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MYTHO-LOGIQUE OU MÉSO-LOGIQUE ? UNE ÉTUDE COMPARATIVE DE LA MYTHOLOGIE BARTHÉSIENNE
ET DE LA MÉSOLOGIE BERQUIENNE
XIAOLING FANG
ANALOGIE ET PARADOXE ENTRE LA MYTHOLOGIE BARTHÉSIENNE ET LA MÉSOLOGIE BERQUIENNE
Qu’est-ce qu’un mythe ?
Selon Barthes, « le mythe est une parole1». Il précise par la suite : « le
mythe est un système de communication, c’est un message2». Il peut s’établir
à partir de n’importe quel concept. Même un arbre peut devenir la matière
d’un « mythe », parce que quand on dit arbre, on ne considère déjà plus de
manière neutre l’arbre en soi : le concept d’arbre a été investi d’un usage
social. En fin de compte, tout peut relever du mythe.
Il est certain que la mythologie participe à un faire du monde. Il s’agit
de notre manière de créer, parce que la mythologie est un phénomène
spontané, dû à la capacité créative de l’être humain de transposer les
choses en mots.
Quant à la mésologie, l’étude des milieux concrètement vécus par les
êtres vivants (humains en particulier), elle, tente de décrypter le déploiement
du monde du vivant à travers le prédicat – à savoir par le sens, l’action, la
1 Roland Barthes, Mythologies (1957), Paris, Seuil, 1970, p. 181. 2 Ibid.
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pensée, la parole 3 . Une similitude apparaît ainsi entre la mythologie et la
mésologie. Par ailleurs, dans nombre de ses écrits, Berque fait des
rapprochements de ces deux théories et mentionne que : « Du point de vue
de la mésologie, cela conduit certes à admettre que la réalité des milieux
est toujours quelque peu mythique… 4»
Cette ressemblance peut avant tout être observée à travers les schémas
représentatifs de leur processus de signification : la mythologie par la
formule signifiant + signifié=signe à signifiant1 + signifié1 =
signe1à …signifiantn+1 + signfién+1 = signe n+1 (partant des principes définis par
Barthes, cette formule a été reformulée et développée dans mon mémoire de
DEA 5 en lui ajoutant une dimension historique), et ((((S/P) /P’) /P ’’) /P’’’)
pour la mésologie. Ces deux formules mettent en évidence la diachronie du
système. Elles ne sont pas de simples démonstrations formelles d’un système
de signification, car les éléments y sont alternés à travers un mécanisme
complexe, précisément la trajection selon Berque et « le jeu de cache-cache
entre le sens et la forme » selon Barthes. Grâce à cette dynamique, les
formules obtiennent instantanément une vivacité.
Ils sont tous deux caractérisés par une dynamique récurrente entre
l’abstraction et la substantialisation, à la fois significative et infra-significative.
Berque précise par ailleurs deux homologies : celle entre le processus
indéfini de la naturalisation de l’histoire et celui de l’hypostase (ou de la
3 Parmi de nombreuses références, deux constituent le fondement de cette pensée : Umweltlehre (étude des milieux) de Jakob von Uexküll (1864-1944) et Fûdoron 風土論 (étude des milieux humains) de Tetsurô Watsuji (1889-1960). Cf. La mésologie : pourquoi et pour quoi faire ?, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, Coll. Essais & conférences, 2014. 4 Augustin Berque, « Milieu, contingence et sens dans la nature », Journée d’étude sur « le milieu », MSH de Clermont-Ferrand, 16 janvier 2020. 5 Xiaoling Fang, Lire Versailles comme un texte - interrogation sur le processus de la signification paysagère, Mémoire, DEA « Jardins, paysages, territoires », Université Paris 1 / Ecole d’architecture de Paris - La Villette, 2003-2005.
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réification) des prédicats, et celle entre ce que Berque appelle le syllemme6
et la disproportion entre le signifié et le signifiant dans le mythe7.
Comme nous pouvons la constater, une analogie profonde paraît entre
deux modèles susdits. Il est cependant primordial de les différencier, car l’un
n’est pas tout à fait l’équivalent de l’autre, et de surcroît ils ne sont pas de
même qualité.
Barthes qualifie la signification du mythe d’imposture, de langage volé,
d’une survie insidieuse, dégradée qui ne voit pas la Terre promise. La
mythologie possède un sujet précis qui est le mythologue. Ce dernier peut
même avoir une image concrète, telle que la classe bourgeoise transformant
sans cesse la réalité du monde en image du monde, d’un anti-physis à un
pseudo-physis.
Barthes adopte donc résolument un regard critique, ou une posture de
combattant avec des cibles concrètes : « il s’agissait évidemment de mon
actualité 8 », souligne Barthes dans l’avant-propos. S’appuyant sur 53 textes
écrits chaque mois pendant environ deux ans, de 1954 à 1956, au gré de
l’actualité, il analyse ensuite d’une façon méthodique le phénomène même du
mythe.
Pour Barthes, le mythe relève d'une science générale extensive à la
linguistique, et qui est la sémiologie. Néanmoins, le mythe n’est pas un
simple fragment sémiologique. La sémiologie est une science des formes,
puisqu'elle étudie la structure des significations indépendamment de leur
contenu. Elle est nécessaire mais insuffisante pour comprendre la mythologie,
car le mythe fait partie à la fois de la sémiologie comme science formelle et 6 Le syllemme, le 4e lemme du tétralemme (à la fois A et non-A) : le « prendre-ensemble », sullambanein. C’est à cela que, selon Berque, correspond ce que Yamauchi qualifie de « logique du soku » (soku no ronri 即の論理). cf. Augustin Berque, « Milieu, contingence et sens dans la nature », op. cit., s.p. Cf. Mythologies, op. cit. 7 Selon Barthes, un signifié peut avoir plusieurs signifiants, et vice versa. 8 Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p. 9.
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de l’idéologie comme science historique : « elle étudie des idées-en-forme9».
Les mythologies s’adossent fermement aux faits en situation. Selon ses
attributs définis par Barthes, nous pouvons repérer précisément des
phénomènes mystifiés et dénoncer des ruses de mythologue.
Voici un exemple du mythe décrit dans son ouvrage : « Je suis chez le
coiffeur, on me tend un numéro de Paris-Match. Sur la couverture, un jeune
nègre vêtu d’un uniforme français fait le salut militaire, les yeux levés, fixés
sans doute sur un pli du drapeau tricolore. Cela, c’est le sens de l’image.
Mais naïf ou pas, je vois bien ce qu’elle me signifie : que la France est un
grand Empire, que tous ses fils, sans distinction de couleur, servent
fidèlement sous son drapeau, et qu’il n’est de meilleure réponse aux
détracteurs d’un colonialisme prétendu, que le zèle de ce noir à servir ses
prétendus oppresseurs10 ». Prenons un cas de nos jours : l’image ci-dessous
(Fig.1) montre une copie vraisemblable du pont Alexandre III dans une ville
chinoise. Le signifié de cette étrange présence semble implicite pourtant
évident : l’intention de s’associer à des valeurs pompeuses.
Il est au contraire difficile de discerner un comportement mésologique,
ou du mésologue, si on peut dire. Mais peut-on considérer la mésologie
comme le simple opposé de la mythologie ? Dans ses ouvrages récents 11 ,
Berque a complété sa formule en rajoutant un I (interprète) entre S et P. Par
conséquent, la dyade S-P devient S-I-P. A la différence de la mythologie, ici, I
(le sujet humain) peut être tout le monde. Ce I sous-entend-il une inclusion
du mythologue ? Au demeurant, la mythologie présente également des
risques recouvrant le développement global de la société, par exemple la
9 Ibid., p.185. 10 Ibid., p.189. 11 V. Augustin Berque, La mésologie : pourquoi et pour quoi faire ? Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, Coll. Essais & conférences, 2014, et Poétique de la Terre : histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014.
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tendance à l’ultra-signification (surprédication selon Berque) du système de
signification. La mésologie échappe-t-elle à cette tendance ?
La mésologie se pose la question éthique. L’approche de Berque est
essentiellement phénoménologique et herméneutique. Parallèle au concept
mésologie, Berque met en avant la méso-logique, une logique incluant le tiers
au lieu de l’exclure12, et le pluriel méso-logiques, la variété des points de vue
et des approches. Corrélativement, nous emploierons ci-après la mytho-
logique comme l’équivalent de méso-logique pour désigner la logique du
mythe.
Afin de comprendre les limites de la forme mythologique et les
différences qui la démarquent de la mésologie, cette analyse se déroulera
sous quatre angles :
- Les chaînes trajectives et les chaînes mythologiques13,
- L’hypostase de S/P en S’ et la naturalisation mythique,
- Le cycle de signification,
- L’inflation du système et les limites de la mytho-logique.
12 Cf. Augustin Berque, « Mésologiques », http://ecoumene.blogspot.com/p/argument.html 13 Puisque Barthes fait la distinction entre le mythe et la sémiologie, nous proposons d’utiliser l’expression les chaînes mythologiques au lieu des chaînes sémiologiques. Cependant, Berque l’appelle les chaînes sémiologiques.
Figure1.PontenChine.
(Summary of the EconomicDeveloppementofHaihe,No7,2006-05, Tianjin, 建筑 作志社 [Edition du magazine deLa création de l’architecture],2006,p.15.)
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Pour prendre du recul par rapport à la vision critique de Barthes visant
spécifiquement la classe bourgeoise de l’époque, nous prendrons un autre
exemple pour illustrer l’analyse : les jardins de Versailles.
LES CHAÎNES TRAJECTIVES & LES CHAÎNES MYTHOLOGIQUES
La trajection est un concept introduit par Berque dans Le sauvage et
l’artifice. Les Japonais devant la nature (Paris, Gallimard, 1986). La
formulation de son processus a néanmoins pris plusieurs années14, et a été
développée à travers deux phases principales : le « S en-tant-que P », et les
chaînes trajectives.
Le « saisir en tant que » est au cœur du processus de la trajection. Il
se fonde sur la distinction entre milieu (concrètement vécu) et environnement
(objectivé par l’abstraction scientifique), et est représenté par une formule
simple : r=S/P, « la réalité r, c’est le sujet logique S (ce dont il s’agit) en
tant que le prédicat P (le mode selon lequel S est saisi par les sens, l’action,
la pensée et la parole)15 ».
Jusque-là, on n’y voit qu’une structure relativement statique. Or la
trajection est par nature un processus, et nécessairement historique. Dans la
seconde étape, Berque y ajoute la dimension historique, et la formule devient
((((S/P) /P’) /P ’’) /P’’’) : « D’un côté, le donné environnemental est saisi en
tant que quelque chose, c’est-à-dire que S est assumé en tant que P.
Comme dans la logique aristotélicienne, S est substantiel, et P ne l’est pas.
C’est cela qui produit la réalité S/P, qui n’est ni proprement substance ni
proprement relation, mais aussi est à la fois substantielle et relationnelle
(comme on le verra plus bas, ce rapport logique relève du tétralemme). 14 Berque a décrit l’ensemble du chemin qu’il a tracé pour développer ses théories dans La mésologie : pourquoi et pourquoi faire, op.cit. 15 Cf. Augustin Berque, « Trajection », https://fr.wikipedia.org/wiki/Trajection
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Figure2.Schémadeconstitutiondumythe.
Cependant, dans la deuxième phase, S/P est hypostasié (substantialisé) en
tant que S’par rapport à un prédicat ultérieur P’, qui le surprédique en
(S/P)/P’(c’est-à-dire S’/P’), et ainsi de suite16 ».
Quant à la mythologie, elle est un système double. Le départ du mythe
est constitué par l’arrivée d’un signe, c’est-à-dire qu’il faut au moins deux
chaînes sémiologiques pour constituer un mythe : signifiant + signifié =
signeà signifiant1+signifié1 = signe 1 . Le signe issu de la première chaîne, un
alliage d’un sens et d’une image, deviendra simplement signifiant dans la
seconde.
Barthe appelle la première chaîne langage-objet, qui forme la matière de
la parole mythique, et la deuxième chaîne, méta-langage, « dans laquelle on
parle de la première 17». Pour distinguer les termes dans les deux systèmes
assimilés, Roland Barthes appelle ceux qui sont sur le plan mythique : la
forme (équivalent du signifiant1), le concept (équivalent du signifié1) et la
signification (équivalent du signe1). Le processus est schématisé de la façon
suivante : (Fig. 2)
1.Signifiant 2.Signifié
3.Vaux-le-VicomteàI.JardinClassique(Forme)
II.ConceptdeVersailles(Concept)
III.JardinsdeVersailles(Signification)
16 Augustin Berque, La mésologie : pourquoi et pour quoi faire ?, op.cit., p.64. 17 Roland Barthes, Mythologies, op.cit., p.188.
Langue : langage-objet
MYTHE: méta-langage
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Voyons une démonstration du modèle du mythe : les jardins de
Versailles (Fig.3). La matière capturée par Versailles est avant tout les
jardins de Vaux-le-Vicomte (Fig.4), le premier jardin classique. Nous nous
trouvons ici devant un système sémiologique agrandi : il y a une forme (le
jardin classique) modelée elle-même, déjà, d’un système préalable qui est le
Vaux, un concept qui cherche l’image représentative du pouvoir absolu
monarchique, et enfin les jardins de Versailles, le mythe du Roi-Soleil (Fig.5).
La capture de la matière eut lieu précisément au cours de la soirée du 17
août 1661 qui marqua la fin de Nicolas Fouquet, le maître de Vaux. Devant
la beauté de Vaux et la splendide création du jardin classique, Louis XIV eut
le coup de foudre : l’idée du pouvoir absolu coïncida pour la première fois
avec l’image du pouvoir. Le mythe trouva sa forme, il pouvait désormais
s’exprimer librement sous la lumière. Philippe Beaussant disait : « Il faut lire
Vaux à posteriori pour comprendre 18 », car chaque détail l’un après autre
sera repris par Louis XIV à Versailles. Il reprendra à son service, tous ceux
qui ont fait Vaux : Le Nôtre, Le Vau, Le Brun, La Quintinie, La Fontaine et
Molière; il exploitera le plan de Vaux; et au cours de l’hiver 1661- 1662, on
note, que quelque 1200 arbres furent transférés de Vaux à Versailles. On se
demande aussi si la fête de Vaux ne serait pas le brouillon des Plaisirs de
l’île enchantée.
18 Philippe Beaussant, « Fouquet et le songe de Vaux », in Vaux-le-Vicomte, [textes de Philippe Beaussant, Cyril Bordier, Alain Mérot, et al.], Connaissance des Arts, H.S. no 196, Paris, Société française de promotion artistique, 2003, p.18.
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Figure 4. Vue aérienne du château et du jardin de Vaux. (Michael BRIX, André Le Nôtre: magicien del’espace- tout commence à Vaux le Vicomte, Traduit de l'allemand par Claudia Schinkiewicz et IgorSokologorsky,Versailles,Artlys,2004,p.41.)
Figure3.PerspectiveauxJardinsdeVersailles–vuedel’axecentral(PhotopriseparXiaolingFang).
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L’opération clé pour réussir cette transposition de l’histoire est la
déformation de Vaux-le-Vicomte : il est rétréci et réduit à la simple forme de
jardin classique. Selon Barthes, le propre du mythe est de transformer un
sens en forme, autrement dit, le mythe est un langage volé : Versailles vole
le langage de Vaux-le-Vicomte. Barthes insiste sur la nécessité de distinguer
le signe du signifiant. Selon lui, le signifiant est vide, mais le signe est plein
parce qu’il a un sens. Ce que le mythe peut déformer est la face pleine du
signe, le sens.
Formellement, l’enchainement diachronique du processus de signification
semble le point commun des modèles mésologique et mythologique. En
revanche, ils ne s'accomplissent pas de la même façon. Berque souligne que
les processus trajectifs partent d’une base substantielle qui est la Terre.
Tandis que le méta-langage est un second système, un fragment
sémiologique, et il n’a pas besoin de tenir compte du détail du schème
linguistique. Il faut simplement que le signe arrive au seuil de la deuxième
chaîne et se prête au mythe : « Il faut ici rappeler que les matières de la
parole mythique (langue proprement dite, photographie, peinture, affiche, rite,
objet, etc.), pour différentes qu'elles soient au départ, et dès lors qu'elles
sont saisies par le mythe, se ramènent à une pure fonction signifiante : le
mythe ne voit en elles qu'une même matière première ; leur unité, c'est
qu'elles sont réduites toutes au simple statut de langage19 ».
De ce fait, Vaux-le-Vicomte n’est pas lu comme la réalité mais comme
une forme instrumentale : il n’est en réalité qu’un pauvre révélateur des
formes divines !
19 Roland Barthes, Mythologies, op.cit., p.187
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1.Signifiant 2.Signifié
3. Vaux-le-Vicomte à I. JardinClassique(Forme)
II.ConceptdeVersailles(Concept)
III.JardinsdeVersailles(Signification)
Le concept mythique est au fond une intention imposée de l’extérieur de
l’action, un objectif prédéfini qui existe avant le choix de la matière, et qui
se définit comme une tendance de l’action. Le devenir potentiel du mythe est
prédestiné dès l’apparition de l’intention. C’est comme un rédacteur de presse
qui part d’un concept et lui chercher une forme. En fin de compte, pour
comprendre un mythe, il faut le lire en sens inverse : concept à forme à
mythe. L’apparition de la matière est, quant à elle, contingente, mais le choix
de la matière est toujours en grande partie artificielle : il est une saisie
subjective de l’histoire. Le mouvement du méta-langage est par essence une
rétrospection motivée par l’intention. Contrairement aux chaînes trajectives,
l’intention artificielle est le point de départ du système mythique20. Autrement
dit, le mythe n’a pas de substrat. Nous tombons ici sur la logique du
prédicat de Nishida Kitarô (1870-1945), décortiqué à plusieurs reprises par
Berque : une absolutisation du prédicat21.
20 Pour une analyse détaillée sur la capture des matières dans l’édification du mythe de Versailles, v. Xiaoling Fang, Lire Versailles comme un texte - interrogation sur le processus de la signification paysagère, op.cit., ou de même auteur, Enseigner la créativité ? - Introduction à une approche mésologique de la formation des paysagistes, Thèse, Doctorat en Philosophie et Sciences sociales - Architecture et Paysage, l’EHESS, Paris, 2015. 21 Selon Berque, la logique du prédicat de Nishida est un simple culbutage de la logique aristotélicienne – fondée sur l’identité du sujet (au sens logique, ce dont il s’agit, et métaphysique, la substance). Elle est une absolutisation du prédicat (au sens logique, ce qui est dit du sujet, et métaphysique, l’insubstance ou le néant : mu 無). Cf. Augustin Berque, Poétique de la Terre, op. cit., p. 44.
Langue : langage-objet
MYTHE: méta-langage
Figure5.SchémadeconstitutiondumythedeVersailles.
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L’HYPOSTASE DE S/P EN S’ ET LA NATURALISATION MYTHIQUE
Berque relève notamment une analogie entre la naturalisation mythique
et l’hypostase de S/P en S’: « L’effet de ces chaînes sémiologiques est,
selon Barthes, que ce qui est historique se trouve déshistoricisé et, de ce
fait, mythiquement naturalisé. Tel est le mythe : l’histoire travestie en nature.
Au lu de ce qui précède, on comprendra : un prédicat P travesti en sujet S,
un accident travesti en substance ; et c’est effectivement ce qui se passe
dans l’histoire des milieux humains, tout comme dans l’évolution des milieux
vivants, où il y a, par « calage trajectif », indéfiniment hypostase
(substantialisation) de S/P en S’ par un prédicat postérieur P’, puis de cet
(S/P)/P’ en S’’ par un prédicat ultérieur P’’, et ainsi de suite, selon la formule
(((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…, indéfiniment.22 »
Il existe deux types de naturalisation dans le mythe : l’un, la réduction
du signe à la forme qui est une sorte d’émancipation du signifiant de son
histoire préalable, et l’autre, la naturalisation du concept mythique, qui est
une appropriation de la forme, ou pour Barthes « la mystification qui
transforme la culture petite-bourgeoise en nature universelle 23» (ce dernier
est plus complexe qu’une simple hypostase, nous l’aborderons plus bas). Ces
deux opérations s’enchainent dans une dynamique de signification en spirale
que Barthes appelle le jeu cache-cache entre le sens et la forme. La
duplicité du signe issu du premier système, à la fois sens et forme, plein
d’un côté, vide de l’autre, lui permettra de fournir le pivot au jeu de cache-
cache dans le second système.
Le jeu est assimilé par Barthes au mouvement de tourniquet pour
démontrer que le mécanisme de la mystification est en fait une sorte 22 Augustin Berque, « Milieu, contingence et sens dans la nature », Journée d’étude sur « le milieu », op. cit. 23 Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p.7.
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d’alternance rapide, qui fait que le sens (signifié) sera pour la forme
(signifiant1) comme une réserve instantanée d’histoire : la forme part d’un
sens et se dirige vers un nouveau concept ; elle s’éloigne et se libère, mais
elle retourne pourtant continuellement au sens pour s’en nourrir (Fig.6).
Par exemple, la matière de Versailles, le signifiant, si l’on considère qu’il
s’agit des jardins de Vaux-le-Vicomte (qui est d’ailleurs déjà un mythe en soi),
présuppose déjà une lecture. Ils possèdent une réalité, un passé, une
mémoire, un savoir, une richesse et une plénitude d’histoire. En devenant
forme, la matière ne contient presque plus rien de cette longue histoire. Le
sens se vide, s’appauvrit, l’histoire recule et s’évapore. Selon Barthes, cette
opération est paradoxale par rapport à celle de la lecture : elle est une
régression anormale du signe au signifiant, du sens à la forme. La pauvreté
de la forme appelle un nouveau concept qui la remplisse. Cependant pour le
lecteur de mythe, tout se passe comme si l'image provoquait naturellement
le concept, comme si le jardin classique était le symbole même du Roi-Soleil.
À travers ce jeu de cache-cache, le mythe infléchit la causalité naturelle
et implante une causalité artificielle en profitant de certaines analogies entre
le signe et le concept, comme celle entre les somptueux jardins réguliers et
le puissant pouvoir monarchique. Versailles existe à partir du moment où le
pouvoir absolu du Roi-Soleil passe à l’état de nature ; il n’est pas lu comme
CONCEPT
SENSFigure 6. Mouvement de tourniquet de laconception mythologique - le jeu de cache-cacheentrelesensetlaforme.
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un plagiat mais la naissance du Roi-Soleil : « le mythe est une parole
excessivement justifiée24 ».
LE CYCLE DE SIGNIFICATION
Il nous parait que l’homme, cet être changeant, malicieux et
insaisissable est capable de rendre le processus totalement flexible,
accommodant, quasiment manipulable. « Le mythe est une parole définie par
son intention25 », ainsi affirme Barthes. Bien que l’homme-interprète, ne soit
pas affiché dans la formule du mythe26, Barthes pénètre en revanche dans sa
peau et pointe directement sa plume vers sa mentalité spéculative.
Berque, quant à lui, introduit I (interprète) entre S et P. Le couple S/P
devient donc S/I/P : « Ce que le rapprochement susdit entre chaînes
trajectives et chaînes sémiologiques ne montre pas, toutefois, c’est que la
dyade S/P ou Sã/Sé ne peut concrètement s’établir que dans le rapport
ternaire S-I-P, où I est l’interprète pour lequel S existe en tant que P. Ce
n’est que dans la ternarité concrète – plus : concrescente – de S-I-P que S
peut être P, donc signifier quelque chose ; il va de soi en effet que l’on peut
transposer la triade S-I-P en une triade Sã-I-Sé 27 » .
Par contre, cette triade S/I/P nous laisse une question : comment
distinguer le comportement de I. Ce n’est certainement pas avec une vision
tranchante entre le bien et le mal, nous arriverons à établir les critères de
24 Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p.203. 25 Ibid., p.197. 26 Le fait que I ne soit pas affiché dans la formule du mythe est, d’une certaine façon, cohérent avec ce que décrit Barthes, c’est-à-dire que le mythologue reste en général volontairement anonyme. Cf. Le chapitre « La bourgeoisie comme société anonyme », in Mythologies, op. cit., pp.211-216. 27 Augustin Berque, « Milieu et sens des choses. Mésologie et sémiotique », Milieu et sens des choses.Mésologie et sémiotique», paru dans Eleni MITROPOULOU et Nicole PIGNIER, Le Sens au cœur des dispositifs et des environnements, Saint-Denis, Connaissances et Savoirs, 2018, 276 p., p. 19-55. V. PDF 9782753906013 in Augustin 75 pour l’ouvrage.
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l’identification. Il est essentiel pour nous de comprendre la motivation du
processus de signification. Nous allons d’abord étudier un maillon de cycle
de signification à l’aide de la formule générale du capital de Karl Marx.
Dans le quatrième chapitre du Capital, Max oppose la production de
valeurs d’usage à celle de valeurs d’échange. Il distingue deux formules : Ma-
A-Mb (marchandise a-argent-marchandise b) pour la première, et la forme
capitaliste A-M-ΔA (argent-marchandise-plus d’argent). Dans la première
circulation, les extrêmes sont toutes deux marchandises, des valeurs d’usage
de qualité différente - par exemple, froment et habit. Ce sont des produits
de matières différentes dans lesquelles se manifeste le travail social. Le
circuit A-M-ΔA, au contraire, débute et s’achève par un même élément
insubstantiel, l’argent : elle « paraît vide de sens du premier coup d’œil,
parce qu’elle est tautologique 28». Il n’y a aucune différence qualitative de
ses extrêmes, mais seulement de leur différence quantitative. En passant de
« vendre pour acheter » à « acheter pour vendre », l’argent devient le
capital dans lequel les valeurs d’usage particulières sont éteintes.
Tout comme la production capitaliste, le propre du mythe est d’abolir la
complexité des actes humains. Selon Barthes, s’il y a un langage qui n'est
pas mythique, c'est le langage transitif de l'homme producteur : «… partout
où l'homme parle pour transformer le réel et non plus pour le conserver en
image, partout où il lie son langage à la fabrication des choses,… 29 ». Le
méta-langage est au contraire intransitif, dépolitisé30. C’est exactement comme
ce qu’évoque Berque, la forclusion du travail31. Toute histoire particulière est
28 Karl Max, Le Capital, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-4.htm 29 Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p.220. 30 Sur ce terme, Barthes précise : « Il faut naturellement entendre : politique au sens profond, comme ensemble des rapports humains dans leur structure réelle, sociale, dans leur pouvoir de fabrication du monde ; il faut surtout donner une valeur active au suffixe dé : il représente ici un mouvement opératoire, il actualise sans cesse une défection. », V. Mythologies, op. cit., p.217. 31 Cf. Augustin Berque, Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Ed. du Félin, 2010, pp. 347-350.
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liquidée, et transformée en informations : « En réduisant toute qualité à une
quantité, le mythe fait une économie d’intelligence : il comprend le réel à
meilleur marché32 ».
Par contre, son circuit signifié/signifiant ne semble pas à première vue
tautologique, car ses deux extrêmes peuvent être vêtus de matière différente,
comme le Vaux-Le-Vicomte d’un côté, le Versailles d’un autre. Du point de
vue mésologique, ils sont tout à fait substantiels. Berque distingue une forme
désastreuse du mouvement de substantialisation - le mythe d’Arcadie
naturalisé, hypostasié au fur et à mesure à travers le jardin, les villas
suburbaines, puis la banlieue, le périurbain, jusqu’à l’urbain diffus 33 . « Ça,
c’est de la substance, ce n’est plus du prédicat ! 34 » s’exclame Berque.
Comme nous pouvons le noter, le mythe arcadien est quasiment du même
type que celui de Versailles. Selon Berque, il s’agit des prédicats
insubstantiels du début de la chaîne peu à peu substantialisés, et
hypostasiés ou naturalisés, gravés dans la Terre par l’histoire35.
Du point de vue mythologique, le jardin classique, les villas suburbaines,
la banlieue, etc. sont en revanche des alibis affichés du concept, que Barthes
nomme la physique de l’alibi : « je ne suis pas où vous croyez que je suis ;
je suis où vous croyez que je ne suis pas36». Par exemple, le « nègre » qui
salue le drapeau est l’alibi de l'impérialité française ; le pont Alexandre III est
l’alibi de la somptuosité du quartier (voire de la ville). Dans ces deux cas, le
concept et l’image sont noués par un rapport d’identité négative : la
plénitude de l’un suppose le vide de l’autre (le concept est plein de sens
mais insubstantiel ; la forme est substantielle mais vide de sens). « Il (le
32 Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p. 228. 33 V. Augustin Berque, « Milieu et sens des choses. Mésologie et sémiotique », non publié. 34 Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p. 35. 35 Ibid. 36 Ibid. p.196.
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mythe) en fait des cadavres parlants 37». Voici, la naturalisation truquée par
la mytho-logique.
Vaux et Versailles, aussi hostiles qu’ils soient, partagent tout de même le
même mobile – la vanité, c’est-à-dire que les deux extrêmes dissimulés par
des histoires particulières sont de même qualité et sanctifiés comme une
valeur en soi. C’est une tautologie masquée qui ne fait que définir le même
par le même. Le concept est le véritable élément constituant du
mythe. Barthes nous alerte que pour déchiffrer le mythe, il faut nommer son
concept !
À la fin, le mythe est destiné à être vendu aux lecteurs ciblés. Autrement
dit, pour que le mythe soit accompli, il doit être consommé. Ainsi, Louis XIV
s’occupa lui-même de la rédaction du guide pour la visite de Versailles,
parce qu’il avait compris que son jardin était fait principalement pour des
invités tels que les princes et les ambassadeurs (Fig7). Ces lecteurs-là
allaient fixer la valeur définitive de Versailles. En sémiologie, le troisième
terme, signification, est le seul qui sera consommé. Ce qui permet au lecteur
de consommer le mythe en toute innocence, c’est qu’il ne voit en lui qu’un
système inductif, là où il n’y a qu’une équivalence : les jardins classiques =
le pouvoir du Roi-Soleil ; le « nègre » au garde à vous est la présence
même de l'impérialité française.
Les caractères spéculatifs et consommateurs du mythe constituent sans
doute des points de repère importants pour distinguer la méso-logique de la
mytho-logique.
37 Ibid.p.206.
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L’INFLATION DU SYSTÈME ET LES LIMITES DE LA MYTHO-LOGIQUE
Après tout, le mythe n’est pas forcément toujours vicieux, comme par
exemple, une rose mystifiée qui représente l’amour. Il peut également devenir
une œuvre humaine remarquable, comme les jardins de Versailles. De même,
le mythe arcadien a inspiré maints chefs-d’œuvre artistiques : des peintures
(peintes par Le Lorrain, Poussin), des jardins à l’anglaise, y compris le fameux
concept Cités-Jardins inventé par Ebenezer Howard (1898-1965)38.
Pour comprendre les risques potentiels contenus dans la mytho-logique,
il ne suffit pas de s’arrêter à un moment donné devant certaines de ses
productions, mais il faut se mettre dans son flux dynamique et examiner
l’effet de l’accumulation de tendance de signification dans son ensemble,
spatiale et temporelle, synchronique et diachronique.
38 Cf. Philippe Bonnin, « Quelques matériaux pour suivre la filiation du mythe de la ville-campagne dans le bassin sémantique européen », in A. Berque, PH.Bonnin, C.Ghorra-Gobin (sous dir.), La ville insoutenable, Ed. Belin, Paris, 2006, pp19-34.
Fig.7: Itinéraire du RoiLouis XIV. Manière demontrer les jardins deVersailles (par roi LouisXIV), Paris, Ed. de laRéunion des MuséesNationaux,1982.)
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Rappelons que l’essence de la mytho-logique est « sans base ». La
substance (la Terre) constitue une référence extérieure d’un système. Or, le
mythe est un système autosuffisant commandé par l’intention même du
mythe. Son mode de production est par nature une création à partir du
néant - creatio ex nihilo- comparable à celle de Dieu. La question engendrée
par son fonctionnement est sur la mesure de l’action.
Dans son analyse, Karl Max interroge également la limite du
développement de l’économie capitaliste : « La circulation simple – vendre
pour acheter – ne sert que de moyen d’atteindre un but situé en dehors
d’elle-même, c’est-à-dire l’appropriation de valeurs d’usage, de choses propres
à satisfaire des besoins déterminés. La circulation de l’argent comme capital
possède au contraire son but en elle-même : car ce n’est que par ce
mouvement toujours renouvelé que la valeur continue à se faire valoir. Le
mouvement du capital n’a donc pas de limite 39 ». Plus exactement, le
mouvement ne connaît d’autre limite que le capital lui-même.
De la même façon, le mythe ne connaît qu’une limite : son désir.
« Vouloir toujours plus » constitue la motivation de sa reproduction. Le
mythe est historique. Dès que le contexte change, le mythe individuel peut
disparaitre, ou devenir soit la proie d’un autre mythe, soit une réserve de
matières mythiques, comme la mythologie gréco-romaine. Le rapport entre les
mythes qui se trouve sur la même filiation est non seulement une
déformation mais aussi un dépassement, voire une destruction 40 , comme
l’annihilation de la campagne bucolique par l’urbain diffus.
Reprenons l’exemple de Versailles : pour dépasser le Vaux-le-Vicomte, la
stratégie adoptée par ce premier est de transcender la clôture formelle du
39 Karl Max, Le Capital, op.cit. 40 J’ai proposé une comparaison entre la relation entre le calage trajectif mésologique et le rapport destructif mythologique dans Enseigner la créativité ?-Introduction à une approche mésologique de la formation des paysagistes, op.cit.
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second par une clôture informelle dont le cœur est l’idée de l’infini. C’est-à-
dire de créer des jardins avec une dimension grandiose plus importante que
celle de Vaux-le-Vicomte. Versailles apparaissait ainsi, comme disait Mlle de
Scudéry : le jardin du « plus grand roi de la terre 41». Mais en réalité, tout
cela ne fait que réduire toute qualité à la quantité par une simple
équivalence : divinité = infini = échelle démesurée. De même, le mythe
d’Arcadie est repris et reproduit successivement par des modèles de
construction de plus en plus amples (les jardins à l’anglais, les villas
suburbaines [la ville à la campagne], les cités-jardins, puis la banlieue, le
périurbain, jusqu’à l’urbain diffus). La dimension esthétique et poétique y est
progressivement diluée, asséchée, voire même absente.
Autrement dit, dans les deux cas susdits, l’étendue de signifiant grandit
graduellement. Dans son ouvrage, Barthes parle d’une disproportion entre le
signifié et le signifiant, c’est-à-dire, un signifié peut avoir plusieurs signifiants,
comme le système de synonyme dans la langue. Ce phénomène, selon
Barthes, est dû au fait que nous n'arrivions pas à dépasser une saisie
instable du réel, impuissante à rendre sa totalité. Ainsi, un signifiant ne peut
jamais interpréter pleinement un signifié, et cela veut dire qu’il y a toujours
d’autres possibilités de traduire le même signifié.
De son côté, Berque avance le terme syllemme, le quatrième lemme du
tétralemme (à la fois A et non-A42) : « Concrètement, il s’agit bien de réalités
différentes (S/P, S/P’, S/P’’, etc.), chacune dans une relation spécifique avec
l’être ou le dispositif concerné (I, I’, I’’ etc.) ; car S, en soi, n’est jamais que
virtuel 43».
41 Cf. Michel Baridon, Les jardins : paysagistes-jardiniers-poètes, Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1998, p. 702. 42 Cf. « Milieu, contingence et sens dans la nature », op.cit., s.p. 43 Cf. Ibid.
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Ces deux réflexions paraissent presque homologiques. Lorsque nous
pénétrons dans les écrits de Barthes, nous apercevons qu’il se place toujours
dans une vision méfiante. Il décrit : « Ceci veut dire que quantitativement, le
concept est bien plus pauvre que le signifiant, il ne fait souvent que se re-
présenter. De la forme au concept, pauvreté et richesse sont en proportion
inverse : à la pauvreté qualitative de la forme, dépositaire d'un sens raréfié,
correspond une richesse du concept ouvert à toute l'Histoire ; et, à
l'abondance quantitative des formes, correspond un petit nombre de
concepts. 44 » Par exemple, on peut trouver mille images qui signifient
l'impérialité française; mille objets qui représentent la richesse d’une ville.
Dans ce cas, combien faut-il de signifiants pour satisfaire le désir du mythe?
On peut percevoir un problème similaire dans le système mésologique.
Le prédicat possède seulement quatre prises avec l’environnement :
ressources, contraintes, risques et agréments. Avec ces quatre prises, le
système va reproduire en dimension spatio-temporelle, d’innombrables réalités
et chacune possède ses propres valeurs, exactement comme une
reproduction biologique : S/P est une interprétation partielle du S, et S’/P’,
une interprétation partielle de S/P, ainsi de suite. En fonction de la culture,
de l’individu ou du collectif, simultanément, S autorise de nombreuses
interprétations différentes; historiquement, chaque interprétation partielle
continue à son tour à se multiplier, d’une génération à une autre. Au
demeurant, dans la formule ((((S/P) = S’/P’)= S’’/P ’’)= S’’’/P’’’)…, chaque
monde actuel est la totalité des cycles de prédication entre parenthèses,
accumulés à travers le temps.
Nous sommes devant un phénomène naturel d’une expansion du système
de signification, dû à la prédication perpétuelle. Le point crucial est qu’en
définitive, tout cela pèse sur notre planète et qu'elle n'est pas qu'une 44 Roland Barthes, Mythologies, op. cit., pp.192-193.
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ressource intarissable et exploitable à volonté par l'Homme. (Fig. 8 : Le
diagramme figure la tendance expansive du système : une forme de trapèze
rectangle inversé en développement constant dont la base reste toujours de
même volume).
C’est précisément là que se pose le problème de la mytho-logique, car
c’est un système sans repère. Il vise à une ultra-signification, ou une
surprédication en termes berquiens, et provoque volontairement l'amplification
du système premier, une inflation techno-symbolique sans limite. Le grand
risque d’une conduite mythologique réside surtout dans l’accumulation de
pseudo-physis au fil de la création collective continuée 45 (i.e.
transgénérationelle).
La vision « sans base » fait que le mythe se maintient dans un monde
paradoxal : il refuse de voir un monde sensible. Or cette réalité ignorée est
la base de sa propre vie. Contrairement à son désir de longévité, en réalité,
le mythe ne peut que vivre à l’instant présent. Comme le dit Roland Barthes :
« Le mythologue n’est même pas dans une situation moïséenne : il ne voit 45 Cf. René Passeron, Pour une philosophie de la création, Paris, Klincksieck, Coll. esthétique, 1989.
S∞ P∞
S’’’ P’’’
S’’ P’’
S’ P’
S P
Figure8.Figurationdelatendanceexpansivedusystèmedesignification.
Diachroniqu
e,Historiq
ue
Synchronique,Spatiale
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pas la Terre promise. Pour lui, la positivité de demain est entièrement cachée
par la négativité d’aujourd’hui ; toutes les valeurs de son entreprise lui sont
données comme des actes de destruction : les uns recouvrent exactement
les autres, rien ne dépasse46».
CONCLUSION
Comment échapper à cette tendance désastreuse ?
Selon Barthes, rien ne peut être à l’abri du mythe. Son milieu favorable
est le sens. Tant qu’il existe une épaisseur virtuelle où flottent d’autres
interprétations possibles, le mythe peut toujours s’installer. Presque aucun
langage ne peut résister au mythe, car il est très rare que le langage impose
dès l’abord un sens indéformable : « Le mythe peut tout atteindre, tout
corrompre, et jusqu'au mouvement même qui se refuse à lui ; en sorte que
plus le langage-objet résiste au début, plus sa prostitution finale est grande :
qui résiste totalement, cède ici totalement… 47». C’est notamment le cas de
« l’avant-garde ».
Prenons l’exemple d’un personnage polémique, Le Corbusier.
Contrairement à son image dogmatique, machiniste, Le Corbusier était artiste,
poète, un homme sensible, en même temps qu’un combattant actif contre
l’académisme conformiste entretenu par la classe des élites. La recherche du
sens inaliénable des choses et des objets à réaction poétique constituait le
cœur de son travail artistique, sa source d’inspiration. Il proclama à plusieurs
reprises que le seul but des arts plastiques était la poésie 48 . On connait
généralement Le Corbusier par son parcours d’architecte mais pas pour celui
d’artiste, comme s’il était extrait de son contexte (selon Barthes, le mythe
46 Roland Barthes, Mythologies, op. cit., pp. 231-232. 47 Ibid., p. 206. 48 Cf. Danièle Pauly, Ce labeur secret, Le Corbusier et le dessin, Paris, Fage, 2015.
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choisit toujours une histoire partielle de la matière). Il a finalement été à son
tour emballé et transformé en une des plus grosses mythologies de
l’architecture et de l’urbanisme modernes, dont le modèle de construction
pousse l’habitat traditionnel au bord de l’abîme.
Barthes considère que les révoltes de l’avant-garde contre l’idéologie
bourgeoise sont socialement limitées, et restent récupérables. Car « …ces
révoltes s’inspirent toujours d’une distinction très forte entre le bourgeois
éthique et le bourgeois politique : … ce que l’avant-garde ne tolère pas dans
la bourgeoisie, c’est son langage, non son statut 49 ». De la même façon,
quand on accuse Le Corbusier aujourd’hui, a-t-on vraiment saisi la bonne
cible ?
Comme nous pouvions le pressentir, il y a certaines similitudes entre la
mythologie et le processus de création artificielle, durant lequel l’homme
créateur hésite constamment entre la subjectivité et la donnée extérieure, et
risque à chaque instant de glisser dans un ego écrasant le monde sensible.
Avant tout, il faut comprendre que la mythologie est un système
sémiologique qui prétend se dépasser en système ultra-significatif. Sa
puissance vient de l’accumulation historique d’une tendance d’abstraction de
plus en plus forte. Une solution possible est de le réorienter par un contre-
courant, une autre tendance infra-significative - un retour du signe à la
réalité sensible, c’est-à-dire, un mouvement d’hypostase.
Berque insiste sur une boucle chair/esprit au sein du processus trajectif :
« …il y a en réalité une boucle chair/esprit, dans laquelle l’esprit (ici, à
l’inverse, en position de P) lui aussi interprète la chair (ici en position de S),
assomption qui n’est autre que la conscience.50 ».
49 Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p. 213. 50 Augustin Berque, « Milieu et sens des choses. Mésologie et sémiotique », non publié. p.38.
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S’il y a un langage qui garde à tout moment cette boucle chair/esprit,
c’est bien celui de l’homme producteur, un langage transitif par lequel
« j’agis l’objet 51». Par ailleurs, Barthes note que ce qui occupe la position
inverse du mythe, c’est notre langage poétique 52 . Il relève surtout que la
poésie contemporaine « est un système sémiologique régressif. … elle
s'efforce de retransformer le signe en sens : son idéal - tendanciel - serait
d'atteindre non au sens des mots, mais au sens53 des choses même54 » , et
peut résister autant que possible au mythe. Si l’on entend par poésie son
sens de racine, il s’agit à juste titre de la création (latin poesis, du
grec poiêsis « création », du verbe poiein « faire, créer »). En d’autres
termes, le langage poétique est un langage créatif, et que la véritable arme
pour résister au mythe se trouve paradoxalement dans la créativité même de
l’homme.
En revanche, la créativité est par nature une force non institutionnelle et
parfois destructrice, et ainsi un pouvoir aveugle qui a besoin d'être guidé55 .
Berque souligne que le langage poétique doit avoir une référence qui est la
Terre : « Pour vaste que soit cette perspective, elle se ramène
essentiellement à un dire humain, dans un langage poétique, à propos de la
Terre 56 ». Il précise d’ailleurs le sens du développement du monde : « Or
pour indéfinie et complexe qu’elle soit, cette histoire a un sens : le sens de
51 Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p. 220. 52 Selon Barthes, il y a deux sortes de langages qui résistent au mythe, les mathématiques et la poésie contemporaine. Cf. Mythologies, op.cit. 53 Barthes annote « On retrouve ici le sens, tel que l'entend Sartre, comme qualité naturelle des choses, située hors d'un système sémiologique (Saint Genêt, p. 283). », Mythologies, op.cit., p. 207. 54 Ibid., p. 207. 55 Pour une analyse plus détaillée sur la caractéristique non institutionnelle et destructrice de la créativité, V. Xiaoling Fang, Enseigner la créativité ? -Introduction à une approche mésologique de la formation des paysagistes, op.cit. 56 Augustin Berque, « Milieu et sens des choses. Mésologie et sémiotique », non publié. p.33.
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l’évolution créatrice de la Terre avec tout ce qu’elle comporte, de la matière
à l’esprit en passant par la chair.57 »
Après tout, il est très difficile de condamner tout mythe, ou de nier qu’il
puisse parfois générer une création poétique ; ainsi, il est impossible de
rester aveugle à la splendeur des jardins de Versailles. L’homme ne peut
jamais décider du devenir d’un acte producteur car l’ordre de l’œuvre
appartient à la nature.
Il existe en réalité une autre forme d’hypostase au sein de
l’enchainement de la production des signes, surtout quand il s'agit de la
nature : depuis l’ère de Louis XIV, les plantes asservies à l’époque, en
grandissant, montrent petit à petit leurs vraies vies et formes; les arbres ont
été plusieurs fois replantés; les tempêtes ont dévasté les parcs anglais en
1983 et ont jeté bas des frondaisons dont on ne retrouve plus l’ombrage ni
les couleurs. Un retour à la réalité sensible est ainsi autorisé par la nature.
Puisque le mythe ne supprime pas les histoires mais les cache, au fil du
temps, elles émergent et se sédimentent. Cette fois, c’est le temps qui
façonne et dépose les réalités.
Il faut aussi lire Versailles a posteriori : après leurs réalisations, les
jardins sont libérés de leurs concepteurs. Ils se développent et vivent seuls
dans le temps grâce auquel ils acquièrent progressivement des caractères qui
leur sont propres. L’histoire singulière de ce déroulement diachronique
confère aux jardins de Versailles la vie d’une œuvre. En quelque sorte,
Versailles est condamné à être œuvre à qui la nature permet d’avoir ses
propres histoires et réalités pour, enfin, installer un monde.
Finalement, le vrai paradoxe demeure entre l’ordre humain et l’ordre de
la nature, entre la créativité insaisissable de l’homme et le devoir
57 Ibid. p.39.
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responsable envers la nature. Au demeurant, le paradoxe ne relève-t-il pas
aussi de la nature de la vie ?
BIBLIOGRAPHIE :
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ICONOGRAPHIE : Crédits photo & graphes © Xiaoling Fang