mêmes et appliqués à une série de cas
particuliers, les principes qui vous sont familiers et dont on ne saurait contester la
justesse ni la fécondité, sur l’unité du corps humain.
Je me hâte d’ailleurs de dire, - pour marquer les différences avant les
convergences -, que nous ne concevons pas de la même manière ce composé. Vous
vous rattachez, comme Rémy Collin, à l’école aristotélicienne, et vous exprimez
dans le langage de cette dernière tout ce qui concerne l’âme et le corps, ainsi que
leur union. J’ai déjà écrit au professeur de la Faculté de Nancy 2 ce que je pensais
de cette conception. Il est exact que l’aristotélisme occupe à l’heure actuelle dans
l’esprit de certaines personnes une place privilégiée, mais c’est là, à mon avis, le
produit d’un mouvement tout à fait artificiel qui bénéficie uniquement de l’autorité
de la tradition thomiste et ne vit que de cette autorité. L’aristotélisme est, au fond,
un immanentisme de la forme plastique que l’on retrouvera exactement dans le
stoïcisme ; l’âme ne peut que s’y confondre avec le processus organisateur qu’elle
détermine; elle s’achève et s’épuise dans ce processus ; elle naît et meurt comme
une fusée avec sa propre trajectoire qui n’est autre, au fond, que le cycle vital du
corps se développant de la naissance à la mort. Rien n’est plus contraire à l’esprit
du Christianisme. Et, d’autre part, une telle conception, s’insérant dans une
conception générale du monde, oblige à admettre une âme de l’animal, une âme
des plantes, et, au-dessous, toute une gamme de formes substantielles qui
constituent comme autant de principes organisateurs périssables, sans qu’aucune
coupure puisse être réellement établie entre toutes ces « qualités occultes » et l’âme
humaine. Ces forces inconscientes, ces en soi qui ne sont pas des pour soi, ces
actions qui ne savent pas qu’elles agissent, ces pensées qui n’en sont point, me font
l’effet du roman métaphysique le plus inadmissible pour celui qui se préoccupe des
conditions intelligibles de la position même de l’être, - le plus dangereux, comme
le Père Sertillanges le reconnaît lui-même (p. 110 de votre livre), pour l’admission
d’une destinée humaine.
Quant à la question des rapports de l’âme et du corps examinée en elle-
même indépendamment de la conception aristotélicienne, elle ne peut présenter de
difficultés que dans une doctrine réaliste qui fait du corps une chose en soi, au lieu
d’y voir essentiellement un ensemble de sensations, d’impulsions psychologiques
irrationnelles, d’images et de conditions motrices3.
Sur des points plus particuliers, je vous dirai que je ne suis pas entièrement
convaincu de l’erreur que l’on commettrait en donnant aux filles, dans
l’enseignement secondaire, la même instruction qu’aux garçons. La vérité est que,
pour les deux sexes, l’instruction donnée par des professeurs hommes est, de l’avis
à peu près universel des mères comme des pères de famille, bien supérieure à celle
1 Coll. Présences. Paris, Plon, 1938
2 Cf. lettre à Rémy Collin (sans date)
3 Cf. lettres au Dr Froment et surtout au Professeur Walter Riese
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 37
qui est donnée par les professeurs femmes. Et l’on peut se demander si cette
différence n’est pas dûe précisément à ce que les professeurs femmes n’ont pas
reçu jusqu’à présent la formation masculine.
Sans, d’autre part, méconnaître l’intérêt de ce que vous dites des
possibilités d’amélioration de la mémoire, quand les déficiences de cette dernière
sont dues à des défauts susceptibles d’être corrigés, je suis persuadé qu’il y en a
une absence congénitale à l’esprit, sur laquelle on ne peut rien. Et, sur ce point, je
parle avec une expérience personnelle qui, malheureusement, ne peut guère être
mise en doute.
Enfin, si le livre du docteur Carrel 4 présente quelque intérêt quand il s’agit
de la partie technique où il parle en connaissance de cause, je doute que, sur les
autres terrains et, en particulier sur celui des idées générales, il enrichisse
beaucoup le patrimoine de l’humanité.
Ces divergences sont d’ailleurs secondaires, puisque, si elles affectent
certaines modalités de notre représentation de l’unité humaine, elles ne nous
empêchent pas de reconnaître tous deux cette unité et d’en tirer des conséquences
pratiques qui, dans l’ensemble, doivent nécessairement coïncider.
La citation de Claude Bernard (p. l20) est bien intéressante, et elle est,
d’autre part, d’une justesse remarquable. Celle du Charmide de Platon ne l’est pas
moins. Voilà, certes, une autre autorité que celle du précepteur d’Alexandre,
comme dirait mon collègue M. Souriau. Et au texte remarquable que vous
rapportez on pourrait ajouter ces deux autres qui ne le sont pas moins. L’un est
dans le Lachès (195c) ; il y est dit que le médecin, en tant que simple technicien du
corps, et s’il n’est pas en même temps technicien de l’âme, est incapable de
reconnaître la véritable utilité pour son patient. L’autre, qui est encore plus
frappant, se trouve dans les Lois (livre IV, 719a et sq.). Voici comment je l’ai
résumé dans un article de la Revue des Cours et Conférences du 30 Juillet 37 :
« C’est le propre d’un médecin routinier et sans culture que de se comporter en vrai
tyran et d’imposer dans ses ordonnances, sans aucune justification, ce qui n’est
qu’une opinion tout empirique comme si c’était le résultat d’une science exacte ;
mais le vrai médecin s’efforce de recueillir auprès du patient et de ses amis tous les
éclaircissements nécessaires ; il s’instruit auprès de lui et l’instruit à son tour autant
qu’il est en son pouvoir, ne lui prescrivant pas de remèdes sans l’avoir auparavant
convaincu de leur nécessité ; et, une fois cette conviction établie, c’est toujours par
la douceur qu’il donne au malade les dispositions nécessaires et qu’il l’achemine
vers la santé en s’efforçant ainsi de conduire son œuvre à bonne fin... Malgré tout
ce que peut en penser le routinier, malgré toutes les critiques et toutes les
moqueries dont il peut être l’objet, il raisonne avec son client presque en
philosophe, il s’attache à déterminer la source du mal et remonte jusqu’aux
principes de la constitution générale du corps ».
4 L’Homme cet inconnu. Paris, Plon 1935
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Monsieur Blanc1
Le 14 juin 1949
Monsieur,
Il m’est bien difficile2 de vous donner dans une lettre un avis suffisamment
précis et nuancé sur une méthode que les philosophes interprètent ou manient de la
manière la plus diverse. Nous avons eu dernièrement, sur cette méthode, à la
société de philosophie de Lyon, une conférence de M. Thévenaz, professeur à la
Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne et directeur de la collection : Être
et penser. Un de mes étudiants a soutenu un mémoire sur l’idée de Dieu chez
Lagneau. J’ai moi-même expliqué toute l’année pour l’agrégation Psychologie et
Métaphysique. Ces différentes expériences m’ont confirmé dans mon opinion sur la
complexité du problème. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’aime pas le
terme de méthode réflexive, qui semble impliquer une attitude de dédoublement
dans laquelle le sujet s’opposerait à lui-même comme un objet. Je préfère les ter-
mes d’analyse régressive ou de régression analytique. En second lieu, je remarque
que, précisément à cause de cette confusion, les uns y voient une méthode
d’isolement et de purification, les autres une méthode d’implication. Je considère
qu’on en fait un usage tout à fait illégitime et fantaisiste, quand on ne peut pas la
vérifier par une réalisation psychologique : c’est le cas, par exemple, de ceux qui,
considérant le corps comme un construit, cherchent à remonter au montage du
corps qu’ils trouvent dans le monde conçu sous la forme finaliste la plus
fantaisiste : élan vital, feu artiste, temporalité transcendantale, être ou acte, attribut
pensée ou étendue, etc... , ce qui conduit à toutes les formes de panthéisme. C’est
là une gymnastique ou même une vision de l’univers très intéressante, à la
condition de bien se rendre compte qu’il s’agit uniquement d’une manière
d’envisager le monde sous l’aspect d’un sujet, sans pouvoir donner à cette
conception une valeur métaphysique. Je pourrais continuer ainsi. C’est ce qui vous
expliquera d’ailleurs que je n’aie pas une particulière sympathie pour la manière de
Lachelier ou de Lagneau. En gros, je n’ai rien à rectifier (quoique j’eusse beaucoup
à ajouter) à mes « Réflexions sur la portée ontologique de la méthode de régression
analytique » que vous trouverez facilement dans les travaux du IXe Congrès
International de Philosophie, tome VIII, Hermann.
1 Brouillon
2 Réponse à une lettre demandant son avis sur la méthode réflexive
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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De Maurice Blondel
Aix
23 avril 19321
Mon cher Collègue,2
Je reçois votre somptueux envoi3 avec d’aimables dédicaces : j’en ressens
une émotion très reconnaissante, en même temps qu’une confusion vite dominée
par la joie et l’admiration.
Voici donc terminée une grande œuvre longtemps mûrie, attendue avec
confiance, glorieusement accueillie, un monument original, où les plus graves
problèmes historiques et doctrinaux sont repris à fond, renouvelés et approfondis
d’une façon qui impose définitivement votre travail si documenté et si pénétrant
d’une manière définitive à l’attention de tous les esprits. De cet honneur pour vous
et pour ce que vous représentez, soyez félicité & remercié !
Je suis touché de ce que, dans votre belle conclusion, vous ayez
ingénieusement & amicalement cité mon nom.
Je n’ai eu garde, moi non plus, d’oublier votre visite à Aix où j’avais
égoïstement souhaité votre venue ; merci de me rappeler cet entretien.
Permettez-moi de vous adresser - oh bien peu de chose - un petit livre que
je viens de publier sur « Le problème de la Philosophie catholique », & veuillez
agréer, mon cher Collègue, avec mes vœux les meilleurs, l’assurance de ma très
cordiale fidélité.
M. Blondel
1 Lettre de la main de Blondel. Toutes les autres sont dictées à sa secrétaire, Mlle Panis, ou,
à son défaut, à une personne proche. 2 Lachièze-Rey et Blondel se connaissaient alors un peu ; en 1926, le maître d’Aix, atteint
par la cécité, avait décidé de renoncer à l’enseignement. On lui avait proposé de faire appel
à Lachièze-Rey pour assumer sa succession, vues les affinités de leur pensée. Il avait
rencontré Maurice Blondel, et il y avait eu un échange de correspondance. Le projet n’avait
pas pu avoir de suite, Lachièze-Rey n’ayant pas encore achevé sa thèse. 3 Il s’agit de L’Idéalisme Kantien
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 40
À Maurice Blondel1
Lyon
29 avril 1932
Monsieur et cher Maître,
Je vous remercie de votre aimable lettre, trop élogieuse pour mon travail2.
Je vous remercie également de votre ouvrage si intéressant sur la philosophie
catholique3. Je suis un abonné des Cahiers de la Nouvelle Journée, mais il m'est
très précieux de posséder votre volume avec une flatteuse dédicace. En dehors des
belles pages dans lesquelles vous avez protesté contre une conception de la
philosophie qui ramènerait celle-ci aux limites de l’esprit grec, ou même, plus
exactement, à une forme spéciale de cet esprit qui ne fut pas celle de Platon, j'ai
remarqué particulièrement deux de vos thèses : l’une consiste à rejeter cette idée
trop répandue et qui fut déjà celle de Kant, que la sensibilité est aveugle par elle-
même et incapable de nous rien révéler, - conception qui marque une régression
manifeste sur la thèse platonicienne de l’amour ; vous soutenez en somme que la
sensibilité, ou, en tout cas, une certaine espèce de sensibilité, est un jugement, et
qu’à l’intérieur de ce jugement on doit retrouver les principes internes qui le
fondent, ce jugement n’ayant pas, d’autre part, un caractère purement formel et
logique, mais étant au contraire un acte, une réalité. - La seconde de vos thèses, qui
m’est, d'ailleurs, depuis longtemps familière, car vous l’avez développée
antérieurement d’une manière remarquable à propos du jansénisme de Pascal4,
c’est que la relation de deux sujets n’est pas celle de deux natures inertes et
statiques, extérieures l’une à 1’autre, et dont les rapports relèveraient, en quelque
sorte, de l’esprit de géométrie. J’ai songé à vous précisément en rédigeant la fin de
mon premier chapitre sur Spinoza où je reproche à l’auteur de l'Ethique d’avoir fait
un usage très exagéré du principe du tiers exclu.
Il ne nous reste plus maintenant qu’à attendre l’ouvrage annoncé sur La
Pensée ; une lettre de Gabriel Marcel me laisse espérer que cette attente ne sera pas
de trop longue durée ; je m’unis à tous les amis de votre philosophie pour vous
exprimer notre désir commun de vous lire le plus tôt possible.
Je vous prie de vouloir bien agréer, Monsieur et cher Maître, l’expression
de ma respectueuse sympathie.
1 Lettre originale
2 Il s’agit d’une lettre de remerciement pour l’envoi de L’Idéalisme Kantien
3 « Le problème de la Philosophie Catholique ». Cahiers de la Nouvelle Journée n°20.
Bloud & Gay. 1932 4 « Le jansénisme et l’antijansénisme de Pascal ». Revue de Métaphysique et de Morale.
Juin 1923
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Maurice Blondel
(À propos de La Pensée -tome I)1
1934
Monsieur et cher Maître,
Je viens d’achever, en prenant soigneusement des notes et en essayant d’en
discuter les différentes idées, le premier tome de votre bel ouvrage sur La Pensée.
J’espère vous avoir compris, si j’exprime votre dessein en disant que vous vous
proposez de déterminer l’ensemble des conditions organiques qui rendent la Pensée
possible dans son plein achèvement ou, ce qui revient sans doute pour vous au
même, dans son existence, l’existence d’une pensée intégrale étant la condition
indispensable de toute pensée subordonnée, à peu près comme dans l’argument
cosmologique l’être nécessaire, la causa sui, est la condition de l’existence et de la
nature de tout être contingent. Quant à votre méthode, elle me paraît procéder à la
fois de l’a posteriori et de l’a priori. De l’a posteriori, parce que ces facteurs ne
peuvent pas être déduits absolument - tout au moins par les moyens dont nous
disposons comme esprits finis - et qu’ils doivent par conséquent être l’objet d’une
sorte d’inventaire expérimental ; de l’a priori, en ce sens que les facteurs ainsi
inventoriés s’appellent les uns les autres comme des termes nécessairement
complémentaires et ne sauraient en aucun cas êtres considérés comme simplement
juxtaposés. Si je voulais définir votre position en la comparant par exemple à celle
du criticisme, je dirais que, tout en présentant avec elle d’indéniables
ressemblances, elle en diffère sur deux points : dans le sens descendant, vous
prolongez votre investigation au delà du psychologique pur, c’est-à-dire au delà de
ce que Kant appelait le divers de la sensibilité ; et, d’autre part, vous la poursuivez
dans le sens ascendant au delà du « je pense » et de la conscience transcendantale,
ce double prolongement ne résultant pas de postulats posés in abstracto, mais de
l’examen des faits.
Sur ces deux extensions je me permettrai de vous soumettre quelques
observations : dans le sens inférieur, Kant avait bien reconnu - et je l’ai rappelé
cette année dans un cours public - que l’exercice de la pensée constructive, la
réalisation du programme unificateur de la conscience transcendantale, serait
impossible si les sensations se présentaient à nous dans un complet désordre, s’il
n’y avait pas accord entre la sensibilité et l’entendement ; le principe des lois
nécessaire à la constitution de l’expérience requiert, par exemple, l’existence de
consécutions constantes et irréversibles, mais il ne les détermine pas ; que les
sensations répondent à cette exigence, cela ne dépend pas de nous, mais de la chose
en soi. Logiquement, Kant aurait dû, dès ce moment-là, parler d’une harmonie
préétablie, ainsi que je l’ai dit dans une longue note de mon travail sur l’Idéalisme
kantien. En fait, pour des raisons que j’ai signalées dans cette note, il n’a voulu
faire intervenir cette harmonie qu’à partir de la constitution de ces constructions
supérieures qui réalisent pour ainsi dire une harmonie au second degré et qui sont
les êtres vivants. Là, du moins, il a été formel, et il a déclaré que l’existence de ces
derniers était une indication que le principe des choses s’intéressait à notre besoin
de connaître. Vous dites avec juste raison ce qu’il a omis, et vous le développez
d’une manière particulièrement riche et précise ; rien de plus légitime. Je voudrais
seulement vous poser ici une question qui me paraît importante.
1 Paris, Alcan, 1934
PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 42
Parlant, en somme, de cet ordre formel qui existe à l’état au moins implicite dans les données sensibles, vous employez les termes de « pensée réelle, hors de la pensée pensante ou pensée ». Ces formules, ainsi que j’ai pu m’en rendre compte par la lecture de vos notes, n’ont pas été sans soulever certaines difficultés. Quand on a poursuivi assez longtemps la lecture de votre ouvrage, on commence à être rassuré ; on voit que vous entendez par cette pensée réelle quelque chose comme la régularité dont j’ai parlé et aussi d’autres développements rationnels auxquels paraissent soumises les données sensibles, développements rationnels qui ne leur seraient pas transcendants, mais immanents. En élargissant et en variant le type de rapport exprimé par elle, on pourrait reprendre ici la formule de Leibniz : omne praedicatum inest subjecto. Je sais combien il est difficile de trouver un terme adéquat pour exprimer cette sorte de présence de la « forme » à l’intérieur des données sensibles, μ platonicienne, entéléchie leibnizienne, sujet de Whitehead ; j’ai moi-même employé celui de naturant qui n’est pas ici excellent. Je crains que l’expression de « pensée réelle » n’évoque l’idée d’un véritable sujet inconscient qui aurait une réalité ontologique et qui aspirerait positivement à quelque chose de supérieur à lui-même ou celle d’une première forme sous laquelle se réaliserait une puissance opérante destinée ensuite, par voie de réflexion ou de complémentarité, à donner d’elle-même des expressions ou des manifestations supérieures, telles que la pensée consciente. La seconde interprétation risquerait de nous orienter vers le panthéisme ; la première nous conduirait à un réalisme dans lequel il semblerait que Dieu ou le principe premier aurait posé en dehors de lui des choses en soi et non pour soi qui ne seraient ni des esprits ni des phénomènes affectant les esprits, ce qui, à mes yeux, serait inintelligible. Je préciserai ce que je veux dire en l’appliquant à votre théorie de la psychologie animale : vous vous opposez, et à mon avis très justement, à ceux qui admettent chez l’animal une conscience sans pensée, mais vous me semblez disposé à lui prêter une pensée sans conscience. Faut-il entendre par là que les actes de l’animal relèvent d’une idée directrice, d’une régulation que vous ne songez nullement à hypostasier sous la forme d’un sujet inconscient - ou bien cette pensée est-elle pour vous une sorte de chose, de force ou de puissance, et, en somme, un véritable sujet ?
Dans la direction où vous transcendez le « je », j’aurais aussi à solliciter
quelques éclaircissements et quelques objections. Vous paraissez considérer la présence d’un idéal d’unification et de principes éternels comme étant une manifestation directe, quoique d’ailleurs imparfaite, de Dieu en nous. Je sais qu’il y a là une thèse qui, sous une forme ou sous une autre sans doute moins précise que chez vous, est celle de beaucoup de théistes ; je n’en ferai pas moins des réserves. Pourquoi rejeter ici en quelque sorte au-delà du sujet le principe d’unification et l’intemporalité ? À mon avis, l’un et l’autre lui appartiennent. Le moindre acte de perception étant un acte de construction recèle une loi intérieure et indéfiniment renouvelable, et, par cela même qu’il a eu lieu une fois, possède une vérité définitive qui consiste dans sa possibilité ; d’autre part, il est dans la nature du sujet constructeur de répondre à la sensation par la construction d’objets qu’il édifie au moyen de ses ressources personnelles (étoffe spatiale et étoffe temporelle) pour coordonner ces sensations, pour les prévoir et les modifier ; il est également dans sa nature de substituer constamment aux synthèses opérées de nouvelles synthèses plus compréhensives, soit par simple souci esthétique ou rationnel, soit par suite du déséquilibre introduit dans les synthèses anciennes par l’apparition de sensations nouvelles (télescope, spectroscope, microscope). Je ne vois rien dans tout cela qui nous force à dépasser le sujet opérant, à moins d’entendre par « moi » uniquement ce que le moi a manifesté de sa puissance jusqu’au hic et nunc, sans tenir compte de sa puissance de poursuivre son mouvement. Mais ce serait alors nier le sujet comme sujet et en faire je ne sais quelle réalité statique, ou je ne sais quelle
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 43
puissance pendulaire astreinte à répéter sans jamais innover. Si je fais ici des
réserves, ce n’est pas seulement parce que le sujet comme puissance opérante me
paraît avoir en lui tout ce qui est nécessaire pour progresser sans cesse dans l’ordre
des réalisations et pour prendre une possession croissante de ses propres virtualités
grâce au jeu même de leurs manifestations, mais c‘est aussi parce que la solution
contraire me semble conduire directement au panthéisme. Que nous soyons ce que
nous sommes parce que Dieu nous a faits ainsi, on pourra le démontrer par d’autres
raisons, mais je considère que, tels que nous sommes, nous devons être regardés,
dans la mesure où nous sommes puissances constructives et unificatrices, comme
des êtres complets. Je ne serai disposé à admettre une déficience, une imperfection
recélant intrinsèquement la preuve de l’immanence d’un terme supérieur que dans
le sens de l’aspiration, dans le sens du devenir et non du faire (ainsi que je l’ai indi-
qué dans la conclusion de mon Idéalisme kantien). La contingence interne - et non
externe -, la contingence éprouvée du dedans et congénitale à l’esprit humain me
paraît résulter uniquement du fait que, précisément, la suffisance constructive
apparaît, à la lumière de ce que vous avez appelé vous-même la Volonté voulante,
c’est-à-dire à la lumière du pouvoir judicatoire suprême que nous portons en nous,
définitivement déficiente et incapable de fournir l’X de notre destinée. C’est là ce
qui l’empêche de s’arrêter dans ce que M. Brunschvicg appelle la participation à
l’Un et M. Lavelle la participation à l’Etre.2
Ces deux séries de remarques concernent, comme vous le voyez, des
problèmes tout à fait généraux ; j’aurais à vous poser bien des questions dans des
domaines plus particuliers ; mais il faudrait alors vous écrire un volume. Je me
permettrai cependant de retenir une de ces questions. Vous critiquez ceux qui
prétendent ne pas aller au-delà de la sensation ; vous déclarez que celle-ci est une
intégration de phénomènes infiniment complexes et qu’elle suppose pour naître une
multitude de conditions dont il faut tenir compte. Vous ajoutez qu’elle implique
également, du côté psychologique, l’intervention de fonctions supérieures dont on
ne saurait faire abstraction. Je suis tout à fait de votre avis sur le second point, et je
me rallie à la thèse des Stoïciens qui disaient que la sensation est toute différente
selon qu’elle se produit dans un être raisonnable ou dans un être dépourvu de
raison, Non seulement je n’admets pas qu’on assimile la sensation chez l’homme et
chez l’animal, mais j’irais plus loin que vous (peut-être d’ailleurs allez-vous jusque
là) en refusant catégoriquement la sensation à l’animal. C’est dans le sens du sous-
jacent à la sensation que je différerai de votre manière de voir ; sans doute la
science nous apprend-elle qu’il y a entre les quatre cent trente trillions de
vibrations et la couleur rouge une concomitance, mais qu’est-ce que cette
concomitance possède d’intrinsèquement rationnel ? Et que sont d’ailleurs ces
vibrations sinon le produit d’une construction interprétative opérée à partir d’autres
sensations ? Pourquoi avoir l’air de leur conférer une sorte de valeur en soi, de
valeur éminente ? N’y a-t-il pas là une sorte de réalisme implicite ? Que peut
signifier une « intégration » de ces vibrations au sein de la couleur rouge ? J’ai fait
au bergsonisme exactement la même objection, et je lui ai reproché d’avoir
assimilé la condensation psychologique, relevant du dynamisme spirituel, opérée
par l’homme d’action qui concentre son expérience passée en vue de la réalisation
de l’avenir, -et la condensation des pulsations quantitatives de la matière dans une
seule pulsation qualitative de l’esprit.
2 Cf. lettres à L. Lavelle
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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De Maurice Blondel
Aix
16 mai 1934
Mon cher Collègue
J’ai de multiples remerciements et regrets à vous faire agréer. Vous
m’aviez adressé sur La Pensée une longue et importante lettre, et, si je ne vous ai
pas répondu plus tôt, c’est que, désireux de le faire plus à fond, j’en ai été de jour
en jour empêché par une longue indisposition et par des obligations familiales très
accaparantes. Puis j’aurais été heureux d’aller samedi vous saluer à Marseille et
profiter de vos entretiens dans la mesure où ma demi-surdité l’eût permis ; mais,
cette fois encore, ma santé s’y est opposée, et je n’ai même pas pu vous écrire ;
d’autant plus qu’il eût fallu pour le faire utilement soulever tout le bloc de votre
pensée si fortement organisée dans votre perspective exclusivement intellectuelle.
Vous aviez bien voulu me nommer en rappelant une formule et une doctrine que je
prends peut-être en un sens un peu différent de celui que vous y mettez. Ce qui
rend la discussion malaisée entre nous, c’est le fait que, pour votre philosophie, ce
qui compte seul, c’est ce qui est intellectualisé et logiquement organisé dans le
domaine de la réflexion explicite. Il me semble, au contraire, qu’avant et après
cette zone d’idées, abstraitement considérées dans leur formalité définie, il y a une
pensée qui, pour paraître prélogique, n’en est pas moins à intégrer dans une logique
plus compréhensive que celle de l’entendement attaché à la distinction du sujet et
de l’objet, aux formes de la sensibilité et aux catégories du discours. Mais vous me
pardonnerez de ne pas entrer dans le débat et d’implorer votre patience avec
l’espoir que le tome second, en cours d’impression, répondra à quelques unes de
vos questions et objections. Un seul exemple. Vous m’attribuez l’illusion
d’accorder une valeur ontologique aux symboles que les sciences physiques
substituent aux apparences de l’intuition sensible. Je n’ai jamais pris à mon compte
cette réduction, et si, en un moment de ma dialectique, j’ai paru conniver avec le
faux réalisme scientiste, c’est pour montrer plus fortement ensuite que notre
critique fait reculer à l’infini la saisie de l’être réel, sans cependant rendre compte
d’aucune des phases successives de cette sorte d’idéalisation. Car je ne tiens pas
moins à sauvegarder la part de vérité contenue dans la donnée subjective que celle
qu’apporte la spéculation critiquement intellectuelle. En d’autres termes, je
n’accepte pas plus le privilège absolu de la pensée critique que le discrédit total de
la donnée concrète. Et vous voyez ainsi pourquoi je résiste à votre puissant effort
pour ramener, comme vous le faites à mon sujet, toutes vos perspectives à celle
d’un kantisme intégral, dont vous vous servez comme d’une grille placée sur un
texte dont elle ne laisse apparaître que certains mots, certaines idées dissociées et
interprétées d’une façon tendancieuse.
En vous remerciant encore de l’attention si bienveillante que vous avez
accordée à mon tome premier et des remarques si stimulantes dont profitera le
tome II, je vous prie, mon cher collègue, d’agréer mes vœux les meilleurs et
l’assurance de mon très cordial dévouement.
M. Blondel
PIERRE LACHIEZE-REY
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Maurice Blondel
© Centre d'archives Maurice Blondel
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Maurice Blondel
(à propos de La Pensée -tome II)1
Monsieur et cher Maître,
J’ai bien reçu le tome II de votre travail si important sur La Pensée. Je ne
vous avais pas encore écrit pour vous remercier, parce que je voulais auparavant le
lire avec toute l’attention nécessaire. Je venais précisément d’achever cette lecture
quand votre lettre m’est parvenue, et je m’apprêtais à vous faire connaître les idées
qu’elle m’avait suggérées.
La doctrine fondamentale que vous développez avec une très grande
richesse d’arguments et de modalités, c’est que le dualisme de la pensée intuitive et
de la pensée discursive révèle dans la direction de l’origine et de la fin de la Pensée
une réalité supérieure à ces deux termes, qui leur confère leur être et leur valeur.
Cette révélation est celle d’une immanence, car, sans la présence de cette réalité, ni
l’une ni l’autre pensée ne sauraient exister, - et c’est en même temps celle d’une
transcendance parce que ni la somme ni la collaboration des deux termes
considérés n’a une portée exhaustive. Ce dualisme doit être étendu jusqu’à
l’intérieur de l’idée de Dieu qui présente, en somme, la même déficience au point
de vue de cette complémentarité. Dieu est donc en nous, d’une autre manière,
comme ce que nous ne pouvons atteindre par la mise en œuvre des deux pensées,
comme un au-delà dont nous éprouvons à la fois la présence et l’absence, en tant
que nous dépassons nous-mêmes le domaine de l’intuition et de la discursion,
c’est-à-dire en tant que nous sommes esprits, si j’utilise exactement votre
terminologie. Vous introduisez avec juste raison, comme le facteur essentiel,
comme le ressort de tout le progrès spirituel ce que vous appelez l’implicite, et
l’implicite ultime, en dernière analyse, c’est Dieu. Sans entrer dans le détail d’une
discussion qui risquerait de transformer cette lettre en un volume, je vous dirai que
je suis tout disposé à accepter cette position, à la condition de distinguer plusieurs
sortes d’implicite. Il en est un qui me paraît ne pas dépasser les limites du « je », et
n’être autre chose que ce « je » lui-même comme pouvoir constructeur et opérant,
c’est l’implicite de toutes les visions successives d’Univers, c’est l’unité à la fois
dynamique, finale et idéale du monde sensible ; je ne crois pas que cet implicite
comprenne Dieu en lui d’aucune manière ; je vous l’ai déjà dit dans ma dernière
lettre. L’autre implicite est celui de l’amour, de l’aspiration, de l’appel à l’Autre, à
la réciprocité du don, et c’est, à mon avis, celui-là seulement qui peut conduire
directement à l’affirmation de Dieu. Entendons-nous bien d’ailleurs : je ne
prétends pas que le moi constructeur de l’univers se suffise ; s’il rend compte de la
structure du monde qui émane de lui, il ne rend pas compte de lui-même. D’autre
part, il n’est pas seul ; il n’est pas le principe des sensations qu’il éprouve, mais
seulement des objets qu’il leur fait correspondre ; son action réalisatrice met en jeu
des facteurs inconnus, comme vous le faites judicieusement observer, mais, dans
tout cela, il ne s’agit que de causes occasionnelles ou de collaboration externe ; on
ne saurait dire qu’on y trouve la preuve que Dieu pense en nous, qu’il se confond
avec les principes éternels que nous mettons en jeu ou qu’il est le siège de ces
principes.
Je sens toute l’imperfection de ces remarques insuffisantes et cursives.
Pour leur illustration, je me permets de vous renvoyer à celui de mes cours que
1 Paris, Alcan, 1934
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 47
publie à l’heure actuelle la Revue des Cours et Conférences. J’en ai demandé un
tirage à part et, quand ce tirage aura été réalisé, je me ferai un plaisir de vous
l’envoyer.
J’ai été très heureux de vous voir affirmer à mainte reprise l’impossibilité
d’hypostasier une intelligibilité sans intelligence, une pensée sans être pensant (p.
248, 383, 387, 393, 507), insister sur ce qu’il y a d’éternel dans toute pensée (p.
245), vous rapprocher d’une conception constructive, et être bien près de substituer
la construction à l’abstraction, ce qui me paraît tout à fait capital (p. 428 et 520).
Toutefois, votre conception d’une pensée cosmique qui ne serait ni pensante ni
pensée me reste obscure. Je ne peux entièrement souscrire à l’affirmation qu’une
telle conception n’a rien de plus inadmissible que celle d’un « moi » substantiel,
contingent et limité. Ce « moi » en effet est un sujet, une conscience ; il a une
intériorité ; il peut désirer, aspirer, unifier ; mais comment étendre ces possibilités
à la matière, ou même à la vie ? Je vois bien que la manière dont les sensations
apparaissent en nous est une condition nécessaire de l’exercice de notre pensée, et
je reconnais avec vous qu’il y a là un ensemble de dispositifs qui révèle
l’intervention d’une Puissance supérieure, cette Puissance ayant dû réaliser les
instruments indispensables à la manifestation et au progrès d’une pensée comme la
nôtre, mais je ne saisis pas comment ces dispositifs seraient légitimement
transformés en des êtres qui sont orientés vers quelque chose qui leur est supérieur.
Dans la réponse que vous m’avez adressée à la suite de mes observations
précédentes, vous m’avez écrit : « Ce qui rend la discussion malaisée entre nous,
c’est le fait que, pour votre philosophie, ce qui compte seul, c’est ce qui est
intellectualisé et logiquement organisé dans le domaine de la réflexion explicite ».
Il faut que je me sois bien mal exprimé pour avoir donné lieu à cette observation,
car, s’il y a au contraire une thèse que j’ai toujours professée, c’est la nécessité de
ne jamais confondre le naturant et le naturé, et de ne jamais envisager le statique
comme un absolu ou comme un achevé, mais toujours comme un résultat limité qui
renvoie à une puissance qui le dépasse inévitablement.
J’ai développé cette théorie dans mon Kant, dans un article des Recherches
philosophiques, je l’expose encore dans mon cours sur « Le Moi, le Monde et
Dieu » et dans quelques pages que je vous ferai parvenir : « Réflexions sur un
thème platonicien ».
Mon impression est que je suis, sur l’essentiel, tout à fait en communion2
de pensée avec vous. Le principe de la déficience et de l’appel à un secours
supérieur, à cause de l’impossibilité pour l’homme de résoudre par ses propres
forces le problème de la destinée de son être spirituel est au centre de mes
préoccupations comme des vôtres. Le cours que je vous indique, cours d’ailleurs
bien succinct et bien imparfait comme l’est à peu près forcément un cours public,
vous fixera à ce sujet. Vous y trouverez en particulier les considérations sur la
collaboration de l’Action et du Verbe, et sur leur unité finale dans l’exigence de la
réciprocité de l’Amour entre Dieu et l’homme. Ces considérations sont très
indigentes si on les compare à l’ampleur et à la richesse des vôtres, mais elles
complèteront les indications de cette lettre dont je vous prie d’excuser la longueur
déjà exagérée.
2 Dans la lettre originale, Lachièze-Rey a écrit « communauté »
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 48
À Maurice Blondel
(à propos de L’Action - tome I)1
Mars 1937
Monsieur et cher Maître,
Je ne sais réellement comment m’excuser de ne pas vous avoir remercié
plus tôt de l’envoi du premier tome de votre ouvrage sur L’Action. Mais mon
installation à Lyon a été laborieuse ; elle a été compliquée par toutes sortes de
difficultés, de maladies et de deuils qui m’ont mis en retard sur tous les points. Or
j‘avais précisément des engagements rigoureux qui me forçaient à terminer certains
travaux à des dates fixes. J’ai dû partout demander des délais, j’ai eu toutes les
peines à aboutir en temps utile pour le plus essentiel, et la situation n’est pas encore
entièrement éclaircie.
J’aurais voulu vous lire encore plus attentivement que je ne l’ai fait, et
surtout confronter ma pensée avec la vôtre par une discussion minutieuse instituée
avec votre texte et accompagnée d’abondantes notes. Je n’ai pu le faire entièrement
comme je l’aurais désiré. Mais, cependant, si imparfaite qu’ait été à mon avis ma
lecture, elle m’a permis de me rendre compte de tout l’intérêt que présentait votre
travail, de toute l’exactitude et de la profondeur de vos analyses, et j’ai éprouvé en
même temps la satisfaction de pouvoir vous donner une adhésion presque sans
réserves.
Vous avez voulu avec juste raison, dans ce premier tome, déterminer ce
que l’on pourrait appeler les conditions transcendantales de l’action. Victor Delbos,
parlant de la morale et de la science, disait qu’on devait nécessairement introduire
dans leur notion les caractères qui leur permettraient de porter leur nom ; c’est là,
d’ailleurs, une méthode essentiellement platonicienne. L’auteur de la République
aurait dit qu’il s’agissait d’abord de définir l’action en soi, l’action en tant
qu’action ; moi, je dirais qu’il y a une idée a priori de l’action et que, si nous ne
commençons pas par dégager les facteurs constitutifs de cette idée, nous ne savons
pas, en parlant d’action, de quoi nous parlons.
Une fois posé ce principe qu’il y a une idée de l’action, vous ne me
paraissez pas moins heureux dans la manière dont vous en développez le contenu.
Si je voulais citer toutes les formules décisives par lesquelles vous avez traduit
lumineusement ce contenu, ma lettre n’y suffirait pas. Ces formules tendent toutes,
en somme, à nous montrer que l’action ne saurait en aucune manière être assimilée
au devenir, et qu’elle en est 1’unité à la fois immanente et transcendante, qu’elle
suppose une intériorité, une initiative, qu’elle implique un sujet opérant et une
finalité, qu’elle est une réalité ontologique dont la série des événements que
donnerait une description externe n’est que le phénomène. Je note en particulier ce
qui est dit sur cette question p. 22, 37, 39, 74, 149, 150, 265, 271, 302, 317, 322.
Mais ces caractères de l’action ne sont visiblement pas limités par vous à
l’unification ou à l’intériorité d’une série déterminée, telle que serait par exemple
la série des phases du développement organique d’un être vivant, ou peut-être
d’une espèce. Ce qui caractérise en effet un tel développement, c’est que l’action
paraît s’épuiser dans sa réalisation ; elle la conditionne et la sous-tend, mais elle
disparaît avec elle ; l’individu naît, grandit et meurt ; l’espèce, de son côté, ne
semble pas éternelle. Ainsi ai-je toujours reproché à Bergson d’avoir assimilé la vie
1 Paris,Alcan, 1936
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 49
de la pensée à une phrase qui se déroule ; une telle assimilation ne retient que ce
que Kant aurait appelé l’unité synthétique, par exemple l’unité synthétique du
cercle, et méconnaît l’unité analytique, c’est-à-dire la capacité que possède, pour
reprendre le même exemple, l’idée du cercle de donner d’elle une multitude
indéfinie de réalisations. Or vous insistez justement p. 169 sur cette capacité de
reproduction indéfinie qu’il faut introduire dans l’idée de la véritable action, - et, à
la p. 83, il apparaît que vous considérez l’action comme « supra temporelle autant
que supérieure à l’émiettement spatial ». S’il en est ainsi, ne sommes-nous pas
nécessairement amenés à poser qu’il n’y a d’action réelle que sous la forme d’une
loi posante éternelle ? Et, si nous sommes des êtres agissants, ne devons-nous pas,
tout en réservant par ailleurs notre dépendance vis-à-vis de la cause première, nous
envisager effectivement comme transcendant le temps ? Ne devons-nous pas
concevoir notre moi sur le type du caractère intelligible de Kant comme frappant
de son empreinte intemporelle tous les contenus psychologiques particuliers qui se
réalisent en lui, ainsi que toutes les manifestations extérieures qui émanent de son
initiative ? J’avais développé une thèse de ce genre dans un article des Recherches
philosophiques sur « l’Activité spirituelle constituante » et dans Le moi, le monde
et Dieu (chap. III, 2e partie, où la coïncidence essentielle de mes idées et des vôtres
apparaît manifeste). Je me suis, depuis, aperçu que Platon avait soutenu une théorie
analogue dans les Lois : l’âme n’y est pas indépendante, elle relève du principe
suprême, mais elle est première relativement au monde sensible ; elle est, par
rapport à ce monde et par rapport au temps, origine absolue. Je serais heureux de
connaître votre manière de voir au sujet du problème de l’éternité de l’esprit, ou, si
vous préférez, de son intemporalité. Estimez-vous que nous sommes ou que nous
ne sommes pas dans le temps ?
Avec la théorie de l’acte pur, vous abordez une question particulièrement
difficile, et pour la solution de laquelle nous ne disposons que de moyens fort
limités. Cependant, je crois que vous avez fourni l’essentiel de la réponse possible
par votre théorie de la charité. Il me semble d’ailleurs que, sur ce point, vous
retrouvez l’esprit de la philosophie platonicienne, si, du moins, je l’ai correctement
interprété dans un article que je me permets de vous envoyer (p. 9) et dans un autre
article qui paraîtra le 15 avril dans la Revue des Cours et Conférences. Il y aurait
cette différence que l’amour serait chez vous, contrairement à ce qu’il est chez
Platon, plutôt une fin qu’un moyen. Se posant ordinairement lui-même comme
l’absolu, il serait réalisateur de ses propres conditions, c’est-à-dire de la pluralité
des personnes ; il serait à la fois la cause et la fin de la procession. J’aurais
cependant ici une question à vous poser sur l’exactitude de mon interprétation.
Concevez-vous véritablement que l’amour est à la fois principe et fin ou
l’envisagez-vous plutôt comme une résultante du fait que Dieu (comme Père), se
connaissant par le Verbe (comme Fils), s’aime nécessairement (par le Saint Esprit)
et si, comme je l’ai supposé, l’Amour est principe, n’en résulte-t-il pas que nous
donnons au saint Esprit une priorité logique qui, dans la théologie, appartient au
Père ?
L’attitude que vous prenez à l’égard de l’action infrahumaine nous ramène
dans une large mesure aux thèses que vous aviez exposées à propos de la pensée
située sur le même plan. Je vous avais fait alors quelques objections sur cette
pensée qui n’était, d’après vous, ni pensante ni pensée. Je serais tenté de faire ici
les mêmes réserves, tout en ajoutant que le développement systématique de
l’ensemble de votre philosophie me laisse soupçonner que le désaccord entre nous
est plus dans les termes que dans le fond. Il est manifeste en effet que vous oscillez
entre deux conceptions, que vous ne voulez ni retenir ni rejeter entièrement l’une
ou l’autre, la première consistant à considérer qu’il existe une action inconsciente,
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 50
la seconde, au contraire, refusant à cette action le droit de s’appeler véritablement
une action. Et l’on voit bien effectivement les raisons de cette hésitation : c’est
que, non seulement les phénomènes ou groupes de phénomènes inférieurs au plan
humain se présentent en consécutions réglées où les antécédents paraissent
déterminer les conséquents, mais encore ces phénomènes ou groupes de
phénomènes semblent être ordonnés à une certaine utilisation et offrent certaines
possibilités définies pour une intégration ultérieure à une véritable action. En vue
d’illustrer votre pensée, je me permettrai d’introduire un exemple que vous n’avez
pas donné, mais qui m’a toujours paru très caractéristique, C’est celui des notes et
des synthèses de notes qui font l’effet d’avoir été prédéterminées à l’expression des
sentiments par une sorte d’harmonie préétablie. Et, d’ailleurs, n’en est-il pas de
même de la structure des corps à l’égard de l’utilisation que l’âme pourra en faire ?
Je me rappelle avoir fait un cours entier sur l’étude de ces naturants, de ces
processus réglés et ordonnés dans le dessin desquels l’esprit entre, pour ainsi dire,
quand il agit. Il y a donc 1à une situation unique pour laquelle il est difficile de
trouver une formule adéquate, s’il est vrai, comme vous l’affirmez ailleurs et
comme je le pense moi-même, qu’il ne saurait exister de véritable action sans
conscience. Comment concevoir en effet la possibilité d’une initiative en dehors de
cette dernière ? C‘est pourquoi, parmi les expressions que vous avez employées, je
choisirais celle d’ « unité métaphysique » (p. 226) de préférence à celle
d’« intériorité métaphysique » (p. 223), et j’aurais, d’autre part, une certaine peine
à admettre dans le domaine de cet inconscient une « spontanéité plastique » (p.
226). Il me semble qu’action et spontanéité n’existent ici, en somme, que du point
de vue de l’homme qui intègre en percevant ou en éprouvant, mais pas du tout du
point de vue de ce qui provoquerait la perception ou l’épreuve. Y a-t-il même
quelque chose en dehors de Dieu qui provoque cette perception ou cette épreuve ?
N’est-ce pas uniquement sur le plan de la vie psychologique de l’homme qu’il y a,
en dernière analyse, des causes et des effets ?
Et ces observations nous amènent à ce que vous avez écrit sur ce qu’on
pourrait appeler la structure hiérarchique de l’action, car il apparaît que vous
envisagez celle-ci comme un organisme se réalisant par une série de collaborations
hiérarchisées, où ces échelons inférieurs dont nous venons de parler ont leur
fonction propre. J’approuve entièrement ce que vous écrivez sur la déficience du
concept générique de l’action (p. 202), sur l’impossibilité de considérer les formes
inférieures de la pensée et de l’action comme des totalités, imparfaites sans doute,
mais susceptibles d’être traitées comme des réalités fermées sur elles-mêmes et
quasi indépendantes (p. 308), sur la continuité dynamique, sur la symbiose dont
l’idée doit servir à compléter la conception hiérarchique d’Aristote (p. 319-320),
sur le véritable universel qui est présent en l’action de tout être singulier au lieu
d’être le produit d’une simple abstraction de l’esprit (p. 334). Cette préoccupation
de substituer ainsi le premier universel au second, et de faire varier corrélativement
la compréhension et l’extension a été la grande préoccupation de Platon, de
Descartes, de Spinoza, de Malebranche, sans compter tous les métaphysiciens
modernes, naturalistes ou réalistes, qui professent le primat de l’Unité
déterminante, agissante et structurante.
Me sera-t-il permis de faire, en terminant, une remarque ? Toute votre
pensée vous rapprocherait, me semble-t-il, du Platonisme, et c’est cependant
Aristote qui paraît avoir vos faveurs. Je me rappelle avoir écrit successivement au
père Souilhé pour l’approuver et à M. Vialatoux pour le critiquer amicalement : « Il
suffit au disciple d’être comme le Maître ». Je répèterai ici volontiers la même
formule. Ne faites-vous pas souvent honneur au disciple des doctrines qui ont été
professées par le maître, et, en bien des cas, d’une manière beaucoup plus
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 51
profonde ? Il en est ainsi, je crois, pour le primat de la fonction et pour la théorie de
l’acte ; je le montre précisément dans les articles que je donne actuellement à la
Revue des Cours et Conférences sur « Les Idées morales, sociales et politiques de
Platon ». Les textes du Philèbe sont particulièrement décisifs.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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De Maurice Blondel
20 Mai 1938
Cher Collègue et Ami,
Vous m’avez procuré joie et profit en m’adressant la belle et vivante
conclusion de vos études platoniciennes. Dominant les différences contingentes des
époques et des doctrines, vous donnez à la fois le sentiment de la couleur historique
qui nous sépare du grand Athénien d’il y a 2400 ans et l’impression des problèmes
permanents que vous envisagez dans leur réalité humaine, à la lumière des leçons
et des besoins urgents de notre temps. Je suis très heureux de me trouver tout à fait
d’accord avec vous sur les réflexions historiques, morales, politiques et religieuses
que vous précisez d’une façon tout à fait favorable à la formation de vos étudiants
et de vos lecteurs. J’aimerais à voir de telles pages publiées et méditées dans la
revue « Politique » que vous connaissez sans doute. J’aimerais surtout à vous voir
mis à même de les appliquer et muni, comme le demandait Platon pour le
philosophe, du pouvoir de gouverner la Cité. Vous le feriez avec toute la maîtrise
dialectique et toute l’expérience qui s’inspireraient d’une science synoptique et
d’une charité adaptée à chacun, sous le contrôle d’une équité impartiale et
compréhensive.
Je regrette de n’avoir pu profiter davantage de votre visite à Marseille et à
Aix. Je traversais à ce moment une période de dépression que mon effort pour la
surmonter n’a fait que rendre plus nuisible à mon essai d’improvisation. Mais j’ai
été charmé de vous rencontrer à nouveau ainsi que Madame Lachièze-Rey, que je
remercie de sa bienveillance à mon égard ; et j’ai été très content d’apprendre avec
quelle force et quel succès vous avez défendu la métaphysique dans les discussions
qui ont suivi votre communication et plusieurs autres.
Veuillez agréer, cher Collègue et Ami, avec ma gratitude et mes vœux les
meilleurs, l’assurance de mon très cordial dévouement.
M. Blondel
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Maurice Blondel1
Lyon
30 mai 1939
Monsieur et cher Maître,
On m’a demandé de faire un article2 sur votre philosophie pour la Nouvelle
Journée, et je me suis chargé de la question « méthode ». Comme je compte
m’occuper de ce travail pendant les vacances et qu’il me faut, par conséquent,
emporter les documents nécessaires, je vous serais reconnaissant de me dire s’il y
a, dans vos œuvres des textes où vous estimiez avoir particulièrement traité ce
problème et qu’il me serait utile de consulter.
Je vous prie de vouloir bien agréer, Monsieur et cher Maître, l‘expression
de mes sentiments respectueusement dévoués.
PS. Je vise naturellement des textes appartenant plus spécialement à celles
de vos œuvres qui ne sont pas les plus répandues et les plus connues. Je vous serais
également reconnaissant de me signaler ce qui aurait été écrit par des
commentateurs ou par des adversaires à ce sujet.
1 Lettre originale
2 Cet article, celui de la Nouvelle Journée, ne devait, par suite de la guerre, paraître qu’en
1946. Cette lettre amorce toute la correspondance Lachièze-Rey - Blondel des années 1939-
45
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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De Maurice Blondel
1er
juin 1939
Cher collègue et ami,
Je vous suis extrêmement reconnaissant d’avoir accepté avec un affectueux
dévouement et un méritoire souci d’exactitude la tâche qui vous est demandée. Nul
témoignage ne saurait m’être plus précieux que le vôtre, et nul thème ne me paraît
plus instructif que celui dont vous voulez bien vous charger. Vous connaissez déjà
les tomes de la trilogie où, dans l’introduction du 1er
volume, j’avais
sommairement indiqué les aspects de la méthodologie dont toute la suite cherche à
s’inspirer en justifiant les règles théoriques par les développements pratiques et la
cohésion unitive des solutions. C’est cette unité finale et cette vérification par cette
interdépendance de toutes les parties qui me semblent le critérium même de la
vérité solide ; au point que ce qui avait pu paraître objection et discordance devient
en définitive apaisante clarté et condition d’entière intelligibilité et de parfaite
réalisation. Quand on recherche dans le fait même de penser et d’agir ce qui le rend
explicable en soi et effectif en nous, il me semble qu’on est logiquement amené à
passer par toutes les exigences dont j’essaie de parcourir de bas en haut et de haut
en bas toutes les phases nécessaires ou contingentes, de manière à entrer dans le
secret divin et le plan même de la création, autant qu’il est possible d’en acquérir
un aperçu rationnel, tout inadéquat qu’il reste forcément.
C’est à partir de cette vue universelle, allant du premier fiat lux et à
travers toutes les ascensions de l’ordre physique, biologique, spirituel qu’on
aboutit, ce semble, à poser toutes les données indispensables pour résoudre le
problème de Dieu et de la destinée humaine, comme aussi à déterminer dans une
métaphysique de la charité la possibilité et les conditions de l’élévation surnaturelle
et de l’union transformante : non pas qu’il soit possible ou légitime pour le
philosophe de deviner ou de réaliser les moyens et les fins suprêmes de cette
intégration mystérieuse ; mais c’est beaucoup déjà d’en faire concevoir la
possibilité et le désir, en préparant ainsi l’accueil et l’emploi des moyens et des
enseignements qui peuvent être offerts ou qui même travaillent secrètement
l’intimité des consciences humaines, fût-ce sous des formes anonymes.
Parmi les ébauches anciennes et les articles divers qui se rapportent à cette
inspiration dominante, je pourrai, au risque de vous encombrer, vous communiquer
un recueil factice des premiers essais relatifs à mon dessein d’intégration logique,
vitale, pédagogique, morale et religieuse. On a cru à tort que je me bornais à une
sorte d’effort apologétique, mais, comme je le disais dans la première Action et à la
soutenance même, je n’ai jamais voulu entrer dans le rôle d’un avocat ; c’est par
l’exposé impassible de la vérité totale et de toutes ses implications que j’ai toujours
voulu remplir mon « office de philosophe ». Je vous communique
confidentiellement quelques notes ou articles inédits ; et dès que, la semaine
prochaine, je serai à Magny la Ville par Semur (Côte d’Or) où se trouve le recueil
factice dont je vous parlais, je vous adresserai divers documents que vous pourrez
garder pendant les vacances. Je laisse de côté divers contresens comme ceux de
notre collègue Serrus dans la Revue de Synthèse historique à propos de La Pensée,
et je m’excuse d’exposer votre repos si mérité à des fatigues nouvelles. Que
Madame Lachièze-Rey me pardonne, en raison de l’éminent service que vous
rendez ainsi à une cause qui, dépassant toute question personnelle, touche aux plus
hauts intérêts de 1a pensée philosophique et chrétienne.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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Veuillez agréer, cher Collègue et ami, avec ma profonde gratitude, mes
vœux les plus fervents et tout mon cordial dévouement.
M. B1ondel
P.S. Vous pourrez conserver la brochure de 200 p. sur « la Semaine sociale
de Bordeaux » dont j’ai plusieurs exemplaires ; et je vous serais
reconnaissant, après ma rentrée à Aix, à la mi-octobre, et quand vous n’aurez plus
besoin des documents que je vais vous communiquer, soit d’ici, soit de Magny, de
vouloir bien m’adresser à la Rue Roux-Alphéran ces textes qui pourront m’être
utiles pour l’achèvement des volumes consacrés à L’Esprit chrétien.
Je vous signale, dans la Revue Philosophique de Janv. 1938, l’article de
Paliard sur le sens et l’emploi du terme agnition, que j’avais proposé pour attirer
l’attention sur une démarche initiale et trop peu discernée de l’intelligence. Dans
les Annales de Philosophie Chrétienne, mes deux articles sur « le point de départ
de la recherche philosophique » peuvent faire comprendre l’itinéraire méthodique
que j’avais alors le projet de poursuivre jusqu’au terme normal d’une philosophie
dont le devoir est de rester ouverte en face d’un problème qui doit être posé, mais
non complètement résolu par la seule philosophie : déficience qui n’a rien de
sceptique, mais qui prépare au contraire l’affirmation besogneuse du surcroît. À cet
égard les articles de mon ami et collaborateur le chanoine Mallet sur l’oeuvre du
Cal Deschamps et la méthode de la philosophie religieuse peuvent être considérés
comme miens (cf. Ann. de Phil. Chrét. 1905 à 1907).
Dans la Revue thomiste de 193…, un article d’Aimé Forest auquel j’ai
répondu ; et, dans le n° de janvier 1939, E. Borne et le P. Bruckberger ont bataillé à
mon sujet. En remerciant Borne, j’ai indiqué que le fait d’éviter une « philosophie
des conflits » n’est qu’un aspect ou une conséquence directe et constamment
conforme à la motion primitive (actus primus de la volonté voulante et de la
connaissance fidèle à sa loi interne ou normative).
Mais j’ai peur qu’en souhaitant de faciliter votre tâche, je ne vous fatigue et
ne vous importune. N’en prenez qu’à votre aise.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 56
De Maurice Blondel
25 mai 1941
Cher Collègue et ami,
C’est toujours avec une nouvelle joie et une gratitude accrue que je reçois
vos trop rares visites, vos questions ou vos lettres si suggestives. Samedi dernier,
après que vous aviez vendredi questionné Berger avec tant de pénétration, j’aurais
voulu, avec plus de liberté d’esprit, soutenir ma thèse en présence d’un
argumentateur tel que vous, et profiter ainsi de vos stimulations si amicales. Ce que
vous m’avez dit des notes abondantes que vous avez prises en lisant mes articles et
livres divers m’a extrêmement touché, et je vous suis infiniment reconnaissant de
l’attention que vous avez accordée à mon long effort. J’aurais aimé, si j’avais été
moins fatigué et moins préoccupé de ménager votre bref séjour à Aix, vous parler
de bien des problèmes sur lesquels ma pensée travaille plus que jamais. Ce que
vous m’avez dit de l’implication à double orientation, et aussi des méthodes
géminées soit directes soit indirectes, aurait mérité un plus large entretien, mais
déjà vos remarques et vos requêtes m’ont paru très justes et même très décisives.
Sur l’agnition vous trouverez des indications pénétrantes dans l’article que
Paliard a publié dans la Revue Philosophique (janvier-février 1938). Quant au texte
de Descartes qui, à un certain point de vue, identifie l’idée de l’action et l’action
même, sans tenir compte des apports qu’implique la réalisation même, avec les
résistances ou les infléchissements des réalités multiples auxquelles elle s’adapte,
c’est dans le Bulletin de la société française de Philosophie de juin 1902 que la
référence d’une lettre destinée au P. Mersenne se trouve.
Le Vocabulaire, publié plus tard par Lalande, a modifié assez
profondément les premiers fascicules que j’avais fait relier à part sous le titre
« Vocabulaire », ce qui m’a fait commettre la méprise de l’indication que je vous ai
fournie. Le bulletin de 1902 relate la curieuse discussion qu’a soulevée mon
initiative, et vous y verriez les raisons qui m’ont fait mettre ma terminologie en
quarantaine, malgré la lettre que j’avais adressée à la Société de philosophie et qui
est reproduite. À titre privé, j’avais fait remarquer à Rauh qu’il ne suffit pas de ne
point donner son assentiment à une doctrine pour en éliminer légitimement le nom
caractéristique dans un vocabulaire destiné à faire connaître les diverses attitudes
de la spéculation rationnelle. Mais c’est que l’on me refusait alors tout accueil,
comme l’indiquait le supplément de la Revue de métaphysique, à la fin de 1893,
m’avertissant que je trouverais dans 1es défenseurs de la raison les adversaires les
plus résolus. Brunschvicg a été l’un des premiers, avec Xavier Léon, puis Lalande,
à me relever de cette excommunication laïque à laquelle faisait allusion Lalande,
lorsqu’il a bien voulu présenter en mon nom à l’Académie des sciences morales
mon ouvrage sur La Pensée.
Sachant combien, sur les dures réalités de notre épreuve présente et sur les
multiples incompréhensions de maints patriotes et catholiques, nos pensées, nos
sentiments, nos souffrances, nos espoirs sont à l’unisson, j’aurais été soulagé d’en
parler avec vous. Mais ce sont là des plaies qu’il vaut mieux ne pas toucher. Avez-
vous eu connaissance des deux derniers numéros 13 et 14 de la « Voix du
Vatican » dont la radio du Saint Siège a annoncé que désormais elle était forcée de
se taire ? Le n° 13 est particulièrement suggestif.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 57
Veuillez offrir à Madame Lachièze-Rey mes respectueux hommages et les
meilleurs souvenirs de Mlle Panis, et veuillez agréer vous-même, pour vous et vos
enfants, ma vive gratitude et mon profond dévouement.
M. Blondel
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 58
À Maurice Blondel1
Lyon
8 juin 1941
Monsieur et cher Maître,
J’ai été très heureux de pouvoir m’entretenir un moment avec vous à Aix.
Je crains même de vous avoir retenu trop longtemps et d’avoir été pour vous un
sujet de fatigue, bien que j’aie par ailleurs le regret de n’avoir pu vous interroger
sur un plus grand nombre de questions.
J’ai été content également de constater que, dans l’ensemble, mes
interprétations semblaient coïncider avec vos intentions, notamment en ce qui
concerne l’agnition, la condition enveloppante, la régression et la prospection,
l’importance croissante donnée par vous à la recherche des conditions
transcendantales de l’action, et la présence implicite de ces conditions dans toute
action suffisamment réalisée. Je vous remercie des indications supplémentaires que
vous avez eu l’amabilité de me fournir, et je ne manquerai pas de m’y reporter.
J’espère que je pourrai trouver, sinon la totalité, du moins la plus grande partie des
textes que vous me signalez.
Ma femme, très sensible à votre bon souvenir et à celui de Mlle Panis, me
demande de ne pas l’oublier ni auprès de vous ni auprès d’elle. Je vous prie de
bien vouloir également présenter mes hommages à votre dévouée secrétaire et je
vous renouvelle, Monsieur et cher Maître, l’expression de ma respectueuse
sympathie.
1 Lettre originale
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 59
À Maurice Blondel 1
Lyon, le 15 août 1944
Monsieur et cher Maître,
Vous devez penser que je vous oublie2, il n’en est rien.
J’ai reçu et lu la veille de mon départ à la campagne le premier tome de
L’Esprit chrétien, et j’ai immédiatement voulu vous écrire à ce sujet.
Malheureusement, je me suis laissé submerger par les préoccupations matérielles et
morales du départ. Je n’arrivais pas à organiser dans des conditions convenables le
voyage de ma femme et de mon enfant malades, celui de ma belle-mère âgée de
plus de quatre-vingts ans. Enfin, tout a fini par se terminer d’une manière
satisfaisante.
J’ai été ensuite absorbé par les inquiétudes que presque tous les Français
connaissent actuellement, les silences prolongés, les nouvelles qui n’arrivent pas,
les questions angoissantes sur les absents. Et puis, brusquement, j’ai dû revenir à
Lyon où mon appartement a paru menacé.
C’est de là que je vous écris, ne voulant plus tarder davantage. L’Esprit
chrétien m’a paru résumer et clôturer très heureusement vos études antérieures. Ce
que vous y avez écrit de la Bible est particulièrement intéressant. L’ensemble est
rédigé sous une forme très accessible à un public cultivé, et la lecture de votre
œuvre sera fort utile à ce public. Sans exclure la profondeur de vos travaux anté-
rieurs, cette conclusion est, je crois, plus à la portée d’un non-spécialiste de la
philosophie.
Au moment même où je recevais votre volume, un de mes anciens élèves,
père de famille nombreuse3, me demandait précisément comment on pouvait passer
de la religion naturelle à la religion révélée. L’Esprit chrétien répond à cette
question.
Je voudrais cependant vous demander quelle est désormais votre attitude
définitive au sujet de cette relation. Je crois me rappeler que, dans une publication
antérieure, vous aviez dit qu’il fallait aller du plus au moins et s’installer
directement dans la religion révélée plutôt que dans la religion naturelle, le moins
étant éclairé par le plus qui lui donne en réalité sa signification. Je serais en effet
assez porté à penser ainsi, et je serais heureux de savoir quelle est sur ce point votre
opinion actuelle.
J’aurais beaucoup à vous dire aussi sur le problème de la Trinité que l’on
rencontre fréquemment sur le plan même de la philosophie. Je vous avais déjà
demandé dans une lettre4 si vous ne considériez pas l’Amour comme l’ et l’ ,
comme l’auto-réalisateur par excellence dont les personnes sont les inventions et
1 Lettre originale
2 Il y a eu, en réalité, de juin 1941 à août 1944, d’autres lettres, mais sans caractère
philosophique 3 Cf. la lettre à X, qui est la réponse à cet ancien élève
4 Lettre de mars 1937
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 60
les moyens. Je réfléchis actuellement sur ce point, et j’aurai sans doute l’occasion
de vous consulter de nouveau quand mes réflexions se seront précisées.
J’espère, Monsieur et cher Maître, que votre santé est aussi bonne que
possible, et je vous exprime mes sentiments de respectueux attachement.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 61
De Maurice Blondel
6 octobre 1944
Cher Collègue et ami,
Votre excellente et émouvante lettre du 15 août m’est parvenue tout à la fin
de septembre à un moment où les premiers frimas éprouvaient ma pauvre santé qui
avait souffert de la canicule, mais surtout aussi des anxiétés qui ont été aussi les
vôtres. J’espère qu’il n’est plus question de la santé de vos chers malades, bien
rétablis, et encore moins des craintes de réquisition qui ne m’ont pas été épargnées
à moi-même, à quatre reprises, mais que j’ai réussi à écarter en ne quittant point
Aix, malgré la tristesse des séparations familiales. Grâce à Dieu, tous mes enfants
et seize petits-enfants ont été protégés, alors que, dans ma parenté plus éloignée,
les épreuves de toute sorte se sont accumulées ou subsistent même encore. Mais
aucune épreuve n’égale celle de notre collègue Aimé Forest qui a perdu 11 de ses
proches, dont deux de ses fils, de 20 et de 6 ans, pleins de promesses, dans
l’effroyable destruction d’Oradour, en Hte Vienne.
Je vous remercie de vos bienveillantes et pénétrantes réflexions sur le tome
premier de ma nouvelle trilogie, J’aime à savoir que ce que j’ai dit de la Bible vous
a paru utile à maints esprits contemporains, sans contredire les exigences de
l’enseignement traditionnel. J’apprécie comme un encouragement le sentiment du
lecteur dont vous me parlez et qui a trouvé plus accessible que les volumes
précédents cet exposé complexe de mon itinéraire cycloïdal ; et je souhaite qu’il
en soit ainsi pour beaucoup d’autres lecteurs que la connaissance des mystères
chrétiens aidera à saisir mes thèses philosophiques.
Il me semble aussi qu’inversement les énigmes rationnelles doivent faire
un peu mieux pénétrer ce qu’il y a de surnaturel en même temps que d’indéclinable
dans les exigences de notre foi. Ce dernier point me paraît particulièrement
important, d’autant plus qu’il est souvent peu remarqué, peu compris. J’y ai fait
allusion dans l’excursus où je vise un peu Lavelle, de Montcheuil et quelques
autres, trop portés à considérer 1’esprit chrétien en fonction d’une évolution de
plus en plus complexe de la vie religieuse.
À votre question sur le rapport entre la religion naturelle et la religion
révélée, je réponds donc en me dégageant de toute équivoque, et en déclarant que
la seule religion véritable est celle qui reste implicitement fidèle aux motions
subconscientes d’une grâce qui ne fait défaut absolument à aucun homme. Ce n’est
donc point sur des thèses philosophiques et sur des satisfactions rationnelles que
peut se fonder un état d’âme proprement religieux, car une telle disposition, pour
être salutaire, doit produire moins une affirmation intellectuelle qu’une aspiration
humble et docile, telle que le comporte un baptême de désir très différent d’une
présomption déiste. C’est pour cela que, dès le début, j’ai cru utile et même
nécessaire de mettre en évidence l’énigme philosophique de Dieu. Il faut donc, en
même temps, de l’humilité, de la fidélité et de la charité afin d’entrer dans la voie
de la grâce et du salut.
Votre dernière question concerne le problème que déjà je viens de toucher,
sinon de résoudre. Vous me demandez si l’amour n’est pas l’ « autoréalisation par
excellence ». En effet, j’ai rappelé la réponse de St Jean : Deus caritas est,
contenant en elle toute vérité, toute fécondité, toute béatitude. C’est l’amour qui
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 62
constitue et engendre les trois Personnes divines en leur circumincession. Et c’est
pour cela que lorsque aujourd’hui j’entends célébrer le personnalisme comme la
panacée universelle, je réponds, en moi-même, qu’il y a là une mutilation
inconsciente, car comment l’homme aurait-i1 en son égoïsme personnel une fin en
soi, un absolu, alors que, pour que Dieu soit Dieu, il faut trois personnes, ayant
pour ainsi dire le mérite et la joie de se donner toutes à chacune et chacune à
toutes.
Si vous rencontrez encore quelque obscurité ou difficulté en mon texte, je
vous serai toujours très reconnaissant de me les signaler.
En vous remerciant de tout cœur et en adressant à Dieu tous mes vœux
pour vous et les vôtres, j’aime à vous redire, cher Collègue et ami, ma très haute
estime et mon très cordial dévouement.
M. Blondel
P.S. J’espère que la libération un peu turbulente de Lyon vous aura laissés
tous indemnes et sans pertes matérielles, comme ce fut le cas ici pour nous en la
rue Roux-Alphéran, alors que mon bastidon et son bosquet ont été arrosés d’une
abondante mitraille et blessés d’éclats d’obus.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 63
À Maurice Blondel 1
Lyon
9 novembre 1945
Monsieur et cher Maître,
Vous avez dû savoir par Archambault que la première composition
concernant les articles de la Nouvelle Journée qui devaient vous être consacrés
avait été détruite. Depuis, une nouvelle composition a été faite, et je pensais que le
numéro paraîtrait bientôt, car j’avais corrigé les épreuves pour la seconde fois.
Mais il y a près d’un an que cette nouvelle correction a été faite et je ne vois
toujours rien paraître. D’autre part, Archambault, interrogé par moi, reste muet.
Dans ces conditions, je me demande quand les pages que j’avais écrites sur votre
méthode verront le jour.
Je voudrais cependant savoir si, à votre avis, je vous ai bien compris, et
j’attacherais le plus grand prix aux observations que vous pourriez me faire à ce
sujet. Je le désirerais d’autant plus que vous me paraissez trouver des disciples -
peut-être involontaires - dans certains existentialistes. J’ai signalé dernièrement
cette analogie de position à un de mes anciens élèves, actuellement professeur au
lycée de Lyon, qui avait organisé une conférence publique sur l’existentialisme.
Plus récemment encore, parmi les nombreuses doctrines que je lui signalais comme
ayant de la parenté avec sa propre position, M. Merleau-Ponty, notre nouveau
collègue de la Faculté, auteur d’un volume important sur la Phénoménologie de la
perception paraissait très disposé à reconnaître surtout la vôtre. Je lui disais en
particulier avoir trouvé chez lui quelque chose de très analogue à votre pensée qui
n’est « ni pensante ni pensée ». Quoi qu’il en soit, je me suis décidé à vous envoyer
le manuscrit de mon article, tel que je l’ai donné à la Nouvelle Journée.
J’espère que votre santé est satisfaisante et j’ai eu d’ailleurs de vos bonnes
nouvelles par M. le chanoine Bourgarel. Je dois aller faire une conférence à la
société de philosophie de Marseille en mai 46 ; je compte bien retrouver chez vous
à ce moment-là cette étonnante vivacité d’esprit qui fait l’admiration de tous. Je
sais, d’autre part, que M. et Mme Paliard ont été malades tous les deux. Pourriez-
vous me dire comment ils vont actuellement ?
Je vous prie de vouloir bien agréer, Monsieur et cher Maître, l’hommage de
ma respectueuse sympathie.
1 Lettre originale
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 64
De Maurice Blondel
17 novembre 1945
Cher Collègue et ami,
et très généreux interprète,
Je ne veux point tarder davantage à vous remercier et à vous féliciter de
votre étude si profonde, si compréhensive, si bienveillante. J’admire vraiment votre
pénétrante réflexion et la précision de vos formules qui m’instruisent moi-même,
et, arrivé seulement à la p. 13, je ne veux point tarder à vous dire merci et bravo. Je
vous écrirai plus longuement, lorsque je serai débarrassé du manuscrit du tome II
de L’Esprit chrétien, dont j’ai promis la remise à l’éditeur pour le 20 novembre et
nous achevons, Mlle Panis et moi, la fastidieuse révision. Il me tarde d’achever la
lecture et la méditation de votre exposé de ma méthode, qui est lui-même une
création dépassant tout ce qui a été écrit sur mon effort de plus de cinquante
années. Dès que j’aurai terminé, je vous ferai part de mes réflexions renouvelées, et
j’aurais déjà à vous demander si le terme « agnition » que j’ai employé vous
semble rendre un des mouvements intimes de mon adhésion à la vivante réalité de
notre être pensant et agissant.
Après une longue séparation, j’ai revu Archambault le mois dernier, lors de
mon rapide passage à Paris. Il m’a enfin appris que le volume qui avait déjà été
imprimé a été détruit en sa composition de plomb par les Allemands, mais qu’un
exemplaire des épreuves corrigées lui avait permis de faire refaire la composition,
et qu’il pressait maintenant les lenteurs de Gay, afin que ne tarde plus à paraître ce
témoignage pour le cinquantenaire de L’Action. Je suis un peu honteux et confus de
cette tenace fidélité. J’ignore d’ailleurs la dimension et le contenu de ce volume,
mais je suis certain que votre étude sera la plus profonde, la plus utile et la plus
remarquée de toutes.
J’ignore tout des affinités que je pourrais avoir avec ces existentialistes
dont certains me paraissent un absurde chaos, et très hétérogènes sous cette
dénomination. Je vous serai bien reconnaissant de m’en instruire à l’occasion, et de
me faire connaître ce que vous y voyez de rapprochements ou d’oppositions.
Je serai très heureux de votre venue en Provence et de votre
communication à Marseille. Mon état de santé ne me permet plus d’aller vous y
entendre, et mon ouïe comme ma vue sont de plus en plus déficientes.
Hommages respectueux à Madame Lachièze-Rey, et vœux les meilleurs
pour vos enfants et vous-même. Votre très reconnaissant
M. Blondel
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 65
De Maurice Blondel
Aix
4 décembre 1945
Cher Collègue et très généreux ami,
Je ne puis assez vous remercier et vous féliciter de votre étude si
approfondie, si divinatoire même que vous avez consacrée à « la portée
ontologique de ma méthode ».
C’est bien cela que, dès le début, je me suis proposé à travers les multiples
incompréhensions qui ont retardé et parfois dévié la marche d’un effort visant
continuellement [à] un réalisme intégral et à une méthode de vie concrète et seule
salutaire.
Vous m’aviez écrit jadis que vous aviez longuement étudié mes textes,
accumulant des notes qui vous avaient entraîné à 800 pages de réflexions. J’en
restais reconnaissant et confus, mais sans pouvoir deviner l’intensité de vos
méditations et la perspicacité de votre lumineuse introduction à mon œuvre,
véritable élucidation et justification de mon effort depuis 60 ans.
Je dois vous le dire sans exagération : personne n’a aussi bien saisi, me
semble-t-il, l’ambition foncière de mon témoignage, et il me tarde vraiment de voir
publier ce que vous appelez trop modestement vos « Réflexions » : ce sont, partout
et à chaque moment, des pas en avant dans une lumière croissante et en un style
d’une exactitude et d’une élégance parfaites. Combien je regrette le retard d’une
publication, diversement victime de la guerre ! Le tirage était sur le point d’être fait
quand les Allemands séquestrèrent et détruisirent tout, seul un exemplaire
d’épreuves corrigées permettait une recomposition qu’Archambault me disait être
terminée, mais j’ignore quand pourra sortir ce livre.
Je viens de recevoir l’accusé de réception du manuscrit de mon tome II
L’Esprit chrétien et la Philosophie ; mais on me laisse entendre que le livre ne
pourra paraître qu’au printemps prochain.
Nous allons nous mettre au tome troisième et dernier de cette nouvelle
série que j’aurais l’ambition de compléter encore par un autre travail sur les leçons
à tirer d’une histoire organique de la croissance philosophique. Vraiment, bien cher
Ami, ma reconnaissance à votre égard s’étend à l’immense service que vous rendez
à une cause qui dépasse infiniment nos personnes. Et c’est avec émotion que je
vous atteste une union d’esprit, de cœur et d’aspiration.
M. Blondel
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Maurice Blondel1
Lyon,
31 décembre 1945
Monsieur et cher Maître,
Je vous remercie des vœux que vous avez l’amabilité de m’adresser, et je
vous exprime à mon tour mes souhaits pour la conservation d’une santé si
précieuse à la pensée philosophique. J’ai appris avec plaisir que le deuxième tome
de L’Esprit chrétien allait paraître et je n’ai pas besoin de vous dire que je le lirai
avec le plus grand intérêt.
Je suis confus des éloges que vous me faites à propos de mon article. Ils
sont certainement très exagérés. J’ai simplement essayé de reconstituer votre
pensée avec mes modestes moyens, et j’ai voulu marquer notamment les
transformations qui résultaient de la confrontation de votre nouvelle et de votre
ancienne philosophie. S’il y a des points sur lesquels vous considérez que je me
suis trompé, n’hésitez pas à me le faire savoir, car je suis très désireux d’être
éclairé.
Vous m’avez demandé ce que vous pouviez avoir de commun avec
l’existentialisme. Il serait trop long de vous l’expliquer par lettre d’une manière
détaillée ; mais de nombreuses similitudes dans la position des problèmes m’ont
encore frappé après une lecture attentive de l’ouvrage de Sartre : L’Être et le
Néant. C’est ainsi que l’être en soi de ce dernier correspond assez exactement à
votre « esprit », que la conscience de l’en soi et la réflexion du pour soi corres-
pondent également à peu près à votre connaissance réelle et à votre connaissance
notionnelle, que le pour soi cherche à coïncider avec l’en soi comme chez vous les
deux connaissances tendent à se rejoindre. Mais, chez Sartre, on ne voit nullement
comment l’en soi peut engendrer le pour soi, car il n’est point posé comme
aspiration à 1a lumière, comme élan spirituel, et, d’autre part, l’idée d’une
coïncidence possible entre le pour soi et l’en soi est considérée comme une
absurde utopie.
Veuillez agréer, Monsieur et cher Maître, avec mes souhaits renouvelés,
l’expression de ma respectueuse sympathie à laquelle ma femme joint son meilleur
souvenir.
1 Lettre originale
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 67
De Maurice Blondel
Aix, 31 janvier 1948
Excellent Collègue et très généreux Ami,
J’ai de multiples raisons pour vous remercier de votre précieux
témoignage. C’est vous sans doute qui m’avez accordé le plus de réflexion et de
dévouement. Et surtout depuis notre rencontre au Congrès Descartes où j’avais
recueilli un double témoignage qui m’est resté précieux, je garde à votre égard une
affection et une confiance toute particulières, toujours grandissantes depuis votre
grande épreuve1 et votre témoignage réitéré, notamment dans le petit livre
d’Archambault - trop peu connu, hélas ! - et tout récemment encore en votre
magistrale étude de la Revue de Métaphysique.
Dans l’état précaire de ma santé, vos témoignages m’encouragent à
persévérer dans un effort qui demande encore deux tomes ébauchés. Aidez-moi de
vos prières et de vos suggestions en sachant que je m’appuie sur vous où je
rencontre votre foi chrétienne et votre si pénétrante pensée.
Merci, bien cher Ami, et soyez assuré de mon affectueuse fidélité comme
de ma profonde gratitude.
M. Blondel
1 Il s’agit du décès de l’épouse de Pierre Lachièze-Rey, le 23 octobre précédent.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 68
De Léon Blum
Paris
Mon cher Collègue,
Je vous remercie de la plaquette que vous avez eu l’aimable pensée de
m’envoyer. Elle m’a vivement intéressé, beaucoup instruit.
J’y retrouve développée une idée que je partageais déjà quand vous me
l’indiquiez dans une lettre déjà ancienne. Nul, je crois, ne songe sérieusement à
nier le précieux apport du Christianisme à la civilisation. En particulier, il
comblerait, comme vous le montrez, une regrettable lacune de la Politique
platonicienne.
Votre « Conclusion sur les idées morales, sociales et politiques de Platon »
rapproche un peu nos points de vue sur l’utilité des études classiques. Elles vous
paraissaient alors offrir presque exclusivement une gymnastique incomparable
pour les facultés de l’esprit ; mais vous ne pensiez pas qu’il fallût chercher dans
l’Antiquité des modèles de morale, de politique ou de conduite. Pourtant vous
reconnaissez que Platon met en lumière la liaison nécessaire de la morale et de la
politique, et qu’il demande à l’homme d’Etat d’être un dialecticien. Pour s’y
préparer, il préconise une sélection méthodiquement organisée et un enseignement
libéral. Vous notez « la valeur éternelle de cette idée de formation désintéressée ».
La République de Platon n’est certes pas en tous points un modèle, mais il
me semble que si, sur quelques uns, nous suivions le philosophe, nous lui devrions
un bien inestimable. Au lieu de politiciens, nous aurions des politiques ; au lieu de
députés primaires, des législateurs cultivés à la hauteur des responsabilités qu’ils
assument ; et les bonnes études ne seraient pas mises en danger par l’utilitarisme
sordide contre lequel je bataille depuis une quinzaine d’années.
Sans parler d’autres leçons profitables que nous donnent les anciens, et
pour m’en tenir à la politique, nous avons hérité d’eux le culte de la patrie et de la
liberté, la notion de la loi, égale pour tous les citoyens, et le droit. Je ne crois pas
que nous puissions trouver ailleurs que chez eux, dans de très beaux ouvrages à la
portée de la jeunesse, la morale civique dont nous avons tant besoin.
Les modèles de conduite sont évidemment rarissimes dans la pauvre
humanité. Mais j’avoue que la vie et la mort de Socrate me paraissent
recommandables. Quelque chose manque à ceux qui n’ont pas expliqué l’Apologie,
le Criton, le Phédon. Et, si Démosthène ne fut pas impeccable, je ne conçois pas
qu’on se passe de la 1ère
Philippique et du Discours sur la Couronne pour instruire
la jeunesse.
Veuillez croire, mon cher collègue, à mes sentiments dévoués.
Léon Blum
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 69
À C. Bouglé
Septembre 1937
Monsieur et cher Maître,
J’ai lu pendant les vacances le livre1 si intéressant que vous m’avez remis à
Paris avec une aimable dédicace. J’ai été charmé par cette série d’études si
lumineuses et si agréablement présentées sur quelques uns des philosophes qui ont
le plus profondément agi sur la pensée contemporaine. Comme vous l’indiquez
dans votre avant-propos, ils ont tous, malgré certaines divergences dans les
solutions et parfois même dans les méthodes, une indéniable parenté qui provient
de la primauté qu’ils accordent unanimement à l’esprit. Je trouve particulièrement
heureuse la manière dont vous avez su, dans cette suite d’esquisses, aller
directement à l’essentiel et dégager ce qui caractérise chaque doctrine sans
employer aucun langage technique. Votre travail est accessible à tous 1es gens
cultivés et non pas seulement aux spécialistes ; on ne saurait cependant le
considérer comme une œuvre de vulgarisation, car chacune de vos observations,
chacune de vos remarques éveille chez celui qui est averti de multiples échos, et ce
n’est pas sans une satisfaction intellectuelle du meilleur aloi qu’il vous voit, avec
une bonhomie souriante, et presque sans y toucher, indiquer les faiblesses qui, dans
chaque système, voisinent avec les qualités.
Pour Lachelier, les textes relatifs à l’essence de l’arbre (9), à l’analyse
réflexive qui doit être complétée par une synthèse productrice (11), à la morale
considérée comme la science de l’immortalité, mais aussi comme une sorte de
symbolisme dont la fin et la raison sont ailleurs (15) donnent une idée très exacte
de la doctrine. Il en est de même pour le mot de Jaurès disant à Rauh que dans la
grande église du socialisme, il tient un confessionnal (21) et pour la comparaison
de Rauh et de Lamennais (22). - J’en dirai autant pour la distinction du type vital et
du type spirituel chez M. Lalande (47), sur la prétention du bergsonisme à nous
permettre de constituer une philosophie de la Nature en sympathisant avec les
efforts et les élans créateurs partout où ils font sentir leurs effets (54), sur la thèse,
professée par cette même philosophie, que nous pourrions atteindre le réel absolu
plutôt deux fois qu’une, par deux voies différentes : la réalité matérielle par
l’intelligence discursive, la réalité de l’esprit par intuition (55). - La différence qui
existe entre Bergson et Blondel est singulièrement bien marquée (60) : « Rien de
moins immédiat que l’être natif que nous sommes et l’être final auquel nous
aspirons. D’où il suit qu’il ne faudrait pas dire « élan vital », mais « élan
spirituel ». Avec quelle aisance vous cheminez à travers la philosophie de M.
Brunschvicg que le « Enfin Descartes vint» (66) éclaire d’une manière spéciale, et
quelle heureuse idée de nous donner la substance des articles publiés en 1894 par
L’Année Philosophique sous la signature de l’auteur des Etapes et sous celle d’EIie
Halévy ! L’opposition à un réalisme qui prétendrait hypostasier les objets de la
science et à un panthéisme ou un panpsychisme qui admettent une conscience,
toute spontanée et quasi inconsciente (75-76) nous éclaire immédiatement sur ce
que voudrait et devrait être un idéalisme ennemi des forces occultes, idéalisme qui,
je l’avoue, a toute ma sympathie et s’oppose à tout vitalisme (92) ainsi qu’à tout
romantisme (99).
1 Les Maîtres de la Philosophie universitaire en France, Maloine, Paris, 1937
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 70
Que beaucoup de philosophes, et M. Parodi lui-même, fassent, quand il
s’agit du panpsychisme et de la pensée sans conscience comme les navigateurs à
l’égard des sirènes, on ne peut mieux le marquer que vous ne l’avez fait (98-99).
Mais lorsqu’on s’est aperçu que le sujet constructeur de Kant ne pouvait édifier
qu’une « realitas phaenomenon » de caractère purement idéa1, n’est-on pas réduit
à revenir au réalisme de l’« en soi » imperméable qui n’est pas un « pour soi » ou
de conclure franchement au théisme par l’admission d’une pensée consciente (et
non pas inconsciente) au principe de l’univers ?
Je salue en passant ce que vous écrivez de Delbos, de Brochard, de Bréhier
ainsi que de la conception qu’ils se font ou se sont faite de l’utilité philosophique
de l’histoire de la philosophie, et vous avez avec juste raison signalé ce que nous
devons à M. Delacroix dans la lutte pour l’affirmation de la réalité de l’esprit. Je
songe à ce que vous écrivez sur son attitude à l’égard de la théorie de l’Einfühlung
(104), sur l’insistance avec laquelle il répète qu’« il y a un esprit humain », sur la
distinction qu’il affirme vigoureusement avec Kant entre l’acquisition et la
constitution (105), sur celle non moins importante qu’il fait entre société et idée de
la société (107), enfin sur son affirmation que l’intelligence est un fait premier, une
structure donnée supposée par l’existence du monde extérieur, bien loin d’être
créée par elle.
Je vous remercie en terminant de m’avoir cité très à propos, quand il s’est
agi de savoir si Lachelier avait été fidèle au kantisme en introduisant la finalité (8).
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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Au R.P Bouillard1
Lyon
8 janvier 1950
Mon Révérend Père,
Je m’excuse de ne pas vous avoir encore remercié de m’avoir envoyé votre
article sur « L’intention fondamentale de Maurice Blondel et la théologie »2. Je
suis d’autant plus coupable que j’avais lu cet article en grande partie dès sa
réception, mais j’ai été très occupé au point d’en être fatigué, et j’ai dû même
renoncer à écrire les quelques pages que j’avais promises sur l’auteur de L’Action
aux Etudes philosophiques de Marseille.
J’ai été très intéressé et très instruit par votre travail, d’autant plus qu’il
touche à un aspect de la pensée de Blondel qui m’est moins familier. Je n’ai en
effet aucune compétence en théologie. Vous m’avez donc beaucoup appris.
Cependant, je dois vous dire que j’avais particulièrement remarqué les passages où
Blondel a l’air d’admettre, et même admet explicitement que nous pourrions
aspirer à Dieu sans qu’il répondît nécessairement à cette aspiration. Je n’avais
nullement été satisfait de cette position, car il me paraissait contraire à la notion
même de Dieu qu’il eût mis en nous une volonté fondamentale destinée en dernière
analyse à être déçue. L’hypothèse me semblait inadmissible.
Je vous remercie encore une fois, mon Révérend Père, de votre précieux
envoi et je vous prie de vouloir bien agréer l’expression de ma respectueuse
sympathie.
1 Lettre originale
2 Recherches de Sciences Religieuses, XXXVI, juillet-août-septembre 1949
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Monsieur Bounoure
26 Décembre 1948
Mon cher Collègue,
Vous savez combien j’ai apprécié vos idées aussitôt que je les ai connues.
J’étais donc sûr que, en lisant un livre de vous1, je ne serais pas déçu. Et, en effet,
je ne l’ai pas été. Pour vous le prouver, je vous dirai que, aussitôt ma lecture
commencée, à mon premier moment de liberté, je l’ai poursuivie sans interruption
jusqu’au bout avec le même intérêt passionné.
Vous nous avez fourni là un panorama général du fonctionnement de la
vie, qui n’est pas une vulgarisation, mais une synthèse des principes fondamentaux
où sont retenus tous les faits essentiels qui caractérisent le domaine dont vous vous
occupez. Le philosophe apprendra aussi beaucoup de vous, et il trouvera dans votre
œuvre une documentation très précieuse présentée sous une forme lucide et
accessible. Mais, en tant que professionnel de la philosophie, il ne sera pas moins
satisfait. J’ai admiré en effet l’étendue et la précision de vos connaissances dans
notre domaine propre, où vous exposez ou discutez si brillamment les thèses de
Ruyer et de Merleau-Ponty. Je crois l’ensemble de vos conclusions très solide. Je
me permets seulement de vous présenter quelques remarques sur des points
particuliers.
Vous avez raison de considérer que Maine de Biran nous a fourni du moi
une conception plus concrète que Kant. Mais, cependant, en un certain sens, Kant
est beaucoup plus utilisable. En effet, chez Maine de Biran, il manque une théorie
du temps2. Or, comment comprendre la reconnaissance du moi par lui-même et
l’intention d’identité qui préside à toutes les démarches de la pensée malgré leur
interruption apparente, si on fait du temps un absolu ?
Je vous approuve de rendre justice aux existentialistes tout en les
critiquant. En réalité Sartre et Merleau-Ponty se rattachent nettement au kantisme
par la filiation Husserl-Heidegger. Pour Merleau-Ponty, il y a d’ailleurs d’autres
raisons à cette filiation. Mais précisément, leur tort est de n’avoir fait qu’étoffer le
kantisme, et, en dernière analyse, de n’avoir fait du moi qu’un constructeur concret
dans l’ordre phénoménal, n’ayant d’ouverture que sur le monde. Le véritable
existentialiste, c’est Blondel, qui, retrouvant l’esprit de l’amour platonicien et
l’âme comme puissance orientée telle qu’elle apparaît dans le Banquet, donne au
Verbe la fonction de scruter cette orientation et d’y porter la lumière.
Je suis moins favorable que vous à l’ouvrage de Bergson sur les Deux
Sources. En effet, je lui reproche une interrogation aveugle, sans théorie de l’a
priori de la valeur3. Il questionne les saints sans vouloir savoir à l’avance la
réponse qu’ils lui apporteront. Mais alors, pourquoi ne pas interroger Nietzsche, et
de quel droit préférer l’amour à la volonté de puissance qui prétend être en
communion avec les forces de la nature dans ce qu’elles ont de plus fondamental4 ?
1 L’autonomie de l’être vivant, P.U.F., 1949
2 cf. lettre au R.P. Fessard
3 cf. lettres à Lavelle et à M. Varet
4 Cf. Le Moi, le Monde et Dieu
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 73
Enfin, je souscris volontiers à la presque totalité de vos dernières
observations. Mais, cependant, il y a un point très important sur lequel je serais
heureux de connaître exactement votre pensée. Etes-vous réaliste ou idéaliste en ce
qui concerne le monde extérieur ? Estimez-vous qu’il existe autre chose que des
sujets conscients ? Un sujet sans conscience peut-il exister ou même peut-il être
conçu, quand on approfondit la question ? Dès lors, si vous refusez à l’animal
comme je le fais moi-même, une conscience intérieure ou, tout simplement, car
cela revient au même, une intériorité, pourrez-vous en maintenir la réalité en
dehors des sensations organisées qu’il représente pour chacun de nous ? Il me
semble qu’il y a là un problème capital, ou, si vous voulez, une question préalable.
L’Idée divine s’incarne-t-elle dans des choses indépendantes ou tout simplement
dans les sensations des sujets conscients que nous sommes et qui constituent autant
de monades ? Sommes-nous les seuls Univers au sein desquels il se passe quelque
chose ou se passe-t-il encore quelque chose en dehors de nous ?
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Monsieur Bourjade1
Avril 1937
Mon cher Collègue,
J’ai pu enfin lire votre si intéressant travail sur L’intelligence et la pensée
de l’enfant2. Vous avez réalisé un véritable tour de force en introduisant dans ces
160 pages une documentation aussi riche et aussi étendue. Le temps me manque
malheureusement pour me reporter à tous ces textes que vous exposez, et que vos
commentaires me donneraient envie de lire; du moins vous suis-je reconnaissant de
me permettre d’en prendre, par votre intermédiaire, une connaissance indirecte.
La multitude et l’ingéniosité des travaux concernant la psychologie de
l’enfant est réellement impressionnante, et elle ouvre effectivement de multiples
aperçus par sa connexion nécessaire non seulement avec les autres formes de
psychologie, mais encore avec la philosophie générale ; car, même dans ce
domaine, on ne peut guère se passer, pour l’interprétation des résultats, d’une
philosophie générale de l’esprit, et l’on peut même se demander si une telle
philosophie n’est pas également indispensable à la recherche. Cela me fait songer à
tout ce qu’est susceptible de révéler le compas de Weber, ainsi que l’ont montré
Janet et surtout Pradines ; les faits les plus minimes en apparence prennent une
importance considérable à la lumière d’une théorie d’ensemble sur le
fonctionnement de l’esprit.
On s’explique, étant données la complexité des faits et la multiplicité des
traductions possibles, les désaccords multiples qui existent entre les différents
auteurs, désaccords que vous avez vous-même soulignés à diverses reprises.
Homme et animal, civilisé et primitif, enfant et adulte, enfant et anormal, autant de
couples où la détermination de chaque terme soulève une foule de questions.
Encore faut-il ajouter à cela les difficultés relatives à l’intelligence exacte du jeu de
chaque fonction intellectuelle ou affective.
Pour ma part, je reste convaincu de l’unité du jeu de l’esprit à travers tous
les âges, qu’il s’agisse du développement individuel ou collectif ; mais elle se
traduit évidemment par des modalités variées selon les conditions dans lesquelles
cet esprit est appelé à s’exercer et selon les matériaux qui lui sont fournis. Il est
incontestable également à mes yeux que ce fonctionnement comporte un progrès
dans lequel il y a lieu de tenir le plus grand compte d’une série ordonnée de
niveaux. En ce qui concerne particulièrement les enfants, je ne méconnais pas la
valeur des épreuves méthodiquement réglées quand il s’agit d’éducation collective,
mais je crois que l’éducation individuelle relève de l’intuition de l’éducateur qui ne
reconstitue pas une intelligence avec une combinaison de résultats, mais la saisit
immédiatement dans son individualité concrète.
Peut-être ce scepticisme est-il un scepticisme intéressé car, devant la
plupart des tests indiqués, j’aurais obtenu une très mauvaise note. J’en ai fait bien
des fois l’épreuve. Vous confierai-je que, encore cette fois, devant celui que vous
indiquez p. 113 : « Edith etc... », c’est ma fille3, dont l’esprit est cependant fort peu
1 Brouillon
2 Paris, Alcan, 1937
3 Alors âgée de 11 ans et demi
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 75
analytique, qui a trouvé la première la solution ! Elle a réalisé plus rapidement que
moi la signification des mots, alors qu’elle échoue le plus souvent ailleurs dans
cette réalisation. D’ailleurs, j’ai l’impression que, d’une manière générale, l’enfant
serait bien autorisé à ne pas répondre à de multiples questions qui embarrasseraient
la plupart des adultes, - et quand on oppose à sa mentalité celle de ce dernier, je me
demande quelle est la définition de l’adulte et ce qu’on fait entrer dans la con-
ception de ce dernier. Ne serait-ce pas une sorte d’ « adulte en soi », de type
platonicien, qui aurait toutes les qualités intellectuelles possibles et réaliserait
l’idéal d’une intelligence parfaite !
Je vous sais gré d’avoir dénoncé quelques unes des confusions essentielles
commises par les auteurs. C’est ainsi que vous vous élevez avec juste raison contre
l’identification du concret et de l’empirique d’une part, de l’abstrait et du rationnel
de l’autre (p. 61), - et que, si Piaget paraît d’une manière générale fort estimé de
vous, vous lui reprochez cependant l’erreur d’une « excentricité exorbitante de
l’intelligence enfantine par rapport à l’intelligence de l’homme adulte » (160). Je
suis, à l’égard de cet auteur, je l’avoue, un profane, mais les thèses que j’ai vues
exposées comme étant de lui, les citations que j’en ai lues dans différents ouvrages
ne m’ont guère disposé à une grande bienveillance pour lui, et mon expérience de
père de famille ne m’a jamais convaincu, bien au contraire, que l’enfant fît, à
l’égard de l’adulte, « figure d’orphelin de la raison » (158).
Comme je vous approuve dans certaines formules qui résument vos
observations personnelles ! Par exemple p. 78 : « Toute activité de conception reste
stérile qui n’est pas précédée d’une activité de manipulation pratique et
d’observation concrète comme aussi reste stérile toute activité de manipulation
pratique et d’observation concrète qui n’est pas suivie d’une activité de concep-
tion... », - p. 93 : « les éléments intellectuels sont distincts de 1’organisation
perceptive intuitivement configurée et ne lui confèrent sa signification qu’en s’y
intégrant par l’interprétation ». Toutes les pages où vous mettez en lumière qu’il y
a chez l’enfant surtout une certaine incapacité de manier les deux jeux
complémentaires de l’analyse et de la synthèse, - et notamment la formule que
vous donnez p. 96 de la différence essentielle entre la perception enfantine et la
perception adulte relativement à la perception syncrétique et à la perception
pointilliste, cette différence consistant « en ceci que la première appartient
beaucoup plus fréquemment que la seconde aux formes extrêmes ». Mais, là où
j’applaudis des deux mains, c’est quand vous écrivez p. 98 « Simplicité ou
complexité, force ou faiblesse, tant de la structure que de la forme, ne sont pas des
qualités absolues, mais bien plutôt des rapports qui expriment surtout les degrés
d’aptitude soit à structurer soit à interpréter de l’enfant ». Et pour clôturer cette
énumération d’approbations que je pourrais longtemps poursuivre, je signale
encore ce que vous écrivez du nombre nombré et du nombre nombrant (p. 105) et
des quatre lignes de développement sur lesquelles l’enfant laisse l’animal en arrière
(p. 160).
Une seule réserve encore ; nous sommes d’accord, ai-je dit, sur le fait qu’il
existe une différence entre l’enfant et l’adulte relativement à la manipulation des
opérations complémentaires d’analyse et de synthèse, - mais je précise que, à mes
yeux, cela n’est vrai que pour des ensembles, ou pour un même individu, car
beaucoup d’adultes sont, à ce point de vue , plus enfants que beaucoup d’enfants.
Enfin, j’ajoute que cette faiblesse relative n’est pas du tout la preuve d’une
faiblesse profonde, fondamentale, spéciale à l’enfant comme tel ; elle provient tout
simplement du manque de familiarité et d’exercice à l’égard de certains objets, et
chacun de nous, quand il aborde une discipline nouvelle, a l’impression d’éprouver
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 76
momentanément la même incapacité ; il redevient provisoirement enfant ; et
combien le restent définitivement ! Allez donc demander leur avis à ceux qui ont la
phobie des mathématiques… ou de la psychologie !
PIERRE LACHIEZE-REY
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De Emile Bréhier
Paris
30 septembre 1935
Cher Monsieur,
J’ai lu avec le plus grand plaisir vos leçons sur Le Moi, le Monde et Dieu :
je comprends beaucoup mieux, je crois, maintenant, l’ensemble de votre pensée
dont un aspect seulement m’était apparu dans votre thèse. Vous dites qu’il y a
quelque chose de supérieur à ce que l’on fait, c’est ce que l’on devient : n’est-ce
pas là 1e point essentiel de votre doctrine ? Vous concevez même la possibilité
d’une communication active entre les esprits, telle que le Moi pourrait, si l’on ose
dire, faire l’économie du monde qu’il fabrique : vous aboutissez à une réalité faite
seulement d’esprits en relations entre eux.
J’ai été spécialement intéressé par les pages que j’étais le mieux préparé à
lire sur votre appréciation de la morale antique et en particulier du stoïcisme. Mais
il me semble qu’ils vont peut-être assez loin dans le sens indiqué par vous ; car le
monde dont vous faites un produit du moi n’est pas du tout leur monde ; ils l’ont
d’ailleurs tellement spiritualisé, ils y voient tellement une cité des esprits qu’ils
l’identifient avec cette réalité que vous superposez au « monde » tel que vous
l’entendez ; aussi bien ce monde réel du Stoïcien n’est connu dans sa vérité que par
le sage ; s’il est saisi par lambeaux, l’esprit n’y apparaît pas ; à l’opposition du
monde qui est ma représentation, et de l’esprit correspond chez eux celle de la
pseudo-réalité que se représente l’ignorant et du monde véritable.
Je ne puis vous dire en tout cas combien j’ai été séduit par la fermeté et par
la richesse de votre exposé. Trouvez ici, mon cher collègue, avec mes vifs
remerciements, l’expression de mes sentiments cordialement dévoués.
Emile Bréhier.
PIERRE LACHIEZE-REY
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À Emile Bréhier
Toulouse
19 octobre 1935
Cher Monsieur,
Je vous remercie des lignes aimables que vous m’avez adressées ; je suis
très heureux que mes conférences vous aient intéressé et j’attache le plus grand
prix à vos appréciations.
Je me permettrai seulement de vous soumettre quelques remarques au sujet
de ce que vous m’écrivez des Anciens. Vous me dites qu’ils « vont assez loin dans
le sens indiqué » par moi ; et, en parlant des Anciens, vous songez spécialement au
stoïcisme.
J’ai une grande admiration pour la profondeur et la rigueur de pensée que
révèle la vision du monde des philosophes de cette école ; je suis particulièrement
séduit par leur théorie de la connaissance que vous avez grandement contribué à
réhabiliter dans votre ouvrage si pénétrant sur les « Incorporels » et je les
considère, à bien des égards, comme ayant construit un système supérieur au
spinozisme. Mais je n’ai jamais pu admettre que ce système, où l’univers apparaît
en effet - du point de vue ontologique - dans une nouvelle perspective, celle du
panthéisme et du plein métaphysique requis par le principe des indiscernables,
prenne par là une physionomie morale, et je ne vois pas comment on pourrait
éviter, en dernière analyse, de taxer la doctrine stoïcienne de naturalisme. Une
transfiguration de l’univers en Univers moral et surtout en Univers capable de
répondre aux exigences de notre destinée me semble ici impossible, parce que ni
les rapports qui gouvernent ce monde, ni les éléments qualitatifs que groupent ces
rapports ne se prêtent à cette transformation, - et il me paraît que les stoïciens nous
ont proposé une solution, sinon purement verbale, du moins aussi illusoire
qu’orgueilleuse en nous disant que le monde n’est mauvais qu’aux yeux de
l’insensé. Je suis, pour ma part, de l’avis de Lamartine quand il écrit dans l’hymne
au Christ
Ta vertu n’est plus ce problème
Rêve qui se nourrit soi-même
D’orgueil et d’immortalité...
Pour Platon, la question serait différente. Platon, comme M. Brunschvicg,
considère que Dieu n’est cause que du Bien. Il ne procède donc pas à une
transfiguration optimiste de la Nature, et, de plus, il admet un autre monde. Mais
combien les thèses positives qu’il édifie restent pauvres ! Je viens de 1’éprouver en
préparant un cours public sur ses idées morales, sociales et politiques. L’idéal d’un
Univers « suffisant », sorte de mécanisme dont les facteurs sont constitués et
combinés de telle manière qu’il fonctionne indéfiniment semblable à lui même, est,
en dernière analyse, le terme ultime auquel il peut arriver. Sa théorie de la vertu
individuelle et surtout sa théorie de l’Etat sont dominées presque exclusivement par
cette conception. À plusieurs reprises, il nous répète que 1e rôle de l’Etat est de
former des hommes vertueux, mais il ajoute : à quoi serviront ces hommes
vertueux ? Et la question reste sans réponse. Ce que j’appellerais ici une indigence
métaphysique ne m’empêche nullement d’ailleurs de reconnaître la richesse des
observations de détail, ainsi que l’ingéniosité ou la profondeur de certaines
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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solutions concernant des problèmes éternels ou encore très actuels dans le domaine
de la politique pure ou de la politique sociale; cela ne diminue surtout en rien la
sympathie que j’ai pour la théorie platonicienne de la connaissance à laquelle je
me réfère continuellement, et dont j’ai tracé une esquisse d’ensemble dans un
article qui paraîtra incessamment.
PIERRE LACHIEZE-REY
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De Emile Bréhier
Paris
27 février 1937
Mon cher collègue,
En vous confirmant que j’ai bien reçu votre communication, je me permets
de vous féliciter pour ce travail qui prend certainement une place importante dans
le groupe des communications consacrées à l’analyse réflexive, par les rapports
que vous indiquez entre elle et l’ontologie. Croyez à mes sentiments bien dévoués.
Emile Bréhier.
PIERRE LACHIEZE-REY
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À Emile Bréhier1
Lyon
24 mars 1937
Monsieur et cher Collègue,
Je vous remercie du mot aimable que vous m’avez adressé. Tant mieux si
ma communication2 vous a satisfait. Je ne puis pas en dire autant, car, pressé
actuellement par une multitude de travaux en retard, j’ai dû la rédiger beaucoup
trop vite.
Je vous remercie également de m’avoir envoyé un tirage à part de votre
article sur « Matière cartésienne et création »3. Je l’ai lu avec grand plaisir, car il
traite de questions qui m’intéressent particulièrement, et, dans ma communication
pour le congrès de philosophie, j’ai parlé des reproches faits par Spinoza à la
conception cartésienne de l’étendue considérée comme une « moles quiescens ».
Vous avez insisté avec juste raison sur la parenté qui existe entre une doctrine
mathématique où l’espace spatialisant est principe de toutes ses déterminations, où,
par conséquent, l’extension et la compréhension varient dans le même sens, et un
panthéisme naturaliste. Malgré les différences qui séparent finalement leurs
métaphysiques et les « naturants » qu’ils utilisent, Platon, les stoïciens, Descartes,
Spinoza, Malebranche et Bergson procèdent du même esprit. À ce point de vue, la
lettre XXII de Spinoza à Oldenbourg est très caractéristique.
Ma lettre serait trop longue si je voulais relever, dans les quelques pages si
denses que vous avez écrites, toutes les idées importantes que j’ai retenues ; mais
une note de la p. 29 relativement à Malebranche m’a particulièrement frappé. Elle
souligne la parenté spirituelle de Malebranche avec les doctrines qui aperçoivent le
monde dans la perspective d’une unité dynamique et constituante, mais elle en
marque en même temps l’originalité en insistant sur le fait que ce dynamisme reste,
chez le théoricien de l’étendue intelligible, intérieur à la pensée. Rien ne saurait
mieux caractériser ce système. Ayant eu l’occasion, à propos d’une thèse récente
pour l’examen de laquelle on m’avait appelé à Aix, de compulser les travaux
relatifs à l’auteur de la Recherche de la Vérité, j’ai été étonné de constater que l’on
n’avait pas généralement insisté sur ce dynamisme, et j’ai donné l’étude de celui-ci
comme sujet de mémoire à un de mes étudiants de Lyon. Le primat de l’idée d’être
sur la représentation des êtres particuliers, de l’étendue intelligible sur toutes ses
déterminations, de l’idée de l’infini sur celle de toutes les modalités finies, sont
affirmées constamment par Malebranche, comme vous l’indiquez si heureusement,
sur le seul plan d’une genèse spirituelle. J’ai été très heureux de voir que vous
l’aviez marqué en quelques lignes particulièrement riches de sens.
Je vous prie de vouloir bien agréer, Monsieur et cher collègue, l’expression
de mes sentiments les meilleurs et les plus dévoués.
P.S. Je pense que vous avez reçu le tirage à part d’un article que j’ai fait
paraître dans la Revue philosophique sur « l’Idée chez Platon ». Je vais publier
1 Brouillon
2 Il s’agit de la communication sur « la portée ontologique de la méthode de régression
analytique » 3 Revue de Métaphysique et de Morale, janvier 1937, p.21
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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dans cette même revue un article sur le cercle cartésien -et j’ai commencé le 15
mars dans la Revue des Cours et Conférences une série d’études sur Les Idées
morales, sociales et politiques de Platon.
PIERRE LACHIEZE-REY
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À Léon Brunschvicg
18 mars 1939
Monsieur et cher Maître,
Je vous remercie de m’avoir envoyé votre livre : La raison et la religion1
avec une aimable dédicace. Je l’ai lu avec grand intérêt comme tout ce qui émane
de vous, et j’y ai retrouvé sous une forme nouvelle les idées exposées ainsi que les
méthodes mises en œuvre dans Le progrès de la conscience.
Vous savez combien j’ai de sympathie pour ces méthodes, et combien je
m’efforce, de mon côté, de les suivre, bien qu’elles ne me conduisent pas aux
mêmes conclusions. Je n’ai donc pas à insister sur elles. Je signalerai uniquement
les convergences et les différences dans les solutions.
Je suis tout à fait d’accord avec vous sur la question de l’optimisme
cosmique. Rien ne m’est plus antipathique, et je reproche vivement aux stoïciens
de l’avoir introduit, à trop de Chrétiens éminents de l’avoir adopté et développé
sous des formes diverses. Mais les conséquences que nous en tirons ne sont
évidemment pas les mêmes : vous vous refusez à poser à propos de l’Univers le
problème du mal, et vous entendez renfermer l’esprit en lui-même en considérant
qu’il forme comme un système complet, compte tenu de sa loi intérieure et de son
fonctionnement. Bref, pour parler votre langage, vous abandonnez la puissance du
Père pour ne vous préoccuper que de la sagesse du Fils. Je considère, au contraire,
que l’esprit est avant tout exigence impérative relativement à l’être, et, comme le
dit Kant, que, par-delà le conflit de la nature et de la moralité, l’harmonie doit se
réaliser sous une forme ou sous une autre, au profit de la liberté.
En somme, le problème me paraît se présenter ici d’une manière assez
analogue à celui de la « causa sui » de Spinoza. La vision intuitive de 1’Univers
dans le spinozisme exige d’abord la position formelle de la « causa sui ». Il faut
que cette dernière existe ; elle est un facteur essentiel et fondamental de la
conception même d’un monde. Mais nous ne savons pas encore, en posant cette
nécessité formelle, si nous pourrons trouver ou concevoir un être dont la nature
réponde à cette nécessité. De même ici du côté de la valeur. À l’origine une exi-
gence de justification : ce dont la nature serait valorifiquement (j’emploie ce terme
pour ne pas tomber dans le spinozisme) justifié, ce dont l’essence et l’existence
justifieraient tout le reste. Mais nous ne savons pas encore si nous trouverons ou
concevrons un être comportant cette justification intrinsèque. C’est encore un
problème de détermination et de recherche. Nous ignorons dans quelle mesure
nous aboutirons. Le problème est ainsi posé par Platon, quand il présente 1’Idée du
Bien comme un postulat de la recherche, et par Kant, quand il examine la question
du but final. Les deux philosophes le résolvent d’une façon différente, mais
l’attitude originaire est identique.
Maintenant, sommes-nous en droit de conférer une valeur à cette exigence,
et de développer à partir d’elle un certain nombre de conséquences dont l’ensemble
constituera une métaphysique générale de l’Univers et de l’homme, quelque chose
d’analogue, par exemple, aux postulats de la raison pratique ? Je réponds à la
question affirmativement, parce qu’il ne me semble pas que l’on puisse négliger les
1 Paris, Alcan, 1939
PIERRE LACHIEZE-REY
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caractéristiques internes de cette exigence. C’est une idée positive, dont on peut
déterminer à la manière cartésienne les éléments constitutifs et dont on peut arriver
par l’analyse à dégager la solidité et l’originalité irréductibles. (J’entends solidité à
la manière de l’idée claire et distincte de Descartes, à la manière encore de l’idée
du cercle qui nous résiste chez Malebranche, ou enfin de l’idée qui ne se confond
avec aucune des autres qui veulent nous donner le change de Julien Benda, dans
L’Ordination).
Pour conclure sur mon attitude au sujet de cette question des rapports de la
nature et de l’esprit, je dirai que, du côté de la Nature, je vois l’imperfection de nos
connaissances, l’impossibilité où nous sommes de dépasser nos sensations à propos
desquelles je reprendrai volontiers la formule spinoziste que ce sont des
conséquences sans prémisses. Du côté de l’esprit, au contraire, il y a les exigences
de la destinée, la détermination des conditions nécessaires pour qu’il y ait une
destinée, - et, au-delà de la destinée, il n’y a rien. Nous devons dès lors, à mon avis,
admettre, dans l’au-delà de ce que nous pouvons atteindre du côté de la Nature, que
les exigences de la destinée sont satisfaites. Mais nous aurions beaucoup de
présomption à vouloir fixer le comment. Le grand tort de l’optimisme cosmique,
c’est précisément de vouloir résoudre cette dernière question avec les éléments
sensibles que nous fournit le monde extérieur et en imposant à ces éléments des
qualifications morales qu’ils ne comportent pas.
J’avoue n’avoir aucune répugnance à me représenter encore l’homme
comme le centre de l’Univers. La doctrine kantienne de l’idéalité de l’espace et du
temps me paraît annuler entièrement les conséquences contraires que l’on pourrait
tirer de la découverte de Copernic. Pour que cette position dût être nécessairement
abandonnée, il me semble qu’il serait nécessaire de revenir à un réalisme du monde
extérieur. Mais, s’il n’existe (réserve faite d’une hiérarchie possible d’esprits) que
des consciences humaines, que nous importe la petitesse ou la grandeur de la
terre ?
Je n’éprouve pas non plus la moindre répugnance à concevoir Dieu d’une
manière très anthropomorphique, et cela pour la même raison, car j’estime que rien
n’existe en dehors d’une conscience. Mais, naturellement, cela ne me conduit pas à
prêter à Dieu l’ensemble des affections humaines. Ces affections doivent être
précisément l’objet d’une discrimination, d’une épuration et d’une transfiguration
qui ne se font nullement au hasard et d’une manière fantaisiste ou arbitraire, mais
selon une loi définie qui ressemble à une loi mathématique de constitution.
Nul plus que moi ne pense, comme vous, qu’il faut éviter le statisme. Je
suis tout à fait opposé à l’idée de placer derrière la pensée une chose qui pense.
Mais j’assimile l’esprit à sa propre loi, à son intériorité, si vous préférez cette
expression, et je considère cette loi ou cette loi des lois comme constituant l’être
même, j’entends notre être, celui même de notre moi.
Je précise bien : l’être de notre moi, parce que je ne crois pas du tout sur ce
point à une immanence divine ou à l’immanence d’un quid quelconque qui
transcenderait d’une certaine manière le sujet individuel. Toute conscience est pour
moi une relation entre le présent et l’éternel ; elle est une loi spirituelle en action, et
toute action comporte une règle intérieure et une particularisation. Règle et
particularisation appartiennent à chaque monade et constituent un bien inaliénable.
Je suis tout à fait d’accord avec vous pour estimer que nulle expérience
intérieure ne saurait être éclairante par elle-même, si on la considère comme un
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 85
absolu. Je suis par conséquent l’adversaire des philosophies dites existentielles. Je
considère, comme vous, que nul mysticisme ne se suffit à lui-même, et je souscris
volontiers à l’opinion de Delacroix que vous citez p. 73 et que vous traduisez si
heureusement en parlant de la dépendance dans laquelle se trouve le mysticisme
relativement à « une détermination présupposée de coordonnées intellectuelles » ;
mais je ne vois là aucune cause de faiblesse, bien au contraire. En effet,
précisément parce qu’il s’agit de coordonnées intellectuelles, nous pouvons
soumettre celles-ci à un examen critique. D’autre part, nous pouvons dans une cer-
taine mesure déterminer a priori le mode d’affectivité qui doit résulter de la
position préalable de ces coordonnées et la régler sur elles en conséquence dans la
mesure de nos moyens. En troisième lieu, on peut parfaitement admettre que
certains sentiments, sans être spontanément produits (selon l’expression kantienne
relative au respect) ont cependant avec certaines idées une affinité essentielle
(comme l’ont par exemple un groupe de notes de musique, une combinaison
d’images ou un paysage) ; ils peuvent dès lors être envisagés comme des signes,
comme des manifestations, comme une sorte de langage que Dieu parle à sa
créature, à la condition naturellement que nous soyons déjà en possession
préalablement de l’idée de Dieu. On peut enfin observer que la nature concrète de
tous les termes qui sont ici en présence et en collaboration ne se révèle que dans
une épreuve efficace et nullement dans le domaine d’une spéculation purement
théorique. Et ceci me paraît très important. Il est remarquable en effet que vous
reprochiez en somme à la foi son insécurité, tandis que Kant lui en fait un mérite et
considère que cette insécurité est absolument nécessaire à l’existence d’une mora-
lité. Je pense effectivement pour ma part que cette insécurité consistant dans le fait
qu’il faut ici une option fondamentale est en effet essentielle. Il faut que Dieu soit
voulu librement par nous avant d’être l’objet d’une vérification qui ne sera peut-
être jamais complète ni achevée, mais qui est également voulue ; nous devons
déterminer à l’avance sous quelles conditions seules nous estimons que la vie
méritera d’être vécue. J’irai même plus loin : si l’acte d’union la plus complète qui
puisse exister entre deux esprits est un acte de confiance, il n’est pas dit que,
précisément, ce ne soit pas cet acte qui soit avant tous les autres requis, à la
condition naturellement que nous ayons par ailleurs des raisons suffisantes de le
donner.
Ce qui amènera de ma part cette remarque finale : il n’y a pas à mes yeux
de nécessité de choisir entre la rationalité et l’autorité. La conciliation peut s’établir
facilement, s’il y a des motifs satisfaisants d’admettre l’autorité. La thèse contraire
me paraît impliquer une théorie de la déduction intégrale. Il peut y avoir en Dieu
des caractères dont nous ne pouvons, avec nos moyens actuels, saisir entièrement
la nature; il en est d’autres dont nous pouvons saisir la nature et la justification,
mais que nous n’aurions pu nous-mêmes découvrir; l’acceptation de l’existence de
ces caractères me paraît parfaitement légitime si nous avons sur d’autres points des
motifs de crédibilité. Ceci est une question de droit, qui laisse d’ailleurs
complètement en dehors d’elle la question de fait sur laquelle on peut évidemment
discuter.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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De Léon Brunschvicg
31 mars 1939
Cher Collègue et Ami,
J’ai lu et relu les pages2 que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Elles
redoublent mon regret de ne pouvoir, physiquement, aller à Lyon où nous aurions
discuté en détail. Je vous aurais dit ma reconnaissance, parce que vous m’avez fait
apparaître clairement à mes yeux ce qu’aurait été pour moi, si j’avais été assez
heureux pour la rencontrer, une seconde philosophie et aussi pourquoi jusqu’ici,
faute d’y être parvenu, je m’en suis pris aux philosophes qui en avaient découvert
une, en leur faisant grief de l’abandon de leur méthode initiale comme d’une
régression. J’avoue que je ne saurais vraiment pas comment je réussirais à
m’arranger avec moi-même, si je pouvais avoir plus qu’une idée de la vérité.
Seulement, je ne me flatte pas que ce soit une supériorité, et je vous suis très
sympathiquement dans les voies d’accès que vous vous ouvrez pour forcer le
passage à la théologie.
Croyez à mes sentiments bien cordialement dévoués.
L. Brunschvicg
2 Le Moi, le Monde et Dieu
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Léon Brunschvicg
Avril 1939
Monsieur et cher Maître,
Les Parisiens qui ont assisté au congrès de philosophie de Lyon ont dû
vous en apporter les échos. Ils vous ont dit combien les congressistes avaient
regretté votre absence, et combien ils auraient été désireux de voir votre
communication être l’objet de la discussion approfondie qu’elle aurait méritée.
C’est M. Souriau qui, en sa qualité de président du congrès, devait en donner
lecture, mais, comme il était mobilisé, le comité m’avait demandé de prendre sa
place, ce que j’ai fait avec grand plaisir. Je n’ai pas manqué de souligner combien
nous vous étions tous reconnaissants de nous avoir adressé ces quelques pages où
sont condensées vos idées essentielles, et aussi de nous avoir écrit que vous auriez
été vivement désireux de venir vous-même en soutenir la discussion. Je me suis fait
d’autre part l’interprète des vœux unanimes que les philosophes réunis à Lyon
formaient pour l’amélioration de votre santé.
Je vous remercie de votre aimable réponse à ma dernière lettre. Je vous
avais dit sur quels points j’étais en accord ou différais d’avis avec vous. Votre
communication appellerait évidemment de ma part des remarques analogues. Je
vous approuve entièrement quand vous écrivez: « Par la porte du sentiment et de
l’instinct, pris en général, se glissent en réalité tous les sentiments et tous les
instincts, les pires confondus avec les meilleurs, ou, plus exactement, l’emportant
sur les meilleurs, suivant la pente de la tentation naturelle chez les hommes qui ont
abdiqué la norme ferme et incorruptible du jugement ». Mais si le sentiment, livré à
lui-même, pourrait conduire indifféremment à la charité d’un Péguy ou à la
violence d’un Hitler, on peut se demander si l’idée d’un tel sentiment considéré
comme un absolu, séparé de toute doctrine métaphysique, scientifique ou morale
préalable, ou de tout instrument intellectuel d’interprétation ayant déjà ses
caractères propres, n’est pas lui-même une abstraction irréalisable. Comme vous
l’avez dit vous-même, il intervient toujours ici un système de coordonnées
intellectuelles. J’irai d’ailleurs même plus loin, et, sans développer ici un thème qui
exigerait un examen approfondi, je dirai que l’adhésion à un certain mysticisme
consiste moins pratiquement dans la reconnaissance d’une réalité qui se révèlerait
par une présence directe, que dans une adhésion du type judicatoire à une certaine
conception de l’Univers et de l’homme. Hitler ne lit pas en lui la révélation de la
race et des puissances du vieux panthéisme germanique - pas plus que Péguy n’y lit
la présence d’un Dieu d’amour. Outre qu’il ne saurait s’agir ici que d’une
interprétation en fonction d’une théorie métaphysique préalablement conçue sous
une forme plus ou moins élaborée ou rudimentaire, il est plus vrai de dire que
chacun des deux intéressés, réalisant en lui l’épreuve intérieure de l’amour ou de la
violence conquérante élevées à la hauteur de puissances cosmiques, adhère en fait à
l’une ou à l’autre de ces qualités et ne lui reconnaît droit d’affirmation dans sa
conscience qu’en vertu de cette adhésion.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Jean Cavaillès (à propos de ses deux thèses :
Méthode axiomatique et formalisme1
Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles2)
Mon cher collègue,
Je vous ai dit que je vous demanderais un certain temps pour prendre une
connaissance plus approfondie de vos travaux et pour vous en parler d’une manière
moins superficielle. Je tiens aujourd’hui ma promesse, et je viens vous
communiquer quelques unes des réflexions que la lecture de vos ouvrages,
combinée avec celle de votre communication au congrès international de
philosophie, m’a suggérées. Naturellement, je ne vous suivrai pas dans le détail de
vos analyses savantes. Outre que cela m’entraînerait trop loin, une discussion sur
les points particuliers exigerait de moi une prise de contact avec les multiples
auteurs que vous avez fréquentés et que je ne puis songer à compulser en ce
moment. Je me contenterai de vous indiquer la conception générale que je me suis
faite de votre pensée, et la manière dont je 1’envisage dans son rapport avec la
mienne.
Votre communication au congrès fournit un excellent fil conducteur pour
s’orienter. En somme, vous vous opposez d’abord radicalement à cette thèse que
j’ai moi-même toujours combattue, et qui consisterait à vider les mathématiques de
tout contenu intuitif pour en faire un simple jeu de signes, à en exclure toute
nécessité rationnelle proprement dite et toute référence aux constructions
imaginatives pour les réduire à un conventionnalisme abstrait dépourvu de toute
signification. J’aime beaucoup par conséquent vos formules : « Un symbole n’est
tel que par l’intention qui dirige vers des opérations intuitives. La langue
mathématique n’est qu’indication vers des actes effectifs de l’esprit du
mathématicien ».
Mais, si vous êtes un défenseur à la fois de la rationalité et de la réalisation
intuitive, vous ne vous opposez pas moins nettement à une théorie des
mathématiques qui donnerait à l’intuition une signification trop étroite ou même
inexacte, et à une rationalité trop rigide qui exigerait de l’esprit qu’il devançât lui-
même ses propres inventions par un concept préalable valable in aeternum. Il me
semble que telle est votre pensée quand vous parlez de « la dialectique interne de
l’activité intuitive ». Cette formule est complétée par ce que vous dites des « objets
initiaux » et du « donné mathématique » dont vous nous déclarez avec juste raison
qu’ils « résultent des démarches concrètes pour organiser l’action de la conscience
dans le monde ». Elle est illustrée également par vos observations sur la
« thématisation par laquelle une opération devient à son tour point d’application
d’une opération supérieure ».
J’approuve encore tout spécialement ce que vous écrivez de la non-
contradiction dans le domaine des mathématiques, cette non-contradiction se
ramenant en somme à la reconnaissance de la possibilité d’une effectuation.
1 Paris, Hermann, 1938
2 idem
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LETTRES PHILOSOPHIQUES
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Ces idées, exposées dans votre communication au congrès, trouvent une
confirmation dans vos deux thèses. Elles doivent nécessairement vous rendre le
kantisme sympathique, et c’est ce qui résulte de I, p. 27, lorsque, après avoir cité la
Critique, vous ajoutez : « Il est difficile d’aller plus avant dans l’analyse du rôle de
l’intuition : non pas contemplation du tout fait, mais appréhension dans l’épreuve
de l’acte des conditions mêmes qui le rendent possible ». De même, vous ren-
contrez avec une satisfaction indéniable la pensée de Hankel et de Dedekind ; votre
accord me semble se réaliser assez bien dans les formules suivantes : « Il n’y a plus
ici développement logique d’un formalisme, mais formalisation d’opérations dont
la raison d’être se trouve ailleurs » (I, 51). « Je conseillerais de ne pas entendre par
nombre cardinal la classe même, mais quelque chose de nouveau que l’esprit
engendre. Nous sommes de race divine et possédons le pouvoir de créer » (I, 57).
Rien ne montre mieux que l’exposé fait par vous de la théorie de Pasch
que la renonciation à une conception constructive des mathématiques sur le type
schématique kantien aboutit à la double constitution d’un formalisme et d’un
empirisme. Les deux doctrines sont en réalité solidaires, parce que la continuité qui
prolongerait l’action constituante du sujet jusque dans l’intimité de l’objet a été
détruite (I, 64-65)
Enfin, j’aime beaucoup la page que vous avez consacrée à
« l’engendrement indéfini des objets » dans ce que vous appelez « le champ
thématique », page qui éclaire si bien la thèse exposée par vous au congrès sur la
même question (I, 177) - et je souscris volontiers à des formules telles que celle-ci :
« Comprendre est en attraper le geste, et pouvoir continuer ». « Abandonné le
primat des catégories injustifiables, il ne reste qu’une dualité de droit, impossible à
actualiser, puisque l’imprévisibilité de la synthèse est la définition de son
existence » (I, 178). Enfin, nous retrouvons un peu plus loin votre théorie de la
contradiction : ce n’est que « l’expérience d’un échec (impossibilité
d’accomplissement d’un geste prévu par la conscience inadéquate) » (I, 180).
Vos conclusions, dans votre thèse complémentaire, ne sont pas moins
heureuses. J’en retiens par exemple que « nombre, fonction, ces actes intuitifs de
l’esprit sont des instruments qui se forgent eux-mêmes, car rien n’existe avant
eux » (II, 138) - que « ce n’est pas le bon ordre qui est préalable au nombrement,
mais le nombrement au bon ordre » (II, 139-140).
Je ne ferai des réserves que sur le texte suivant : (I, 180) « En second lieu,
abandon de tout a priori ». Je n’admettrais cette formule, et seulement dans
certaines limites, que si l’on entendait par a priori une possibilité de définir ne
varietur et de canaliser pour toujours le jeu des opérations. Mais a priori doit, à
mon avis, s’entendre de tout processus centrifuge où l’esprit agissant se retrouve et
s’aperçoit nécessairement comme loi agissante. Même si une opération est
dépassée par une autre, est la cause occasionnelle d’une autre, elle a la valeur, pour
nous, dans sa sphère, d’une loi éternelle qui la rend indéfiniment reproductible, et
elle n’est pas réductible à un simple événement. Je crois donc qu’il ne s’agit ici
entre vous et moi que d’une différence de terminologie.
Et voici maintenant, pour confronter nos thèses, quelques points que je
vous signale de ce que j’ai dit ou écrit ; vous pourrez juger vous-même de
l’étendue de notre accord.
Expliquant à Toulouse l’Analytique transcendantale, je me suis exprimé au
sujet du schématisme de la façon suivante : « Cette idée d’entendement
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 90
transcendantal, constructeur, est tout à fait essentielle dans le kantisme ; c’est elle
qui se traduit en réalité dans la doctrine du schématisme qui n’a de sens que par
elle et en est en réalité l’expression. Qu’est-ce en effet que le schématisme, si ce
n’est le prolongement de la puissance constructive de l’entendement dans le
domaine de 1’imagination, prolongement qui se traduira finalement par la
constitution de l’image et par l’incorporation de la sensation ? Un texte de Kant
nous montre d’une manière très nette la série des plans successifs sur lesquels se
réalise ainsi l’opération constructive : la catégorie de quantité, dit-il, cherche son
point d’appui dans le nombre, et le nombre, à son tour, dans les doigts ou dans les
grains de corail de la table arithmétique. Ainsi il n’existe aucune solution de
continuité entre la puissance opérante et son dernier point d’aboutissement ;
l’image n’est possible que par le schème qui en fournit le dessin et la structure ; de
telle sorte que, sans lui, elle ne serait pas.
Il importe de bien insister sur cette importance du schématisme, beaucoup
de théories philosophiques modernes et de théories de la science se montrant
incapables d’aboutir, parce qu’elles y ont explicitement ou implicitement renoncé.
Les mathématiciens contemporains mettent une certaine coquetterie à s‘affranchir
de la philosophie kantienne des mathématiques, affranchissement qui correspond
chez eux à une négation de l’appel à l’intuition dans la constitution de cette
science ; ils prétendent poser leurs principes premiers in abstracto, con-
ventionnellement, et indépendamment de toute signification intuitive déterminée.
Une telle prétention est en elle-même insoutenable; sa réalisation équivaudrait en
réalité à la négation de toute pensée ; on ne peut penser des signes sans se référer à
ce qui est signifié ou sans introduire au sein des signes eux-mêmes des modes de
relation qui devront être pensés intuitivement. Penser ou penser intuitivement, cela
ne fait qu’un ; les seules différences qui peuvent exister sont des différences de
plan dans la réalisation de ces intuitions. Si je dis A est B, il faudra de toute
manière que je donne un sens à la copule « est ». Le résultat, c’est que les
mathématiciens en question, rejetant le schématisme, au moins en principe,
refusant d’admettre une puissance constructive de l’esprit qui se réaliserait dans le
domaine imaginatif de l’intuition pure pour se prolonger ensuite, et ensuite
seulement, dans l’intuition empirique, sont obligés, au moment même où ils
prétendent affranchir l’esprit de toute contrainte et lui conférer une entière
autonomie, de revenir aux servitudes implicites de l’entendement logique. Il est
facile de voir que leurs prétendues règles conventionnelles, que leurs prétendus
axiomes posés ad libitum ne sont que des abstractions dans lesquelles on a négligé
du domaine intuitif tout ce qu’il a de particulier pour ne retenir que les caractères
communs ».
Sur les rapports de la possibilité constructive et de l’identité, comme sur le
progrès de la science en général et des mathématiques en particulier, j’aurais voulu
trouver des textes plus décisifs que j’ai certainement quelque part dans mes notes.
Comme je les ai cherchés en vain, je me contente de vous donner les suivants qui
sont, eux aussi, extraits de mon commentaire de l’Analytique transcendantale : « Si
nous examinons le système des rapports qui s’établissent entre l’objet construit et
le sujet constructeur, nous voyons que ce système se ferme en quelque sorte sur lui-
même, c’est-à-dire qu’il y a comme une convertibilité parfaite entre l’ensemble des
facteurs constituants et le résultat obtenu dans l’objet constitué. Cette convertibilité
parfaite a toujours été considérée comme l’idéal de l’intelligibilité ; elle l’était déjà
dans l’aristotélisme, et c’est elle également qui caractérise la connaissance intuitive
du troisième genre chez Spinoza ; elle correspond exactement ici dans le domaine
de l’Univers à ce qui se passe dans le domaine mathématique où le mouvement
d’un segment de droite autour d’un point fixe est exactement convertible avec le
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 91
cercle engendré, et, également, le mouvement de rotation du demi-cercle autour de
son diamètre est exactement convertible avec la sphère qui en résulte. Or il est
facile de voir que cette convertibilité existe in aeternum, que la relation ainsi
conçue définit un possible intemporel absolument indépendant de toute question de
temps.
On pourrait, il est vrai, observer que cette convertibilité, ou, d’une manière
générale, cette relation intemporelle sujet-objet, valable in aeternum, indépendante
de toute question de temps, n’existe que dans les limites de la philosophie
kantienne, c’est-à-dire sous la condition d’admettre que la structure du sujet et du
monde qu’il engendre sont fixés ne varietur, exhaustibles et rigoureusement
déterminables. Il n’en serait pas ainsi, semble-t-il, si on admettait avec la
philosophie moderne de la science, que le monde se fait et se défait, qu’il n’y a pas
d’ensemble rigoureusement invariable, que la variation s’étend à l’Univers lui-
même, et non pas seulement à telle ou telle hypothèse limitée sur une partie des
phénomènes de cet Univers. Mais, en réalité, cette objection n’atteindrait pas
l’essentiel de la thèse précédente et ne changerait pas les traits fondamentaux du
fonctionnement de l’esprit. En effet, si l’Univers est maintenant considéré comme
variable, si on peut admettre que sa représentation correspond seulement à la
théorie actuelle la plus vaste et la plus compréhensive, théorie qui sera demain
remplacée par une autre, - si on peut même admettre qu’à un certain moment il y a
plusieurs théories qui se complètent et se juxtaposent, ce qui équivaut à dire qu’il y
a plusieurs Univers, l’important est de remarquer que le passage d’une théorie à
une autre ou l’admission d’une pluralité de théories reste de l’ordre rationnel.
C’est-à-dire qu’une théorie n’est pas dans son apparition un événement qui
relèverait de causes inintelligibles et qui ne se comprendrait pas lui-même dans sa
structure. Au contraire, la structure de la théorie apparaît toujours, dans ses facteurs
internes, comme empruntée aux moyens dynamiques de genèse de la pensée, à ce
qu’on pourrait appeler la substance de la pensée, et il en est de même du passage
d’une théorie à une autre; ce passage apparaît comme ayant son principe dans
l’autonomie du sujet. De telle sorte que le processus demeure toujours centrifuge,
sous quelque aspect qu’on l’envisage, et que le sujet demeure toujours le pôle
invariant d’où émanent ces visions d’Univers comme autant de fulgurations ».
« Cette distinction des jugements analytiques et des jugements synthétiques
est capitale au point de vue de la théorie de la connaissance, et au point de vue de
l’intelligence des mathématiques en particulier. Il est remarquable en effet que
toute démarche de la pensée suppose d’abord un acte de thèse ou de synthèse par
lequel l’objet, quel qu’il soit, dont on affirme ensuite l’identité avec lui-même ou
les caractéristiques internes, est donné. La thèse ou la synthèse précèdent donc
toujours l’opération d’identification ou d’analyse, bien que celle-ci ne soit pas
moins que la première indispensable. On peut s’en rendre compte en examinant
purement et simplement les opérations spirituelles fondamentales qui interviennent
dans la constitution du principe d’identité a est a ».
Suit une théorie des postulats et des axiomes fondée sur les remarques
précédentes et inspirée en partie de Renouvier.
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À Jacques Chevalier à propos de son livre La Vie morale et l’au-delà
1
20 mars 1938
Mon cher ami,
J’ai eu une heureuse surprise en recevant ton ouvrage La vie morale et
l’au-delà avec une aimable dédicace Je ne savais pas que tu allais publier tes
réflexions sur ces questions ; et, précisément, ces jours-ci, en consultant le livre de
Guillaume sur La psychologie de la forme, je m’étais dit qu’un travail sur « la
destinée humaine » serait fort utile dans la collection Flammarion. En somme, c’est
un travail de ce genre que tu viens de nous donner.
Je n’ai pas besoin de te dire que nous sommes d’accord sur l’essentiel,
c’est-à-dire sur l’impossibilité d’une vie humaine individuelle ou collective qui soit
véritablement humaine si l’on ne fait pas appel à une transcendance. Si elle ne
prend pas son point d’appui sur un au-delà. La personnalité humaine, incapable de
se justifier définitivement et de se défendre contre ses ennemis intérieurs et
extérieurs, passions ou contraintes, est condamnée nécessairement à disparaître.
Appuyée au contraire sur la transcendance qui lui fournit sa finalité, elle transcende
à son tour toute réalité quelle qu’elle soit, y compris l’ensemble des collectivités.
Dans mes leçons sur « Les Idées morales, sociales et politiques de Platon » qui ont
paru dans la Revue des cours et conférences et vont être publiées en volume, j’ai
montré comment l’auteur de la République avait très exactement posé le problème
et s’était bien gardé de mettre jamais l’Etat au dessus de l’individu, contrairement à
ce que l’on croit et contrairement à ce que prétendent faire les régimes totalitaires.
Contre ces régimes et leurs dictateurs tu as d’excellentes formules, par
exemple p. 9 « Les dictatures ne se légitiment que comme un acheminement à la
restauration de l’ordre, qu’elles sont incapables d’assurer d’une manière durable ».
Tu dis très justement p. l5 : « Les cités humaines n’ont pas d’au-delà ; c’est en quoi
elles le cèdent aux individus qui en ont un, et c’est pourquoi elles n’existent, en fin
de compte, que pour lui » ; et p. 60 : « L’individu, ou plus exactement la
personnalité, est la marque propre et distinctive du règne humain... » ; p.
83 : « L’individu a sur les cités humaines le privilège d’être immortel, et, par 1à, il
les surpasse toutes, il vaut plus qu’elles toutes ».
Donc, nous sommes tout à fait d’accord sur ce point. Là où nous le
sommes moins, mais il ne s’agit peut-être que d’une différence de présentation,
c’est lorsqu’il est question de pensée réceptive et de pensée constructive ; il me
semble que tu parais bien souvent assimiler la raison humaine et l’arbitraire,
l’idéalisme objectif et l’idéalisme subjectif, le rationalisme kantien et
l’individualisme anarchique ou le libéralisme économique. Je ne suis pas séduit
comme toi par les mathématiciens réalistes qui régressent au-delà de la Critique de
la raison pure et nous ramènent à une conception de leur science dans laquelle
nous n’aurions qu’à faire l’inventaire d’une sorte de monde des essences (p. 24).
Que nos sensations canalisent notre pouvoir de construire adéquat en principe à
toutes les constructions possibles, je ne le nie pas, mais cela n’empêche pas la
forme temporelle ou spatiale de la construction de nous appartenir tout entière.
Aucune thèse qui hypostasie l’objet n’est admissible, car elle engendre les plus
1 Chez Flammarion
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LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 93
insolubles contradictions (p. 25). Si notre pensée est mesurée, non mesurante,
j’avoue ne plus comprendre ce que c’est que la pensée, ni même pouvoir me figu-
rer comment encore nous en avons une (p. 30).
Je sais bien que Rousseau a eu une certaine influence sur Kant, mais il n’y
a rien de plus opposé que les deux systèmes du contrat social et du règne des fins.
L’idée d’une volonté qui créerait le droit par un décret arbitraire et fantasque n’a
rien à voir avec les conceptions kantiennes, pas plus que le droit de vivre sa vie et
autres histoires du même genre. Je ne puis accepter une assimilation même
lointaine entre Kant, d’un côté, Bentham et Mill de l’autre, pas plus que je ne puis
voir en lui un théoricien du libéralisme économique et de ses excès « exploitation
d’autrui sous le voile du contrat » (p. 68), alors que son principe fondamental est
que la personne humaine ne doit jamais être prise uniquement comme moyen.
Mon avis est que ton ouvrage rendra certainement de grands services, mais
qu’il faudrait plutôt annexer le kantisme que le combattre, étant donné qu’il peut
être un auxiliaire précieux et que ses méthodes ne conduisent pas du tout
nécessairement à certaines de tes conclusions, en apparence au moins, négatives.
Tu fais allusion, à propos de 1’individualisme, à l’obligation de partage
égal en matière de bien rural. Tu seras peut-être intéressé par le fait que, dès 1927,
après avoir réfléchi sur l’exode des campagnes, j’ai cherché et trouvé une solution
pratique pour retenir les fils des paysans à la terre. Je m’étais dit qu’on devait
trouver du problème une formule simple comme l’avait été celle des caisses de
compensation. Je la proposai à la fédération du Rhône du P.D.P.2 sous le nom de
carnet de travail. Elle fut adoptée à l’unanimité par cette fédération, puis par la
commission rurale du parti et par le Conseil national ; enfin, on me demanda de
rédiger une proposition de loi (exposé des motifs et texte) qui fut déposée au
Parlement. Je croyais l’affaire enterrée. Or voilà qu’elle revient sur l’eau3, que le
projet est repris à la Chambre où il a pour rapporteur Martel, que les chambres
d’agriculture l’adoptent l’une après l’autre et que beaucoup en sont si enchantés
dans les milieux ruraux qu’ils croient de bonne foi l’avoir inventé, ce qui me force
à en revendiquer la paternité. J’ai demandé quelques exemplaires du texte ; je
pense qu’on pourra me les procurer, et je t’en enverrai un.
2 Parti Démocrate Populaire
3 Voici comment, l’année précédente, P.L.R. présentait ce projet à C.Bouglé (2 février
1937) : « J’ai… examiné différentes questions de caractère économique ou social,
notamment des questions agraires. J’ai cherché un moyen facile de retenir les jeunes
paysans à la terre et j’ai mis sur pied un projet intitulé « carnet de travail » qui a même été
déposé au Parlement. Dans l’élaboration de ce projet, j’ai tenu compte des différents
facteurs, psychologiques, économiques, techniques, qu’on doit toujours à mon avis prendre
en considération quand on traite un problème social. J’ai également utilisé certaines
ressources accidentelles de caractère administratif que des situations particulières mettaient
à ma disposition… »
PIERRE LACHIEZE-REY
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Á Rémy Collin
Cher Monsieur,
J’ai reçu votre ouvrage : Réflexions sur le Psychisme1, et je vous remercie
de cet envoi qui m’a fait le plus grand plaisir. J’ai lu ce travail avec beaucoup
d’intérêt, et j’y ai retrouvé cette clarté et cette précision que l’on remarque dans
toute votre œuvre, qualités qui n’appartiennent qu’à ceux qui sont en pleine
possession des questions qu’ils traitent. Je crois que votre exposé sera très utile aux
philosophes, non seulement dans le domaine biologique, mais encore dans celui
des théories de la matière en général. La manière dont vous avez condensé les
principales acquisitions de la science sur ces deux séries de problèmes m’a paru
fort heureuse.
Très importante me paraît également la distinction que vous avez faite
entre deux sortes de déterminisme. Ce terme est employé constamment dans un
sens équivoque ; en particulier, on croit qu’il y a déterminisme toutes les fois qu’il
y a prévision ou même simplement intelligibilité ; ainsi, on dit que l’homme est
soumis au déterminisme, sous prétexte que, si on connaissait son caractère, on
pourrait prévoir ses actions ; on oublie que le caractère est une idée directrice, une
production spirituelle, un fruit de la spontanéité, non un composé qu’on pourrait
ramener à un certain nombre de facteurs affectés de coefficients déterminés et dont
1a combinaison permettrait de le construire. En insistant sur l’intérêt de l’individu
comme centre déterminant de convergence, vous mettez en lumière une coupure du
même genre entre le domaine de la matière brute et celui de la vie.
Les réserves que je ferais concernent la partie proprement philosophique.
Naturellement, je ne puis vous les exposer en détail, les motiver solidement en
quelques lignes et remonter aux principes. Tout d’abord, je ne comprends pas ce
que peut bien signifier le mot « psychisme » là où il n’y a plus de conscience ; cet
en soi qui n’est plus un pour soi, mais qui agit cependant comme un pour soi peut
être un instrument imaginatif utilisable de représentation analogique, mais on ne
saurait lui conférer une réalité sans se heurter, je crois, à une contradiction
intrinsèque radicale. Le point de vue réaliste qui domine le chapitre II de votre
troisième partie ne sera pas, me semble-t-il, accepté par beaucoup de philosophes,
en dehors de ceux qui représentent la tradition scolastique ; hypostasier le monde
sensible, traiter l’objet comme une chose, je ne puis absolument pas l’admettre
après les preuves décisives apportées en sens contraire par la philosophie kantienne
et d’ailleurs confirmées par toute la théorie de la connaissance. J’en dirai autant de
l’empirisme qui domine le même chapitre et qui, d’ailleurs, ainsi que la chose a été
fréquemment mise en lumière dans l’histoire de la philosophie, est très étroitement
associé au réalisme correspondant. Enfin la doctrine de l’acte et de la puissance,
aussi bien que la théorie d’après laquelle les idées seraient des abstractions,
suppose la philosophie aristotélicienne qui n’a guère non plus, à l’heure actuelle,
de disciples que chez les scolastiques.
Mon impression très nette est que, ayant rencontré les aristotéliciens, vous
vous exprimez dans leur langage ; mais beaucoup d’autres philosophies
répondraient certainement aux faits que vous signalez dans le domaine de vos
études techniques et, en même temps, se montreraient plus acceptables pour ceux
1 Paris, Vrin, 1929
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 95
qui ne croient pas beaucoup à la « philosophia perennis ». L’union entre
philosophes et biologistes est certainement très souhaitable, et on ne saurait trop
vous féliciter d’y avoir apporté une contribution précieuse. Je formule cependant
de nouveau, et je ne suis pas le seul, la crainte que je vous avais exprimée. Si
l’union se fait entre les biologistes et des doctrinaires qui, malgré le bruit qu’on a
essayé de faire autour d’eux, ne sont que des isolés dans le courant de la pensée
philosophique, il est à craindre que le rapprochement ne constitue un éloignement,
et, au lieu de favoriser la liaison, n’arrive à la rendre plus difficile.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Armand Cuvillier à propos de son Introduction à la Sociologie
1
21 avril 1937
Mon cher ami,
J’ai pu, ces derniers temps, lire ton ouvrage sur l’Introduction à la
Sociologie. Je te félicite de ta documentation abondante, de ton érudition
impressionnante et de la clarté remarquable de ton exposition. Décidément, quand
on songe à l’effort que tu as déjà fourni pour élaborer ton manuel, on ne peut que
t’admirer sans réserves.
Du point de vue du fond, on ne saurait trop approuver l’insistance que tu
mets à affirmer qu’entre l’homme et la Nature il n’y a pas de déterminisme
unilatéral, mais une interaction, - et une interaction telle qu’un des deux termes est
une idée, une représentation, au lieu d’être un simple fait qui engendrerait en
quelque sorte à son tour mécaniquement un nouveau résultat. Tu professes en
somme, et je suis d’accord avec toi, que la société agit, non pas seulement comme
un déterminant a tergo. mais par l’intermédiaire de la représentation que l’homme
s’en fait. J’ai dit souvent de mon côté que la race, la famille et autres réalités de
caractère biologique ou social, si on devait dans une certaine mesure leur conférer
une réalité sur laquelle l’individu était appelé à réfléchir, réalité qui devait, en tant
que telle, posséder par elle-même une certaine puissance opérante, agissaient
surtout dans la mesure où elles étaient intégrées à la vie psychologique. En d’autres
termes, ce qui est efficace, c’est moins la race que l’idée de la race, c’est moins la
famille que l’idée de la famille. Je suis d’accord avec toi également pour
reconnaître le mouvement de progression provenant du dialogue qui s’institue entre
l’homme et la Nature par l’intermédiaire de la technique, celle-ci transformant le
milieu dans lequel l’homme est appelé à vivre, et la transformation de ce milieu
suscitant chez l’homme de nouveaux besoins ou de nouvelles idées. Tu attribues à
Karl Marx le mérite d’avoir insisté sur tous ces points. Ce ne sont pas là, sans
doute, des idées qui lui appartiennent en propre. En tout cas, s’il n’avait professé
que celles-là, nous pourrions être facilement d’accord.
Malheureusement, l’admission commune du schème général que je viens
d’esquisser ne suffit pas à procurer une concordance effective dans les théories
adoptées. Rien n’est encore en effet défini par là, et il s’agit de préciser la situation
fondamentale respective des termes de l’interaction, ainsi que les modalités de
cette dernière. Tu as paru admettre, avec Marx, un certain développement
autonome des idées, par exemple, une évolution vers une cohérence logique interne
dans le domaine juridique, mais quel est le rapport originaire qui existe entre ce
que M. Brunschvicg appellerait l’événement et le jugement ? Faut-il placer sur le
même plan les phénomènes du monde extérieur et les décisions de l’intelligence ?
L’idée est-elle une résultante ou une réplique ? Est-elle le produit d’une
spontanéité, d’un processus centrifuge, ou surgit-elle comme une vague qui
apparaît à un moment et disparaît à un autre ? Y a-t-il une loi intelligible de
l’apparition des idées ? Recèlent-elles un principe interne de justification ? Y a-t-il
entre elles, dans leur succession même, dans leur enrichissement, dans leur progrès
une continuité rationnelle, ou bien sommes-nous condamnés à assister à leur
remplacement les unes par les autres comme à autant d’inintelligibles coups
1 Paris, A.Colin, 1936
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 97
d’Etat ?
Un idéal ne saurait être évidemment objet de possession immédiate au sens
chronologique du mot ; l’esprit ne prend conscience de sa destinée qu’au contact
des faits, ces faits pouvant d’ailleurs être des phénomènes internes, idées ou
sentiments, des phénomènes mixtes comme des actions ou des phénomènes du
monde extérieur, - et cette prise de conscience suppose ce dialogue dont nous
parlions tout à l’heure, la représentation d’un fait, et, à plus forte raison, l’action
sur lui entraînant dans ce fait une transformation ou un enrichissement qui pose à
l’esprit une nouvelle question. Mais cela n’implique nullement l’inexistence d’un
principe invariant de transformation, d’un pouvoir judicatoire qui définit
intemporellement chacun de nous, et, au-delà de nous, d’une valeur suprême qui
constitue pour tous les individus un principe ultime d’unification. Il est
incontestable également que nous sommes automates autant qu’esprits, comme le
disait Leibniz, et que le complexe psychologique et social est toujours un
compromis entre le déterminisme mécanique et l’ordre rationnel. Mais,
précisément, la tâche préalable de toute sociologie, de toute psychologie n’est-elle
pas de discriminer les deux termes et de ne pas confondre, par exemple, la
prévision qui s’applique aux actes d’un saint avec celle qui concerne ceux d’un
sauvage ou d’un enfant ? Aussi ai-je été un peu étonné que, dans ta revue
impressionnante des sociologues, tu n’aies pas fait une place, et une place
importante, à Cournot2. Encore, dans le domaine rationnel, y aurait-il lieu de faire
une nouvelle distinction entre le rationnel proprement dit et le logique, entre le cas,
s’il existe, où l’homme détermine son propre idéal, où la valeur se pose comme un
absolu, comme le principe d’une autoréalisation, et le cas où la raison est mise au
service des penchants d’origine purement empirique qui ont leur source dans
l’expérience du plaisir et de la douleur, cas dans lesquels, pour reprendre une
expression de Kant, la raison joue seulement le rôle d’un intendant.
Naturellement, sans que je puisse entrer suffisamment dans le détail, la
méthode, et, plus exactement l’esprit de la méthode se trouverait influencé par la
solution que l’on donnera aux problèmes précédents. Nous sommes d’accord pour
dire que la science doit atteindre l’universel, l’intemporel, le typique (p. III), mais
quelle est l’essence véritable de l’objet qu’elle doit ainsi viser et comment peut-elle
y parvenir ? S’il y a de la logique, de la rationalité, disons simplement de la
spiritualité dans les comportements individuels et sociaux, on pourra saisir
immédiatement l’universel dans le singulier, comme le fait Descartes dans le
cogito, comme le fait d’une manière générale le mathématicien; une monographie
pourra être révélatrice, et la méthode comparative ne sera qu’un instrument de
contrôle. Au contraire, si les comportements en question sont irrationnels par
nature, si l’on ne peut espérer trouver en eux que des constantes dont les termes
n’ont aucune relation intelligible, la méthode comparative aura une valeur absolue
de révélation, et constituera notre seul instrument de découverte.
2 Cf dans une lettre à Souriau sur les auteurs à consulter par les candidats à l’agrégation :
Cournot et Hauriou. « Je considère que ces deux derniers ouvrages ont une valeur
exceptionnelle pour tout ce qui concerne la morale sociale et civique ».
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 98
À Paul Decoster Professeur à l’Université de Bruxelles
11 Décembre 1937
Monsieur et cher Collègue,
Je suis véritablement confus de ne pas vous avoir remercié plus tôt de votre
aimable envoi1, mais j’ai été très occupé au début de l’année scolaire par la
correction de plusieurs mémoires, et, d’autre part, je ne voulais pas vous écrire
avant de vous avoir lu avec toute l’attention que mérite votre travail.
La lecture de cette œuvre si intéressante, si riche dans son contenu et si
élégante dans sa forme malgré la difficulté du sujet, m’a tout à fait captivé. J’ai
admiré en particulier votre compétence musicale et la science avec 1aquelle vous
parlez des maîtres du domaine des sons.
Vous m’avez dit, je crois, après avoir pris connaissance de ma
communication au congrès international de philosophie, que nous avions des
préoccupations communes. C’est aussi ma conviction. Les problèmes de
1’inconditionné, des rapports de la pensée et du sujet, de l’immanence et de la
transcendance, sont les objets de nos méditations. Et l’on trouverait cette
convergence de recherche sur des points plus particuliers, par exemple quand vous
examinez les rapports du synthétisant et du synthétisé, et quand vous soulevez la
question de savoir si le second peut ou non, à un autre point de vue, être considéré
lui-même comme synthétisant, et, par conséquent, comme un acte subordonné à un
acte supérieur. J’ai signalé cette difficulté à propos de Kant, quand j’ai examiné si
l’entendement appliqué reste un entendement, et, à propos de Spinoza, quand j’ai
insisté sur le caractère ambigu du mode. Mêmes observations sur les rapports de la
conversion et de l’opinion. Ces termes, si je ne me trompe, correspondent assez
exactement, chez vous, à ceux de philosophie et de philodoxie dans le Platonisme,
et je me suis demandé, précisément à propos de l’auteur de la République, si on
devait considérer qu’il y avait chez lui une coupure complète entre ces deux
dispositions d’esprit, la sensibilité au beau devenant alors inexplicable chez le
philodoxe et l’ascension dialectique elle-même, à partir de cet impressionnisme,
devenant impossible.
Mais entrons dans l’essentiel de la doctrine. Je suis d’accord avec vous
pour admettre 1’identité de l’inconditionné avec l’acte qui, pour moi, constitue le
seul être authentique, - d’accord également pour reconnaître que, dans l’acte, on
transcende l’opposition de la contingence et de la nécessité, - d’accord encore pour
affirmer qu’un acte ne peut se traduire que par un acte et que la particularisation
comme telle, ce que, de mon côté, j’appelle souvent une incarnation, est une loi
nécessaire de l’acte qui ne peut être saisi que dans cette opération. J’ai vivement
goûté ce que vous écrivez sur le caractère elliptique de la révélation que nous
apporte toute synthèse réalisée, - sur l’opposition que vous marquez entre le
moment situé dans le temps et le moment générateur du temps (ce que j’appelle de
mon côté instant mathématique et instant dynamique), – sur le caractère relatif à
une détermination particulière qui paraît présenter toute prise de conscience de
l’unité originaire, - sur le rôle que joue l’évocation mnémonique d’une pluralité de
déterminations dans la conscience de cette unité déterminante, - sur l’absence de
1 De l’Unité métaphysique, Bruxelles, Lamertin, 1934
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 99
relation chronologique effective entre le constituant et le constitué, - sur les
rapports de la mémoire et de la position de 1a personnalité, soit en moi, soit dans
les autres, - sur la limitation de l’opposition entre l’immanence et la transcendance.
Même quand je ne souscris pas entièrement à vos thèses, j’apprécie tout
particulièrement la finesse de vos analyses.
Voici, je crois, les points sur lesquels nous trouverions des divergences
entre vos conceptions et les miennes. Je ne crois pas que l’on puisse poser une
pensée sans sujet ; dès l’instant qu’une pensée est posée comme telle, et, par suite,
comme initiative et autonomie, elle se confond pour moi avec le sujet, étant
d’ailleurs admis inversement que le sujet n’est pas une « chose en soi »
mystérieuse, mais, au contraire, simplement la pensée agissante. Je fais les mêmes
observations pour l’intériorité. Quelle différence peut-i1 exister entre la position de
l’intériorité et celle du sujet ? Mêmes observations encore pour la conscience. Vous
affirmez que les deux se distinguent; pour moi, je ne puis voir dans 1a pensée sans
conscience qu’une interprétation illégitime de faits qu’on croit ne pouvoir
comprendre autrement, exactement comme lorsque, pour coordonner les
phénomènes lumineux, on admet que la lumière est à la fois un corpuscule et une
onde, et c’est alors que j’applique rigoureusement les principes posés dans ma
communication au congrès.
A mon avis, l’unité déterminante, la totalité originaire, définit le sujet
comme tel et elle est objet de conscience immédiate dans n’importe quelle
détermination. Je ne considère donc pas comme définitive cette relativité de la
conscience à une détermination particulière dont je parlais tout à l’heure, - et
d’autre part, je n’admets à aucun titre que le principe originaire soit ici
impersonnel. Il est, au contraire, essentiellement personnel, - et, ce qui est
seulement contingent et imprévisible, c’est que l’expérience révèle ultérieurement
qu’il existe une pluralité de personnes, en second lieu, si je reconnais qu’il existe
un jugement posant, déterminant, constituant, dans lequel on peut s’installer pour
en dégager la forme générale qui est celle d’une relation entre le présent et
l’éternel, entre un constituant et un constitué (ce qui, si je vous ai bien compris,
correspond à ce que vous appelez l’immédiate médiation) je crois qu’il y a
également une autre espèce de jugement, dans laquelle le rôle du Verbe est
uniquement de traduire ou d’exprimer une relation concrète d’être à être, relation
qui n’est autre que celle de l’amour ou de l’aspiration.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 100
À Paul Decoster à propos du Règne de la Pensée
1
20 Mars 1939
Monsieur et cher Collègue,
J’ai lu avec un grand plaisir « le Règne de la Pensée », comme je l’avais
déjà fait pour « l’Unité métaphysique ».
J’ai été très intéressé par toute votre première partie où vous mettez en
lumière l’unité de la méthode et de la démarche même de la pensée. Il y a là une
série d’excellentes formules : « La forme y est identique au contenu et la lettre y
doit répondre à l’esprit : pensée novatrice et vision synthétique sont non plus en
raison inverse, mais en raison directe l’une de l’autre… Il est un romantisme
éternel qui se plie sans contrainte aux disciplines classiques… L’œuvre, l’auteur et,
au besoin, l’interprète, ne font qu’un… on ne constate pas la dénomination
intrinsèque, on la produit, on la crée. Mieux encore, elle se produit et se joue en
nous » (p. 11). Cela me fait songer à la manière dont M. Jankélévitch interprète le
bergsonisme ; mais tout le bergsonisme ne correspond pas à ce programme, et,
surtout, il tombe sous le reproche que vous lui adressez (p. 61) : « Le Bergsonisme
n’est que romantisme mâtiné d’empirisme ».
Toutefois, mon attention a été peut-être encore plus attirée par la façon
dont vous cherchez à nous montrer comment la pensée transcende le temps et toute
détermination finie. La p.51 amorce la solution du problème : « L’acte de pensée
engendre en chaque instant la pensée tout entière... La pensée se trouve à chaque
instant en présence d’une foule de pensées et connaît que, ne les ayant point
cherchées, elle eût pu cependant les produire, en sorte qu’elle se retrouve en elles
et leur confère de prime abord une signification positive, accordant à chacune un
accent original et une saveur distinctive… » - Quant à la solution elle-même, nous
la trouvons exposée p. 62-63 : « L’acte de l’esprit, gros de lui-même, à l’infini, et
qui se recrée à mesure qu’il s’affirme, est en quelque sorte par définition un acte
d’intuition… » La continuité et l’unité de la pensée naissent comme par magie
d’une action primitive qui se répand sans s’y perdre en une infinité d’actions
d’égale dignité… » Comment ne souscrirais-je pas à de telles formules quand j’ai
écrit moi-même dans les Recherches philosophiques de 1933-34 (p. 145-146) : « Il
est certain que le « je », étant le principe suprême de tous les rapports, étant
l’essence même de ces rapports dans la mesure où ils sont conçus sous une forme
dynamique, ne saurait être séparé de lui-même. Mais cette question n’existe jamais
que par suite d’une illusion. Les différentes opérations sont des actes, et ces actes
n’apparaissent comme des événements radicalement distincts que pour le pouvoir
réflexif qui les prend comme objets ou pour une conscience mutilée qui les prend
comme origines de l’activité qu’elle prétend saisir. En elles-mêmes, les opérations
sont tout autre chose que des événements et se rattachent directement au pouvoir
originaire de la pensée, sans considération de l’interruption temporelle qui, en fait,
ne 1es affecte pas intrinsèquement. Si j’ai cessé de penser et si je me remets à
penser, je revis, je reconstitue, dans son indivisibilité et en me replaçant à la source
d’où il émane, le mouvement que je prolonge.
Et, même si je ne le reproduis pas intégralement d’une manière analytique,
1 Bruxelles, Lamertin, 1938
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 101
sous forme de discours, je n’en éprouve pas moins que la partie dont j’énumère les
termes relève d’un ensemble qui appartient, comme système susceptible d’être
déployé, à l’unité dernière de la conscience. Ainsi, toutes les fois qu’il pense, le
sujet prend son point d’appui sur lui-même, il se place au-delà et en arrière de ses
diverses représentations, dans cette unité qui, principe de toute reconnaissance, n’a
pas à être reconnue, et il redevient l’absolu parce qu’il l’est éternellement…
Toute activité implique un invariant éternel et une multitude indéfinie de
réalisations. Or, comme il s’agit d’activité, l’invariant ne peut être qu’une essence
dynamique, un acte originaire, et non un objet de contemplation statique, tandis
que les réalisations, toujours et précisément parce qu’il est question d’activité,
doivent être à leur tour considérées comme des actes subordonnés. Acte originaire
et actes subordonnés se révèlent corrélativement dans une même conscience, qui
atteint ainsi l’éternel dans chacune de ses manifestations. L’éternel n’est pas
derrière nous ; il est entièrement à notre disposition à tous les moments de notre
existence et il renaît, pour ainsi dire, avec chacun de ces moments, car il est nous et
nous sommes lui. »
Voilà pour les convergences. Voici maintenant quelques indications de
divergences. La principale consiste dans le fait que déjà, dans cet ouvrage, vous
distinguez la Pensée et le sujet pensant, définissant en somme ce dernier par la
prise de conscience progressive de la première. Pour moi, au contraire, les deux
termes corrélatifs, non isolables l’un de l’autre, constituent précisément le sujet
comme tel ; pas d’opération sans loi, et pas de loi sans opération. En second lieu, je
ne serais pas disposé à accorder à la joie l’importance que vous lui attribuez. Que
la spontanéité créatrice soit accompagnée de ce sentiment, je le reconnais ; que ce
dernier puisse être appelé, comme le respect de Kant un sentiment spontanément
produit, je l’admets encore ; mais je ne pourrais lui reconnaître la valeur d’un
critère. Je craindrais de retomber dans l’empirisme. Je ne saurais l’envisager que
comme une conséquence. Qu’avons-nous besoin d’un signe quand nous sommes à
l’intérieur du signifié lui-même ? Enfin, je vous trouve bien sévère pour la Critique
de la raison pratique. Plus j’approfondis la question, plus j’admire, au contraire,
l’exactitude de la position kantienne. Il ne s’agit certainement pas ici d’une
rallonge. Kant a vu que l’impératif (entendons-le, d’ailleurs, d’une manière plus
large que lui-même) était une réalité dernière, qu’il constituait l’exigence ultime
qui définit ce que nous pouvons atteindre de plus profond, ce au delà duquel il n’y
a rien ; - et que cette exigence était déterminante d’être, qu’elle entraînait la
constitution d’un système métaphysique que nous ne pouvons rejeter sans renoncer
à l’exigence elle-même, c’est-à-dire au fond sans admettre qu’il n’y a pas de
destinée. Or, le postulat qu’il y a une destinée est l’option fondamentale. Il faut
bien qu’il y ait quelque part une telle option, sinon il n’y aurait ni moralité ni
liberté. Platon ne raisonnait pas autrement, quand il parlait de l’Idée du Bien qu’il
posait, lui aussi, comme une exigence. Les hommes, disait-il, savent tous que, sans
elle, aucun acte ne pourrait être qualifié et que l’utile humain ne saurait être défini.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 102
À Jean Delvolvé
À propos de son livre : De la matière en général et plus particulièrement de la
matière noétique1 2
11 Octobre 1939
La thèse dominante de votre livre est, en somme, celle que 1’on trouve
chez Platon dans la collaboration de la matière et de l’Idée, chez Aristote dans celle
de la forme et de la matière, et chez un grand nombre d’autres penseurs, thèse, pour
ainsi dire spontanée, naturelle, qui consiste à admettre un dualisme entre une
matière et une puissance organisatrice.
Vous déclarez d’ailleurs nettement que cette théorie est empruntée à la
conscience directe de l’artificialisme humain et que c’est à partir de là qu’elle est
ensuite utilisée pour éclairer la Nature. L’originalité de votre point de vue consiste
surtout dans le fait que vous envisagez la matière sous une forme tout à fait
spirituelle, ou, si vous préférez, intellectuelle, et cela pour deux raisons
différentes : d’abord cette matière vous apparaît, semble-t-il, comme un mode de
représentation, et non point comme une réalité proprement dite; elle est la
traduction dans notre esprit d’une action qui nous échappe. En second lieu, la
matière en question, qui se ramène à un réseau de déterminations idéales, constitue
le cadre de l’action d’un principe qui, par lui-même, serait susceptible d’agir à
l’infini, mais qui se trouve canalisé par ce réseau.
La thèse ainsi exposée est développée sur les plans successifs de la
physique, de la biologie et de la sociologie. Sur ce thème fondamental viennent
broder des thèmes secondaires, par exemple l’introduction, à partir du domaine
biologique, d’une matière qualifiée de para ; c’est celle qui constitue comme une
sécrétion, comme une production externe, telle la cellule de l’abeille, telle la
matière sociale sous toutes ses formes dans l’humanité.
Les positions ainsi indiquées appellent les observations suivantes :
a) La matière est considérée comme quelque chose d’idéal et, en somme, comme
un mode de représentation. Mais alors se présente la question de savoir quels
sont les éléments constitutifs de ce mode de représentation et quelle en est
l’origine. C’est là un des éléments essentiels du problème critique.
b) Puisque cette matière est le mode de représentation d’une action inconnue,
encore faut-il que cette action se traduise par un effet qui, en lui-même,
demeure inconnu. Mais alors quel est cet effet ?
c) Dès lors, n’existe-t-il pas une certaine confusion dans la conception de la
matière ? Tantôt celle-ci est considérée comme le phénomène de l’action, au
sens kantien du mot, c’est-à-dire comme la manière dont la chose nous
apparaît. Le phénomène est donc une représentation. Tantôt, au contraire, la
matière est regardée comme un naturé relativement à un naturant, c’est-à-dire
qu’elle a la consistance d’un dérivé relativement à un dérivant.
1 Boivin
2 Indication manuscrite de P.Lachièze-Rey, mentionnée sur le double : « cette lettre n’est
pas textuelle ».
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 103
d) Quel effet peut-on attribuer à la cause inconnue ? Nous venons de voir que cet
effet, considéré sous la forme précédente, était inaccessible, et nous ne
pouvons en aucune manière ni en poser réellement l’existence ni en déterminer
la nature. Mais en revanche, il y a un effet dont nous sommes certains, c’est la
sensation. Et, conformément au kantisme, la matière devient notre mode de
représentation de la Setzung (position) de la sensation en nous, ce que Kant
appelle le phénomène d’un phénomène.
e) Il est parfaitement vrai que, si nous voulons nous représenter l’action que nous
sommes obligés de supposer corrélative aux effets, nous sommes tenus de le
faire par analogie avec ce qui se passe en nous. Mais alors il nous faut
introduire dans cette action les conditions de l’intériorité et de la conscience.
Nous ne pouvons en aucune manière nous permettre, après avoir posé au
sommet l’ensemble des conditions de l’intériorité consciencielle, d’opérer par
dégradation, de faire évanouir la lumière et d’introduire une activité sans
conscience qui resterait cependant un organisateur plastique.
f) Il importe de remarquer qu’il y a effectivement deux plans d’activité, un plan
idéal et phénoménal du comme si - (et, dans le domaine de la perception,
comme dans celui de la science, c’est la matière, au sens où vous l’entendez,
qui sert de cause et qui est traitée comme telle parce que, effectivement, l’objet
matériel a été précisément construit par nous pour remplir ce rôle). Le second
plan appartient à l’ontologie, mais alors l’activité reste, pour le moment, un X
inconnu.
g) Si nous maintenons les conditions qui sont nécessaires à l’intériorité
consciencielle, nous ne pouvons admettre qu’une cause supérieure à la
conscience humaine.
h) L’organisateur humain peut être envisagé comme immanent parce que,
précisément, la matière, ici, est purement idéale ; mais, si nous adoptons votre
position, nous arrivons aux résultats suivants : - ou bien nous maintenons une
idéalité à la matière et alors elle n’est qu’un mode de représentation humain
qui correspond uniquement à un mode d’action inconnu ; - ou bien la matière
existante est ce qui correspond à cette matière idéale et on ne peut admettre une
immanence de la cause première à une telle matière. Nous exprimerons cela en
répétant ce que nous avons dit ailleurs : Dieu est cause de nos sensations, mais
il ne nous apparaît pas sous la forme de nos sensations.
i) En fonction des observations précédentes, nous considérons qu’on ne saurait
admettre qu’une doctrine monadique.
j) Mais que de cette doctrine monadique doit être rigoureusement exclu le
principe : omnia quanquam diversis gradibus animata sunt.
k) Si la matière n’est qu’un mode de représentation, il va de soi que nous ne
saurions jamais communier qu’avec nous-mêmes. Nous ne pouvons que
répéter, à propos de votre ouvrage, ce que nous avons déjà dit à propos de ceux
de Bergson et de Blondel : toute prétention de communier avec les forces
mêmes opérantes relève, à notre avis, d’un illusionnisme romantique.
Les observations sur l’organisateur biologique sont particulièrement
intéressantes, mais je souscrirais difficilement aux considérations qui tendent à
conclure en faveur d’un optimisme cosmique. Quant au terme de
« représentation », n’est-il pas employé par vous successivement pour désigner de
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 104
simples notes constatées du dehors ou des aptitudes supposées dans un sujet
représenté, - et des représentations effectives conscientes dans le sujet même qui en
est le siège ?
La dernière partie du livre renferme des idées pénétrantes et finement
présentées sur le rôle des différentes matières sociales dans les domaines de la
technique pratique, des institutions, de l’art et de la religion.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Joseph Dopp
À propos d’un compte-rendu à paraître dans la Revue Néo-scolastique1
Cher Monsieur,
Si je vous ai envoyé le recueil de mes conférences sur le Moi, le Monde et
Dieu, c’est que j’avais particulièrement apprécié le compte-rendu que vous aviez
fait de mon Idéalisme kantien. J’avais admiré la précision de votre analyse et
l’exactitude avec laquelle vous aviez su, en ces quelques lignes, aller directement à
ce qu’il y avait d’essentiel dans mon travail. Je vous remercie vivement de vouloir
bien présenter l’ensemble de mes idées aux lecteurs de la Revue Néo-scolastique et
je vous suis reconnaissant d’avoir consacré à rédiger ces pages un temps qui doit
être précieux.
Je ne vois rien à rectifier dans votre interprétation qui, d’un bout à l’autre,
est parfaitement juste. Je vous signalerai seulement (p. 7) que je n’ai pas envisagé
la question de la construction des odeurs, des saveurs et des sons, etc... mais la
construction d’objets correspondant à ces sensations. De plus, l’examen de ce qui
se passerait si notre vision normale était portée à l’échelle de la vision microsco-
pique constitue non pas une illustration de la thèse précédente, mais un argument
nouveau, de telle sorte que la traduction de ma pensée voudrait : « Qu’on imagine
d’autre part… » -et non « Qu’on imagine, par exemple… ».
Je suis très heureux que vous ayez formulé quelques objections qui
permettent de mieux situer les positions respectives de votre philosophie et de la
mienne. Il ne peut en résulter qu’une compréhension réciproque plus complète, et
l’importance des points de convergence en est, par ailleurs, beaucoup mieux mise
en lumière.
Votre critique principale vise, il me semble, les arguments que j’ai
développés contre le réalisme. Vous considérez qu’ils n’atteignent celui-ci que
sous sa forme matérialiste, et qu’ils supposent une métaphysique de caractère
conceptualiste. Si je comprends bien l’objection, elle consiste à soutenir que les
antinomies signalées n’existent que relativement à nos modes de représentation des
choses, mais non relativement à ces choses elles-mêmes. C’était déjà la thèse que
soutenait Spinoza contre les arguments de Zénon, et c’est également la thèse
bergsonienne. Les savants d’inspiration réaliste prétendent également que l’onde et
le corpuscule ne sont que des expressions d’une réalité plus profonde constituant la
nature de la lumière. Mais j’avoue ne pas pouvoir souscrire à cette théorie, parce
que le réalisme me paraît nécessairement enfermé dans un dilemme : ou nous
hypostasions le représenté de nos concepts en doublant pour ainsi dire ces derniers,
-et c’est contre cette forme de réalisme que sont dirigés mes premiers arguments,
lesquels n’ont rien de bien nouveau, ou nous admettons qu’à nos sensations et à
nos concepts correspondent des choses qui en diffèrent; mais alors que peuvent être
ces choses, et que pouvons-nous en affirmer ? Au point de vue purement pratique
de la constitution de l’expérience, elles sont tout simplement un X de référence,
qu’il s’agit de déterminer de la manière la plus efficace pour la coordination de nos
sensations; mais, au point de vue métaphysique de la réalité absolue, nous sommes
en droit de nous demander à quelles conditions un réel est possible. Or, il me paraît
évident, à la fois sur le terrain de la théorie de la connaissance et sur celui de
1 Revue Néoscolastique de Philosophie, nov. 1935
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 106
l’ontologie, qu’on ne saurait poser un en soi qui ne serait pas un pour soi ;
autrement dit, je considère la conscience comme la condition transcendantale de
l’Etre, et je ne vois pas comment on pourrait faire autrement. J’ai dit un mot sur la
question au bas de la p. 71 (tirage à part). Cette nécessité de la conscience a été
nettement aperçue par Leibniz, et elle est la raison d’être du monadisme. Mais,
comme je l’ai également écrit p. 47, je ne saurais souscrire au principe : omnia,
quanquam diversis gradibus, animata sunt. Cette idée d’une dégradation de la
conscience, dans laquelle les conditions intrinsèques de cette dernière ne sont point
prises en considération, dans laquelle on oublie de tenir compte de la
complémentarité nécessaire des différents facteurs de la pensée pour qu’elle soit
une pensée, me paraît être à rejeter. C’est pourquoi je refuse à l’animal non
seulement la raison, mais même la sensation. C’est pourquoi également je ne
saurais me rallier à la théorie de l’analogie que vous invoquez dans les dernières
pages, et qui me paraît se rapprocher beaucoup de la conception de Leibniz, au
moins dans son esprit. Il est bien entendu, d’ailleurs, que ce rejet ne s’applique
qu’à un usage de la théorie dans un sens descendant, en tant qu’elle prétendrait
nous faire pénétrer dans le domaine de la matière et de la vie.
Vous faites allusion p. 2 à mon interprétation du Platonisme. Cette
interprétation sera développée dans un article sur la conception platonicienne de
l’Idée qui paraîtra prochainement.
P. 3 Vous écrivez : « Cette thèse étant, dans sa partie négative.... » ; je
réponds que la forme structurale de distribution et d’organisation, telle qu’elle
apparaît comme immanente à ces opérations, ne peut être référée au moi
constructeur. L’espace et le temps, par exemple, sont-ils également des milieux de
l’opération divine et ce qu’on pourrait appeler les cadres spirituels de la création,
comme Leibniz semble l’avoir parfois admis et comme Descartes l’affirme dans les
Principes ? Il nous est loisible de le supposer - sauf discussion -, mais nous ne
saurions en fournir aucune preuve décisive.
P. 4-5. Mes souvenirs de Saint Thomas sont peut-être inexacts, mais il me
paraît que, si je suis ici très proche de l’inspiration d’un auteur sacré, c’est bien
plutôt à Saint Augustin qu’il faut songer.
P. 5 « Il semble dès lors qu’il y a à l’autonomie du sujet des limites qu’on
ne peut perdre de vue ». - Autonomie ne veut pas dire arbitraire; le sujet est, au
contraire, à mon avis, un système structural posant. M. Brunschvicg reconnaît lui-
même qu’il y a des invariants, et que le nier en s’appuyant sur des variations
secondaires, c’est prétendre que, sous prétexte qu’on peut voir encore en enlevant
ses lunettes, on pourrait encore voir sans le secours de ses yeux. Or, j’admets
beaucoup moins de variations progressives de l’esprit que M. Brunschvicg. Ce
n’est pas moi qui verrais dans les géométries non euclidiennes une condamnation
du kantisme et une preuve que l’espace euclidien n’appartient pas au domaine des
puissances originaires de l’esprit humain. Se poser dans le temps, se poser même
comme passif est une loi du sujet entre plusieurs autres. J’ai fait un cours entier sur
« l’autoposition du moi passif ». Vous trouverez une brève indication de mes
conceptions sur ce point dans l’Idéalisme kantien p. 163-179 et p. 206-207.
P. 6 « Nous croyons cependant que l’auteur... » Vous avez très exactement
interprété ma pensée. Je ferai seulement cette réserve que la construction de notre
univers spatio-temporel est un éternel possible, une réalité positive. Je ne souscris
pas aux affirmations d’un petit livre qui m’a été envoyé récemment, et dans lequel
l’auteur prétend que 1’éternité entraînera la suppression de la mémoire et celle de
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 107
la représentation des événements que nous aurons vécus dans le temps.
P. 7 « Dont on ne peut pas dire qu’elle soit le fait de l’esprit pur... » Oui, si
par « esprit pur » on entend le moi. Non, si sous ce terme on suppose également
Dieu. Sur la manière dont il faut, à mon avis, concevoir la motricité sans
l’intermédiaire d’une « chose en soi » et non « pour soi » qui s’appellerait le corps,
j’ai esquissé une réponse dans les Recherches Philosophiques p. 133 (note).
P. 8 « L’antinomie et.... » Sans doute cette antinomie est-elle très
importante. Mais ce n’est pas elle qui joue, pour moi, un rôle déterminant dans
l’admission de l’idéalisme. Cette admission me paraît être suffisamment motivée
par ailleurs et en est indépendante.
P. 9 « Idée de la science » C’est à Platon que j’ai référé cette expression,
non à Kant (p. 53 en haut).
P. 13 « Cette argumentation un peu elliptique… » Le théisme ne peut faire
que le sujet ne soit pas un sujet; il ne peut affirmer le sujet en le dépouillant de ses
caractères essentiels. D’ailleurs, s’il agissait autrement, il ouvrirait les voies au
panthéisme (p. 69 note).
P. 18 Ce que vous appelez « esquisse d’une philosophie de la religion » est
destiné simplement à mettre en lumière l’accord de la révélation historique avec les
exigences d’une judication rationnelle, d’une reconnaissance d’initiative interne sur
la valeur même de cette révélation.
J’ajouterai aux observations précédentes que l’article des Recherches
philosophiques, comme l’opuscule sur Le Moi, le Monde et Dieu ne font
qu’exposer des thèses sous une forme très générale, et qu’il y aurait lieu de
poursuivre l’application de ces dernières pour en montrer la fécondité sur des
exemples particuliers. C’est ainsi, par exemple, que j’ai consacré un cours entier à
l’étude de l’activité spirituelle dans la sensation et dans la perception, spécialement
dans la localisation. Je ne sais encore si ni quand je ferai paraître ce cours qui fait
évidemment partie d’un édifice d’ensemble.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 108
À Joseph Dopp
Louvain
Décembre 1937
Monsieur,
Je vous remercie de votre élogieuse appréciation2. Vous savez que j’attache
toujours le plus grand prix à votre opinion et que je n’oublie pas, en particulier, ce
compte-rendu si pénétrant de l’Idéalisme kantien qui fut le point de départ de notre
échange de correspondance, et je vous sais gré d’avoir présenté si favorablement à
vos lecteurs Le Moi, le Monde et Dieu3. Je regrette de n’avoir échangé que
quelques mots avec vous pendant le congrès international de philosophie, mais j’ai
été immobilisé presque constamment par la présidence de section, tandis qu’aux
temps libres j’étais accaparé par trois de mes enfants qui m’avaient accompagné
pour visiter la capitale et l’exposition.
Je recevrai volontiers votre tirage à part, qui me donnera sans doute le
plaisir d’avoir de vous une nouvelle dédicace. J’ai d’ailleurs déjà lu avec beaucoup
d’intérêt votre compte-rendu dans la Revue Néo-scolastique à laquelle je suis
abonné. Ne vous excusez pas de ne point avoir parlé de ma communication. Elle
portait sur une question de caractère assez particulier. J’avais cru, en effet, que
toute communication devait se rattacher plus ou moins directement au
cartésianisme. Si j’avais su qu’il pouvait en être autrement, j’aurais sans doute
choisi un sujet plus apte à mettre en lumière mon attitude philosophique.
Je suis très sensible à la demande que vous m’adressez une seconde fois de
collaborer à la Revue dont vous avez le secrétariat. Je trouve cette revue très bien
faite ; ses études critiques, ses chroniques et son répertoire bibliographique sont
remarquables, En les lisant, on est immédiatement mis au courant des orientations
philosophiques les plus diverses dans l’espace et dans le temps. C’est vous dire
que, si l’occasion s’en présente, je répondrai volontiers à votre invitation.
Je viens de publier, dans la Revue des Cours et Conférences, quatorze
articles sur Les idées morales, sociales politiques de Platon. En attendant qu’ils
paraissent en volume, je compte demander un tirage à part de la conclusion, et je
me ferai un plaisir de vous l’adresser.
Je réponds maintenant aux observations contenues dans votre lettre.
Voyant sans doute en moi un idéaliste impénitent, vous avez cru apercevoir dans
une étude sur le cercle cartésien un écho de mes tendances fondamentales.
Cependant, je ne crois pas les y avoir manifestées, et j’ai bien eu l’intention de
faire œuvre purement historique. En ce qui concerne, en particulier, l’argument
ontologique, vous semblez considérer que j’ai voulu substituer à cet argument une
preuve qui s’inspirerait des principes de ma philosophie. Vous m’écrivez en effet :
« Je vous avoue que je vous suis mal dans la démonstration de Dieu que vous
esquissez en remplacement de la traditionnelle preuve ontologique. Plus
exactement, je ne vois pas qu’il faille nécessairement faire appel à l’intermédiaire
de la « puissance de réalisation ». Vous admettez que nous atteignons, par
2 Cf une lettre de Joseph Dopp du 29 décembre 1939 remerciant P.Lachièze-Rey de son
étude sur le cercle cartésien 3 Cf Revue néoscolastique de Philosophie. Novembre 1935
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 109
réflexion, le monde des puissances créatrices. Mais à l’intérieur de ce monde-là,
vous avez à appliquer un principe de hiérarchie, ou un principe de « pureté », assez
analogue à celui qui vous permet de reconnaître les divers degrés de « réalité »
dans les idées. Sans pareil principe, il vous serait interdit de transcender la
puissance de réalisation limitée qui vous est propre, ou qui vous est directement
accessible. En définitive, c’est donc ce principe de hiérarchie qui est le moyen
dialectique essentiel. Je ne vois pas pourquoi il est valable dans l’ordre de la
réflexion sur les activités constituantes, alors qu’i1 ne le serait pas dans l’ordre
objectif. Je persiste au contraire à penser qu’il est valable également dans l’ordre
réflexif, parce qu’il est trouvé vrai d’abord dans l’ordre objectif. C’est évidemment
l’éternelle option entre la pensée réflexive qui définit votre idéalisme et la pensée
objective qui commande mon réalisme. Je ne connais personne qui l’ait mieux
précisée que M. Forest dans son Consentement à l’Etre ».
Ces lignes visent sans doute les pages 219-220 de l’article. Or, dans les
pages en question, j’ai simplement voulu dire ceci : Descartes a posé que dans les
idées claires et distinctes de mode et de substance était impliqué un certain mode
d’existence possible : l’existence in se ou l’existence in alio. Mais, d’autre part,
d’après sa philosophie même, cette possibilité est une impossibilité, tant que l’on
n’a pas fait intervenir l’idée de Dieu. En effet, pour l’auteur des Méditations,
substance et mode ne sont pas seulement, comme pour Kant, des facteurs idéaux
qui entrent dans la constitution du monde des phénomènes, facteurs dont la
possibilité et même la nécessité éternelles seraient fondées et suffisamment fondées
dans la structure de l’esprit humain; et, d’autre part, cependant, ni substance ni
mode ne peuvent eux-mêmes se faire exister, excepté quand il s’agit de Dieu.
D’après le système même de Descartes, leur possibilité demeure donc, tant que
Dieu n’est pas intervenu, une impossibilité, et toutes les idées claires et distinctes
seraient, par suite de cette contradiction manifeste, frappées de suspicion et même
atteintes de caducité radicale, si l’idée de Dieu, comme idée d’un être qui possède
le pouvoir de se faire exister, ne venait supprimer la difficulté. Autrement dit:
possibilité d’exister d’une certaine manière n’a de sens que relativement à un
pouvoir effectif d’exister d’une certaine manière ou par soi-même ou par autrui. En
l’absence d’un tel pouvoir, cette possibilité ne peut plus avoir aucun sens. C’est
seulement grâce à l’idée de Dieu que nous pouvons donner une signification
acceptable à nos autres idées. Je ne vois pas qu’il y ait dans cet exposé une trace
quelconque d’idéalisme, et, en tout cas, je n’ai voulu en aucune façon me substituer
à Descartes.
En quittant maintenant le terrain du cartésianisme pour celui de la
philosophie générale, je ne crois pas non plus mériter le reproche que vous
m’adressez. J’admets parfaitement un ordre hiérarchique de caractère objectif, et je
ne crois pas avoir rien écrit en sens contraire. Mais ce que je rejette
essentiellement, c’est l’admission d’un « en soi » qui ne serait pas un « pour soi »,
d’une « chose » qui ne serait pas un « esprit », c’est le fait d’hypostasier le monde
sensible, celui de poser comme sujet ce qui ne peut avoir les caractéristiques d’un
sujet. Ma communication au congrès de philosophie rejoint ainsi Le Moi, le Monde
et Dieu, en se plaçant à un point de vue différent.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 110
À l’Abbé Emériau
Professeur au Grand Séminaire de Rodez
Lyon
6 Juin 1939
Monsieur l’Abbé,
Je réponds avec plaisir aux questions que vous me posez dans votre lettre :
Est-ce que je diffère du réaliste quand il s’agit de Dieu et de l’ordre divin ?
Réponse négative. — Le transfert analogique dont il est question p. 71 et
sq. dans le Moi, le Monde et Dieu n’est pas une opération constructive aboutissant
à poser un objet de caractère purement idéal subordonné au sujet posant et n’ayant
d’existence que par lui. Il aboutit à une affirmation de réalité effective. Il est
légitime dans tous les domaines où il s’agit d’esprits, c’est-à-dire d’en soi qui sont
pour soi. J’estime simplement pour ma part que, au dessous de l’homme, quand il
s’agit de l’animal, ce transfert n’est pas légitime, parce que les conditions de la
conscience, qui est un système de fonctions complémentaires, ne me paraissent pas
exister chez l’animal.
Je ferai seulement l’objection suivante : ce réalisme ne saurait nous
ramener à celui qui consisterait à faire de l’homme ou de Dieu une chose qui
pense. Le terme chose doit être supprimé au profit du terme acte ou de tout autre
semblable. Il faut considérer la réalité spirituelle comme un déterminant, un posant,
une loi qui est une force ou une force qui est une loi. Toute la psychologie
contemporaine (Burloud, Madinier, école de Würzbourg, etc...) en vient d’ailleurs
là.
Deuxième question : la manière dont la contingence de notre esprit nous
oblige à la dépasser coïncide-t-elle avec celle qu’utilise le réaliste ?
Pour vous répondre avec sécurité, il me faudrait connaître avec précision
ce que vous entendez par cette dernière manière. Les arguments que je développe
sont surtout les suivants : -a) L’univers que nous construisons et auquel nous som-
mes ordonnés comme puissance constituante n’a rien de nécessaire (contre
Malebranche, par exemple). -b) Il y a en nous des phénomènes dont nous ne
sommes pas l’origine (sensations) et qui sont des conséquences sans prémisses.
Donc nous ne sommes pas seuls. -c) Ces sensations qui ne viennent pas de nous
s’accordent cependant, dans la manière dont elles se présentent, avec nos exigences
de construction ; ce qui est une harmonie préétablie conduisant à l’admission d’un
principe commun qui est une Pensée. -d) D’autre part, certaines de ces sensations
nous amènent à admettre d’autres esprits dont l’expérience me prouve qu’ils cons-
truisent des mondes symétriques au nôtre, d’où une seconde fois introduction
nécessaire d’une harmonie préétablie qui conduit également une seconde fois à une
Pensée originaire. -e) Enfin, si, sous les divers aspects précédents, Dieu n’est en
somme que l’horloger d’un monde de monades, ce qui me permet d’éviter tout
danger de panthéisme, il apparaît également, à un point de vue différent, comme
objet impliqué par l’âme humaine en tant que puissance orientée, et surtout (ce que
je n’ai pas développé dans le Moi, le Monde et Dieu, mais ce que j’exposerai
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 111
prochainement dans un livre1) comme affirmé par une exigence judicatoire ultime,
l’homme ne pouvant admettre que le monde et la vie n’ont de signification que s’il
existe, en dernière analyse, un être dont l’essence justifie l’existence (en entendant
cette justification dans 1’ordre de la valeur et non pas simplement dans l’ordre du
plein métaphysique, comme on le fait trop souvent).
1 Ce livre n’a pas été publié. Il s’agit probablement d’un ouvrage sur le panthéisme qui lui
avait été demandé par Delacroix et auquel il fait allusion dans une lettre à Lavelle du 10
février 1939 (n° 48)
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Monsieur Falcucci1
23 janvier 1940
Monsieur et cher collègue,
Je vous avais dit que je vous écrirais le plus tôt possible pour vous
communiquer les observations que m’auraient suggérées vos si importantes et
intéressantes thèses. Je viens maintenant m’acquitter de cette promesse.
J’ai lu avec grand plaisir votre étude sur Pascal. Je ne me prononcerai pas
évidemment sur la question de la rétractation, car je ne puis me reporter aux
documents qui me permettraient de me faire une idée précise ; je laisse de côté
également certains problèmes relatifs à la grâce que, d’ailleurs, vous ne vous
proposez pas précisément d’aborder, et qui font l’objet de la thèse de mon ami
Laporte sur Arnauld. Mais j’ai été beaucoup frappé de l’unité que vous mettez en
lumière dans la pensée de Pascal en prenant pour idée directrice la position
médiane de l’homme dans l’Univers ; j’ai remarqué également combien vous avez
heureusement souligné chez votre auteur le souci de « la légitime et nécessaire
alliance de la théorie avec l’art ». Cette remarque établit une liaison fort
intéressante entre votre grande et votre petite thèse, puisqu’en somme il s’agit
toujours de ce mouvement de va-et-vient entre la loi et le fait sur lequel vous
insistez dans votre travail principal. J’ai noté enfin, instruit par votre exposé,
combien l’attitude de l’auteur de la lettre à Fermat ressemblait à celle de Platon, de
Descartes et de Kant. Tous les quatre en effet considèrent que les mathématiques
ne seraient qu’ « un jeu stérile », si l’on se bornait à leur seule étude et si on les
prenait comme des fins en soi. Quant au fond de jansénisme qui serait la
caractéristique du tempérament de Pascal, je formulerai peut-être quelques
réserves. Sans doute, l’auteur des Pensées appartient-il à la catégorie de Chrétiens
qui considèrent la vie sous l’aspect du tragique quotidien et de l’austérité radicale,
mais il s’agit là d’une nuance qui n’est pas spécialement janséniste. Il en est de
même de la notion de conversion telle que vous l’envisagez. Il n’est pas douteux
que tous les catholiques sans distinction admettront que, dans la marche
ascensionnelle de la pensée, il doit se produire à un moment une inversion de
mouvement. L’homme reconnaît son impuissance à se réaliser intégralement dans
sa pensée et dans son action, et, comme il a été amené à poser un Dieu personnel
possédant toutes les perfections, au premier rang desquelles se trouve l’amour, il
est tout à fait logique et nécessaire qu’il fasse appel de la part de Dieu à ce secours
supérieur. C’est là l’essentiel de mes dernières conclusions dans le Moi, le Monde
et Dieu ; c’est l’essentiel également de la philosophie de M. Blondel. Or, ni Mr
Blondel ni moi ne sommes jansénistes, et l’auteur de l’Action a précisément écrit
un article qui m’a beaucoup frappé sur l’antijansénisme de Pascal.
Je passe à votre étude sur l’humanisme2 et je suis très heureux de pouvoir
vous dire que je suis d’accord avec vous sur la presque totalité des points3. Ce que
vous écrivez sur la constitution de la section A selon la réforme de 1902 est
1 Brouillon
2 L’humanisme dans l’enseignement secondaire en France. Paris, Didier 1939
3 Pierre Lachièze-Rey s’est beaucoup intéressé à la question de la réforme de
l’enseignement ; partisan convaincu de l’équilibre nécessaire entre l’étude des sciences et
des langues anciennes, il écrivit une lettre dans ce sens à l’occasion d’une enquête
journalistique.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 113
totalement juste. C’était uniquement une section préparatoire au professorat. En
dehors de ceux qui se destinaient à l’enseignement, aucun élève remarquable
pouvant bénéficier de l’enseignement du grec ne s’y faisait inscrire ; personne ne
voulait en effet, quand il se sentait capable d’aborder les grandes écoles
scientifiques, se fermer la porte de ces dernières par une insuffisance de
préparation mathématique ; l’égalité scientifique, dont je suis un ferme partisan, a
sauvé le grec.
Tout à fait pénétrantes sont vos remarques sur la difficulté beaucoup plus
grande que présente l’enseignement scientifique, comparativement à 1’humanisme
classique. J’ai interrogé une fois une vingtaine de candidats au baccalauréat de
Mathématiques sur le postulatum d’Euclide ; la presque totalité confondait ce
postulatum avec la définition des parallèles. La vérité est qu’une infime minorité
d’élèves des classes de science réfléchit sur la science ; aux yeux de la plupart une
telle réflexion n’est que fantaisie sans aucun intérêt pratique.
Il est parfaitement vrai que « ce n’est pas le latin en soi qui est éducatif,
mais les opérations intellectuelles faites à l’occasion du latin, que la culture
consiste essentiellement dans ce mouvement de va-et-vient entre la synthèse et
l’analyse, l’exemple et la loi, - que la formation classique développe des attitudes
mentales communes ». Rien n’est plus exact que vos remarques sur la juxtaposition
et sur la compénétration des disciplines ; vous avez exprimé là des idées très
profondes avec un rare bonheur. Une simple petite remarque en passant ; je trouve
que vous concevez peut-être le va-et-vient sous une forme trop élevée pour
beaucoup. Je ne vous dis pas qu’il ne soit fort utile de rapprocher Racine et Virgile,
mais, pour ma part, je serais éventuellement plus modeste ; le travail qui consiste à
confronter une phrase latine, plus encore une phrase grecque, et une phrase
française dans le thème ou dans la version en faisant un effort progressif pour
ajuster l’une à l’autre me semble déjà avoir une valeur de gymnastique éducative
dont je serais bien près de me contenter.
Je souscris encore à vos observations sur la discrimination entre ce qui
disparaît et ce qui demeure, ce qui demeure devant être considéré comme ce qui
forme l’esprit. Cette discrimination est indispensable. Comme vous le faites
observer, la question du surmenage y est étroitement liée. L’égalité scientifique est
incriminée à tort, et vous l’indiquez d’une manière discrète. En réalité, nous
sommes submergés par l’érudition pure, par la nomenclature, et aussi par les
préjugés sur ce qu’on peut attendre des enfants, et sur ce qu’ils peuvent com-
prendre. La plupart des manuels d’histoire, de géographie, de sciences naturelles
sont en dépit du bon sens. Et j’en ai fait maintes fois l’expérience comme père de
famille. Il en est de même, d’ailleurs, pour beaucoup de grammaires ou de livres de
mathématiques ; sous prétexte d’être plus logique, plus méthodique, on construit
des livres où on ne peut plus se retrouver ; en particulier, les fleuves sont morcelés
entre une multitude de chapitres, les conjugaisons et les déclinaisons sont
écartelées, la géographie est remplacée par la géologie, l’arithmétique analytique
est introduite dans l’enseignement de la sixième. C’est de la véritable folie.
Vous voyez, mon cher collègue, combien j’ai apprécié vos recherches. Je
ne saurais trop vous redire la satisfaction que j’ai eue à me trouver aussi d’accord
avec vous et, en vous remerciant encore une fois de votre aimable envoi, je vous
exprime mon sympathique souvenir auquel je joins mes respectueux hommages
pour Madame Falcucci.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 114
P.S. Je serai très heureux de vous voir quand vous serez de passage à Lyon,
puisque vous m’avez fait espérer votre visite. Je ne sais si je vous ai dit que je vis
ici en célibataire, ma femme et mes enfants étant dans le Lot.
PIERRE LACHIEZE-REY
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À M. Fauré-Frémiet
14 Janvier 1949
Cher Monsieur et ami,
Je vous remercie de m’avoir envoyé aimablement votre dernier livre1.
Dans sa préface, M. Bréhier insiste avec juste raison sur vos qualités
exceptionnelles d’exposition, telles que j’ai pu moi-même les apprécier, dès la
première lecture que je fis jadis d’un de vos articles sur la mémoire. Ces qualités,
on les retrouve ici, de même qu’on reconnaît les thèmes fondamentaux que vous
avez toujours soutenus. Cependant, je me demande si vous n’insistez pas
davantage, cette fois, sur 1’idée de participation.
Cette idée était-elle déjà présente à vos œuvres ? Est-elle passée pour moi
plus ou moins inaperçue, parce que 1’idée de recréation s’appuyant sur une loi
éternelle et l’affirmation de l’intemporalité de l’esprit étaient mes préoccupations
de premier plan quand je vous lisais ? Il me semble cependant que nous avons un
peu changé d’atmosphère. Je vous vois maintenant assez bien jouer votre partie,
une partie importante d’ailleurs, dans un orchestre où on pourrait placer Lavelle,
dont la théorie générale, et particulièrement celle de la temporalité, est bien voisine
de la vôtre, celle de Merleau-Ponty avec sa présence au monde, et même celle de
Blondel qui fait de l’esprit, non seulement une puissance orientée vers Dieu, mais
aussi une sorte de résumé et de condensation de la nature. En somme, sous une
forme ou sous une autre, le monde, dans l’esprit, est un jaillissement qui se
réfléchit, qui se recrée, qui se reprend, qui se refait, et qui, dans ce travail, prend
conscience de son essence éternelle. À moins d'être très explicite, comme Blondel,
dans la question des rapports de Dieu et de l’esprit, je ne vois pas comment cette
attitude n’aboutirait pas logiquement au panthéisme ou ne constituerait pas plutôt
par elle-même une forme de panthéisme. Je l’ai d’ailleurs bien souvent écrit à
Lavelle, et c’est un de nos sujets essentiels de discussion.
Pour moi, je suis, comme vous le savez, rigoureusement monadologiste. Ce
n’est pas, à mes yeux, le monde qui est éternel, mais le moi. Je l’ai soutenu dans
mon livre, p. l01-102, notamment. L’infini des virtualités est en nous, et les causes
occasionnelles de leur réalisation sont également en nous, bien qu’elles conduisent
normalement à la reconstitution d’autres « moi », seules réalités que l’Univers
comporte. Et encore, je m’exprime mal. Il n’y a pas un seul Univers, mais un
système d’objectivités dont chacune a son monde auquel elle intègre celui des
autres. Je l’ai longuement développé, il y a deux ans, dans une conférence faite à
Marseille.
Admettant le réalisme d’un Univers unique auquel nous participerions,
vous êtes, je crois, fatalement conduit à sacrifier au profit de cette réalité ultime
l’éternité du moi que je croyais pourtant dans la ligne de vos observations. Vous en
revenez un peu à « la minute qui passe » des stoïciens. Notamment p. 155 : « Peu
importe que le temps nous entraîne, peu importe que nous devions mourir, puisque
nous avons la preuve, une fois de plus, que nous pouvons appréhender les choses
sub specie æterni ». Je crois que c’est là le point essentiel qui nous sépare; c’est là
que nous nous orientons dans des voies différentes, après avoir fait longtemps une
route commune. D’ailleurs, si vous voulez saisir nettement ces divergences, je ne
1 L’univers non-dimensionnel et la vie qualitative, Paris, P.U.F, 1948
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 116
puis que vous renvoyer aux chapitres que j’ai consacrés au panthéisme et au
théisme. J’y commente, comme vous, longuement Marcel Proust.
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Au R. P. Fessard
19 mai 1939
Mon Révérend Père,
J’ai pu enfin lire votre étude si intéressante sur Maine de Biran1, et je
m’empresse de tenir la promesse que je vous avais faite de vous communiquer mes
impressions après cette lecture.
Ainsi que je le prévoyais, nous sommes tout à fait d’accord sur l’attitude à
prendre envers ce maître de la philosophie française, dont nous devons
certainement rapprocher les études psychologiques si pénétrantes d’un Pradines,
d’un Nogué, d’un Burloud, d’un Paliard. Nous devons admirer chez lui la richesse
de cette méthode réflexive dont vous avez si minutieusement décrit 1es rouages et
les démarches, mais nous devons signaler dans son œuvre deux lacunes ou deux
indécisions essentielles : l’une consiste à ne pas suffisamment distinguer d’une
manière définitive le sujet et l’objet en faisant de l’un l’origine de l’autre, - à ne pas
assez les opposer, en développant toutes les conséquences de cette opposition,
comme le lié et l’instrument de liaison, le distribué et 1’instrument de distribution.
L’autre concerne l’absence d’une théorie du temps et, plus précisément, d’une
théorie concernant les rapports du moi et du temps2.
Ces deux reproches que vous adressez à Maine de Biran sont exactement
ceux que je lui ai faits moi-même dans les notes que j’ai prises autrefois sur ses
ouvrages, quand j’ai dû 1’étudier spécialement pour diriger certains mémoires ; ce
sont également ceux que je formule à 1’égard des psychologues que j’ai énumérés
plus haut et auxquels on pourrait ajouter les membres de l’école de Würzbourg.
Dans son dernier ouvrage sur les tendances, M. Burloud, dont j’apprécie
grandement les travaux, fait quelques allusions, d’ailleurs très brèves3, à nos
divergences sur ce point, divergences qui se sont manifestées en particulier au
congrès international de philosophie de Paris, -et j’ai eu, sur ce même point, de
nombreuses discussions avec M. Paliard. M. Delacroix a parfaitement raison de
remarquer que ce problème du temps constitue la question préalable qu’il faut
poser à toute psychologie.
Parmi les passages qui m’ont le plus vivement frappé dans votre ouvrage,
je signalerai celui où vous montrez le danger d’admettre divers degrés de
conscience (p.43). Je suis tout à fait de votre avis, et il est parfaitement exact que
ce dualisme inadmissible dans le concept de la conscience (principe déterminant et
qualité degré) remonte au leibnizianisme, pour retentir dans le kantisme (critique
de l’argument de Mendelsohn, anticipation de la perception et passion). Nous
sommes d’accord également sur le fait que la logique de la méthode réflexive
aurait dû conduire Maine de Biran au kantisme (p.48-50) : « L’idée réflexive est
essentiellement une fonction primitive par laquelle le moi unifie le divers…. La
valeur d’être, d’abso1u, autrefois réservée aux objets liés par le jugement, passe
désormais au sujet qui lie, à la liaison ». -Je ne peux que donner mon approbation
entière à ce que vous dites de l’embarras où se trouve Maine de Biran pour n’avoir
1 « La méthode de réflexion chez Maine de Biran », Cahiers de la Nouvelle Journée, Bloud
& Gay, 1938 2 Cf lettre à M. Bounoure
3 Principes d’une psychologie des tendances, Paris, Alcan, 1938
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 118
pas posé correctement le problème des rapports du moi et du temps. J’ai fait
allusion plus haut à ce problème. Faute de saisir dans le sujet une activité
intemporelle, il est forcé d’osciller entre le moi empirique et le noumène
simplement conclu et inconnaissable. Dans ces conditions, impossible
naturellement de rendre compte avec succès de la perception et de la science,
impossible d’expliquer la mémoire, impossible enfin d’interpréter les interruptions
apparentes de l’acte de penser (74-75). Comment ne rapprocherais-je pas de ce que
j’ai écrit dans L’Idéalisme kantien les formules que vous employez vous-même :
« La conception d’une conscience qui naît et s’éveille suffit peut-être au
psychologue, mais elle devient gênante pour le métaphysicien. Le voile qui, par
instant, se soulève, pour retomber ensuite, ne serait-ce pas celui que tisse
l’imagination réaliste, objectivant le sujet dans le temps où sont les choses qu’il
connaît et laissant à 1’âme inconnue le privilège d’être intemporelle ? » J’ai taché
de résoudre cette question dans un article des Recherches Philosophiques sur
l’Activité spirituelle constituante (1933-1934).
En dehors de ces remarques essentielles au point de vue de la conception
que l’on doit se faire du fonctionnement de l’esprit, je ne veux pas oublier de
mentionner ce que vous dites de la révélation (p.108), de la réceptivité et de
l’activité (p.120), du mysticisme et de la raison (p.129). Je suis heureux de vous
voir signaler la nécessité d’un processus centrifuge et d’une initiative interne pour
toute compréhension, heureux également de vous voir souligner ce que M.
Brunschvicg et M. Delacroix appellent la référence du mysticisme à des
coordonnées intellectuelles. Dans une de mes dernières lettres à M. Brunschvicg4,
j’ai souligné mon accord sur ce point avec lui, tout en ajoutant que j’y voyais, non
pas une preuve de faiblesse, mais une cause de force, tout mysticisme se trouvant
ainsi rationalisé et soumis à l’épreuve d’une ultime judication. J’ai fait la même
observation à M. Vialle à propos de son livre : la Défense de la Vie5.
4 Lettre d’avril 1939
5 Cf lettre à Vialle du 18 mai 1939
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Aimé Forest
1er
novembre 1935
Mon cher Collègue,
Je suis bien en retard pour vous remercier des lignes aimables que, dans la
Revue Thomiste1, vous avez consacrées à mon intervention au Congrès de
Marseille2. Vous avez très bien compris et fort bien exposé les lignes générales de
ma doctrine. Je ne me rappelle pas cependant avoir dit que « l’esprit et la nature ne
se rejoignent que dans l’infini » (588-589). Si j’ai employé cette expression, je la
retire, le mot « infini » et le mot « dans » me paraissent trop facilement évoquer
une conception panthéistique, comme les termes « divin » ou « divinité ». Je dirais
tout simplement que Dieu peut seul faire l’unité de l’esprit et de la nature, et
permettre d’interpréter ce que, malgré leur divergence apparente au point de vue
moral, ils montrent d’harmonie au point de vue de la connaissance. Je ne peux pas
actuellement me reporter au texte de Lagneau dont je serais d’ailleurs content de
connaître la référence, mais je me méfie beaucoup du mot « abstraction », et je
crois bien que, s’il définit l’espace « l’abstraction du mouvement », nous ne serions
pas d’accord. En ce qui concerne enfin mes références à la pensée augustinienne, il
y a lieu de faire une distinction. J’ai dit en effet dans ma communication que la
théorie constructive de la perception, telle qu’elle se trouve au début de la
Déduction transcendantale des catégories, était déjà dans saint Augustin3. C‘est là
un point particulier. D’autre part, je professe que le moi constructeur ne définit pas
tout le moi et ne l’épuise pas, mais que l’esprit, comme puissance orientée, se
caractérise essentiellement comme exigence de la réciprocité entre Dieu et
l’homme. Est-ce là le terrain que vous considérez comme commun à
l’augustinisme et à la métaphysique que je professe ? Avez-vous lu le Moi, le
Monde et Dieu ? Dans la négative, je vous l’enverrai, car il va paraître en volume.
En tout cas, les conclusions de ce petit ouvrage vous montreraient que je ne
m’oppose nullement à M. Paliard, sauf peut-être dans l’usage ici du terme
« contemplation », l’esprit me paraissant actif même au sein de 1a sensibilité. C’est
le mérite de Platon d’avoir mis ce dernier fait en lumière, et le kantisme, en
considérant la sensibilité comme aveugle et comme un complexus de simples
données, est certainement en régression sur la doctrine de l’auteur du Banquet. -
Quant à Maine de Biran, n’oublions pas qu’il connaît Kant, et, dans ce qu’il a de
meilleur, il ne fait, à mon avis, que d’appliquer dans le domaine concret les
principes du kantisme.
1 Revue Thomiste. Juillet 1938, pp.587-589
2 Il s’agit d’une communication sur « l’utilisation possible du schématisme kantien pour
une théorie de la perception » 3 Lachièze-Rey devait, en 1954, donner au Congrès augustinien tenu à Bordeaux une
communication sur « Saint Augustin précurseur de Kant dans la théorie de la perception »
(Augustinus Magister)
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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Au Docteur Jules Froment1
Monsieur,
Je vous remercie vivement des publications2 que vous m’avez adressées
par l’intermédiaire de votre fils. Je les ai lues avec le plus grand intérêt, et vos
observations me paraissent d’une importance capitale pour la question des rapports
de l’âme et du corps, ainsi que pour l’étude de la nature même de l’esprit. La
question de l’aphasie a d’ailleurs été considérée comme essentielle par Bergson et
autres philosophes qu’on pourrait appeler des psychologues métaphysiciens.
Je suis tout à fait de votre avis en ce qui concerne l’inexistence d’images
motrices proprement dites. Ce n’est pas d’ailleurs simplement dans le domaine de
l’écriture ou de l’articulation que l’on peut rejeter leur réalité, mais encore dans
celui des diverses opérations musculaires qui accompagnent l’exercice du sens de
la vue, ainsi que l’a montré lumineusement Berkeley dans sa Nouvelle théorie de la
vision.
Là où je me séparerais partiellement de vous, c’est dans le rôle que vous
attribuez aux images sonores. Vous admettez que ces images sont en somme le
point de départ du processus habituel qui amène le déclenchement des mouvements
d’articulation ; on ne saurait en effet contester que l’image sonore joue dans bien
des cas le rôle que vous lui assignez. Mais il ne me paraît pas évident qu’il en soit
toujours ainsi : l’homme qui fait un discours ou qui écrit un article ne se représente
pas à l’avance, me semble-t-il, sous forme d’images visuelles ou sonores les mots
qu’il va utiliser. Pas plus dans le domaine verbal que dans les autres, la pensée ne
descend normalement jusque sur le plan des images ; la réalisation est beaucoup
plus directe et immédiate.
Pour obtenir ici une expérience cruciale, il ne suffit pas de montrer que
l’audition du son rend à l’aphasique la capacité de l’articuler ou de l’écrire ; on
prouve ainsi que, si l’aphasique avait gardé la capacité d’évoquer les sons, il aurait
gardé celle d’articuler, mais on ne démontre pas l’inverse, à savoir que, s’il a perdu
la capacité d’articuler, c’est parce qu’il a perdu la capacité d’évoquer les sons. En
d’autres termes l’expérience n’est probante que si l’on préjuge une origine unique
de l’articulation, ce qui, précisément, est à démontrer.
On peut se demander ensuite ce qu’il faut entendre par image sonore ou
image visuelle. Peut-on traiter l’image sonore comme une donnée autonome, se
présentant dans un esprit comme une création ex nihilo ? Il ne le semble pas :
l’apparition de cette image résulte d’une cause et il ne paraît pas que cette cause
puisse être autre chose qu’un mouvement corporel, une disposition organique
déterminée ; or ne serait-ce pas l’articulation elle-même ? Est-il possible d’évoquer
mentalement un son sans l’articuler intérieurement ? L’image sonore n’est-elle pas
subordonnée à une articulation (je ne dis pas, remarquez-le, à une image
d’articulation) ? Mais, même si on conteste cette articulation préalable, il me paraît
impossible de nier - car c’est là une question qui intéresse non seulement la
mémoire des mots, mais la mémoire en général - que toute évocation implique une
certaine attitude corporelle ; pour évoquer un souvenir quel qu’il soit, il faut agir
1 Brouillon - Cette lettre non datée doit être vraisemblablement de l’année 1938
2 Il s’agit de publications concernant le problème de l’aphasie.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 121
d’une certaine manière sur le corps, lui imprimer une direction intérieure. Et
l’aphasie, comme d’ailleurs tous les troubles de l’évocation, me paraît être produite
par une perturbation dans cette action immédiate de l’esprit sur le corps.
Je viens de parler des images sonores, mais je soutiendrai a fortiori la
même thèse pour les images visuelles. Ici, nous sommes sur un terrain plus solide,
parce que la question a été longuement étudiée dans l’histoire de la philosophie. Il
n’existe pas d’image visuelle passive, c’est-à-dire susceptible de réapparaître
comme un bloc indépendamment de toute opération active ; l’image visuelle qui
est une certaine détermination spatiale est toujours une construction. Se représenter
visuellement un mot, c’est nécessairement l’écrire mentalement. Je considère,
comme je l’ai dit plus haut pour les images sonores, que l’on écrit normalement
sans avoir la moindre image visuelle préalable et qu’ainsi la pensée déclenche
directement les mouvements de l’écriture comme elle déclenche directement les
mouvements de l’articulation sans représentation sonore, visuelle ou articulaire,
mais n’en serait-il pas ainsi que, précisément pour se représenter le mot avant de
l’écrire sur le papier, il faudrait, si l’image visuelle du mot n’existe que par une
construction, écrire d’abord mentalement pour obtenir cette image, et on serait
toujours ramené, par conséquent, à cette action directe de l’esprit sur le corps qui
est la source des images, mais qui n’en résulte pas.
Veuillez excuser, Monsieur, ces quelques remarques à la fois trop longues
pour les loisirs dont vous disposez, et trop courtes pour être parfaitement claires.
J’espère que nous aurons un jour l’occasion de discuter oralement ces problèmes,
et ainsi de préciser s’il reste une réelle opposition entre nos points de vue.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 122
Au R.P. Gardeil
(À propos de son livre sur : les Etapes de l’Idéalisme1)
28 Décembre 1935
Mon Révérend Père,
Je vous remercie d’avoir eu l’amabilité de m’envoyer l’intéressant volume
que vous venez de publier sur la philosophie idéaliste. La série de monographies
que vous y présentez sera certainement très utile à vos lecteurs. Pour Platon, je
vous ai déjà écrit ce que je pensais de l’introduction de « l’autre » ; je vous avais
même annoncé l’envoi d’un article sur la signification des « Idées » ; sa publication
a été retardée, mais il finira bien par paraître et je vous le ferai parvenir. Pour
Descartes, vous insistez avec juste raison sur un certain nombre de difficultés :
conception des idées simples, démarches qui vont de la partie au tout, garantie
divine. Mes solutions seraient souvent assez différentes des vôtres, mais elles
n’arriveraient à éliminer les incompatibilités entre les textes qu’en introduisant une
conception organique du cartésianisme où ceux-ci admettraient une hiérarchie et
une subordination qui en feraient comme les moments d’une dialectique. Pour la
question de la causa sui et des rapports de la volonté et de l’entendement divin, je
me permets de vous renvoyer à un chapitre de mon Spinoza ou j’ai traité des
preuves de l’existence de Dieu et, en particulier, du deuxième argument. Votre
exposé du kantisme est très clair et très précis ; je vous remercie d’avoir mentionné
mon travail. Aux observations judicieuses que vous faites sur les thèses de
Boutroux et sur 1es miennes, j’ajouterai que je ne me suis pas placé sur le même
terrain que l’auteur de « la philosophie de Kant ». J’ai, en effet, moins cherché ce
que Kant a voulu faire que le bénéfice positif qu’on pouvait retirer effectivement
de sa méthode. J’ai beaucoup admiré votre exposé des thèses de M. Brunschvicg.
Vous avez réellement montré une aisance remarquable dans l’étude de la Modalité
du Jugement, ce livre si pénétrant, mais si difficile, surtout dans sa première partie.
Dans votre dernière lettre, vous me déclariez qu’il vous paraissait difficile
de dire si vous étiez réaliste ou idéaliste, tant que ces termes n’auraient pas été
suffisamment définis. Je suis exactement du même avis. Je note tout d’abord que
vous avez admirablement compris la nécessité de vous placer dans votre travail sur
le terrain de l’idéalisme rationnel et critique, en laissant de côté l’idéalisme
empirique et subjectif dont les représentants les plus célèbres sont Protagoras et
Berkeley. Dans l’idéalisme rationnel lui-même, vous marquez nettement la
différence entre Hamelin et Hegel d’une part, Descartes, Kant et Brunschvicg de
l’autre. Les premiers sont des constructeurs qui édifient le monde et l’esprit avec
des concepts, les autres sont des philosophes de la conscience qui cherchent avant
tout ou qui nous permettent de chercher à approfondir le dynamisme spirituel du
cogito, à réduire, comme le dit M. Brunschvicg, la distance de soi à soi. Vous ne
croyez pas cependant devoir vous rallier ni aux uns ni aux autres.
Pour ma part, sans discuter dans le détail les pages si denses qui terminent
votre livre, je me permettrai les observations suivantes. L’idéalisme me paraît être
une doctrine qui admet le primat absolu de la pensée. Cette pensée peut être la
pensée de Dieu ou la pensée de l’homme. Il me semble difficile de ne pas admettre
1 Paris, Vrin, 1935
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 123
le premier et d’accorder qu’il pourrait exister au-delà de la pensée de Dieu une
réalité absolue qui serait chose et non pensée. Si la pensée est pensante, elle est
réelle, et réelle en tant que pensante. Je ne vois pas ce qu’on pourrait poser au-delà
d’elle sans renoncer au spiritualisme. Maintenant, du point de vue de Dieu, est-il
possible d’admettre que Dieu a posé des êtres hors de lui ? Oui, si ce sont des
esprits, des sujets, des consciences. Non, si ce sont des choses qui n’auraient
aucune intériorité, qui seraient en soi et non pour soi, car de telles choses semblent
renfermer une contradiction intrinsèque, et cela d’une manière absolue,
indépendamment de toute détermination spéciale, par exemple, d’une définition
des choses par la matière. La conscience, en d’autres termes, est considérée par
moi comme la condition transcendantale de l’être2, comme la nécessaire « raison
d’être » pour employer votre terminologie. Mais je ne souscris point pour cela au
monadisme vers lequel une thèse de ce genre paraîtrait m’incliner, parce que je
n’admets pas que la conscience puisse se dégrader de l’infini au zéro. La
conscience est un ensemble organique dont les facteurs sont complémentaires, et
c’est pourquoi, dans les conférences que je vous ai adressées, je les refuse à
l’animal,
Voyons maintenant un idéalisme humain ou un idéalisme du moi. Un tel
idéalisme peut avoir la prétention de déduire la sensation. Il ne saurait y réussir ; i1
est, en effet, alors obligé de la faire produire par l’inconscient, ce qui est une
formule verbale inadmissible, purement topographique. Si la genèse de la sensation
n’est pas un objet de conscience possible, c’est qu’elle ne relève pas du moi, et j’ai
fait précisément, il y a deux ans, un cours où j’ai montré jusqu’à quelle limite le
moi pouvait intervenir et à partir de quel moment la sensation résistait à cette
activité. L’idéalisme du moi est donc là réduit à affirmer que le moi est la source de
l’organisation des sensations en objets et la source du caractère spécifique des
rapports, parce que ces rapports relèvent de la nature propre du moi, de la loi
interne de son activité posée in aeternum. Plusieurs nuances sont ici possibles ; ces
rapports, tout en émanant du sujet, peuvent, dans leurs caractères particuliers,
relever d’une puissance inventive qui les substitue les uns aux autres et les
perfectionne, tout en restant elle-même le principe suprême de la constante
orientation (théorie de la Critique du Jugement, théorie de Brunschvicg : processus
ordinans et non processus ordinatus) ; ils peuvent être considérés comme fixés ne
varietur (théorie de la Critique de la Raison pure où les catégories représentent
chacune une fonction d’Univers et sont justifiées par le fait qu’elles apparaissent
comme indispensables à la constitution du monde). Ils peuvent être envisagés
comme spécifiquement humains, sans que nous ayons aucun droit de prétendre que
des rapports du même type leur correspondent. Ce qu’il y a au delà des sensations
et ce qui les poussera dans le milieu de notre conscience, de telle sorte que, en
déployant nos formes et nos cadres temporels ou spatiaux, nous rencontrerons
celles-ci ou celles-là, restera pour nous = X. Ou bien enfin, on peut admettre que
Dieu détermine l’apparition de ces sensations selon des règles et selon un ordre qui
correspondent symétriquement à notre manière de les organiser et que nous
retrouvons par notre activité spirituelle ; mais, naturellement, si l’on admet que
l’espace et le temps ont un corrélatif objectif en Dieu, il faudra bien se garder de
les transformer en choses subsistant en dehors de l’esprit de Dieu et de l’esprit de
l’homme. Dans les deux esprits, ce ne seront jamais que des lois d’organisation et
de distribution.
En tout cas, on ne saurait en aucune manière prêter à l’idéalisme ainsi
conçu la prétention de déterminer par lui-même la matière qui viendra remplir le
2 Cf une formule analogue dans une lettre à Joseph Dopp
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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cadre que l’esprit déploie. Je crée les places « présent, futur, passé ». À propos de
« présent » je me représente nécessairement la case « futur », et le temps est ainsi
la forme de la constitution de ma vie psychologique ; c’est bien à moi qu’il
appartient, en moi qu’il a son origine ; mais je ne saurais en aucune manière dire,
sans expérience préalable, que cette case « futur »sera remplie par une sensation de
couleur, de son, d’odeur, etc… ni à plus forte raison par telle sensation particulière
appartenant à ces différents domaines.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 125
À E. Goblot
(À propos du Système des Sciences1)
Monsieur et cher Maître,
Je n’ai pas besoin de vous dire avec quel plaisir j’ai lu ces conférences si
précises et si nettes, dans lesquelles on retrouve les principales idées que vous avez
exposées avec tant de succès dans vos ouvrages antérieurs. Elles m’ont cependant
intéressé encore à un autre point de vue. Il m’a semblé, me suis-je trompé ? que
tout en restant très fidèle à elle-même, votre pensée était cependant en mouvement.
Si vous rapprochez, plus que je ne le ferais certainement, les mathématiques des
sciences de la Nature, vous marquez cependant entre elles des différences capitales.
Ne serait-ce pas que la notion d’expérience est une notion complexe, et qu’elle n’a
pas la même signification dans ces deux ordres de disciplines ? Ne faut-il pas dire
que l’esprit est double, actif et intemporel d’une part, passif et engagé dans le
temps d’autre part ? Le kantisme ne fournirait-il pas, à la condition de le
développer dans ses conséquences, la solution de ce dualisme ? N’est-ce pas en lui,
plus que dans le bergsonisme, qu’il faudrait chercher l’explication des paradoxes
que vous remarquez dans la conscience, dans le jugement d’extériorité et dans la
mémoire ? Pour moi, je crois que ces problèmes ne sont pas insolubles absolument,
mais qu’ils le sont du point de vue de la psychologie. Si l’on commence par se
placer dans le temps et par s’engager dans le déterminisme comme un événement
au milieu des autres, comment s’élèvera-t-on au dessus de ce moment ? Ne faut-il
pas distinguer radicalement l’ordre des raisons et celui des causes, l’ordre de la
nature et celui de la liberté, l’ordre de la valeur et celui des faits, l’ordre de la
volonté souveraine, de la nature originaire de l’homme et celui de sa nature
sensible, de sa volonté empirique et de toutes les facultés psychologiques qui ne
sont que dérivées de son incapacité à être tout entier esprit ? Ce qui pose le temps
peut-il être dans le temps ? Ce qui pose le déterminisme peut-il être déterminé ? Ce
qui fait l’unité du monde peut-il être dans 1e monde ? Platon disait déjà qu’il fallait
distinguer la vie de l’âme (vie qui apporte) et la vie du corps (vie qui est apportée) ;
ne faut-i1 pas revenir à cette distinction ? La prévision, que vous invoquez en
faveur du déterminisme est-elle une preuve de déterminisme ?
Il me semble que 1e déterminisme ne dépend pas de la prévision, mais de
la manière de prévoir. Le déterminisme est une prévision par induction ; on
généralise une expérience dont les termes ont été fragmentés par l’analyse jusqu’à
l’extrême limite ; on ne prévoit pas de même les actions humaines, mais on les
prévoit par l’invention de l’idée directrice, en formulant mentalement un jugement
de valeur qui dicte les actions dont on est témoin. Mais ce jugement de valeur est
intemporel ; il est puissance, il est acte, force indéfinie de réalisation ; il n’est pas
du tout sur le même plan que les phénomènes dans lesquels il se traduit et qui
peuvent être aussi hétérogènes que l’on voudra et n’avoir de similitude que par lui.
1 Paris, Armand Colin, 1922
PIERRE LACHIEZE-REY
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À Henri Gouhier1
22 Juillet 1938
Mon cher Collègue,
Je suis bien en retard pour vous remercier des articles si intéressants que
voue m’avez adressés, en les accompagnant d’une aimable dédicace. Mais je
profite des premiers jours de vacances pour vous dire tout le plaisir que j’ai eu à les
lire.
Votre réformateur, Coëssin2, est un personnage bien curieux ; on le
prendrait parfois pour un illuminé, mais il écrit aussi des choses singulièrement
pénétrantes ou prophétiques. J’ai remarqué en particulier ses observations sur la
surproduction, sur la balance commerciale et sur l’enrichissement nécessaire des
marchands et des banquiers dans toutes les hypothèses. Sa thèse, d’après laquelle
l’être religieux ne saurait être conçu en dehors d’un être « qui ne se conserve qu’en
reproduisant des phénomènes dont il connaît la loi de génération », m’a
naturellement frappé puisque j’envisage, moi aussi, l’esprit comme caractérisé
essentiellement par le fait qu’il est loi de reproduction indéfinie. J’ai noté enfin
l’opposition indiquée par lui entre les spécialistes de la science orientée vers le
matérialisme et les philosophes soucieux d’instituer « la législation de la faculté
percevante ».
Dans votre article sur Malebranche3, j’ai retrouvé ces qualités de précision
et de profondeur que j’avais déjà admirées dans votre étude sur la philosophie
chrétienne, une des meilleures, à mon avis, de celles qui ont été publiées sur cette
épineuse question. Vos considérations sur l’attitude de Malebranche à l’égard de la
théologie spéculative et de la théologie positive m’ont paru tout à fait décisives ; et,
d’autre part, vous avez très justement attiré l’attention sur l’importance du
« Mémoire » pour la question de l’étendue intelligible et de l’individuation dans la
philosophie de votre auteur.
Enfin, on ne saurait trop apprécier la netteté avec laquelle vous distinguez
les aspects différents du problème de la religion de Descartes4 dans les quelques
pages que vous lui avez consacrées : -a) valeur des manifestations extérieures, -b)
éléments chrétiens du système, -c) rapports du cartésianisme et du Christianisme
considérés in abstracto, et à l’intérieur d’une âme chrétienne individuelle. -Une
seule réserve sur une historicité que je jugerais peut-être exagérée. Si chaque moi
est un infini, il recèle virtuellement un jugement sur toute question possible ; de ce
point de vue, la limitation inévitable de toute pensée explicite se développant de la
naissance à la mort lui est accidentelle. Nous ne pouvons donc, me semble-t-il,
nous dispenser d’interroger un auteur sur les idées qui ont été formulées après lui,
quand ces idées sont manifestement dans le prolongement de ses propres
recherches. Je prends ordinairement l’exemple du cogito kantien qui a dissocié
dans le cogito cartésien le « je pense » et 1e « je suis ». Je crois qu’il est alors
1 Brouillon
2 Jean-François Coëssin, savant, utopiste et illuminé français (1779-1843), qui passa d’une
mentalité très révolutionnaire à une religion très rigoriste. 3 « Philosophie chrétienne et théologie. A propos de la seconde polémique de
Malebranche », in Revue Philosophique, Paris, avril 1938 4 « Descartes et la religion », Vita e Pensiero. Milan, 1937
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LETTRES PHILOSOPHIQUES
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nécessaire de faire une inspection minutieuse des textes de Descartes pour
déterminer l’attitude qu’il aurait prise en présence de cette dissociation et pour
mettre en lumière ce qui, dans ces œuvres mêmes, l’exigeait et la préparait.
D’ailleurs, la même exigence se manifesterait pour l’épisode antérieur de la
discussion de Malebranche et d’Arnauld sur la nature de l’idée.
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Au R.P. Grégoire
(À propos de son livre Immanence et Transcendance1)
19 Mai 1939
Mon Révérend Père,
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’ouvrage que vous m’avez aimablement
envoyé sur Immanence et transcendance. Je ne vous suivrai pas ici dans le détail de
vos savantes discussions sur les preuves de l’existence de Dieu, mais j’en viens
tout de suite à l’argument qui, à vos yeux, est évidemment essentiel, puisque vous
y subordonnez, en somme, l’ensemble de votre étude, argument que vous
rapprochez d’une remarque que j’avais moi-même relevée dans le travail consacré
par le père Maréchal à 1’exposé de la philosophie kantienne. Il s’agit, en dernière
analyse, de montrer que l’affirmation de l’existence de Dieu est impliquée dans
l’affirmation ou dans la constitution de l’objet comme tel.
Je ne sais si je vous ai très exactement compris, et il se peut que mes
objections vous paraissent manifester de ma part un certain défaut de pénétration
relativement à l’intelligence de votre pensée véritable ; mais je crois qu’il est bon
que j’en coure le risque.
Tout d’abord, vous écrivez (p.121) : « La relation à l’absolu n’est pas
surajoutée aux objets déjà constitués, comme le pensait Kant ». Il est vrai que
l’auteur de la Critique présente quelquefois les idées de la raison et le principe de
l’inconditionné comme une sorte d’adjonction et de superstructure ; mais je ne
pense pas que ce soit là l’expression véritable de sa pensée profonde. En fait, nous
avons une multitude de textes où il nous est affirmé que la raison est le principe
moteur de l’entendement et que, sans son impulsion, ce dernier ne poursuivrait
point son œuvre. Je crois donc qu’on peut admettre que, dans le kantisme même, il
faut accorder à 1’inconditionné et à l’idéal de la raison pure une véritable
immanence dynamique relativement à la constitution de l’objet.
En second lieu, je ne vois pas très bien comment votre argument échappe à
l’objection présentée par Kant dans cette même question de l’idéal de la raison
pure, quand, après avoir reconnu que, pour juger, l’idéal serait d’être en possession
de toutes les idées sous lesquelles on peut subsumer un objet, il ne nous autorise
pas à transformer ces conditions idéales en conditions réelles, ni surtout à ériger les
conditions de la possibilité du jugement en conditions de la position même de
l’être. Cette objection se trouve peut-être formulée encore plus nettement dans
l’écrit intitulé : « Was heisst sich im Denken orientieren ? ». On y lit en effet :
« C’est de cette manière que naît la preuve cartésienne de l’existence de Dieu ; elle
naît quand les principes subjectifs qui conduisent à admettre quelque chose pour
l’usage de la raison (usage qui, en son fond, est toujours un usage expérimental)
sont pris pour objectifs, c’est-à-dire quand des besoins (Bedürfnisse) sont pris pour
des instruments de pénétration dans les choses (Einsicht) ».
Je ne prétends pas que la théorie kantienne soit irréfutable, mais je ne vois
pas cependant comment, d’après la méthode suivie, on pourrait dépasser ici le plan
de l’idéalité, et franchir l’intervalle de la pensée à l’être. J’ai cru moi-même, en
restant, il est vrai, sur le plan de l’Univers phénoménal, (mais je ne pense pas que
1 Paris, Desclée de Brouwer, 1939
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 129
le problème général en soit modifié), devoir intégrer à la conscience opérante, sans
introduire aucun réalisme, le rapport de la représentation et de l’objet (Idéalisme
kantien p.429) « L’objet, ou l’Univers comme monde des objets, ne se confond pas
avec la représentation, car le sujet, préalablement à la formation de celle-ci, a
l’intention de se représenter cet objet ou cet Univers ; autrement dit, dans l’acte
même de sa représentation, le sujet prend comme fin l’Univers, et distingue, par là,
cette fin permanente des différentes modalités selon lesquelles il l’exprime. On
pourra donc parler d’un rapport de la représentation et de son objet dans le sens
d’un rapport de l’intention et de la réalisation, et il pourra être question dans le
même sens de vérité ou d’erreur ».
J’ajouterai, en troisième lieu, que, en admettant qu’un tel passage de la
pensée à l’être fût possible, il me semble qu’il nous serait difficile d’éviter le
panthéisme, car je ne saisis pas comment Dieu apparaîtrait ici autrement que
comme l’Etre souverainement réel, principe immanent de toutes les possibilités
internes et externes. Je ne me suis pas exactement rendu compte de la manière dont
vous pouvez arriver à en poser la personnalité et la transcendance.
Et cela vient sans doute de ce que je n’ai pas vu d’une façon précise le lien
que vous établissez entre Dieu objet dernier de l’intelligence et Dieu objet dernier
de la volonté (p.110 et p.124). Autant j’estime, pour ma part, que Dieu, en tant
qu’objet de la volonté, doit être considéré nécessairement comme une personne,
autant il me paraît difficile de l’envisager de cette manière du point de vue du seul
acte de l’intelligence. J’irai même plus loin et j’ai tâché de le montrer dans le Moi,
le Monde et Dieu. Si on en fait pour ainsi dire le principe moteur interne de
l’activité intellectuelle et comme la raison suprême dont notre raison participerait
dans son fonctionnement au lieu d’être notre patrimoine particulier et la définition
même de notre propre sujet, on est amené logiquement à le considérer comme la
Pensée dont notre pensée ne serait qu’une modalité, et, tout en nous réduisant au
rang de mode, à lui refuser à lui-même la conscience, ainsi que le faisait Spinoza.
Vous trouverez sans doute ces remarques bien maladroites et déplacées. Je
répète que, sans doute, elles vous paraîtront passer à côté de vos arguments sans les
comprendre.
Je me permets par ailleurs de vous envoyer mon Spinoza. J’ai pensé que
vous pourriez y être intéressé par l’étude des preuves de l’existence de Dieu, et
surtout par les discussions relatives aux différentes manières d’entendre le « par
soi », notamment à propos de la controverse de Descartes et d’Arnauld. Les
discussions concernant cette question rejoignent les subtiles analyses et les
remarques perspicaces que vous avez vous-même présentées sur 1a notion du
nécessaire.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 130
À Monsieur Havet1
1er
avril 1947
Mon cher Collègue,
Je vous remercie vivement de m’avoir envoyé, avec une aimable dédicace,
votre ouvrage si intéressant sur la temporalité dans la philosophie kantienne2. Je
crois qu’il contribuera très heureusement à mettre en lumière le dynamisme
spirituel de l’auteur de la Critique. La lecture de ce dernier nous a permis de
mobiliser l’Idée platonicienne ; il serait réellement extraordinaire que le philosophe
grâce auquel nous avons pu ainsi progresser dans l’interprétation du Platonisme
nous apparût comme un formaliste absorbé par des préoccupations exclusivement
logiques.
Puisque vous paraissez avoir une grande familiarité avec mon Idéalisme
kantien, vous devez bien comprendre que, sur un grand nombre de points, je suis
d’accord avec vous, notamment sur la nécessité de concevoir la conscience
transcendantale comme un acte, la fonction spatialisante et temporalisante comme
un mode de cet acte, et enfin la temporalisation comme un acte de constitution de
soi et non pas simplement comme un mode de représentation. Je suis d’accord
également avec vous pour reconnaître Kant comme un précurseur des philosophies
contemporaines, et j’ai même fait tout mon cours de l’an dernier sur la question de
savoir ce que ces philosophies devaient au kantisme et ce qu’elles y ajoutaient.
Je n’interprète pas comme vous la « déduction subjective » qui me paraît
être, d’une manière générale, la déduction métaphysique (correspondance des
catégories avec les formes de jugement) par opposition à la déduction
transcendantale. Et, en ce qui concerne le fait que la temporalisation ne ferait pas
du moi un phénomène de lui-même, je vous dirai qu’il me paraît y avoir deux sens
de ce terme : un sens platonicien qu’on retrouve d’ailleurs dans le kantisme ; le
phénomène est alors en continuité interne avec l’être dont il n’est qu’une
particularisation et une réalisation déterminée - et un sens proprement kantien où le
phénomène est un mode de représentation, mais ne nous permet de rien dire sur
l’être lui-même. Cette distinction étant posée, je reconnais parfaitement que, si le
temps de la représentation nous coupe de nous-mêmes parce qu’il ne nous donne
que le phénomène de notre être au deuxième sens du mot, il n’en est pas de même
du temps dans lequel nous nous constituons. Mais il n’en reste pas moins que, au
cours de cette constitution, nous nous insérons dans une forme de réalisation qui ne
nous englobe pas en tant qu’origine, et que, par conséquent, on peut et on doit dire
que nous nous y constituons comme phénomène de nous-mêmes (cf p.130 de votre
ouvrage). C’est ce dualisme d’attitude à l’égard du moi sur lequel j’ai plusieurs fois
insisté dans mon travail sur Kant.
Il en résulte que je souscris à tout ce que vous dites sur la temporalisation
du moi par lui-même, sur la constante recréation de soi (131), sur ce temps qui est
toujours identique à lui-même et se temporalise sans cesse, mais ne s’écoule pas
(159), sur une temporalité qui se fait et échappe par là même à toute temporalité
que l’on subit (203), sur la nécessité de nous reconvertir sans cesse (205), sur
l’obligation d’une réactivation constante de notre propre pensée et de celles des
1 Brouillon
2 Kant et le problème du temps, Paris, Gallimard, 1946
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 131
générations antérieures (221), sur l’importance capitale de 1a répétition
intentionnelle (222). Mais les conclusions que vous tirez de ces excellentes
observations m’apparaissent d’une manière moins claire. Il me semble que vous
admettez finalement la temporalité du moi. Or, être temporel et se temporaliser me
paraissent être non pas deux situations identiques, mais au contraire deux situations
contradictoires. Je ne vois pas comment on peut se temporaliser sans être
intemporel. Et comment, d’autre part, pourrez-vous, sans cette intemporalité,
interpréter la reconnaissance intérieure ainsi que l’intention de la répétition, du
prolongement ou du progrès dans l’exercice de la pensée ? Les remarques
judicieuses que vous avez faites me semblent prouver simplement que
l’intemporalité n’est pas objet de contemplation statique, mais s’atteint directement
dans un dynamisme fondamental, constitutif du temps lui-même, et qu’il faut,
comme le disait déjà Kant, distinguer un acte originaire et des actes dérivés.
Si vous avez la curiosité de savoir comment je conçois cette question sur
laquelle je n’ai donné dans mes travaux imprimés que des indications générales,
bien que j’en aie fait l’objet de plusieurs cours, vous pourrez consulter un article
des Etudes philosophiques sur « l’activité spirituelle constituante », celui que j’ai
consacré à « l’utilisation du schématisme kantien pour une théorie de la
perception » et une note de mon petit livre sur le Moi, le Monde et Dieu qui se
rapproche particulièrement de ce que vous avez écrit sur la nécessité de revivre la
pensée d’autrui.
En somme, comme vous le voyez, noue serions d’accord sur presque tous
les points. Ce qui paraît nous séparer, ce sont les conclusions à tirer d’observations
généralement concordantes. Mais, de toute manière, votre étude m’a semblé tout
aussi perspicace et judicieuse qu’agréable à lire, étant donné l’austérité du sujet, et
je vous remercie encore une fois, mon cher Collègue, de me l’avoir envoyée.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 132
À Jean Laporte
Lyon
26 novembre 1938
Mon cher ami,
Je te remercie bien vivement de m’avoir envoyé tes deux articles sur
Malebranche1. Ils m’ont beaucoup intéressé, et j’ai retrouvé ces qualités
exceptionnelles de reconstitution interne que tu as toujours montrées dans l’exposé
des systèmes, mais qui, je crois, ne font que s’affirmer de plus en plus. Tout est
clair, précis, pénétrant, et l’on chemine avec toi, sans aucune difficulté, à travers
les théories les plus subtiles et les plus ardues.
La liberté, disait Leibniz, est un des labyrinthes de la philosophie première.
Cependant nous saisissons très bien, grâce à toi, tous les aspects de 1a conception
de Malebranche ; l’action de Dieu quoad exercitium et quoad specificationem, la
simplicité des voies, les rapports de l’individuel et de l’universel, la liberté
humaine comme principe de détermination vers les biens finis, le jugement comme
complexus de connaissance et d’affirmation. Je t’ai vu avec plaisir reprendre la
thèse que j’avais déjà soulignée dans un de tes articles antérieurs sur la différence
de contrainte exercée par l’évidence actuelle et par l’évidence remémorée. J’ai
admiré ta subtilité dans l’interprétation de l’indifférence de la 1iberté, dans la
distinction de l’indifférence pure et de l’indifférence à refuser ou à accepter les
motifs. Mais, ce qui m’a surtout ravi, c’est la façon dont tu as résolu le problème en
apparence insoluble de savoir comment, dans le consentement, l’homme doit être
cause sans être cause efficace. Ce consentement ramené au repos, cet acte
immanent dont le seul rôle est en somme de laisser passer ou d’arrêter, en le
réduisant à l’état virtuel, l’élan toujours positif et seul positif qui nous porte
originairement vers Dieu, voilà sans doute qui est du Malebranche, mais du
Malebranche révélé par toi.
L’article sur l’étendue intelligible m’a fait, si j’ose le dire, un plaisir encore
plus grand, parce que nous sommes ici dans un domaine qui m’est familier et que
je cultive particulièrement. Rien de plus juste que ton exposé sur la spécification de
l’étendue dans la perception et dans la science, la première s’effectuant par la
sensation et la seconde par des « intentions de mouvement ». Le rapprochement
avec Kant ne peut être qu’approuvé sans réserves d’un bout à l’autre. J’avais de
mon côté remarqué cette analogie, et je l’avais longuement étudiée, parce que
j’avais eu plusieurs fois à m’occuper de Malebranche, soit pour faire passer une
thèse à Aix, soit pour diriger des mémoires. Et enfin, les difficultés que tu signales
in fine relativement à la manière dont un esprit inétendu peut concevoir l’étendue
sont en effet essentielles dans la théorie de Malebranche.
Je voudrais maintenant présenter deux observations.
La première concerne la théorie de la perception. Ce qui manque, sur ce
point, dans le malebranchisme, comme d’ailleurs dans le cartésianisme, c’est la
présence d’une charnière réunissant l’a priori et l’a posteriori, l’étendue et la
1 « La liberté selon Malebranche », Revue de Métaphysique et de Morale, 1938
« L’étendue intelligible selon Malebranche », Revue internationale de Philosophie, octobre
1938
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 133
sensation. Cette lacune ne serait pas très grave, si le système permettait
effectivement de la combler. Or il n’en est rien. Au contraire, bien que l’auteur de
la Critique n’ait pas sur ce point fourni une solution explicite, il est facile de
l’introduire en s’appuyant sur ses propres principes. C’est précisément ce que j’ai
cherché à faire dans « Réflexions sur 1’activité spirituelle constituante »
(Recherches philosophiques 1933-1934) et dans « Utilisation possible du
schématisme kantien pour une théorie de la perception » (Travaux du premier
congrès international de philosophie, Marseille, 1938).
Ma seconde observation concerne les rapports de Malebranche et de Kant.
Tes rapprochements, comme je te le disais tout à l’heure, sont rigoureusement
exacts. Mais il existe entre les deux philosophes une différence fondamentale que
je signalais dans un de mes cours à propos de Descartes. Je ne puis mieux faire que
de transcrire ici ce passage de mes notes :
« Mais que signifie le principe qu’il doit y avoir au moins autant dans la
cause formelle de la réalité objective de l’idée que dans cette réalité objective elle-
même ? Quel est le mode de relation de l’idée avec sa cause ? Descartes paraît
hésiter. Faut-il considérer que le niveau nécessaire de la causalité se réalise pour
ainsi dire a tergo par une puissance suffisante inhérente au formateur de l’idée lui-
même ? Faut-il considérer que le rapport de l’idée à sa cause est le rapport d’une
idée à son idéat, d’une copie à son modèle ? Descartes paraît hésiter. Dans
l’exemple de la machine qu’il donne à ses contradicteurs, il envisage toutes les
hypothèses comme possibles. Et, effectivement, quand il parle, par exemple, du
nombre infini, il admet que la conception d’un tel nombre serait impossible à
l’homme, si Dieu n’existait pas et n’était pas en quelque sorte le principe moteur
qui lui permet d’avoir cette conception. Il ne semble pas admettre le moins du
monde, contrairement à ce que fera Malebranche, une aperception directe du
nombre en Dieu, une lecture immédiate qui entraînerait, en somme, une conception
de l’idée comme copie à original, et même plus exactement une suppression de
l’idée. Pour aboutir à une telle théorie, il faudrait évidemment aboutir à la vision en
Dieu, ce qui n’est pas le cas. Mais si, dans l’homme, il semble qu’il y a plutôt une
inspiration motrice interne, une détermination a tergo qui vient d’au delà de
l’homme puisque, pour se trouver au niveau de l’idée de Dieu, elle doit venir de
Dieu ; inversement, en Dieu, et comme explication ultime de l’idée, Descartes
professe évidemment la théorie que Malebranche professera plus tard. Cette
théorie, diamétralement opposée à celle de Kant sur ce point, consistera à admettre
que l’idée n’est jamais créatrice, organisatrice, posante, déterminante, mais qu’elle
est toujours un état second. Le Verbe vient toujours après l’Etre. Il faut toujours
que l’idée, originairement, soit empruntée au réel. Si, pour Malebranche, nous ne
pouvons par nous-mêmes former une idée, si nous sommes obligés et réduits à ne
voir que les idées en Dieu, c’est parce que nous ne disposons intérieurement
d’aucune matière qui nous permettrait de lui emprunter ce qui est nécessaire pour
former une idée. Dieu, au contraire, est tout ; il est richesse infinie dans son être ; il
n’a donc qu’à se retourner vers lui-même pour former les idées de toute créature
comme idées de choses pouvant se réaliser par lui et pouvant être créées par lui.
Or, il est manifeste que telle est bien la position de Descartes. Certainement, en
nous la présence de l’idée est obscure ; on ne sait pas trop comment elle surgit en
nous. Mais cela n’apporte aucune modification au rapport originaire de l’idée et du
réel, rapport dans lequel l’idée n’est pas constructive du réel (dans le phénomène),
mais l’exprime et ne peut rien contenir de plus que lui. Que telle soit bien la
conception de Descartes, plusieurs textes l’indiquent nettement ici : « Et je ne dois
pas aussi m’imaginer…. de plus grand ou de plus parfait ». On remarquera dans
ces textes les formules : « à tout le moins aux premières et principales » - « dont la
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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cause soit comme un patron ou un original » - « les idées sont en nous comme des
tableaux ou des images, etc.... »
Si on admet que l’idée est, comme dans le kantisme, non pas expression
d’une réalité préalable qui devrait alors, quand il s’agit de l’étendue, se trouver
dans l’esprit comme idéat, mais pouvoir de détermination et de construction, loi de
distribution, je reconnais qu’il reste encore un irrationnel. mais cet irrationnel
signifie simplement que notre esprit est ainsi fait, alors qu’il aurait pu l’être au-
trement. Il ne me paraît exister aucune incompatibilité entre la spiritualité et la loi
spatialisante, puisque la loi spatialisante est une simple forme de la spiritualité.
Pourquoi une loi de déploiement posant partes extra partes ne pourrait-elle pas
appartenir à l’esprit tout aussi bien qu’une loi de développement logique ou
rationnel ?
PIERRE LACHIEZE-REY
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À Louis Lavelle
(À propos de la Présence totale1)
Mon cher Collègue,
Je vous remercie de m’avoir envoyé votre très intéressant travail sur la
Présence totale qui inaugure la collection que vous dirigez. Je l’ai lu avec le plus
grand plaisir et je dois vous dire que, au point de vue de la méthode et des résultats
obtenus, nous sommes entièrement d’accord, dans la mesure où ces résultats
appartiennent uniquement à la vie intérieure de la conscience et ne nous en font pas
sortir. Notre accord va presque jusqu’à une complète identité de formule : je vous
signale par exemple la présence de l’esprit à lui-même, la distinction de l’acte et de
l’état, les rapports de l’éternel et de l’instant, etc...Dans mon Spinoza et mon Kant,
j’ai cherché, par un travail de critique interne, à dégager soit les traits essentiels du
panthéisme, soit les caractères fondamentaux d’une philosophie du sujet, et mes
conclusions concordent presque constamment avec celles auxquelles vous-même
aboutissez par la voie dogmatique.
Nous sommes pourtant séparés par une différence capitale. Vous rejetez
l’éternel, l’intemporel, l’infinie possibilité, l’être, etc... au delà du sujet. Tout au
moins considérez-vous que le sujet ne fait qu’y participer. Il me paraît difficile
dans ces conditions de ne pas ranger votre philosophie dans les doctrines
panthéistiques, malgré les réponses anticipées que vous faites dans votre
introduction à une telle classification. Vous vérifiez même encore une fois à mes
yeux ce que j’ai toujours pensé : le panthéisme est une extrapolation au delà du
sujet et une extension à l’Univers tout entier de ce qui se passe à l’intérieur de
l’esprit. Pour moi, le moindre de nos actes spirituels est toujours une relation entre
une particularisation limitée et un principe éternel susceptible de donner une
infinité de réalisations possibles, mais ce principe est le mien et, s’il existe aussi
dans d’autres consciences, il n’est pas le même substantiellement, et il diffère
chaque fois numero. En d’autres termes, je ne me reconnais aucun droit d’étendre
aux « moi » eux-mêmes par rapport à un principe supérieur le rapport qui existe
entre les phénomènes psychologiques et ces « moi ». Je me prononce ici
catégoriquement pour Descartes et contre Spinoza.
Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que votre participation à
l’Etre est bien proche de la participation à l’Un de M. Brunschvicg. Et, si je quitte
le terrain strictement ontologique pour celui de la destinée humaine qui lui est
d’ailleurs très étroitement apparenté, pourrai-je m’estimer satisfait de la
communion finale avec une puissance inconsciente et purement constructive ? Je
ne saurais, pour ma part, répondre que négativement. Le rapport de personne à
personne me paraît être, sous la forme de la réciprocité du don, l’exigence finale de
la volonté voulante, de l’esprit comme puissance orientée.
1 Paris, Aubier, 1934
PIERRE LACHIEZE-REY
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De Louis Lavelle
Paris
5 octobre 1935
Cher Monsieur,
Je n’ai trouvé que ces jours-ci le loisir de lire le livre sur le Moi, le Monde
et Dieu, que vous avez bien voulu m’envoyer pendant les vacances. Je l’ai lu d’un
bout à l’autre avec un intérêt et une sympathie qui n’ont point défailli, en me
sentant presque toujours d’accord avec vous sur l’essentiel ; et là même où je me
heurtais à quelque divergence, elle n’entamait pas mon assentiment en ce qui
concerne l’inspiration fondamentale et le but même que vous donnez à la
philosophie.
Je n’ai jamais cessé d’appliquer ma réflexion aux problèmes qui forment la
matière de votre livre. Mais je vais vous dire tout de suite quels sont les points qui
m’arrêtent, et sur lesquels je ne doute pas que vous nous apportiez bientôt des
développements qui me semblent implicitement appelés par la dernière partie.
1° Je ne puis qu’approuver le caractère d’éternité qui appartient au moi
constructeur, et je pense avec vous que la durée est du côté du moi construit.
Seulement, la constitution de ce moi constructeur et, plus encore, les conditions de
son accord avec le sensible me paraissent être pour vous des données ultimes, dont
nous constatons la présence en nous dans l’accomplissement de notre œuvre de
construction. Ce qui me paraît être une sorte d’empirisme de l’a priori. Les
concepts de l’entendement, ni leur corrélation avec le sensible, ni même les
différents aspects du sensible ne me semblent s’éclairer autrement que par la
participation de notre conscience à l’Absolu : ce sont les lois mêmes de cette
participation. On évite alors de considérer cette construction comme étant en soi
contingent [sic] et de penser qu’il pourrait y en avoir d’autres.
2° En même temps, on ne fait plus, comme l’intellectualisme panthéistique
que vous critiquez, cette opération d’interpolation et de passage à la limite qui me
permettrait de conclure de ma connaissance à l’Etre. Et dire des concepts qu’ils
sont les instruments de la participation, cela leur donne une valeur pour tous les
êtres particuliers, sans pourtant nous obliger à les transporter au-delà de l’usage
même que notre conscience est appelée à en faire pour se constituer elle-même.
3° Je crois, comme vous, que l’esprit dépasse singulièrement le Moi pris
dans cette fonction par laquelle il constitue l’expérience. Mais ce qui me paraît être
une garantie suffisante contre le panthéisme est précisément l’impossibilité où nous
sommes de définir l’esprit autrement que comme une Liberté. Ce que j’appelle
participation, c’est la possibilité même pour un être de se faire par un acte de
liberté : cet acte suppose des conditions auxquelles il est soumis, des ressources.
qu’il doit emprunter, une puissance même qu’il doit recevoir et qui ne peut jamais
s’exercer sans son consentement. L’être n’est que là où est la liberté, et le monde
de l’expérience n’est lui-même que le moyen par lequel nous pouvons entrer en
communication avec d’autres libertés et avec Dieu, qui ne peut créer un être qu’en
le faisant participer à son Etre propre, c’est-à-dire en lui donnant la liberté de se
faire, comme il se fait lui-même éternellement. Le propre de la philosophie est
précisément de retrouver et de décrire le jeu et les conditions par lesquelles notre
moi, en les mettant en œuvre, réalise sa destinée propre.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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Veuillez excuser, je vous prie, ces observations destinées surtout à montrer
la satisfaction que j’ai éprouvée en lisant vos dernières pages et dont je me réjouis
qu’elles ressemblent à une promesse. Permettez-moi d’y joindre quelques
réflexions sur la Liberté et la Personne qui répondent à des préoccupations assez
voisines.
Et croyez, cher Monsieur, à mes sentiments renouvelés de bien sincère
sympathie intellectuelle.
L. Lavelle
PIERRE LACHIEZE-REY
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À Louis Lavelle
(Réponse à une lettre du 15 octobre 1935)
Mon cher Collègue,
Je vous remercie de l’aimable lettre dans laquelle vous soulignez nos
concordances et nos divergences. J’ai moi-même marqué les unes et les autres,
quand je vous ai écrit au sujet de votre Présence totale ; ce qui nous sépare
essentiellement, c’est la solution que nous apportons au problème de la
personnalité divine. Vous refusez explicitement à Dieu la conscience, que vous
considérez comme la caractéristique du seul être fini, alors que cette conscience me
paraît, au contraire, à la fois une exigence de notre destinée et la condition
transcendantale de l’être.
Je ne vois pas comment l’affirmation de notre participation à l’Absolu
supprimerait ce que vous appelez « un empirisme de l’a priori ». Tout d’abord, cet
empirisme est bien relatif et ne mérite peut-être pas ce nom. Notre monde
constitue, en effet, un organisme dont les parties se conditionnent les unes les
autres ; il y a, comme l’avait dit Kant, réciprocité entre sa totalité et ses facteurs ;
c’est là ce qui fait sa vérité. Si l’on peut parler d’empirisme, c’est uniquement en le
considérant dans son ensemble, parce que nous ne voyons aucunement en lui ce qui
pourrait le fonder d’une manière nécessaire. Fort heureusement d’ailleurs, car, s’il
était démontré qu’il est logiquement indispensable et unique, je ne vois pas bien ce
que deviendrait notre destinée, puisqu’il n’est certainement pas capable de nous
satisfaire ; il ne nous resterait plus, comme le faisaient les stoïciens, qu’à lui donner
notre consentement pour la seule raison que nous ne pourrions faire autrement.
Mais peut-être visez-vous une autre nécessité ; peut-être entendez-vous, dans le
sens de la philosophie augustinienne, que nous devons faire confiance à la divinité,
que, si ce monde existe, c’est qu’il tient sa place et joue un rôle dans une économie
morale supérieure, dans un système d’ensemble dont nous pouvons chercher à
déterminer les éléments, sans prétendre cependant y aboutir d’une manière
certaine ; alors, nos deux conceptions se rejoindraient de nouveau.
Dans votre deuxième remarque, vous me faites observer que l’affirmation
de la participation de ces concepts à l’absolu suffit à fonder leur valeur pour tous
les êtres finis, sans qu’il soit nécessaire de procéder à une extrapolation dans
laquelle nous voudrions définir les rapports de l’Absolu aux consciences sur le
modèle des rapports du moi à ses idées. Je ne conteste pas cette possibilité, mais
alors le terme de participation ne perd-il pas toute signification précise ? Et la
notion de participation ne devient-elle pas elle-même une hypothèse qui peut être
avantageusement remplacée par d’autres ? Descartes fonde la vérité de nos
concepts sur la perfection divine, mais Dieu est chez lui un esprit substantiellement
distinct des autres esprits. Nous avons besoin d’une garantie, au moins au delà
d’une certaine limite, mais la question est de savoir sous quelle forme peut nous
être assurée cette garantie. D’ailleurs, en parlant d’extrapolation, j’ai prétendu
plutôt définir une situation de fait qu’une exigence de droit. La logique de la
participation ne vous entraîne-t-elle pas vous-même, et ne rencontrez-vous pas
spontanément Spinoza, quand vous écrivez dans la Présence totale (p.58) : « on
peut établir entre l’être et ses différentes formes le même rapport qu’entre le moi et
ses différents états ».
PIERRE LACHIEZE-REY
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La troisième remarque nous ramène aux observations du début de cette
lettre. Pour ma part, je ne conçois pas de liberté en dehors d’une conscience, ni de
conscience étrangère à la liberté ; à mes yeux les deux se confondent. Et, par
conséquent, la question fondamentale est toujours celle de la conscience divine. Je
me hâte d’ailleurs de dire que je vois, comme vous, dans ce monde l’instrument de
la communication des consciences ; mais cet instrument, ainsi que je l’ai dit, me
paraît être purement contingent, ce qui me permet de réserver la possibilité d’autres
moyens de communication, et, par suite, d’un autre monde.
Je vous suis bien reconnaissant de m’avoir envoyé vos pages si
intéressantes sur la liberté de la personne. Sur l’essence de la liberté et sur ses
rapports avec le bien et le mal, je n’entamerai pas avec vous ici une discussion
entraînant adhésion ou réserves, parce que je considère le problème comme trop
difficile pour pouvoir le traiter ainsi en quelques lignes. Je me rappelle toujours la
formule de Leibniz que la liberté est un des labyrinthes de la philosophie première,
et je n’ai pu, sur ce terrain, arriver à une solution qui me satisfasse. Mais j’ai été
particulièrement séduit par les observations si fines et si heureusement présentées
sur les aptitudes naturelles et sur leur spontanéité (p.31), sur la perfection de l’acte
qui se caractérise par l’unité absolue de la spontanéité et de la réflexion (p.34), sur
la nécessité pour l’objet d’être fini et pour le sujet d’être infini (p.37), sur 1’éternité
contemporaine de chaque moment du temps (p.38), idée qui me paraît essentielle et
répondre à l’interprétation exacte du caractère intelligible de la philosophie
kantienne. Je souligne tout spécialement ces belles formules de la p.39 : « On peut
donc dire également que le temps tout court dépend de lui, et qu’il s’insinue lui-
même à l’intérieur du temps comme un premier commencement toujours répété ».
Ne sommes-nous pas d’accord, puisque j’ai écrit moi-même dans les Recherches
philosophiques : « L’éternel n’est pas derrière nous ; il est entièrement à notre
disposition à tous les moments de notre existence, et il renaît, pour ainsi dire, avec
chacun de ces moments, car il est en nous et nous sommes lui » ?
Vous n’aimez pas que votre doctrine soit dénommée un panthéisme.
Ajoutons en tout cas, si vous le voulez, qu’elle est un panthéisme de la liberté, un
panthéisme de l’initiative. Le bergsonisme, et peut-être la philosophie de M.
Brunschvicg, mériteraient un peu le même nom : processus ordinans, a dit ce
dernier, mais non processus ordinatus. De ces deux facteurs qui constituent ainsi
votre métaphysique et la leur, l’un ne finira-t-il point par éliminer l’autre ?
N’arriverez-vous pas finalement à ce personnalisme conscienciel de la divinité ?
J’assisterai toujours, en tout cas, avec la plus grande sympathie au cheminement
d’une méditation aussi sincère et aussi captivante que la vôtre, aussi riche en
précieuses virtualités.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 140
De Louis Lavelle
Paris
6 novembre 1935
Voulez-vous m’excuser encore, mon cher collègue, de vous importuner
pour vous remercier de votre lettre, qui m’est précieuse à la fois par le sentiment
qu’elle me donne d’une communauté de recherche et par la conscience qu’elle
m’apporte d’une certaine interprétation que l’on peut faire de mes thèses, à laquelle
je ne voudrais pas donner prise. Car je suis infiniment éloigné de regarder Dieu
comme une force inconsciente : et chaque fois que je parais lui dénier la
conscience, c’est seulement la dualité discursive de la conscience qui se cherche,
non point la conscience unitive qui surpasse, il est vrai, les conditions habituelles
de notre expérience, mais vers laquelle pourtant pointent et convergent toutes nos
démarches les plus pures. Et ne croyez-vous pas qu’un « panthéisme de
l’initiative » est une sorte de contradiction, s’il nous oblige à mettre partout une
initiative qui est participée par son efficacité, mais nôtre par son usage ?
Veuillez agréer, je vous prie, avec mes excuses renouvelées, l’expression
de mes sentiments les plus dévoués.
L. Lavelle
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 141
À Louis Lavelle
(À propos de son article du Temps sur le Moi, le Monde et Dieu du 8 février 19392)
10 février 1939
Mon cher Collègue,
Je vous remercie de l’article que vous avez consacré dans le Temps à mon
petit livre : le Moi, le Monde et Dieu. Nous avons jadis échangé plusieurs lettres au
sujet des idées exprimées dans ce travail, et de celles que vous avez vous-même
formulées dans votre Présence totale. Je retrouve dans votre article quelques unes
des objections que vous me fîtes alors sur la contingence de notre monde sensible
et sur la correspondance des opérations de notre entendement avec les données des
sens. J’y répondis en vous disant que je ne voyais pas comment la notion de
participation pouvait rendre notre monde nécessaire, et je ne le vois pas encore, à
moins d’adopter une sorte de parallélisme entre l’intelligence et le sensible qui, fai-
sant de l’un et de l’autre des manifestations d’une même réalisation, nous
ramènerait plus ou moins au spinozisme. Je ne conçois ici qu’une nécessité
possible, la nécessité morale, qui a fait que Dieu a dû choisir le meilleur ; mais
l’affirmation de cette nécessité, à laquelle je suis toujours disposé à souscrire, reste
un acte de confiance, et non un objet d’évidence directe ni de démonstration
possible. Vous dites en passant que je ne souscrirais pas volontiers à la théorie de
Malebranche, et vous avez absolument raison. J’ai même bien des fois, dans mes
notes, insisté sur la divergence absolue qui existe entre son point de vue et le mien.
Que d’autres construisent effectivement des mondes semblables au mien,
c’est là une constatation pure et simple que rien ne me permettait d’anticiper a
priori, car je ne saurais avoir la prétention de légiférer pour tous les esprits.
Je suis tout à fait d’accord avec vous pour considérer que le rapprochement
du rapport des idées à la cogitatio personnelle à la pensée en soi et celui des
consciences à la pensée n’est qu’une métaphore ; mais c’est une métaphore qui a
été considérée par un très grand nombre de philosophies comme exprimant la
réalité fondamentale des choses.
Je suis tout disposé à voir, avec vous, dans le monde sensible, un
instrument de communication avec Dieu et avec les autres esprits3. C’est une thèse
que j’ai fréquemment développée dans mes cours. J’ajouterai même que ce monde
est l’instrument de communication avec nous-mêmes.
Mais, reprenant la discussion sur la contingence, je dirai que, si, tels que
nous sommes constitués, nous sommes pratiquement obligés de communiquer de
cette façon, on ne saurait en aucune manière montrer que ce monde soit nécessaire
2 Cet article « Théisme et Panthéisme » a été publié dans un recueil posthume des
chroniques philosophiques de Lavelle dans le Temps sous le titre « Morale et Politique » 3 Cf lettre précédente
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 142
absolument, et que Dieu ait été en fait dans l’impossibilité de nous permettre de
communiquer avec nous ou de communiquer avec lui par une autre voie.
Vous avez l’amabilité d’exprimer le désir de voir développée la seconde
partie du livre. Je puis vous dire que vous obtiendrez vraisemblablement
satisfaction, puisque M. Delacroix m’avait demandé une étude sur le panthéisme à
laquelle je travaille actuellement4.
Malheureusement, les occupations multiples que j’ai par ailleurs,
notamment la correction du concours de l’Ecole Normale, et, d’autre part, les
soucis constants d’un père de famille nombreuse, nuisent à la rapidité et à la
continuité du travail. C’est ainsi également que je n’ai pu prendre une connaissance
suffisante de l’enrichissement que votre philosophie a reçu dans vos dernières
publications, mais je compte combler cette lacune aussitôt que j’en aurai le loisir.
4 Cf lettre à l’abbé Emériau
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 143
À Louis Lavelle
(À propos de son livre : L’Acte)
Lyon
7 Mars 1939
Mon cher Collègue,
Je vous remercie de l’aimable envoi que vous m’avez fait de votre livre :
l’Erreur de Narcisse5. J’avais commencé à le lire, mais j’ai été obligé de
m’interrompre, et je crois que je serai forcé de remettre à plus tard la suite de ma
lecture. Voilà pourquoi je me décide à vous écrire avant de pouvoir vous
communiquer mes observations, ce que je ne manquerai pas de faire
ultérieurement.
En attendant, je dois vous dire que je ne perds point contact avec votre
pensée. En effet, comme le contenu de cet ouvrage me semblait devoir répondre à
la préparation de certains de mes travaux actuels, je viens de lire l’Acte6 d’un bout
à l’autre, un peu trop vite à mon gré, mais cependant d’une manière suffisante pour
en apprécier toute la richesse. Je suis tout à fait d’accord avec vous, encore une
fois, sur la description de ce qu’on pourrait appeler les conditions transcendantales
de l’acte, et je souscrirais volontiers aux fines analyses que vous avez multipliées
en ce qui concerne le jeu des différentes facultés humaines ; ce que vous avez écrit
sur l’amour m’a particulièrement intéressé.
Nos pensées demeurent différentes quand il s’agit de situer la totalité des
possibilités. Pour moi, je considère que cette totalité appartient à chaque sujet.
J’entends, évidemment, la totalité de celles que nous pouvons réaliser et qui nous
sont fournies comme une sorte de programme, bien que, d’ailleurs, nous n’en
réalisions jamais qu’une partie. J’avais déjà marqué cette opposition dans le Moi, le
Monde et Dieu (p.102).
D’autre part, malgré vos affirmations répétées en faveur du personnalisme
de l’homme, et même, cette fois, de celui de Dieu, je ne parviens pas à saisir
comment, dans votre conception, peuvent se réaliser l’un et l’autre, et, plus encore
peut-être, le second que le premier. Pour l’homme, quelles que soient les difficultés
métaphysiques que me semble présenter ici votre théorie de la Totalité, nous avons
cependant le témoignage de la conscience ; mais, pour Dieu, je ne vois pas
exactement comment vous pouvez éviter la thèse d’un Dieu qui ne devient
conscient de lui-même qu’à travers les êtres qui participent de lui. Cette thèse me
paraît d’ailleurs se faire jour à plusieurs reprises dans votre travail, bien que vous
sembliez incliner ailleurs vers une conscience indépendante de Dieu. Mais, quand
vous parlez de cette dernière indépendance, n’est-ce pas plutôt, au fond, d’une
indépendance de l’Acte fondateur des consciences, et non d’une indépendance de
l’Acte comme conscient de lui-même qu’il s’agit ?
Ce qui m’échappe aussi, dans une certaine mesure, c’est votre position à
l’égard du monde sensible. J’approuve entièrement ce que vous dites de la
nécessité pour l’acte dérivé de s’achever dans une passivité. C’est d’ailleurs cette
collaboration que j’ai essayé de montrer dans ma communication au congrès de
5 Paris, Grasset, 1939
6 Paris, Aubier
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 144
Marseille sur la perception3. Mais quelle conception vous faites-vous du sensible ?
Le traitez-vous comme une réalité indépendante des sujets individuels et à laquelle
ainsi une multitude d’entre eux pourraient participer, ou bien considérez-vous qu’il
y a autant de sensibles que de sujets, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de sensible
extérieur à ces sujets, mais que la sensation est individuelle et qu’elle constitue le
bien de chacun ? J’ai peur que nous soyons ici en désaccord, exactement de la
même manière que sur la totalité des possibles ou sur les principes législateurs de
l’esprit. De même que je regarde la raison comme se renouvelant numériquement
avec chaque personne et comme n’étant nullement une réalité participable, de
même je tiens ce qu’on pourrait appeler le sensible en soi comme inexistant, et il
n’y a pour moi de sensation qu’à l’intérieur de chaque sujet. Je rejette donc tout
réalisme du sensible.
Enfin, dernière question : on a l’impression que, pour vous, la sensation est
une sorte de phénomène de Dieu, qu’elle est une des manières dont Dieu apparaît.
Sur ce point aussi, en admettant que mon interprétation soit exacte, je ne serais pas
du même avis que vous. Pour moi, la sensation est une production directe de Dieu
en nous selon des lois générales, mais nullement un mode d’apparition de Dieu en
nous. C’est, comme disait Berkeley dans une formule que je juge excellente, « le
langage parlé par Dieu à sa créature ». Ajoutons, si vous voulez, le langage par
lequel il permet à ses créatures de se parler entre elles.
Voilà quelques observations cursives. Peut-être vous ai-je mal compris, et,
alors, je m’en excuse.
3 Travaux du 1
er Congrès international de Philosophie, Marseille, 1938 (paru dans le
Journal de Psychologie de Janvier-Mars 1939 sous le titre « Utilisation possible du
schématisme kantien pour une théorie de la perception »)
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 145
De Louis Lavelle
15 mai 1939
Cher Monsieur,
Je m’excuse d’être si en retard avec vous. J’aurais voulu vous répondre
depuis longtemps et vous dire quelles sont les suggestions qu’avait fait naître dans
mon esprit aussi bien la lettre que vous m’aviez écrit [sic] au sujet de l’article que
j’avais publié sur votre livre le Moi, le Monde et Dieu que celle où vous aviez
l’amabilité de me communiquer les observations que vous avait inspirées mon livre
De l’Acte. Mais je suis, comme vous, surchargé de besogne, surtout dans cette fin
d’année scolaire, et toujours retenu et interrompu par les préoccupations
inséparables d’une nombreuse famille dont vous avez vous-même l’expérience.
Pourtant je serais heureux de marquer une fois de plus les points d’accord et les
points de divergence entre votre pensée et la mienne dont nous avons déjà discuté
autrefois, mais qui, peut-être, s’éclairent mieux par les développements que nous
avons donnés l’un et l’autre à notre doctrine depuis cette époque. Je me rappelle
que vous me reprochiez à ce moment-là « une sorte de panthéisme de l’initiative »,
et que, comme je vous faisais observer ce que l’association de ces deux mots avait
de contradictoire, vous vouliez bien avoir l’amabilité d’en convenir. C’est que, en
effet, la liberté est toujours au centre de ma conception de l’être spirituel, aussi
bien en Dieu qu’en nous, de telle sorte que la participation sans laquelle nous
serions séparés de lui, ce que tout philosophe retrouve sous une forme plus ou
moins indirecte, est précisément ce qui assure notre libération au lieu de la rendre
impossible. Je vois toujours très nettement, malgré les heureux amendements que
vous introduisez dans cette philosophie, à quel point votre manière de penser
dépend du kantisme : et je le sens d’autant mieux que j’ai vécu moi-même plus de
dix ans dans la même atmosphère, et que je cherche encore maintenant à l’élargir
ou à l’éclaircir plutôt qu’à la combattre. Mais je reconnais bien volontiers que je
dois sans doute beaucoup plus à Malebranche qui est, je crois, le plus grand
philosophe de notre pays, et que vous repoussez, et à St Augustin, dont je lisais
encore ce matin avec plaisir qu’on en fait le grand philosophe de la participation de
l’âme à Dieu,
En ce qui concerne la correspondance des opérations de notre entendement
et des donnés sensibles, c’est là pour moi un problème très ancien, auquel j’avais
consacré déjà ma thèse de doctorat. Mais il a toujours pour moi la même jeunesse.
Je me le suis posé précisément en réfléchissant sur le kantisme, et plus
particulièrement sur le schématisme. L’essentiel tient ici dans cette affirmation,
que vous ratifiez, que l’acte dérivé doit s’achever dans une passivité : dès lors,
entre cette activité et cette passivité, entre le commencement et cet achèvement, il
faut qu’il y ait une corrélation sur laquelle précisément je n’ai jamais cessé de fixer
mon attention. Mais, quelle que soit la manière dont cette corrélation peut se
réaliser, où le sensible pourrait-il se réaliser, sinon dans la conscience sentante ?
Seulement, on ne peut refuser, dans cette conscience même, de faire la distinction
entre ce qui en fait une conscience particulière en général et qui la contraint à
recevoir en elle tel ordre de sensibles, sur lesquels, comme le montre l’exemple de
l’art, elle pourra s’accorder avec les autres consciences, et ce qui en fait une
conscience particulière et unique au monde et qui fait que chacun de ces sensibles
sera pour elle unique et inimitable. Sur ce point au moins, il n’y a pas à craindre ce
que vous appelez 1e réalisme des sensibles.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 146
Mais cette conception du sensible vous donne encore d’autres inquiétudes.
Dans votre lettre du 10 février, vous me reprochiez de faire du monde un monde
nécessaire, sans que cette nécessité vous parût justifiée par la participation. Mais la
participation met au contraire la liberté partout, aussi bien dans l’acte divin que
dans l’acte par lequel je consens moi-même à actualiser les possibilités dont il me
permet de disposer. Ce n’est porter atteinte ni à l’un ni à l’autre de dire qu’il y a
entre leurs effets une correspondance réglée. Il n’y a que du parallélisme entre le
sensible et l’intelligible au sens spinoziste, mais il me semble difficile de ne pas les
rattacher l’un et l’autre à une même source de réalité, bien que l’usage que je ferai
de ma raison m’oblige à évoquer un monde qui n’est ni un monde créé par moi, ni
un monde qui m’est imposé par une nécessité sur laquelle je ne puis rien, mais qui
est justement le monde que je mérite. Ainsi se retrouve réintégrée à ce niveau cette
nécessité morale que vous alléguez et que je fais mienne, moi aussi.
Cependant, je dois dire que j’avais été assez vivement choqué, dans la
même lettre, par ce que vous disiez de la possibilité pour d’autres esprits de
construire d’autres mondes différents du vôtre, car vous ne voulez pas légiférer
pour eux. Mais, en maintenant ce que vous postulez d’identique entre les différents
esprits et qui n’est pas exclusivement l’effet de l’observation empirique (qui
tendrait souvent à prouver le contraire), je crains toujours que vous ne teniez pas un
compte suffisant de ce qui vous permet précisément de les appeler des esprits, et
qui vous obligerait à déterminer les caractères qu’il faut nécessairement leur
attribuer pour que ce nom ne soit pas dépourvu de sens.
Sur le sensible encore, j’espère que les explications précédentes pourront
dissiper ce qu’il pourrait encore y avoir d’ambigu dans cette expression
« phénomène de Dieu » dont vous vous servez pour caractériser ma conception du
sensible. Je n’ai rien à reprendre à la formule de Berkeley que vous invoquez qu’il
est « le langage que Dieu nous parle » et celui par lequel il permet aux créatures de
se parler entre elles. Mais, si arbitraire que soit ce langage, il est toujours chargé de
signification : si vous l’admettez, cette signification peut avoir une portée
spirituelle qui va bien au-delà de ce caractère de phénoménalité par rapport à Dieu,
qu’on ne lui attribuerait point sans impliquer qu’il y a en lui un caractère illusoire,
ou même trompeur ; ce que je suis bien loin de penser.
J’ai hâte, cependant, de vous dire combien j’ai été sensible à la
communication que vous avez bien voulu me faire aussitôt des réflexions qu’a
provoquées en vous la lecture de mon livre de l’Acte. J’ai essayé de réaliser là une
sorte de synthèse de mes travaux antérieurs, en m’efforçant de dépasser mes
propres positions, de dissiper 1es malentendus que j’avais pu susciter sans le
vouloir. Des lettres comme la vôtre me sont particulièrement précieuses, et
m’invitent à persévérer dans le même chemin, en me signalant les points qui
demeurent obscurs pour le lecteur ou ceux qui appellent la contradiction et qui
donnent une conscience plus nette de ce qui, dans chaque pensée, subsiste
d’original et d’irréductible. J’ai été très heureux de constater notre accord sur les
problèmes premiers et derniers, l’analyse des conditions transcendantales de l’Acte
(à propos desquelles j’avais déjà noté dans l’Idéalisme Kantien un ensemble
d’interprétations auxquelles j’étais disposé à souscrire) et le jeu des différentes
facultés humaines. Je ne crois pas très difficile non plus de vous montrer qu’en ce
qui concerne la personnalité humaine, ou celle de Dieu, la doctrine de la
participation les implique au lieu de les exclure : j’ai tant insisté sur 1’impossibilité
de dire de Dieu qu’il est acte s’il est étranger à la conscience, sur le caractère
dérivé de la conscience que nous avons de nous-mêmes, sur cette causalité de soi et
intériorité à soi parfaites dont la Trinité seule réussit sans doute à exprimer le
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 147
Mystère, que je ne crains pas qu’on puisse m’attribuer de réduire la conscience de
Dieu à la conscience qu’il aurait de soi dans les consciences finies.
Malheureusement il me reste encore des doutes sur deux points où notre
accord sera peut-être plus difficile à réaliser : du moins aurais-je davantage de
satisfaction si vous me disiez ce que vous pensez des interprétations que je vais
vous proposer en ce qui les concerne.
1° Vous dites que la raison se renouvelle numériquement en chaque
personne et qu’elle n’est nullement une réalité participable. Pour moi, je la
considère, en effet, comme telle, et je crois, en effet, qu’il faut dire : la raison, et
qu’elle est pour chaque homme un idéal, que nul de nous n’est pleinement
raisonnable. Mais cela ne veut pas dire qu’il y ait en Dieu une raison semblable à
celle dont nous avons l’expérience, bien que plus parfaite, et qui se diviserait entre
les consciences finies. C’est la raison elle-même qui est un mode de participation
(plutôt qu’elle n’est la réalité dont on participe). Il n’y a donc de raison, en effet,
que dans chaque conscience finie. L’acte pur rend possible cette participation
commune, de telle sorte que le monde où elles vivent soit leur œuvre et puisse être
construit par elles selon des lois intelligibles qui sont les mêmes pour toutes. Elle
plonge ses racines dans l’unité divine et spécifie son opération selon les conditions
de notre nature, spécification qui peut, peut-être, être réduite, non pas, comme le
voulait Kant, selon les conditions de possibilité d’une expérience en général, mais
selon les possibilités de l’apparition d’une conscience finie dans le monde des
existences.
2° Le second point est lié au premier, mais est, peut-être, plus grave et plus
décisif. Il s’agit en effet de cette totalité de possibilités que je mets en Dieu, tandis
que vous les mettez dans chaque conscience. Cette opposition est incontestable,
mais mérite d’être précisée. Car il est évident qu’il n’y a rien de possible en Dieu,
du moins en soi et absolument ; il n’y a rien de possible en Dieu qu’au regard de
l’homme. Ce qui m’avait conduit à la théorie de la double possibilité qui
sauvegarde bien, il me semble, la liberté, mais qui est assez difficile à exprimer :
c’est que Dieu, qui est la souveraine réalité, n’est au regard de l’homme qu’une
infinie possibilité qui ne cesse de lui fournir, au lieu que la créature n’est, au regard
de Dieu, qu’une possibilité dont l’actuation est sans cesse entre ses mains. C’est
pour cela que, malgré les limites de notre vocation, il y a devant chaque conscience
une ouverture strictement infinie, bien que dans les circonstances où elle se trouve
placée, dans la situation qui est la sienne, il n’y ait jamais qu’une réponse
déterminée au dessein que Dieu peut avoir sur elle. Ne considérez, je vous prie, ces
quelques mots que comme une esquisse générale qui aurait besoin d’être complétée
par une analyse plus étendue et plus nuancée.
Je vous prie aussi de vouloir bien m’excuser d’avoir abusé si longtemps de
votre patience. N’y voyez que le souci que j’ai eu de confronter ma pensée avec la
vôtre pour définir aussi exactement que possible nos positions respectives, afin
d’éviter toute méprise ou toute erreur. Les domaines auxquels notre réflexion
s’applique, les directions générales de nos préoccupations restent assez proches
pour que nous puissions espérer le plus grand profit de discussions de cette nature.
Veuillez croire, je vous prie, à mes sentiments les plus sympathiques, et au plaisir
que j’aurai de m’entretenir plus longuement avec vous, si, au moment de l’Ecole
Normale, vous disposez de quelque loisir pour venir jusqu’à la maison.
L. Lavelle
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Louis Lavelle
(À propos de ses « Observations sur le Mal et la Souffrance »7)
Mon cher Collègue.
J’ai lu avec grand intérêt vos « Observations sur le Ma1 et sur la
Souffrance ». Vous y multipliez les remarques psychologiques pénétrantes et les
considérations morales les plus élevées, de telle sorte que votre travail est une
contribution importante à la solution d’un problème particulièrement difficile. Je
crois bien que cette difficulté est telle que, malgré toute l’adresse que l’on peut
apporter à le résoudre, on ne saurait aboutir absolument que grâce à un procédé
indirect, en faisant un acte de confiance dans la Providence démontrée ou admise
par ailleurs8. En attendant d’avoir peut-être un jour la possibilité de discuter cette
question plus longuement avec vous, je tiens à retenir une série de formules
heureuses que j’ai trouvées dans votre travail : par exemple p.23 : « L’esprit n’est
pas une chose que l’on montre, mais une activité que l’on exerce, en faveur de
laquelle on opte et pour laquelle on parie », p.26 : « Tout homme qui entreprend de
vivre veut avoir à la fois la conscience de soi, la responsabilité et la liberté ;
autrement, il ne serait qu’un surgeon de la nature, et, recevant l’être qu’il a au lieu
de le donner, il serait une chose plutôt qu’un être », p.29 : « Ce n’est pas la Nature
qui est mauvaise ; la Nature est rendue mauvaise ou perverse par l’esprit qui s’y
assujettit et entreprend de la servir », p.31 : « Le bien est invisible ; il ne peut pas
être saisi comme un objet, et il se découvre mystérieusement à celui qui le veut,
mais non point à celui qui le regarde », p.32 : « Le propre de la réflexion, c’est de
diriger notre activité spontanée, mais afin de créer notre intériorité à nous-
mêmes… », p.34 : « C’est d’obliger chaque être à devenir un problème pour lui-
même, à s’interroger sur la valeur de sa vie », p.40 : « Quand je dis : je souffre,
c’est toujours un acte que j’accomplis », p.43 : « À la limite, on pourrait dire que je
n’éprouve de 1a douleur qu’avec mon corps, mais que je souffre avec tout mon
être », p.48 : « L’homme cruel se plaît dans la souffrance qu’il inflige, parce qu’il
est certain d’atteindre par elle un autre être au cœur de lui-même, au point où il ne
peut pas nier l’atteinte qu’il subit », etc…
7 Opuscule sans indication d’éditeur ni de date
8 Ceci rejoint de nombreux passages, notamment dans les lettres à Brunschvicg et à
Delvolvé, où Lachièze se déclare fortement opposé à tout optimisme cosmique.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Louis Lavelle9
15 Juillet 1945
Mon cher Collègue,
Je suis bien en retard avec vous, et je m’en excuse, pour vous remercier de
l’envoi de votre dernier ouvrage10
, mais j’ai été tout à fait accaparé par les soucis
les plus divers, et je ne voulais pas vous écrire sans vous avoir lu.
C’est toujours avec le même intérêt que je prends connaissance de vos
travaux, et je remarque chaque fois que nous restons sur nos positions respectives,
de telle sorte que nous continuons à nous entendre ou au contraire à différer sur les
mêmes questions. Ce qui nous sépare, c’est toujours la théorie de la participation
entendue comme faisant de nous une sorte de manifestation partielle de la divinité,
ce qui nous rapproche, c’est la théorie de l’acte débarrassée du postulat précédent,
et, en ce qui concerne particulièrement « le Temps et l’Eternité », la thèse selon
laquelle le temps est notre mode d’incarnation et de réalisation. Vous avez, à ce
sujet, très heureusement souligné l’impossibilité de maintenir strictement le
parallélisme professé par Kant entre le temps et l’espace.
Je ne vous suivrai pas dans vos fines et subtiles analyses relatives à l’avenir
et au passé, au devenir, à la durée et à l’éternité. Mais un point a attiré
particulièrement mon attention, c’est celui où vous traitez de l’unicité du temps.
Ce problème, qui d’ailleurs pourrait être généralisé et étendu à tout
l’univers, est très important, puisque sa solution entraîne l’affirmation ou la
négation d’un monadisme. Est-ce que chacun de nous, s’appuyant sur ses propres
ressources, comme je le professe, développe un temps qui lui est propre pour s’y
constituer comme moi dans le monde des phénomènes, de telle sorte qu’il reste
toujours un microcosme, ou bien est-ce que, empruntant, comme vous le pensez, à
une totalité dynamique unique notre propre pouvoir constituant, nous nous
réalisons tous dans un même temps d’univers où nous sommes, en dernière
analyse, tous compris comme dans un même monde ?
J’avoue ne pas avoir été entièrement convaincu par l’argumentation que
vous développez p.115 et sq. en faveur de l’unicité du temps. Cette argumentation
me paraît confondre, comme le faisait déjà Berkeley dans le troisième dialogue
entre Hylas et Philonoüs, le même numérique et le même spécifique. Que nous
nous réalisions tous selon une même loi qui est la loi temporelle, que le temps
présente toujours pour chacun de nous les mêmes caractères, cela n’implique
nullement qu’il y ait un temps unique, pas plus que le fait pour les araignées de
construire toutes une même toile (au sens spécifique du mot) n’entraîne l’unicité de
cette toile. Chacun de nous garde son temps de réalisation comme chaque araignée
garde sa toile.
Je ne puis me ranger davantage à la preuve de l’unicité du temps que vous
croyez trouver dans l’unicité de l’espace, car je n’admets pas non plus cette unicité.
Comme chacun déploie son temps pour s’y réaliser, de même déploie-t-il son
espace. Et, d’ailleurs, l’un ne peut se faire sans l’autre. C’est un cadre spatio-
9 Brouillon
10 Du Temps et de l’Eternité, Paris, Aubier, 1945
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 150
temporel que nous développons pour y bâtir et pour y agir. Et c’est à l’intérieur de
ce cadre que je constitue des objets relativement auxquels je me représente en
dérivation mes différentes perspectives. L’espace et le temps sont uniques dans
mon Univers, comme sont uniques les objets qui y sont constitués, mais cela
simplement relativement aux différentes représentations que je puis en avoir. Cette
table est un terme qui est posé comme unique dans son rapport aux diverses
perspectives que je peux en obtenir (moi ou un autre que je situe dans mon espace),
mais c’est seulement à l’intérieur de mon espace qu’elle est unique. N’importe quel
autre sujet opère comme moi ; il a son temps, son espace et sa table objet. Il y a
autant de mondes d’objets que de consciences transcendantales11
. Je ne vois pas
comment il pourrait en être autrement. Même dans votre conception, il me paraît
difficile de concevoir qu’il n’en soit pas ainsi, car, s’il y a, en dernière analyse, une
immanence unique, celle de l’Etre originaire, l’unicité s’arrête à ce dynamisme a
tergo, à ce dynamisme opérant, à cette sorte de temps suprême temporalisant,
origine de tous les temps comme naturés, à cet espace spatialisant, source
commune de tous les espaces spatialisés, mais, de même que les individus
participants sont des individualités, de même leurs mondes sont-ils autant de
mondes différents dans la mesure même où ce sont des mondes.
11
Cf les « Réflexions sur l’unicité de l’univers » reprises dans le Moi, le Monde et Dieu.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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De Louis Lavelle
Paris
22 juillet 1945
Mon cher Collègue,
Je vous remercie vivement des observations que vous voulez bien me
présenter au sujet de mon dernier livre. Je crois qu’il n’y a rien de plus salutaire
pour la pensée que de prendre conscience des accords ou des oppositions qu’elle
rencontre, et par lesquels elle ne cesse de se confirmer ou de s’éprouver. Ainsi, je
suis heureux d’avoir votre assentiment sur la thèse générale du livre que le temps
est le moyen par lequel nous nous incarnons et nous réalisons : mon dessein était
de montrer que cette thèse impliquait nécessairement une élaboration de la notion
de possibilité et une construction du temps fondée sur l’hétérogénéité de ses
phases. Quant à l’idée de participation, que vous rejetez, c’est en effet le centre de
ma pensée, et je ne pense pas qu’il y ait ni qu’il y ait jamais eu dans l’histoire de
métaphysique qui en reste ou en soit restée indépendante. Nous avons déjà discuté
autrefois12
le point de savoir si elle doit entraîner vers le panthéisme et me conduire
à faire du moi une parcelle de la divinité, mais vous m’aviez concédé, je crois, que,
si l’acte ne fait qu’un avec la liberté, c’est dans la mesure où ma participation est
plus parfaite que je deviens mieux capable de créer mon être propre. Quant à
l’unicité du temps exposée au § IX du chapitre III, je m’excuse de vous dire qu’il
n’y a rien dans les termes de votre analyse qui aille dans un sens opposé à celui que
j’ai voulu défendre : les distinctions que j’ai faites visaient précisément le même
spécifique et le même numérique, loin de les confondre, le temps temporalisant et
le temps temporalisé, que l’on identifie trop souvent. Seulement, bien que vous
reconnaissiez vous-même que je ne nie point le caractère individuel d’une
expérience qui est notre œuvre, je présume que notre dissentiment renaîtrait sur un
autre terrain, et, pour prendre le problème dans son acception la plus générale, sur
le degré de réalité qu’il faut attribuer à l’idée platonicienne.
Croyez, mon cher collègue, au plaisir et au profit que j’ai tirés une fois de
plus de la confrontation de ma pensée avec la vôtre, et agréez, je vous prie,
l’expression de mes sentiments les plus sympathiquement dévoués.
L. Lavelle
12
En 1935 et 1939. Cf lettres de cette époque
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 152
À Louis Lavelle13
27 mai 1947
Mon cher Collègue,
Je vous remercie de la fidélité avec laquelle vous m’envoyez vos
ouvrages14
que je lis toujours, vous le savez, avec le plus grand plaisir.
Bien que vous ayez, cette fois, adopté un mode d’exposition plus austère et
plus condensé, il me semble bien retrouver les mêmes convergences et les mêmes
divergences entre nos philosophies. Ainsi vous écrivez p.20 : « Dès lors on com-
prend etc... »; pourquoi voulez-vous qu’il s’agisse là d’une expérience de la
participation ? À mon avis, il s’agit tout simplement d’une de ces nombreuses
expériences métaphysiques dont nous cherchons à vérifier la possibilité et qui sont
analogues aux expériences mathématiques. Si nous essayons de voir si nous
pouvons être cause de nous-mêmes, nous échouons dans notre tentative comme
nous échouons à inclure un losange dans un cercle.
Je suis, d’autre part, d’accord avec vous sur cette intériorité qui n’est pas
une intériorité spatiale. D’une façon généra1e, je trouve que Brunschvicg a
beaucoup abusé de l’idée que toute conception pluraliste des consciences est le
produit de l’imagination spatiale, comme si l’intériorité des consciences et leur
irréductibilité n’étaient pas beaucoup plus fondamentales que la distinction dans
l’espace. Même accord, comme je vous l’ai déjà dit, sur la définition de l’être par
l’acte, et aussi sur la thèse que 1’être se confond avec sa propre raison d’être. À
part votre théorie d’un temps unique qui transcenderait les sujets individuels, je
souscris entièrement à la thèse que le temps est la condition d’actualisation de la
possibilité, je dirais même qu’il est la condition de sa conception, au moins
relativement à l’acte.
Même accord sur l’identification du bien et de l’être, sur l’affirmation que
le devoir marque encore une division et une absence d’unification totale chez
l’individu, que le bien est toujours le bien de tel individu, que le pessimisme est
une attitude illusoire puisqu’il prétend inventer l’idée au nom de laquelle il juge le
principe dont il relève.
Quand vous écrivez (p.131) que rien ne peut être donné que sous la forme
d’un objet ou d’un phénomène et que vous ajoutez : la faculté d’intuition est une
chimère si elle n’est pas la conscience que nous prenons d’un acte intérieur, au
moment où nous l’accomplissons, je pense que vous englobez bien dans l’intuition
celle du comportement du prochain, et que vous ne rejetez pas la valeur de
l’intersubjectivité. Je trouve que Sartre et Merleau-Ponty ont eu raison d’insister
beaucoup sur ce point qu’on ne peut saisir un comportement uniquement comme
objet, et qu’il faut en reconstituer la genèse intérieure, sinon même lui en prêter
une.
En ce qui concerne l’existence, je l’envisagerais un peu différemment.
Pour moi, l’existence, c’est ce qui précède la réflexion et je considère comme
existentialiste une philosophie qui admet qu’il y a dans le moi une réalité
13
Brouillon 14
Il s’agit ici de l’Introduction à l’Ontologie, Paris, P.U.F. 1947
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 153
fondamentale à scruter. C’est pour cette raison que je ne considère pas Heidegger,
Sartre et Merleau-Ponty comme de vrais existentialistes. En fait, ce ne sont que des
constructeurs, héritiers et successeurs de Kant, mais des constructeurs concrets.
Aussi ne peuvent-ils pas dépasser le monde. Au contraire, j’envisage Platon
définissant l’âme par l’amour comme puissance orientée, et Blondel la
caractérisant par un esprit se posant devant lui-même dans la réflexion en vue de se
connaître comme de véritables existentialistes.
Telles sont quelques unes des réflexions que m’a suggérées ou rappelées
votre livre que je vous remercie encore une fois de m’avoir envoyé...
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 154
De Louis Lavelle
Paris
20 Juin 1947
Mon cher collègue,
Je vous remercie de votre lettre, et je vous suis très reconnaissant d’avoir lu
mon petit livre avec tant d’attention, et précisé encore les points sur lesquels nous
nous trouvons d’accord et les points sur lesquels nous nous opposons. C’est
seulement l’idée de participation qui est en cause : il est vrai qu’elle est au centre
de tout. En la rejetant, vous vous enfermez dans une solitude subjective dont vous
ne pouvez sortir que par une application métaphysique du concept de cause, ou par
un acte de foi qui le suppose. J’ai, au contraire, essayé d’approfondir une autre
conception de l’expérience, dans laquelle c’est le moi qui se cherche dans un être
qui lui est présent, mais qui le déborde. Sans remonter jusqu’à l’exemple de Platon,
je pense que c’est ainsi qu’il faut interpréter aussi chez Descartes le rapport du
Cogito et de l’argument ontologique, ou encore la solidarité du fini et de l’infini, et
la primauté de celui-ci par rapport à celui-là. Et j’ai l’impression que l’être m’est
toujours aussi prochain qu’il vous est lointain. Mais ce n’est pourtant pas un accord
médiocre que celui que vous me donnez sur l’identité de l’être et de l’acte, bien
que j’imagine que le désaccord renaîtrait vite, dès que j’essaierais de déterminer
dans l’acte ce qu’il y a de reçu et, si je puis dire, la docilité de la liberté dans son
exercice le plus pur. Vous ne pouvez pas douter, s’il en est ainsi, de [la] valeur que
je suis disposé à attribuer à l’intersubjectivité en tant qu’elle est inséparable de
l’acte même par lequel le moi se pose.
Et, quant à votre définition de l’existentialisme, en tant qu’elle implique
une adhésion, je ne l’accepterais qu’avec beaucoup de prudence : car cette
existence posée antérieurement à la réflexion et peut-être même à la conscience
est-elle véritablement mienne ? Elle est à Dieu sans doute, mais comme une
possibilité qui m’est proposée afin que je l’assume et que je la fasse mienne. Mais
ceci demanderait un développement plus étendu : en attendant le moment où nous
pourrons le poursuivre, je vous prie de croire, mon cher collègue, à l’intérêt que je
ne cesse de prendre aux observations que vous voulez bien me proposer, et où je
vois une attention attachée aux mêmes problèmes qui me retiennent, bien qu’elle
ne mette pas l’accent sur 1es mêmes aspects.
Veuillez croire, je vous prie, à mes sentiments les plus sympathiquement
dévoués.
L. Lavelle
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 155
À René Le Senne
Mon cher Collègue,
Je vous remercie de m’avoir envoyé votre dernier ouvrage : Obstacle et
Valeur1 avec une aimable dédicace. Je l’ai lu avec le plus grand intérêt, et j’y ai
retrouvé les qualités de pensée et d’exposition que j’avais déjà admirées dans votre
thèse. Vous excellez dans l’art d’apercevoir tous les aspects d’une question, et vous
possédez une richesse remarquable dans la manière dont vous savez la traduire
pour vos lecteurs. Les points sur lesquels nous sommes d’accord seraient trop longs
à énumérer : insuffisance de l’empirisme, critique pénétrante de certaines attitudes
de 1’intuitionnisme, méthode générale que vous appelez description de conscience
et qui me paraît être, en somme, une méthode transcendantale élargie, virtualité de
multiplicité immanente à la continuité, caractère positif de l’expérience de
l’absence, surrelation plus importante que la relation, conversion de l’unité de
donné en unité de donnant réa1isée par l’idée de substance, « je » considéré comme
unité d’une pensée et d’une arrière-pensée, solidarité de la succession expulsante et
de l’éternité idéelle, caractère secondaire de la volonté et des causes relativement à
la spontanéité intégrale, polarisation de la raison dans l’intellectualisme dynamique
et synthétique, impossibilité de concevoir la passivité autrement qu’en relation
avec une activité préalable, caractère absurde et incompréhensible de l’existence
humaine quand on la sépare de 1’existence de Dieu, vaine prétention pour l’homme
livré à lui-même de décréter la valeur et la vérité, exigence d’une convenance de
notre jugement avec l’Absolu pour en fonder la légitimité, nécessité de chercher la
supra-personnalité dans le sens de la personnalité, critique des thèses qui réduisent
le moi et la liberté à la cénesthésie, et à une cénesthésie passive, distinction de la
cénesthésie et de l’invention trop souvent confondues, observation que la
connaissance froide est plus favorable à la communication des personnes qu’à leur
communion.
Quand j’ai écrit à notre collègue Lavelle au sujet de sa Présence totale2, je
lui ai objecté les tendances panthéistiques de son ouvrage, et je lui ai demandé en
quoi, à l’idéalisme près, sa participation à l’Etre (Etre qu’il déclare formellement
inconscient) se distinguait de la participation à l’Un de M. Brunschvicg. Je ne vous
ferai point la même objection, puisque vous affirmez au contraire nettement, ce
dont je vous félicite, la personnalité divine. Il reste, cependant, entre vous et moi
une différence assez importante : votre dialectique qui, à son stade suprême,
arriverait à une communion avec Dieu comme valeur absolue déterminante, et qui,
en tout cas, en manifeste à la fois l’immanence, la transcendance et l’exigence est,
si j’ose m’exprimer ainsi, une dialectique de l’homogène et finalement une
dialectique de l’inspiration ou de l’invention. Elle rappelle, à ce point de vue, la
dialectique platonicienne de l’Amour, car Platon affirme, lui aussi, que l’Idée ne
peut être que dans une âme ; il professe très explicitement, quoiqu’on n’y ait pas
assez insisté, la nécessité d’une personnalité à l’origine des choses ; mais l’Amour
n’est pour lui qu’un moyen dont la fin reste la Puissance, puissance de réaliser
indéfiniment des œuvres belles et joie que procure la conscience correspondante.
N’en est-i1 pas de même pour vous ? En somme, la communion avec Dieu me
paraît consister à éprouver de plus en plus la conscience de la présence en soi d’une
1 Paris, Aubier, 1934
2 Paris, Aubier, 1934. Cf lettre à Lavelle
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 156
unité dynamique susceptible de se traduire par des richesses de plus en plus
grandes dans le domaine de l’espace et du temps.
Pour moi, la situation est très différente. Ma dialectique est une dialectique
de l’hétérogène. Je considère que, dans tous les domaines, scientifique, artistique
ou moral, cette orientation créatrice et organisatrice n’est qu’un moment provi-
soire, qu’elle doit toujours arriver à nous révéler une insuffisance, et que nous
devons aboutir finalement à une conversion vers Dieu, traité désormais, non pas
comme un principe avec lequel il faut communier dans l’action, mais comme un
but final auquel il faut se ramener par l’aspiration. J’ajoute que, sauf dans cette
dernière étape qui coïncide avec l’expérience de son ultime insuffisance, le sujet,
comme puissance structurale posante, me paraît se suffire à lui-même et renferme
en lui comme son bien propre sa propre éternité et sa propre infinité, sans qu’il y
ait lieu de recourir, pour expliquer cette éternité et cette infinité, à une immanence
de Dieu en lui....
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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De René Le Senne
Paris
23 janvier 1935
Mon cher Camarade,
Déjà, je vous aurais remercié de l’attention, de la sympathie, de l’exigeante
pénétration avec lesquelles vous avez bien voulu lire mon Obstacle et Valeur. Si je
le fais aujourd’hui, c’est que je ne veux pas tarder davantage. J’ai attendu et je
recevrai avec le plus vif plaisir le ou les numéros de la Revue des Cours et
conférences que vous avez eu l’amabilité de me promettre.
C’est après les avoir lus que je répondrai à votre objection. Dès
maintenant, je peux vous assurer que la dialectique d’hétérogénéité me paraît très
précieuse et j’en développerais la valeur de dix manières. Reste à savoir si, seule,
elle n’est pas partiale et dangereuse Avant de vous répondre sur ce point, je veux
vous avoir lu ; car ce n’est qu’à cette condition que ma réponse pourra être adaptée
à votre propre sentiment.
En tout cas, nous allons sans doute dans votre sens en publiant, ce qui vient
d’être fait, un des plus beaux textes de Kierkegaard, Crainte et tremblement (avec
une introduction de Wahl). Ajouterai-je que, si Lavelle paraît bien plus loin que je
ne le suis moi-même des dialectiques de rupture entre Dieu et le sujet, il n’aurait
pas une moindre méfiance de la facilité, car je l’ai bien souvent entendu dire que,
s’il faut défendre l’optimisme, c’est surtout quand il est et, on peut presque ajouter,
parce qu’il est difficile.
Il est donc probable que nous ne sommes pas si éloignés les uns des
autres ; et, pour ma part, je me suis vivement réjoui, en lisant votre lettre, comme
au cours de tout ce que j’ai lu de vous, de voir tant de points sur lesquels nous nous
accordons déjà expressément.
Veuillez donc, mon cher Camarade, agréer mes premiers remerciements,
en attendant que je vous manifeste ma gratitude et mon intérêt en répondant à
l’objection de votre lettre d’une manière plus précise que je ne pourrais faire
aujourd’hui.
René Le Senne
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 158
De René Le Senne
Lajoux
19 août 1935
Monsieur et cher Camarade,
J’ai eu le double plaisir de recevoir le Moi, le Monde et Dieu et de le
recevoir au moment où le loisir d’un séjour à Lajoux, aux sources du lac de
Genève, m’a permis de le lire immédiatement en entier et avec l’attention que ce
livre, qui a dû être un cours, mérite par sa richesse et sa force. C’est un
compendium de philosophie générale, puisque vous allez du terme inférieur de
toute pensée qui est l’immédiateté du réalisme naïf à son terme supérieur qui est
dans l’unité spirituelle, au delà de toutes les subdivisions, l’immédiation du moi et
de Dieu. De ce point de vue déjà, j’aurai plaisir à en conseiller la lecture à mes
élèves, ce qui prolongera votre influence de professeur de Khâgne parmi les
khâgneux3.
Etant aussi attaché au personnalisme que vous l’êtes, voyant aussi dans
l’idéalisme la voie qui y introduit, ayant enfin comme vous le sentiment que le
philosophe ne doit pas s’arrêter au stade de la pensée abstraite, je devais dans
l’ensemble me sentir d’accord avec votre entreprise. La connaissance des étapes
par lesquelles elle procède n’a fait que confirmer ma sympathie ; elle y a ajouté de
l’admiration pour la rigueur avec laquelle vous la poursuivez.
Il me faudrait beaucoup de place pour marquer tous les points sur lesquels
je vous ai lu avec une approbation particulièrement sensible à l’ingéniosité et à la
force de votre argumentation. Je n’en cite que quelques uns : p.13 l’utilisation de
l’argument de Zénon contre l’enséité de l’espace et du temps ; p.18 l’opposition du
rationnel comme structure et de l’empirique comme événement ; la solidarité au
sein du moi constructeur entre l’opération et la loi dont l’efficacité ne fait que
localiser l’activité du moi posant ; pp.38, etc…. la conception de la sensation
comme message ; les trois limitations du moi constructeur ; pp.54-59, les limites de
possibilité du miracle ; p.71 un passage très efficace contre l’utilisation
métaphysique de l’inconscient. Je serais encore plus sévère que vous ne l’êtes p.76
contre Valéry, car il est évident que « la froide et parfaite clarté » de la
détermination pure doit tuer la conscience, puisque c’est une stérilisation par
l’objet. Votre réfutation du panthéisme suffisant est très forte : il remplace
l’éternité de la conscience par l’éternité de la vérité, comme si l’intelligibilité était
séparable sinon abstraitement de l’intelligence. Enfin j’ai admiré particulièrement
la plénitude des pages 88-96 de la conclusion.
Si je m’interroge pour savoir sur quels points j’aimerais entrer en
discussion avec vous, non pour combattre vos thèses, mais pour les ajuster à
d’autres, je trouve ceux-ci :
1. Sans rien nier de ce que vous dites du moi constructeur et
généralement de l’idéalisme transcendantal, j’en atténuerais l’importance dans
l’économie totale de la conscience, en insistant sur ce que l’idéalisme kantien
contient d’empirisme, non seulement extrinsèque, mais intrinsèque. Les mots de
3 Pierre Lachièze-Rey avait, en effet, été professeur de khâgne au Lycée du Parc, à Lyon,
où il succédait à Jacques Chevalier
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 159
constructeur, de monde évoquent trop l’idée d’un ordre capable de fermer sur lui-
même. Je dirais : moi schématisant, explorateur. Les lois finissent par se perdre
dans l’émotionnel comme les sentiers dans les prés. Tout cette activité me paraît en
rapport très étroit avec notre aspect de motricité.
2. En outre, ce moi constructeur n’est que le moi transcendantal savant ;
mais il y a aussi une description à faire du moi commandant de l’action morale, du
moi de l’art qui transfigure le fini, du moi religieux qui s’ouvre à l’infini,
considérés chacun dans son universalité, ce qui les fait aussi transcendantaux.
3. En même temps que j’accentuerais la part du contingentisme, je
soulignerais beaucoup plus fortement celle de la liberté. C’est pourquoi, toujours,
j’élèverai l’axiologie au-dessus de l’ontologie. Dans les dernières pages, certaines
de vos expressions (inévitablement... acheminement nécessaire) ont un son qui me
paraît un peu trop nécessitarien. J’ai toujours peur que l’ontologie ne cache un
naturalisme métaphysique.
4. Enfin, vous me semblez privilégier un mode de la valeur entre tous,
l’amour. Je crains que cela n’entraîne la dépréciation des autres. Entre un
panthéisme qui met la valeur partout, et un transcendantisme [sic] qui, à la limite,
ne la trouverait nulle part, parce qu’il la relèguerait en Dieu, et Dieu hors du
monde, je préfère une conception qui, non seulement admet le contact de Dieu dans
l’amour, mais reconnaît l’extrême diversité des formes de cet amour,
éventuellement même dans l’ivresse des actes (p.76) et dans l’allégresse
nietzschéenne (p.74), pourvu que Dieu y mette par son inspiration le sentiment de
1’ , afin que l’émotionnel que le corps seul explique n’y soit pas confondu avec
celui dont la valeur est la source. Car, si Dieu est pour tous et l’hétérogénéité des
hommes extrême, il doit y avoir une hétérogénéité égale des formes du salut.
Je crois que Lavelle vous paraîtra beaucoup moins panthéiste à mesure
qu’il ouvrira davantage l’être. Il reste qu’il penche un peu trop, à mon avis aussi,
dans ce sens ; mais si l’on va dans l’autre, il faut souligner les contradictions
intérieures, les « coupures », bref la contingence sous tous ses aspects non
seulement neutres, mais négatifs et positifs.
Merci de vos références à la collection Philosophie de l’Esprit. Tout ce qui
aide à sa diffusion nous est précieux.
J’aurais aimé m’entretenir avec vous des questions ci-dessus indiquées plus
longuement qu’on ne le peut par lettres. Peut-être aurai-je, l’an prochain,
l’occasion de passer à Toulouse, car ma fille va se marier dans quelques jours avec
un agrégé de philosophie de 1934, Ed. Morot-Sir, qui vient de recevoir sa
nomination pour Montauban. Je serais heureux si cette occasion m’était donnée de
les débattre avec vous.
Merci encore, et très vivement, de ce livre que j’attendais avec impatience
après que vous me l’aviez annoncé, et qui m’a confirmé dans les sentiments de
notre collaboration à l’œuvre si urgente de la renaissance du spiritualisme, menacé
par tant d’abstractions.
Veuillez agréer l’assurance de ma profonde sympathie.
R. Le Senne
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À René Le Senne
Martel
14 Septembre 1935
Mon cher collègue,
Je vous remercie de l’aimable lettre que vous m’avez écrite à propos du
recueil de mes cours publics, et je me félicite de l’accord que vous marquez entre
nos doctrines sur les points les plus essentiels. Je me contente de répondre à
quelques unes de vos objections :
1) Il ne me paraît pas possible d’éviter un empirisme originaire, si l’on
entend par là qu’il faut accorder une essence et une existence fondamentales.
Quelle que soit la souplesse et la variation des raisons, des inventions, des
constructions, il restera toujours que ces raisons sont des raisons, que ces
inventions et ces constructions ont une structure. Cette remarque est valable pour
tout esprit ; on ne peut pas faire que l’esprit ne soit pas un esprit. Sur un plan
inférieur, celui de l’esprit humain, un nouvel empirisme me paraît s’imposer, celui
de la combinaison des concepts et des formes dans la constitution d’un monde qui
n’a rien de nécessaire. L’empirisme qu’il faut éliminer, c’est l’empirisme du
donné, celui de l’indifférentisme de l’existence relativement à l’essence, celui qui
prétend nous réduire au simple enregistrement du n’importe quoi, mais non ce
qu’on pourrait appeler l’empirisme de l’acte, de la richesse ultime, de la solidarité
de la compréhension suprême et de la plus vaste extension. En ce qui concerne
spécialement la constitution active du contenu objectif et subjectif de l’esprit
humain, je crois avoir prévu l’objection d’empirisme et y avoir répondu : « Il ne
faudrait pas croire, d’ailleurs, que, en référant tout posé à un posant etc... » (p.58).
2) Il y a certainement un moi déterminant du monde de la conduite, mais il
y a deux manières pour le moi d’opérer dans le domaine moral : a) la détermination
d’un cadre formel, d’un monde des esprits, est tout à fait parallèle à l’opération du
moi constructeur du monde sensible ; on peut donc la qualifier de transcendantale
(au sens kantien). Mais b) dans la mesure où l’intervention du Verbe est traductrice
ou expressive d’une destinée impliquée dans l’orientation globale de l’âme
humaine, le terme de transcendantal ne semble plus convenir. Pour parler comme
l’auteur de la Critique, nous sommes désormais dans le domaine du « melius esse »
et non plus dans celui de l’ « esse »; le rôle du Verbe est un rôle analytique de
clarification et d’interprétation.
3) La conscience d’une puissance qui paraît dépasser les limites du moi
individuel (ivresse des actes, allégresse nietzschéenne) et qui, cependant, ne porte
pas la marque de la valeur morale à laquelle souvent même elle s’oppose, soulève
évidemment de nombreux problèmes ; il en est de même pour les coupures
auxquelles vous faites allusion. Des solutions partielles sont possibles, mais je ne
crois pas que nous soyons philosophiquement en mesure de résoudre toutes les
difficultés. Or, c’est pour moi un principe de n’aborder les questions que sous
l’aspect où elles sont susceptibles d’être traitées à l’aide des instruments rationnels
que nous avons reçus en partage. Qu’il y ait une destinée, c’est là une affirmation
essentielle appartenant à l’ordre de la valeur en même temps qu’à celui de la
réalité, affirmation dont on ne voit pas comment elle pourrait naître si elle n’avait
pas sa racine dans l’être, et sans laquelle, d’autre part, la vie ne mériterait pas la
peine d’être vécue. Nous devons donc d’abord la porter et en faire l’objet de notre
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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option fondamentale, comme le faisait déjà Platon. Puis, nous devons déterminer à
quelles conditions une destinée est possible ; nous pouvons ainsi édifier un
ensemble métaphysique dont toutes les pièces sont solidaires. Une fois solidement
installés dans ce système, nous avons toute latitude pour procéder à des
investigations diverses portant sur tel ou tel point particulier ; l’expérience
psychologique, la recherche historique, la théologie, la réflexion sur les sciences, la
sociologie, tout peut être utilisé ; mais nous ne devons point perdre de vue notre
option originaire, notre risque fondamental, parce que, au delà de la destinée, il n’y
a rien.
PIERRE LACHIEZE-REY
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Au R. P. de Lubac1
l0 janvier 1946
Mon Révérend Père,
Je vous remercie vivement de l’envoi que vous m’avez fait, avec une
aimable dédicace, de votre étude sur La connaissance de Dieu2. Je m’excuse de ne
pas l’avoir fait plus tôt, mais j’ai été complètement débordé ces temps derniers
pour des raisons diverses. Je vous ai lu comme toujours avec le plus grand intérêt,
et je pense que ces quelques réflexions où la clarté s’allie avec la profondeur,
pourront être fort utiles. J’y ai remarqué en particulier comment vous y rendez
facilement accessible à tous cette vérité de la tradition philosophique que l’idée de
Dieu ne peut venir que de Dieu lui-même. J’ai noté également comment, dans
l’affirmation de Dieu, collaborent l’argument ontologique et le pari. D’ailleurs, à
mon avis, l’argument ontologique est par lui-même un pari, celui-ci concernant la
valeur chez Platon et la raison chez Descartes. J’ai goûté particulièrement votre
allusion aux thèses de la philosophie à la mode quand vous écrivez : « Il ne peut y
avoir indéfiniment que du devenir, - à moins qu’une catastrophe ne vienne mettre
une fin brutale à tout et que l’absurde ne retrouve enfin, si l’on peut dire, la vérité
de son être en devenant sans équivoque le néant ». J’aime bien ce « sans
équivoque », car pourquoi appeler néantisation ce que l’on était habitué à appeler
simplement réflexion ?
1 Brouillon
2 Editions du Témoignage Chrétien, 1945
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 163
À Henri Maldiney
(Alors étudiant)1
Mon cher ami,
Je vous remercie des mots aimables que vous m’adressez. J’ai gardé le
meilleur souvenir de vous ; vous apportiez aux études philosophiques autant de
zèle que de pénétration ; le moindre problème provoquait chez vous une ardeur de
recherche qui illuminait toute votre physionomie. Ce qui vous avait nui, au point de
vue des résultats, c’était une admiration légitime, mais par trop exclusive, pour la
philosophie de M. Blondel, car vous en arriviez à traiter toutes les questions selon
la même méthode sans vous préoccuper des cas où ils ne le comportaient pas. Dois-
je supposer que vous êtes passé, armes et bagages, à une philosophie un peu
différente, - en l’espèce la mienne - dont l’inspiration dernière relève de la méthode
transcendantale généralisée ? On pourrait le croire à vous lire. Je me hâte d’ailleurs
de dire que la méthode n’est valable que dans le domaine de la construction, c’est-
à-dire dans le domaine de ce que l’esprit édifie, mais non pas dans le domaine de
ce qu’il est. Le Verbe constructeur devient alors purement interprétatif. Mais
revenons à la question.
Vos préoccupations, d’après ce que vous m’écrivez, concernent
essentiellement la notion d’a priori, et vous vous demandez si Kant est arrivé à en
dégager la nature avec une entière précision. Vous cherchez à me faire comprendre
votre position en traçant votre itinéraire philosophique, et vous ajoutez que vous
n’avez lu que deux chapitres de ma thèse, pour ne pas être influencé par le reste. Je
crois qu’il est nécessaire à ce sujet de bien comprendre la situation. Cet itinéraire,
en effet, relève évidemment très étroitement de mes cours : le rapprochement de
Kant et de Platon dans la conception de la synthèse, la position platonicienne dans
le Parménide et dans le Théétète, les rapports de l’âme et de l’Idée dans cette
philosophie, le problème du , la transcendance et l’immanence du
« je pense » dans toutes les opérations spirituelles, la « reconnaissance intérieure »
chez Descartes, l’objet comme idéal de la liaison, la confusion nécessaire du
rapport et de l’acte, l’obligation de considérer l’Idée comme un naturant, l’erreur
des non-euclidiens et des géomètres modernes quand ils prétendent se passer du
schématisme, l’indépendance de la méthode transcendantale relativement au
caractère déterminé de telle forme de la sensibilité ou de telle catégorie, la
fécondité d’une extension de cette méthode à tout le contenu de 1a vie
psychologique, au lieu de la limiter à la construction du monde objectif, - autant de
thèmes que j’ai développés dans mes cours et dans mes ouvrages. Il s’agit de savoir
si vous pouvez, en reprenant ces thèmes, aboutir réellement à une œuvre originale,
surtout si vous vous proposez non pas de les appliquer à des recherches
dogmatiques ou historiques étrangères au kantisme, mais au kantisme lui-même.
Loin de vous encourager à ne pas relire mes cours ou à ne pas lire mes ouvrages, je
vous conseille, au contraire, de les consulter, de manière à pouvoir donner, en toute
connaissance de cause, une réponse à cette question.
1 Réponse à une lettre dans laquelle Henri Maldiney, alors élève de l’Ecole Normale
Supérieure, sollicitait des conseils pour le choix d’un sujet de diplôme d’études supérieures.
L’auteur de la lettre exposait comment il avait été amené à s’intéresser à la conception de
l’a priori chez Kant, tout en hésitant à choisir cette question comme sujet de diplôme. Il
indiquait aussi son intention de lire les œuvres des post-kantiens.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 164
Il faudrait donc aller jusqu’au bout de l’Idéalisme kantien, puis se reporter
à un article des Recherches philosophiques sur « l’Activité spirituelle
constituante » (1933-1934). enfin à la série des études sur le Moi, le Monde et Dieu
parues dans la Revue des Cours et Conférences du 15 janvier au 15 Juin 1935 ; les
chapitres III, IV et V concernent tout spécialement les problèmes qui vous
intéressent. Mais le texte qui vous touche le plus particulièrement est celui qui,
dans l’Idéalisme kantien, est intitulé : « La genèse des représentations de l’espace
et du temps » (p.321-365). J’y ai traité exactement la question que vous me
proposiez. Je crois y avoir cité et commenté tous les textes qui la concernent ; dès
lors, il est indispensable que vous l’examiniez avec soin...
Puisque vous me demandez mon avis, voici à peu près les conseils que je
vous donnerais, tout en précisant que je peux me tromper et que, par conséquent,
ils ne doivent pas vous influencer plus qu’il ne convient.
Etant donné que vous vous proposez de lire les post-kantiens, vous
pourriez peut-être comparer la méthode de Fichte et celle de Kant. Celui-ci a traité
de « jeu de fantômes » la Doctrine de la science. Il doit y en avoir une raison. On a
accusé la sénilité ou l’ignorance de Kant. On a prétendu d’autre part que ce
jugement était injuste parce que l’auteur de l’Opus posthumum avait lui-même subi
l’influence de la méthode fichtéenne. Je n’admets rien de tout cela, et je l’ai dit à
ma soutenance.
Vous pourriez vous demander encore si la méthode suivie par Fichte dans
la Doctrine de la Science est bien celle qu’il a définie dans le Sonnenklarer
Bericht, traduit par le père Auguste Valensin.
Si vous préférez vous en tenir à Kant, je ne vous conseillerai pas une étude
portant d’une manière exclusive sur la Critique du jugement ; les thèses qui sont
développées dans cet ouvrage sont trop souvent inconciliables. Je ne vous con-
seillerai pas non plus une théorie de la liberté, sujet que la mort prématurée de Melle
Monestier2 a laissé intraité ; c’est une question inextricable dans le kantisme. Un
travail portant sur le contenu de la morale kantienne vous éloignerait trop de vos
préoccupations. Mais beaucoup de problèmes méthodologiques se posent....
2 Cf lettre au R.P.Valensin du 16 mars 1935
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 165
À Henri Maldiney
Etudiant2
Tou1ouse,
10 Novembre 1935
Mon cher ami,
Si j’ai présenté un Kant fichtéen, c’est bien malgré moi, car je n’ai eu à
aucun moment, en écrivant ma thèse, la pensée de Fichte présente à l’esprit.
D’ailleurs, je n’ai jamais avancé aucune théorie sans citer les textes à l’appui ; les
textes sont là et je ne les ai pas inventés. Quant à une influence de Fichte sur Kant,
je n’y crois pas, et les déclarations de Kant, aussi bien que les observations de
Adickes, me paraissent sur ce point décisives.
Je pense que vous avez raison en gros sur ce qui sépare Kant et Fichte.
J’exprimerais, en somme, un avis analogue, en disant que Fichte me semble avoir
abandonné dans la nomenclature et l’inventaire des actes spirituels fondamentaux
le contrôle kantien de la conscience possible qui, seul, en fonde la légitimité. Ces
actes ne sont plus, trop souvent, que des hypothèses dont la combinaison pourrait
donner les résultats voulus ; il leur manque la vérification interne de la réalisation
effective. Bien que Fichte s’oppose à Spinoza, n’est-ce pas à une situation
analogue à celle du spinozisme qu’il aboutit, et son Moi absolu n’est-il pas aussi
difficile à poser que la Pensée-attribut ?
Toutefois, je n’avance les observations précédentes qu’avec les plus
grandes réserves. Pour vous guider utilement, il faudrait que je fisse une étude
approfondie de la question. Vous avez des spécialistes plus qualifiés : Xavier Léon,
Guéroult. M. Brunschvicg a une sympathie toute particulière pour Fichte. Enfin, il
me paraît que vous ne risquez rien à aborder sans idée préconçue la lecture de ce
postkantien ; les textes vous éclaireront sur ce que vous devez faire. Quand j’ai
abordé Kant, je ne m’attendais nullement à aboutir au point où je suis arrivé.
Pourquoi ne consulteriez-vous pas aussi le père Auguste Valensin ?
Vous me demandez pourquoi je trouve le problème de la liberté insoluble
dans le kantisme. C’est à cause de la valeur absolue attribuée au déterminisme dans
le monde des phénomènes. Si Kant n’avait fait de ce déterminisme qu’un principe
heuristique, il n’y aurait aucune difficulté. Mais, s’il existe une solidarité
indissoluble entre tous les phénomènes, les manifestations de chaque caractère sont
nécessairement engagées dans la totalité des événements de l’Univers, et c’est cette
totalité seule qui peut être posée par un acte de liberté. Il ne saurait plus exister des
actes particuliers de position. On aboutit donc inévitablement au spinozisme ou au
leibnizianisme, - ou encore, si vous voulez, au stoïcisme. Notre seule liberté est de
participer à l’acte fondamental qui pose le plein métaphysique, ou, plus
exactement, d’être un des aspects de cet acte. Si je m’en souviens bien, Bergson,
dans ses cours au Collège de France, faisait la même objection à Plotin.
2 Réponse à une seconde lettre qui concernait surtout les rapports de la philosophie de Kant
avec celle de Fichte, et la question de la liberté dans le kantisme. Il y était fait allusion à
une critique qui avait été faite par certains à la thèse sur l’Idéalisme kantien : celle d’avoir
présenté un Kant fichtéen.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À A. Mamelet1
Lyon
1l Novembre 1929
Mon cher ami,
Je te remercie vivement de l’envoi de ton étude sur L’idée positive de la
moralité2. Je l’ai lue avec le plus grand plaisir, et je ne puis t’en donner une
meilleure preuve qu’en te disant que je l’ai achevée le jour même où je l’ai
commencée ; le style est précis et alerte, l’unité du développement est parfaite ; on
voit que tu as été conduit par l’inspiration ; cette inspiration, on ne peut en
méconnaître la source ; tu as fait un peu comme Malebranche quand il connut le
Traité de l’homme ou comme Rousseau quand il fut informé de la question mise au
concours par l’Académie de Dijon ; c’est évidemment la réflexion sur les œuvres
de Brunschvicg qui a fait jaillir en toi l’idée directrice ; tu n’es pas seulement
l’élève du Maître, mais son disciple.
Sur la méthode, nous serions facilement d’accord ; par la méditation sur
Kant, je suis arrivé à pratiquer d’une manière très semblable le système réflexif ; ce
système, d’ailleurs, c’est la philosophie même ; au fond, il n’est que le retour à
Platon et à sa dialectique ascendante ; il appartient au rationalisme ou plutôt il le
constitue ; on le trouve actuellement, non seulement chez Brunschvicg, mais chez
Blondel et chez Le Roy ; sans être aussi explicitement développé ou professé chez
les autres, il est immanent à leurs doctrines ; il suffit, pour s’en rendre compte, de
lire l’ouvrage de Parodi sur la philosophie contemporaine.
Là où nous serions moins d’accord, c’est sur le détail des applications et
sur les conclusions. Commençons par le détail : je ne veux pas défendre
spécialement la morale kantienne qui est insuffisante, mais je crois cependant
qu’elle ne mérite pas tous les reproches que tu lui adresses ; la loi de l’impératif
catégorique est un garde-fou au point de vue pratique ; nous sommes autorisés à
céder à tous les penchants qui nous plaisent, à condition que la poursuite de l’objet
de ces penchants érigée en loi universelle n’implique pas contradiction ; le rôle de
la raison, dans le domaine moral comme dans le domaine théorique, est de
constituer le cadre d’un monde, et rien de plus ; elle résout uniquement le problème
suivant : comment pourra-t-il exister un Univers moral ? Mais elle n’a pas plus à
descendre dans le détail des faits, comme législation a priori, qu’elle n’a pour rôle
d’anticiper le détail des lois de la nature.
Tu as parfaitement raison de subordonner les concepts à des réalités qu’ils
ne font que traduire et exprimer, si tu considères les concepts sur le seul plan du
Verbe, ce qui, précisément, postule qu’ils n’appartiennent qu’à la réflexion. Mais
en quoi consiste la spontanéité primitive que tu présupposes ? De deux choses
l’une : ou elle se réduit à de simples mouvements, des impulsions irrationnelles, à
des poussées sans valeur, -ou bien elle porte déjà en elle l’immanence de l’Idée,
comme dirait Platon, son naturant ou son transcendantal, pour employer mon
langage emprunté à Kant et à Spinoza ; et comment, dans le premier cas, l’esprit
trouverait-il le rationnel dans l’irrationnel ? Comment admettre qu’il y a tout
d’abord dans l’esprit quelque chose qui n’est pas esprit ? (p.12)
1 Double
2 Paris, Alcan, 1929
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 167
Tu dis qu’on passe du fétichisme au polythéisme, du polythéisme au
théisme, du théisme au déisme. Permets-moi de te dire que tu fais comme ces
évolutionnistes dénoncés par Vialleton, et qui, au lieu de suivre l’ordre
chronologique réel, placent les espèces animales dans l’ordre logique qui convient
le mieux à leurs théories. Où as-tu vu, en effet, que l’on passât du théisme au
déisme ? La vérité, c’est que le déisme est une doctrine XVIIIe siècle, tout à fait
abandonnée dans notre civilisation occidentale, un accident dans l’histoire de la
pensée. Le mouvement véritable va bien plutôt du déisme au théisme ; ne pas
concevoir Dieu comme au moins un esprit et au moins une personne me paraît à
l’heure actuelle un état tout à fait exceptionnel.
Revenant à Kant p.22, et parlant des rapports de la raison théorique et de la
raison pratique, tu parles de métaphysique théoriquement impossible ; admettons à
la rigueur que cette objection ait quelque valeur contre l’auteur de la Critique ; il
n’en reste pas moins que l’impossibilité de cette métaphysique est liée dans le
kantisme à une série de postulats non démontrés et même manifestement faux, en
particulier à celui de la construction comme condition indispensable de la
connaissance de l’objet. Brunschvicg lui-même a dénoncé ce postulat et c’est, à
mes yeux, un des grands mérites de ses études kantiennes.
Tu cherches à introduire, p.28-29 et passim, la réalité dans la moralité. Tu
suis, sur ce point, les principes de notre maître Platon, qui, dans le Philèbe exigeait
que le réel fît partie du mélange, mais il me semble qu’il y a ici une confusion sur
le terme de réalité. Tu entends, en somme, par réel ce qui se réalise dans le monde
des phénomènes, et, pour toi, montrer la réalité de la morale, c’est constater
l’existence d’un progrès moral ; je ne puis me rallier à cette conception ; rien n’est
plus dangereux dans ce domaine que l’extrapolation ; celle-ci ne peut porter que
sur une période restreinte ; nous ne savons pas du tout ce que peut nous réserver un
cataclysme comme la révolution russe ; ce qu’on extrapole, c’est, au fond, la
civilisation chrétienne, et rien de plus ; nous obéissons à la vitesse acquise ; si
l’impulsion cessait, nous ne savons pas du tout ce qui en résulterait ; or cette
impulsion était une impulsion raisonnée, qui se rattachait à des conceptions
métaphysiques ; en admettant qu’elle se détache de ces conceptions et qu’elle cesse
d’exister à 1’état de simple habitude, comment résistera-t-elle à la réflexion ? En
dehors même du problème spécial de la moralité, c’est-à-dire du problème de
l’obéissance de l’individu au devoir, je pose le problème de la morale elle-même,
et je me demande ce que nous répondrons, si nous nous interrogeons sur le sens de
ce que nous faisons ; ce que nous faisons a-t-il quelque intérêt en soi, et, même si
cela a un intérêt, peut-on considérer que nous avons trouvé là l’ x de l’équation des
aspirations humaines ? Voilà, à mon avis, le véritable problème de la réalité en
morale.
Tu combats (p.34) l’objectivisme en morale ; mais tu te donnes la partie
belle, car tu détaches complètement cet objectivisme des aspirations humaines. Qui
a jamais soutenu une pareille thèse ? Est-ce que le Bien, chez Platon, n’est pas en
nous par l’Amour ? Est-ce que Dieu n’est pas en nous, dans le Christianisme, par la
Charité ? Est-ce que l’Esprit ne pousse pas en nous des gémissements ineffables3 ?
Ce sont en réalité nos aspirations fondamentales, c’est notre esprit comme acte
orienté qui est objectif par lui-même et qui recèle en lui le mouvement même qui le
conduit à son terme.
3 Cf saint Paul, épître aux Romains, 8 26
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 168
Et je ne trouve rien de contradictoire à admettre (p.39) des sentiments
actifs ; bien au contraire, je prétends que les sentiments sont actifs ; de quel droit
réserver cette activité à la construction conceptuelle ? C’est là une grande erreur du
kantisme, et Kant est certainement, sur ce point, en régression sur Platon ; lui-
même n’a d’ailleurs pu rester fidèle à ses principes ; il serait facile de le montrer et
d’en fournir de multiples preuves.
Me permettrai-je de te dire que (p.48) tu me parais verser dans le
pragmatisme : « À quelque objet qu’elle s’attache, Dieu, idéal, Humanité ou
fétiche, elle présente toujours le même caractère d’assurer la complète convergence
des énergies mentales... ». Peut-être, en fait et par illusion, dans ce que Blondel
appelle l’action superstitieuse ; mais, en droit et dans la réflexion, comment
admettre cette indifférence ? Je demande que chacun de ces termes soit soumis à
l’épreuve, et que, en particulier, une critique précise soit faite de l’Humanité
comme fin en soi, détachée de toute fin transcendante.
Toujours en suivant le détail des textes, je tiens à te dire que, en revanche,
j’approuve totalement ce que tu dis contre les morales sociologiques (p.53), et la
nécessité de substituer à l’idée d’une société agissante celle d’une société voulue
comme telle parce qu’intégrée au système rationnel des fins.
Et maintenant, pour conclure sur l’ensemble et pour marquer exactement
ce qui nous sépare, je ne puis mieux faire que de transcrire ici les conclusions de
ma communication à la Société de Philosophie de Lyon du 25 Juin 1925 :
« L’auteur de la Modalité du jugement a défini nettement le
problème : « Est-ce que l’élan d’où jaillissent la rationalité de la connaissance et la
générosité du sentiment est capable de se poursuivre jusqu’à nous permettre de
coïncider, sans que nous ayons à sortir de notre être, par la seule concentration de
notre propre pensée, avec la source même des valeurs idéales ? » (l’orientation du
rationalisme). Autrement dit, la science, l’esthétique et la morale, considérées
fictivement comme réalisées dans l’intégralité de leur développement, portent-elles
leur justification en elles-mêmes et fournissent-elles l’X de l’équation des
aspirations humaines, ou n’ont-elles qu’une valeur symbolique, celle d’un geste et
d’une intention dont la signification est ailleurs ? La réponse ne nous paraît pas
douteuse : la volonté de création, de construction et d’expression n’est qu’une
volonté provisoire, qui apparaît à la lumière de la Volonté fondamentale de
l’homme comme frappée d’une insuffisance définitive. Le progrès qui lui est
intérieur et qui constitue la totalité de ce que l’homme peut atteindre par lui-même
avec la puissance actuelle ou possible que lui révèle sa conscience, ne saurait être
considéré, dans la plénitude de sa réalisation, que comme un moment d’une
dialectique plus ample dont le moment suivant s’affirme dans cette négation même,
mais ne peut être atteint sous sa forme positive que par un secours supérieur ». Et,
dans le commentaire oral qui a suivi cet exposé, je disais : « À cette question posée
par l’esprit, l’esprit seul peut répondre, et la réponse ne nous paraît pas douteuse :
la volonté de puissance et de création ne saurait suffire à l’homme ; après avoir
voulu être créateur, il reconnaît la nécessité de se refaire créature, de renoncer à se
transformer en absolu pour avouer sa relativité, d’être agi au lieu de se contenter
d’agir, - enfin de faire appel, pour remplir sa destinée, à un secours supérieur ».
Ce secours supérieur, le Christianisme l’appelle la grâce - et toi qui cites si
souvent Boutroux, tu sais bien l’importance qu’il lui attachait. Pascal avait déjà dit
qu’il fallait s’offrir aux inspirations ; la différence entre l’ascétisme grec et le nôtre,
c’est que les rapports de Dieu et de l’homme sont des rapports d’esprit à esprit dans
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 169
la doctrine du Christ ; en un mot, il y a une demande et une réponse ; l’homme
frappe à la porte ; mais ce n’est pas lui qui l’ouvre. Pascal, à qui je reviens encore,
avait écrit : « qui veut faire l’ange, fait la bête »; c’est bien pire quand l’homme
veut faire le Dieu ; je ne sens aucun goût pour cet exercice, et la contemplation
d’une humanité dont le rôle unique serait de s’organiser à l’intérieur du monde
sensible considéré comme un vaste mécanisme -en admettant même que l’idée de
cette organisation indéfiniment progressive fût justifiée et fondée- ne saurait me
satisfaire.
Je pense que tu voudras bien excuser ces quelques critiques ; elles te
montrent avec quelle attention j’ai lu ton livre, et combien il m’a intéressé.....
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 170
Au R.P. du Manoir
28 Mars 1938
Mon Révérend Père,
Je vous remercie bien tardivement de la traduction de l’ouvrage du
P.Jansen1, que vous m’aviez portée l’an dernier quand vous étiez venu me voir.
Celui qui poursuivra des études sur ce sujet pourra tenir compte de l’Opus
posthumum, dans lequel on trouve une liaison beaucoup plus étroite de la Loi
morale et de l’existence de Dieu. Comme j’ai vu dans le kantisme une méthode à
utiliser dans une partie très importante de l’activité de l’esprit humain plutôt
qu’une doctrine à approfondir sous tous ses aspects, ces textes sont maintenant un
peu loin de moi. Peut-être serai-je amené à les revoir et à les méditer, parce que j’ai
une étudiante qui fait un mémoire sur « les différents facteurs de l’architecture du
système moral de Kant et leurs modes de collaboration ».
Je vous suis reconnaissant des lignes aimables consacrées à l’Idéalisme
kantien dans votre article de la Nouvelle revue théologique2. Le problème de la
présence est en effet particulièrement important. Il porte dans la philosophie
moderne le nom de problème de l’immédiateté. Il est au centre des philosophies de
Blondel, de Le Roy et de Bergson. M. Reymond3, de l’Université de Lausanne,
s’en occupe tout particulièrement, et il fait également l’objet, sous une forme ou
sous une autre, de beaucoup de mes leçons. Historiquement, en ce qui concerne le
kantisme, il se pose dans le domaine des trois Critiques, mais spécialement dans
celui de la Critique du Jugement ; j’en ai assez longuement parlé dans la séance du
15 décembre 1932 à la Société lyonnaise de philosophie.
J’ai lu avec grand plaisir votre étude sur le problème de Dieu chez Cyrille
d’Alexandrie4, et je vous suis très obligé de me l’avoir envoyée avec une aimable
dédicace. J’y ai remarqué particulièrement la doctrine relative à la prédestination
(p.527 et sq.). Il est vrai que vous avez des doutes sur l’authenticité des textes,
mais, tels qu’ils sont, authentiques ou non, ils fournissent une contribution
intéressante à cet épineux problème que les philosophes, comme les théologiens,
ont beaucoup de peine, non seulement à résoudre, mais même à poser
correctement.
1 La philosophie religieuse de Kant, traduction et adaptation par J. Chaillet, Vrin, 1935
2 « La philosophie religieuse de Kant », in Nouvelle Revue théologique, janvier 1935
3 Cf lettre à Arnold Reymond
4 In Recherches de Sciences Religieuses, XVII, 1937.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Alexandre Marc
15 Novembre 1938
Monsieur,
Je vous envoie très volontiers le Moi, le Monde et Dieu. Je connais un
assez grand nombre de collaborateurs aux Archives1, à commencer par le secrétaire
de leur rédaction, mais je n’ai chargé personne de faire un compte-rendu et je vous
verrai avec plaisir vous en charger. Votre position à l’égard de la philosophie
« existentielle », des conceptions de MM. Lavelle et Le Senne, et enfin des thèses
de M. Blondel m’intéresse vivement. Le terme « philosophie existentielle » a des
acceptions multiples, et s’applique à des doctrines qui s’échelonnent en réalité
depuis un a priorisme décidé jusqu’à un empirisme non moins incontestable. Je
crois que vous vous rattachez nettement à la première tendance. D’ailleurs,
comment un dynamisme spirituel ne serait-il pas un a priorisme, et inversement ? Il
est bien évident, d’autre part, que l’a priori ne doit pas être envisagé comme
purement intellectuel ; il exprime, si l’on peut dire, la situation originaire de la
personne tout entière et j’aime beaucoup la formule de votre article des Recherches
philosophiques : « Si l’on ne part pas tout de suite de la personne, on ne partira
jamais ».
Dans un autre ordre d’idées et sur un autre terrain, je pense que ma critique
du panthéisme correspond assez exactement à ce que vous dites dans les Archives,
quand vous déclarez que la philosophie à tendance panthéistique se caractérise par
la prétention à une suffisance totale dans laquelle le philosophe se fait fort de
remplacer Dieu et de devenir Dieu lui-même.
1 Il s’agit de la revue des Archives de Philosophie éditée par les pères Jésuites.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 172
De Alexandre Marc
2 Septembre 1935
Monsieur,
En vous remerciant de l’envoi de votre livre sur Spinoza, je m’excusais de
la brièveté de ma réponse et vous annonçais une lettre plus longue. Ayant
maintenant plus de temps à moi, je l’écris, cette lettre.
Vous ne serez pas surpris, et j’espère, vous serez content d’apprendre,
Monsieur, qu’avant même de m’avoir fait votre hommage délicat, vous n’étiez pas
pour moi un inconnu. J’avais lu déjà avec une particulière attention votre livre sur
Kant. J’ai suivi cette année vos articles dans la Revue des Cours et Conférences. Je
connais celui des Recherches philosophiques. Si je comprends bien les une et les
autres, il me semble pouvoir indiquer les points suivants de rencontre avec vous.
J’ai bien senti, en écrivant mon Cahier des Archives, que la question de
l’essence et de l’existence fondamentale chez les Scolastiques, surtout chez St
Thomas, se retrouvait importante chez Descartes et surtout chez Spinoza. J’avoue
d’ailleurs avoir de la peine à entrer dans la pensée de celui-ci. Il me paraît aussi
certain que cette question de l’essence et de l’existence est corrélative chez les
Scolastiques du problème du rapport de nos idées au réel, de la valeur de réalité de
nos idées. Or, sur ce point, à propos de ce que vous nommez « l’activité
constituante » de la pensée, je vous rejoins aussi. Il est instructif d’étudier, chez les
Scolastiques, la notion d’ « intellectus agens », je dis, moi, « d’intellect comme
acte ». C’est là qu’il faut chercher le principe intemporel qui donne une structure
métaphysique à notre connaissance. Je ne sais si vous iriez comme moi jusqu’à
retrouver dans les choses mêmes, grâce précisément à l’essence et à l’existence, ou,
si vous voulez, grâce à une certaine conception de l’esse comme acte, la
justification dernière ontologique de la structure de notre verbe. Je pense, comme
vous le dites, que tout ce qui est de l’espace et du temps comme tels, n’est pas de
l’en soi, mais du phénomène. Quand on dit aussi que la nature des choses, origines
de la sensation, est inconnue, je l’accorderais en ce sens que, dans le domaine des
essences matérielles, ces essences sont du sous-intelligible ; que nous les abordons
de l’extérieur, par leurs propriétés. Il reste cependant en elles le transcendantal être,
qui est ce qu’il y a de plus clair. D’ailleurs, si l’on veut comprendre la théorie
aristotélicienne et scolastique du « sensus communis » des « sensibilia communia »
opposée à celle des « sensus proprii » et des « sensibilia propria », il y a là de quoi
rejoindre le schématisme de Kant en le faisant reposer sur un a priori qui n’est pas
purement subjectif.
Avec les articles de la Revue des Cours, je pense que la destinée humaine
n’est pas uniquement ni d’abord dans l’approfondissement de l’activité
constituante, mais dans l’aveu d’une insuffisance et dans l’appel à une personnalité
supérieure. Notre destinée est moins dans ce que nous pouvons faire que dans ce
que nous pouvons devenir. La philosophie doit en arriver là. Il me semble aussi que
cette insuffisance se justifie et se fonde dans l’être. Il me semble que, sans doute,
vous ne refuseriez pas ce point.
Voilà, Monsieur, entre nos deux pensées, les rencontres. Peut-être ai-je
l’air de défendre la scolastique, en fait je ne prône ni les Scolastiques ni les
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 173
Modernes. C’est un tort d’ignorer les unes ou les autres. Il y a dans les deux de la
grande philosophie et, sous des perspectives différentes, les mêmes problèmes.
Je regrette que Toulouse et Jersey soient presque aux deux bouts de la
France. J’aurais du plaisir à vous rencontrer, et du profit à m’entretenir avec vous2.
Je veux, une fois encore, vous remercier de votre envoi si délicat, et vous assurer
de mon respect.
A. Marc
2 En fait, ils se rencontrèrent au Congrès Descartes en 1937 et, depuis lors, en de
nombreuses occasions. Lachièze-Rey publia, dans la Revue Philosophique (octobre-
décembre 1951) un article sur « la psychologie réflexive du Père Marc ».
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 174
Au R. P. Marc
Martel (Lot)
15 Septembre 1935
Mon Révérend Père,
Si je vous ai envoyé mon Spinoza, c’est que la lecture du travail que vous
aviez publié dans les Archives mettait nettement en lumière l’admission par
certains docteurs scolastiques, et par Saint Thomas lui-même, d’une solidarité entre
l’essence et l’existence qu’on retrouve chez Descartes et chez Spinoza. On a fait
souvent à ces deux derniers auteurs l’honneur d’avoir affirmé cette solidarité, ou,
plus exactement, de l’avoir retrouvée après Platon, tandis que la scolastique aurait
considéré la substance comme une sorte de support indifférent d’existence, ce qui
entraînait la conséquence logique que n’importe quoi pourrait exister, et ouvrait la
voie à l’empirisme. Votre étude prouve qu’il n’en est rien.
Je veux bien admettre le rapprochement entre le moi constructeur et
l’intellectus agens à la condition de ne pas confondre construction et abstraction, et
de ne plus faire de l’intellectus agens l’immanence dans le moi individuel d’une
pensée supra-individuelle ou d’une raison divine.
L’acte, au sens profond du mot, étant origine et principe, est
nécessairement un être, et, par conséquent, présente par lui-même un caractère
ontologique. Mais les produits de l’acte n’ont pas même valeur ontologique : on ne
saurait mettre sur le même plan le monde sensible tissé par le moi humain et les
esprits posés par l’acte divin.
Vous dites que les essences matérielles possèdent le transcendantal
« être ». Si vous entendez par là que les sensations existent, je ne saurais le nier, à
la condition toutefois que l’existence de ces sensations soit considérée comme celle
de données purement subjectives ; si vous entendez encore que nous référons ces
sensations à quelque chose et que nous déterminons ce quelque chose en
construisant un objet spatio-temporel qui est considéré comme en étant la source,
ainsi que le fait le savant, je l’admets aussi ; si enfin vous admettez que ces
sensations sont produites en nous par Dieu selon certaines règles, et qu’ainsi il
existe ou peut exister une homogénéité spirituelle entre nos lois et celles de la
production des sensations, je souscris encore à cette affirmation. Mais je répugne
entièrement à la théorie réaliste de « choses » existant en dehors de tout esprit et
autres elles-mêmes que des esprits, à l’admission d’un en soi qui ne serait pas en
même temps un pour soi.
Vous me demandez si j’admets que notre insuffisance se fonde dans l’être.
Je crois qu’il faut prendre comme fait ultime la conscience de notre insuffisance, et
considérer celle-ci sur le terrain moral et spirituel. Mais je considère que cette
conscience ne peut être fantaisiste, conventionnelle et illusoire, et que, d’ailleurs,
recélant intrinsèquement l’exigence d’un absolu, elle entraîne nécessairement
l’admission de ce dernier comme lui étant immanente…..
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 175
À l’étudiant Henri Marçais1
Paris
Mai 1939
Monsieur,
La lettre que vous m’avez adressée fait grand honneur à votre esprit
philosophique, car elle montre à quel point vous vous intéressez aux questions
essentielles qui doivent préoccuper un philosophe, et elle prouve en même temps
que vous apercevez très exactement les difficultés auxquelles ce dernier doit
inévitablement se heurter.
L’ampleur même des problèmes soulevés par vous, et la multiplicité de
leurs aspects ne me permettent pas de vous répondre aussi complètement que je le
voudrais. La plupart, d’ailleurs, ne concernent pas seulement une attitude
philosophique ou une méthode particulière, mais ils font corps, pour ainsi dire,
avec la réalité même qu’il s’agit de pénétrer.
1°) Comment une régression analytique peut-elle être rationnelle ?
Vous excluez très justement une réponse qui ferait intervenir le principe de
causalité ou tout autre principe de caractère universel et indéterminé appartenant au
domaine de ce que Spinoza appelait les axiomes abstraits. Cela revient à dire, en
somme, que la liaison ne peut être qu’intuitive et qu’elle doit être particulière à
chacun des objets envisagés. Le type de cette liaison est représenté par la relation
modo-substantielle de Descartes : le mouvement, la figure, etc... impliquent
l’étendue, - le doute,1’affirmation, la négation, etc... impliquent la pensée. On
pourrait multiplier les exemples, et Descartes en a donné lui-même un grand
nombre dans les Regulae. Les conditions pour qu’il y ait analyse régressive ont été
définies par moi dans ma communication au congrès international de philosophie,
p.174-176
2°) Comment une régression rationnelle de cette sorte peut-elle être
conciliable avec la théorie de la prise de conscience immédiate ?
Vous vous demandez à ce sujet si mes conceptions auraient varié, si
j’aurais admis dans l’Idéalisme kantien et dans l’article des Recherches
philosophiques une prise de conscience directe, tandis que la condition ne serait
qu’idéalement représentée et conclue, d’après la communication au congrès. Vous
envisagez cependant l’hypothèse que les deux conceptions seraient conciliables, et
vous formulez ainsi cette conciliation possible :
« Dans ce cas, on remonterait rationnellement à une condition, et, ensuite,
on prendrait conscience de cette condition qui n’était encore que conclue ».
Il n’y a pas le moindre doute que cette dernière supposition est la vraie. Je
ne m’en suis, en fait, jamais départi. Ce qui peut quelquefois donner une
impression contraire, c’est qu’il s’agit de répondre à des questions diverses, et
1 Réponse à une lettre de Henri Marçais, étudiant, demandant des éclaircissements sur
certains points de la doctrine de Pierre Lachièze-Rey, et notamment sur la méthode de
régression analytique, à propos de la rédaction de son diplôme d’études supérieures sur le
sujet suivant : « Méthode et résultats de la critique kantienne ».
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 176
qu’ainsi il y a lieu, selon les cas, de mettre l’accent plus particulièrement soit sur la
régression soit sur la progression. Il faut remarquer aussi que, indépendamment de
cette différence d’exposition impliquée par 1a nature des questions, il faut tenir
compte également que, selon les cas, la conscience directe est plus ou moins facile
à atteindre et plus ou moins originaire, c’est-à-dire qu’elle peut plus ou moins se
passer de la régression analytique comme instrument de médiation, et que, enfin,
quand il ne s’agit plus des constructions immanentes à l’esprit, comme, par
exemple, de la constitution du système de l’expérience au sens kantien du mot,
mais d’une interprétation de caractère ontologique comme celle, par exemple, de
l’unité de l’être vivant, la méthode de régression analytique ne s’achève pas en une
prise de conscience directe. Cette conversion n’est possible que là où, précisément,
le moi est intervenu ou peut intervenir. En dehors de ce cas particulier, l’instrument
de contrôle cesse d’être la conscience possible. Faute de mieux, j’ai, sur ce point,
dans ma communication au congrès, fait intervenir une « idée de l’être » comme
principe judicatoire ultime. Mais, si je crois effectivement qu’il y a des conditions
transcendantales de l’être absolu et non pas seulement, comme le supposait Kant,
des conditions transcendantales de l’objet dans le monde de l’expérience, il va sans
dire que, à chaque échelon où nous posons une réalité quelconque, c’est, pour ainsi
dire, à l’intérieur même de cette réalité que nous apercevons si elle est complète, si
elle peut fonctionner ou être posée, si elle n’est pas contradictoire avec elle-même
ou avec un système dont elle fait nécessairement partie. C’est dire, par conséquent,
qu’il n’y a pas de critère général d’appréciation susceptible d’être traduit dans une
formule, mais encore ici une série d’évidences particulières. Voyez à ce sujet ma
communication au congrès, p.177-179. Ainsi, quand, par la méthode régressive, on
a cru pouvoir construire une conception de l’Elan vital, de la conscience animale,
de la force plastique, etc..., je me demande si l’ensemble des déterminations ainsi
posées constitue réellement un possible. Remarquez, par exemple, ce que je dis au
sujet de l’étendue tridimensionnelle de Descartes, p.179.
Que, dans cette conversion et dans cette épreuve, il puisse y avoir des
illusions, c’est possible et même certain. Mais il nous appartient précisément, en
multipliant, si on peut dire, les réalisations de ce double jeu, d’arriver à éliminer
progressivement les erreurs dont nous pourrions être victimes. La question doit être
d’ailleurs examinée et discutée dans chaque cas particulier. Vous savez que Kant
n’a jamais mis en doute l’intervention du « je pense » des catégories et des formes
dans la constitution de l’Univers. Au contraire, il a mis en doute, - et il a même
déclaré qu’ici le doute ne pouvait jamais être levé -, l’intervention de la 1oi morale
dans un acte déterminé. Nous ne saurions jamais, d’après lui, si nous avons
réellement agi par respect pour la loi ou si nous avons seulement été poussés par
une passion. En revanche, dans ce même domaine moral, il ne douterait
certainement pas de l’intervention de l’idée de la loi dans la construction du type
spécifique (non de la réalisation) de l’acte moral.
Il est bien évident, d’autre part, que la régression analytique prend son
point de départ dans une certaine manière de nous représenter l’objet, qu’il y a
ainsi une certaine réciprocité dans la nécessité régressive entre la conception
initiale et l’aboutissement final, exactement comme, dans la perception, il y a une
réciprocité entre la forme que nous conférons à l’objet et la situation que nous nous
attribuons relativement à lui. Mais, là encore, nous sommes avertis, et nous devons
chercher à apprécier les risques d’écart dans chaque cas particulier.
Reste votre observation que « si la rigueur rationnelle ne constituait pas, ne
créait pas la condition transcendantale ou l’illusion de cette condition, cette
régression rationnelle serait inutile. S’il y a dans un esprit telle ou telle activité
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 177
constituante, pourquoi aurais-je besoin de conclure rationnellement pour pouvoir
en prendre conscience ? »
Je reconnais toutes les difficultés de la question qui concerne d’une
manière générale les rapports de l’acte primitif et du Verbe, ainsi que le rôle de ce
dernier comme instrument de médiation. Comment l’esprit n’est-il pas
originairement conscient de la totalité de son être ? Comment a-t-il besoin d’un
retour sur une opération effectuée par lui pour la réaliser avec une pleine
possession de toutes les conditions et de tous les facteurs qui la constituent ou y
sont impliqués ? Où doit-on faire commencer la conscience et dans quelle mesure
faut-il déclarer que la spontanéité de l’esprit est consciente ou inconsciente ? Où
faut-il situer l’immédiat ? Chronologiquement avant la médiation du Verbe, ou, au
contraire, chronologiquement après, quand l’acte spirituel est saisi dans toute sa
pureté et se réalise avec une pleine initiative transparente pour elle-même ? Au
fond, de toutes ces difficultés la plus importante me paraît être celle-ci : quand la
régression analytique s’applique à une réalité considérée comme étrangère à
l’esprit, nous n’avons aucune peine à comprendre que cette régression nous révèle
une condition que nous ne possédions pas antérieurement, mais, quand il s’agit
d’un jugement, d’une création artistique, d’un acte moral, d’une construction
sociale, d’une organisation perceptive, de l’édification de la science, il semble que
la régression analytique ne doit pas révéler une condition nouvelle, mais retrouver
une condition déjà présente dans un acte spirituel qui, en tant qu’acte spirituel,
aurait dû déjà être entièrement pénétrable pour lui-même. Je crois qu’un tel
problème est celui qui doit nous préoccuper particulièrement, parce qu’il est au
centre de toute philosophie de l’esprit, mais il n’appartient pas à une doctrine
déterminée, et tous les auteurs le rencontrent inévitablement. Je citerai en
particulier Bergson. Le Roy, Blondel, Decoster, Brunschvicg, Paliard, Reymond,
etc... Il s’agit de ce qu’on pourrait appeler une topographie de l’immédiat. Mais je
ne puis guère examiner dans une simple lettre une question de cette importance. Je
me contenterai d’observer que, avant la dissertation de 1770, Kant avait déjà
professé un a priorisme de l’espace et du temps, c’est-à-dire qu’il avait déjà
découvert l’immanence de ces deux formes à tous les objets de l’expérience par la
voie d’une régression analytique ; mais son a priori demeurait sur le plan objectif ;
c’est-à-dire qu’il n’avait pas rattaché ces deux formes au sujet ; il n’avait pas vu
que le sujet était à son tour impliqué en eux comme condition. Il en était, en
somme, à peu près au même point que Descartes, quand il dit que le mouvement
implique l’étendue. Mais, à partir du moment où le sujet apparaît impliqué dans
une réalisation, alors se manifeste également la nécessité d’une expérience
possible, d’une prise de conscience directe. Je crois qu’il est sage, tant qu’on n’a
pas pu résoudre entièrement le problème de l’immédiat avant la régression, de se
contenter d’approfondir l’épreuve de l’immédiat après la régression. Nous
pourrons discuter longuement, et peut-être sans résultat décisif, sur ce qui s’est
passé effectivement d’une manière consciencielle avant l’analyse de la structure de
la perception. Quelle conscience y a-t-il eu de développer l’espace et le temps,
d’utiliser le principe de causalité, d’orienter le corps dans telle ou telle direction
déterminée ? Il n’en reste pas moins que, une fois ces facteurs mis en lumière, nous
nous trouvons en mesure de les faire jouer efficacement et en pleine clarté, de
même que nous nous trouvons en mesure de tracer effectivement des cercles avec
la pleine conscience de notre opération autonome quand nous sommes entrés en
possession de la loi génératrice du cercle.
3°) « Cette prise de conscience directe d’une activité transcendantale qui a
lieu en dehors du temps existe-t-elle ? »
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 178
Je ne vois pas comment on pourrait le nier. Dans la loi génératrice du
cercle, j’ai immédiatement conscience d’une possibilité de reproduction indéfinie.
Et il en est de même dans la loi génératrice de l’espace et du temps.
4°) « Comment une activité spontanée dont vous preniez conscience peut-
elle donner naissance à des liaisons qui nous paraissent nécessaires ? »
Il est difficile de répondre brièvement à une pareille question, à cause des
multiples significations de la notion de nécessité. J’espère cependant pouvoir vous
fournir quelques éclaircissements par l’observation suivante. Le moi n’est pas du
tout un principe fantasque, amorphe et indéterminé. Il est essentiellement loi
posante et organisatrice : ainsi, il est espace spatialisant, temps temporalisant,
rapport unifiant, etc... Cette conception du moi tend d’ailleurs à descendre du
domaine de la philosophie de l’esprit dans celui de la psychologie, ce qui est tout
naturel si les opérations psychologiques ne sont que les incarnations des lois
éternelles de fonctionnement de l’activité spirituelle. Dans la perspective
kantienne, le sujet n’est pas autre chose que le « naturant » du monde des
phénomènes, dont ce monde lui-même, en tant que construit et réalisé, est le
« naturé ». Il y a réciprocité entre les deux. L’autonomie et la nécessité vont donc
de pair ; l’autonomie consiste à s’appuyer sur soi-même comme loi suprême pour
réaliser des opérations conformes à cette loi. Si l’on admet maintenant, avec
certains modernes, que la doctrine kantienne est trop rigide et qu’il faut donner à la
spiritualité agissante plus de souplesse, on placera le principe de l’autonomie dans
une unité unificatrice plus lointaine, dont les démarches se caractérisent moins par
une nécessité rigide que par ce qu’on pourrait appeler des inventions rationnelles
dont la valeur devra être appréciée dans chaque cas particulier.
Sur cette question de la nécessité, je ne vois pas à quelle théorie de la
Critique de la raison pure vous faites allusion. Vous avez l’air de croire que Kant
aurait professé dans cette œuvre qu’un « je pense » inconscient ou transcendant
aurait constitué des liaisons que la conscience ne ferait que constater. J’ai
combattu, dans l’Idéalisme kantien, p.444 et sq., une théorie de ce genre qui
aboutirait à rendre complètement vaine la philosophie critique. Sur le point spécial
que vous traitez, elle aurait pour résultat de confondre une contrainte « gefühlt »
avec une nécessité « ein gesehen », confusion que Kant a été particulièrement
soucieux d’éviter. Dans les références que vous me donnez, vous ne renvoyez pas
au petit livre que j’ai publié chez Boivin sous le titre : le Moi, le Monde et Dieu.
Peut-être ne l’avez-vous pas lu. À toutes fins utiles, je vous signale que vous y
trouverez, je crois, dans les chap.III et IV (p.44-89)2, sous les titres : « le Moi
constructeur » et « les limites du Moi constructeur et du monde construit », des
renseignements assez détaillés sur l’attitude que j’adopte à l’égard de
l’intemporalité et de la nécessité.
2 1
ère édition ; 2
ème édition : pp.49-89
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 179
À Mademoiselle Jeanne Monestier
Toulouse
19 Mai 1933
Mademoiselle,
Votre article1 me paraît fort bien, tel que vous me l’avez envoyé, et je crois
qu’il doit intéresser un lecteur qui est désireux de connaître l’esprit de la pensée
kantienne ou, tout simplement, de voir comment se posent, en général, quelques
problèmes philosophiques essentiels. Vous avez très justement mis en lumière la
distinction fondamentale de l’évènement et de l’acte, la mobilisation de la
sensibilité, l’intégration de la passivité à l’activité du moi, l’élimination d’une
chose en soi inconcevable située au delà de la pensée et à laquelle celle-ci serait
subordonnée. Vous avez, par conséquent, trouvé le moyen de donner le maximum
possible d’indications sur le contenu de l’ouvrage dans le peu d’espace dont vous
disposiez. Je vous remercie d’avoir ainsi mené à bonne fin ce travail à un moment
ou vous étiez particulièrement occupée.
Je réponds, d’autre part, brièvement à vos questions. On pourrait, en effet,
rapprocher Kant de Platon, mais à la condition d’interpréter le second de ces
philosophes dans le sens d’une philosophie du sujet et de considérer chez lui l’Idée
comme puissance de réalisation et de jugement plutôt que comme modèle idéal,
réalisé dans un ciel transcendant. C’est d’ailleurs là mon interprétation et celle de
beaucoup d’Allemands ; c’est celle également de M. Brunschvicg, mais elle ne
serait pas admise par tout le monde. Mais, même ce rapprochement effectué, il
resterait de nombreuses différences que je ne puis développer en détail : réalisme
du monde sensible, difficulté de retrouver l’unité synthétique d’un Univers en
partant des Idées, complexité et caractère souvent arbitraire des mobiles et des
facteurs de la construction du monde, etc..., voilà ce que l’on trouve chez Platon,
mais qui n’existe pas chez Kant. Sur le fond même de la question de la chose en
soi, et en laissant de côté le parallélisme avec Platon, je ne crois pas que tout le
problème soit résolu dans le kantisme par une thèse qui ferait de cette chose en soi
le but final de la conscience constructive du monde et qui l’absorberait, soit dans
l’Univers, intention ultime de cette conscience, soit dans le terme de référence,
dernière étape d’une série d’actes de position ou de détermination. La sensation
reste une conséquence sans prémisse, et la prémisse peut être Dieu, comme le veut
Berkeley. Mais, dans la constitution du système de l’expérience, cette prémisse,
quelle qu’elle soit, n’a pas à entrer en ligne de compte, car nous n’avons à faire ici
qu’au processus de la construction de notre univers, où la position de la chose en
soi vient occuper une place et constitue un moment déterminés. Enfin, vous me
dites que vous ne voyez pas de différence avec Fichte dans la théorie de la
Selbstsetzung. Ce n’était pas l’avis de Kant, et ce n’est pas non plus le mien. Kant a
traité la théorie de la science de « jeu de fantômes », et c’est aussi mon avis. Je suis
tout à fait réfractaire quand il s’agit de comprendre ce qu’est le Moi absolu ; en fait
de moi, je ne connais que le mien.
De plus, si Fichte, comme je l’ai souvent dit, a défini une méthode
excellente dans l’ouvrage qu’a traduit le père Valensin, il ne l’a pas suivie. Les
opérations du moi dans son système sont des constructions purement imaginatives
ou logiques. Ce ne sont pas des opérations spirituelles réalisables et objet de
1 Compte-rendu de l’Idéalisme kantien pour les Etudes
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 180
conscience possible. « Conscience possible », voilà ce qui est essentiellement chez
Kant, et voilà ce qui fait son mérite essentiel. Jamais une construction invérifiable,
jamais un jeu de concepts ; peut-on reprendre l’opération mentale, assister à sa
réalisation, « faire la preuve », comme le disait Lachelier, qui, entre parenthèses,
aurait été bien inspiré en s’appliquant à lui-même cette règle. Quant au panthéisme,
il s’élimine de lui-même quand on songe que Kant a toujours soutenu que le « je »
était atteint par une régression analytique sur ma propre pensée, sur la pensée de
mon Univers. Je n’atteins que la loi de ce dernier, et cette loi n’est valable que pour
moi, bien qu’elle soit éternelle et intemporelle. Valable universellement n’a jamais
chez lui voulu dire valable pour n’importe quel esprit, mais toutes les opérations
que moi, je pourrai faire, ou qu’un autre, constitué comme moi, pourra faire, cette
dernière affirmation étant, en somme, une vérité de M. de la Palisse...
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 181
À l’Abbé Nédoncelle
Lyon
26 Mars 1944
Monsieur l’Abbé,
Je suis véritablement confus de la manière dont vous me comblez. Après
votre travail considérable sur la Réciprocité des consciences1, vous m’envoyez,
toujours avec une aimable dédicace, votre étude sur la Personne humaine et la
nature2. Je viens de la lire avec grand intérêt, et elle m’a séduit aussi bien par la
richesse de son contenu que par l’élégance de sa forme.
Dans la première partie, j’ai remarqué spécialement les § 22 et 23 où vous
parlez des cas où la prédication traduit « l’apport que le sujet fait à la Nature et par
lequel il se modifie et réalise lui-même sa destinée », mais c’est surtout dans la
seconde partie que j’ai trouvé une ample moisson de méditations : la reprise et non
la répétition caractérisent le développement la personne (§ 42) ; -1’innéité, objet
d’acquisition et située dans le processus temporel en avant plutôt qu’en arrière,
théorie que je rapprocherais volontiers du caractère intelligible de Kant
correctement interprété (§ 48) et qui est si heureusement reprise dans la formule
« l’identité est une permanence qui se transforme » (§ 49). J’ai noté des remarques
particulièrement intéressantes sur l’objectivité liée à l’avoir (§ 51), sur la
constitution de la subjectivité ontologique (§ 52), sur la caducité de l’objectif (§
56), sur l’évanouissement général de toute possession, sauf de celle que l’on a
incorporée à soi-même (§ 57), sur la valeur d’humilité, mais sur l’insuffisance
positive de l’anonymat (§ 59). Comment ne pas reconnaître que vous avez trouvé
ici parfois des formules définitives, quand on lit, par exemple, à la fin du §
57 : « Ce qui compte alors n’est plus ce qu’on a (et qu’on perd), mais ce qu’on
accomplit en mourant. Tout se passe comme si, en quittant ce monde, la
personnalité remplissait pendant un instant fugitif toute la place laissée libre par
l’extériorité. Cette irruption finale de l’intimité dans tout l’espace vacant de l’âme
est peut-être le bref moment qui nous achève. La vie, en expirant, dessine le vrai
visage de l’esprit et le grave dans l’ultime événement ».
Les § 76 et sq. concernant les deux libertés suggèrent l’idée d’un
rapprochement entre vos idées et celles de M. Blondel, tandis que la fin du § 91
résume très exactement la situation définitive de notre personnalité et le mode
essentiel qui en constitue le rythme constituant : « Si l’on ne choisit pas sa
première pensée, on choisit sa première réflexion. C’est pourquoi tout système
repose sur un principe unique exprimant le choix de la personnalité. La sagesse
n’est-elle pas de prendre librement pour fondement de la réflexion ce qui surgit
inévitablement comme première pensée humaine ? C’est le cas par excellence du
personnalisme tel qu’il nous est apparu ».
En vous renouvelant tous mes remerciements, je vous prie….
1 Paris, Aubier, 1942
2 Paris, P.U.F., 1943
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À l’Abbé Nédoncelle
Lyon
14 avril 1946
Monsieur l’Abbé,
Je m’excuse de ne pas avoir répondu plus tôt à votre aimable envoi3, mais
j’ai été absorbé depuis plusieurs mois par des soucis de toutes sortes, deuils et
maladies s’étant abattus sur la maison. Je ne voulais pas cependant vous écrire
avant de vous avoir lu, et je n’ai pu le faire que ces derniers jours.
J’étais encore à l’Ecole Normale lorsque j’ai pris connaissance de l’Essai
sur les développements et de la Grammaire de l’Assentiment. Le premier de ces
ouvrages m’avait particulièrement frappé : je l’avais considéré comme un travail
décisif dans l’interprétation du progrès dogmatique. Je ne doute pas, d’une manière
générale, qu’une nouvelle publication des œuvres de Newman ne soit appelée à
rendre les plus grands services.
Mais je voudrais insister ici particulièrement sur votre introduction si
précise, si claire et si personnelle, dans laquelle vous présentez votre auteur de la
manière la plus vivante. J’ai appris par elle à connaître Newman sous un aspect que
ses grands ouvrages ne m’avaient pas révélé. Sur le plan psychologique et moral,
voire même métaphysique, j’aurais redouté chez lui une certaine banalité, un
certain style d’allure bien pensante, mais j’ai eu l’heureuse surprise de me trouver
en présence d’une situation toute différente. J’ai été frappé en particulier par
l’analyse de la déchéance (p.18), par l’étude de la signification religieuse de la
conscience, par les remarques sur la convenance de l’appel humain et de la réponse
évangélique (p.92). Loin de vous trouver indulgent pour votre auteur, je vous ai
souvent considéré comme bien sévère.
J’ai été intéressé par vos allusions à la phénoménologie et à
l’existentialisme. Il est dommage que nous ne puissions nous entretenir un peu plus
longuement de ces questions. Je voudrais simplement faire une remarque à propos
de Brentano. Je sais bien qu’Husserl a utilisé sa notion de l’intentionnalité, mais il
me semble que, chez lui, cette notion n’a pas du tout la portée qu’elle a dans la
phénoménologie. Cette intentionnalité est une propriété des phénomènes de
conscience comme le jaune une propriété des oranges. Brentano continue à
affirmer le primat de l’événement ; l’intentionnalité passe avec lui. Nous sommes
tout près de Protagoras.
3 Newman. Apologia, commentaire par M. Nédoncelle, Paris, Bloud et Gay, 1945
PIERRE LACHIEZE-REY
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À l’Abbé Nédoncelle
Lyon
5 décembre 1949
Monsieur l’Abbé,
Je m’excuse de ne pas vous avoir remercié plus tôt de l’envoi de
votre intéressant article4, mais, pour des raisons multiples que je ne puis
vous énumérer, je n’ai disposé d’aucun loisir depuis ma rentrée à Lyon, et je
commence seulement à lire les publications qui m’ont été adressées.
J’ai été très heureux de reprendre contact avec votre pensée, et de retrouver
en vous le défenseur convaincu de l’autonomie de la personne. Cette attitude me
remplit de satisfaction, car je suis sursaturé des théories qui attribuent tous les
progrès aux collectivités, comme si les collectivités avaient une existence en
dehors des consciences qui les pensent. La mode hégélienne, avec ses dérivés
comme la mode marxiste, par exemple, me cause une irritation particulière. Vos
arguments sont clairs, précis et profonds, accessibles à tous, et je me propose de
donner à votre article une large diffusion.
Je pense pouvoir vous envoyer dans quelque temps un article sur l’unicité
de l’Univers qui doit paraître à la fois dans les « Mélanges Maréchal » et dans une
deuxième édition de mon livre sur le Moi, le Monde et Dieu. Ce petit travail, qui
vous semblera peut-être trop audacieux, fournirait, je crois, une infrastructure
métaphysique à vos considérations. Je serai curieux, quand le moment sera venu,
d’avoir votre opinion sur lui.
Avec mes remerciements renouvelés veuillez agréer, Monsieur l’Abbé,
l’expression….
4 « L’indigence spirituelle du devenir collectif et de son histoire », Revue des Sciences
religieuses de l’université de Strasbourg. Octobre 1949
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À l’Abbé Nédoncelle
Lyon
8 Février 1954
Monsieur l’Abbé,
Je vous exprime d’abord toutes mes excuses pour l’omission que j’ai paru
commettre envers vous à propos de votre livre sur la Fidélité5, que j’ai bien reçu en
son temps. Que s’est-il passé exactement ? Je ne saurais le dire. J’étais absolument
convaincu, et je le suis encore, de vous avoir écrit, mais, comme je ne mets pas la
lettre R. sur les livres comme sur les lettres, j’ai pu prendre une velléité pour une
effective réalisation. Il faut dire que plusieurs causes ont pu embrouiller les
choses ; j’ai été malade et, pendant longtemps, je n’ai pas mis un courrier à la
poste ; peut-être, comme cela m’est d’autres fois arrivé, ai-je oublié de donner à
mon messager la lettre qui vous était destinée, peut-être l’a-t-il gardée poste
restante. Il se peut également que j’aie effectivement oublié de vous écrire, car j’ai
reçu un assez grand nombre de livres à la fois, et j’ai pu ne pas mettre ma
correspondance à jour.
Je le regrette à la fois étant donné l’auteur et le contenu du livre. Pour une
raison ou pour une autre, je m’intéresse particulièrement à la fidélité (j’avais dit
déjà à Gusdorf, lorsque nous fûmes au congrès de Bordeaux, que je l’annexerais à
la métaphysique). En effet, la fidélité, comme vous le dites vous-même, implique
une liberté toujours renouvelée et qui remonte constamment à une norme qui lui
donne sa règle et la rend en principe éternelle. De plus, il est vrai, comme vous le
dites encore, qu’elle est liée au problème de l’intersubjectivité, et qu’elle entraîne
finalement l’affirmation de Dieu comme visée ultime (je confronte votre
conclusion avec la mienne dans l’article reproduit par moi sur l’unicité de
l’univers, dans la 2ème
édition de mon ouvrage sur le Moi, le Monde et Dieu6. C’est
dire que je me suis particulièrement intéressé à votre ouvrage, bien que nous ne
soyons pas d’accord sur 1a fidélité animale, puisque je refuse à l’animal toute
conscience.
Après m’être encore une fois excusé, je vous remercie des renseignements
que vous me donnez7, et que je vais communiquer à mon fils. Il ne s’agit pas
directement de lui. Licencié d’enseignement, je ne pense pas qu’il veuille passer le
baccalauréat de théologie. Mais vous savez sans doute que ce baccalauréat, passé à
Strasbourg, dispense de la propédeutique. Même le doctorat, passé à Rome, à
l’Université grégorienne ou à l’Université angélique, ne remplit pas le même
office, comme j’ai pu m’en rendre compte en intervenant en vain pour un
professeur de séminaire qui voulait préparer une licence. J’imagine que les
séminaristes en question veulent devenir licenciés, puisque seules les institutions
qui auront des professeurs licenciés pourront bénéficier de la loi Barangé.
5 Paris, Editions Montaigne, 1953
6 Paris, Aubier, 1950
7 Renseignements sur le baccalauréat en théologie à la Faculté de Strasbourg, pour des
séminaristes de Cahors
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 185
À Jacques Paliard1
Mon cher collègue,
Je connaissais votre communication à la société de philosophie de
Marseille, communication sur laquelle j’avais pris de nombreuses notes, car je
n’avais pas lu votre article de la Revue philosophique sur l’observation de
Sinsteden2. L’ayant trouvé avant-hier en cherchant des documents relatifs à la
perception, je m’empresse de vous dire avec quel intérêt j’en ai pris connaissance ;
je l’ai même longuement commenté et discuté, mais je n’entre pas dans le détail de
mes observations, parce que cela nous entraînerait trop loin ; qu’il me suffise de
vous dire que j’ai admiré la richesse et la profondeur de vos analyses qui m’ont
donné une grande satisfaction intellectuelle. Je me suis occupé de ces problèmes
dans mon cours de psychologie de cette année d’une manière détaillée ; si j’avais
connu votre article plus tôt, nous aurions pu confronter verbalement nos solutions,
ce dont j’aurais été très heureux. Ne pouvant le faire actuellement, je vous envoie,
comme je vous l’avais annoncé, un article des Recherches philosophiques3 où vous
trouverez, exprimée très brièvement et d’une manière accidentelle, ma théorie sur
la question. Si imparfaite que soit cette esquisse, peut-être vous intéressera-t-elle,
car elle entre, je crois, dans l’ordre de vos recherches. Je crois que nous sommes à
peu près d’accord sur tous les points, sauf sur celui de la conscience originaire du
schème.
Pour moi, l’espace spatialisant est un a priori intentionnel qui recèle
intrinsèquement dans son dynamisme les trois dimensions, y compris naturellement
la profondeur, et qui se réalise par la motricité du corps. Je crois que la trajectoire
tracée relève de ce dynamisme traçant complété par cette seule motricité, et que les
impressions qualitatives n’ont ici qu’un rôle de fixation secondaire, c’est ce qui fait
que je n’attribue sur ce point aucun privilège absolu à la vue.
En revanche, je ne vois pas comment l’agir se transformerait en
contemplation, si précisément l’agir n’était pas déjà dominé et orienté par un
schème conscient. Ne risquez-vous pas en l’admettant de revenir à l’empirisme ?
L’image ne constitue-t-elle point une opération dont le résultat seul est présent à
l’esprit ? Vous en jugerez vous-même en voyant ce que j’ai écrit sur la conscience
de l’opération dans l’article que je vous envoie.
J’ai été très heureux de vous rencontrer à Marseille pour la seconde fois et
de pouvoir causer un peu plus longuement avec vous, car je n’avais fait que vous
entrevoir à Lyon.
1 Brouillon
2 « L’illusion de Sinsteden et le problème de l’implication perceptive » in Revue
Philosophique de mai-juin 1930 3 « Réflexions sur l’activité spirituelle constituante » in Recherches Philosophiques 1933-
34
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 186
De Jacques Paliard
Aix
15 mai 1934
Mon cher Collègue,
Votre sympathie et l’intérêt que vous voulez bien accorder à mes travaux
me sont plus précieux que je ne saurais vous le dire.
Votre très bel article4 m’a stimulé et me suggère les remarques suivantes
qui ne sont ni une critique, ni une réponse directe, mais plutôt une façon de
résumer et d’accuser mes propres positions. Je serai conduit par là à répondre
simplement à l’objection de votre lettre.
L’autonomie de l’activité spirituelle me paraît être un idéal plutôt qu’une
réalité. Mais il est bien vrai, que si l’on ne s’attachait à retrouver dans le réel cet
idéal, la conscience serait inintelligible à elle-même. Cette puissance de créer, de
construire, de déployer, de se varier elle-même en se ressaisissant toujours fidèle à
elle-même est bien moins libre et bien moins pure que nous ne le souhaiterions. Si
le mouvement centrifuge s’achève dans l’accueil de la diversité sensible, si
l’activité parvenue au terme de son opération s’exprime dans la passivité, si là est
le lieu de la conscience empirique, ignorante ou du moins oublieuse de sa loi de
génération, puisqu’il faut la philosophie transcendantale pour la lui rappeler, n’est-
ce pas qu’il y a une fonction de la sensation qui s’impose, une fonction de la
fortuité et de tout ce qui est en événement ? Et, par la limitation du point de vue,
par la corporéité, situs, monade, perspective, cette passivité ne se trouve-t-elle pas
dès l’origine au cœur même de l’activité qui, pour être « constituante » doit
toujours aussi être surmontante ?
Sans doute, faut-il distinguer de toute diversité qui s’impose et de toute
synthèse empirique d’une telle diversité la synthèse originaire qui seule rend
possible la synthèse empirique et qui crée elle-même le divers dont elle opère la
liaison. Mais enfin nous schématisons dans le temps, nous imaginons dans
l’espace. Et, pour intentionnels, temporalisants ou spatialisants qu’ils soient, je ne
puis comprendre que ce temps et cet espace soient eux-mêmes de pures créations
de l’esprit.
Je ne les comprends que comme domination de ce qui, déjà, l’empêche, le
divise et l’astreint à la réceptivité. Générations idéales, soit, mais congénitalement
expressives de l’assujettissement à la limite et au point de vue. Plus profondément
encore que la synthèse de Kant, il y a, me semble-t-il, un mot de Leibniz qui
caractérise fonctionnellement l’activité interne : echo originaria.
La lumière essentielle ne nous parvient plus qu’à travers des ombres. Mais,
si l’essence du connaître ne se réalise qu’en se dégradant, elle se maintient
cependant et se réaffirme en dominant cette dispersion.
Se retrouver, exister quand même, profiter de l’événement et des
coopérations sensorielles, c’est, pour le Je pense et pour tous ses déploiements, une
condition foncière qui n’implique nullement l’empirisme.
4 Il s’agit de l’article sur « l’activité spirituelle constituante ».
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 187
Que des fragments aient à se joindre, cela implique, au contraire, que le
dessin intelligible se trouve dans la jonction.
Je veux bien que l’ordre des figures géométriques, qui ne s’explique par
rien de ce qui lui est inférieur, soit considéré comme une position essentielle. Mais
je juge encore plus vrai d’y reconnaître une essence retrouvée, ou plutôt même une
imitation dans l’abstrait de l’essence même du connaître, perfection
« schématique » à laquelle manque la densité du concret. Créer et contempler ont à
s’unir. Et je parlerais moins d’une parfaite identité entre la génération et
l‘appréhension que de fonctions dissociées qui collaborent et se rejoignent enfin,
mais dans un état de pauvreté relative. Mais la plus grande pauvreté, c’est encore
qu’en ces créations idéales, nous ne nous voyons pas nous-mêmes agissants. Ce
n’est pas comme opération constituante, c’est toujours comme objet constitué que
la chose est saisie. (Vous le marquez vous-même vigoureusement). Voir et faire,
même en cette coïncidence de l’ordre géométrique, maintiennent par ailleurs leur
disjonction. Un entendement intuitif ou encore un Dieu créateur ne se
connaîtraient-ils pas plus intimement créateurs ?
L’espace musculaire ou espace d’aveugle trouve dans sa traduction visuelle
une perfection qui lui manquait. Je ne nie pas que ce soit bien déjà un espace, et qui
sous-tend celui du clairvoyant. Mais le rôle de la fixation visuelle ne me paraît pas
secondaire, et il ne me paraît pas non plus que ce soit revenir à l’empirisme que de
lui attribuer une importance, je dirai mieux, une fonction. Si le schème doit exister
avant elle, combien pauvre, cette réalisation idéale : de quelles suppléances de la
mémoire discursive dominée elle-même par beaucoup d’exercice et
d’ « énumération » l’aveugle-géomètre n’a-t-il pas à s’aider ? Par la vue, qui est
comme une mémoire objective et sans effort, l’appréhension des parcours et des
rapports est rendue plus synthétique, plus proche d’une richesse intemporelle - et
plus belle. Par ce concours que le visible apporte à l’activité, l’esprit, rappelé à sa
véritable nature, est lui-même davantage. Réveil spirituel qui n’est pas l’effet d’une
juxtaposition entre données sensorielles disparates, mais qui tient à l’organisation
de fonctions hétérogènes vouées à la collaboration. Et c’est dans la profondeur que
se manifeste la nouveauté. Il n’y a pas de profondeur tactile ou musculaire : la
profondeur n’existe que pour la vue, mais pas l’activité motrice. D’une part,
l’activité motrice engendre ou plutôt réalise la distance, car la distance est une idée,
et l’affirmation même du situs conditionne la conscience perceptive : je ne pense
l’univers qu’en me situant dans l’univers. D’autre part, je renonce à savoir ce que
la vue isolée pourrait, en fait, apporter. En fait, c’est la sensation innommable.
Mais, fonctionnellement, et structuralement, càd par conséquent en connexion avec
l’activité, ce qu’elle apporte, c’est la possibilité de la synthétisation intégrale.
Seule, la profondeur est la pleine réalisation et la parfaite figuration de la
distance dans l’instantanéité du spectacle. Seule, elle l’exhibe, la rend ostensible.
Le rapport de la vision à l’activité motrice est, dans I’ordre perceptif, une imitation
et un enrichissement concret de ce rapport entre agir et contempler qui crée l’ordre
géométrique.
Il y a plus dans le symbole que dans l’activité qui s’exprime en lui. Ce
n’est pas parce que le datum visuel semble apporter comme du dehors un concours
à l’activité génératrice que la synthèse est moins spirituelle. Les principes dont j’ai
donné un aperçu (qui, à vos yeux, sont peut-être encore une sorte d’empirisme)
m’autorisent, au contraire, à dire qu’il y a là une spiritualité plus haute. Quelque
chose s’est réveillé ; le parcours ne réalise ses possibilités que l’une après l’autre,
ou ne les bloque que très pauvrement, comme nous n’avons l’intuition effective que
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 188
des petits nombres. La profondeur ne réalise aucune de ces possibilités, mais elle
les tient toutes, par l’attitude spectaculaire, en un ordre merveilleux de
compossibles. Présence des choses absentes, présence spirituelle. Avoir agi,
pouvoir agir, mais ne pas agir, c’est une action plus haute qui a toutes les richesses
du souvenir et de l’anticipation. Rien autre chose que la morne distance, mais autre
chose qui, pourtant, ne serait pas sans cette position transcendantale de la distance,
puisque, sans elle, la vision ne signifierait absolument rien et perdrait sa puissance
d’évocation spirituelle.
Il ne me reste plus, cher Monsieur, qu’à vous redire, en m’excusant de ces
longueurs, tous mes remerciements et ma sympathie. J’y ajoute l’expression du
désir que j’ai de voir se poursuivre entre nous des échanges auxquels j’ai tant à
gagner.
J. Paliard
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 189
Au R.P. Picard
(À propos du vol. XIII des Archives de Philosophie : Réflexions sur « le problème
critique fondamental »).
Mon Révérend Père,
Je vous remercie de m’avoir envoyé vos Réflexions. Je suis d’ailleurs
abonné aux Archives, ce qui me permet de rester en contact avec votre pensée.
J’ai dû vous dire autrefois combien j’avais apprécié votre travail sur « le
problème critique fondamental ». Il est dans ma bibliothèque, couvert de notes
généralement tout à fait approbatives. Je sais qu’il a été très discuté depuis son
apparition, mais je l’ai toujours défendu et considéré comme très important, au
double point de vue de votre conception du cogito et de votre effort pour trouver au
sein de ce dernier une justification concrète des principes rationnels. Ma lettre
serait bien trop longue, si je voulais citer ici toutes les formules que j’ai notées et
soulignées pour mieux m’y référer au besoin.
Votre défense contre vos critiques n’est pas moins vigoureuse que votre
texte primitif et vous avez montré une verve délicieuse quand avez dénoncé le ton
prophétique ou la prestidigitation de Robert Hourdin comme n’appartenant pas au
domaine philosophique. Ce que j’aime beaucoup chez vous également, c’est que
vous ne vous embarrassez pas de « vénérabilité verbale », et que vous allez
directement à l’intuition des actes spirituels eux-mêmes, au lieu de disserter
indéfiniment in abstracto.
Faut-il marquer quelques points sur lesquels je serais particulièrement
d’accord avec vous ? Je signalerai alors la page 41 tout entière, dont la signification
est si bien résumée par la formule : « Si le moi n’est pas saisi par la même intuition
que ses actes, aucune inférence ne le rejoindra jamais ». Il est bien évident, en
effet, que le moi a conscience de soi originairement. Où veut-on qu’il soit, sinon en
lui ? Faute de reconnaître cette vérité première, tous les manuels de psychologie le
mettent à la recherche de lui-même, et, naturellement, il n’arrive jamais à se
trouver. Mais il est non moins évident que, étant une activité, il ne peut se saisir
qu’agissant, c’est-à-dire dans un acte particulier, qu’il déborde d’ailleurs infini-
ment, et auquel il est immanent et transcendant. Le haut de la page 42 est non
moins décisif. D’un événement auquel le moi ne serait pas immanent, on ne pourra
que conclure un X, et cet événement ne sera jamais le mien. Dans l’Idéalisme
kantien, dans un article des Recherches philosophiques (1933-34) intitulé
« Réflexions sur l’activité spirituelle constituante », et enfin dans le Moi,le Monde
et Dieu, je crois avoir adopté une attitude très semblable à la vôtre.
Malheureusement, je n’ai pu vous envoyer le premier de ces ouvrages dont je
possède très peu d’exemplaires, et il en a été de même, je crois, pour l’article des
Recherches. Je me souviens, en revanche, de vous avoir adressé le Moi, le Monde
et Dieu, dans lequel vous pouvez apercevoir la concordance véritable qui existe
entre nos deux points de vue.
Cependant, cette concordance n’est pas complète, et le même travail pourra
vous indiquer sur quels points il y aurait divergence.
Votre cogito est actuel, -le mien est intemporel, parce que je considère que
le moi déploie le temps en vue d’exercer son activité ou de manifester sa
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 190
réceptivité, et que le temps n’est pour lui que l’instrument de la constitution de soi ;
nous avons réellement, dans le cogito, la conscience d’une loi régulatrice de toutes
les opérations fondamentales du sujet, et, en particulier, déterminante de l’unité
nécessaire de toutes les représentations « moi ». Ce serait mon article des
Recherches philosophiques qui mettrait le mieux en lumière cette intuition telle que
je la conçois.
En second lieu, je suis idéaliste relativement au monde extérieur. L’objet
n’est, pour moi, qu’un système de coordination de nos sensations, système
construit au moyen des ressources dont nous disposons a priori. Je ne comprends
même pas comment on pourrait penser l’objet de la science, indéfiniment
transformé et transformable, comme réel ; quant à celui de la perception, s’il a plus
de stabilité, c’est qu’il est destiné à coordonner des sensations qui, au niveau de la
vie courante, restent toujours identiques et ne se multiplient pas comme celles que
nous fournissent les appareils de laboratoire. Mais, quand on hypostasie l’un ou
l’autre de ces objets, on se heurte à des contradictions insolubles dont l’exposé a
commencé avec Zénon, pour se prolonger à travers Platon, Berkeley, Kant et les
modernes. Ceci, je l’ai développé, après beaucoup d’autres, dans le Moi, le Monde
et Dieu. Mais cet idéalisme ne s’étend pas aux autres esprits, dont l’admission
n’offre aucune contradiction et s’impose pour de multiples raisons.
Enfin, si je suis d’accord avec vous sur l’immanence des principes au moi,
il faut reconnaître, d’autre part, que le kantisme a bien montré qu’ils avaient leur
place dans le système de l’expérience, dans la pensée organique d’un monde où
chacun remplirait le rôle d’une « fonction d’Univers », bref qu’ils étaient appelés
chacun à leur place dans l’édification de ce monde, appel qui en constitue, pour
Kant, la « déduction transcendantale ». Ils paraissent donc se présenter comme
justifiés à la fois par l’inventaire des caractéristiques du moi et par des exigences
constructives. Dans ces conditions, peut-être est-il nécessaire de se demander si ces
deux justifications n’ont pas une racine et une raison communes.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 191
À Arnold Reymond
Lausanne
4 Mars 1938
Monsieur et cher Collègue,
Je vous remercie de votre intéressante lettre, et de l’aimable envoi que
vous m’avez fait de votre article sur « la Méthode dans la recherche
métaphysique »1. Cet article, comme vous me l’écrivez, complète en effet votre
communication sur le cogito cartésien et il le fait très heureusement. En somme,
dans ces deux séries de réflexions, vous êtes surtout préoccupé de ce problème si
délicat de l’immédiateté et de ce qu’on pourrait appeler les rapports de l’intuition et
du Verbe. Vous soulignez, à juste titre, la présence d’un dualisme que nous ne
parvenons pas à surmonter et qui se traduit d’un côté par la subordination
nécessaire du Verbe à une réalité préalable dont il doit tenir compte dans ses
concepts et ses méthodes, tandis que, d’autre part, ce Verbe jouit d’une certaine
autonomie dans le jeu de ses représentations qui constituent comme autant
d’hypothèses faites par lui sur cette réalité. La difficulté essentielle provient, à mon
avis, en cette matière, du fait que la réalité avec laquelle il faut, en dernière
analyse, coïncider, ou qu’il s’agit finalement d’exprimer, est une réalité spirituelle.
Or une réalité spirituelle devrait être, semble-t-il, originairement consciente d’elle
même, ce qui revient à dire que l’intuition qui constitue ou achève le travail de la
réflexion aurait dû être donnée dans la primitive spontanéité. L’hésitation de
Bergson et de Le Roy entre une priorité chronologique et une priorité logique est
très caractéristique.
J’ai vu avec plaisir dans votre article que vous ne considérez pas, au point
de vue philosophique, les arguments de Zénon comme périmés (p.18) et, si je ne
puis entrer dans la discussion de la question de l’égalité des cas possibles, j’ai
constaté avec satisfaction que, au moins en passant, vous signalez que le
comportement de l’événement est limité à une certaine zône (p.33), ce qui
implique, pour toutes les questions de probabilité, la délimitation préalable d’une
sphère déterminée, et, par conséquent, la sous-jacence d’une essence ou d’une loi.
Mais ma lettre n’est pas seulement motivée par des remerciements. Elle a
aussi pour objet de vous adresser une demande. Nous serions très heureux, à la
Société lyonnaise de philosophie, de vous entendre dans notre séance de Mai.
Lausanne n’est pas bien loin de Lyon. Auriez-vous l’amabilité de venir nous faire
une communication à cette époque ? Les réunions ont lieu, en principe, le jeudi
soir, à 17 heures. Je compte beaucoup sur votre acceptation, et j’espère ainsi vous
voir un peu plus longtemps que je n’ai pu le faire au congrès international de phi-
losophie.
1 Recueil de Travaux. Université de Lausanne. Juin 1937
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 192
À Gaston Richard
(Au sujet de divers articles)
4 Août 1939
Monsieur et cher Collègue,
Je suis bien en retard pour vous remercier des intéressantes brochures que
vous m’avez envoyées. Malheureusement, je suis si occupé pendant l’année par le
travail professionnel, les questions sociales, politiques ou agricoles, ainsi que par
les soucis de père de famille que je ne sais comment arriver au bout de tout ce que
j’ai à faire. De plus, les examens et les concours, surtout celui de l’Ecole Normale
Supérieure, absorbent une grande partie de mon temps. Mais, dans le début des
vacances, j’ai voulu vous lire attentivement et j’ai pris à cette lecture le plus grand
intérêt.
Je crois bien me rappeler que c’est le professeur Giusti1 qui m’a fait visiter
le pavillon roumain, au moment où je suis allé le voir avec les membres du congrès
des sciences sociales sous la direction de M. Bouglé. J’ai donc pris connaissance de
votre étude sur son œuvre avec beaucoup de plaisir. Quelques idées m’ont
particulièrement frappé : par exemple, l’assimilation de la réalité sociale à une
volonté (p.7), et la thèse que l’applicabilité des conclusions du sociologue à la
direction de la conduite collective est d’autant plus grande que les lois de la
causalité sociale diffèrent plus des lois mécaniques (p.8).
La note sur « les précurseurs de Lénine »2 m’a beaucoup appris. J’ai
toujours pensé que, si la révolution russe avait commis beaucoup de crimes et
réalisé un état social encore bien imparfait, il fallait cependant, pour être juste
envers elle, dresser un bilan positif et négatif de ses résultats, en comparant la
situation actuelle à celle qui l’avait précédée.
Quant à votre travail sur la culture esthétique3, il est si riche en pénétrantes
remarques et il touche à des problèmes si complexes qu’il faudrait un volume pour
le commenter, l’approuver ou le discuter. Je vois avec satisfaction que vous rendez
justice à Kant ; vous n’êtes pas de ceux qui pensent que la moindre découverte
nouvelle ébranle sa méthode (je dis sa méthode plutôt que sa doctrine, parce que je
ne m’attache pas à telle ou telle solution particulière qu’il a présentée). En réalité,
la théorie d’après laquelle le sentiment esthétique n’est autre que la conscience du
jeu harmonieux de l’imagination et de l’entendement sans impératif conceptuel
déterminant permet de comprendre à peu près toutes les formes du sentiment en
question, depuis les plus vulgaires jusqu’aux plus rares, depuis les plus inférieures
jusqu’aux plus élevées, car on peut jouer librement avec des mouvements, avec des
images, avec des sentiments ou avec des idées, et on ne peut jouer qu’avec ce
qu’on possède, ce qui explique qu’une œuvre ne peut parler qu’à certains
spectateurs, lecteurs ou auditeurs. C’est là, je crois, le fond même de vos
observations sur la culture de l’expression et de l’interprétation. Tout ce que vous
avez écrit sur ce point est du plus haut intérêt, ainsi que vos remarques sur
l’intervention de l’autonomie spirituelle, sur la recréation intérieure dans la
1 « La méthode sociologique en Roumanie : l’œuvre du Prof. D. Giusti » Archives pour la
science et la réforme sociale, XIIIème
année, 1936 I 2 « Les précurseurs de Lénine », Revue internationale de Sociologie
3 « La culture esthétique et la formation de l’homme social », Revue de Pédagogie III 1937
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 193
communion des consciences. J’ai beaucoup aimé vos considérations sur
l’éducation de l’homme et de la femme ; rien n’est plus juste que cette formation
de l’équilibre et de la « complémentarité ». Si Platon était là, il vous donnerait
certainement son approbation. Que n’ai-je le temps de discuter avec vous sur
l’Einfühlung et sur la forme ! Je voudrais cependant en dire un mot. À la p.14, vous
paraissez incliner vers une théorie qui donnerait à cette forme une valeur capitale et
presque exclusive, mais, un peu plus loin, vous semblez plutôt incliner vers la
prééminence d’un dynamisme affectif. À mon avis, si nous considérons une œuvre
poétique ou musicale, il me semble que la forme est dans l’expression (la strophe
ou la phrase musicale) - tandis que le dynamisme sentimental est le principe
moteur interne et déterminant. C’est ainsi, par exemple, que, dans le Vallon de
Lamartine, le « calme » agit comme une puissance évocatrice d’images et suscite
une multitude de représentations diverses qui, toutes, tendent à suggérer cette
disposition affective ou à la renforcer ; tandis que la strophe donne à l’esprit le
sentiment de jouer avec le Verbe et de pouvoir, d’autre part, retrouver la gamme
des images avec sécurité. - Quant à l’Einfühlung, elle me paraît s’écarter un peu de
la théorie kantienne et de celle de l’activité de jeu. Dans l’Einfühlung, en effet, on
ne se contente pas de jouer, on participe réellement au mouvement et aux
sentiments des êtres et des choses. Dans le jeu, ce qui est mauvais ou laid en soi
peut devenir beau ; dans 1’Einfühlung, il n’en est pas de même. Une colonne, un
vase, un arbre sont déplaisants, si on a l’impression d’une gêne dans la manière
dont ils s’élèvent, et si on se sent mal à l’aise dans la communion qu’on réalise
avec eux.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 194
Au professeur Walter Riese
Lyon
31 octobre 1938
Cher Monsieur,
Je vous remercie bien vivement de l’aimable envoi que vous m’avez fait de
vos deux études : « Die Anthropologie C. V.Monakow’s » et « L’idée de l’homme
dans la neurologie contemporaine »1. Elles m’ont encore une fois montré la
maîtrise que vous avez dans les questions philosophiques et votre possession
parfaite du système de Kant. Vous avez mis en lumière à différentes reprises, et de
la manière la plus heureuse, comment le réalisme de votre auteur nous ramène à
une attitude précritique, puisqu’il ignore la révolution copernicienne. Mais vous ne
vous êtes pas contenté de cette observation ; vos remarques, si judicieuses sur ce
point essentiel, sont encore, par ailleurs, beaucoup plus profondes. C’est ainsi que
vous esquissez ici en trois lignes (p.7) une théorie de la vérité scientifique
rigoureusement exacte : « Si le monde a son origine dans une logique
transcendantale, c’est-à-dire une origine intellectuelle, il parle le langage de mon
intellect : il n’a donc en vérité qu’une signification phénoménale, mais n’a pas de
ce fait une signification relative. »
Quant aux théories même de votre biologiste, elles me paraissent, réserve
faite de ses connaissances scientifiques, se ramener au panthéisme traditionnel.
Vous le signalez (p.24) en parlant de Spinoza et de la fameuse distinction entre
nature naturante et nature naturée ; mais l’analogie avec le stoïcisme, avec le feu
plastique et ses qualités apportantes, est encore bien plus frappante. Il faut
d’ailleurs ajouter que, abstraction faite du panthéisme, la première et peut-être la
plus décisive expression de cette doctrine se trouve chez Platon, où l’idée est, en
même temps que principe de jugement, une force essentiellement organisatrice. Je
vous signale, d’autre part, que l’antériorité de l’âme et de tous ses caractères
dynamiques, intellectuels ou affectifs sur le corps et sur ses diverses
déterminations, antériorité analogue à celle de l’hormè à l’égard du sôma, est
professée explicitement par le disciple de Socrate dans les Lois.
Et combien sont justes vos remarques d’après lesquelles « chaque
anthropologie médicale est une anthropologie philosophique, sans que son auteur
en général le sache ou le veuille ».
L’opposition que vous marquez ensuite entre les orientations respectives de
Monakow et de Freud, l’un tourné vers l’avenir et l’autre vers le passé, m’a
beaucoup intéressé. D’ailleurs, votre exposé critique du freudisme est rempli de
remarques tout à fait pénétrantes : vous demandez avec raison comment cette
doctrine peut expliquer l’apparition de ce qui est élevé (p.57) ; vous montrez
qu’« il ne peut y avoir de style de la nature, à moins qu’on imagine une nature qui
contienne, sous sa propre apparence, des éléments qui lui soient étrangers et
supérieurs », et vous observez que « l’homme ne peut pas donner la mesure de
toutes choses » (p.59) et que « la signification surnaturelle du père ne peut pas être
déduite de son pur rôle de père ». Je n’en finirais certainement pas, si je voulais
relever tout ce qui, dans votre travail, mérite une particulière approbation :
« l’origine est toujours créatrice » (p.68) ; « la vraie autonomie ne peut accepter
1 Paris, Alcan, 1938
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aucune vassalité, elle ne tolère pas d’ancêtre qui pourrait lui léguer quelque chose,
l’histoire peut commencer, mais non cesser avec elle... Comme la personne morale
n’hérite de rien, elle ne peut apparaître que d’un seul coup... » (p.69). « Vouloir
expliquer la morale d’une façon exclusivement historique signifie la laisser
intervenir dans la vie déjà en évolution et, par conséquent, lui contester un rôle
vital, organigène, c’est-à-dire, en somme, le caractère d’une syneidesis » (p.74).
« La conscience connaissante qui constate des évolutions ne peut pas être soumise
elle-même à l’évolution, et être considérée comme son résultat final » (p.77).
J’aurais beaucoup à dire, à propos de Goldstein, sur la question de
l’aphasie et sur l’impuissance à prendre une attitude bien nettement déterminée
(p.82-83), car je me suis particulièrement occupé de cette question, et je devais
faire, ces vacances, à Arcachon, une conférence orientée dans ce sens, sur la
reconnaissance mnémonique. La maladie m’a empêché de donner suite à ce projet,
mais je ne puis en développer ici le contenu, parce que ma lettre s’allongerait
indéfiniment. Avez-vous lu à ce sujet la thèse de M. Madinier : Conscience et
Mouvement (Alcan. 1938) ?
Elle vous intéresserait certainement.
P.S. Je ne comprends pas très bien l’analogie qui peut exister entre la
hormè et le noumène (p.67). D’autre part, en disant que la hormè peut conduire à la
doctrine de l’a priorité de l’âme, n’assimilez-vous pas plus ou moins l’existence et
l’action inconscientes d’un principe vital à celles d’un principe spirituel, dont la
caractéristique est de pouvoir prendre à chaque instant conscience de sa puissance
informatrice et d’être en mesure de la légitimer ? Ne tentez-vous pas une
conciliation impossible entre le vitalisme et le criticisme en « animant »la nature ?
Je me le demande, en voyant que vous paraissez, à plusieurs reprises, vous opposer
au cartésianisme. Ne faites-vous pas enfin une concession au réalisme et n’êtes-
vous pas, dans une certaine mesure, infidèle à la révolution copernicienne, quand
vous écrivez (p.65) : « Rappelons-nous que l’espace et le temps sont
nécessairement prédonnés à l’organisme, car la formation et la conservation de
l’organisme se produisent, en effet, dans l’espace et dans le temps ». L’organisme
et son milieu ne paraissent-ils point alors devenir des choses en soi ?
PIERRE LACHIEZE-REY
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Au professeur Walter Riese
Lyon
27 mars 1939
Cher Monsieur,
Si je n’ai pas répondu à l’intéressante lettre où vous m’exposiez votre
théorie de l’organisation du corps par une puissance organisatrice qui serait le moi
lui-même, c’est que j’ai pensé que vous trouveriez ma réponse dans le petit travail
que je vous ai adressé. Ce n’est pas du tout, comme vous paraissez le croire, que je
ne sois pas tenté par la discussion de la question ; seulement, la solution qu’il
convient d’apporter à ce problème me paraît ou bien devoir être ramenée aux
quelques axiomes que j’ai posés dans mon travail, ou exiger, si ces axiomes sont
contestés, toute une conception générale de la philosophie qu’il est bien difficile de
développer
Je n’ai pu encore me reporter au texte de Kant que vous m’indiquez. Il est
possible qu’il vise, non pas une réalité ontologique, mais simplement une manière
de penser les choses, en l’espèce l’organisation. L’auteur de la Critique nous a
assez habitués à la doctrine du « comme si », du « als ob », ainsi que dirait
Vaihinger, pour qu’il soit très admissible qu’on doive l’interpréter de cette manière
dans le cas considéré.
D’ailleurs, l’opinion de Kant ne me paraît pas avoir en l’espèce une
importance considérable. Personnellement, j’use de la méthode kantienne dans
certains domaines comme la construction de l’Univers, parce qu’elle m’y semble
décisive et immédiatement vérifiable, mais j’abandonne complètement mon auteur
quand ses conclusions me font l’effet d’être inacceptables.
Pour en revenir maintenant au fond de la question, je vois que vous
n’admettez pas, comme traduction de votre thèse, la formule que j’avais employée
« action inconsciente d’un principe vital », et que vous voulez accorder la
conscience à votre principe organisateur. Mais alors, je ne comprends plus
exactement votre position. Vous vous référez à un passage de Kant qui, dans sa
critique de la preuve de Mendelssohn relative à l’immortalité de l’âme, a paru
admettre une infinité de degrés de conscience. Malheureusement, ce n’est pas pour
moi une référence convainquante [sic], car ce texte qui, d’ailleurs, n’a sans doute
été introduit par lui que dans un but polémique, me paraît un simple écho du
dualisme leibnizien sur la nature de la conscience, traitée tantôt par l’auteur des
Nouveaux Essais comme une loi organisatrice et tantôt comme une qualité. Une
conception de ce genre me semble, en tout cas, absolument incompatible avec la
théorie de la conscience transcendantale.
En admettant même comme possible cette dégradation de la conscience, je
resterais encore aussi perplexe, car comment supposer, à ce degré inférieur de
conscience, que le noumène serait en possession de la « pensée causale » et de
l’ « idée morale »? Comment accorder à une conscience obscure de ce genre la
capacité de construire le merveilleux édifice que constitue le corps ?
L’auteur dont vous m’avez communiqué un article parle de « uns
verborgener, noch unbekannter Vorstellungen, etc... » que nous amènerions ensuite
à la lumière de la conscience. Mais, d’abord, ces représentations n’arrivent pas à
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LETTRES PHILOSOPHIQUES
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cette lumière, car je n’ai jamais conscience de construire ni d’avoir construit mon
corps. De p1us, je ne peux pas comprendre cela autrement qu’en traduisant qu’il
s’agit de représentations inconscientes, ce qui, pour moi, est totalement
contradictoire et dépourvu de signification. Autant dire un cercle carré. Vous-
même m’écrivez : « On ne peut évidemment pas expliquer le fait qu’à partir d’un
certain moment (moment de la découverte du moi), le caractère purement
organogène du noumène devient caractère conscient dans le sens classique ». Mais
qu’est-ce que serait ce caractère conscient dans un sens non classique ?
Pour ma part, je suis complètement d’accord avec vous pour dire :
l’organisation suppose une conscience causale, la conscience de l’idée et encore
beaucoup d’autres. Elle implique même tant de consciences supérieures à la nôtre
que je ne vois que la conscience de Dieu pour pouvoir répondre à la question. Nous
attribuer une puissance inconsciente, ou subconsciente, ou consciente dans un sens
non classique de construire notre organisme me paraît impossible. Une telle action
serait alors à juste titre rapportée à un X, à un Es, et non à un Moi. Appeler
« moi »un principe agissant qui ne serait pas conscient d’être moi et qui ne pourrait
pas l’être, serait, comme je l’ai dit ailleurs, utiliser une simple formule
topographique. Mais cet X, cet Es lui-même, nous ne sommes pas sans possibilité
de le définir, parce qu’i1 doit, comme je le disais, avoir des caractéristiques bien
supérieures a notre propre moi, et je ne vois pas, encore une fois, qu’il puisse être
autre que Dieu.
Enfin, comme Dieu n’apparaît pas, mais qu’il réalise, qu’il n’est pas une
chose qui se manifeste à nous sous forme de phénomènes, mais qui les produit, j’en
reviens à l’idéalisme, en ce sens que je considère le corps comme un simple jeu de
sensations provoquées par Dieu en nous de telle sorte qu’elles puissent répondre au
pouvoir organisateur et aux intentions réalisatrices de notre esprit.
Vous voyez combien cette lettre imparfaite justifie ce que je disais au
début, car je me suis certainement bien mal expliqué. Je ne vous en suis pas moins
reconnaissant d’avoir provoqué de ma part ces explications. Je vous félicite de
traduire l’Opus posthumum. Vous savez combien je l’ai utilisé, et combien je suis
éloigné de ceux qui le considèrent comme une oeuvre sénile et sans valeur. J’en ai
moi-même donné de nombreuses citations dans ma thèse où j’ai rassemblé à peu
près tous les textes relatifs à la question de la genèse de l’espace et du temps. Je
vous renouvelle également mes félicitations sur la manière pénétrante dont vous
comprenez le kantisme ; les divergences qui peuvent exister entre vous et moi sur
la question de la force organisatrice affectent une théorie ontologique générale de
l’Univers, et laissent absolument intactes les remarques si judicieuses que vous
avez présentées sur « la révolution copernicienne » aussi bien que sur la vérité
scientifique.
PIERRE LACHIEZE-REY
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Au Professeur Walter Riese
(Au sujet d’un article qu’il m’avait communiqué)
8 Octobre 1939
Cher Monsieur,
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’article que vous m’avez communiqué.
Comme il s’agit de questions essentiellement biologiques, je crains de m’aventurer
en vous en parlant sur un terrain qui m’est un peu étranger. Je crois donc qu’il vaut
mieux que j’envisage rapidement les rapports que votre thèse peut avoir avec les
problèmes philosophiques.
Il me semble que, tout d’abord, on doit songer en vous lisant à ce que Kant
a écrit dans la Critique du Jugement. Il y a déclaré, en effet, que, une fois admis
que, pour comprendre l’être vivant, il faut prendre l’Idée comme fondement ; on ne
peut s’empêcher d’admettre également qu’il n’y a rien dans cet être qui ne trouve
sa justification dans cette idée, et qui, par conséquent, ne doive lui être
nécessairement rapporté. Voilà, je crois, une thèse qui coïncide assez avec la vôtre.
Si, maintenant, nous laissons Kant de côté, nous trouverons encore des
rapprochements à faire entre ce que vous exposez dans ces quelques pages et
certaines questions philosophiques. D’une manière générale, nous voyons l’homme
utiliser en vue d’une fin un déterminisme préalable, et il en est de même, semble-t-
il, au stade inférieur de l’activité vitale qui paraît bien détourner à son service et
orienter vers son utilité particulière des processus mécaniques ou physico-
chimiques ayant une existence autonome. Je ne crois pas me tromper en
considérant que vous examinez la même question sur le plan de l’assimilation et
sur celui de la réaction. Faut-il admettre qu’il y a des assimilations et des réactions
locales et partielles qui seraient utilisées par une fonction supérieure et unifiante
d’assimilation et de réaction ? Faut-il admettre que cette fonction unificatrice n’est
qu’une résultante ? Faut-il enfin penser qu’elle est, au contraire, seule réelle, toute
fonction partielle n’ayant qu’une existence illusoire, produit d’une fausse abstrac-
tion ? Je crois que vous penchez pour la première solution avec une certaine
tendance à vous orienter aussi vers la dernière.
Naturellement, ce problème se pose également avec la plus grande netteté
sur le plan psychologique. L’esprit est-il un polypier d’images ou d’habitudes ? Sur
ce dernier point, j’ai discuté longuement avec M. Burloud, dont les travaux sont si
intéressants. J’estime que, dans le domaine de l’esprit, il y a moins que partout
ailleurs une autonomie des fonctions particulières. La mémoire, l’attention, etc...
n’ont pas d’existence propre ; ce sont des facteurs posés par l’unité finaliste
constituante du fonctionnement de l’esprit tel que le Créateur l’a conçu. On ne peut
même point parler ici d’un déterminisme utilisé par une finalité, parce que les
éléments de ce déterminisme ont été en essence et en existence constitués eux-
mêmes par cette finalité.
PIERRE LACHIEZE-REY
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Au Professeur Walter Riese
(À propos d’un manuscrit qu’il m’avait communiqué)
Lyon
13 Janvier 1940
Cher Monsieur,
J’ai lu avec le plus grand intérêt le manuscrit que vous m’avez
communiqué. Si nous eussions été dans d’autres temps et si je n’eusse pas été
absorbé par une foule de besognes matérielles qui viennent s’ajouter à mon travail
professionnel, je me serais fait un plaisir de refaire, à ce point de vue, le travail
dogmatique et historique auquel vous vous êtes livré, pour voir d’une manière
précise les solutions sur lesquelles je suis ou ne suis pas d’accord avec vous.
Malheureusement, je ne puis y songer, car, en dehors même de l’absence des loisirs
nécessaires à cette fin, je ne suis pas ici en possession de mes notes qui ont suivi
ma famille dans le Lot. Je dois d’ailleurs ajouter qu’un tel travail ne pourrait être
exposé dans une simple lettre, car il mettrait nécessairement en jeu non seulement
une documentation très étendue et une critique minutieuse des textes, mais encore
toute une philosophie de l’esprit et toute une théorie de la connaissance. Je ne
bornerai donc aux remarques suivantes, en m’excusant de leur insuffisance.
Pour le Cartésianisme, je crois que vous avez utilisé la plupart des textes.
Peut-être cependant, quelques uns vous ont-ils échappé. Je vous en signale un
certain nombre, sans exclure ceux qui ont certainement été vus par vous. On peut
les grouper de la manière suivante : correspondance avec Regius au sujet du
placard, lettres à la princesse Elisabeth et à Arnauld, avec recours à la
représentation de l’action de la pesanteur, échange d’épîtres avec Morus au sujet de
l’étendue que l’on peut attribuer à la divinité, - enfin le numéro XII des Regulæ ad
directionem ingenii.
Ce dernier texte me paraît particulièrement important pour déterminer ce
que Descartes attribue exactement à l’âme et au corps, et il éclaire son attitude à
l’égard du problème de l’image et du mouvement, la correspondance avec Morus
nous fixe sur la distinction de la présence locale au point de vue de la substance.
Enfin, le recours à la représentation de l’action de la pesanteur est capital, parce
qu’il indique que cette représentation, illégitime quand il s’agit de la pesanteur
(qualitas occulta), convient, au contraire, à l’action de l’âme sur le corps.
Enfin, je vous indique, au cas où vous n’en auriez pas connaissance, un
article d’Hamelin (Année philosophique, 1904) : « L’union de 1’âme et du corps
d’après Descartes ».
Sans maintenant entrer d’une manière détaillée dans 1’examen dogmatique
de la question, il me semble que la doctrine cartésienne est dominée par deux idées
fondamentales : a) l’âme n’est pas logée dans le corps comme un pilote en son
navire, mais elle lui est substantiellement unie, -b) l’étendue et la pensée ont même
réalité et sont placées sur le même plan. Ce réalisme de l’étendue a été chez
Descartes la source de la plupart des difficultés concernant les rapports de l’âme et
du corps.
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Relativement au kantisme, je vous présenterai, si vous le permettez, mes
observations sous une forme un peu décousue, en suivant généralement l’ordre des
pages de votre manuscrit.
Je me demande si on peut assimiler la « présence virtuelle » de la lettre à
Sömmerring à la « virtualité » des Rêves d’un Visionnaire. Cette dernière me paraît
relever d’une conception leibnizienne et monadiste en même temps que réaliste ; la
seconde d’une conception critique. Dans la lettre, je crois que Kant veut signifier
que la localisation de l’âme est conçue par le seul entendement, sans pouvoir
s’achever positivement en intuition et spécialement en intuition empirique. Mais
l’attitude de Kant est relative à son propre système, et elle est loin d’être
entièrement satisfaisante. En effet, quand il est question de siège de l’âme, il ne
faut évidemment pas comprendre qu’il s’agirait de l’âme comme chose en soi
s’atteignant en tant que réalité dans une intériorité absolue ; il ne s’agit que de
l’âme comme phénomène, comme objet du sens interne ; et si, de ce point de vue,
la question nous intéresse pour l’édification du système de l’expérience, elle est
tout à fait dépourvue d’importance sur le terrain métaphysique et sur celui de la
destinée humaine. Il est vrai que, dans les brouillons auxquels vous vous référez, il
est question de l’unité de la conscience, mais vous remarquerez que, précisément,
dans le texte définitif, la considération de cette unité est explicitement éliminée par
une note. Il s’agit là, d’ailleurs, d’une hésitation et d’une incertitude qui, comme je
l’ai montré dans l’Idéalisme kantien, appartiennent à l’ensemble du système.
Si nous sortons maintenant du kantisme pour aborder les diverses thèses
localisatrices, j’ai l’impression que vous avez, à la page 30, changé de perspective,
sans doute parce que vous aviez en vue des théories à tendance matérialiste. En
effet, il me paraît que la thèse des localisations implique seulement en principe
qu’une partie déterminée du corps correspond à une fonction psychologique, mais
ne résout nullement la question de savoir si cette partie est cause ou seulement
instrument. Or, dans la page précitée, vous instituez votre discussion comme si la
théorie en question impliquait nécessairement que le corps est cause, ce à quoi ne
nous avait point préparé le développement antérieur. Naturellement, je suis
entièrement d’accord par ailleurs avec vous, une fois faite la réserve précédente,
sur l’impossibilité de subordonner le pouvoir constructeur de l’objet à l’objet
construit par lui. C’est là une conclusion qui s’impose dans tout idéalisme. Je l’ai
montré dans le Moi, le Monde et Dieu, et, dernièrement, j’ai, dans une
communication à la Société lyonnaise de philosophie, en m’appuyant sur les
mêmes principes, opposé la question préalable à la théorie physiologique de la
mémoire. Vous avez bien raison de critiquer de ce point de vue Schopenhauer, lui
qui paraît effectivement n’avoir rien compris à la révolution copernicienne de
Kant. La substitution du cerveau au principe spirituel de l’aperception m’a toujours
paru un non sens ridicule.
En ce qui concerne les « addenda », je me bornerai aux remarques
suivantes :
a. je pense que vous connaissez l’article d’Ombredane sur l’aphasie, article
publié dans le Nouveau traité de psychologie de Dumas. Je le trouve
réellement très remarquable au point de vue de sa documentation et même
au point de vue dogmatique, si l’on tient compte du fait que, dans ce
domaine, on ne peut arriver qu’à des approximations de solution, si on
n’est pas primitivement en possession d’une philosophie de l’esprit.
PIERRE LACHIEZE-REY
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b. au sujet de la conscience originaire de soi (p.47), j’ai fait, cette année, trois
mois de cours sur cette question. Peut-être pourrai-je un jour vous en faire
part.
c. emploi du mot objectif (p.52) Vous utilisez ce terme dans le sens de réalité
absolue. Je crains qu’il n’en résulte une confusion, parce que vous parlez
par ailleurs presque toujours le langage de Kant qui ne donne jamais à ce
mot la signification que vous lui attribuez ici.
d. dans cette même page, vous écrivez : « La pensée critique n’admettrait
toujours qu’une possibilité de l’identité prétendue de ce qui serait à la base
des deux sphères, objectivement ». Selon moi, la pensée critique aurait tort,
et c’est un des grands reproches que je fais à Kant. J’y ai fait allusion un
peu plus haut, à propos du siège de l’âme. La théorie de la conscience
transcendantale aurait dû, en effet, conduire l’auteur de la Critique à
n’admettre au delà d’elle aucune réalité substantielle inconnue qui pût être
en même temps le substrat des phénomènes du sens externe. Le kantisme,
sur ce point, est un véritable imbroglio.
e. vous paraissez croire que la psychologie associationniste jouit actuellement
ou a joui récemment d’une vogue particulière. Je crois que c’est le
contraire. En fait, elle remonte, dans ses éléments essentiels, à l’Antiquité,
et Platon la combat déjà avec une maîtrise remarquable. Si on doit lui
chercher un maître chez les modernes, c’est Hume qu’on devra surtout
considérer.
Resterait le problème dogmatique. Je ne devrais pas vous abandonner sans
vous en parler, mais j’hésite en songeant à tous les points de vue auxquels il
faudrait se placer pour le traiter. Essayons cependant d’esquisser quelques
schèmes :
a. l’attitude idéaliste s’impose. L’âme et le corps ne doivent pas être placés
sur le même plan, si l’on entend par corps le système objectif que la
perception et la science construisent à propos de certaines sensations. Mais
nous nous insérons nous-mêmes dans le monde de l’expérience. Il y a,
comme le disait Kant, un double moi, un moi posé et un moi posant. Dans
ces conditions, nous sommes obligés, au sein du monde que nous édifions,
de nous traiter comme un objet en relation avec d’autres objets. Nous
choisissons, à ce point de vue, la solution la plus féconde et la plus
harmonieuse pour l’organisation générale. Mais, comme nous n’avons
aucun moyen de nous représenter l’âme dans le monde des phénomènes,
parce que le temps (seul instrument dont nous disposons ici) ne fournit pas
l’étoffe nécessaire (observation judicieuse de Kant), la localisation de
l’âme ne sera qu’une localisation virtuelle.
b. plaçons-nous au point de vue de quelqu’un qui ignore la constitution du
cerveau et voyons comment se présente à lui le problème du siège de
l’âme. Il ne peut faire autrement que de se situer au centre et à l’origine de
ses propres sensations et de ses propres actions. Il se regarde comme à la
source de ces dernières, et il se représente nécessairement les premières
comme à distance, à part certaines sensations cœnesthésiques (et encore ce
n’est pas bien sûr). Dès lors, il est absolument faux de dire avec Kant
(Rêves d’un Visionnaire) que je suis où je sens. En réalité, j’extériorise
spontanément mes sensations par rapport à moi-même, et je me situe
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LETTRES PHILOSOPHIQUES
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parfaitement par rapport à elles. Comment peut se faire cette opération ? Je
vous renvoie à ma communication au Congrès de Marseille,
communication que j’ai dû vous envoyer, et dont le Journal de psychologie
a publié ou va publier un exposé plus détaillé.
c. la question de savoir où l’âme agit sur le corps, et où le corps agit sur
l’âme n’a aucun sens, si l’on considère l’âme comme une chose en soi et le
corps comme un mode de représentation, seule position concevable, ainsi
que je l’ai dit antérieurement. Mais il y a, pour le biologiste, deux
questions à envisager : -1) l’existence d’une certaine correspondance entre
les processus objectifs qu’il est amené à construire pour coordonner ses
sensations d’observateur, et les phénomènes psychologiques qui se passent
dans la conscience du sujet observé ; -2) la continuité et l’ordre des
mouvements constitutifs de chaque processus déterminé entrant dans deux
de ces correspondances ; le problème se présente alors comme il le ferait
dans le domaine de n’importe quelle autre science, par exemple dans
l’étude d’un téléphone automatique. C’est un problème de simple
organisation ou interprétation expérimentale.
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Au R.P. Sage
31 Juillet 1938
Mon Révérend Père,
Il y a longtemps que je voulais vous remercier de l’aimable compte-rendu
que vous avez fait de mon article sur Descartes1 au cercle philosophique lorrain ;
mais je n’avais pas trouvé jusqu’à présent, au milieu des examens et des concours,
le loisir de vous écrire.
J’ai lu ce compte-rendu avec le plus grand intérêt, non seulement à cause
de l’interprétation que vous donnez de mon texte, mais encore et surtout à cause
des réflexions dont vous accompagnez cette interprétation. D’ailleurs, votre
manière de traduire mes observations est elle-même tout à fait personnelle, et elle
porte la marque d’un connaisseur de Descartes qui, préoccupé lui-même de
certaines difficultés du cartésianisme, les retrouve et les aperçoit à juste titre à
travers les lignes des commentateurs.
Dans ce que j’ai appelé la solution psychologique du problème, ce que j’ai
cherché surtout à montrer, contrairement à la presque unanimité des auteurs qui
s’étaient occupés de la question, c’est qu’il ne s’agit nullement pour Descartes de
fonder la mémoire de l’évidence, mais l’évidence en tant qu’elle est objet de
mémoire. Il est remarquable à ce sujet que, sans avoir eu sur ce point avec moi la
moindre communication, M. Laporte arrivait à la même conclusion dans un article
qu’il publiait dans la Revue de Métaphysique et de Morale sur la liberté chez
Descartes2.
Dans ce que j’ai appelé la solution métaphysique, il m’a paru qu’il fallait
distinguer deux sortes d’évidences : celle qui porte uniquement sur la présence et la
structure : l’existence, par exemple, de l’idée de Dieu, de l’idée de triangle, de celle
du moi ou de l’étendue tridimensionnelle ; et celle qui concerne l’existence d’un
objet correspondant à cette idée. Descartes affirme qu’il ne peut y avoir d’erreur
dans la première ; il a l’air de ne pas considérer qu’elle recèle un jugement ; celui-
ci n’intervient pour lui que dans la mesure où, nous appuyant sur la seconde espèce
d’évidence, nous nous risquons à porter une affirmation existentielle positive ou
négative, relativement à l’objet de l’idée. Cette position nous étonne dans une
certaine mesure ; elle est tout à fait contraire à la thèse de Spinoza pour qui, au
contraire, l’idée est essentia affirmativa, - mais elle n’est pas inadmissible. Kant
l’adopte à mainte reprise, - et c’est tout à fait l’attitude de la phénoménologie,
quand elle retient l’idée du monde, tout en mettant le monde comme existant entre
parenthèses. Je m’étonne que Husserl n’ait pas signalé cette analogie dans ses
Méditations Cartésiennes. Au fond, une telle attitude s’identifie à peu près à la
théorie d’après laquelle nous pouvons toujours suspendre notre jugement.
Ceci étant posé, il m’a semblé que la solution du cercle consistait à
supprimer d’une manière ou d’une autre le passage de la pensée à l’être dans le
jugement d’objectivité, ce qui se trouve réalisé à la condition de considérer que
1’esse objectif, c’est-à-dire la structure intérieure de l’idée, étant une réalité
positive, hiérarchiquement ordonnable, sa présence en nous équivaut pour nous à
1 « Réflexions sur le cercle cartésien », Revue Philosophique, mars-avril 1937
2 Janvier 1937
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une installation dans l’être, à une communion avec l’être, mais avec un être qui ne
se suffit pas, avec un réalisé qui appelle un réalisant. À des nuances près, et sous la
réserve du caractère personnel de votre interprétation que j’apprécie, comme je
vous l’ai dit, tout particulièrement, c’est bien exactement ce que vous avez dit.
Vous avez simplement transposé mon commentaire dans un autre langage, parce
que vous aperceviez directement le problème tel qu’il se pose, et vous avez
effectué, au point de vue de ce que vous avez appelé une justification, un
rapprochement suggestif entre les natures simples et le cogito. Je ferai simplement
une réserve sur la manière dont Dieu intervient. L’idée de Dieu ne fournit pas, en
effet, immédiatement une solution du problème. Tant que cette idée n’intervient
pas, le système de nos idées claires et distinctes est frappé d’une suspicion radicale,
puisqu’il forme un ensemble de possibilités idéales qui sont inaccessibles en fait,
aucun des éléments du système n’étant représenté comme recélant une puissance
de se faire exister, comme étant « causa sui ». Si on introduit l’idée de Dieu, la
difficulté est levée. Le système devient réellement possible. Mais ce réellement
possible n’équivaut pas à réel. Et, pour que ce nouveau stade puisse être franchi, il
est nécessaire de recourir, me semble-t-il, à l’argumentation que je vous ai résumée
plus haut.
Ce que j’ai lu à la fin du résumé de votre communication m’a paru avoir un
intérêt tout particulier. Je ne sais si une pensée astreinte à se mouvoir est
nécessairement une pensée en rapport avec la spatialité ; je me demande si on ne
peut concevoir une pensée dont le mouvement de progression serait purement
intérieur, un peu comme celui que nous réalisons dans l’action sur nos passions ou
la sublimation de nos sentiments, mais il est certain, contrairement à ce que dit le
bergsonisme, que, pour une pensée comme la nôtre, la référence à des objets
extérieurs (conçus dans le sens réaliste ou idéaliste, peu importe ici) est nécessaire
pour que nos sentiments eux-mêmes et notre vie la plus intime puissent exister. Je
modifierais seulement un peu votre formule. Vous avez écrit : « Une pensée qui
marche ne serait-elle pas nécessairement une pensée qui prospecte l’espace ». Je
dirais plutôt pour ma part : « Une pensée qui construit l’espace, une pensée qui
organise un monde spatial ou même une série de mondes spatiaux à propos de
sensations éprouvées ». Mais vous avez parfaitement raison de voir dans la position
cartésienne à l’égard de l’étendue une des plus grandes difficultés du système.
Tous les cartésiens s’en sont rendu compte, et ont essayé d’apporter à cette
difficulté une solution personnelle. Malebranche est peut-être celui qui s’est le plus
rapproché du but, que seul Kant devait atteindre.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 205
À S. Sinding
(Au sujet du manuscrit d’un article qui devait paraître dans les Recherches
philosophiques de 1936-37 (p.254-284) sous le titre : « Enquête sur le sens et la
portée de la négation idéaliste des choses »)
Joux (Hte Loire)
21 Août 1937
Monsieur,
J’avais d’abord eu l’intention d’examiner votre texte page par page, mais
j’ai vu que cet examen serait trop long, et conduirait à des résultats trop dispersés.
Au risque de paraître opposer une philosophie à une autre, il me semble préférable
de m’installer avec vous dans le jeu de l’activité spirituelle, et de rejoindre ainsi
vos thèses pour voir ce qui, à mon avis, doit en être retenu, rectifié ou précisé.
Nous pouvons prendre comme point de départ le fait que nous éprouvons
des sensations, et que les sensations ainsi éprouvées sont pour nous l’occasion qui,
selon la formule kantienne, met en mouvement notre faculté de connaître, plus
exactement notre faculté de construire. Nous cherchons, en effet, à coordonner nos
sensations, à en former un système, à les grouper en dérivation relativement à un
objet susceptible de nous permettre de les prévoir et de les modifier. Or, quand
nous considérons la manière dont nous construisons cet objet, et, quand nous
faisons l’inventaire de ses caractéristiques internes, nous n’y trouvons jamais que
de l’espace, du temps et une combinaison de l’espace et du temps sous forme de
mouvement. Depuis la table, objet de la perception, jusqu’à l’atome, objet de la
science, nous ne découvrons jamais d’autres facteurs dans l’objet. Celui-ci ne
saurait donc être traité comme une réalité absolue, d’abord parce que nous nous
rendons parfaitement compte, en examinant sa genèse, que nous sommes à
l’origine de sa constitution, et ensuite parce que, si nous prétendions l’hypostasier,
nous nous heurterions à d’irréductibles contradictions. L’objet de la perception, par
exemple la table, a simplement plus de rigidité et de stabilité, parce que, au niveau
de cette perception, les sensations à coordonner sont toujours les mêmes ; l’objet
de la science, par exemple l’atome, est, au contraire, sujet à des variations
constantes, parce que nos instruments nous permettent de provoquer toujours
l’apparition de sensations nouvelles, pour lesquelles il faudra créer de nouveaux
systèmes de coordination ; mais, au point de vue ontologique, il n’y a aucune
différence. Il n’est donné que des sensations (par exemple, celles que le dessin
pourrait fixer pour chaque position du sujet) coordonnées par rapport à un objet
idéal unique, mais cet objet d’où les sensations sont considérées comme dérivant
n’a aucune réalité et ne peut en avoir aucune dans la perspective métaphysique.
Par conséquent, il y a lieu, à mon avis, de soumettre à un examen critique
certaines formules employées par vous : « réalités valables pour tous » (p.259),
« réalités découvertes par les sens » (D°), -« sensations conséquence d’un
événement physique nouveau. » (b). La réalité « valable pour tous »se ramène à un
objet construit précisément pour remplir cette fonction. Comme donnée effective, il
n’y a que des sensations identiques, semblables ou coordonnables, mais toujours
numériquement distinctes selon les sujets, chacune se produisant dans un sujet
particulier. Les « sens », en tant qu’on prétendrait en faire une réalité ontologique,
n’ont pas plus d’existence. Les sens ne nous sont eux-mêmes fournis que comme
des sensations sur lesquelles nous construisons l’idée d’un intermédiaire (corps)
entre le monde des objets (monde construit) et d’autres sensations (cf dans mon
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 206
Idéalisme kantien le chapitre relatif au rapport de la représentation et de l’objet
dans le système de l’expérience) ; mais il y a longtemps que les philosophes ont
déclaré qu’on ne saurait trouver la cause d’un phénomène psychologique dans un
phénomène physiologique (lequel, je le répète, n’est d’ailleurs qu’une
construction). Et, enfin, « l’événement physique », comme je viens de le dire,
n’existe pas au sens absolu du mot, bien que, comme Kant l’a fait observer, dans le
monde de la perception et de la science, il soit « la chose même ». Aussi ne saurais-
je souscrire à la formule : « Sauf à s’entendre sur le sens de l’idée de causalité, je
ne crois pas qu’on ait pu nier cela, je ne crois pas qu’on l’ait véritablement nié ». Je
crois, au contraire, qu’on l’a très souvent nié, et je ne vois pas qu’on puisse ne pas
le nier. Autrement dit, précisons : il ne s’agit pas de nier que des sensations se
produisent dans les consciences individuelles ; il s’agit de nier que se produisent
des événements d’Univers correspondant à ces sensations et dont elles seraient la
conséquence. Ces événements d’Univers ont un caractère purement idéal ; on ne
peut d’ailleurs les introduire qu’à une certaine échelle sous une forme déterminée ;
ils s’évanouissent nécessairement à une autre échelle pour prendre une autre forme.
Les mêmes observations vaudraient pour la p.264 : « Pourquoi est-ce en même
temps qu’un nouvel état du monde devient réel pour toutes les consciences, pour
toute conscience ? » Il y a des états de conscience, mais non un état du monde (au
sens ontologique du mot).
Il est bien entendu que la position précédente n’implique nullement que la
sensation ait simplement pour rôle de nous révéler notre finitude, qu’elle ne nous
apporte rien de positif (p.256), ni que le rocher, en tant que groupe de sensations,
soit une apparence ou une illusion bien réglée (p.257). Mais, quand vous demandez
que, sous l’apparence du rocher, il y ait quelque chose, il s’agit de savoir ce que
vous entendez par ce quelque chose et quelle signification vous pouvez lui donner.
Ce ne peut être cet objet que le sens commun admet dans la perception, ce ne peut
être non plus cet édifice d’atomes que nous propose la science. Que sera donc ce
quelque chose ? Une force ? Mais qu’est-ce qu’une force inconsciente ? Et, si c’est
une force consciente, que pourra bien être une telle conscience ainsi introduite ?
On n’a le droit d’introduire la conscience que si l’on introduit en même temps les
conditions de son existence. Si on la considère comme une simple lumière qui
éclaire un objet indépendant d’elle-même, il est possible de la regarder comme
comportant une multitude de degrés et de dire : omnia, quanquam diversis
gradibus, animata sunt, - mais, si on veut bien se rendre compte que la conscience
est un ensemble organique qui suppose, pour exister, une série de fonctions
psychologiques complémentaires sans lesquelles elle ne constitue plus qu’une
abstraction ou une construction imaginative irréalisable, on rejettera le monadisme
et le panthéisme. Et l’idée d’une conscience me paraît contradictoire, même au
niveau de l’animalité où on ne peut la maintenir qu’en niant quelques-unes de ses
conditions essentielles, en particulier la représentation du temps, comme l’avaient
déjà fait les Stoïciens. C’est pourquoi je n’accepte aucune des théories que vous
exposez (p.266-267) ni le rapprochement que vous faites entre le monadisme et le
théisme ; j’admets, au contraire, parfaitement la thèse des animaux-machines, à la
condition de se rappeler qu’une machine n’est que par une finalité préalable,
comme d’ailleurs l’avait bien vu Descartes, à la condition aussi de rejeter tout
réalisme du mécanisme, contrairement à ce qu’il paraît avoir fait. Ceci vous permet
aussi de confronter ma position avec celle que vous attribuez à Lagneau (p.272). Il
est évident que je condamne tout « dynamisme réaliste », toute « monadologie » où
la monade descend au dessous de l’humain ; mais, comme je repousse en même
temps le panthéisme (en dehors de la critique que j’en ai faite dans le Moi, le
Monde et Dieu, vous pouvez voir ce que j’en ai dit à propos de Descartes et de
Spinoza dans ma communication au congrès international de philosophie), je ne
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 207
pense pas encourir le reproche d’inconséquence que vous adressez à ce philosophe,
et je crois en même temps répondre à la question que vous posez sur ce terrain. En
dernière analyse, une conception théiste me semble seule admissible ; aussi mon
théisme n’est-il nullement hypothétique, comme vous l’écrivez à deux reprises
(p.257 et 274) ; il est, au contraire, tout à fait catégorique.
J’en arrive maintenant spécialement au problème de la réalité du temps. Si
l’événement ou l’objet d’Univers n’ont, comme j’ai essayé de vous le montrer
rapidement, qu’une existence idéale, s’ils sont simplement construits à partir de
certains de nos phénomènes psychologiques que sont nos sensations, il est évident
que le temps comme l’espace qui les englobent, doivent être considérés comme
n’ayant pas plus qu’eux une réalité ontologique, et Kant a employé à ce sujet une
formule très heureuse que j’ai citée dans ma thèse : « Nous transférons le temps
aux phénomènes (comme objets) et à leur existence ». Ce problème ne peut donc, à
mon avis, se poser que relativement aux phénomènes psychologiques, et non point
relativement aux phénomènes du monde extérieur, et il devient alors le suivant :
est-ce que les phénomènes psychologiques (sensations ou autres) sont par eux-
mêmes successifs et durables, de telle sorte que l’on n’aurait qu’à constater, à
enregistrer, à éprouver la durée et la succession, ou est-ce que, au contraire, ces
phénomènes ne prennent la forme de la succession et de la durée que parce qu’iIs
viennent s’insérer dans le cadre temporel nécessairement déployé par le sujet ?
Autrement dit encore : est-ce que le temps n’est qu’une abstraction issue de la
durée, un instrument pratique forgé à partir ou à l’occasion de celle-ci, ou bien, au
contraire, la durée n’est-elle possible que par le temps ? Remarquez bien que vous
obtenez, dans la seconde thèse qui, seule, me semble admissible pour de multiples
raisons, un véritable réalisme des phénomènes psychologiques, car la série
successive et temporelle de ces phénomènes se constitue ici d’une manière
effective. Le fait que le cadre est fourni par le sujet, que l’opération est réalisée par
lui n’ôte rien à la réalité du résultat de l’opération, et la matière qui entre dans ce
cadre n’en est pas moins un absolu. Le fait que c’est vous qui fournissez le cadre
de la distribution spatiale des couleurs d’un arbre n’empêche nullement cet arbre
d’être réellement donné comme un ensemble de couleurs ; il en est de même pour
la succession de deux de vos sensations ou pour la durée d’un de vos sentiments,
pour leur valeur esthétique ou dynamique. Je crois que le malentendu vient de ce
que vous croyez que, dans l’idéalisme, le temps est une « pure forme de notre
finitude » (p.260, 262) Je ne dis pas que Kant n’ait point prêté à cette
interprétation, en paraissant admettre, au delà du phénomène, une chose que nous
pourrions percevoir autrement. Mais, sur ce point, sa chose en soi n’a qu’une
fonction de limitation ; elle signifie que le temps comme cadre, et, par suite, tout le
système qualitatif qui s’y insère, ont une valeur purement humaine, qu’il s’agit là,
en somme, d‘un monde qui dépend de la manière dont Dieu nous a faits. Un
kantien nous a comparés à l’araignée qui tisse sa toile. On ne se demande pas si la
toile de l’araignée dépend de sa finitude, mais on conçoit que d’autres œuvres que
celle de l’araignée seraient possibles. - Je me ferai peut-être mieux comprendre en
comparant la sensation et le sentiment : dominés par les conceptions réalistes du
sens commun et par celles de la science, nous considérons la sensation comme
provenant d’une sorte de déformation que le sujet imposerait à une « chose », et
nous admettons qu’un esprit débarrassé de notre finitude saisirait directement cette
chose. Mais, dans le domaine du sentiment, nous n’avons pas du tout la même
attitude : nous ne croyons pas que, au delà du sentiment que nous éprouvons, il y a
une « chose » sentiment dont nous ne saisirions que le phénomène. Il suffit, pour
comprendre la thèse que je vous expose, d’adopter, au sujet de la sensation et aussi
de la forme spatio-temporelle, l’attitude que nous adoptons naturellement au sujet
du sentiment. Il ne me paraît, en dernière analyse, nullement conforme à
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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l’idéalisme en général, et au kantisme en particulier, de concevoir qu’il y aurait un
ordre intemporel que nous percevrions successivement parce que nous serions des
êtres finis (p.263).
Vous avez parfaitement raison de déclarer que le changement ne peut être,
en général, que l’objet d’une constatation empirique, et votre interprétation de Kant
me semble exacte à ce sujet (je fais seulement des réserves pour le texte p.223, cité
par vous, et dont la signification est, je crois, différente). Mais il faut ici faire un
certain nombre de distinctions. Tout d’abord, je ne vois pas comment le temps
pourrait être pensé comme temps, s’il n’était pas formé de succession et
d’irréversibilité. Que resterait-il, en effet, de lui, si on supprimait ces caractères ? À
ce point de vue, je ne crois pas que l’on puisse faire aucune distinction entre le
temps de l’Esthétique et celui de l’Analytique. Mais, des caractères d’une forme
pourra-t-on déduire a priori qu’une matière viendra s’y insérer ? La réponse, en
principe, devra être négative, et l’on sera donc, selon toute vraisemblance, dans
l’impossibilité d’affirmer autrement que d’une manière empirique qu’il y a du
successif et de l’irréversible. Cependant, à considérer les choses de près, la solution
apparaîtra comme devant être différente. Le développement de l’espace peut
s’effectuer d’une manière purement idéale ; c’est lorsqu’il s’agit de géométrie et
non de physique ; le développement du temps, au contraire, ne semble pas pouvoir
s’effectuer de la même manière ; le temps est subordonné, en effet, dans son
déploiement, à la conscience primitive du sujet qui le développe pour s’y insérer,
pour s’y poser, pour s’y manifester, pour y échelonner ce que l’on pourrait appeler
les moments de sa passivité ou de son activité ; et ainsi, à l’instant même où nous
déployons le temps comme forme, nous sommes certains qu’il aura un contenu,
parce que nous sommes préalablement certains de notre être et que nous ne nous
représentons le temps que pour nous y situer ; on doit donc dire que la succession
et l’irréversibilité des phénomènes psychologiques ne sont pas un fait empirique.
Mais, quand vous parlez de changement, vous considérez le changement dans
l’objet et non dans le sujet ; vous l’opposez plusieurs fois au changement qui n’a
lieu que dans nos phénomènes psychologiques ; et il est parfaitement vrai que, dans
l’institution du système de l’expérience, nous sommes tantôt obligés d’admettre et
tantôt de ne pas admettre un changement dans l’objet pour coordonner nos
sensations. Toutefois, cette détermination attribuée à l’objet n’a plus qu’une valeur
idéale et instrumentale, nullement une valeur ontologique, si ce que j’ai dit
antérieurement de l’objet est vrai. Dire qu’ici l’expérience seule peut nous
instruire, cela signifie alors simplement que la nature des sensations éprouvées
pourra seule nous apprendre si nous devons faire usage de l’un ou de l’autre
système de coordination, et si nous devons considérer l’objet comme immuable ou
changeant, sans pouvoir rien en dire a priori.
Vous posez enfin le problème de la situation du moi à un moment
déterminé du temps et celui de sa simultanéité avec d’autres êtres. Comme vous le
savez, cette notion de simultanéité a été, ces temps derniers, l’objet de nombreuses
discussions, et Bergson s’en est particulièrement occupé, à la suite des travaux
d’Einstein, dans son ouvrage Durée et Simultanéité. Il y a lieu, semble-t-il, de
distinguer une simultanéité à l’intérieur de chaque conscience, et une simultanéité
des différentes consciences ainsi que des autres objets auxquels on confèrera une
réalité en dehors de ces consciences, c’est-à-dire une simultanéité à l’intérieur d’un
temps propre à chaque moi, et une simultanéité à l’intérieur d’un temps qui
engloberait différents « moi » et autres objets extérieurs à ces « moi ». La première
a une réalité effective dans le sens que j’ai indiqué plus haut, c’est-à-dire qu’elle
est constituée par des phénomènes psychologiques réels coexistant dans une
conscience ; mais la seconde n’a qu’une valeur purement idéale et purement instru-
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 209
mentale de coordination ; elle n’est qu’un instrument d’interprétation et d’action.
Dans la sphère de mes épreuves psychologiques, certains événements apparaissent
(toujours d’ailleurs grâce à leur insertion nécessaire dans la forme spatio-
temporelle) comme simultanés ou successifs. Ces épreuves sont référées par moi à
des objets que je conçois ou construis de manière à les interpréter, mais le système
objectif que je constitue de cette manière et dans 1equel je m’englobe moi-même
pour édifier une expérience organisée n’a de valeur que pour moi et en moi. Si
j’admets, pour des raisons parfaitement légitimes, que d’autres sujets existent, je
devrai admettre qu’ils opèrent de même de leur côté et qu’eux aussi construisent un
monde systématique où il y a de la simultanéité et du successif. Mais parler de
simultanéité entre ces différents mondes comme d’une réalité absolue, considérer
qu’il y a une simultanéité qui les dépasserait, qui les engloberait, qui les
comprendrait, pour ainsi dire, cela ne peut avoir aucune signification. Etant donnés
deux sujets a et b, c’est à l’intérieur de chacun de ces sujets que les rapports sont
conçus et pour chacun de ces sujets. Chacun, en tant que conscience constructive,
s’englobe lui-même et englobe l’autre dans un réseau de rapports où le moi comme
objet est introduit, mais jamais le moi comme introducteur et constituant. Parlant
du fameux exemple einsteinien de la voie et du train, M. Bénézé, dans un excellent
article de la Revue de Métaphysique et de Morale, a montré que le changement de
système de référence était un acte absolu de l’esprit et non le produit d’un
mouvement ou d’un déplacement dans l’espace. De même, quand il s’agit des
systèmes S et S’ chez les théoriciens de la relativité, chacun des observateurs
constitue son monde choisissant son système de référence, et tous ces systèmes de
référence se valent. Chacun constitue, pour ainsi dire, une monade accordée aux
autres. La perception nous fournit également un exemple très simple. Supposons
une salle où il y a un tableau noir ; un élève est au tableau, un autre est à sa place,
et ils se regardent. Le premier prendra son image du tableau pour le tableau même
et dérivera par rapport à elle l’image qui se forme dans la rétine du second ; le
second procèdera de la même façon en partant de son image à lui comme objet et
dérivera par rapport a cet objet l’image du premier. Ce sont là deux systèmes
équivalents, mais formant chacun un monde à part. De même encore, à la couleur
rouge nous faisons correspondre quatre cent trente trillions de vibrations par
seconde ; mais la conscience qui éprouverait psychologiquement ces vibrations
comme distinctes serait radicalement différente de celle qui éprouve le rouge, et
inversement ; pourtant les deux consciences seraient amenées, pour édifier une
expérience systématique, à se représenter les deux séries comme simultanées. Or, il
est facile de voir que la simultanéité n’aurait nullement la même signification dans
chacune d’elles, car, pour l’une, le facteur de base serait l’impression presque
instantanée du rouge, tandis que, pour l’autre, ce facteur serait la série considérable
de phénomènes psychologiques formés par les quatre cent trente trillions de
vibrations constituant autant de phénomènes psychologiques discernables. Nous
passons d’un de ces mondes à l’autre par un simple transfert analogique ou par un
changement de perspective, mais ils ne peuvent pas être compris dans une même
unité ni être insérés dans un même monde.
Il est évident que la correspondance qualitative qui existe entre ces mondes
distincts, la nature qualitative de chaque sensation, le fait que, dans le déploiement
du temps, c’est l’une ou l’autre qui vient remplir le cadre déployé, le fait encore
que les sensations se plient à une coordination objective, que, groupées, elles
forment des systèmes harmonieux et cohérents, ne dépendent pas de nous et
requièrent une cause. Mais cette cause, on ne peut la concevoir ni avec des attributs
intrinsèquement contradictoires ni avec des attributs insuffisants. Et l’existence de
Dieu s’impose à tous les étages de cette vaste harmonie préétablie (voyez la longue
note que j’ai consacrée à l’attitude de Kant sur ce point dans mon Idéalisme
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 210
kantien, p.404) Et puis, nous avons bien d’autres manières d’atteindre Dieu et d’en
pénétrer jusqu’à un certain point la nature ; comme je l’ai montré dans mes articles
de la Revue des Cours et Conférences, notre rôle n’est pas seulement de tisser le
monde ; il y a en nous d’autres aspirations plus profondes qui nous caractérisent, et
je ne vois point pourquoi vous affirmez le caractère agnostique de tout idéalisme,
ni pourquoi vous déclarez purement et simplement que vous considérez comme
absurde une doctrine de l’immortalité personnelle. Pour moi, c’est l’Univers qui
me paraîtrait absurde sans cette doctrine ; mais nous ne pouvons entrer ici dans
l’examen de cette question.
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LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 211
À Etienne Souriau
(À propos de Avoir une âme1)
Le 8 mars 1939
Mon cher Collègue,
J’ai pu enfin, comme je vous l’ai dit l’autre jour, achever la lecture de votre
livre si intéressant et si nuancé Avoir une âme. Je puis donc venir vous en
remercier, en vous disant d’une manière précise tout le plaisir et tout l’intérêt que
j’ai eus à le lire.
J’y ai admiré, une fois encore, comme dans vos œuvres antérieures, le
talent qui s’y manifeste au point de vue de la forme aussi bien qu’à celui du
contenu. La subtilité et la finesse de vos notations pourraient faire envie à
beaucoup de nos romanciers, tandis que le philosophe ne perd jamais ses droits et
sait toujours dégager de ces délicates et multiples analyses les idées générales
qu’elles recèlent.
Je vous signale tout simplement, en suivant l’ordre des pages, ce qui m’a le
plus frappé, et les observations auxquelles ma lecture m’a conduit au fur et à
mesure que je l’ai poursuivie.
À la page 12, j’ai noté ce que vous écrivez à propos de ce que j’ai appelé
moi-même, dans un cours, le transfert analogique. Il n’est nullement nécessaire
d’avoir éprouvé un état psychologique pour le comprendre en autrui, et on peut
même souvent le mieux comprendre que celui qui l’éprouve lui-même, chaque
esprit étant en quelque sorte virtuellement adéquat à tous les phénomènes
psychologiques possibles.
La page 23 nous expose le thème essentiel, qui sera celui du livre pris dans
son ensemble. Bien que vous ne soyez point panthéiste, d’après ce que vous
m’avez écrit, vous signalez ici, très exactement, deux attitudes opposées qu’on ren-
contre dans le panthéisme. On peut, en effet, mettre l’accent, soit sur le naturant,
soit sur le naturé, et considérer que la perfection doit être cherchée soit dans le
dynamisme de genèse, soit dans l’accomplissement de ce dynamisme. Dans ce
dernier cas, le dynamisme générateur sera plutôt envisagé comme une simple
virtualité qui le rapprochera de la matière, virtualité qui a besoin de se déterminer
et de s’achever. J’aime bien votre image de l’âme audacieuse et les formules que
vous utilisez pour caractériser votre pensée : refus de « retour vers le bathos »,
divin placé dans « l’hypothétique sphère de la synthèse architectonique de tous les
êtres en leur éclatant et total accomplissement ».
Il me serait difficile de discuter, au cours d’une simple lettre, une thèse
aussi importante qui soulèverait des questions d’ordre métaphysique et d’ordre
psychologique particulièrement délicates. Sur le plan métaphysique, nous nous
trouverions en présence de la controverse Descartes-Arnauld relativement à la
« causa sui ». Faut-il concevoir Dieu comme recélant une relation interne de
naturant à naturé, dans laquelle aucune inadéquation n’existe entre les deux termes
sans que, cependant, la relation elle-même puisse être niée ? Faut-il, au contraire,
considérer que c’est en quelque sorte le volume qualitatif et quantitatif de Dieu qui,
1 Paris, Société d’édition Les Belles Lettres, 1938
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 212
épuisant la totalité de l’être actuel et ne laissant aucune place au néant, est une
suffisante raison d’être ? On peut évidemment, sur ce point, différer d’avis. En
revanche, sur le plan psychologique, il me paraît impossible, tout en reconnaissant
que l’esprit ne se connaît qu’en agissant et en se particularisant dans une œuvre
définie, de refuser la priorité à un processus centrifuge de genèse dans lequel le
moi constructeur s’aperçoit comme loi génératrice et comme dépassant, par
conséquent, toute manifestation, quelle qu’elle soit, de cette loi.
Sur ces problèmes de virtualité et de naturant, j’aurais d’ailleurs bien des
questions à vous poser.
Ici, en effet, à la page que je commente, il m’a paru que le virtuel est, pour
vous, une matière qui s’actualise, mais qui a une sorte de préexistence sur l’actuel ;
en somme, c’est de l’actuel non achevé. Dans la suite, il me semble qu’il sera
question d’un virtuel différent, d’un virtuel développé « à propos de », qui trouve
son point d’attache dans le réel, qui constitue comme la signification du réel. Ce
dernier virtuel m’a fait, d’autre part, l’impression d’être multiforme, car il peut se
déployer en représentations purement idéales qui ne pourront jamais être
expérimentalement vérifiées ni réalisées, - ou en représentations qui sont des
incitations à de nouvelles réalisations. Enfin, ce virtuel est alors considéré comme
englobant le sujet lui-même, qui n’est plus un point de départ, mais un point
d’arrivée, de telle sorte qu’on a l’impression que vous attribuez une valeur créatrice
à la réflexion, sans qu’il y ait à proprement parler de sujet de la réflexion.
J’admettrais volontiers qu’il y a une correspondance naturelle entre
certaines données qualitatives et certaines idées ou certains sentiments, de telle
sorte que les premiers peuvent servir de signes aux seconds ou les suggérer ; mais,
pour moi comme pour Jankélévitch dans son interprétation de Bergson, le
processus demeure centrifuge et va du signifié au signifiant, tandis que pour vous
la démarche paraît être inverse.
Les observations précédentes sont confirmées par ce que vous écrivez p.94
sur la valeur architectonique de l’instant. Votre position ressemble beaucoup à
celle de Spaier2 dans la Pensée concrète
3. Si le développement ultime de vos idées
diffère, je crois reconnaître entre vous deux cette similitude que vous êtes
préoccupés l’un et l’autre d’attribuer à l’image (au sens le plus général du mot) une
signification intrinsèque immédiate, sans que nous y ayons introduit cette
signification. Bref, vous êtes tous les deux hostiles à la thèse kantienne que l’image
n’est possible que par le schème, - ou que l’on ne retrouve dans l’objet que ce
qu’on y a introduit.
Remarquez d’ailleurs que, en défendant les droits du naturant, je ne
prétends nullement que celui-ci ne puisse être influencé, à son tour, par des réalités
concrètes, mais j’ai, je crois, sur ce point, une conception assez différente de la vô-
tre. Je reconnais que la détermination, en tant même que purement formelle, est
conditionnée par les phénomènes sensibles ; c’est ainsi, par exemple, que, dans la
perception, la résistance canalise nos constructions et n’en permet qu’une seule
dans chaque cas déterminé (ainsi que je l’ai montré dans ma communication au
congrès de Marseille). D’autre part, les phénomènes qualitatifs sensibles ne
dépendent pas de nous, ni en eux-mêmes ni dans la nature de leur combinaison ; il
ne dépend pas de nous que nous rencontrions dans nos opérations perceptives un
2 Cf lettre à Spaier
3 Paris, Alcan, 1927
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 213
ensemble de sensations qui constituent ce paysage avec ses couleurs et son
dispositif ; et, enfin, chacun de ces ensembles paraît avoir une correspondance
originaire avec une idée ou un sentiment, et en être comme la traduction naturelle,
ainsi que le sont les expressions des émotions à l’égard de ces émotions. C’est en
particulier le paradoxe de la musique, mais cela n’empêche pas l’expression de
rester une expression.
J’aurais encore beaucoup de points à discuter avec vous, si je suivais tout
le détail de mes notes. Je termine sur une dernière question, qui touche d’ailleurs
aux précédentes. D’après tout ce que j’avais pu comprendre, la formule de l’âme
serait pour vous l’achèvement du naturé et son degré d’être se confondrait avec son
degré d’actualisation. Mais je me demande, à la lecture de certaines pages qui se
trouvent vers la fin du livre, si je vous avais très exactement compris. Ainsi p.119 :
« Si l’on préfère, on pourra parler à ce propos d‘âme empirique ou concrète, et
réserver encore (par un changement ou plutôt une précision dont nous avons
demandé d’avance la permission) le nom d’âme au seul principe actif de ces
enrichissements, c’est-à-dire de la grandeur et de la variété de cet empire fermé et
autonome ». De là, chez moi, une certaine incertitude qui s’accentue encore après
la lecture des pages 140-141. Identifiez-vous, finalement, l’âme avec le nombre
nombrant, avec le nombre nombré, ou avec les deux à la fois ? Ou enfin, faites-
vous du nombre de l’âme une sorte de loi intérieure de son existence actuelle qui,
tout en appartenant ainsi au domaine du nombre, jouerait cependant le rôle de
nombre nombrant par rapport à toutes les évocations et les constitutions de
virtualités qui lui sont liées ?
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 214
À Etienne Souriau
5 décembre 1939
Mon cher Collègue,
Je viens de lire votre beau livre sur l’Instauration philosophique4. Je vous
en avais déjà remercié, mais je vous avais déclaré que j’attendrais, pour vous en
parler, d’avoir eu le loisir d’en prendre connaissance avec l’attention que mérite
tout ce que vous écrivez.
J’ai retrouvé dans cet ouvrage votre thèse essentielle, d’après laquelle le
réel se confond avec la perfection de l’achèvement, le degré de cet achèvement
mesurant, en fait, le degré d’accès dans l’être. Vous l’avez illustrée par une foule
d’exemples empruntés à tous les domaines de la vie et de la pensée, et ces
exemples sont toujours présentés de la manière la plus heureuse, que vous fassiez
usage de l’image ou de l’idée. D’ailleurs, chez vous, l’image est si précise et si
caractéristique, tandis que, d’autre part, l’idée est si concrète et si nettement
délimitée qu’il y a comme une identité. N’avez-vous pas insisté, dans votre
conclusion, sur la solidarité de la raison et de l’imagination ?
L’intérêt que j’ai pris à votre livre n’a jamais faibli. Je marque tout de suite
quelques points sur lesquels je ne serais pas entièrement d’accord avec vous, ou sur
lesquels j’aurais de l’hésitation à vous suivre. Cette liquidation préalable permettra
ensuite de considérer uniquement les convergences.
Je vous trouve, d’une manière générale, bien sévère pour l’architectonique
de Kant. Si on laisse de côté ce qui est relatif à la déduction métaphysique et à la
prétention de vouloir faire dériver les démarches de « l’instauration » d’une table
de formes et d’opérations logiques, il me semble que personne n’a montré plus de
rigueur ni plus de précision dans l’étude ou, plus exactement, dans la vie même de
la constitution transcendantale des objets, qu’il s’agisse du monde de la science, de
celui de la morale ou de celui de l’esthétique. Je ne suis point parvenu, je l’avoue,
même après vos remarques si pénétrantes sur cette question, à attribuer au calcul
des probabilités l’importance philosophique que vous lui donnez. J’ai été un peu
surpris de vous voir rapprocher Platon et Spinoza, étant donné que l’image
composite du premier me paraît exactement correspondre à la catégorie de
concepts dont le second veut précisément se débarrasser. -Et enfin, il m’a semblé
que, si vous définissez le réel par l’achèvement, vous avez cependant une certaine
inclination pour un animisme plastique, dont on peut se demander s’il n’est pas une
forme de panthéisme, et s’il ne rétablit pas au sein de votre philosophie une
ontologie de l’inconscient.
Au sujet de Platon et de ses deux dialectiques, ma position est à l’égard de
la vôtre assez singulière. Vous auriez voulu que, chez Platon, la dialectique
descendante ou constructive fût au premier plan, mais vous pensez avec certains
commentateurs modernes que l’essentiel chez lui est la dialectique ascendante. En
somme, pour vous comme pour eux, Platon serait orienté vers la contemplation ou
vers l’absorption. Or ma conception est précisément inverse. Pour moi, je
considère que la dialectique ascendante n’est qu’un moyen de nous faire
communier avec 1’idée du Bien qui est, à mes yeux, la puissance inventive et
4 Paris, Alcan, 1939
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 215
plastique suprême, de telle sorte que -(et je le disais à la société lyonnaise de
philosophie, alors que celle-ci venait de naître)- au sommet de la dialectique
descendante, l’Amour fait place à la puissance. C’est, d’ailleurs, le thème que j’ai
développé dans le chap.II de mon Platon « l’Idée du Bien, principe des fonctions et
des organes ». Et j’ai exposé longuement, l’an dernier, la même thèse en expliquant
le Banquet (209 a et sq.) ; de telle sorte que j’estime que Platon a été exactement ce
que vous auriez désiré qu’il fût et ce que vous regrettez qu’il n’ait pas été. J’aurais
plaisir aussi à discuter avec vous sur la méthode dichotomique. Je crois qu’il y en a
pour Platon une bonne et une mauvaise espèce, l’une qui a, pour ainsi dire, un
caractère monotone et empirique, l’autre qui se présente sous une forme variée et
organique (par exemple dans le Politique, à propos du tissage), et je considère que
l’auteur de la République ne regarde que la seconde comme valable.
Je souscris volontiers à tout ce que vous écrivez sur Platon précurseur de
Kant dans l’usage de la méthode transcendantale. Vos remarques sur Descartes
sont tout à fait pénétrantes, soit que vous montriez que le cogito n’est valable que
si le « je pense » est une vraie pensée, soit que vous déclariez que la dialectique
cartésienne est « perlustrative » et non « instauratrice », qu’elle est « limitée à
l’étude des passages unidimensionnels », soit enfin que vous dénonciez la thèse
inexacte « qu’en tout le structuré doit être l’œuvre d’un seul », et que vous
signaliez « l’inadéquation de la notion isolée et de la notion dans le système ». Très
profonde aussi est votre observation relative à Leibniz qui utilise le principe du
meilleur comme un principe général, à la manière de ces axiomes abstraits que
Spinoza voulait bannir de la philosophie.
J’ai noté en passant ce que vous avez écrit sur l’homogénéité des
dialectiques postkantiennes, vos observations sur Hegel dont le système est un
système de démarches et non un système de l’achèvement. Le rapprochement avec
Descartes qui est aussi un bâtisseur allant de la partie au tout m’a paru
particulièrement ingénieux. Une note sur « l’intérêt » et ses rapports avec la
structure mérite d’être soulignée, et le chapitre sur le point de vue, sur la
réciprocité de ce dernier et de l’architecture d’ensemble, sur l’institution du témoin
à l’intérieur de la construction est un bel exemple de cette intuition intellectuelle
qui suit avec une exactitude victorieuse toutes les démarches de la pensée.
Resterait la question de ce que j’appellerais votre « objectivisme ». Cette
dialectique interne de l’œuvre qui se constitue, quel rapport exact a-t-elle avec le
sujet pensant ? Le domine-t-elle et entre-t-il dans son mouvement ? Se confond-
elle avec lui ? Ou enfin est-elle en lui ? Peut-être trouverez-vous le rapprochement
inexact, mais il me semble que votre attitude n’est pas sans analogie avec celle de
Spinoza à propos de l’« essentia affirmativa », et de Bergson dans l’effort
intellectuel, quand il fait, en somme, de cet effort un épiphénomène de
l’organisation même des idées. N’y a-t-il pas une possibilité de trouver, à
l’intérieur du fonctionnement même de 1’esprit, des preuves décisives de la
transcendance ou de la non-transcendance du sujet ? Est-ce que la réflexion
judicatoire qui prend son œuvre comme matière pour en édifier une autre permet
d’absorber le sujet dans un objet qui se constitue lui-même, dans une essence
autoréalisatrice, ou, comme dirait Bergson, dans une phrase qui se déroule ?
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Spaier1
Mon cher Collègue,
Je crois qu’il en est de l’ « a priori » comme de la conscience. Pour
instituer une discussion sur ce qui est a priori et sur ce qui ne l’est pas, il faudrait
évidemment s’entendre au préalable sur le sens exact des termes et sur les signes
qui, dans le domaine concret, en justifieront l’application.
Or cette entente est fort difficile. Nous l’avons éprouvé avec Burloud, qui
fut mon collègue au Parc2, en ce qui concerne la conscience, et je viens de lire
encore -d’ailleurs tout à fait par hasard- dans la Revue de l’Université de Bruxelles,
un article intitulé « Conscience et acte pur »3 dont l’auteur, M
elle Germaine Van
Molle considère comme essentiellement inconscient ce que je m’efforce au
contraire d’assimiler à la conscience. Beaucoup ne font commencer la conscience
qu’avec la réflexion, la finalité explicitement représentée et la volonté, ce qui
amène à considérer comme inconscient toute la spontanéité de l’esprit sous sa
forme supérieure, tandis que d’autres, au contraire, étendent le domaine de la
conscience à la vie physiologique et à l’organisation, ce que, pour ma part, je ne
saurais admettre. Certains même refusent les deux théories à la fois ou
successivement. Pour l’a priori il en est de même. Ce terme n’implique pour moi
aucune antériorité chronologique, aucune possession isolée ou séparable
originairement et primitivement de l’acte particulier dans lequel une loi se réalise.
Mais l’immanence de la loi dans l’acte lui confère un caractère qui la soustrait en
tant que telle à toute constatation simplement empirique et à toute assimilation à un
événement. Qu’il me faille, par exemple, une occasion pour vouloir
particulièrement, pour tracer le dessin de tel acte déterminé, je me garde bien de le
nier, qu’il me faille tracer ce dessin spécial pour prendre conscience de ce que je
veux originairement et primitivement, de ce que Kant appellerait mon caractère
intelligible et de ce que j’appellerais, moi, ma volonté originaire, d’accord encore.
Mais cela n’empêche pas que je ne pourrais vouloir dans ce cas particulier si je ne
voulais pas originairement et si je n’étais primitivement Volonté. Je reconnais
d’ailleurs toute l’insuffisance des lignes précédentes pour vous fixer sur ma
manière de voir ; je reconnais également que je l’ai très imparfaitement exposée
dans mon article ; il est malaisé, en effet, comme vous le savez, de présenter en
philosophie un développement sur une question déterminée en l’isolant de
l’ensemble qui lui donne sa raison d’être et lui apporte sa justification. Je tiens
simplement à ajouter que les « intentions » d’Husserl n’ont rien à voir ici. La thèse
était exposée et le terme d’intuition était employé par moi avant que je connusse
une ligne de cet auteur ou même son existence. La phénoménologie allemande
reste d’ailleurs pour moi une doctrine qui multiplie à plaisir les difficultés verbales
et qui pourrait, avec grand profit, se présenter sous une forme plus intelligible. Au
point de vue du fond, elle professe ou a professé à grand fracas un abandon de la
méthode transcendantale de Kant et un réalisme des essences qui fait songer à un
1 Réponse à une lettre de Spaier dans laquelle celui-ci accusait réception de l’article sur
« l’Activité spirituelle constituante ». Dans cette lettre, il était question de l’ouvrage de
Spaier sur la Pensée concrète (Paris. Alcan, 1927). C’est à cette œuvre que se apporte la
controverse finale sur l’origine des concepts. 2 Il s’agit du lycée du Parc à Lyon où Lachièze fut plusieurs années professeur en khâgne.
3 C’est à la suite de cet article que Lachièze-Rey entra en relations avec Mlle Van Molle en
lui envoyant son Idéalisme kantien.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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mégarisme s’opposant au platonisme ; elle en est d’ailleurs bien punie, car elle est
constamment obligée de revenir à ce qu’elle prétendait éliminer.
Pour en arriver maintenant à l’interprétation de votre œuvre sur laquelle
j’avais d’abondantes notes, ce qui m’a permis de l’utiliser pendant les vacances
sans avoir le volume en mains, je sais très bien que vous ne professez pas, d’une
manière générale, une origine abstractive des concepts. Mais le démon de
l’abstraction est un tentateur dont il est difficile de se défendre ; je pourrais en
donner de multiples exemples. Et il est d’autant plus difficile de s’en défendre que
l’on n’a point rattaché l’image au « je pense » comme puissance de construction
par l’intermédiaire du schème. Je plaide, en tout cas, les circonstances atténuantes
pour mon interprétation du texte considéré. J’ai dit « obtenus en négligeant divers
traits particuliers des réalités concrètes ». Vous avez écrit : « Nous nous bornons
simplement à imaginer des figures assez correctes pour que nos sens obtus n’y
aperçoivent plus d’irrégularités, d’approximations choquantes, de fautes
grossières... La vérité beaucoup plus humble est que nous nous bornons à négliger
les imperfections des figures… ». Ceci une fois dit pour me défendre, je ne vois
aucun inconvénient à ce que vous supprimiez le passage incriminé ; la suite des
idées n’en sera point modifiée.
PIERRE LACHIEZE-REY
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À J. Thouverez
Février 1938
Mon cher maître et ami,
Nous avons appris avec plaisir par Madame Ningres que votre
convalescence s’affirmait, et que vous participiez de nouveau d’une manière active
à la vie sociale. Il est donc naturel que je vienne un peu bavarder avec vous, et vous
parler de l’étude sur Lachelier1 que vous m’avez si aimablement envoyée. Je viens
vous faire part, en suivant l’ordre des pages, de quelques réflexions que la lecture
de ce travail m’a suggérées.
J’aurais peut-être été moins surpris que vous de la formule : « Que suis-je
pour moi-même ? Je suis d’abord et avant tout conscience de mes organes ; je les
sens, je les tiens, nous formons un tout ». La question est de savoir la signification
exacte qu’il faut donner à ces expressions. Si l’on admet, en effet, comme je le
crois, que l’esprit, j’entends notre esprit, n’est pas seulement raison, mais espace
spatialisant, temps temporalisant, et si, d’autre part, on considère que cette
puissance de déployer l’espace et le temps ne peut passer à l’acte, même
idéalement,c’est-à-dire se traduire en espace spatialisé, temps temporalisé, etc...
que par l’intermédiaire de la motricité du corps, puisqu’on ne peut se représenter,
même mentalement, une droite sans la décrire, il est bien évident que l’esprit et le
corps sont dans une intime collaboration et comme dans une prolongation
immédiate l’un de l’autre. À tel point que, si la motricité était toujours obéissante,
elle nous apparaîtrait comme faisant corps avec l’acte spirituel lui-même. La
relation est aussi étroite quand on considère les différentes fonctions
psychologiques, mémoire, attention, etc… Chacune d’elles suppose une sorte de
conscience a priori du complexus organisé des actes qu’il faut réaliser pour
l’exercer ; nous savons à l’avance ce qu’il faut faire, et ce savoir faire comprend
nécessairement une certaine conscience de l’orientation, de la direction qu’il faut
donner intérieurement au corps. Je crois que notre collègue Madinier, professeur de
philosophie au lycée du Parc, à Lyon, fait précisément sa thèse sur cette question.
Je n’ai pas actuellement sous la main le texte relatif à l’observation de
Platner, et ne puis me prononcer sur 1’interprétation que vous prêtez à Lachelier.
Ce que vous écrivez est très intéressant, mais, si j’en juge par la manière dont on
parle de la thèse que votre auteur aurait professée sur l’espace, et si l’on tient
compte de l’opinion de tant de philosophes qui n’ont pas accordé à l’aveugle la
représentation de la simultanéité, on peut se demander s’il n’y a pas, chez
Lachelier, un préjugé dénoncé implicitement par Villey dans un article posthume
de la Revue de Métaphysique, et qui consiste à supposer qu’il faut, pour percevoir
l’espace, que la simultanéité soit psychologiquement, je veux dire empiriquement
donnée, condition qui ne serait réalisée que par la vue. Pour ma part, je considère,
au contraire, que jamais la simultanéité n’est donnée, -pas même par la vue, qu’elle
est toujours intentionnelle et idéale ; elle est avant tout la règle directrice
d’organisation et de fonctionnement aussi bien du toucher que de la vue, la norme
de distribution des sensations tactiles et visuelles, et il n’y a, à ce sujet, aucune
différence à faire entre les deux sens. Je précise encore : elle n’est pas donnée par
les sens, et c’est un pseudo-problème de se demander si la connaissance de
1 « Jules Lachelier. Lectures et Mémoires » (extrait des Mémoires de l’Académie des
Sciences, Inscriptions et Belles Lettres de Toulouse, 12e série, tome XV, 1937.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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l’étendue nous vient de la vue ou du toucher, -mais elle est la loi commune de leur
action.
Je ne vois point, d’autre part, (p.33) pourquoi Lachelier établissait une
solidarité entre l’unité de l’étendue et l’unité de la pensée. Mais j’ajoute que
Descartes n’a jamais professé dans ce sens l’unité de l’étendue, car la substance,
pour lui, est le corpus generaliter sumptum, - ce corpus n’est nullement l’étendue
indivisible et infinie, c’est chaque corps considéré dans le sens de la divisibilité à
l’infini, chaque corps, si petit soit-il. Ni Spinoza, ni Malebranche ne s’y sont
trompés ; mais c’est une grosse difficulté du cartésianisme, et Mairan demandait à
Malebranche comment un pied cubique pourrait être substance,
puisqu’indéfiniment divisible.
En déclarant (p.37) que l’ordre temporel du monde est un ordre construit et
projeté par le moi, un ordre absolu de « phénomènes en soi », Lachelier ne
s’oppose pas à Kant. Une théorie contraire, en hypostasiant le temps relativement
au sujet, serait incompatible avec le criticisme. Mais, si réellement Lachelier a dit
que « les phénomènes ne sont dans une conscience qu’au moment où elle se les
donne », il est tombé dans un autre défaut d’interprétation, parce que les
phénomènes existent éternellement à l’état implicite (Kant dirait l’état analytique)
dans les lois intemporelles du dynamisme constructeur de l’esprit. C’est ainsi, par
exemple, que la permanence de la matière est posée en vertu des lois éternelles de
l’esprit qui, chaque fois qu’il repense le monde, est obligé de reposer cette perma-
nence comme fondement de sa construction.
Lachelier est tout à fait fidèle à l’esprit du kantisme (p.35), quand il
considère que « l’espace et le temps ne sont pas seulement des organes de
transformation, mais de projection et d’objectivation du monde », on pourrait
même dire plus exactement qu’ils ne sont pas du tout des organes de
transformation. Très juste également la rigoureuse symétrie maintenue entre les
deux formes (p.35).
Ce n’est pas à vous seulement que l’Introduction à la médecine
expérimentale a causé une impression pénible. Cette impression a été également la
mienne, quoique pour des raisons peut-être un peu différentes qui tiennent à une
terminologie tout à fait singulière (p.27).
J’aime bien, je trouve réellement excellente cette formule : « Un être, c’est
ce qui porte en soi son intelligibilité suffisante », et cela est très platonicien (40).
Si je considère maintenant vos conclusions, je vous demanderai ce que
Lachelier, d’après vous, en pourrait penser : « Le monde est-il, pour lui, un acte du
sujet humain ou un acte de Dieu ? » (p.56). –Existe-t-il deux plans distincts, celui
d’une autoréalisation de Dieu sur le plan de I’intemporel et celui d’une réalisation
progressive dans le domaine humain ou cosmique ? (p.57)
Le texte de Lachelier que vous citez (p.58-59) et où il est question de
Leibniz est fort important. Il est bien évident, en effet, que, sous peine
d’hypostasier l’espace, on ne saurait situer les monades en lui. Il n’existe pas, et il
ne peut pas exister un espace, pas plus d’ailleurs qu’un temps dans lequel les
esprits seraient englobés comme choses en soi. Chacun d’entre eux ne peut donc
exister que phénoménalement dans les espaces de chacun des autres et dans le sien
propre en tant qu’il se représente lui-même. Il en résulte d’ailleurs pour l’idéalisme
certaines difficultés au point de vue de la question de la simultanéité. Ces
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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difficultés ont été soulevées par un jeune Danois naturalisé qui va faire paraître
dans 1es Recherches philosophiques un article en faveur du réalisme, article au
sujet duquel il m’avait demandé mon avis.
Vous voyez que votre étude si claire et si intéressante m’a très vivement
intéressé. En terminant, je voudrais vous poser deux questions : Avez-vous lu un
petit livre de Bouglé : les Maîtres de la philosophie universitaire en France, paru
chez Maloine (collection Sophia) ? Il y a une vingtaine pages consacrées à
Lachelier. -Vous ai-je donné ou envoyé un article de la Revue philosophique sur le
Cercle cartésien et ma communication au Congrès international de philosophie sur
l’analyse réflexive ?
PIERRE LACHIEZE-REY
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Au R.P. Auguste Valensin1
Lyon
17 Juillet 1933
Mon Révérend Père,
Je ne crois pas qu’il y ait la moindre contradiction entre Bergson et
Einstein2. Seulement, dans « la théorie de la relativité restreinte et généralisée »
(p.2l-22), ce dernier auteur raisonne ou expose, en partant des données de la
mécanique classique et de l’hypothèse qu’il y aurait encore une opposition du fixe
et du mobile. Cette hypothèse est sans doute impossible à éviter pour opérer une
construction scientifique quelconque, car la science, comme d’ailleurs le sens
commun, ne peuvent s’empêcher d’accorder à certaines données un privilège au
moins provisoire pour en déduire les autres selon certaines lois : ex. hypothèse du
mouvement absolu du wagon, du mouvement absolu de la terre et de la fixité du
soleil, de la réalité de la donnée tactile quand il s’agit d’un objet plongé dans l’eau,
du caractère immuable d’une image visuelle que l’on solidifie et autour de laquelle
on suppose un mouvement de l’observateur pour en déduire les autres images selon
les lois de la perspective, etc.....
On ne peut cependant admettre que le théoricien de la relativité ait
commencé par nier réellement son propre système. Bergson (p.136) ne fait que
modifier la représentation initiale pour la mettre d’accord avec ce dernier. (Voyez
d’ailleurs Einstein, op.cit. p.50-51)
Quant à l’identité des subjectivités en M et M’, c’est le point de départ
même, le fait à expliquer et à justifier, à savoir l’identité de la vitesse de la lumière,
identité qui est un scandale apparent. il n’est donc pas d’autre justification à en
donner que l’expérience même de Michelson-Morley.
Je crois que toute cette controverse vient simplement de ce que l’on se
débarrasse très difficilement dans les faits de l’idée d’un mouvement absolu. On
affirme bien théoriquement et en général que tout mouvement est relatif, mais on a
beaucoup de peine à poursuivre effectivement la réalisation de cette affirmation. Le
problème essentiel est, en somme, celui-ci : étant donné que M’ ne devrait pas,
d’après le sens commun et la mécanique classique, voir les choses comme je les
vois, quelles modifications faut-il supposer dans l’espace et dans le temps dont il se
sert pour expliquer qu’il les voit effectivement comme je les vois ?
Veuillez agréer, mon Révérend Père, l’expression de mes respectueux
sentiments.
1 Lettre originale
2 Il s’agir de l’ouvrage de Bergson : Durée et simultanéité. Paris, Alcan, 1922
PIERRE LACHIEZE-REY
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Au R.P. Auguste Valensin3
Toulouse
3 avril 1933
Mon Père,
Je ne voudrais pas que mon départ pour Toulouse4 marquât la fin des
excellentes relations que nous avons eues à Lyon, et je profite du calme relatif dont
je jouis maintenant pour reprendre contact avec vous.
Il n’y a pas encore deux mois que je suis arrivé à emménager et,
naturellement, l’organisation de notre nouvelle installation nous a demandé pas mal
de temps ; ma prise de contact avec la vie toulousaine est donc encore toute récente
et assez superficielle. Les étudiants sont assez nombreux ; on remarque parmi eux
quelques ecclésiastiques qui se destinent au professorat de philosophie. L’un de ces
prêtres fait un mémoire sur le dualisme chez St Augustin ; j’ai été amené ainsi à
étudier d’un peu plus près que je ne l’avais fait jusqu’à présent la philosophie de ce
père de l’Eglise. Notre ami Guitton m’a d’ailleurs envoyé ses importantes thèses,
ce qui a encore augmenté pour moi l’intérêt de la doctrine envisagée. Il y aurait un
travail bien curieux à faire sur les anticipations de St Augustin dans la théorie du
temps, de la mémoire, des nombres de jugement, de l’instinct dynamique, de la
conception du rapport et de l’étendue par cet indivisible qu’est l’âme5.
Je l’écrivais précisément hier au Père Maréchal, dont j’avais reçu
récemment un mot dans lequel il me disait que son état de santé ne lui avait pas
encore permis de rendre compte de mes deux ouvrages.
Je fais trois cours à mes étudiants : l’un sur la conscience, le second sur la
philosophie kantienne et l’analytique transcendantale qu’ils ont au programme, le
troisième sur les caractères d’un processus intelligible. Ces trois cours sont
convergents ; ils tentent, de trois points de vue différents, de donner une idée aussi
précise que possible du fonctionnement de l’esprit. L’ensemble coïncide avec la
méthode de Fichte telle qu’elle est définie dans l’ouvrage que vous avez traduit ;
aussi ai-je recommandé particulièrement aux étudiants la lecture de cette
traduction. Je ne reproche qu’une chose à Fichte, c’est de ne pas avoir
effectivement suivi cette méthode dans l’édification de son système, et d’avoir
substitué des constructions imaginaires à ce qui aurait dû rester toujours objet de
conscience possible6.
Il existe ici une Union sociale qui ressemble beaucoup à l’Union d’Etudes
des Catholiques sociaux de Lyon. J’y ai fait l’autre jour une apparition, et j’y ai
rencontré le recteur de l’Institut catholique7, ainsi que le père Cavalléra. Nous
n’avons échangé que quelques mots, mais je compte bien nouer avec l’un et l’autre
de plus étroites relations.
3 Brouillon
4 Pierre Lachièze-Rey avait été nommé maître de conférences à la Faculté de Toulouse en
1932 5 Sur l’augustinisme de Lachièze-Rey, cf lettres à Blondel, à Dopp, etc… et réponse à
Forest 6 Cf lettres à Maldiney (la 2
ème) et à de Waelhens
7 M
gr Bruno de Solages
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 223
J’ai regretté de ne pouvoir poursuivre avec vous, avant mon départ de
Lyon, l’intéressante discussion dont vous aviez pris l’initiative sur la nature du
temps. Me permettrai-je de vous rappeler que, au cours de notre dernier entretien,
vous m’aviez dit que vous alliez écrire aux Etudes, pour attirer leur attention sur
mon Kant et mon Spinoza en vue d’un compte-rendu ?
Si vous-même ou le père Albert avez l’occasion de passer par Toulouse,
j’espère que vous ne manquerez pas de venir me voir ; croyez que je garde de tous
deux le meilleur souvenir, et recevez, je vous prie, mon Père, l’expression de mes
sentiments respectueux.
PIERRE LACHIEZE-REY
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De Auguste Valensin
Lyon
13 février 1934
Cher ami,
Ne m’en veuillez pas de mon long silence, lequel a son explication dans
mon état de santé. J’attacherai beaucoup de prix à n’être pas définitivement
« coupé » de vous, si intermittente et brève que doive être notre correspondance.
Les voies avaient été ouvertes, aux Etudes, devant votre Spinoza. On
pourrait encore essayer, et je m’offre de m’employer pour vous, si vous m’envoyez
un compte-rendu, mais sensiblement plus court que celui de votre Kant.
Dès que « Balthazar » aura paru (aux éditions Montaigne)8, je vous
l’enverrai, et vous pourrez peut-être le faire connaître un peu autour de vous. Ce
sont deux dialogues et mes articles sur Pascal. Un Maurice Blondel paraît ces
jours-ci dans la collection des « Grands moralistes » de Gabalda9. Avez-vous lu la
Pensée ? J’aimerais beaucoup savoir ce que vous en pensez.
Excusez mon laconisme et croyez à ma fidèle sympathie.
Aug. Valensin
8 Paris, Aubier, 1934
9 Paris, Gabalda. Maurice Blondel, par Auguste Valensin et Yves de Montcheuil
PIERRE LACHIEZE-REY
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Au R.P. Auguste Valensin10
Toulouse
4 Avril 193…
Mon Père,
J’ai reçu votre Maurice Blondel11
et votre Balthazar12
. Je vous remercie de
m’avoir fait parvenir ces deux très intéressants ouvrages. Le premier rendra de
grands services à ceux qui ne peuvent se procurer l’Action, et aussi à ceux qui ne
sauraient la lire avec fruit, à cause des développements techniques qu’elle renferme
et des connaissances étendues que son intelligence suppose ; vous avez retenu très
heureusement ce qui, en elle, est susceptible de faire réfléchir l’homme du monde
et l’amener à orienter sa vie. J’ai signalé votre travail à mes étudiants.
Dans Balthazar vous avez présenté d’une manière tout à fait agréable une
thèse philosophique très importante, puisqu’elle consiste à montrer que la
perception la plus simple implique l’intemporalité de l’esprit. Vous renvoyez à la
Critique de la Raison pure avec juste raison. Comme je suis constamment appelé
dans mes cours à traiter ce problème, j’inviterai mon auditoire à vous lire dès cette
année. Mais, l’an prochain, j’aurai une nouvelle occasion de renvoyer à votre
travail. La thèse de Kant avait été, en effet, déjà soutenue brillamment par saint
Augustin dans le 6e livre du De Musica. Kant se trompe, par conséquent, quand il
prétend être le premier qui ait mis en lumière le rôle de la mémoire dans la
synthèse de l’objet. Dans mes propositions relatives au nouveau programme de
licence, j’ai demandé que ce livre fût inscrit parmi les textes à expliquer.
Nous serons, je crois, moins d’accord au sujet de Baghéra. Notre écart
serait peut-être plus apparent que réel ; mais je considère la conscience comme un
indivisible, et, pour de multiples raisons, je n’accepte point la présence de la
sensation chez l’animal. L’instantanéité qualitative ne me semble pouvoir exister
que dans un esprit qui la transcende. Sur ce point, vous n’êtes pas de l’avis de
Maurice Blondel ; en somme, vous admettez dans l’animal une conscience sans
pensée, tandis que lui paraît lui conférer une pensée sans conscience ; ainsi que je
le lui écris par ce même courrier, je ne me range à aucune de ces théories, l’ordre
de la vie me paraissant hétérogène à la fois au mécanisme et au psychologique.
Je vous signale en passant qu’un jeune séminariste parisien de passage ici
m’a dit hier que votre travail avait été fort apprécié, et qu’on en parlait beaucoup.
Avec mes remerciements renouvelés, je vous prie de vouloir bien agréer,
mon Père, l’expression de mes sentiments respectueux et dévoués.
P.S. J’ai écrit, pour les Recherches Philosophiques qui -je l’espère-
paraîtront malgré la disparition de ce pauvre Spaier, un article où je fais allusion
aux objections que vous m’avez faites sur la genèse du temps. Je n’ai pas osé,
toutefois, vous nommer. Je vous enverrai l’article13
.
10
Lettre originale 11
Maurice Blondel, par A. Valensin et Y. de Montcheuil. Paris, Gabalda, 1934 12
Paris, Aubier, 1934 13
Il s’agit de l’article : « Réflexions sur l’activité spirituelle constituante ».
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 226
De Auguste Valensin
8 février 1935
Mon cher Ami,
Il vient de m’arriver de vous un mot pour Albert14
, que je lui fais suivre
immédiatement ; j’espère qu’il le recevra à temps. Mais de revoir votre écriture me
décide à ne plus attendre le moment favorable qui risque de ne venir jamais.
Depuis le 4 avril, j’ai sur ma table votre lettre, en même temps que votre
communication à la Société de Philo. de Marseille15
, et votre article des Recherches
philosophiques16
.
Je voulais vous parler longuement de ces travaux, tout à fait remarquables,
selon moi ; mais, pour cela, il fallait pouvoir me remettre dans l’atmosphère, et
recueillir mes idées, et n’être pas réduit au loisir congru. Je renonce. Sachez
seulement que je suis, ou crois être dans votre sillage....
Même, par ce que vous me dites de Baghéra17
, je pense que nous sommes
plus d’accord qu’il ne semble. La sensation ne saurait exister que pour un esprit qui
la transcende... Je ne sais plus comment je me suis exprimé dans mon Dialogue,
mais je n’ai jamais eu l’intention d’attribuer à ma chienne plus que le matériel de la
sensation ; de quoi en somme nous donner à nous l’illusion qu’elle sent.
J’ai pris note de la référence de St Augustin (6è livre du De Musica), mais
je n’ai pas encore eu le temps d’y aller voir.
Vous aurez peut-être su la mort de Mlle Monestier. Longue maladie, qui
l’a laissée lucide (et admirable) jusqu’à la dernière minute. Vraie grande juste. Sa
thèse sur la Croyance chez Kant avançait ; elle était imprégnée à fond de votre
pensée, ayant lu et relu votre thèse que nous commentions ensemble.
Il m’aurait été extrêmement précieux de conserver avec vous quelques
relations épistolaires ; j’ai beaucoup à apprendre de vous ; mais mon état de santé
me trahit. À telle enseigne que je suis déjà virtuellement démissionnaire, et que,
l’an prochain, je serai sans doute dans le midi...
Du moins, gardons quelque contact. Que le silence ne soit jamais une
prescription, voulez-vous ? Je vous remercie d’avance de 1e vouloir ; et, en faisant
les vœux les meilleurs pour vous et les vôtres, je vous redis, cher ami, ma très vive
sympathie intellectuelle et ma sympathie tout court.
Aug. Valensin
Nous avons eu ici une séance de Le Roy, où vous auriez eu votre mot à
dire... Il n’y a plus de métaphysicien à notre société. L’idéalisme n’est plus
représenté (sinon par moi ! qui n’apparais plus guère)
14
Frère du P.Auguste Valensin, jésuite lui aussi 15
« Contribution à une philosophie de l’esprit ». Etudes philosophiques. Décembre 1934 16
« Réflexions sur l’activité spirituelle constituante ». Recherches Philosophiques. 1933-34 17
Cf lettre à Mlle
Monestier
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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De Auguste Valensin
Mars 1935
Mon cher Ami,
Les leçons que publie actuellement la Revue des Cours18
paraîtront-elles en
volume ? Comme la Revue ne peut sortir de la Bibliothèque, il n’est pas commode
de vous lire. Et, d’autre part, j’hésite à acheter la Revue, si le livre doit venir. Le
sujet que vous traitez est d’un intérêt extrême ; mais je voudrais que vous profitiez
du caractère de « leçons orales » que sont censés avoir ces exposés pour mettre
davantage votre pensée à la portée de ceux-là même qui n’ont pas lu
votre Idéalisme kantien. Vous supposez trop de notions (celle de l’événement, par
exemple) ; et mes étudiants ne peuvent vous suivre. C’est dommage. Je voudrais
vous voir employer la langue de Descartes, ou de Leibniz, ou même de Lachelier :
quel rayonnement vous auriez ! Il dépend de vous.
Je ne suis pas sûr de vous comprendre, mais je vous admire, et je suis sûr
que je fais bien.
Tout cordialement vôtre.
Aug. Valensin
Vous avez à Toulouse un P. Gorce, que Lyon ne vous envie pas ! Le
connaissez-vous ?
18
Leçons éditées par la Revue des Cours et Conférences après avoir été prononcées en
cours public et radiodiffusées, et qui fourniront la matière de l’ouvrage : le Moi, le Monde
et Dieu.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 228
Au R.P. Auguste Valensin19
Toulouse
16 mars 1935
Mon Père,
Je vous remercie des deux aimables lettres que vous m’avez adressées. J’ai
eu grand plaisir, de mon côté, à pouvoir parler longuement de vous, il y a quelques
jours, avec le père Albert Valensin. Il nous a malheureusement confirmé votre
intention d’abandonner votre enseignement à l’Institut catholique de Lyon, ce que
vos amis regretteront vivement, tout en formant des souhaits pour que le climat de
Nice soit favorable à votre santé.
Il n’est pas question de publier en volume le cours public qui paraît
actuellement dans la Revue des Cours et Conférences ; mais j’en ai demandé un
tirage à part. Je crois que ce tirage s’effectuera quand la totalité des leçons aura été
imprimée ; je ne manquerai pas de vous envoyer un exemplaire.
Vous m’écrivez que j’ai présupposé la notion d’événement ; mais il me
semble, au contraire, que j’en ai étudié la genèse, dans la deuxième leçon, avec un
luxe de détails qui m’a paru presque exagéré ; j’ai multiplié les répétitions de telle
manière que je pensais que les lecteurs et les auditeurs devaient en être fatigués.
Vous me proposez comme modèles Descartes, Leibnitz et Lachelier ; il est curieux
de voir comment, sur certains points, les tournures d’esprit sont différentes. Ces
trois auteurs me semblent, en effet, n’avoir qu’une clarté apparente. Je le fis
observer, pour Lachelier, à la société de philosophie de Lyon, quand M. Segond fit
une conférence sur l’auteur de Psychologie et Métaphysique : ce style agréable et
coulant permet de glisser sur des difficultés inextricables, et à des formules
heureuses et faciles ne correspondent pas, à mon avis, des opérations spirituelles
susceptibles d’être réellement effectuées. Leibnitz a, comme l’on sait, une
philosophie multiforme ; et Descartes, l’apôtre de l’analyse exhaustive, a désigné
par les mêmes mots et les mêmes formules des données multiples dont il ne donne
pas l’impression d’avoir aperçu la disparité. J’explique, en ce moment, les
Méditations, et cette explication n’est point faite pour détruire chez moi cette
manière de voir.
Quand il s’est agi de fixer l’an dernier le programme de licence, j’y ai fait
inscrire le Sonnenklarer Bericht. Mais voilà que les étudiants se plaignent qu’il est
impossible de se procurer le texte et votre traduction, le texte parce qu’il n’est point
publié séparément, votre traduction parce qu’elle serait épuisée. Seriez-vous assez
aimable pour m’indiquer le moyen de les tirer d’embarras ? J’ai promis que je vous
écrirais à ce sujet.
Dans un des articles qui vont suivre, je signale, à propos de la synthèse
progressive dans la perception, votre dialogue des éditions Montaigne.
En attendant votre réponse au sujet de Fichte, et en vous remerciant
d’avance, je vous prie de vouloir bien agréer, mon Père, l’expression de mes
respectueux sentiments.
19
Brouillon
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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P.S. -Nous avions appris, de divers côtés, la mort de Mlle Monestié. J’en ai
été vivement affecté, car je l’appréciais d’une manière particulière. Ses
interventions à la société de philosophie m’avaient toujours paru très intéressantes,
mais j’avais eu surtout l’occasion de causer longuement avec elle ces derniers
temps, depuis qu’elle préparait une thèse sur Kant. Au point de vue moral,
religieux et philosophique, c’est une bien grande perte que nous éprouvons, et
Mme Waltz me l’écrivait encore tout dernièrement avec juste raison.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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De Auguste Valensin
29 mars 1935
Mon cher ami,
J’ai oublié de vous dire, en réponse à votre lettre, que le Sonnenklarer
Bericht existait en allemand dans une édition à part de Fritz Medicus, dans la
Bibliothèque Philosophique de la Maison Felix Meiner, de Leipzig. -Le petit
volume est très commode, et ne coûte pas cher. Il se vend broché.
Tout cordialement (et merci d’avance pour la citation de Balthasar)
Aug. Valensin
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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De Auguste Valensin
Nice
17 Octobre 1935
Mon cher Ami,
C’est en arrivant ici que j’ai trouvé votre dernier livre le Moi, le Monde et
le Dieu [sic], et je vous remercie d’autant plus de me l’avoir envoyé qu’ici (où je
suis désormais fixé) il va me devenir très difficile de me tenir au courant.
Je vous ai lu avec un très vif intérêt, et, laissez-moi vous le dire, avec
admiration. Le Moi, le Monde et Dieu n’ajoute peut-être rien à la doctrine que vous
avez si magistralement exposée dans l’Idéalisme Kantien ; mais elle en met dans
une lumière privilégiée certains aspects ; et il était bon que ce livre fût écrit.
D’une manière générale je me sens en complète communion de pensée
avec vous. En vous lisant, j’ai le plaisir de reconnaître mes propres idées, celles
qu’il me plairait tant voir se répandre...
Aussi bien, et pour vous montrer que je vous ai lu avec soin, voici quelques
annotations en marge de vos pages, que je vous transcris ; et ce sera comme si nous
parcourions ensemble le volume20
.
[24] -11.2 (ce qui voudra dire : p.11. alinéa 2) : très bien. Mais ne pourrait-
on pas dire que toutes les apparences sont également vraies et même également
solides, leur vérité étant dans leur liaison, c’est-à-dire dans le fait que l’image, par
exemple, du microscope pose celle de l’œil, et celle du tact ; etc... et l’image de
maintenant, celle d’hier et de demain ?
Il n’y a pas alors à recourir à un système (idéal) d’objets posés par Dieu, et
qui serait un système privilégié (cf votre note, p.94) [134], ni à parler de « notation
spirituelle » employée par Dieu, pour produire nos sensations (note p.56) [87].
Dieu a créé l’Univers, càd posé à la fois tous les systèmes d’images possibles du
fait qu’il a créé une conscience où est donné un de ces systèmes.
Toute la discussion du réalisme naïf : excellent.
[37] -20. La terminologie « événement, structure » ne vous est-elle pas
strictement personnelle ? Je n’oserais pas l’employer sans prévenir, et sans
définir... Je craindrais de n’être pas compris de ceux qui ne vous ont pas lu. Quid ?
- Le mot éternel que vous paraissez employer comme synonyme
d’intemporel me choque. Et j’ai déjà eu l’occasion de vous le dire.
[58]. -35 début. Important
[62] -38.1. Très juste
[63] -39.1. Je n’aime pas ce mot de « message » qui a l’air de renvoyer à
une chose en soi. En vérité, la question posée dans la suite (39. 2) « D’où vient-
il ? .. » ne se pose pas. Le phénomène élémentaire (« l’impression ») et, avec lui, le
20
Les références indiquées correspondent au tiré à part de la Revue des Cours et
Conférences. Nous donnons entre crochets la page correspondante dans la 2ème
édition :
Paris, Aubier, 1950
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 232
système entier ou, si l’on ne peut encore strictement parler de système, la totalité
des systèmes susceptibles d’être construits, est virtuellement donné à la conscience,
avec la conscience. Il n’y a pas à en chercher la cause, si ce n’est comme on se
demande qui a créé la conscience.
[71] -44.1. Je discuterais ceci. Mais, au fond, je crois que nous sommes d’accord
[79-81] -51 sq. tout ceci me paraît important
[83] -53.2. Très juste. Très utile à dire. M’avait toujours frappé quand j’entendais
signaler la « contradiction » du corpuscule et de l’onde.
[84] -54. 2 sq. Très juste, très utile à dire (sur le miracle).
[85] -55. Je discuterais cette interprétation de Descartes, dont la pensée me paraît
avoir une portée différente, un sens intelligible.
[87] -57. 1. T.B.
[91] -59. Problème très bien amorcé
[93]-60. 2. Encore « éternel » accouplé avec « intemporel » !
[94-96] -61. Jusqu’à 63.2. J’aurais besoin de revenir sur ces pages. Elles ne me
sont pas encore claires.
[102] -67. Merci pour la référence à Balthazar
[104]-69. J’aime la note -La discussion du panthéisme = excellente
[118] -80. Critique de Brunschvicg très pertinente, à mon avis.
Enfin, à partir de 89 [129], ce n’est pas seulement juste, utile, profond,
c’est beau. Je trouve seulement trop rapide, trop expéditif, le raisonnement esquissé
au bas de la p.89, dont l’objet est cependant si important !
Je crains d’avoir été un peu pédant avec mes annotations « très juste ; très
bien » ; vous me pardonnerez cette forme donnée à mes appréciations.
En somme, je suis ravi de votre étude, et je vous en félicite très
sincèrement. Puisse-t-elle avoir un grand écho ! Pour ma part, je la conseillerai
autour de moi.
Ne m’oubliez pas, et songez que je n’ai plus la ressource des Revues, pour
savoir que vous publiez quelque chose !
Mes respects, s.v.p., à Madame Lachièze-Rey
Tout cordialement à vous
Aug. Valensin
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 233
Au R.P. Auguste Valensin21
30 novembre 1935
Mon Père,
Je vous remercie de la lettre si intéressante et si sympathique que vous
m’avez écrite à propos de mes conférences sur le Moi, le Monde et Dieu. J’attache
le plus grand prix à vos observations qui sont presque toutes des approbations. J’ai
d’ailleurs la satisfaction de constater que, si la plupart de mes correspondants ont
fait des réserves, la plupart m’ont donné leur assentiment sur quelques points
essentiels. Les assentiments, comme les critiques, sont complémentaires. Les uns
font des réserves sur la première partie, en admettant le monde ; les autres font
1’inverse ; les uns me trouvent trop idéaliste, les autres trop réaliste. Mais, d’une
façon générale, personne n’a jugé que les problèmes traités le fussent d’une façon
qui devait être traitée par le mépris ; personne n’a manifesté d’hostilité violente, à
moins qu’il ne fallût admettre que cet état d’esprit se soit manifesté par le silence
que certains ont gardé.
Je vais maintenant suivre le détail de vos notes et vous donner à mon tour
mon avis à leur sujet
[24] p.11 Je souscris entièrement à votre observation. Il n’y a pas de système
privilégié, sauf que, cependant, ces systèmes sont hiérarchisés et que certains
dérivent des autres à l’intérieur même de notre conscience. D’autre part, il y a peut-
être, même pour notre conscience, une infinité de systèmes possibles dont nous
avons seulement réalisé une partie, puisque chaque hypothèse scientifique nouvelle
est tributaire des précédentes, soit qu’elle vienne s’agréger avec elle, soit qu’elle
résulte d’une refonte provenant de la réflexion sur l’hypothèse en fonction d’un fait
nouveau. Enfin, rien ne prouve que la totalité de nos conceptions possibles,
fonction de notre organisme spirituel, épuise dans son infinité la sphère des lois
possibles, et que Dieu, produisant les sensations en nous, n’envisage pas la forme
de leurs rapports d’une autre manière, bien que d’ailleurs la manière même dont
nous l’envisageons lui soit parfaitement pénétrable, puisque nécessairement il l’a
voulue et anticipée.
[37] p.20 Evénement, structure. Je ne vois pas quels termes je pourrais substituer à
ceux que j’ai employés. Ceux de Descartes : réalité objective et réalité formelle ne
sont-ils pas encore plus impénétrables, surtout pour un public non historiquement
averti ? L’expression employée par Kant pour caractériser l’événement :
détermination de sens interne est-elle plus transparente ? Au reste, il me semble
que Lavelle et Le Senne, avec qui je suis d’ailleurs en correspondance très suivie,
utilisent à peu près la même terminologie.
Eternel, intemporel. Le second terme est négatif, le premier est positif. Le
second fait songer à quelque chose de purement statique, tandis que le premier
s’applique plus exactement à une réalité dynamique, et qui correspond à un acte
qui s’éprouve dans sa propre loi comme susceptible de se reproduire et de se
réaliser indéfiniment ; ce dernier convient donc mieux à une essence agissante et
structurante comme le « je ».
21
Brouillon
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 234
[63] p.39 Je ne vois pas que l’on puisse éviter de faire de la sensation un message.
Son intégration radicale au dynamisme de la conscience me paraît impossible, au
moins quand il s’agit de son existence actuelle. Nous ne pouvons d’aucune manière
en saisir en nous la réalisation par une initiative interne. Il faudrait alors dire que
nous la produisons d’une manière inconsciente, mais précisément une telle solution
est ce que j’appelle ailleurs simple formule topographique.
J’espère que votre production philosophique ne sera nullement ralentie ni
surtout arrêtée par votre nouvelle situation. J’ai le plaisir de vous dire que j’ai
conseillé tout dernièrement pour les études morales votre exposé sur Blondel, j’y ai
joint Obstacle et valeur de Le Senne.
La Revue Philosophique publiera, je pense, dans quelque temps un article
que je lui ai envoyé sur la conception platonicienne de l’Idée2. J’aurais bien
d’autres travaux dont la mise au point serait facile, en particulier une théorie de la
perception et, bientôt, une théorie de la mémoire, sans compter une introduction
générale à la philosophie ; mais les frais d’impression sont trop dispendieux pour
un père de famille, Je ferai cette année un cours public sur les Idées morales,
sociales, politiques de Platon et sur leur intérêt actuel ; peut-être ce cours, une fois
terminé, pourra-t-il faire l’objet d’une publication.
J’ai vu avec plaisir que M. Vialatoux dans son ouvrage sur Hobbes3 avait
largement utilisé les principes qui servent de fondement à mon idéalisme ; il a eu
l’amabilité de souligner cette utilisation qui me fait plaisir, puisqu’elle montre que
la thèse développée est susceptible d’incorporation à une certaine apologétique. Du
côté de Louvain, on a paru aussi apercevoir dans les théories que j’ai développées
une possibilité d’accord entre la scolastique et la philosophie moderne. D’après ce
qu’on m’a écrit, un article le montrera prochainement. J’ai regretté de ne pas avoir
l’opinion de Le Roy qui est resté muet devant mon envoi, comme il l’était resté
devant celui de mes thèses, bien que ce dernier eût été accompagné d’une lettre
dans laquelle je lui rappelais des souvenirs communs, et lui signalais notre
commune amitié.
En vous remerciant de nouveau et en souhaitant voir continuer cette
correspondance à laquelle j’attache un grand prix, je vous prie de vouloir bien....
2 « Réflexions sur la théorie platonicienne de l’Idée », in Revue Philosophique. Juillet-Août
1936 3 La cité de Hobbes, Paris, Gabalda, 1935
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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De Auguste Valensin
1er
décembre 1935
Merci, cher Ami, de votre lettre sur laquelle j’ai réfléchi. Il me semble que
déjà je me rends à presque toutes vos observations.
Ne soyez pas surpris du silence de Le Roy. Il ne répond pas aux lettres. Et
il a des excuses : s’il répondait, il ne pourrait rien faire d’autre.
La correspondance est un gros problème. Je ne voudrais pas faire comme
Le Roy, mais je ne vois pas le moyen de consacrer un peu de temps à un travail
personnel et de répondre aux 44 lettres que j’ai en souffrance, (après avoir éliminé
celles que je puis, à la rigueur, laisser tomber). Et, tous les jours, de nouvelles
lettres arrivent.
C’est égal. Je tiens à vous. Et je ne veux pas laisser casser le fil.
Quel dommage que vous rencontriez des difficultés pour publier !
Quand je pourrai, je reviendrai sur votre lettre.
Tout cordialement à vous
Aug. Valensin
PIERRE LACHIEZE-REY
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Au R. P. Auguste Valensin22
18 décembre 1938
Mon Révérend Père,
Je vous remercie de l’amabilité que vous avez eue de m’envoyer votre livre
si intéressant sur François. Si le jeune homme m’était inconnu, son père ne l’est
pas, car je l’ai souvent rencontré aux réunions de la Chronique23
. Ces pages sont
bien intéressantes, surtout celles qui remplissent la seconde partie du livre, et je
comprends tous les sentiments que vous avez éprouvés en les faisant revivre. Si des
vies aussi détachées du monde ne sont pas facilement imitables, du moins restent-
elles un modèle dont il faut chercher à se rapprocher et doivent-elles combler de
joie ceux qui les ont préparées.
En dehors des questions spécialement religieuses et de celles qui
concernent directement la méditation chrétienne, j’ai été vivement intéressé par le
jugement sur Carrière, car, indépendamment de la connaissance que j’avais
directement de ce peintre, j’en ai naturellement entendu beaucoup parler par sa
fille, Madame Delvolvé, la femme de mon collègue de Toulouse. En écrivant à
cette dernière qui vient d’être décorée de la légion d’honneur, ma femme lui a
signalé votre ouvrage. Vous ne vous étonnerez pas que j’aie particulièrement
remarqué la « lettre philosophique sur les Idées », dans laquelle est exposée une
théorie de la vie qui ressemble beaucoup à certaines thèses développées par moi
dans mes notes sur 1’Instinct. Et, en voyant ici Bergson rapproché de Platon, on ne
peut s’empêcher de se dire que François, sous l’influence de son maître, a mieux
compris la relation des deux philosophies que l’auteur de l’Evolution Créatrice,
antiplatonicien décidé. De très bonnes observations également sur l’idéalisme et les
objections ridicules qu’on lui fait trop souvent. Enfin, je ne voudrais pas ne point
citer cette pensée qui me paraît excellente « Il ne faut pas dire : « c’est si beau que
cela ne peut pas être », mais au contraire : « c’est si beau que cela ne peut pas ne
pas être ». Ne dirait-on pas la formule même de l’argument ontologique ?
22
Brouillon 23
La Chronique Sociale de Lyon
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Mlle
Germaine Van Molle
(Au sujet d’un compte-rendu dans la Revue de l’Université de Bruxelles 39ème
année l933-34 n° 3)
Mademoiselle,
Je vous remercie de m’avoir envoyé l’intéressant compte-rendu que vous
avez consacré à mon Idéalisme kantien dans la Revue de l’Université de Bruxelles.
La collection de cette revue étant incomplète à la Faculté de Toulouse, j’ignorais
l’existence de ces pages dont M. Decoster m’a révélé l’existence.
Je les ai lues avec le plus grand intérêt. Vous avez bien mis l’accent sur le
problème le plus intéressant que pose la philosophie kantienne, celui du rapport de
la méthode d’analyse régressive et de la méthode d’épreuve intuitive dynamique
directe quand il s’agit de l’activité de l’esprit, - problème qu’on peut exprimer
encore en le caractérisant comme étant celui du mode de présence de l’esprit à lui-
même, ou encore celui des rapports de la position originaire et du Verbe. J’ai
essayé d’apporter une nouvelle contribution à cette question dans un article des
Recherches philosophiques (« Réflexions sur l’activité spirituelle constituante »,
1933-1934), -dans le Moi, le Monde et Dieu (Revue des Cours et Conférences 15
janvier - 15 juin 1935, dans une communication au Congrès international de
philosophie (« Réflexions sur la portée ontologique de la méthode de régression
analytique », Vol. VIII. 173-179).
Le problème ne se pose pas d’ailleurs dans la seule philosophie kantienne,
mais dans toute philosophie qui admet un dynamisme spirituel, une autonomie de
la pensée et de la conscience, depuis Platon jusqu’à Lachelier, Bergson, Blondel et
Le Roy, en passant par Descartes, Berkeley, Leibniz et Malebranche. Les derniers
travaux de Blondel y sont presque exclusivement consacrés ; c’est aussi de lui qu’il
s’agit dans Les données immédiates de la conscience ou dans ce que l’auteur de
Dogme et Critique appelle « l’opératoire ».
Comme vous le signalez fort bien, la difficulté est de savoir ce qui
appartient au dynamisme originaire et ce que nous y introduisons après être passés
à travers le Verbe, soit que celui-ci se présente comme une sorte de traduction
directe de ce dynamisme, comme son expression sur le plan du discours, soit qu’il
prétende retrouver l’acte primitif de la conscience par la voie d’une analyse
réflexive portant sur les produits de cet acte. Mais, quelles que soient les multiples
difficultés que présente cette discrimination, quelles que soient les précautions
qu’il faut prendre pour ne pas transformer une illusion en réalité, ne devons-nous
pas admettre que nous tenons les deux bouts de la chaîne en posant que, d’une part,
étant nous-mêmes, nous devons être en possession de notre moi originairement, et
que, d’autre part, au terme de la dialectique interprétative des aspirations qui nous
définissent, il ne reste aucun doute sur la solution qui seule peut y répondre, la
confrontation des deux termes ne permettant plus d’admettre que cette solution est
une simple hypothèse ? C’est ce que j’ai cherché à montrer dans les articles dont je
parlais sur le Moi, le Monde et Dieu, et aussi dans divers cours qui ne sont pas
publiés.
L’erreur de Kant est, à mon avis, d’être parti de ce postulat qu’on ne
connaissait que le construit, et que, par conséquent, le constructeur était
nécessairement inconnaissable. Cette position me paraît d’autant plus intenable
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 238
qu’il admet que le construit ne peut apparaître comme tel que par la conscience de
la construction, et qu’il condamne à l’avance toutes les interprétations de son
système qui feront de la conscience transcendantale un « inconscient » ayant agi
dans le domaine d’un inaccessible transcendant.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Melle
Van Molle
2 octobre 1938
Mademoiselle,
Je m’excuse de répondre si tardivement à votre intéressante lettre du 1er
Juillet. Mais le concours de l’Ecole Normale Supérieure, la nécessité de contrôler
diverses publications, et enfin une grippe prolongée m’ont empêché de le faire plus
tôt.
La première question que vous me posez, et qui concerne la manière dont
la conscience s’installe dans la puissance posante, me semble présentée en fonction
de vos propres préoccupations et de celles de M. Decoster. En réalité, cette
installation ne me paraît pas en elle-même faire l’objet d’un problème, en ce sens
que la conscience est originairement cette puissance posante elle-même. Le
problème du comment n’aurait donc pas à être traité, si la tendance naturelle que
nous avons à ériger le phénomène en chose en soi et le temps en réalité absolue ne
nous rendaient point particulièrement difficiles à saisir l’unité et l’intemporalité
fondamentales du moi. Je crois que, dans tout ce que j’ai écrit, le texte qui
répondrait le mieux à vos préoccupations serait celui des Recherches
philosophiques de 1933-1934 p.144 et sq...
Dans la deuxième partie de votre questionnaire, vous supposez que j’ai
identifié Dieu et conscience posante. Cette identification est très fréquente, en
effet, chez les auteurs, mais elle n’est nullement admise par moi. Bien au contraire,
dans le Moi, le Monde et Dieu (p.66 à 72), j’ai combattu formellement la thèse qui
fait de l’ensemble des lois dynamiques de la constitution du monde sensible
l’apanage d’une pensée divine supérieure et transcendante aux consciences
individuelles. J’ai soutenu énergiquement la doctrine de l’immanence totale de ces
lois au sujet comme tel. La doctrine d’après laquelle ce serait en quelque sorte Dieu
qui penserait en nous me paraît conduire directement au panthéisme.
Comme suite à la thèse précédente, j’ai opposé radicalement la volonté
d’aspiration à la volonté de création. C’est le panthéisme, encore une fois, qui
prétend coïncider avec Dieu comme puissance ; mais Dieu comme puissance se
dérobe entièrement à l’homme, et la puissance avec laquelle nous prétendons
coïncider en constituant la perception et la science, c’est la nôtre, non celle de
Dieu. Nous sommes originairement puissance de construire un monde qui est le
nôtre et qui, d’ailleurs, est tout à fait contingent, car une multitude d’autres types
structuraux auraient été vraisemblablement possibles. Dans la volonté d’aspiration,
Dieu est présent dans l’homme comme exigence ; mais ici l’homme n’a pas à faire
le Dieu ; nous n’aspirons pas à être Dieu, mais à le posséder, à nous unir à lui. Son
indépendance, comme la nôtre, est requise par cette aspiration même qui postule
précisément la distinction définitive des deux personnalités et leur hiérarchie.
Vous dites que l’Amour ne peut remplir le rôle qui lui est attribué
« qu’après que la conscience a postulé le Dieu transcendant ». À mon avis. il n’y a
pas ici d’ « après ». Le rapport des deux termes : conscience de l’esprit humain
dans l’amour comme puissance orientée et interprétation du Verbe sont dans un
rapport constant de réciprocité (Le Moi, le Monde et Dieu, p.89). Toutefois, s’il y a
un privilège de l’un sur l’autre, il appartient nécessairement à l’amour qui est l’Être
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 240
lui-même, qui, par conséquent, à certains égards, devance le Verbe et en contrôle
les affirmations.
Sur ces rapports de l’Amour et du Verbe, j’attache une très grande
importance à ce que j’ai écrit (p.94-95). En effet, il est tout à fait nécessaire de
montrer que le Verbe est ici uniquement traducteur et interprète au lieu d’être,
comme dans le domaine de la constitution de la science, source et principe des
hypothèses. Il importe également de montrer que l’interprétation ne peut être
qu’unique et qu’il existe une conscience d’une conformité complète entre l’objet
intellectuellement proposé et l’aspiration à laquelle il répond. Je me permets à ce
sujet de vous transcrire les notes qui résument la réponse que j’ai faite à une
étudiante m’interrogeant sur cette question : « Il importe d’abord de poser le
problème. Je l’ai dit à la fin de l’Idéalisme kantien et dans une partie de mon travail
sur le Moi, le Monde et Dieu. L’homme éprouve l’insuffisance de la volonté de
construction et passe à la volonté d’aspiration qui le caractérise plus profondément.
Mais il faut remarquer que cette insuffisance de la volonté de construction ne doit
pas être interprétée inexactement. Il ne s’agit pas, en présence d’une telle situation,
de revenir en arrière et de tomber dans une sorte d’empirisme irrationnel. Les
philosophies qui ont mis en lumière la puissance constructive de l’esprit ont joué
un rôle essentiel. Elles ont dégagé d’une manière incontestable l’existence du sujet
comme tel. Et le stade de la volonté constructive est une pièce nécessaire d’une
dialectique qui aboutit à la volonté d’aspiration. L’ensemble dialectique étant ainsi
posé, il y a lieu d’examiner les moyens techniques de sa réalisation. Y a-t-il une
méthode unique ou deux méthodes qui permettent ici d’aboutir ? Selon la question
qui m’a été posée, est-ce que nous construisons Dieu comme nous construisons
l’objet de la perception et de la science ? À cette question j’ai répondu par deux
fois d’une manière explicite dans ma communication au congrès international de
philosophie et dans ma lettre au cercle philosophique lorrain. Dans ces deux textes,
j’ai distingué la méthode constructive du type hypothético-déductif, dont l’objet est
uniquement pragmatique et qui ne vise qu’un « comme si », et, d’autre part, la
méthode de régression analytique qui, prétendant s’installer dans l’être, par
exemple dans celui du cogito, cherche les conditions intrinsèques de cet être, et,
par conséquent, peut avoir la prétention d’édifier une métaphysique en même
temps que d’éclairer notre destinée. Descartes a eu le sentiment de cette distinction.
Il a vu que les résultats de l’analyse ou, plus exactement, les instruments de la
synthèse, pouvaient être les facteurs intrinsèques d’une essence éternelle, le produit
de l’analyse d’une existence concrète, ou une simple invention à propos de. Mais il
n’a pas suffisamment exploité cette différence au point de vue des conséquences
qui pouvaient en résulter ou des conclusions qu’on pouvait en tirer. Enfin, il reste
que la méthode analytique régressive paraît impliquer plus ou moins à son point de
départ une interprétation conceptuelle, une transcription sur le plan du Verbe de ce
que l’intuition paraît par ailleurs nous donner. Le problème est de savoir si, tout en
prétendant être interprétative et non plus constructive, la méthode analytique
régressive n’aboutirait pas simplement à des hypothèses qui pourraient être
remplacées les unes par les autres, et dont aucune n’offrirait une garantie
définitive. Mais ici, nous avons une possession originaire de l’exprimé et de
l’exprimant, nous pouvons les confronter l’un avec l’autre, améliorer constamment
le système de leurs relations jusqu’à ce que nous arrivions à une fusion définitive.
Entendons-nous d’ailleurs sur la nature de cette fusion. On a insisté fréquemment
sur l’impossibilité de réaliser ici une adéquation absolue ; celle-ci est située à
l’infini. Telle est la thèse de M. Blondel. Nous ne saurions y contredire. Mais il ne
s’agit pas ici d’une pareille adéquation. C’est le cas de reprendre la distinction
cartésienne entre connaissance d’une chose comme chose complète, et
connaissance complète de la chose. Il ne s’agit pas de réaliser une connaissance
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 241
complète de nous-mêmes, mais d’arriver à une connaissance telle que se manifeste
à la conscience d’une façon décisive la conformité incontestable et totale de
l’orientation originaire de 1’âme et de l’objet qui lui est proposé. Nous avons dit
que cet objet définitif était l’amour réciproque de Dieu et de l’homme ».
Je crois que ces lignes répondent assez exactement à votre N.B. : « Pensez-
vous, comme je suis tenté de le faire, que l’aspiration vers la perfection soit
immédiatement la manifestation d’un certain degré d’être accompagné de lumière
intérieure ? ». Je crois que la notion de perfection, qui, d’ailleurs, n’est pas une
simple notion, mais qui fait corps, pour ainsi, dire, avec l’aspiration même comme
réalité, prouve, par son caractère intrinsèque même, qu’elle n’a rien d’arbitraire ni
d’illusoire. Elle a une possession d’état que rien ne saurait ébranler ; tel me paraît
être d’ailleurs le sens profond de l’argument ontologique.
Quant à la coïncidence finale du Verbe et de l’Amour, elle prouve, à mon
avis, que l’affectivité n’est pas aveugle, contrairement à ce que pensait Kant, et
c’est Platon qui avait raison quand il l’identifiait avec la philosophie elle-même
dans le discours de Diotime de Mantinée.
Vous remarquerez que je n’ai pas employé comme vous, pour caractériser
la conscience originaire de l’esprit comme puissance orientée ou la conscience de
la correspondance de 1’Amour et du Verbe, l’expression d’expérience mystique.
J’ai parlé au contraire de spiritualité rationnelle, réservant au mysticisme une
révélation personnelle et exceptionnelle de la présence divine.
Enfin, qu’il reste dans un tel domaine une part d’option et de choix, nul ne
saurait le nier. Mais comment, s’il en était autrement, resterait-il à l’homme
quelque mérite ? Les facteurs nécessaires à l’existence d’une destinée sont
déterminables a priori ; ils se posent, pour ainsi dire, dans l’absolu. De Platon à nos
philosophes les plus modernes, en passant par Kant, on est généralement d’accord
pour le reconnaître. Il faut parier, dans une certaine mesure, pour l’existence d’une
destinée, mais le pari n’est pas aveugle, puisqu’il s’agit de cela seul qui peut
donner un sens, non seulement à notre vie, mais à l’existence en général considérée
en soi.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 242
À M. Gilbert Varet
29 décembre 1948
Mon cher ami,
Je vous remercie vivement de m’avoir envoyé votre livre sur l’Ontologie
de Sartre1. Je viens de le lire avec beaucoup d’intérêt. Je dois vous avouer que,
après cette lecture, un assez grand nombre de points de la doctrine restent obscurs
pour moi. Mais ces points sont secondaires. Je crois que, pour l’essentiel, nous
comprenons l’auteur de l’Être et le Néant de la même façon, et lui adressons les
mêmes critiques. La plus importante de ces dernières, celle d’ailleurs sur laquelle
vous insistez le plus fréquemment, c’est de ne pouvoir rendre compte de la
conscience de l’identité du moi (p.76, 77, 78, 88, 89, 113, 114, 115, 116, 140, 145,
146, 149, 150. 159, 160, 161). Dans mes différents cours successifs de ces
dernières années, j’ai reproché à la plupart des philosophies contemporaines, sinon
à toutes, de poser parfois ce problème, mais de ne jamais remonter aux conditions
nécessaires de sa solution. Je ne vois pas d’ailleurs que cette solution puisse être
trouvée ailleurs que dans une théorie du temps plus ou moins apparentée à celle de
1’esthétique transcendantale et qui permette de considérer l’esprit comme
intemporel. C’est ce que j’avais déjà soutenu dans un article des Recherches
philosophiques sur « l’activité spirituelle constituante » C’est la thèse que j’ai
reprise dans un article paru récemment dans la Revue philosophique sur l’activité
spirituelle concrète et dans une étude sur « la portée ontologique de la méthode
blondélienne », que je vous envoie.
Au cours de votre exposé, vous avez l’air de considérer la conscience
transcendantale comme impersonnelle. C’est une interprétation très courante ; c’est
celle de Brunschvicg en particulier ; mais je ne la crois pas exacte, et j’en ai donné
les raisons dans l’Idéalisme kantien. La conscience transcendantale, orientée vers
la constitution du monde, ne fait connaître le « je » que dans sa relation avec
l’Univers. Kant trouve que c’est insuffisant pour connaître le moi dans sa nature ;
mais il admet, comme Malebranche l’avait fait, que c’est assez pour en affirmer
l’existence, et même l’existence comme spontanéité.
Vous avez l’air d’opposer souvent l’analyse régressive et l’analyse
intentionnelle, tout en reconnaissant d’ailleurs qu’elles peuvent se rejoindre. Pour
ma part, je ne vois entre les deux aucune différence essentielle. Je vous signale, à
ce sujet, le compte-rendu que j’ai fait de la thèse de Berger dont j’ai été le
rapporteur (Etudes philosophiques, N°1, 2, 3, 4 de 1942). Ce que je reproche à tous
les phénoménologues, existentialistes ou autres, c’est de n’admettre que des
intentions « intramondaines » et, ainsi, de ne pouvoir dépasser le monde,
contrairement à Platon (théorie de l’amour) ou à Blondel (volonté voulante). Ces
deux derniers philosophes sont les vrais existentialistes. Les autres ne sont que des
kantiens concrets.
Il y aurait beaucoup de points sur lesquels je voudrais insister, notamment
sur la p.155 où vous considérez Sartre comme devant aboutir à une monadologie.
C’est d’ailleurs à cette conception de l’Univers qu’aboutit Husserl.
1 Paris, P.U.F., 1948
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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Conscience originaire de l’identité, formes diverses de l’intention a priori
d’identité, conception monadologique du monde, etc..., ces thèses, je compte les
développer, si j’en ai le temps, dans un travail que j’ai promis de faire.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À Monsieur Vialle
18 mai 1939
Mon cher Collègue,
Je vous avais écrit, il y a quelque temps, que je vous donnerais mes
impressions sur votre ouvrage Défense de la Vie1, aussitôt que j’aurais eu le loisir
de le lire. Je viens de faire cette lecture avec beaucoup d’intérêt, et je me hâte de
remplir ma promesse. J’ai grandement apprécié la finesse psychologique de vos
analyses et la subtilité des nuances que vous démêlez dans nos multiples
aspirations, dans nos multiples tendances, soit que vous développiez positivement
ce que peuvent avoir de fondé leurs prétentions à répondre à une réalité effective,
soit que vous indiquiez les soupçons que l’on est en droit de nourrir à leur égard,
quand elles nous conduisent à des expériences suspectes ou à des constructions
représentatives que l’on peut tenir pour des fabulations.
En rapprochant votre ouvrage des observations que vous formulez dans la
lettre que vous m’avez écrite, je crois pouvoir résumer ainsi votre attitude :
-a) Si nous analysons le contenu de nos aspirations, nous trouvons qu’elles
sont indéfinissables et même contradictoires dans leur objet. Les conditions de
réalisation des unes excluent les conditions de réalisation des autres. Nous sommes
donc obligés d’admettre que ces contradictions sont levées par la toute-puissance
d’un Dieu personnel ; mais c’est là une croyance que tout le monde ne peut
admettre.
-b) L’expérience d’une communion directe avec la divinité que les
mystiques ou, tout simplement, les adeptes d’une philosophie existentielle
prétendent réaliser ou atteindre n’a pas nécessairement une valeur effective ; elle
peut être une simple hallucination subjective ou une illusion créée par la référence
à des conceptions préalables empruntées au domaine du Verbe.
-c) Ces présomptions négatives sont renforcées par le fait que l’on peut
rendre compte de nos aspirations et de nos théories métaphysiques, à la fois dans
leur ensemble et dans chacune de leurs modalités particulières, par l’action du
Vouloir-Vivre, par une invention de l’homme « pour protéger sa vie menacée par
les révélations de l’intelligence ».
Mais cependant vous concluez :
« Peut-on réellement, sincèrement, se résigner à devoir mourir ? ». Je serais
désireux d’examiner avec vous cette série de problèmes qui n’ont pas seulement un
intérêt spéculatif, mais qui présentent un intérêt si profondément humain, et que
vous regardez, ainsi que je le fais moi-même, comme ceux qui nous intéressent
essentiellement, puisqu’ils concernent, en dernière analyse, la seule chose qui nous
importe, notre destinée. Malheureusement, il faut se résigner à se restreindre, les
dimensions d’une lettre ne permettant pas un examen bien prolongé.
Sur le premier point, il me paraît qu’il faudrait distinguer entre nos
tendances. Nous ne saurions, en effet, leur attribuer à toutes indifféremment une
valeur révélatrice éminente, ni dans leur nature, ni dans leur objet. Et cette
discrimination me semble devoir être réalisée sous deux formes différentes :
1 Paris, Alcan, 1938
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 245
Il y aurait, en premier lieu, à déterminer par une analyse rigoureuse les
facteurs intellectuels solides, si j’ose dire, qui les constituent : idée de finalité, de
finalité ultime, de but final, de perfection, d’infinité, etc..., chacun de ces facteurs
apparaissant comme une idée claire et distincte à la manière cartésienne et
s’affirmant ainsi par sa seule présence comme une réalité positive, à la fois objet
d’une spéculation directe et point de départ d’une spéculation indirecte susceptible
de conduire à de nouvelles conclusions. En second lieu, et j’attache à cette
observation la plus grande importance, il serait indispensable de distinguer au sein
de ces tendances l’être et le devoir-être.
À ce dernier point de vue, on peut se demander s’il ne s’agirait pas ici,
malgré les apparences contraires, d’un changement radical de méthode. La simple
description de nature, même si elle tend à séparer le transcendant de l’empirique,
reste cependant sur le plan de la réalité donnée. Même si on a prouvé qu’une
tendance transcende dans son être et dans son objet le monde sensible, même si
l’on a cru pouvoir admettre qu’elle est, à la manière d’un instinct supérieur,
révélatrice d’un objet qui lui répond, on ne sortira pas du domaine des faits. Il en
est tout autrement si l’on s’installe dans le domaine de la valeur ou de la
judication. Entre dire que nous aspirons effectivement à l’infini et à l’éternel, et
dire que nous posons a priori qu’il n’y aura de destinée que s’il existe une fin
justificatrice de l’existence et de l’action, il me paraît y avoir une distance dont on
ne saurait exagérer la portée. Or, c’est dans cette voie de la judication qu’il me
semble indispensable de s’engager. Au lieu de considérer un ensemble d’attitudes
psychologiques pour les scruter, il importe, à mon avis, de s’installer
immédiatement dans ce postulat fondamental qu’il existe une destinée, et de
poursuivre ensuite la recherche des conditions nécessairement impliquées par ce
postulat. Ce dernier se justifie de lui-même comme constituant une réalité positive
par le seul fait que je le conçois et que je le formule. Car enfin, comment se fait-il
que je puisse le formuler ? Et d’où tiendrait-il la possibilité de s’affirmer ainsi au
sein de la vie spirituelle et comme la dominant tout entière ? D’autre part, la
position initiale que je viens de définir entraîne des conséquences remarquables.
Elle amène à poser Dieu comme une exigence valorifique rationnelle, et non
comme un objet de constatation expérimentale ou de conclusion plus ou moins
certaine à partir d’un simple fait. Elle conduit à considérer la foi comme un devoir
et non comme un état, comme une source d’affirmation pratique, intellectuelle et
même affective, en nous commandant d’orienter dans une certaine direction nos
idées, nos actions et nos sentiments, car elle requiert une quête intellectuelle, un
effort de vérification et un travail d’intensification de la vie sentimentale
harmonisée aux principes préalablement posés. Elle est facteur constitutif de notre
liberté originaire, puisqu’elle permet une option fondamentale pour Dieu, dans
laquelle nous disons que Dieu doit être, au lieu d’enregistrer que Dieu est. Enfin,
elle est l’origine d’un acte de confiance qui est peut-être la forme supérieure de la
communion des esprits.
Une fois admis le postulat précédent, il est facile, me semble-t-il, de
répondre aux deux autres objections que vous avez formulées. Je suis, comme
vous, I’ennemi d’une philosophie existentielle ou d’un mysticisme qui prétendrait
trouver directement, dans un sentiment intérieur, la conscience d’une communion
effective avec Dieu. Si l’on entre dans cette voie, on justifiera toutes les formes de
romantisme, le racisme, le naturalisme, le panthéisme, la volonté de puissance, le
vouloir-vivre et la gamme indéfinie des métaphysiques aussi dangereuses
qu’aventureuses. J’écrivais dernièrement à M. Brunschvicg2 que j’étais d’accord
2 Cf. lettre à Brunschvicg d’avril 1939
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 246
avec lui sur le fait que tout mysticisme suppose un système de référence
intellectuel, mais, comme je le lui disais, je ne vois là aucune faiblesse ; au
contraire ; puisque, précisément il y a, grâce à cela, un contrôle, je dirais plus
volontiers une orientation ou une constitution rationnelle du mysticisme. Si l’on
peut s’installer a priori dans un système qui apparaît à un esprit lucide comme étant
le seul qui rend la vie digne d’être vécue, si l’on peut déterminer également a priori
les facteurs essentiels de ce système, on se trouve en mesure de chercher s’il n’y
aurait pas, dans la vie affective, des sentiments qui y seraient spontanément
accordés et qui seraient comme un langage parlé par Dieu à sa créature, en mesure
également de chercher, s’il y a lieu, la réalisation ou le renforcement de ces
sentiments ; et nous y sommes ainsi ramenés à ce que j’ai antérieurement
développé.
Quant au troisième point, j’aurais évidemment beaucoup à dire si je
pouvais entrer dans le détail, mais, puisque je ne puis le faire, je me contenterai de
dire que la question d’une fabulation dûe à l’action du Vouloir-Vivre ne se pose
plus, puisque nous sommes ici placés sur un plan qui n’est plus celui des
tendances, mais celui de la valeur.
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 247
À M. de Waehlens
4 février 1949
Monsieur,
Je vous remercie un peu tardivement de l’aimable lettre que vous m’avez
envoyée fin novembre ainsi que des deux brochures que vous m’avez adressées. Je
suis abonné à la Revue Néo-scolastique et j’ai, par conséquent, fréquemment le
plaisir d’avoir par elle de vos nouvelles, mais il m’est très agréable de recevoir de
vous le tirage à part de vos articles puisqu’il est accompagné d’une aimable
dédicace.
Je vous dirai que, tout en ayant été l’élève d’Hamelin et l’ayant hautement
apprécié pour sa valeur morale et intellectuelle, je n’ai jamais pu avoir la moindre
inclination pour sa philosophie. J’irai même plus loin et je vous avouerai qu’elle
me paraît exactement le type de ce qu’il ne faut pas faire, car sa dialectique produit
l’impression d’une jonglerie de concepts.
Kant ne s’est jamais écarté de l’idée d’une conscience possible ; il n’a
jamais introduit dans son système une opération spirituelle qui ne fût pas
immédiatement vérifiable. Tel est, par exemple, le déploiement imaginatif de
l’espace et du temps, tandis que la prétendue construction de ces deux milieux
n’est à mes yeux qu’un jargon métaphysique. Tout le kantisme vaut par la
réciprocité qui existe dans la constitution de l’expérience entre l’intuition active de
chaque opération de détermination et l’analyse régressive qui dégage les conditions
transcendantales nécessaires à l’édification du monde sensible. À ce point de vue,
Fichte, dont vous montrez avec pénétration ce qui le différencie d’Hamelin, est
bien nettement dans le prolongement du kantisme. Malheureusement, il ne lui est
pas lui-même toujours fidèle, et les actes de son moi sont fréquemment supposés
sans pouvoir être vérifiés par une conscience effective, ce qui faisait dire à l’auteur
de la Critique que la doctrine de ce disciple n’était qu’un jeu de fantômes.
Votre étude sur Valéry1 m’a paru singulièrement profonde. Je n’ai pas
assez longuement réfléchi sur l’ensemble des œuvres de cet auteur pour me
prononcer sur la valeur objective de votre interprétation, mais celle-ci renferme, en
elle-même et indépendamment de toute référence aux textes interprétés, des
remarques qui méritent d’être particulièrement soulignées, par exemple ce que
vous écrivez sur l’impossibilité pour l’immanentisme intégral de justifier la valeur
et sur la nécessité pour lui de substituer dans tous les domaines à un travail de
compréhension un travail de construction. Vos observations sur 1’histoire de la
philosophie et plus spécialement sur la philosophie contemporaine sont d’une
justesse que je ne saurais trop admirer, et la forme en est aussi parfaite que le
contenu.
Cette adhésion pleine et entière aux idées exprimées par vous n’entraîne
d’ailleurs nullement une conversion à la poésie de Paul Valéry pour laquelle j’ai
aussi peu d’inclination que pour la dialectique d’Hamelin ; mais j’ai retrouvé dans
cet article les qualités éminentes que j’avais déjà remarquées dans votre étude sur
la phénoménologie...
1 « Sur un examen de Valéry », in La Cité chrétienne, 20.02.1938
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
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À M. X…1
Mon cher ami,
Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez en me faisant part
de votre état d’âme en présence des problèmes religieux. D’ailleurs, les questions
que vous m’avez posées au sujet de l’éducation de vos enfants montraient combien
vous les prenez au sérieux, et c’est tout naturel quand on a, comme vous, la charge
et la responsabilité d’une nombreuse famille.
D’après ce que vous me dites, les difficultés ne viendraient pas pour vous
de la partie strictement philosophique du problème qui concernerait l’établissement
de la religion naturelle, mais du passage de la religion naturelle à la religion
révélée. C’est le passage en question qui vous paraîtrait difficile à franchir. Encore
comporterait-il deux étapes qui vous semblent inégales, l’une conduisant à
l’Evangile dont vous semblez plus disposé à accepter les enseignements, l’autre
vous introduisant dans l’Eglise qui ne vous donne pas toute satisfaction. À l’Eglise
elle-même vous paraissez faire deux objections, l’une concernant sa vie pratique et
son rayonnement, l’autre relative à sa théologie et à ses dogmes. Vous ajoutez que
la solution de la question est liée à des recherches historiques dans lesquelles il est
difficile de s’aventurer.
Je ne puis naturellement, dans une lettre, prétendre répondre à ces
différentes observations ou préoccupations. Mais je vous dirai d’abord que je ne
crois pas qu’on puisse poser la question du passage de la religion naturelle à la
religion révélée. Il ne saurait y avoir, tout au moins, de déduction de l’une à l’autre,
et ce que la religion naturelle peut ici nous apporter n’est qu’une préparation à une
révélation dont le principe n’est plus en nous, mais en Dieu. La religion naturelle
est (réserve faite de l’initiative du Créateur dans la constitution de la raison
humaine) un produit de l’effort humain, mais cet effort est insuffisant pour aboutir
à des résultats complets. Il circonscrit une sphère déterminée, il donne certaines
conclusions générales, mais il introduit surtout une conscience de son insuffisance.
Sa signification véritable ne peut lui venir que d’un achèvement qui n’est pas en
elle, et qui est précisément la religion révélée. C’est pourquoi, si l’on veut juger
l’ensemble de la vie religieuse et en apprécier la portée, c’est dans la totalité qu’il
faut d’abord s’installer, parce que c’est la totalité qui donne la justification de la
partie et qui lui donne sa signification. C’est là un principe général qu’il importe
d’appliquer partout. Pour trouver le sens des phases imparfaites du développement
d’un être, il importe de le considérer toujours dans sa phase d’achèvement qui,
seule, peut éclairer le sens des phases antérieures.
Cette attitude s’impose d’autant plus ici qu’il nous est très difficile de
déterminer ce que pourrait donner notre raison indépendamment d’une révélation.
Quoi que nous fassions, nous sommes toujours dominés par des idées qu’a
introduites en nous le Christianisme. Il serait très difficile, en particulier, de dire si
la raison conduit par elle-même au théisme et, a fortiori, jusqu’où elle peut nous
faire pénétrer à l’intérieur de ce dernier. Mais l’empreinte du Christianisme n’est
pas une empreinte mécanique ; elle signifie seulement que nous avons reçu et non
pas seulement élaboré, et que, ayant reçu, nous avons adhéré. Or, ce mouvement de
1 Brouillon
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 249
réceptivité et d’adhésion, il s’agit simplement de savoir si nous devons le
sanctionner et l’achever.
Le Christianisme affirme que Dieu est une personne2 et que les relations de
la créature au créateur sont des relations de personne à personne ; il déclare que
Dieu n’est pas simplement Nature, ou Idée, ou Puissance, avec laquelle il s’agirait
de communier par un mouvement unilatéral d’approfondissement ou d’ascension.
En un mot, il déclare que l’effort ascensionnel de l’homme n’est qu’une partie du
mouvement nécessaire et qu’il y a une réponse de Dieu à l’effort de l’homme. Il est
naturel d’admettre que cette réponse se manifeste sur tous les plans où elle est
possible, sur le plan intellectuel en particulier, et qu’ainsi il est normal qu’il existe
une révélation.
Cette révélation est à la fois une sanction et un achèvement, et il semble
indispensable de chercher si elle s’est effectivement produite, par un examen à la
fois rationnel et vécu de la religion positive dans laquelle nous avons été élevés.
Deux questions se posent alors à nous qui me paraissent essentielles : nous donne-
t-elle entière satisfaction, ou pouvons-nous en concevoir une qui lui serait
supérieure ? Pouvons-nous admettre que, au delà du Christianisme, il y ait encore
place pour une révélation ?
Un examen intrinsèque du Christianisme et une vie effective de ce dernier
peuvent seuls, confrontés à une vue précise de la morale humaine, répondre à cette
double question.
Or il faut se rendre compte qu’on ne saurait se contenter de s’arrêter ici à
l’Evangile comme à un simple code moral. Il n’y a pas de religion là où le Maître
ne parle pas avec autorité, c’est-à-dire comme Dieu ou comme inspiré de Dieu.
C’est-à-dire que, précisément, l’Evangile ne peut être séparé de la révélation, et la
révélation, naturellement, entraîne toute une métaphysique.
Reste alors à savoir si l’organisation de l’Eglise n’est pas la meilleure
qu’on puisse concevoir au point de vue de l’approfondissement de cette
métaphysique, et si elle n’offre pas le maximum de garanties nécessaires :
collaboration des croyants et du Magistère, collaboration de Dieu et de l’homme.
L’initiative individuelle est respectée, mais elle ne produit des effets que dans la
mesure où ces produits ont reçu une adhésion collective, et cette adhésion
collective n’est elle-même introduite dans la sphère dogmatique que dans la mesure
où elle reçoit la sanction du Magistère. Mais je ne veux pas m’aventurer trop loin.
Il faudrait se livrer à une méditation approfondie de l’ensemble des facteurs qui
collaborent dans l’Eglise ; encore ne trouverait-on, sur le plan intellectuel, qu’une
partie relativement minime de ceux qui interviennent dans 1’ensemble de sa
constitution et qui la justifient. De ce point de vue, la question historique apparaîtra
comme ne devant pas être traitée essentiellement par les méthodes qui
n’appartiennent qu’à des érudits. Sans doute ne faut-il pas négliger ces méthodes
quand on est capable de les manier, mais il faut se souvenir qu’elles ne donnent pas
généralement des résultats décisifs, même pour les gens compétents. L’historicité
est ici fonction de la transcendance, plutôt que la transcendance fonction de
l’historicité3. Nous devons croire à ce qu’il y a d’historique dans l’Evangile à cause
de ce que nous y trouvons de divin et de supérieur à l’homme, et non inversement.
Par exemple, [qui ne se demande si les anges, les Mages et le vieillard Siméon ont
2 Au sens d’Être personnel
3 À rapprocher de Blondel : Histoire et Dogme, Lettre à Loisy
PIERRE LACHIEZE-REY
LETTRES PHILOSOPHIQUES
© LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 250
une existence historique ? Mais, vous l’admettrez si vous remarquez4] que ces
personnages représentent les trois sortes possibles de foi : foi spontanée des
bergers, foi reposant sur la science, et foi reposant sur la tradition. Une telle
plénitude fréquemment renouvelée vous convaincra que l’Evangile ne saurait être
une invention humaine, et nous apportera5…… tout apaisement au point de vue de
son historicité.
Je sais, mon cher ami, l’insuffisance de toutes ces remarques, et je me tiens
à votre disposition pour les compléter sur les points que vous croirez devoir me
signaler…
4 Texte incertain
5 Mot illisible
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