Download - Mémoire Louise Hurel
UNIVERSITE DE PARIS IV - SORBONNE
CELSA
Ecole des hautes études en sciences de l’information et de la communication
MASTER 2ème année
Mention : Information et Communication Spécialité : Médias et Communication
Parcours : Médias informatisés et stratégies de communication
« L’adaptation des acteurs de l’ industrie té lévisuelle face à l’avènement de la culture participative: stratégies et discours
communicationnels autour de la notion d’interactivité. »
Dans un contexte culturel particulier porté par la démocratisation des médias informatisés et du réseau internet, de quoi les dispositifs interactifs mis
en place par les acteurs de l’industrie télévisuelle sont-ils les instruments ?
Préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD
Nom, Prénom : HUREL Louise Promotion : 2013-2014 Option : Médias et Communication Soutenu le : Note du mémoire : Mention :
2
SOMMAIRE
INTRODUCTION …………………………………………………………………………... 5
PARTIE 1 _ MODELE DES DISPOSITIFS INTERACTIFS TELEVISUELS : DES CONSTRUCTIONS TECHNIQUES ET DISCURSIVES ……………………………... 16
A) Des dispositifs interactifs construits par des mécanismes techniques qui
structurent la participation des internautes ……………………………………………. 18
1. La nature des interactions et l’identité des dispositifs influencés par les espaces
temps dans lesquels ils s’inscrivent ……………………………………………………. 18
2. Structuration de la technique par l’écrit : les pratiques participatives définies selon la
manipulabilité technique des architextes de saisie …………………………………… 21
3. La pratique déterminée par la représentation des techniques mobilisées par les
dispositifs interactifs ………………………………………………………………………. 27
B) Des dispositifs interactifs soutenus par des discours communicationnels visant à
créer un référent commun ……………………………………………………………….. 30
1. Des discours communicationnels qui rendent accessible la manipulation technique
des dispositifs interactifs en créant de la valeur ajoutée …………………………….. 30
2. Des discours communicationnels qui accompagnent les dispositifs interactifs et
construisent un référentiel commun …………………………………………………….. 34
3. Des discours qui réinventent la télévision ……………………………………………… 38
C) L’interactivité : un concept promotion porté par l’imaginaire du web participatif . 42
1. De l’ambigüité du terme « interactivité » ……………………………………………….. 42
3
2. Un concept qui s’inscrit dans un imaginaire global lié au web participatif : un nouveau
model social basé sur le partage ……………………………………………………….. 45
3. Un concept qui s’inscrit dans un imaginaire global lié aux médias informatisés :
personnalisation et usage individuel des « nouveaux médias » …………………….. 48
PARTIE 2 _ LES DISPOSITIFS INTERACTIFS TELEVISUELS : DES MACHINES A CAPTURER ET MONETISER L’USAGE ……………………………………………… 51
A) Les dispositifs interactifs télévisuels, instruments de l’économie de l’attention ... 52
1. Des dispositifs interactifs pensés comme une réponse au besoin d’engagement des
publics ……………………………………………………………………………………… 52
2. Les dispositifs interactifs au service de l’économie de l’attention et l’économie de
l’audience ………………………………………………………………………………….. 56
B) Les dispositifs interactifs télévisuels, instruments de l’hybridation des médias-
marques …………………………………………………………………………………… 59
1. Hybridation des médias-marques et le cas particulier de la télévision ……………… 60
2. Publicitarisation et dépublicitarisation au centre du modèle économique des
dispositifs interactifs télévisuels …………………………………………………………. 63
C) Les dispositifs interactifs télévisuels, instruments de l’économie scripturaire ….. 66
1. Séduction et injonction à la participation ……………………………………………….. 68
2. Récupération des données et marchandisation de la trace ………………………….. 70
PARTIE 3 _ DES DISPOSITIFS INTERACTIFS TELEVISUELS : INSTRUMENTS
DE L’INDIVIDUALISATION INDUSTRIELLE DE MASSE ………………………….. 73
4
A) L’individualisation de masse à travers la mise au travail des télénautes-
consommateurs …………………………………………………………………………... 74
1. Les dispositifs interactifs télévisuels, des outils de l’individualisation de masse ….. 74
2. Les dispositifs interactifs télévisuels : instruments de la mise au travail des
consommateurs …………………………………………………………………………… 78
B) Industrialisation de l’individualisation de masse et désindividuation des télénautes
………………………………………………………………………………………………. 81
1. Les dispositifs interactifs télévisuels comme processus d’industrialisation de
l’individualisation ………………………………………………………………………….. 81
2. Accroissement de l’individualisation et perte de l’individuation ……………………… 83
C) Les dispositifs interactifs télévisuels, instruments de l’hybridation des relations
humaines et marchandes ………………………………………………………………... 85
1. Les dispositifs interactifs télévisuels, instruments de l’humanisation des rapports
marchands …………………………………………………………………………………. 85
2. Les dispositifs interactifs télévisuels, instruments de l’hybridation des relatiosn
marchandes et humaines ………………………………………………………………… 88
CONCLUSION ……………………………………………………………………………. 91
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES ………………………………………………. 97
ANNEXES ……………………………………………………………………………… 100
MOTS CLES …………………………………………………………………………… 107
5
INTRODUCTION
Depuis plusieurs années, le terme « télévision » s’est vu agrémenté des
adjectifs sociale, participative ou encore connectée, marquant ainsi une rupture
sémiologique entre la télévision-tout-court, qui renvoie à un instrument de réception
passive, et la télévision enrichie qui, dans l’imaginaire commun, évoque un média
plus performant et plus démocratique.
Cet enrichissement langagier et performatif du média télévisé est une des
conséquences des avancées technologiques qui furent à l’origine de la création et du
développement des médias informatisés d’une part, et de la numérisation des
technologies de fourniture classique, dont le poste de télévision, et de leurs contenus
d’autre part. Les traditionnels couples « support / contenu » étant depuis brisés, les
supports de stockage et de visionnage sont désormais multifonctionnels et intègrent
tous les contenus de manière indifférenciée1. De plus, la numérisation des diverses
technologies de fourniture a aussi facilité la création de liens entre les différents
supports médiatiques, donnant lieu à de véritables « couteaux suisse
technologiques » 2 tels que les ordinateurs, sur lesquels les récepteurs ont pris
l’habitude de naviguer entre la télévision, les films, la lecture ou encore les jeux
vidéo.
1 P. Chantepie et A. Le Diberder, Révolution numérique et industries culturelles, Paris, La Découverte, 2005 2 Peyron David, « Quand les œuvres deviennent des mondes. Une réflexion sur la culture de genre contemporaine à partir du concept de convergence culturelle », La découverte I Réseaux 2008/2 – n°148-149, p 360
6
Ce phénomène fait référence à ce que l’on appelle la convergence technologique, et
est accompagné par une évolution des usages et pratiques de consommation
culturelle que l’auteur Henry Jenkins a notamment théorisée par le concept de
convergence culturelle. Cette dernière serait « un mélange complexe », « une sorte
de métaculture qui s’actualise en culture »3 et par laquelle « la culture médiatique
devient multimédiatique »4.
Bien que la convergence culturelle semble antérieure, ou tout du moins « décorrélée
historiquement de la convergence technologique, […] les deux phénomènes se
rejoignent et se renforcent mutuellement »5 depuis quelques années, contraignant
les acteurs de l’industrie télévisuelle à repenser le format de leurs offres afin que
celles-ci correspondent aux attentes et usages des consommateurs.
En effet, les dispositifs médiatiques qui accompagnent les programmes
télévisés sont créés et mis en place à partir d’une certaine idée que les producteurs
se font des récepteurs et de leurs usages, et qu’ils tentent d’anticiper au mieux,
même si l’écart entre le mode d’emploi et l’usage effectif restera toujours un espace
de réappropriation, pour les consommateurs, sur lequel les industriels n’ont aucun
contrôle.
Ainsi, le double phénomène de la convergence technologique et culturelle a
engrangé de nouvelles manières de regarder les programmes télévisés qui n’avaient
pas encore été prises en compte par les producteurs, comme la consommation
simultanée d’un média informatisé et de la télévision. Cet usage a donné naissance à
une nouvelle figure du consommateur qui n’est désormais plus simple téléspectateur,
mais télénaute, à la fois téléspectateur et internaute. Cet éparpillement de l’attention 3 Peyron David, « Quand les œuvres deviennent des mondes. Une réflexion sur la culture de genre contemporaine à partir du concept de convergence culturelle », La découverte I Réseaux 2008/2 – n°148-149, p 342 4 Peyron David, « Quand les œuvres deviennent des mondes. Une réflexion sur la culture de genre contemporaine à partir du concept de convergence culturelle », La découverte I Réseaux 2008/2 – n°148-149, p 359 5 Peyron David, « Quand les œuvres deviennent des mondes. Une réflexion sur la culture de genre contemporaine à partir du concept de convergence culturelle », La découverte I Réseaux 2008/2 – n°148-149, p 361
7
sur d’autres médias que la télévision s’est accompagné d’une prise de parole
naturelle des consommateurs sur des espaces n’ayant pas encore été investis par
les acteurs de l’industrie télévisuelle.
Afin de combler ce manque à gagner, les producteurs et diffuseurs de programmes
télévisés ont adapté leurs dispositifs à ces braconnages en étendant leurs formats
sur les médias informatisés et diffusant leurs contenus via le réseau internet. Ils
proposent ainsi de nouvelles pratiques de consommation, présentées sous le
concept-promotion de second écran. Grâce à cette multiplication des canaux de
diffusion, les programmes télévisés se sont vu enrichis par des dispositifs dits
interactifs, destinés à provoquer des conversations entre les télénautes au sujet des
programmes télévisés, d’où l’adjectif sociale désormais accolé au terme télévision.
Si la télévision a, depuis sa création, été un média de la sociabilité, proposant
à un large panel de téléspectateurs des références culturelles communes, créatrices
de dialogue et de liens sociaux, l’apparition relativement récente de ces adjectifs va
donc de pair avec la démocratisation des médias informatisés et du réseau internet
qui ont exacerbé la dimension communicationnelle des programmes télévisés plus
qu’ils n’en ont intensifié le caractère social.
En effet, la majorité des dispositifs interactifs sont aujourd’hui mis en place en
parallèle des programmes qu’ils accompagnent et ne sont donc qu’une option
destinée à enrichir l’expérience télévisuelle n’ayant aucune incidence sur le
déroulement de l’émission elle-même. Par exemple, pour sa troisième saison, le télé-
crochet The Voice, la plus belle voix, diffusé sur TF1, a mis en place un dispositif
présenté comme interactif, appelé « Le 5ème coach », grâce auquel les télénautes
ayant téléchargé l’application MYTF1 peuvent se mettre dans la peau d’un coach et
buzzer les artistes qui performent sur leurs écrans de télévision depuis un second
écran, en même temps que les coachs de l’émission. Ce dispositif propose donc une
interaction médiatisée via une interface pensée et conçue pour donner l’impression
8
aux télénautes qu’ils jouent avec ou contre les coachs officiels, alors qu’en vérité la
seule interaction dont il est question ici est un simulacre d’interaction entre l’homme
et la machine, dont la notion d’interface est l’« objet-emblème » 6 . Ainsi, parler
d’interactivité ou de participation ici relève plus de la stratégie communicationnelle
que d’une véritable ouverture du média télévisé sur la co-création de contenus.
Il en va de même avec les très nombreuses émissions qui utilisent leur présence sur
les réseaux sociaux pour se présenter comme interactives. Si l’interaction peut être
ici comprise comme un échange entre des êtres pensants et conscients différé par la
machine, et non comme un simulacre d’interaction entre l’homme et la machine, il
n’en reste pas moins que celle-ci se fait en périphérie des programmes. Ainsi, ces
derniers, bien qu’ils soient au cœur des conversations, ne reposent pas sur celles-ci
et ne sont donc pas plus interactifs qu’ils ne l’étaient avant les convergences
technologiques et culturelles.
La télévision sociale et interactive relève donc d'une posture d’énonciation
communicationnelle destinée à montrer que le média télévisé a changé, qu’il est en
pleine évolution et qu’il connaît même une révolution. Si la numérisation des
supports et des contenus, qui a donné lieu à la convergence technologique et
culturelle, a effectivement ouvert le champ à certains usages particuliers, le fait de
jouer de chez soi en parallèle des émissions ou de les commenter en direct via les
réseaux sociaux n’a rien de nouveau ni de révolutionnaire, si ce n’est la technique
qui porte ces usages. Ils existaient bien avant l’apparition des médias informatisés et
du réseau internet, les rendez-vous entre amis ou en famille pour regarder un
programme particulier et le commenter étant des rituels qui accompagnent la
télévision depuis sa création. Ce que les médias informatisés et internet ont permis
est le changement d’échelle de ces pratiques et leur industrialisation, ce sur quoi
nous reviendrons au cours de cette étude.
6 Jeanneret Yves, Penser la trivialité, volume 1 : La vie triviale des êtres culturels, Lavoisier, Paris, 2008, p 138
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Bien que la majorité des dispositifs dits interactifs ne le soient pas vraiment, il
est important de noter les efforts faits par les acteurs de l’industrie télévisuelle pour
exploiter les nombreuses ressources qu’ouvrent les convergences technologiques et
culturelles, notamment en terme de participation et de co-création. En effet, de plus
en plus de dispositifs conçus et pensés comme interactifs se trouvent désormais au
centre des programmes, offrant aux télénautes un rôle plus central, et ouvrant la voie
à la co-création effective de contenus télévisés. Ce sont ces dispositifs plus
complexes et centraux qui vont nous intéresser ici.
Ainsi, bien que la dénaturalisation du mythe de la télévision sociale et
participative soit un sujet qui a déjà été très étudié, notamment dans le cadre de
mémoires d’étudiants du Celsa, il nous semblait intéressant et pertinent d’aborder
une nouvelle fois ce thème mais sous un angle différent, qui ne partirait pas d’une
réflexion autour de l’évolution du média ou des usages qui y sont associés, mais qui
prendrait racine dans l’étude de ces dispositifs dits interactifs qui trouvent désormais
leur place au centre des programmes, offrant un rôle a priori plus important aux
téléspectateurs.
L’idée est ici de faire dialoguer trois de ces dispositifs interactifs pour faire ressortir
des nœuds de tension que nous analyserons au regard de concepts plus généraux,
comme la culture participative ou la notion d’interactivité, et ainsi mieux cerner le
contexte global qui se nourrit de ces objets autant qu’il les crée. Ce n’est donc pas
tant l’étude de la télévision participative en tant que média qui va nous intéresser tout
au long de ce mémoire que ses instruments, pensés comme des miroirs du contexte
social, économique et politique dans lequel elle s’inscrit.
La raison pour laquelle nous avons choisi de nous concentrer sur des
dispositifs concis pour aborder des thèmes aussi denses et complexes que les
notions d’interactivité et de culture participative est qu’ils s’avèrent des processus
aux mécanismes complexes, articulés par des éléments techniques et discursifs, qui,
par leur élaboration même, sous-tendent des réalités économiques, politiques et
10
sociales. Ces dispositifs, parce qu’ils altèrent, modifient et transforment les objets
qu’ils abordent et sur lesquels ils s’appuient7 , sont des témoins privilégiés du
contexte social dans lesquels ils s’inscrivent.
En partant de ce constat, nous sommes alors en droit de nous demander de
quoi sont composés ces dispositifs interactifs et comment se donnent-ils à lire ?
Comment et en quoi cette construction technosémiotique des dispositifs interactifs
télévisés altère-t-elle les objets qu’elle aborde ? Comment se construit notre
perception de la télévision à travers ces dispositifs et les pratiques qui y sont
associées ? Mais aussi que nous apprennent-ils du contexte culturel et social dans
lequel s’inscrit l’industrie télévisuelle ?
Autant de questions que nous avons tenté de synthétiser dans une
problématique à laquelle nous nous efforcerons de répondre tout au long de ce
mémoire :
De quoi les dispositifs interactifs mis en place par les acteurs de l’industrie
télévisée sont-ils les instruments et que nous apprennent-ils sur le contexte
social, politique et économique dans lequel ils s’inscrivent ?
Afin de répondre à cette problématique, nous interrogerons les trois
hypothèses suivantes :
Hypothèse 1 :
Les dispositifs interactifs télévisuels sont des instruments communicationnels
qui encouragent les téléspectateurs à adopter certaines pratiques de
consommation via des mécanismes techniques qui structurent leur
7 Candel Etienne, « L’Œuvre saisie par le réseau », Communication & Langages - n°155 – Mars 2008
11
participation et des discours qui créent un nouvel imaginaire démocratique et
social autour du média télévisé.
Hypothèse 2 :
Les dispositifs interactifs télévisuels sont des machines à capturer et
monétiser l’usage des télénautes, utilisées pour répondre à des impératifs liés
à l’économie de l’attention, et ce dans un contexte d’hybridation des médias et
des marques, porté, notamment, par l’économie scripturaire qui s’est
intensifiée avec la démocratisation des médias informatisés.
Hypothèse 3 :
Les dispositifs interactifs sont des instruments de l’individualisation de masse
à travers la mise au travail des consommateurs, qui, étant élaborée selon des
processus industriels, entraine la désindividuation des télénautes en même
temps que l’humanisation des médias-marques, conduisant ainsi à une
hybridation progressive des activités relationnelles humaines et marchandes.
Avant de présenter le corpus qui nous servira à exemplifier nos propos et
éprouver nos hypothèses, il est important de souligner que notre étude est située
dans le temps et que nous avons délibérément occulté toute explication historique et
autre notion d’évolution pour ne nous concentrer que sur un état de fait particulier à
un moment donné. Nous analyserons donc des objets d’étude tels qu’ils ont été
pensés et mis en place pour une durée plus ou moins courte, qui correspond au
temps de diffusion des émissions qu’ils supportent.
De plus, notons que ne seront pas étudiées ici les conversations et commentaires
que les télénautes sont invités à produire sur les réseaux sociaux, mais que nous ne
nous intéresserons qu’aux dispositifs interactifs autour desquels les programmes se
développent.
12
Le corpus fera l’objet d’une analyse des discours qu’il met en place ainsi que d’une
analyse technosémiotique afin d’appréhender et de tenter de comprendre comment
ces dispositifs se construisent et se donnent à lire dans un certain contexte qui les
influence mais qu’ils conditionnent en partie aussi.
Afin de mener à bien ce travail, nous avons défini un corpus de trois dispositifs dits
interactifs constituant la base de programmes télévisés de natures différentes et
diffusés sur trois chaines aux publics et références propres, à savoir : la série
télévisée What Ze Teuf diffusée sur la chaine D8, l’émission quotidienne de débat
politique Ça vous regarde diffusé par LCP, et enfin le télé-crochet Rising Star diffusé
sur M6.
Le concept de What Ze Teuf, présenté comme la première « tweet série »
française, est le suivant : tous les soirs, après la diffusion de chaque épisode, les
télénautes sont invités à proposer des synopsis en 140 caractères via le réseau
social Twitter parmi lesquels les scénaristes en sélectionneront un, à partir duquel ils
écriront et réaliseront l’épisode qui sera diffusé le lendemain soir.
Le choix des producteurs de What Ze Teuf d’inscrire le dispositif interactif qui
englobe leur série télévisée dans un dispositif médiatique plus large, avec ses règles
et ses imaginaires propres, a des influences sur la structuration technique du
dispositif mais aussi sur la manière dont il va être pensé et utilisé par ses
destinataires. En effet, en choisissant de développer leur dispositif interactif via
Twitter, les créateurs de What Ze Teuf en adoptent l’architexte de saisie qui structure
la participation des internautes, mais aussi inscrivent leur projet dans un univers déjà
construit et fortement connoté.
Nous étudierons donc dans ce travail le dispositif interactif de What Ze Teuf à travers
deux niveaux: celui d’un dispositif communicationnel propre, mis en place pour un
programme donné, avec ses règles et ses particularités, mais aussi celui d'un
dispositif pensé pour s’inscrire dans un certain cadre préexistant, à travers un
architexte déjà écrit.
13
Diffusé du lundi au jeudi en direct sur le site internet de la chaine
parlementaire LCP de 19h à 20h puis sur le réseau hertzien de 21h à 22h, l’émission
de débat quotidienne Ça vous regarde propose « une autre façon de présenter et
d’aborder l’actualité grâce à l’interactivité »8. Si l’émission semble être une émission
de débat sur plateau assez classique, animée par des figures publiques et
spécialistes dans des domaines variés, elle tire son originalité de l’intervention
pendant l’émission de « sentinelles citoyennes » qui interagissent avec les invités
depuis chez eux, via leurs webcam. L’interaction passe ici non par l’écrit mais par
l’image et le son, en direct et non en amont, ce qui relève d’une réalité
technosémiotique différente de celle d’un dispositif écrit dont l’architexte de saisie est
scripturaire, et convoque donc des manières de penser et d’utiliser le dispositif tout
autres. De plus, le fait que la participation ne se fasse qu’à partir du site internet de
l’émission et qu’elle ne soit pas ouverte à tous mais fasse l’objet d’une présélection
induit une certaine façon de construire l’interactivité, selon des règles et des
mobilisations de pensée propres que nous tenterons de déconstruire et d’analyser
ici.
Enfin, le télé-crochet Rising Star, diffusé tous les jeudis depuis le 25
septembre dernier sur M6, propose aux télénautes de devenir jurés via l’application
6play. Ce format qualifié de « révolutionnaire » par ses producteurs et diffuseurs
marque effectivement une nouvelle étape dans l’intégration du public au bon
déroulement d’un programme télévisé. La présence et l’investissement des
télénautes dans l’évolution du jeu étant primordiale, le dispositif interactif est construit
et se donne à lire afin d’être le plus engageant possible. Tout d’abord, la promesse
de voir sa photo apparaître sur un écran géant lors de la diffusion en prime-time de
l’émission constitue une sorte de récompense pour les télénautes ayant participé. De
plus, la participation ne se faisant pas ici à partir d’un site web, mais grâce à une
8 Page d’accueil du site de l’émission, http://www.lcp.fr/emissions/ca-vous-regarde-le-debat
14
application mobile qu’il est nécessaire d’avoir téléchargé, le dispositif interactif
s’inscrit tout de suite dans une démarche engageante. Nous étudierons donc ce
dispositif à travers les stratégies techniques et discursives qu’il met en place pour
pousser les télénautes à participer et s’engager.
Ces trois dispositifs interactifs seront, dans un premier temps, déconstruits et
éprouvés afin d’en saisir la portée technique qui conditionne les pratiques
participatives et la portée discursive qui créée des imaginaires communs et positifs
servant à l’appropriation de ces usages. Nous verrons, au fil de nos analyses,
comment ces dispositifs contribuent à véhiculer l’image d’une nouvelle télévision plus
démocratique et participative, en jouant notamment sur le flou notionnel qui entoure
l’idée d’interactivité.
Dans un second temps nous analyserons ces dispositifs interactifs comme
des instruments au service de la monétisation des usages, répondant tout d’abord au
besoin d’engagement des publics dans un contexte où la circulation de nouveaux
contenus ne cesse jamais, satisfaisant ainsi certains impératifs sous-tendus par les
mesures d’audience et s’inscrivant dans le contexte plus large de l’économie de
l’attention. Nous verrons, ensuite, que ces impératifs peuvent être au service d’une
meilleure intégration des messages publicitaires à l’intérieur des contenus et formats
médiatiques, participant ainsi au phénomène plus large de l’hybridation des marques
et des médias, et ce dans une logique d’économie scripturaire, portée par les médias
informatisés et le réseau Internet.
Enfin, dans un troisième et dernier temps nous étudierons en quoi et comment
ces dispositifs interactifs sont des instruments de l’individualisation de masse à
travers des processus industriels de mise au travail des télénautes qui, s’ils servent à
véhiculer une certaine idée d’humanisation des médias-marques, entrainent aussi
une perte d’individuation de leurs utilisateurs, qui ne sont alors plus pensés comme
15
des individus mais comme des catégories de consommateurs susceptibles de
devenir ambassadeurs de marques, phénomène que nous comprendrons comme
une hybridation des activités relationnelles humaines et marchandes
16
PARTIE 1 _ MODELE DES DISPOSITIFS INTERACTIFS
TELEVISUELS : DES CONSTRUCTIONS TECHNIQUES ET DISCURSIVES
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous semble important de préciser dans
quel sens va être entendu et utilisé le terme dispositif tout au long de ce travail. Pour
ce faire, revenons dans un premier temps sur le sens qu’accordait Michel Foucault à
cette notion qu’il a beaucoup étudiée.
Lors d’un entretien accordé aux auteurs du dixième numéro du bulletin périodique
Ornicar ?, réalisé peu de temps après la parution de l’ouvrage La Volonté de savoir
du philosophe, et paru en juillet 1977, Michel Foucault décrit la notion de dispositif
comme suit :
« Ce que j'essaie de repérer sous ce nom [i.e dispositif], c'est, premièrement, un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c'est le réseau qu'on peut établir entre ces éléments.»9
Les dispositifs se définiraient donc comme des structures d’éléments
hétérogènes, pouvant relever du mécanisme (dont ils se distinguent cependant grâce
à leur aspect continu) ou de « la technologie sociale » car « tout en maintenant une
distinction entre la technologie et le monde extérieur, ils impliquent une certaine
9 FOUCAULT Michel, «Entrevue. Le jeu de Michel Foucault», Ornicar ?, n°10, juillet 1977, p 63 URL : http://1libertaire.free.fr/MFoucault158.html
17
organisation de la vie commune et les relations entre les hommes.»10
Etant constitués en réseaux destinés à organiser divers éléments, discursifs ou non,
sociaux et sociétaux, les dispositifs sont intimement liés à « une ou des bornes de
savoir » qu’ils mettent en place et par lesquelles ils sont conditionnés11.
Ainsi, nous pouvons comprendre les dispositifs interactifs télévisuels que nous
allons étudier ici comme des réseaux hétérogènes, constitués d’une part d’écritures
donnant naissance à des instruments techniques qui eux même technicisent
l’écriture, et d’autre part de discours communicationnels qui créent et entretiennent
un imaginaire commun positif et un savoir partagé auxquels les consommateurs vont
pouvoir se raccrocher pour adopter les instruments techniques proposés. A travers
leurs éléments techniques et discursifs, les dispositifs interactifs se donnent aussi à
penser comme des processus politiques qui sont mis en place pour répondre à
certains besoins et atteindre certains objectifs.
Ces espaces de construction des pratiques relèvent de la technologie sociale en ce
qu’ils influent sur la manière dont les téléspectateurs vont anticiper, percevoir et
consommer des programmes télévisés, créant ainsi à partir d’éléments techniques
des codes et rituels sociaux, qui fournissent un modèle de la télévision dans son
ensemble, ainsi que la façon dont se pense, s’accomplit et circule la pratique
culturelle qu’est la participation.
C’est à travers leurs technicités que nous allons commencer à analyser les
éléments de notre corpus, afin d’en saisir les espaces temps dans lesquels ils
s’inscrivent ainsi que les architextes de saisie, pour mieux comprendre comment
l’apprentissage des codes et du langage technique utilisés influent sur les usages
communs qui sont associés à la télévision.
10 FOUCAULT Michel, «Entrevue. Le jeu de Michel Foucault», Ornicar ?, n°10, juillet 1977, URL : http://1libertaire.free.fr/MFoucault158.html 11 Idem
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A) Des dispositifs interactifs construits par des mécanismes techniques qui structurent la participation des internautes
1. La nature des interactions et l’identité des dispositifs influencés par les espaces temps dans lesquels ils s’inscrivent
Afin de bien comprendre la portée technique des dispositifs dont il est
question ici, pour ensuite saisir les discours pédagogiques et référentiels destinés à
en accompagner l’adoption et la réappropriation, il est important d’évoquer tout
d’abord les espaces temps dans lesquels se situent chacun de ces dispositifs et ce
en quoi ils conditionnent la technique mise en place.
Un premier niveau temporel est à préciser : celui de la durée de vie du
dispositif interactif qui, dans le cas de la série télévisée What Ze Teuf correspond à
vingt jours en tout, allant du 2 au 20 décembre 2013, divisés en quatorze sessions
de participation. Ce premier niveau temporel relativement court témoigne tacitement
du caractère exceptionnel de ce dispositif qui met à l’épreuve de l’urgence
l’organisation traditionnellement lourde d’un programme télévisé.
Le second niveau temporel sur lequel repose ce dispositif est celui des sessions en
elles-mêmes. Chaque diffusion d’épisode est suivie par une session de participation
qui débute à 20h30, à la fin de l’épisode diffusé, et se termine à 23h, heure à laquelle
commence la réalisation-marathon de l’histoire suivante qui se fera en douze heures.
Cette seconde échelle temporelle, équivaut à un temps flottant pendant la
production, une situation d’attente qui sépare chaque épisode et marque un arrêt
dans le rythme effréné de la réalisation.
Le temps de ce dispositif ne s’inscrivant donc pas dans celui de la réalisation
ni de la diffusion, son espace n’est logiquement pas celui de l’émission à proprement
parler. Le dispositif interactif prend ici lieu dans un espace numérique précis, celui du
réseau social Twitter, et plus exactement celui créé par le hashtag « #WZT » comme
nous le verrons plus loin. Ce réseau social étant public et ouvert à tous, toute
personne ayant un compte se voit autoriser la participation et chacun peut voir le
contenu posté par les participants.
19
Le temps du dispositif étant flottant et son espace ne lui étant pas exclusivement
dédié, l’interactivité dont il est question ici est un simulacre d’interaction plus qu’un
véritable échange égal entre deux entités conscientes. Bien que les messages soient
écrits puis lus et reçus par des êtres conscients, le fait que cette interaction soit
différée par la machine d’une part, et le fait que les messages ne s’adressent pas à
un récepteur en particulier mais à une entité vague que les télénautes imaginent
derrière le compte Twitter de l’émission et qu’ils identifient à un producteur ou un
scénariste, ne la rend pas complètement recevable en tant que telle d’un point de
vue scientifique.
Pour palier cette absence d’interaction directe et simuler au mieux l’échange humain,
la technique se doit d’être contraignante afin que les messages soient lisibles et
compréhensibles comme appartenant à un contexte particulier, même lus après
coup. Nous étudierons la technique mise en place pour ce dispositif un peu plus loin.
Alors que tous deux se présentent comme des dispositifs interactifs
télévisuels, le temps et l’espace invoqués dans la mise en place de l’émission Ca
vous regarde sont tout autres que ceux du dispositif de What Ze Teuf.
Tout d’abord, le premier niveau temporel de durée de vie du dispositif est ici plus
long, s’étalant sur toute une saison de diffusion de l’émission. Contrairement au
premier exemple, ce dispositif ne requiert pas une mobilisation exceptionnelle,
l’écriture de l’émission ne se basant pas dessus et son bon déroulement n’en étant
pas dépendant.
Alors que la première échelle temporelle est plus longue dans le deuxième exemple
que dans le premier, concernant la seconde échelle, à savoir celle de la participation
en elle-même, les temporalités sont inversées : la participation de What Ze Teuf se
fait à l’écrit dans un temps relativement long et prend effet au stade de la production
de l’émission, alors que dans le cas de ça vous regarde la participation se fait à l’oral
via un système de vidéoconférence et ne dure que quelques minutes au stade de la
diffusion de l’émission.
Notons cependant que la mise en place de la participation est plus courte dans le
premier cas, les télénautes n’ayant qu’à utiliser leurs comptes Twitter pour participer.
Le dispositif du second exemple requiert quant à lui une présélection qui prend un
peu plus de temps, les télénautes devant remplir un questionnaire puis choisir une
émission selon les sujets proposés.
20
La participation se faisant sur le temps du programme, à savoir en direct, donc
simultanément lors de sa réalisation et de sa diffusion, l’espace qui lui est attribué est
lui aussi celui de l’émission, que ce soit lors de la première étape du dispositif de
mise en place de la participation qui se fait via le site internet du programme, ou que
ce soit durant la diffusion en elle-même où l’image du télénaute apparaît à l’écran
bien qu’il ne soit physiquement pas présent sur le plateau.
L’interaction se fait donc ici dans un temps précis, celui de l’échange humain,
et dans un espace spécifique à l’émission où les télénautes s’adressent à des
interlocuteurs définis, qu’ils peuvent nommer. Ainsi, bien que l’interactivité soit ici
différée par la machine, elle s’apparente à la définition scientifique de l’interaction qui
se fait entre deux êtres conscients. Cette présence de l’échange humain pour cadrer
la participation facilite l’appropriation de la technique par les télénautes. Cependant,
les règles du direct étant par nature contraignantes et la technique encadrant les
systèmes de vidéoconférences étant régie par des architextes propres, nous
étudierons un peu plus loin dans ce travail comment la participation des télénautes à
l’émission ça vous regarde est influencée par la manipulabilité technique de son
dispositif.
Enfin, le dispositif interactif du télé-crochet Rising Star s’inscrit dans un
premier niveau temporel assez long, l’émission s’étendant sur toute une saison. Bien
que le dispositif soit ici assez lourd, notamment parce qu’il n’intègre aucune
présélection, comme c’est le cas pour ça vous regarde, il ne nécessite pas une mise
en place aussi exceptionnelle que pour What Ze Teuf, les télénautes n’étant pas les
producteurs du contenu qui servira de socle à l’écriture de l’émission.
Le deuxième niveau temporel du dispositif est ici court, lors de sa mise en place
d’abord, qui ne requiert que le téléchargement de l’application gratuite de la chaine
M6 6play et la connexion avec un compte Facebook ou une adresse email, et lors de
la participation en elle-même ensuite, cette dernière se faisant sur le temps de
l’émission, en direct. La participation est accessible aux télénautes à plusieurs
moments du prime-time et ce pour quelques minutes, chaque fois qu’un candidat fait
une performance.
La participation se faisant donc dans un temps court et en direct, l’espace sur lequel
elle s’opère se devait de lui être spécifique pour en faciliter le bon déroulement. C’est
pourquoi les producteurs/diffuseurs ont logé leur dispositif sur une application qui,
21
lorsqu’elle est ouverte sur un deuxième écran à côté du poste de télévision diffusant
l’émission en direct, a pour particularité de s’y connecter directement et de s’y
synchroniser.
Bien que l’interactivité s’opère ici dans un temps et un espace précis, la participation
du télénaute ne s’adresse pas à un interlocuteur défini, qu’il peut désigner, mais à
une machine, et plus exactement à un algorithme qui prend en compte les votes des
participants. Cette absence d’entité consciente répondante nous amène à analyser
ce dispositif interactif comme un simulacre d’interaction à travers lequel la machine
se donne à penser comme un interlocuteur humain doté d’intention et de conscience.
La technique utilisée pour mettre en place ce dispositif interactif est donc très bien
élaborée afin de se rendre intuitive pour les télénautes qui se laissent guider et en
ont très peu à faire grâce à un architexte de saisie très contraignant comme nous
allons le voir désormais.
Ainsi, les dispositifs télévisuels pensés dans le cadre de la télévision
participative sont plus ou moins interactifs selon les espaces temps dans lesquels ils
s’inscrivent qui définissent la nature des interactions, qu’elles soient directes ou
différées, adressées à un interlocuteur défini, une entité vague ou une machine. Mais
cet élément d’analyse ne fait pas tout. En effet, un dispositif se présentera aussi
comme plus ou moins interactif selon la relation qu’il créera entre l’activité de
visionnage et l’activité participative, qu’elle se traduise par l’écriture, le fait de cliquer
sur un signe passeur ou autre. C’est cette relation, qui se fait à travers la
structuration d’une technique propre à chaque dispositif, plus moins manipulable
selon les architextes de saisie mis en place, et qui définit la nature de la participation
des télénautes, que nous allons étudier à présent.
2. Structuration de la technique par l’écrit : les pratiques participatives définies selon la manipulabilité technique des architextes de saisie
En partant du principe que l’idée d’interactivité, parce qu’elle sous-tend une
activité réciproque entre deux entités, requiert une certaine forme de participation,
nous allons étudier comment les architextes de saisie dont il est question ici
structurent la participation des télénautes.
22
Mais avant d’aller plus loin, précisons que les architextes sur lesquels nous
fonderons notre analyse dans cette partie sont « les outils qui permettent l’existence
de l’écrit à l’écran et qui, non contents de représenter la structure du texte, en
commandent l’exécution et la réalisation. »12
La manipulabilité technique de ces derniers affecte la participation des
télénautes en déterminant l’implication de ces derniers qui « résulte de la réalité des
ressources et contraintes qu’un dispositif offre pour une interaction effective »13. Ainsi
la manipulabilité technique des dispositifs interactifs télévisuels joue sur la manière
dont ils vont se donner à lire et conditionne, par ses modalités, les pratiques des
usagers.
Comme annoncé en introduction, le dispositif interactif de la série télévisée
What Ze Teuf a été pensé à travers le réseau social Twitter, ce qui inscrit l’étude de
la structuration technique de la participation qu’il induit à deux niveaux : l’architexte
de Twitter d’une part, les règles écrites et pensées par les créateurs de ce dispositif
en particulier d’autre part.
Tout d’abord, évoquons l’architexte de saisie dans lequel s’inscrit ce dispositif, et
dont la caractéristique la plus importante est que ce réseau social est basé sur
l’échange d’informations délivrées en 140 caractères. Ce réseau social reposant sur
cette particularité de saisie, cette contrainte technique de l’écriture est immuable. Elle
représente ce que nous qualifierons ici d’architexte de saisie obligatoire, s’opposant
par là même à d’autres architextes de saisie présents sur Twitter que nous
désignerons comme optionnels et auxquels les créateurs du projet What Ze Teuf ont
aussi fait appel pour créer leur dispositif interactif.
La restriction du nombre de caractères autorisés par publication représente un
architexte de saisie contraignant, qui influe directement sur la nature de la
participation en ce qu’elle ne peut se faire que sous une forme très courte. Cette
spécificité de la forme influe naturellement sur la nature du contenu : les longs
discours n’y étant pas possibles, l’information doit être brute et concise, contraignant
ainsi les utilisateurs à inscrire leur participation dans un cadre de création très précis. 12 JEANNERET Yves, SOUCHIER Emmanüel et LE MAREC Joëlle, Lire, écrire, réécrire. Objets, signes et pratiques des médias informatisés, Paris, Bibliothèque publique d’information, 2003, p 23/24 13 JEANNERET Yves, Critique de la trivialité, les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Edition Non Standard, Paris, 2014
23
Ainsi, grâce à cet architexte de saisie obligatoire déjà connu et accepté par les
internautes, les concepteurs du projet What Ze Teuf ont contraint de manière
naturelle les participants à ne proposer que des phrases courtes et donc des idées
générales, éliminant par là même les éventuels problèmes d’excès de zèle et
d’incompréhension des règles d’utilisation. Nous noterons donc ici qu’en plus de
donner d’emblée un certain espace à la participation des télénautes, l’utilisation de
Twitter a aussi permis aux producteurs de s’exempter de toute pédagogie et
justification quant aux règles d’utilisation.
En plus de cet architexte de saisie obligatoire, les producteurs de What Ze
Teuf ont fait appel à l’architexte de saisie optionnel qu’est le hashtag afin,
notamment, de se particulariser.
Le hashtag, matérialisé par le symbole « # », est un signe passeur qui fonctionne
comme un lien hypertexte. Il se rend visible comme tel en se distinguant du reste du
texte par une mise en relief via la couleur bleue, indiquant ainsi aux internautes qu’ils
peuvent cliquer dessus pour circuler dans le réseau social.
Le hashtag a une double fonction. Il est tout d’abord un indicateur qui sert à désigner
la présence d’un mot clé, servant notamment à contextualiser le contenu d’un tweet,
à le rendre plus lisible pour ses lecteurs. De nombreuses institutions l’utilisent donc
pour se rendre visibles via la création en amont d’un hashtag dédié à leur marque,
leurs produits ou contenus. C’est dans cette optique que les producteurs de What Ze
Teuf ont créé le mot-clé « #WZT », rendant ainsi plus lisible et plus visible leur
dispositif grâce à la portée discursive du hashtag.
Cependant le hashtag étant aussi un outil porté par la technique, parce qu’il est un
signe passeur qui permet aux internautes de se déplacer dans le réseau social, il est
créateur d’espace de discussion et de prise de parole autour du mot clé qu’il
supporte. En cliquant sur le lien généré par le hashtag, les internautes sont renvoyés
sur une nouvelle page où sont répertoriées toutes les publications ayant intégré ce
hashtag particulier, donc tout ce qui peut se dire autour d’un même sujet.
La présence de la mention « #WZT » dans les tweets proposants des synopsis pour
les épisodes des lendemains constituait donc un élément obligatoire pour deux
raisons : d’une part parce que cela donnait au dispositif une certaine visibilité et donc
notoriété, mais aussi parce que cela permettait aux scénaristes d’avoir un accès
24
direct à tous les synopsis proposés en se rendant directement sur l’espace créé par
le hashtag « #WZT ».
De plus, en rendant ainsi visible la participation des télénautes de What Ze Teuf, le
hashtag influait sur la manipulabilité technique du dispositif qu’il servait car la
construction de la participation des uns se faisait en fonction de celle des autres et
du fait qu’ils savaient qu’ils allaient être lus.
Le cas du dispositif interactif de l’émission ça vous regarde est un peu
particulier dans le paysage des dispositifs télévisuels car il permet aux internautes de
participer à l’émission par visioconférence et non par écrit. Si ce dispositif offre à
première vue une certaine liberté de participation en ce que les échanges humains
peuvent suppléer la technique, il est important de souligner qu’il est lui aussi soumis
à des architextes de saisie obligatoires et optionnels dont la manipulabilité définit la
participation des télénautes.
Notons tout d’abord que la participation se fait ici en direct grâce à un outil technique
dont les termes d’utilisation ont été prédéfinis par un architexte assez peu
contraignant : pour utiliser un logiciel de visioconférence comme Facetime ou Skype,
il suffit de signaler le contact à appeler puis de cliquer, dans un geste de « lecture-
écriture »14 sur un signe passeur se matérialisant souvent par une forme et/ou une
couleur particulière, et d’attendre que l’interlocuteur réponde en cliquant sur un signe
passeur à son tour. A cet architexte obligatoire peu contraignant les créateurs du
dispositif interactif dont il est question ici ont ajouté un architexte optionnel qui est
l’utilisation de la vidéo. En effet, bien que tout l’intérêt des outils de vidéo-conférence
soit la présence de la vidéo, la possibilité est offerte à ses utilisateurs de ne pas faire
appel à celle-ci et de contacter des interlocuteurs via le réseau internet sans
forcément les voir. Dans le cadre du dispositif interactif de ça vous regarde la caméra
doit être allumée durant l’appel afin que le télénaute soit visible et reconnaissable.
L’interaction ne pouvant donc se faire sous couvert d’anonymat ou avec un
pseudonyme, la participation des télénautes s’en trouve modifiée, ces derniers
anticipant le fait qu’il leur faudra assumer leurs propos, qui seront enregistrés comme
leur appartenant.
14 JEANNERET Yves, SOUCHIER Emmanüel et LE MAREC Joëlle, Lire, écrire, réécrire. Objets, signes et pratiques des médias informatisés, Paris, Bibliothèque publique d’information, 2003, p 23
25
En plus des contraintes architextuelles de l’outil utilisé pour la vidéo-conférence les
producteurs ont décidé d’ajouter deux règles, sans lien direct avec l’architexte de
saisie, mais qui cadrent cependant les conditions de participation des télénautes. La
première concerne la forme de la participation qui arrive généralement en milieu
d’émission : les télénautes ne peuvent poser qu’une question, précise et directe,
sans avoir le droit de faire de digression au risque de se faire rappeler à l’ordre très
vite par le présentateur. L’autre règle concerne le temps de participation qui est très
court, ne devant pas dépasser trois minutes. Pour les participants il est donc
important de bien choisir leur question et leurs mots pour être d’une part entendus et
compris par les invités, mais aussi pour faire passer un message, une opinion en très
peu de temps.
Ainsi, ce n’est pas tant le caractère contraignant de l’architexte de saisie que
l’utilisation de la vidéo-conférence et les règles imposées par les producteurs qui
conditionnent la participation des télénautes ici.
Le dispositif interactif du télé-crochet Rising Star n’a pas été pensé à travers
des outils extérieurs et donc indépendants des producteurs/diffuseurs comme c’est le
cas pour ceux de What Ze Teuf ou de ça vous regarde, mais a été mis en place par
le diffuseur, à savoir la chaine M6, qui en est donc maitre. Ainsi, les notions
d’architextes de saisie obligatoires, inhérentes à l’outil extérieur, et d’architextes de
saisie optionnels, manipulés par les créateurs des dispositifs comme moyens de
réappropriation de l’outil et de particularisation des règles d’utilisation, ne sont pas
pertinentes ici, l’architexte de saisie ayant été ici pensé spécialement pour le
dispositif, il ne s’opère qu’à un seul niveau.
Afin de participer à l’émission et d’entrer dans la peau d’un juré, il est nécessaire
d’avoir préalablement téléchargé l’application 6play, activé le bouton « Devenir juré
de Rising Star » et s’y être connecté via son compte Facebook ou une adresse
email. Une fois ces pré-requis exécutés, le télénaute n’a plus qu’à ouvrir l’application
et se connecter à son comte Rising Star durant la diffusion de l’émission. Ce n’est
qu’à ces conditions que le dispositif interactif, structuré par un architexte de saisie
obligatoire unique, peut être activé.
Une fois le dispositif interactif enclenché, le télénaute doit, pour participer,
s’enregistrer au passage de chaque nouvel artiste en glissant son doigt sur une barre
horizontale. Cet architexte de saisie contraignant et obligatoire a été mis en place
26
afin que toute participation se signale en tant que telle, comme une démarche
proactive et quantifiable, ce qui est la condition sine qua non du bon fonctionnement
du dispositif.
Une fois l’enregistrement pris en compte, les télénautes sont invités soit à faire
glisser une flèche bleue de la gauche vers la droite pour voter oui et soutenir l’artiste,
soit à faire glisser une flèche rouge de la droite vers la gauche pour voter non et
éliminer le candidat. L’architexte est donc ici très contraignant, ne laissant aux
télénautes que la possibilité de choisir entre deux propositions à deux reprises, qui
sont de s’enregistrer ou non, puis de répondre par la positive ou la négative, chaque
fois en faisant glisser leurs doigts sur des zones prédéfinies. Cette détermination de
la participation par la très faible manipulabilité technique de l’architexte joue
cependant un rôle non négligeable dans le relatif succès de ce dispositif. En guidant
et contraignant ainsi les télénautes, la technique est abordable pour tous car elle ne
nécessite pas de connaissances ou dispositions particulières. Cette simplicité invite
et même incite ainsi tout un chacun à participer.
Ainsi, la participation des télénautes aux dispositifs interactifs télévisuels est
en grande partie définie par l’architexte de saisie mis en place et sa manipulabilité
technique. Cependant, la pratique participative ne dépend pas que de la technique
du dispositif en elle-même, mais aussi « de la mobilisation d’une certaine manière
spécifique de penser son origine technique, et, avec elle, le fonctionnement du
média »15.
La technique joue donc un double rôle dans la création et la perpétuation de
certaines pratiques liées aux notions de participation et d’interactivité : celui
de l’épreuve concrète de sa matérialité que nous venons d’étudier ici d’abord, et celui
de son anticipation, sa représentation et les imaginaires qui y sont associés ensuite,
ce que nous allons à présent aborder.
15 CANDEL Etienne, « L’Œuvre saisie par le réseau », Communication & Langages - n°155 – Mars 2008, p 101
27
3. La pratique déterminée par la représentation des techniques mobilisées par les dispositifs interactifs
La technique, par la fantasmagorie de son utilisation et les représentations qui
y sont associées, influence donc les pratiques sociales et culturelles des
consommateurs, notamment dans le domaine de la télévision.
C’est ainsi que le second écran, concept promotionnel connaissant un vif succès
auprès des acteurs de l’industrie télévisuelle, est entré petit à petit dans les mœurs,
porté par la démocratisation des médias informatisés et notamment des médias
informatisés portatifs, dont la technologie bénéficie d’une représentation positive,
abordable et intuitive.
En effet, pour qu’une pratique soit adoptée à grande échelle et qu’elle s’ancre
socialement, il faut que ses potentiels bénéficiaires s’approprient la technique qui la
soutient. Avant qu’une pratique technique puisse être adoptée via sa manipulabilité
concrète, il est nécessaire que ses utilisateurs se l’approprient en amont, à travers
l’anticipation de son utilisation.
La manière dont vont se donner à voir et à lire les techniques sous-tendant certaines
pratiques va beaucoup influencer l’idée que s’en feront les consommateurs, les
prédisposant ainsi à adhérer ou non aux usages proposés à travers les médias
informatisés. Cette représentation de la technique par elle-même se fait notamment
par le biais des interfaces des dispositifs. Bien que communément pensées comme
les espaces par lesquels la technique se donne à lire à l’homme de manière intuitive
et intelligente, ces interfaces seraient finalement moins les espaces de rencontre
entre l’homme et la machine que ceux de « la rencontre, par le biais d’écritures
médiatiques, entre les représentations de la communication anticipées par les
concepteurs et les ressources interprétatives des usagers »16.
Ainsi, certaines pratiques culturelles ne sont pas adoptées car les techniques qui les
soutiennent se présentent comme trop hermétiques aux yeux des consommateurs
les moins avertis.
16 JEANNERET Yves, Penser la trivialité, volume 1 : La vie triviale des êtres culturels, Lavoisier, Paris, 2008, p 138
28
C’est donc parce que la technique ne jouit pas toujours de représentation
positive et évidente que les producteurs des programmes étudiés ici ont décidé de
laisser le choix aux consommateurs de rester simples téléspectateurs ou d’enrichir
leur expérience en devenant des télénautes participants.
Dans le cas où le téléspectateur devient télénaute, voyons comment les
représentations des techniques utilisées influencent leurs pratiques participatives.
Dans le cas de la tweet série What Ze Teuf, la technique particulière inhérente
au réseau social utilisé est perçue par beaucoup comme compliquée, requérant un
apprentissage et des codes qui ne sont pas naturels. C’est pourquoi Twitter est
souvent appréhendé comme étant destiné à une certaine catégorie d’internautes,
composée de connaisseurs avertis et d’adolescents nés avec internet. Ainsi, la
pratique participative de ce dispositif interactif va être influencée par l’image que se
font les uns et les autres de la technique requise pour utiliser Twitter.
Le choix des producteurs et diffuseurs de baser leur dispositif sur ce réseau social
malgré le caractère excluant de la représentation de sa technique se justifie en ce
que la cible visée par le programme et son dispositif est précisément celle des
adolescents très présents sur ce réseau social.
La technologie et la technique qu’elle convoque utilisées pour le dispositif
interactif du programme ça vous regarde sont globalement pensées comme
abordables, celles-ci étant faciles à manier grâce à la simplicité de leur architexte,
ainsi qu’au parallèle que l’on peut faire avec le téléphone. Cependant elles s’avèrent
être ici aussi un facteur d’exclusion à la participation, les télénautes qui prennent part
au dispositif étant finalement très peu nombreux. Ce n’est donc pas l’anticipation
d’une technique qui serait compliquée à manier, et donc peu abordable, qui freine ici
certains téléspectateurs mais l’anticipation des conséquences sociales de
l’exposition médiatique que la technique utilisée implique. Cela est d’autant plus vrai
que les sujets abordés étant politiques, ils sont symboliquement réservés à une
certaine catégorie de personnes et donc excluant. Ainsi, la pratique n’est pas tant
déterminée par la représentation de la technique en elle-même que par la
représentation de ce que cette technique engendre socialement.
29
Enfin, Rising Star se présentant comme un télé-crochet d’un nouveau genre
en ce qu’il est le premier à fonctionner presque uniquement sur la participation du
public, et que sa « technologie est inédite en France », la technique utilisée ici se
donne implicitement à penser comme complexe et donc difficilement appropriable.
C’est pourquoi elle est si contraignante et donc simple à manipuler et c’est pourquoi
les producteurs et diffuseurs de ce programme ont préparé le public en les
familiarisant avec le dispositif interactif via des procédés pédagogiques. Ainsi, une
avant première d’une dizaine de minutes fut diffusée en direct le 15 septembre sur
M6 afin, d’une part, de vendre le concept et de donner envie aux téléspectateurs et
télénautes de le regarder, mais aussi pour présenter le dispositif et rassurer au sujet
de la simplicité de la technique à utiliser. Cette dernière fut présentée à travers
l’intuitivité du geste requis pour s’enregistrer et voter, à savoir le fait de glisser
horizontalement son doigt sur l’écran.
« Ce geste » est annoncé dans une petite vidéo comme « fai[sant] partie de notre
quotidien » d’une part, ce qui sous-entend qu’il est naturellement appropriable, mais
aussi comme étant capable de « bouleverser des vies », ce qui créé un contraste et
met en relief son importance. C’est sur ce contraste que tout le discours
promotionnel du dispositif de Rising Star va reposer : un petit effort grâce à un outil
technique simple et fonctionnel pour de grands effets.
Cette simplicité de la technique intelligente, qui par un petit geste de l’homme
accomplit de grandes choses, fait partie d’une représentation positive plus globale
dont jouit, auprès de certains consommateurs, la technicité des médias informatisés.
En effet, avant même d’utiliser le dispositif, et pendant qu’ils l’utilisent, les télénautes
se font une idée de ce qu’ils vont ou sont en train d’accomplir grâce à la technique
des outils numériques comme un progrès culturel et social majeur apporté par les
médias informatisés.
La technologie et les techniques qui y sont associées sont donc appréhendées
comme des moyens de libérer et porter la parole des consommateurs, de relier les
personnes entre elles, comme les outils privilégiés de la culture participative.
Cette représentation positive de la technique est notamment soutenue par des
discours qui sont inhérents aux dispositifs interactifs et forment des références
30
communes positives pour combler le vide entre la technique et la pratique et ainsi
véhiculer des images contrôlées des programmes et de la TV.
Ainsi, pour que les dispositifs interactifs télévisuels soient adoptés par le public, il est
nécessaire d’accompagner la technique avec des discours communicationnels qui lui
donneront une forme et une valeur, la rendant ainsi plus facilement conceptualisable
et appropriable.
B) Des dispositifs interactifs soutenus par des discours communicationnels visant à
créer un référent commun
Tout dispositif, qu’il soit interactif ou non, parce qu’il est un réseau d’éléments
hétérogènes, est donc constitué et soutenu par des discours qui l’uniformisent d’une
part, et qui le justifie en lui conférant un rôle, une raison d’être, d’autre part.
Dans cette seconde sous-partie nous nous pencherons sur ces discours en
exemplifiant nos propos grâce aux dispositifs interactifs de notre corpus afin de
démontrer que les deux niveaux de discours qui construisent les dispositifs
participent à l’édification du renouveau de la télévision.
1. Des discours communicationnels qui rendent accessible la manipulation
technique des dispositifs interactifs en créant de la valeur ajoutée
La technique qui compose les dispositifs interactifs télévisuels ne se présente
pas telle qu’elle mais se donne à lire à travers des discours qui la rendent plus
accessible et font le lien entre cette dernière et la pratique.
Ces discours habillent donc la technique requise à l’utilisation du dispositif interactif
pour la rendre moins rébarbative et plus facilement appropriable, mais aussi pour
inscrire les pratiques qui lui sont associées dans un contexte particulier au sein
duquel le télénaute aura un rôle.
Ce rôle, construit par la technique et défini par le discours, constitue une véritable
valeur ajoutée pour le dispositif interactif qui se présente alors comme porteur d’une
31
expérience enrichie où le téléspectateur n’est plus simple spectateur mais co-
constructeur du programme grâce au rôle qui lui est attribué.
Le dispositif interactif de What Ze Teuf attribue aux télénautes le rôle de
scénaristes. Dans la bande-annonce présentant le projet les téléspectateurs sont pris
à partie à travers la phrase « c’est à vous de décider de la suite »17, et ainsi invités à
jouer le rôle qui a été créé pour eux. En projetant les télénautes dans ce rôle, les
producteurs les invitent plus globalement à voir ce qu’il se passe sur le plateau avec
l’équipe technique et les comédiens via des vidéos bonus disponibles sur le site
promotionnel de la série. Cette immersion des télénautes dans la production de
l’émission, mise en place par certaines techniques portées par les médias
informatisés, se donne à penser comme une co-production du format entre les
acteurs traditionnels de l’industrie télévisuelle et les récepteurs qui deviennent ainsi
créateurs.
L’écrit d’écran constituant la technique utilisée pour ce dispositif, est donc ici
appropriée grâce à un discours promettant à ses utilisateurs un rôle important dans
la production de la série, et ainsi une certaine reconnaissance.
Cette expérience enrichie mise en place à travers le rôle de scénariste valorise le
public qui a alors l’impression d’avoir activement participé à la réalisation du
programme et d’être ainsi accepté dans le milieu très fermé et générateur de
fantasmes qu’est la télévision, ce qui rend son visionnage plus agréable.
L’émission ça vous regarde promet, quant à elle, aux télénautes utilisant le
dispositif interactif d’endosser le rôle d’invité au même titre que les autres
personnalités participant au débat. En effet, sur la page web de l’émission hébergée
par le site de la chaine lcp.fr, les différents intervenants sont énumérés ainsi : « En
présence de députés, d’experts, de personnalités mais aussi de citoyens »18. La
construction sémantique de cette phrase met sur le même plan des hommes
politiques et les citoyens qu’ils gouvernent, sous-entendant que tous les invités
seront ici considérés comme égaux, la parole des uns valant autant que celles des
autres. Ce discours est mobilisé ici car la technologie des logiciels de
17 Site promotionnel de la série whatzeteuf.welovecinema.fr, rubrique « What ze série, Comment ça marche » _ https://whatzeteuf.welovecinema.fr/whatZeSerie.html 18 Site de l’émission « Ca vous regarde » : http://www.lcp.fr/emissions/ca-vous-regarde-le-debat
32
visioconférence confère à la parole de son utilisateur plus d’importance et d’impact
que celle transmise par téléphone, et ce grâce à la présence d’images qui associent
au dire ses gestes et expressions faciales.
Cependant, bien que la parole des citoyens soit valorisée par la présence de la
vidéo, elle n’est pas égale à celles des personnalités invitées sur le plateau, et ne
jouit pas d’un impact notable dans le débat, ne serait-ce qu’à cause de l’inégalité
provoquée par la présence physique des uns et la présence médiatisée des autres.
De plus, comme nous l’avons étudié précédemment, les règles d’utilisation du
dispositif sont contraignantes et ne permettent pas aux télénautes de vraiment
développer leurs idées. Le discours promotionnel mobilisé ici exagère donc
l’importance du dispositif interactif au sein de ce programme, promettant aux
télénautes participants un rôle plus important que celui qu’ils auront en réalité.
Cependant, bien que le discours amplifie les mérites de la technologie
exploitée ici afin de justifier son intégration dans une émission quotidienne de débat
politique et de pousser par là même les télénautes à adopter l’usage qu’elle
préconise, cette dernière accorde bien aux téléspectateurs une visibilité et une
importance plus grande que si leur participation s’était faite par téléphone,
notamment du point de vue du public pour qui tous les invités se donnent à voir et
entendre à travers un écran, qu’ils soient présents sur le plateau ou non.
La valeur ajoutée introduite par le discours inhérent à ce dispositif interactif est donc
la possibilité, pour celui qui participe, de se faire entendre et de confronter des élus à
son opinion sans avoir à se déplacer de chez soi d’une part, et la possibilité pour
celui qui regarde de s’identifier à la sentinelle citoyenne et donc de mieux se projeter
dans le débat.
Enfin, le discours communicationnel accompagnant la technique requise par le
dispositif interactif de Rising Star plonge les télénautes dans le rôle de jurés.
Grâce à la technologie utilisée ici, ce sont ces derniers qui décident gratuitement du
sort des candidats, et ce aux différentes étapes de la compétition.
Le terme « juré » étant alors réservé aux téléspectateurs participants, les acteurs
traditionnellement désignés par ce nom sont désormais qualifiés d’« experts ». Ce
déplacement communicationnel des noms habituellement attribués aux
téléspectateurs et aux personnalités télévisuelles est destiné à insister sur le fait que
seul le public a le pouvoir de décider du sort des candidats, tandis que les experts ne
33
sont présents que pour éclairer le public de leurs conseils avisés, alors même que le
choix de ces derniers pèse encore énormément dans la balance.
L’importance du rôle conféré aux télénautes grâce au dispositif interactif est sans
cesse mise en avant à travers un discours communicationnel qui se veut très
impliquant. Ainsi, lors de l’avant première du programme diffusée une dizaine de
jours avant son lancement officiel et destiné à présenter aux téléspectateurs le
dispositif interactif qu’il implique, les présentateurs tiennent un discours qui se veut
impliquant, dans lequel le public est constamment interpelé à travers l’utilisation très
prononcée du pronom vous, presque toujours associé à des verbes d’actions,
comme dans la phrase « c’est vous, chez vous, qui décidez »19. Cette utilisation des
verbes d’action conjugués à la deuxième personne du pluriel a pour but d’insister sur
la possibilité offerte aux téléspectateurs d’agir sur un programme télévisé et de ne
plus se contenter de le recevoir, et ce grâce au dispositif interactif. De plus, nous
notons que la majorité de ces verbes d’action sont liés à des termes renvoyant à
l’idée de pouvoir tels que « choisir », « réaliser », « pouvoir » et « décider » qui
reviennent à trois reprises chacun, ou encore « voter » qui est mentionné cinq fois en
l’espace de dix minutes. Ainsi, ce dispositif interactif ne se contente pas de donner
aux télénautes l’occasion de s’exprimer ou de participer à l’élaboration du contenu
qu’ils vont consommer comme c’est le cas dans le cadre de ceux de ça vous regarde
et What Ze Teuf, mais il leur confère aussi une certaine influence sur le déroulement
de l’émission d’une part, et sur la carrière artistique des candidats d’autre part. Sur
cette notion de pouvoir se calque une certaine idée de jugement moral qui apparaît à
travers les occurrences « réaliser [un rêve] ou le briser », « convaincre » ou encore
« mérite-t-il ».
Ainsi, bien que la technique requise pour utiliser cette technologie soit très simple,
comme nous l’avons vu plus haut, elle confère un pouvoir qui est présenté comme
presque absolu dans le discours qui l’accompagne. Ainsi, « du bout des doigts [les
télénautes peuvent] réaliser un rêve ou le briser », et choisir quels candidats ils ont
envie de suivre et quels autres ne les intéressent pas.
La valeur ajoutée présentée dans un tel discours est tacitement que le dispositif
interactif proposé ici met le public au centre du programme au même titre que les
19 Page de l’émission hébergée sur le site de la chaine M6, rubrique « vidéos » http://www.m6.fr/rising_star/videos/11393256-rising_star_l_avant_premiere.html
34
jurés stars et les candidats. Ainsi le public devient son propre divertissement et
constitue une raison à part entière de regarder l’émission.
Ces discours communicationnels qui servent à combler le vide séparant la
technique de la pratique, invitant par là même les téléspectateurs à s’approprier cette
dernière en lui accordant la création de valeur ajoutée, sont secondés par des
discours promotionnels qui vendent les dispositifs interactifs comme des concepts en
créant un référentiel commun à tous les dispositifs interactifs.
2. Des discours communicationnels qui accompagnent les dispositifs interactifs et construisent un référentiel commun
Le dispositif interactif en tant que concept est porté par des discours
communicationnels destinés à l’introduire auprès des consommateurs afin qu’ils s’en
approprient l’idée générale et y adhèrent suffisamment pour établir de nouvelles
pratiques de consommation.
Ces discours créent des imaginaires partagés autour de l’idée de dispositif interactif,
donnant ainsi une impression d’uniformité malgré la multitude des technologies,
techniques et discours que ces dispositifs peuvent couvrir, afin de proposer un
référentiel commun chargé positivement, qui servira de base à toute appropriation et
interprétation.
Ainsi, bien que très différents dans leurs constructions, que ce soit à travers les
techniques qu’ils sous-tendent ou les discours qu’ils mobilisent, les trois dispositifs
étudiés ici sont portés par le même type de discours communicationnel qui attribue
de manière plus ou moins explicite aux dispositifs interactifs une portée
démocratique, tout en les érigeant en symboles de modernité et d’innovation dans le
domaine de la télévision.
Dans l’imaginaire partagé, la notion d’interactivité est donc idéologiquement
chargée. Elle est perçue comme un moyen de communication démocratique grâce
auquel chacun, en donnant son avis, aurait accès à un savoir pluriel où il n’y aurait
pas de croyance dominante. Ainsi, les dispositifs interactifs s’inscrivent dans la
continuité de cette posture et s’enracinent dans « un mythe technoculturel récurrent
35
[…] : la croyance dans le fait que l’implantation des nouveaux dispositifs
d’interactivité technique conduirait nécessairement à une plus grande
démocratisation de la communication sociale. »20
Dans le cas des dispositifs de notre corpus, cela s’exemplifie par l’idée qu’ils
offrent aux télénautes, chacun à leur manière, une certaine prise de pouvoir sur le
contenu des programmes qu’ils consomment en leur permettant d’être actifs.
Ainsi le dispositif interactif de la série What Ze Teuf propose aux téléspectateurs
d’inventer les péripéties des trois personnages principaux en fonction des célébrités
qu’ils rencontrent à chaque épisode. Ce faisant les télénautes peuvent non
seulement avoir un certain impact sur ce qu’ils vont regarder, mais aussi reprendre
un peu de pouvoir sur des personnalités publiques qui ont dans l’imaginaire collectif
un grand ascendant social grâce à leur notoriété, en choisissant, via leurs tweets, les
rôles qu'ils vont endosser. La portée démocratique du dispositif interactif passerait
donc ici par la valorisation des télénautes en leur offrant un privilège qui leur est
habituellement refusé, celui de voir leurs idées portées à l’écran.
Concernant le dispositif interactif de l'émission quotidienne ça vous regarde, la
prise de pouvoir des téléspectateurs passe par l’occasion de se faire entendre dans
un débat politique grâce, notamment, à la vidéo. Ainsi, « de simple téléspectateur, le
citoyen devient acteur dans le débat par webcam interposée »21 et peut espérer
influencer la tournure de celui-ci grâce à sa question. Le fait même que ce dispositif
interactif donne la parole sur un espace public à ceux qui ne l’ont habituellement pas,
l’érigerait en outil communicationnel à portée démocratique. De plus, à travers cette
petite prise de pouvoir donnée via un espace de parole à la télévision, c’est l’idée
plus générale d’une prise de pouvoir sur le débat public qui est convoquée, bien que
cela n’ait pas vraiment d’écho dans les faits, l’émission ne jouissant pas d’une très
grande visibilité et la participation des télénautes étant limitée par les règles
d’utilisation de la technique.
20 PROULX Serge et SENECAL Michel, « L’interactivité technique, simulacre d’interaction sociale et de démocratie ? », Revue TIS (Technologies de l’Information et Société), vol. 7, n°2, avril 1995, p 239 21 http://www.lcp.fr/emissions/ca-vous-regarde-le-debat
36
Enfin, comme nous l’avons vu précédemment, le dispositif interactif de Rising
Star insiste beaucoup sur cette notion de prise de pouvoir des téléspectateurs qui
deviendrait maîtres de choisir quel candidat part et quel autre reste. Tout comme
²dans le cas de celui de What Ze Teuf, la teneur démocratique de ce dispositif
viendrait ici de la redistribution des pouvoirs entre les personnalités télévisées et le
public qui accède alors à une position importante et reconnue au sein de l’émission.
Ainsi, par le discours sous-jacent des dispositifs interactifs télévisuels, se créé une
référence commune qui associe l’interactivité de ces programmes à une volonté de
plus grande démocratie de la part des producteurs qui les mettent en place. En
s’ouvrant ainsi sur la parole des téléspectateurs, les acteurs de l’industrie télévisuelle
manifestent l’importance du public sur l’existence des programmes et le valorisent en
tant que tel.
Cependant, il est important de noter que la démocratisation des programmes
télévisés relève plus d’une posture communicationnelle et idéologique que d’une
réalité factuelle. En effet « le fait que les dispositifs d’interface d’un système soient
interactifs ne constitue pas une condition suffisante pour que ce système apparaisse
comme automatiquement démocratique. »22 La construction même de ces dispositifs,
qui ont été pensés pour une certaine cible, génère de l’exclusion à travers
l’appropriation sociale de la technique qu’ils induisent.
En plus de cette posture idéologique d’instrument de démocratisation des
programmes télévisés, les dispositifs interactifs sont érigés, à travers des discours
communicationnels et promotionnels, en symboles de la modernisation du média
télévision et du format de ses émissions
Dans le cadre de notre corpus, cette idée se manifeste à travers la récurrence, dans
les discours qui accompagnent ces trois dispositifs, de l’idée de nouveauté, de
première fois.
22 PROULX Serge et SENECAL Michel, « L’interactivité technique, simulacre d’interaction sociale et de démocratie ? », Revue TIS (Technologies de l’Information et Société), vol. 7, n°2, avril 1995, p 247
37
Ainsi, What Ze Teuf est présentée comme « la toute première série interactive et
participative produite et réalisée du jour pour le lendemain »23, d’autres projets de la
même veine ayant déjà vu le jour, mais jamais en flux tendu comme c’est le cas ici.
Dans le cas de ça vous regarde il est moins question d’innovation que de modernité
dans un sens plus large. En effet, la confrontation d’opinions de citoyens aux
discours de parlementaires ne constitue pas une nouveauté, et bien que l’utilisation
de la visioconférence dans un cadre comme celui-ci constitue une originalité, il n’a
rien d’inédit. Cependant les producteurs de ce programme le placent quand même
dans une posture moderniste en ce qu’il « favorise l’information à double sens en
renvoyant les préoccupations, les questionnements des sentinelles citoyennes à
celles des parlementaires »24, ce qui l’inscrit dans l’idée de démocratie participative
étayée par ce que l’on désigne par la posture idéologique le web participatif.
Le dispositif interactif de Rising Star constitue une nouveauté à deux égards : tout
d’abord par le fait que « pour la première fois à la télévision [le] vote est totalement
gratuit » 25 , mais aussi par la mise en place d’ « une technologie inédite en
France »26. Dans ce dernier cas la représentation du dispositif interactif comme gage
de modernité et d’innovation est très forte et constitue même un argument marchand
à elle seule.
Ainsi, à travers des discours communicationnels et promotionnels, le dispositif
interactif se présente dans l’imaginaire collectif comme un concept fortement connoté
idéologiquement, grâce auquel les programmes télévisés se modernisent et à travers
eux la télévision se réinvente en tant que média.
En effet, depuis quelques années nous observons une mythification de la télévision
par elle-même en tant que média de la sociabilité et de la connectivité, grâce à des
stratégies et des discours communicationnels. Ce sont à ces derniers que nous
allons nous intéresser désormais.
23 Site promotionnel de la série whatzeteuf.welovecinema.fr, rubrique « What ze série, Comment ça marche » _ https://whatzeteuf.welovecinema.fr/whatZeSerie.html 24 Site de l’émission « Ca vous regarde » : http://www.lcp.fr/emissions/ca-vous-regarde-le-debat 25 Page de l’émission hébergée sur le site de la chaine M6, rubrique « vidéos » http://www.m6.fr/rising_star/videos/11393256-rising_star_l_avant_premiere.html 26 Ibid
38
3. Des discours qui réinventent la télévision
Alors que les médias informatisés, communément appelés aussi nouveaux
médias, sont considérés comme les médias de l’individuation et de la
personnalisation, les médias traditionnels, et notamment les médias de masse
comme la télévision, sont perçus comme les vecteurs d’une culture globale et
globalisante, qui appartiendrait à un autre temps et ne serait plus en accord avec les
pratiques de consommation introduites par l’utilisation d’Internet et des médias
informatisés.
Ainsi, pour que la télévision reste attractive et que ses programmes continuent à être
très suivis et à faire face à la concurrence des contenus circulant sur Internet, les
acteurs de l’industrie télévisuelle doivent donner l’impression qu’ils ont compris les
besoins de ces consommateurs nouvellement connectés et qu’ils mettent tout en
œuvre pour s’y adapter.
Cette démarche a donné lieu à une réinvention communicationnelle de la télévision
via des discours qui attribuent à ce média de masse des notions habituellement
associées aux médias informatisés, à savoir la participation, l’interactivité et la
sociabilité. La télévision aurait donc mué, passant d’un média traditionnel à un média
hybride, ce dont l’ajout récent d’adjectifs qualificatifs témoigne.
Ce faisant, la télévision réussit deux tours de force, à savoir éviter l’écueil de
la concurrence de médias attractifs parce que nouveaux et porteurs de promesses,
mais aussi se donner une image plus positive et séduisante en cassant sa mauvaise
réputation de canal de diffusion verticale, au service de la société de consommation
et de ses élites.
Avec l’apparition des nouveaux médias convergents sur lesquels peuvent se
consommer tous types de contenus, notamment audiovisuels, et ce de manière
gratuite et presque infinie, beaucoup de pessimistes prédisaient la mort de la
télévision, comme ils l’avaient déjà fait au moment de l’arrivée, dans les ménages, de
cette dernière qui était supposée mettre fin au règne de la radio. Cependant, bien
loin d’enterrer la télévision, les médias informatisés lui ont donné un second souffle.
En effet, les formats de cette dernière s’adaptant très bien aux nouvelles
technologies, la télévision a su tirer partie des nouveaux espaces et des nouvelles
possibilités qui se sont offerts à elle, en prolongeant ses programmes sur de seconds
39
écrans, grâce, notamment, à la mise en place de dispositifs utilisant les nouvelles
technologies, faisant ainsi le lien entre le poste de télévision et les écrans des
médias informatisés.
En déplaçant une partie de son offre sur de nouveaux canaux, le petit écran tente
aussi de se défaire de l’image négative qu’il traine depuis plusieurs décennies d’un
média qui assomme les foules et est au service des élites. En effet, en utilisant, à
travers ses dispositifs interactifs, les médias informatisés et internet, canaux de
participation et de création où chacun à la possibilité de s’exprimer librement, la
télévision tend à casser le préjugé selon lequel elle pousse à la passivité, et se
présente comme plus horizontale et démocratique.
Les dispositifs interactifs télévisuels auraient donc été créés et pensés comme
des instruments stratégiques au service de l’instauration d’une nouvelle image de la
télévision en tant que média hybride. Ils servent de justification au discours des
producteurs et diffuseurs, se donnant à voir comme la mise en pratique des
promesses communicationnelles qu’ils proposent.
Dans le cas des dispositifs de notre corpus, Rising Star est celui qui a été le
plus instrumentalisé dans ce sens, son discours étant clairement porté sur la
réinvention de la télévision à travers l’innovation technique et la redistribution des
rôles entre téléspectateurs et personnalités télévisées.
La technologie utilisée ici étant présentée comme « inédite en France », c’est l’image
d’une télévision moderne et audacieuse qui est véhiculée à travers elle, qui prend
des risques et se renouvelle sans cesse au même rythme que les médias
informatisés sur lesquelles elle s’appuie. La promotion de cette technologie comme
nouvelle et inédite ne se contente pas de donner une image plus moderne du média
qui l’utilise, elle contient aussi la promesse d’une nouvelle expérience pour les
téléspectateurs. En effet, qui dit nouvelle technologie, dit nouvelle pratique, et dans
le cas de dispositif interactif, nouvelle pratique participative. Ainsi, parce qu’il est
interactif, le dispositif de Rising Star va permettre au public de participer, et parce
qu’il est construit par une technologie nouvelle et innovante il va aller plus loin et
mettre en scène les téléspectateurs dans l’émission, en leur accordant une place non
seulement visible, mais en plus centrale, entre les candidats et les « experts ».
40
En valorisant la technologie utilisée, ce discours communicationnel donne donc
l’impression que le public jouit d’une nouvelle liberté qui n’aurait pas été
envisageable du temps de la télévision-tout-court, et qui l’est maintenant grâce à
l’hybridation du média et de ses programmes. Si la mise en place d’un tel dispositif
est une avancée indéniable dans le domaine du divertissement télévisuel, notons
cependant que le média dans lequel il s’inscrit n’a pas tant changé que ça, ce que la
construction de ce dispositif instrumental nous permet de constater. En effet, comme
nous l’avons étudié précédemment, la manipulabilité technique de ce dispositif est
très faible, contraignant la participation des télénautes qui, de plus, s’inscrit dans un
scénario très écrit et encadré. Ainsi, ce n’est pas tant de participation dont il est
question ici que d’image de la participation et de posture participative adoptée par les
producteurs et diffuseurs.
Le discours communicationnel accompagnant le dispositif interactif de Rising
Star ne se contente pas de renvoyer l’image d’une télévision novatrice et
démocratique, il promet aussi une télévision plus transparente, qui s’efface en tant
qu’objet médiateur pour ne laisser place qu’à la communication directe entre les
hommes : « Entre eux [i.e. les chanteurs pleins de rêves] et vous, un mur digital »27.
Disparaissent ainsi du discours les écrans, ceux de la télévision et des médias
informatisés portatifs. Grâce au dispositif interactif les téléspectateurs sont
directement dans l’arène, la barrière qui les séparait de leur divertissement s’effondre
peu à peu. Ainsi, la télévision ne se regarderait plus mais deviendrait le lieu
d’expériences médiatiques fortes, comme le souligne cette citation d’une des
présentatrices de Rising Star lors de l’avant-première : « Rising star n’est pas
seulement une émission qu’on regarde, c’est une émission qu’on vit »28.
Ce phénomène n’est pas nouveau. Comme le précise Yves Jeanneret dans une note
écrite sur la médiation pour la Commission Nationale Française pour l’Unesco, « on
ne cesse d’attribuer, depuis deux siècles notamment, à des dispositifs la capacité à
permettre la communication directe entre les hommes, ces dispositifs étant toujours
27 Page de l’émission hébergée sur le site de la chaine M6, rubrique « vidéos » http://www.m6.fr/rising_star/videos/11393256-rising_star_l_avant_premiere.html 28 Ibid
41
nouveaux, car il est nécessaire pour le maintien de cette illusion qu’elle se renouvelle
sans cesse, chaque vague d’innovation chassant l’autre. »29
La télévision, en tant que média, relèverait finalement autant de paramètres
technologiques, techniques et contenus, que de discours communicationnels qui la
positionnent d’une certaine manière face aux médias concurrents, et ce dans un
contexte particulier.
Ces discours apparaissent à divers niveaux, à travers la parole des animateurs, à
travers les discours accompagnant les dispositifs interactifs qui sont eux-mêmes des
instruments au service de cette posture sociale et novatrice de la télévision, ou
encore à travers les adjectifs utilisés par les acteurs de cette industrie et par les
journalistes pour la qualifier.
Ainsi, si les adjectifs « connectée » et « sociale » restent recevables, l’un parce qu’il
renvoie à la technique utilisée et aux possibilités offertes par certains postes, l’autre
parce qu’il fait référence à une certaine réalité historique, la télévision ayant été
depuis sa création un média de la sociabilité, le qualificatif « interactive » n’est
scientifiquement pas recevable, le modèle de la télévision reposant toujours
essentiellement sur la diffusion à sens unique de contenu et non sur l’échange et
l’interaction. Aussi, la mobilisation du terme « interactivité » par les acteurs de
l’industrie télévisuelle s’appuie-t-elle sur le flou sémantique de cette notion pour
réinventer la télévision et la rendre plus attractive. En effet, « plus les entreprises
médiatiques feront appellent à des techniques soi-disant interactives, plus il leur sera
facile de promouvoir l’idée que ces médias seront ainsi davantage
démocratiques. »30
C’est cette ambigüité de l’interactivité que nous allons dorénavant questionner
afin d’en saisir un peu mieux la portée.
29 JEANNERET Yves, « Médiation » dans La « société de l’information » : glossaire critique pour La Commission Nationale Française pour l’UNESCO _ p105 http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/Glossaire_Critique.pdf 30 Ibid, p 245
42
C) L’interactivité : un concept promotion porté par l’imaginaire du web participatif
1. De l’ambigüité du terme « interactivité »
Afin de comprendre ce qui se cache derrière ce terme très utilisé et pourtant
très flou, intéressons-nous tout d’abord à la définition qui en est donnée dans
l’édition 2014 du dictionnaire Hachette:
« interactivité n. f. INFORM Dialogue, échange entre l’utilisateur et un programme.»
Si cette définition véhiculée par le dictionnaire semble claire et simple, la mise
en place d’une définition académique et scientifiquement recevable semble
beaucoup plus compliquée. En effet, l’entrée dans le langage courant du terme
interactivité s’étant faite avec les discours sur les médias informatisés et la
télécommunication, elle relèverait avant toute chose d’une représentation sociale,
une construction discursive de la réalité, ce qui expliquerait qu’elle soit imprécise
pour les spécialistes qui abordent le sujet d’un point de vue technique, mais très
claire et utile pour ceux qui en font la promotion et qui en sont usagers.
Aussi, alors que, selon son acception commune, l’interactivité serait le pendant
techniciste de l’adjectif interactif, et que l’interaction renverrait à son aspect social,
celui d’une conversation engagée entre deux individus31, tentons d’aller plus loin et
de comprendre ce qui les différencie vraiment au niveau même de leurs
constructions discursives et des représentations sociales qui leur sont associées.
Tout d’abord, la notion d’interaction se conceptualiserait par l’idée d’une action
réciproque et de même valeur. Partant du principe que pour qu’il y ait action il faut
une intention et une conception conscientes du récepteur en amont, une interaction
ne pourrait se produire qu’entre deux êtres vivants. En effet, la conception de la
communication comme un signal-envoyé et un signal-réponse ne suffit pas selon
Jacques Lacan, pour qui ce n’est pas tant le contenu du message ni son
déclenchement qui sont importants pour qu’il y ait interaction, mais le fait « qu’au
31 PROULX Serge et SENECAL Michel, « L’interactivité technique, simulacre d’interaction sociale et de démocratie ? », Revue TIS (Technologies de l’Information et Société), vol. 7, n°2, avril 1995, p 239
43
point d’arrivée du message, on prend acte du message »32, ce dont la machine est
incapable.
De plus, selon Catherine Kulnat-Ovecchioni, on aurait « toujours affaire à un système
d’influences mutuelles, ou bien encore à une action conjointe » lorsque nous
sommes dans une situation d’interaction33. Cette notion ne relèverait donc pas d’une
addition de réponses accolées les unes aux autres, mais d’une coprésence des
entités conscientes qui co-construisent l’interaction. Ainsi il existerait des situations
plus ou moins interactives selon le degré de présence des acteurs participant à la
construction de l’interaction.
L’interactivité, quant à elle, dans son acception technique de mise en relation
discursive des hommes avec leurs machines serait une métaphore de l’interaction
qui attribuerait « à la machine la capacité d’agir comme nous »34, ou plus exactement
une construction métaphorique d’une interaction basée sur le modèle homme à
homme, dans la programmation de la machine.
Cependant, l’interactivité étant une construction discursive découlant de sa propre
réalité, et dont les pratiques diffèrent de celles associées aux situations d’interaction,
elle se réfèrerait plus à un simulacre d’interaction qu’à une de ses métaphores. En
effet, cette notion ne copie pas le réel, qui renverrait ici à l’interaction, mais le
remplace, constituant ainsi un simulacre selon l’acception de Jean Baudrillard.
Contrairement au terme interaction dont la portée est claire et cohérente au fil des
définitions données par les multiples auteurs qui s’y sont intéressés, la notion
d’interactivité se construit donc dans l’ambigüité car son sens est dépendant des
différents discours qui l’accompagnent et lui donnent des vocations différentes selon
les besoins des énonciateurs.
Ainsi cette apparente réalité de l’interactivité, induite par sa construction
discursive et idéologique, peut être étudiée comme argument de vente. En effet, « la
rapidité avec laquelle on adjoint – dans les discours – le terme interactif à diverses
techniques médiatiques, sans pour autant en donner un sens précis, indiquerait que,
32 LACAN Jacques, Le séminaire, III, Les psychoses (1955-1956), Paris, Seuil, 1981 _ p 213 33 KULNAT-OVECCHIONI Catherine, Le discours en interaction, Paris, Armand Colin, 2005 _ p 14 34 JEANNERET Yves, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?, Presses Universitaires du Septentrion, Paris, 2007 _ 166
44
bien souvent, son utilisation relèverait davantage d’une astuce de vente que d’une
description adéquate de la technologie mise en place. »35
L’interactivité peut aussi servir à créer une appropriation sociale de la
technique, une façon de se représenter les objets et notre façon d’agir avec eux afin
de construire un désir autour de ces instruments et que nous nous les appropriions.
La base de la promesse ici est la garantie d’une vie sociale plus riche.
Le discours, en construisant un référent qui permettra aux usagers de combler le
vide qui les sépare de la technique, créé des pratiques qui finissent par normer un
certain rapport au monde. L’interactivité relèverait alors de la croyance à l’idéologie
relayée par le discours et dans laquelle s’inscrivent les pratiques.
Le terme interactivité serait donc un référent imaginaire global dont le
signifiant est vide et dans lequel chacun peut placer ce qu’il veut tant que c’est un
signifié positif. Ce signifié peut être la promesse d’une plus grande démocratisation
de la communication s’accompagnant d’une valorisation de l’individu dans un
contexte interactif, mais aussi d'une économie de temps considérable grâce à
l’efficacité maximale du dialogue homme-machine, cette dernière prenant le rôle
d’assistant dans les tâches les plus diverses de la vie professionnelle ou personnelle
de l’utilisateur.
Cette notion ayant été utilisée au départ dans le domaine de l’informatique et
s’étant démocratisée avec les discours liés aux nouvelles technologies, elle s’inscrit
fortement dans le contexte du web participatif, posture idéologique liée à Internet
selon laquelle les avancées technologiques du réseau permirent aux internautes, via
des fonctionnalités techniques et des usages, de prendre part à la société parallèle
qui se développe en ligne selon un modèle et des règles qui lui sont propres.
35 PROULX Serge et SENECAL Michel, « L’interactivité technique, simulacre d’interaction sociale et de démocratie ? », Revue TIS (Technologies de l’Information et Société), vol. 7, n°2, avril 1995, p 246
45
2. Un concept qui s’inscrit dans un imaginaire global lié au web participatif : un nouveau modèle social basé sur le partage
La convocation de plus en plus courante de la notion d’interactivité, et ce dans
des domaines aussi variés que l’éducation, la politique ou encore le divertissement
avec la télévision, s’inscrit dans un contexte plus large porté par les idéologies du
web participatif qui se sont répandues dans toutes les couches de la société.
La web participatif renvoie, dans un premier temps, à la réalité technique
effective du réseau Internet qui, en parallèle de sa démocratisation exponentielle,
devient de plus en plus performant et ouvre de nouvelles possibilités à ses
utilisateurs. Ainsi, alors que la technologie sur laquelle repose cette connectivité est
de plus en plus complexe et sophistiquée, elle se présente à travers des interfaces
qui se donnent à lire comme intuitives et apparaissent de plus en plus simples à
utiliser.
A cette réalité technique s’ajoute une réalité des usages et pratiques
constituantes du web participatif que Milad Doueihi désigne dans son ouvrage La
grande conversion numérique sous le concept de « culture numérique » et qui se
réfère à l’ensemble des technologies conjuguées ayant produit et produisant toujours
des pratiques sociales qui menacent ou contestent la viabilité et la légitimité de
certaines normes socio-culturelles établies36 . Cette culture numérique exige de
nouvelles formes de savoir-lire que l’auteur appelle « la compétence numérique » et
dont la partie la plus importante est la « production collective de contenu ».37
Cette production collective de contenu touche toutes les couches de l’écriture
numérique, allant de la simple participation via la rédaction d’un commentaire sur la
page d’un article de blog par exemple, jusqu’au cœur même de l’architexte avec la
rédaction et le partage d’outils et de données concernant les codes constitutifs de
certains logiciels, alors appelés logiciels libres. Ainsi, non seulement chacun peut
participer, mais peut aussi avoir accès librement et gratuitement aux savoirs et
compétences des autres internautes, notamment grâce à la mise en place du
copyleft qui s’est construit en opposition au copyright, c’est à dire au droit d’auteur,
36 DOUEIHI Milad, La grande conversion numérique, Seuil, Paris, 2008 37 Idem
46
législation qui ne peut, pour Milad Doueihi, être viable dans le cadre du web
participatif.
C’est cette production de contenu collective que la télévision se réapproprie à sa
manière à travers les dispositifs interactifs qui donnent l’impression d’une co-création
des programmes.
Nous assistons donc au passage d’une société du secret et du
développement privé, à une culture participative de coopération sociale38. C’est dans
ce contexte que s’est répandue, dans de très nombreux et variés domaines, la
mobilisation de la notion d’interactivité qui est alors devenue le symbole de ce
nouveau modèle social du partage permis par la technique.
Ces pratiques basées sur le partage et la participation sont à l’origine de
création permanentes de communautés modulaires dont la fluidité et l’évolution
rapides seraient caractéristiques de la souplesse expérimentale de la citoyenneté
virtuelle39.
Ces communautés étant fondées sur le partage de mêmes valeurs et de centres
d’intérêts communs entre les différents internautes qui les composent, de nouvelles
sphères d’influence voient le jour en leur sein, ce qui amène Milad Doueihi à les
penser comme de véritables espaces publics virtuels, avec leur propre agora,
culturelle et politique, où se discutent et se décident les fondements de l’intérêt
commun40.
Bien que pour l’auteur la constitution de ces communautés ne soit pas
motivée par un idéal social et qu’elle s’appuie essentiellement sur la technologie et
les usages imprévus qu’exige la compétence numérique nécessaire à l’établissement
d’effets sociaux et politiques41, nous constatons que le web participatif n’est pas que
la conjoncture d’une sophistication technologique et de l’évolution des pratiques qui y
sont liées, mais qu’il est aussi construit par un ensemble de discours qui
accompagnent ces pratiques et technologies, et les mythifient comme les miroirs
d’une société en plein changement. 38 DOUEIHI Milad, La grande conversion numérique, Seuil, Paris, 2008 39 Idem 40 Idem 41 Idem
47
En effet, comme nous l’avons évoqué précédemment, l’évolution des technologies et
des pratiques est présentée et pensée comme la promesse d’un nouvel ordre social
et culturel plus démocratique, alors même qu’elle est à l’origine de ce que Milad
Doueihi appelle la « fracture numérique ». Cette fracture s’opère, d’une part, au
niveau des technologies, entre leur développement rapide et complexe et leurs seuils
d’utilisabilité et d’accès, et d’autre part au niveau des pratiques, entre les utilisateurs
assidus des médias informatisés et d’Internet, qui constituent une nouvelle
aristocratie numérique que l’on appelle les manipulateurs, et les autres, ceux qui
restent passifs et ne modifient en rien leur environnement numérique et qui sont
appelés les utilisateurs42.
Le web participatif et les usages qui y sont associés sont donc capables d’apporter
de grands changements, mais aussi d’introduire de nouvelles formes d’isolement.
Cependant, ce n’est pas cet aspect du web interactif que l’imaginaire commun
a retenu, mais le fait que ce dernier et l’interactivité qu’il sous-tend, répondraient à un
besoin d’une plus grande interaction sociale dans les logiques de communication,
grâce à « laquelle les citoyens et citoyennes peuvent prendre la parole et ainsi
développer les moyens de diffuser des points de vue pluriels »43. Ce besoin a « une
histoire [probablement] aussi longue que celles des techniques médiatiques elles-
mêmes »44 car, même si le mot n’a jamais été prononcé explicitement, la notion
d’interaction a eu un rôle très important dans la critique des médias de masse dès
les années 1930. C’est pourquoi les médias traditionnels, tels que la télévision, ont
repris à leur compte les pratiques et discours inhérents au web participatif à travers
la mise en place de dispositif interactifs, cassant leur image de média de masse
impersonnel et se présentant ainsi comme des réponses aux aspirations
individualistes et à la volonté de distinction des consommateurs.
Ainsi, la promotion de dispositifs techniques et de contenus interactifs agit
comme la promesse d’un « mouvement d’appropriation sociale des médias ou
d’engagement actif des publics […] dans la fabrication et la diffusion de contenus
42 DOUEIHI Milad, La grande conversion numérique, Seuil, Paris, 2008 43 PROULX Serge et SENECAL Michel, « L’interactivité technique, simulacre d’interaction sociale et de démocratie ? », Revue TIS (Technologies de l’Information et Société), vol. 7, n°2, avril 1995, p 243 44 Ibid, p 242
48
médiatiques correspondant mieux à leurs besoins »45, inscrivant par là même le
média qui les construit, à savoir ici la télévision, dans un mouvement d’individuation
des consommateurs et de personnalisation des programmes.
3. Un concept qui s’inscrit dans un imaginaire global lié aux médias
informatisés : personnalisation et usage individuel des « nouveaux médias »
Comme évoqué précédemment, les médias informatisés sont, dans
l’imaginaire partagé, des supports de l’individuation et de l’accès à du contenu
personnalisé.
Cela s’explique, premièrement, par le fait que ces médias soient de plus en plus des
outils à usage individuel, le modèle de l’ordinateur familial laissant peu à peu place à
celui du média informatisé portatif personnel.
A cette utilisation individuelle des nouvelles technologies, s’ajoute le fait que le web
participatif auquel elles donnent accès soit associé à la promesse d’une
consommation culturelle plus personnalisée, où chacun peut trouver le contenu qui
lui correspond, en lien avec ce qu’il aime et ce qu’il veut.
Cette promesse est, tout d’abord, permise par la technique et notamment par la mise
en place de cookies, petits fichiers textes qui permettent aux développeurs de
récupérer et conserver des informations quant à la navigation des internautes sur
leurs sites, informations qui seront réutilisées pour faciliter les prochaines visites de
ces derniers, via la proposition, par exemple, de contenu personnalisé. Ainsi, en
navigant sur le web, et donc sur le web participatif, les consommateurs ont accès à
des informations qui sont en lien avec les contenus qu’ils ont préalablement
consommés et qui sont techniquement anticipés comme correspondant à leurs
centres d’intérêts.
Cette promesse est aussi portée par les discours qui accompagnent l’appropriation
du web participatif par les populations, en mettant notamment en avant le fait que ce
soit un espace social et culturel où les contenus proposés ne viennent pas que
d’institutions professionnelles mais aussi d’utilisateurs amateurs de tous horizons.
45 PROULX Serge et SENECAL Michel, « L’interactivité technique, simulacre d’interaction sociale et de démocratie ? », Revue TIS (Technologies de l’Information et Société), vol. 7, n°2, avril 1995, p 243
49
Ainsi, alors que les médias traditionnels sont représentés comme des médias de
masse, dont la consommation est impersonnelle et qui sont centrés sur eux-mêmes,
les médias informatisés sont pensés comme des outils personnels, centrés sur
l’individu.
Soulignons ici le paradoxe qu’un tel discours entretient : c’est à travers des outils de
grande consommation donnant accès à un espace virtuel illimité et transfrontalier,
sur lequel se concentrent des masses d’individus jusque là inégalées, que passent
aujourd’hui les phénomènes d’individuation de la consommation culturelle.
Ce paradoxe nous laisse donc penser que l’imaginaire partagé autour des
médias informatisés appréhendés comme des outils de l’individuation et de la
personnalisation relève tout autant de la réalité des pratiques que du discours
mythifiant. En effet, comme nous l’avons évoqué plus haut, les nouveaux médias
sont effectivement des outils de la personnalisation grâce à la technique qu’ils
convoquent et aux pratiques qu’ils sous-tendent. A priori cette réalité des médias
informatisés a pour avantage de mettre en avant plusieurs types de cultures
différentes, portées par toutes sortes d’individus, ce qui les oppose aux médias de
masse qui véhiculent, quant à eux, une culture dominante écrasant toutes les autres
et uniformisant la société. Cependant, les faits sont plus ambigus et nous prouvent
que ce discours positif sur les pratiques reste caricatural et mythifiant. En effet, seule
une poignée de contenus circulent vraiment et massivement sur le web, recréant le
même schéma de culture dominante, qui est, de plus, bien souvent maitrisé par les
mêmes institutions qui gouvernent les médias traditionnels, ces dernières s’étant
déportées sur le réseau internet où elles sont à l’origine des contenus qui circulent le
mieux.
L’ambigüité du web participatif tient aussi à la promesse de la personnalisation
des contenus qui est perçue, au premier abord, comme un gain de temps, mais qui,
finalement, pose des problèmes de diversité de l’offre et d’accès aux contenus les
moins visibles. De plus, la liberté prêchée par les discours chaperonnant le web
participatif se retrouve bafouée par le principe même de proposition de contenus
adaptés qui sont présélectionnés par les développeurs des sites Internet et les
grandes entreprises comme Google ou Facebook.
Ainsi, l’individuation et la personnalisation offertes par l’utilisation des médias
informatisés relèvent en grande partie de discours communicationnels qui les
50
opposent aux médias de masse en tant qu’outils d’une nouvelle démocratie
culturelle.
En se réappropriant les promesses de partage et d’individuation des médias
informatisés via la mise en place de dispositifs interactifs, la télévision en convoque
autant les pratiques et techniques que les discours. Cette posture s’affirme par la
promesse de la participation et de la co-création grâce à l’interactivité, mais aussi par
la mise en place de programmes personnalisés, en passant du modèle de la
programmation à celui de la recommandation.
L’adoption de cette posture d’un renouveau social plus démocratique où
l’individu n’est pas noyé dans la masse mais s’affirme dans ses différences et
particularités, que ce soit par le web participatif, les médias informatisés qui y
donnent accès ou les médias traditionnels qui s’adaptent, s’inscrit dans une logique
économique très prégnante.
En effet, l’instrumentalisation des dispositifs interactifs télévisuels sert des discours
qui réinventent la télévision et l’inscrivent dans un contexte de modernité porté par
les idéologies du web participatif, qui servent à leur tour des impératifs économiques
qui régissent les domaines de la culture et du divertissement aujourd’hui.
Ce sont à ces impératifs économiques que nous allons nous intéresser à présent en
étudiant la mise en place de dispositifs interactifs télévisuels comme des instruments
au service de ces contraintes.
51
PARTIE 2 _ LES DISPOSITIFS INTERACTIFS TELEVISUELS : DES
MACHINES A CAPTURER ET MONETISER L’USAGE
Comme tous les médias, qu’ils soient traditionnels ou nouveaux, la télévision
est soumise à des impératifs économiques très prégnants qui servent de ligne
directrice aux innovations de contenus et de formes mises en place. Ainsi, elle serait
moins un outil d’ouverture sur l’extérieur au service de ses utilisateurs qu’un
instrument de communication et de promotion pour les annonceurs qui la financent.
Cet état de fait a d’ailleurs été clairement exposé en juillet 2004 par le PDG de TF1
de l’époque, Patrick Le Lay, qui avait défini le métier de la chaine comme tel :
« Nos émissions ont pour vocation de le [i.e. le cerveau du téléspectateur] rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola c’est du temps de cerveau disponible. »
Si cette déclaration, par sa franchise cynique, a fait polémique, elle a le mérite de
présenter la télévision telle qu’elle est et non telle qu’elle veut se donner à voir.
Pour tenter de comprendre comment fonctionne la télévision au delà de
l’image créée par les discours communicationnels qui l’accompagnent, il est
important de considérer chaque innovation qui est mise en place pour la servir sous
l’angle de sa plus-value économique.
C’est pourquoi nous allons désormais nous intéresser aux dispositifs interactifs
télévisuels en tant qu’instruments au service d’impératifs économiques, qui
répondent à des besoins traditionnels du domaine, que ce soit la nécessité de
52
contracter le plus fort taux d’audience possible, ou d’adapter ses formats à
l’intégration de messages publicitaires, ainsi qu’à des besoins s’inscrivant dans une
logique moins connue, celle de l’économie scripturaire.
Commençons par étudier les dispositifs interactifs de notre corpus en tant que
réponse au besoin traditionnel des programmes télévisés de se distinguer et d’être
visibles au sein d’un système où la concurrence est très forte, afin de capter
l’attention des téléspectateurs et surtout de la conserver via des dispositifs
engageants.
A) Les dispositifs interactifs télévisuels, instruments de l’économie de l’attention
Dans un contexte très concurrentiel, que ce soit entre les différentes chaines
et les multiples programmes qu’elles proposent d’une part, ou entre la télévision et
les médias informatisés accompagnés du web participatif d’autre part, les dispositifs
interactifs semblent être la réponse adéquate au besoin de visibilité et d’engagement
des publics qui régit une certaine économie de l’attention. En effet, ils permettent à
un programme de se distinguer d’un autre en proposant à un public anticipé du
contenu et des pratiques adaptés, qui sauront les séduire en les impliquant via la
promesse d’interaction et de participation. Ils permettent aussi à la télévision
d’investir les médias informatisés et le réseau Internet en prolongeant leur offre sur
ces canaux, ce qui assure du même coup une certaine circulation aux contenus.
Afin de bien comprendre comment sont instrumentalisés les dispositifs interactifs
télévisuels de notre corpus, commençons par nous intéresser à la manière dont ils
sont pensés et construits à travers l’image d’un public anticipé.
1. Des dispositifs interactifs pensés comme une réponse au besoin d’engagement des publics
Afin de capter l’attention du public, il est nécessaire, dans un premier temps,
de se le représenter à travers ses goûts et ses pratiques pour ensuite y adapter le
53
format et le contenu du programme. Pour ce faire, une cible est alors délimitée et
définie selon l’âge, le sexe ou encore la catégorie socio-professionnelle des types de
consommateurs visés. C’est ainsi qu’est transformée « une collection mal connue de
lecteurs, de spectateurs ou d’usagers potentiels en un lectorat, une audience, une
communauté susceptibles d’être montrés à des acteurs décisionnels. »46
La cible de la série télévisée interactive What Ze Teuf est composée de
jeunes âgés de 15 à 30 ans, qui utilisent quotidiennement Twitter et sont très à l’aise
avec les codes de ce réseau social, alors que le public anticipé pour l’émission de
débats Ca vous regarde est moins défini par l’âge de ses membres que par leurs
pratiques citoyennes, ces derniers étant représentés comme politisés, au fait des
grandes questions d’actualité et ayant un avis prononcé. Le télé-crochet Rising Star
étant, quant à lui, diffusé en prime-time et destiné à être regardé par le public le plus
large possible, la cible est beaucoup moins définie, allant du jeune hyper connecté à
la ménagère de moins de 50 ans. Cette volonté de toucher des profils très différents
complexifie la mise en place du dispositif interactif de l’émission, celui-ci devant
répondre à des besoins, des compétences et des attentes très variéS.
A ces publics anticipés sont associés des champs d’attentes formés par leurs
pratiques et les représentations qu’ils associent à un certain type de média ou de
contenu. Ces attentes trouvent leur source dans la mémoire sociale des récepteurs
qui ne peuvent s’approprier un média qu’en reconnaissant ses formes et ses
promesses, en l’associant à un déjà-là47.
L’adaptation des programmes et de leurs dispositifs interactifs aux attentes
préméditées des cibles, passe par ce que Yves Jeanneret appelle la figuration, c’est
à dire « l’art de mettre en œuvre ces formes [i.e. de l’attente] en un texte médiatique
concret et singulier. »48
La figure de l’adaptation à un public jeune et connecté passe, dans le cas de What
Ze Teuf, par l’utilisation d’un réseau social investi à majorité par des moins de 30 ans
ou des internautes avertis, ainsi que par l’utilisation d’un langage informel et par
46 JEANNERET Yves, Critique de la trivialité, les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Edition Non Standard, Paris, 2014, p 94 47 JEANNERET Yves, Critique de la trivialité, les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Edition Non Standard, Paris, 2014 48 Ibid, p 71
54
l’intervention de personnalités télévisées très populaires auprès de cette cible, telles
que Cartman ou Vincent Desagnat.
Dans le cas de Ca vous regarde, l’utilisation d’un langage soutenu et parfois
spécialisé, ainsi que la mise en place d’un dispositif technologique qui ne requiert
pas de compétences techniques particulières mais qui suppose une certaine
confiance en soi et en ses idées, sont autant de figurations de l’adaptation à un
public averti au sujet des grandes questions politiques de notre temps.
Enfin, la mise en place d’un dispositif interactif à l’architexte contraignant mais simple
à utiliser, ne demandant aucune compétence technique particulière, et présenté par
un discours au ton détendu sans être familier, témoigne d’une volonté d’adapter le
format et le contenu du programme à un public large, regroupant des catégories
variées de consommateurs et de téléspectateurs.
En anticipant ainsi des publics à conquérir via l’adaptation des programmes à l’image
qu’ils se font de leurs attentes, les acteurs de l’industrie télévisuelle assurent à leurs
contenus une certaine visibilité qui sera la première étape vers la fidélisation de
l’audience.
Les acteurs de l’industrie télévisuelle ont, au fil du temps, développé de
nombreuses stratégies destinées à fidéliser leurs audiences. Si mettre en place des
programmes correspondant à l’idée que l’on se fait des besoins et envies des
téléspectateurs en est une, l’implication de ces derniers via des dispositifs interactifs
en est une autre.
Arrêtons-nous un instant sur l’utilisation même de l’adjectif interactif qui, ici, constitue
déjà en lui-même une promesse de fidélisation et ce, tant pour les décisionnaires des
grands groupes télévisuels que pour les téléspectateurs. En effet, comme nous
l’avons évoqué précédemment, le terme interactivité étant ambigu, voire même vide
de signifiant, chacun peut l’investir du signifié qu’il veut et le doter de la portée de
son choix. Ainsi, le fait de qualifier les dispositifs télévisuels accompagnant les
programmes d’« interactifs » renvoie, pour les producteurs, à la promesse d’un public
attentif et investi, et pour les récepteurs à une ouverture à la participation et à la co-
création, ce qui, dans les deux cas, constitue des étapes préliminaires et nécessaires
à la fidélisation.
55
Les dispositifs interactifs télévisuels sont donc, aussi, des instruments de
fidélisation des publics, parce qu’ils requièrent une certaine attention nécessaire à la
participation d’une part, mais aussi parce qu’ils sont chargés d’une idée de
valorisation des téléspectateurs et de récompense de leur fidélité, ce qui donne lieu à
un cercle vertueux, la récompense appelant la fidélité, la fidélité entrainant la
récompense. Cependant, si elles participent du même mouvement et restent très
proches, la valorisation et la récompense du public ne se donnent pas à voir à
travers les mêmes modalités des dispositifs interactifs.
En effet, la valorisation des publics passe par les discours qui chargent l’interactivité
des dispositifs d’une promesse de nouvelles marges de manœuvres accordées aux
téléspectateurs jusque là contraints à la passivité. Cette ouverture des formats sur le
public se lit comme un gage de confiance des producteurs accordée aux récepteurs,
voire même une prise de conscience de l’importance des ces derniers. Ainsi, on leur
fait confiance quant à l’écriture du synopsis dans What Ze Teuf, on leur fait confiance
quant à leur capacité à poser des questions pertinentes et intelligentes aux élus, et
ce aux yeux de tous, dans le cadre de Ca vous regarde, et enfin on les juge
suffisamment clairvoyants pour être jurés et décider du sort des candidats dans
Rising Star.
Si la valorisation des publics passe par les promesses induites par les discours des
dispositifs interactifs, leur récompense passe par leur visibilité à l’écran permise par
les technologies utilisées. Ainsi, le propriétaire du compte Twitter via lequel a été
émis le tweet sélectionné pour écrire le scénario de l’épisode du lendemain de What
Ze Teuf est récompensé en voyant son nom et son post, tel qu’il l’a écrit, apparaître
à l’écran de télévision au début de l’épisode. La récompense accordée aux
télénautes fidèles et participants de l’émission Ca vous regarde est celle de se voir
apparaître physiquement à l’écran, aux côtés des parlementaires. Même son de
cloche pour Rising Star où les utilisateurs du dispositif interactif voient leurs photos
de profil apparaître sur le mur digital dans un premier temps, puis redéfiler sur le côté
droit de l’écran lorsque les experts commentent les performances des candidats, et
ceux, qu’ils aient voté oui ou non.
La récompense est donc la formalisation technique de la valorisation des publics,
qui, elle, tient plus du discours.
56
En misant ainsi sur un public cible anticipé, aux attentes duquel les formats et
contenus des programmes seront adaptés, et qui sera valorisé et récompensé à
travers des dispositifs interactifs, les acteurs de l’industrie télévisuelle espèrent
engager les téléspectateurs afin de s’assurer une bonne audience. Le calcul de ces
audiences, appelée médiametrie, reste la mesure phare du succès d’une émission,
et donc de sa valeur marchande.
Cette importance de l’audimat, si elle à toujours été au centre du modèle de la
télévision, se retrouve décuplé avec la démocratisation des médias informatisés et
du réseau Internet. En effet, ces dernières décennies, le taux d’informations, créées
et mises à disposition via le web, a explosé, réactualisant et renforçant les logiques
de marché que sous-tend l’économie de l’attention. De plus, les nouveaux médias
impliquent de nouvelles pratiques de lecture-écriture qui influent sur les capacités
attentionnelles des récepteurs, qui deviennent des ressources de plus en plus rares.
2. Les dispositifs interactifs au service de l’économie de l’attention et l’économie de l’audience
L’économie de l’attention dont il est question ici trouve sa source dans
l’évolution de la société de l’information au cours du 20ème siècle, avec l’accès
progressif à la gratuité de l’information qui s’est peu-à-peu normalisée. Déjà en 1971,
Herbert Simon évoquait le fait que la rareté ne se trouvait plus dans l’information
disponible mais dans la capacité des récepteurs à la traiter. Ainsi, la valorisation
économique de la ressource rare ne tient plus à la possession et la diffusion de
l’information mais à la captation et la conservation de l’attention des consommateurs.
Cependant, ce n’est qu’un siècle et demi plus tard que fut formulé pour la première
fois le concept d’économie de l’attention en tant que tel, dans l’article « The attention
economy and the net » rédigé par Michael H. Goldhaber en 1997 pour le journal en
ligne Frist Monday. Il y décrit une nouvelle économie de marché qui se développe en
parallèle de la démocratisation de l’accès à Internet, et qui se fonde, non pas sur
l’information car « economies are governed by what is scarce, and information,
especially on the Net, is not only abundant, but overflowing »49, mais sur « something
49 GOLDHABER Michael H. « The Attention Economy and the Net », First Monday, Vol 2, n° 4, 1997 http://firstmonday.org/ojs/index.php/fm/article/view/519/440
57
else that moves through the Net, flowing in the opposite direction from information,
namely attention »50.
Ainsi, si la problématique de l’attention n’est pas nouvelle et a accompagné
l’évolution de la société de l’information et de la connaissance tout au long du 20ème
siècle, elle est actualisée et exacerbée par la démocratisation des objets
communicants que sont les médias informatisés, et du réseau Internet, où circulent
des volumes d’information exponentiels. Dans ce contexte social relativement récent,
les contenus, supports ou personnes bénéficiant d’une large attention de la part des
publics deviennent des médiateurs considérés comme influents et donc payés par
les institutions voulant diffuser des messages publicitaires ou autres, ce qui génère
des échanges marchands basés sur une économie de l’attention. Ainsi, « capter
l’attention constitue la première étape d’une séquence visant à créer une prise de
conscience, puis à susciter une attitude favorable vis-à-vis [des entreprises et
institutions économiques], et enfin à accompagner le consommateur dans la prise de
décision »51 et l’action.
Cette réactualisation de la problématique de la rareté de l’attention par la
démocratisation des nouveaux médias n’est pas seulement abordée du point de vue
de la surcharge informationnelle, mais aussi à travers les mutations cognitives au
niveau attentionnel qu’ils ont introduites. Katherine Hayles évoque ces changements
comme un phénomène générationnel qui se traduit par le développement de ce
qu’elle appelle l’hyper attention et qu’elle oppose à ce qu’elle nomme la deep
attention. L’hyper attention « est caractérisée par les oscillations rapides entre
différentes tâches, entre des flux d’informations multiples, recherchant un niveau
élevé de stimulation, et ayant une faible tolérance pour l’ennui. »52 Ainsi, la perte
progressive de la capacité à se concentrer et à développer une attention profonde,
engendrée par les nouvelles pratiques de consommation informationnelle associées
aux médias informatisés, accentue la rareté de l’attention et donc sa capacité à
engranger de la valeur économique.
50 Ibid 51 KESSOUS Emmanuel, MELLET Kevin et ZOUINAR Moustafa, « L’économie de l’attention : entre protection des ressources cognitives et extraction de la valeur », Sociologie du travail vol 52, n°3, 2010 52 STIEGLER Bernard (dir.), « Ecologie de l’attention », site Internet de l’Institut de Recherche et d’Innovation, 23 septembre 2013, http://www.iri.centrepompidou.fr/evenement/ecologie-de-lattention-2/
58
Afin de palier cet obstacle attentionnel dans un contexte de surcharge
informationnelle, les producteurs de contenus cherchent à capter l’attention
involontaire des individus via la densification sémiotique des messages. La mise en
place de signaux forts assurent à ces derniers une certaine visibilité et leur permet
ainsi de s’affirmer en tant que message dans le sens plein du terme, c’est à dire en
tant que création d’un contenu qui sera émis et diffusé, mais surtout reçu, ce qui lui
assurera d’exister d’un point de vue communicationnel53.
Cependant, la captation involontaire de l’attention des individus n’étant pas suffisante
pour assurer une attention qualitative, il est nécessaire pour les médias de
développer d’autres stratégies plus efficaces dans le cadre de leur système
économique particulier.
En effet, dans le cas des médias, notamment audiovisuels comme la
télévision, il n’est pas tant question d’économie de l’attention que d’économie
d’audience. L’attention n’y est plus seulement un prérequis pour la réalisation d’une
transaction marchande, mais est l’objet même de l’échange. L’enjeu est donc de
capter « une attention qualifiée et formatée de façon à pouvoir procéder à des
opérations d’agrégation et de commercialisation »54. Une grande partie du profit de la
télévision étant due à la publicité, il est primordial qu’elle soit considérée comme une
plateforme capable d’organiser des interactions qualitatives entre le public de
consommateurs, les annonceurs et les producteurs de contenus.
Cependant, ce média étant fondé sur un marché de biens abstraits et intangibles, il
est compliqué d’en calculer le rendement de manière précise et certaine. Ainsi, le
degré d’attention du public à un programme donné, appréhendé en fonction des
audiences mesurées par des institutions indépendantes, n’est qu’une approximation
de l’attention réellement accordée au contenu. En effet, malgré les différentes
stratégies mises en place pour capter l’attention involontaire des téléspectateurs,
comme l’augmentation du volume sonore durant les coupures publicitaires des
programmes, de nombreuses études sur les comportements de ces derniers
53 JEANNERET Yves, Critique de la trivialité, les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Edition Non Standard, Paris, 2014 54 KESSOUS Emmanuel, MELLET Kevin et ZOUINAR Moustafa, « L’économie de l’attention : entre protection des ressources cognitives et extraction de la valeur », Sociologie du travail vol 52, n°3, 2010
59
indiquent une baisse de l’attention portée au poste de télévision pendant les
« tunnels » publicitaires, posant ainsi un problème de retour sur investissement aux
annonceurs.
En mettant en contact direct les téléspectateurs avec divers acteurs de l’industrie
télévisuelle, les dispositifs interactifs sont perçus comme des réponses à ce
problème en ce que la participation qu’ils sous-tendent demande une attention plus
profonde que d’ordinaire, mais aussi en ce qu’ils fidélisent et donc conservent cette
attention qualitative, comme nous l’avons évoqué précédemment. De plus, ils
permettent, dans une certaine mesure, d’établir des mesures d’audiences plus
fiables, en tout cas concernant les téléspectateurs attentifs, le nombre de participants
et la nature de leur participation étant archivés grâce à la technologie du dispositif.
Cependant, les dispositifs interactifs télévisuels ne sont pas seulement une
réponse à la fuite de l’attention des téléspectateurs pendant les tunnels publicitaires
en ce qu’ils assurent une attention soutenue via la participation, ils sont aussi un
instrument de l’hybridation des médias et des marques, des espaces ayant été
pensés pour accueillir au mieux les messages publicitaires qui, dès lors, profitent de
l’attention qualitative qu’ils génèrent.
B) Les dispositifs interactifs télévisuels, instruments de l’hybridation des médias-
marques
L’hybridation des marques et des médias est un phénomène relativement
récent qui tend à se normaliser avec la démocratisation des médias informatisés et
l’utilisation, toujours plus importante, du réseau Internet.
Ce phénomène s’opère, du côté des médias, par l’adoption des logiques
économiques régissant les marques, ainsi que par la mise en place de réflexions sur
« leur capital image et […] de nouvelles sources de revenus »55, ce qui se traduit
notamment par une communication de plus en plus forte sur eux mêmes.
55 PATRIN-LECLERE Valérie, GRANIER Jean-Maxence, « Média-marque, jeux de frontière », Séminaire de l’IREP, 2009
60
L’hybridation des marques, quant à elle, se manifeste par la réappropriation des
formats discursifs et des supports médiatiques qui seront utilisés pour mettre en
place de véritables sous-ensembles culturels dispensant une expérience de marque,
via l’expérience médiatique.
Dans un premier temps nous nous intéresserons à la nature et la portée de ce
phénomène dans les médias en général, et dans la télévision en particulier, avant de
nous pencher sur la mise en place effective de cette hybridation à travers les
dispositifs interactifs télévisuels.
1. Hybridation des médias-marques et le cas particulier de la télévision
Afin de bien comprendre de quoi l’hybridation des marques et des médias est
le fruit et quelle est sa portée, intéressons-nous, tout d’abord, au contexte qui l’a vu
naître et notamment au rôle qu’ont eu les médias informatisés et surtout Internet
dans cette évolution.
Internet étant à la fois un espace de vente, un réseau, une base de données et un
média de masse, il peut être appréhendé comme étant une « source majeure
d’indifférenciation » 56, « un dispositif technosémiotique qui a tendance à mettre les
acteurs sur le même plan. »57 En effet, toute entreprise ou institution, qu’elle soit
politique, commerciale ou associative, peut se réapproprier cet espace ouvert et
gratuit qui offre à chacun les mêmes outils pour s’y développer, intensifiant ainsi
leurs ressemblances. Cette coprésence des multiples acteurs sociaux et culturels
opère, dans l’esprit des consommateurs-internautes, une convergence, notamment
entre les marques et les médias, accentuée par « la possibilité donnée à l’utilisateur
de s’informer, se divertir, s’exprimer et consommer » 58, que ce soit sur des sites
médiatiques à visée informationnelle ou sur des sites de marques à visée
publicitaire.
« Les possibilités techniques offertes [par les médias informatisés et Internet]
ont suscité des questionnements et modifié les représentations prévalant dans le 56 PATRIN-LECLERE Valérie, GRANIER Jean-Maxence, « Média-marque, jeux de frontière », Séminaire de l’IREP, 2009 57 Ibid 58 Ibid
61
secteur de la communication »59, entrainant un glissement de cette dernière vers la
conversation généralisée, glissement qui joue lui aussi un rôle important dans
l’hybridation des médias et des marques. En effet, les médias comme les marques
cherchent à intégrer des formats conversationnels dans leurs systèmes
d’énonciation, utilisant ainsi les mêmes ressorts, qui donnent lieu à des pratiques
similaires et accentuent un peu plus la confusion entre les genres.
Si la notion de conversation connaît un tel succès auprès de ces acteurs, c’est parce
qu’elle est utilisée comme un gage d’humanisation, comme la volonté d’établir une
proximité avec les récepteurs à travers une « communication débarrassée de la
stratégie, lavée de l’idée d’instrumentation et d’instrumentalisation professionnelles,
épurée du soupçon de manipulation. »60 De plus, par l’occupation des espaces de
conversation, les marques et les médias tentent d’investir un lieu où ils ne sont
traditionnellement pas présents, celui du récepteur, en adoptant « une démarche
d’immersion dans la vie quotidienne »61
Cependant, cette mutation de la conversation en communication tient plus du
discours et de la posture que du changement effectif. En effet, « dire que la
communication se mue en « conversation », c’est prétendre que la communication
se débarrasse du marketing au moment même où son emprise est la plus
aboutie »62, c’est maquiller le marketing et l’incitation à l’achat afin de mieux valoriser
des pratiques à visée marchande.
Si la sollicitation à l’achat est, traditionnellement, plus un fait des marques que
des médias, ces derniers s’y sont peu à peu adonné, adaptant leur format à l’accueil
des messages publicitaires et mettant tout en œuvre pour qu’ils soient véhiculés et
reçus dans les meilleurs dispositions possibles.
L’apparition de la figure des médias-marques, notamment dans le cas particulier de
la télévision, trouve sa source dans « la dépendance, partielle ou totale, de la plupart
des médias de masse aux revenus publicitaires [qui] ne produirait plus alors de la
59 DE MONTETY Caroline, BERTHELOT-GUIET Karine et PATRIN-LECLERE Valérie, « Hybridation des média-marques », Colloque Enjeux et usages des NTIC, Lisbonne, 2009 60 PATRIN-LECLERE Valérie, DE MONTETY Caroline, « La conversion à la conversation, le succès d’un succédané », Communication et langage, n°169, 2009, p 25 61 Ibid, p 30 62 PATRIN-LECLERE Valérie, « La communication revisitée par la conversation », Communication et langage, n°169, 2009, p 17
62
dualité mais de l’hybridité »63. Ainsi, le travail de préconisation des annonceurs serait
devenu inutile, les acteurs de l’industrie télévisuelle ayant si bien « intégré les
attentes que chacune de [leurs] productions serait conçue pour accueillir les
messages publicitaires et favoriser leur acceptation par les téléspectateurs. »64
En plus de cette intégration des messages publicitaires dès la conception des
programmes, les médias-marques ont pour particularité de communiquer beaucoup
sur eux-mêmes, devenant à leur tour des marques, reconnaissables par des jingles
et des logos qu’ils apposent partout. Les dispositifs interactifs télévisuels peuvent
être appréhendés comme des outils de cette autopromotion des médias-marques, en
ce qu’ils incluent, d’une part, des espaces autres que la télévision sur lesquels sont
présents les logos et slogans des émissions, et, d’autre part, en ce que leur création
et leur existence même représentent des arguments « de vente » face aux
programmes concurrents.
En parallèle de ces médias-marques se développent des marques-médias, figures
hybrides qui se détournent des « stratégies de marque classiques [pour aller] vers
l’espace médiatique, où règnent des logiques d’audience. »65 La redéfinition des
règles de communication par l’arrivée de l’espace d’indifférenciation et de gratuité
des contenus qu’est Internet a poussé les marques à chercher toujours plus de
visibilité et d’impact dans un contexte où la concurrence est très forte.
Paradoxalement, c’est en se fondant dans les médias et en avançant masquées que
les marques sont le plus visibles. En effet, pour capter l’attention des
consommateurs-internautes, les marques deviennent productrices d’expérience
médiatique via la création de leurs propres médias qui leur permettent de se
positionner comme informationnelles d’une part, mais aussi participatives en mettant
en place des publicités récréatives à travers des contrats énonciatifs où l’internaute
n’est plus seulement lecteur mais aussi co-auteur 66 . Ce faisant, les marques
développent autour d’elles des imaginaires liés à l’interactivité et la participation, leur
permettant de conquérir la confiance des consommateurs qui ont alors l’impression
d’être au cœur de leurs systèmes. Cependant, « l’échange n’est pas ici une fin en soi
63 PATRIN-LECLERE Valérie, « Les transformations télévisuelles : une confusion des genres entre publicités et programmes ? », Les pratiques publicitaires à la télévision, Bruxelles, Ministère de la communauté française, 2006 64 Ibid 65 DE MONTETY Caroline, BERTHELOT-GUIET Karine et PATRIN-LECLERE Valérie, « Hybridation des média-marques », Colloque Enjeux et usages des NTIC, Lisbonne, 2009 66 Ibid
63
mais bien un moyen de récupérer les discours favorables portés sur la marque tout
en affichant leur détachement du discours officiel marchand. »67
L’hybridation de ces médias-marques et marques-médias se donne à lire à
travers la mise en place de stratégies de « publicitarisation » pour les premiers et de
« dépublicitarisation » pour les seconds, que nous allons à présent étudier,
notamment à travers les dispositifs interactifs télévisuels de notre corpus.
2. Publicitarisation et dépublicitarisation au centre du modèle économique
des dispositifs interactifs télévisuels
Les stratégies de « dépublicitarisation » et de « publicitarisation » des formats
et des contenus télévisuels participent des mêmes objectifs, à savoir la volonté de
« gommer ce que l’on peut désigner comme la rupture sémiotique entre le genre
télévisuel et le genre publicitaire »68 en mettant en place une « continuité entre le
programme et l’écran publicitaire »69.
Avant d’aller plus loin dans l’analyse, précisons d’abord ce que nous
entendons par « dépublicitarisation ». Cette notion, conceptualisée par Caroline de
Montety, « permet d’analyser des phénomènes de mise en culture de marques »70
qui relèvent d’opérations de communication des annonceurs qui vont, en imitant des
supports médiatiques, chercher à créer ou s’adosser à des formes culturelles afin de
« tisser des imaginaires autour de leurs marques qui soient compatibles avec une
réception positive des publics. » 71 Ainsi, les stratégies de communication des
marques-médias deviennent des programmes de divertissement, donnant lieu à une
« hybridation […] particulièrement aboutie [car] parfaitement masquée. »72
67 Ibid 68 PATRIN-LECLERE Valérie, « Les transformations télévisuelles : une confusion des genres entre publicités et programmes ? », Les pratiques publicitaires à la télévision, Bruxelles, Ministère de la communauté française, 2006 69 Ibid 70 EFFEUILLAGE LA REVUE, « La dépublicitarisation par Caroline de Montety », 3 décembre 2012, http://effeuillage-la-revue.fr/portfolio-item/la-depublicitarisation-par-caroline-de-montety/ 71 Ibid 72 PATRIN-LECLERE Valérie, « Les transformations télévisuelles : une confusion des genres entre publicités et programmes ? », Les pratiques publicitaires à la télévision, Bruxelles, Ministère de la communauté française, 2006
64
Le dispositif interactif de What Ze Teuf, ayant été produit par la banque BNP
Parisbas, représente un cas intéressant de dépublicitarisation au sein de notre
corpus. Cette série télévisée, et le dispositif qui l’accompagne, furent pensés dans le
cadre d’une vaste opération de médiatisation de la communication de cette banque,
à savoir l’offre promotionnelle We Love Cinema, qui permet aux jeunes ayant
souscrit à un compte chez eux de bénéficier de réductions sur des places de cinéma,
entre autres avantages. Afin d’introduire cette offre auprès des consommateurs, un
site internet reprenant les codes visuels et énonciatifs des webzines de critiques
cinématographiques, fut créé sous le nom de domaine :
https://www.welovecinema.fr. La réalisation de leur propre contenu audiovisuel sert
donc à appuyer cette stratégie, BNP Parisbas, sous la couverture médiatique de We
Love Cinema, enrichissant ainsi sa posture de commentateur par le rôle de
réalisateur. Pourtant, alors qu’elle est le fruit d’une collaboration entre un média et
une marque aboutissant à une œuvre hybride à la fois publicité et divertissement
médiatique, cette série fut présentée comme un programme original de la chaine D8
et non comme une publicité, engendrant ainsi une véritable confusion des genres, le
média véhiculant une communication qui ne dit pas son nom. Cette assimilation de
What Ze Teuf et de son dispositif interactif à de la publicité masquée est confirmée
par les retombées de cette opération médiatique sur Twitter, dont le grand gagnant
fut le compte We Love Cinema de BNP Paribas. En moins d’un mois le nombre de
ses abonnés est passé de 200 à 4000 et la banque est arrivée au 3ème rang des mots
les plus cités dans les tweets liés à la série.73
Ainsi, la marque s’est ici servi de deux médias, à savoir la chaine de télévision D8 et
le réseau social Twitter, pour mettre en place une stratégie de communication
destinée à créer un sous-ensemble culturel, qui, grâce à la mémoire des formes
médiatiques du public, sera reçu positivement et entrainera l’achat du produit
proposé, à savoir une offre promotionnelle pour un compte en banque.
En parallèle de ce mouvement de dépublicitarisation de la communication des
marques, les médias adoptent de plus en plus des stratégies de « publicitarisation »
de leurs formats et contenus afin d’attirer au maximum les annonceurs pour générer
le plus de revenus possible. Ce néologisme, conceptualisé par Valérie Patrin-
73 PUREN Vincent, BOUCHET Morgan, « La série participative What Ze Teuf est-elle un succès ? », Transmedia Lab, 29 janvier 2014, http://www.transmedialab.org/the-blog/what-ze-teuf/
65
Leclère, se définit comme « l’adaptation de la forme des médias, de leurs contenus,
et des pratiques professionnelles dont ils procèdent, à la nécessité d’accueillir la
publicité »74, en effectuant, par exemple, des placements de produits, qui sont
aujourd’hui monnaie courante.
Dans le cadre de notre corpus, l’émission Rising Star, et notamment son
dispositif interactif, présentent plusieurs modèles de publicitarisation de leur forme et
contenu. Tout d’abord, le dispositif interactif de l’application 6play est utilisé pour
inciter les télénautes à rester devant leurs écrans de télévision durant les très
nombreuses coupures publicitaires via l’envoi de notifications push sur leurs mobiles,
les informant de la reprise du programme, et ce plusieurs minutes avant la reprise
effective.
De plus, cette publicitarisation de l’émission passe aussi, et surtout, par la mise à
disposition de son format au service des marques, à travers des partenariats qui se
présentent sous forme d’opérations spéciales. Ces dernières étant très nombreuses,
allant de la possibilité d’apparaître dans la prochaine campagne de Coca-Cola Zero
en participant l’émission via l’application 6play, à la création d’une web série sur les
meilleurs looks des candidats en partenariat avec les 3Suisses, jusqu’à la mise en
place d’un Studio Connecté grâce auquel les télénautes peuvent entrer en contact
avec les candidats directement après leur performance en utilisant les services de
SFR, nous n’étudierons ici que le cas de l’intégration de la marque Toyota dans
l’univers de Rising Star. Cet enchevêtrement de la marque et du média, présenté par
le slogan « Toyota Aygo, créateur de fun avec Rising Star », passe par plusieurs
formes de publicitarisation et dépublicitarisation, dont la première est la création
d’une série limitée de voiture appelées « Aygo Rising Star ». Aussi, un jeu concours
est proposé aux internautes, via la page Facebook de Toyota, dont les gagnants
verront leurs photos de profil apparaître sur le mur digital « Toyota Rising Star » au
sein du billboard de parrainage, et ce juste avant l’émission. En laissant ainsi leur
technologie aux mains d’une marque qui en prend le contrôle pendant quelques
instants lors de la diffusion du programme, les créateurs et producteurs de Rising
Star adaptent leur format à l’intégration de messages publicitaires qui se donnent
74 PATRIN-LECLERE Valérie, DE MONTETY Caroline et BERTHELOT-GUIET Karine, La fin de la publicité ? Tours et contours de la dépublicitarisation, Lormont, Le borde de l’eau, coll. « Mondes marchands », 2014, p 18
66
donc à lire comme des opérations ludiques, tenant plus du divertissement que de
l’incitation à l’achat. Ce dispositif, entrainant une hybridation entre l’émission et
l’annonceur qui la parraine, est accompagné par la mise en place d’une web série
appelée « Les sessions acoustiques de Rising Star » et produite entièrement par
Toyota, dans laquelle des candidats du télé-crochet interprètent chaque semaine des
morceaux choisis par les internautes. Cette production parallèle à l’émission se
présente, à travers son titre, son format et son contenu, comme un prolongement du
programme créé par M6 pour enrichir l’expérience médiatique de son public, alors
qu’elle est en réalité un dispositif publicitaire qui s’appuie sur un divertissement déjà
existant pour rendre plus visible son message et valoriser sa marque.
Enfin, la construction du programme Rising Star en tant que média-marque ne passe
pas uniquement par l’élaboration de stratégies de publicitarisation et
dépublicitarisation, mais se fait aussi à travers l’instauration de celui-ci en tant que
marque à part entière via la création d’un univers fort relayé par une musique, un
slogan et un logo qui sont présents dans chaque communiqué de l’émission,
notamment dans les nombreux effets d’annonce que M6 a mis en place depuis la
rentrée, à grands renfort de teasing et autres bandes annonces.
Si les programmes télévisés, et leurs dispositifs interactifs étudiés ici sont mis
en place pour répondre à des besoins s’inscrivant dans les logiques de l’économie
de l’attention et de l’hybridation des marques-médias, ils répondent aussi à un
troisième pouvoir, moins visible et donc moins connu, qui est celui de l’économie
scripturaire et que nous allons étudier à présent.
C) Les dispositifs interactifs télévisuels, instruments de l’économie scripturaire
Avant d’aller plus loin dans l’analyse des dispositifs interactifs comme
instruments de l’économie scripturaire, tentons de comprendre ce que cette notion,
dans l’acception établie par Michel De Certeau, embrasse. Dans son ouvrage
Critique de la trivialité, Yves Jeanneret la définit comme « le processus par lequel
une société industrielle soumet les pratiques à une écriture opératoire qui les
structure comme les ingrédients d’un processus d’information, d’économie et de
67
consommation. »75. L’économie scripturaire serait donc un processus de mise en
forme et de structuration du social par une écriture qui ne serait pas celle de
l’imaginaire mais celle de la rationalité, stratégique et sans énonciateur. A travers
l’ascension de cette « langue écrite comme instrument de pouvoir […] l’auteur artisan
disparaît au profit des machines écrivantes et des textes à trous des technologies
administratives. » 76 Ainsi, les dispositifs interactifs télévisuels, en ce qu’ils sont
structurés par des architextes, écriture anonyme et de pouvoir s’il en est, participent
bien de l’économie scripturaire.
A ces processus d’écriture structurant le social, l’économique et le politique, s’ajoute
un autre type de pouvoir lié à l’écrit: celui de la récupération, l’archivage et la
marchandisation, par les institutions, des traces d’usages laissées par les individus
lors de la manipulation des multiples dispositifs participant à l’économie scripturaire.
Si cette pratique existe depuis très longtemps, elle a connu une véritable explosion
avec la démocratisation du réseau internet, d’une part, sur lequel sont concentrées
des quantités phénoménales d’informations concernant les internautes, et des
médias informatisés, d’autre part, qui technicisent et automatisent l’archivage.
Ces deux pendants de l’économie scripturaire, à savoir la structuration des pratiques
par une écriture anonyme du pouvoir, et la récupération des traces écrites d’usages
en tant que ressources économiques, se retrouvent dans l’industrie télévisuelle,
notamment à travers les dispositifs interactifs mis en place dans le cadre de certains
programmes. En effet, ces derniers étant destinés à la participation des télénautes,
ils sont à la fois des instruments de structuration des pratiques à travers les écritures
opératoires de leurs architextes, et des outils de capture des traces laissées par les
consommateurs-téléspectateurs-internautes les ayant utilisés pour interagir avec leur
programme. Alors que nous avons déjà évoqué l’écriture de pouvoir des dispositifs
interactifs de notre corpus dans la première partie de notre travail, nous allons
désormais nous pencher sur les stratégies développées à travers ces derniers pour
inciter les télénautes à participer, et donc laisser des traces écrites de leur passage,
afin de les monétiser et d’en tirer un bénéfice.
Pour ce faire, intéressons-nous tout d’abord aux manœuvres déployées pour séduire
les télénautes et les inciter à participer. 75 JEANNERET Yves, Critique de la trivialité, les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Edition Non Standard, Paris, 2014, p 370 76 CHARTIER Anne-Marie et HEBRARD Jean, « L’invention du quotidien, une lecture, des usages », Le Débat, 1988/2 n°49, p 9
68
1. Séduction et injonction à la participation
De manière générale, les individus sont, aujourd’hui, constamment invités à
produire du contenu et le partager sur Internet, participant ainsi à la grande
démocratie numérique. Ces invitations se font, notamment, par le biais de stratégies
de séduction qui accompagnent, entre autres, les dispositifs interactifs télévisuels,
dont les discours d’escorte mettent en avant l’idée d’une mécanique plus
démocratique car centrée sur les individus qui sont alors valorisés, voire
récompensés, grâce à leur participation. A cette séduction, qui appelle à adopter les
dispositifs, s’ajoutent des discours de réquisition destinés à pousser les télénautes à
ne pas seulement accepter l’idée de la participation, mais à se l’approprier vraiment
en agissant. En effet, « ce qui caractérise le mieux la réquisition par rapport à la
séduction, c’est que la logique sur laquelle la première repose n’est pas un devoir-
adopter mais un devoir-produire »77
La réquisition est une notion conceptualisée par Sarah Labelle afin d’analyser
le paradoxe du leitmotiv de la société d’information qui est à la fois présentée comme
un monde à construire et un objet déjà omniprésent, ce qu’elle explique par l’idée
qu’une annonce, « loin de décrire seulement une réalité existante, […] participe
matériellement à la réalisation même de ce qu’elle entend désigner : ainsi passe-t-on
d’un effet de discours, dans le dire, à l’« autoréalisation » d’une idéologie, dans le
faire. »78 C’est de cette autoréalisation de l’idéologie du discours par l’injonction de
celui-ci à agir, dont il est question à travers la notion de réquisition. Ainsi, il n’est pas
nécessaire d’avoir de raison ou de but particulier à atteindre pour recourir aux objets
médiatiques qui sont escortés par de tels discours, « la question qui se pose
consist[ant] à savoir si l’on en est ou pas plutôt que ce qu’on peut vouloir penser dire
ou faire. »79
Cette notion peut facilement être appliquée au cas des dispositifs interactifs
qui relèvent du même paradoxe que la société de l’information : ils sont 77 JEANNERET Yves, Critique de la trivialité, les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Edition Non Standard, Paris, 2014, p 217 78 LABELLE Sarah, « La « société de l’information », à décrypter ! », Communication et langages, n°128, 2001, p66 79 JEANNERET Yves, Critique de la trivialité, les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Edition Non Standard, Paris, 2014, p 213
69
omniprésents, tout le monde s’en fait une idée, et pourtant ils ne répondent jamais
vraiment à leur définition, comme si cette notion restait entièrement à construire.
Dans le cas des dispositifs interactifs télévisuels, la réquisition se fait à deux
niveaux : celui des producteurs qui les mettent en place, et celui des télénautes qui
les adoptent.
En effet, nous observons depuis quelques années une véritable course à l’innovation
dans le secteur de la télévision, qui se manifeste, notamment, par la réquisition à
mettre en place des dispositifs se présentant comme participatifs et interactifs, ces
derniers étant devenus un symbole de modernité et d’adaptation aux pratiques des
téléspectateurs connectés. En parallèle de cette injonction à la création se développe
une injonction à l’adoption et l’utilisation du côté des téléspectateurs. La réquisition
se fait ici à travers la mobilisation d’un certain devoir moral à utiliser les médias
informatisés, qui sont présentés comme ayant été conçus pour améliorer le quotidien
des consommateurs, notamment à travers l’enrichissement de leurs pratiques
médiatiques, et donc télévisuelles, qui deviennent de véritables expériences via les
dispositifs interactifs.
Ainsi, ces derniers deviennent moins des outils de médiation utilisés dans des cas
précis où l’interactivité et la participation font sens, que des espaces à occuper et
pratiquer parce que le discours commun enjoint à le faire.
Simultanément à ce phénomène de réquisition, qui se traduit par « un appel à
l’activité », l’injonction des téléspectateurs à adopter les dispositifs interactifs
télévisuels, et ainsi laisser des traces de leurs usages, passe par « une glorification
de la production ordinaire » qu’Etienne Candel a conceptualisée sous le nom de
conatus discursif.80 Celui-ci pourrait être décrit comme un « appel à écrire et à
contribuer sans cesse qui est cultivé dans les formes dites participatives des médias
et glorifié par l’affichage de toutes les productions des amateurs »81. Cela passe,
dans le cas des dispositifs interactifs télévisuels, par l’architexte de la technique
qu’ils impliquent et les discours qui l’accompagnent, à travers lesquels les télénautes
sont, implicitement, sans cesse sollicités, comme nous l’avons évoqué plus haut
dans ce travail. Cette incitation à la production de contenu participe à la favorisation
80 JEANNERET Yves, Critique de la trivialité, les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Edition Non Standard, Paris, 2014, p 210 81 Idem
70
de l’expression banale qui s’est développée avec l’apparition des médias
informatisés et du web participatif qui, eux-mêmes, ont contribué à l’instauration de
ce que Sophie Pène appelle la société de la disponibilité, au sein de laquelle les
individus sont intimés à être présents et disponibles en permanence pour
communiquer, échanger et s’exprimer et ainsi « alimenter cette intelligence partagée
et cette réactivité organisationnelle. »82
Le conatus discursif et la réquisition se complètent donc, cette dernière étant une
injonction à adopter les dispositifs interactifs télévisuels via l’action et la pratique,
tandis que le premier est un appel à l’exécution d’une certaine forme de pratique, « la
sollicitation de l’usage des dispositifs médiatiques sous la forme de la production
écrite. »83
Ces deux notions peuvent donc se lire comme des stratégies inhérentes aux
dispositifs interactifs, qui deviennent alors les outils « du capitalisme contemporain,
qui exploite la plus-value du travail d’écriture »84 en capturant les traces d’usages
des télénautes pour les utiliser en tant que ressources économiques, comme nous
allons l’étudier à présent.
2. Récupération des données et marchandisation de la trace
Ces différentes stratégies qui poussent les télénautes à s’approprier les
dispositifs interactifs et à y laisser ainsi des traces d’usages, permettent aux acteurs
de l’industrie télévisuelle de récupérer ces dernières pour ensuite les traiter et les
transmettre à divers acteurs qui en tireront des bénéfices financiers.
La notion de trace dont il est question ici désigne les informations concernant
les identités et activités des usagers, enregistrées dans la technologie des dispositifs
numériques à chacune de leur utilisation. Ces informations ne sont pas des
messages mais des données qui, individuellement, n’ont pas de sens, mais
deviennent un ensemble cohérent et précieux une fois assemblées, traitées et 82 Ibid, p 400 83 JEANNERET Yves, Critique de la trivialité, les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Edition Non Standard, Paris, 2014, p 217 84 Idem
71
analysées toutes ensemble. Cet assemblage de données témoigne de la présence
des individus sur les médias informatisés et le réseau Internet, de leur existence
numérique.
Dans le cadre des dispositifs interactifs télévisuels, les traces des télénautes sont
monétisées à deux niveaux. Tout d’abord, capturer et archiver ces dernières est un
moyen efficace pour quantifier la présence et l’attention des télénautes, en ce
qu’elles informent les producteurs sur les identités des utilisateurs et leurs activités
de participation. Ces données seront utilisées pour calculer les audiences de
manière plus qualitative et ainsi participer à la valorisation de l’attention comme
ressource économique. Nous observons donc, dans ce premier cas de monétisation
de la trace, un entrecroisement entre l’économie de l’attention et l’économie
scripturaire, la deuxième étant au service de la première.
De plus, les traces laissées par les télénautes livrent des informations très précises
sur les identités, goûts et pratiques de ces derniers qui sont, avant tout, considérés
comme des consommateurs. Si le dispositif interactif mis en place dans le cadre de
l’émission ça vous regarde ne correspond pas vraiment à ce cas de figure, les autres
dispositifs de notre corpus s’avèrent être de précieux outils de récupération de
données. Dans le cas de la série télévisée What Ze Teuf, l’utilisation du réseau
social Twitter permet au producteur, qui est de surcroit une marque, de récupérer les
nombreuses informations livrées par les internautes sur cette plateforme : photos de
profils, listes de contacts, personnalités suivies et mots-clés les plus utilisés, sont
autant de traces qui, une fois capturées et analysées, serviront à définir des cibles de
consommateurs plus précises pour proposer à ces derniers des publicités plus
personnalisées dans le cadre du web participatif, notamment à l’aide de cookies,
outils de récupération et d’analyse automatique des traces que nous avons évoqué
plus haut. Le dispositif mis en place pour le télé-crochet Rising Star fonctionne un
peu de la même manière. Bien qu’il ne soit utilisable qu’à partir de l’application de la
chaine et non à travers un dispositif préexistant et indépendant, un partenariat
permet à ses usagers de se connecter via leurs comptes Facebook, leur épargnant
ainsi l’obstacle de la création d’un énième compte. Sous couvert de praticité, se sont
toutes les informations glanées par ce réseau social que M6 récupère via le dispositif
interactif, c’est-à-dire ici aussi les photos de profils, les listes de contacts et les pages
likées par les internautes. Ces traces serviront, là encore, à mieux cibler les
consommateurs pour proposer du contenu publicitaire plus en lien avec le style de
72
vie de chacun. Ce second modèle de marchandisation de la trace positionne
l’économie scripturaire comme étant au service de l’hybridation des marques et des
médias d’une part, les données collectées par ces derniers étant ensuite récupérées
et exploitées par les premiers, et comme étant un instrument de l’économie de
l’attention d’autre part, les traces étant utilisées pour mieux cibler les
consommateurs-internautes, afin d’assurer aux messages publicitaires une meilleure
visibilité dans un environnement saturé.
Nous noterons donc que les trois genres économiques étudiés ici sont
interdépendants, l’économie scripturaire servant à structurer les pratiques et
récupérer des traces qui deviendront des données à valeur marchande en ce
qu’elles seront utilisées comme des outils pour mieux cibler, et donc attirer, les
consommateurs qui seront alors plus réceptifs aux messages publicitaires des
médias-marques et marques-médias.
L’industrialisation de la participation, à travers l’écriture, conduit à une automatisation
industrielle de la collecte d’informations sur les individus, qui, elle-même, sert un
idéal d’économie qui se veut toujours plus performant grâce à la personnalisation de
la communication, qui se présente désormais sous forme de conversation, dont le
« paradoxe [est de] n’exister que dans les processus de massification tout en
aspirant à une individualisation toujours plus poussée. »85
Cette personnalisation de la communication participe à un plus vaste
mouvement que nous désignerons ici à travers la notion d’individualisation de
masse, et que nous étudierons dans notre troisième et dernière partie afin de
comprendre en quoi et comment les dispositifs interactifs télévisuels en sont des
instruments, et de quelles stratégies cela relève-t-il.
85 PATRIN-LECLERE Valérie, DE MONTETY Caroline, « La conversion à la conversation, le succès d’un succédané », Communication et langage, n°169, 2009, p26
73
PARTIE 3 _ LES DISPOSITIFS INTERACTIFS : INSTRUMENTS DE
L’INDIVIDUALISATION INDUSTRIELLE DE MASSE
La notion d’individualisation de masse, pour paradoxale qu’elle semble être,
désigne un phénomène très courant dans les pratiques communicationnelles et
économiques des entreprises de nos jours : elle est « la possibilité d’une part de
délivrer à un grand nombre d’individus des messages individualisés, et d’autre part
de produire en grande quantité des produits individualisés. »86
Si cette tendance à la particularisation des produits et messages industriels n’est pas
récente, elle s’est considérablement développée avec la démocratisation des médias
informatisés, du réseau Internet et plus particulièrement du web participatif. En effet,
les nouvelles technologies ont permis aux consommateurs de se replacer au cœur
de l’activité économique en leur conférant un espace de parole et de visibilité sans
précédent, tout en habilitant les différents acteurs économiques à mettre en place
des discours adaptés aux pratiques de chaque utilisateur, notamment grâce aux
traces identitaires et d’usages des internautes dont nous faisions état dans la
deuxième partie.
L’individualisation peut prendre de multiples formes, allant de la plus simple, qui se
manifeste par la mention des noms et prénoms des destinataires au début d’un
message pré-écrit, jusqu’à la plus aboutie, qui se matérialise par la confection d’un
produit sur-mesure à la demande du consommateur.
86 POUPARD Juliette, « De l’individualisation de masse à l’industrialisation de la commercialisation _ Le rôle des TIC dans la recomposition de la chaîne de distribution », Les Enjeux de l’information et de la communication, 2003/1, p 2
74
Entre ces deux niveaux d’individualisation de masse se situent les dispositifs
interactifs qui, par la nature même des contenus qu’ils mettent en place, proposent à
leurs utilisateurs de personnaliser ce qu’ils consomment. Il en va ainsi avec les
dispositifs télévisuels étudiés ici qui peuvent être pensés non seulement comme des
instruments de l’individualisation, mais aussi comme des processus
d’industrialisation de celle-ci, le tout servant une stratégie communicationnelle qui
vise à humaniser les rapports marchands que les entreprises médiatiques
entretiennent avec leurs publics de consommateurs.
Afin d’attester nos propos, étudions, dans un premier temps, en quoi ces dispositifs
interactifs sont des outils de l’individualisation, et comment la mettent-ils en œuvre.
A) L’individualisation de masse à travers la mise au travail des télénautes-
consommateurs
1. Les dispositifs interactifs télévisuels, des outils de l’individualisation de masse
Parce qu’ils sont pensés, constitués et présentés comme des outils
techniques permettant aux télénautes de participer à l’élaboration et au déroulement
des programmes qu’ils consomment, les dispositifs interactifs télévisuels sont, entre
autre et enfin, utilisés comme des instruments de l’individualisation de masse par les
acteurs de cette industrie. En conférant ainsi aux téléspectateurs une place centrale
au sein des programmes, ces dispositifs renvoient à une double promesse : celle
d’une reprise de pouvoir du public sur ce qu’il consomme d’une part, et celle d’ « une
réussite économique sans faille, mettant l’entreprise à l’abri du risque »87 d’autre
part.
Dans son article « De l’individualisation de masse à l’industrialisation de la
commercialisation », Juliette Poupard distingue deux niveaux dans lesquels se
87 POUPARD Juliette, « De l’individualisation de masse à l’industrialisation de la commercialisation _ Le rôle des TIC dans la recomposition de la chaîne de distribution », Les Enjeux de l’information et de la communication, 2003/1, p 2
75
donnent à voir des phénomènes d’individualisation de masse mis en place par des
entreprises : « la production de biens et services d’une part, la sphère du marketing
et des relations avec les clients d’autre part. »88 Si ces deux manifestations font
partie d’une même démarche, la première correspond à un stade plus avancée de
l’intégration de l’individualisation dans la stratégie de l’entreprise, englobant la
seconde qui ne répond, quant à elle, qu’à une mise en place superficielle de cette
dernière.
Afin de rendre compte de ces deux niveaux et des différents degrés d’implications
qu’ils supposent, l’auteure a établi une typologie de l’individualisation de masse
qu’elle présente comme pouvant être relationnelle, optionnelle ou productive.
L’individualisation de masse relationnelle renvoie au premier stade
d’implication, celui du marketing. Le produit reste alors standard, l’évolution
stratégique de l’entreprise se faisant sur la manière de le proposer aux
consommateurs, grâce, notamment, à des mécanismes relevant de ce qu’on appelle
le « marketing one to one ». Ce type d’individualisation n’étant, finalement, pas si
différent de la communication directe traditionnelle, nous pouvons en déduire qu’il ne
serait qu’une optimisation de celle-ci permise par l’introduction des médias
informatisés dans la chaine de production et de distribution des entreprises,
optimisation qui est présentée comme une révolution.
L’individualisation de masse optionnelle fait écho à un stade intermédiaire, le
processus de particularisation ne modifiant pas la chaine de production mais y
intervenant. En effet, les produits restent standards, mais quelques options
deviennent personnalisables, justifiant ainsi la mobilisation, par les entreprises, des
imaginaires liés à l’individualisation, comme le renforcement du pouvoir des
consommateurs et l’ouverture des acteurs industriels à leurs besoins particuliers.
Enfin, l’individualisation de masse productive désigne l’intégration totale du
processus de personnalisation de l’offre, le produit étant fait sur mesure, à la
demande du consommateur. Ce dernier type d’individualisation de masse mis en
place par les entreprises est rare aujourd’hui, le sur-mesure restant une pratique
encore très artisanale qu’il est compliqué d’appliquer dans un contexte de production
à très grande échelle.
88 Idem
76
Si les trois dispositifs interactifs de notre corpus sont tous des instruments de
l’individualisation de masse, l’intégration de cette dernière n’intervient pas au même
niveau, et ce en fonction des technologies et discours utilisés par chacun d’une part,
mais aussi selon leurs places au sein des programmes qu’ils escortent d’autre part.
Le dispositif interactif de Rising Star introduit une stratégie d’individualisation
de masse essentiellement relationnelle et posturale, en ce qu’elle se fait à travers
l’utilisation d’une application interactive que le média utilisera pour mettre en place
une communication nominative d’une part, grâce aux informations livrées lors de la
création d’un profil personnel, et proactive d’autre part, à travers l’envoi de
notification push sur le mobile du télénaute. De plus, cette application interactive est
pensée, par les producteurs et les récepteurs, comme un moyen de personnaliser
l’émission à travers l’action du vote, le choix devenant une manière d’individualiser
un contenu qui, par ailleurs, est le même pour tous. Cette action de vote relève,
quant à elle, de ce que Juliette Poupard désignerait comme une individualisation de
masse optionnelle en ce qu’elle se fait par la sélection d’une des deux options
prédéfinies que sont les choix « pour » et « contre ». Cependant, il est impossible de
parler d’individualisation de masse productive dans ce cas, le dispositif n’influençant
finalement que peu la production du format d’ensemble de ce programme, qui reste,
somme toute, très classique, ne se différenciant des autres télé-crochets que par la
gratuité du dispositif, ainsi que par la mise en scène de la participation, et non par
son incidence finale. De plus, nous ne pouvons pas parler ici d’individualisation car
c’est la somme de toutes les individualités qui définit le sort des candidats, ce qui
revient à donner le pouvoir à la masse et non à l’individu.
Le dispositif interactif de What Ze Teuf met en place, quant à lui, une
individualisation de masse relationnelle d’une part, via l’utilisation du réseau social
Twitter qui permet une communication nominative mais aussi interpersonnelle entre
les télénautes et les membres de l’équipe technique de la série, mais aussi une
individualisation de masse productive d’autre part, et ce pour les participants dont les
tweets ont été sélectionnés pour l’écriture du scénario d’un épisode donné. En effet,
l’intégration de cet effort d’individualisation influe sur le processus de production qui
doit alors se faire en moins de vingt-quatre heures, brisant ainsi les règles de
production classique de ce type de contenu par l’intégration d’une forte notion
77
d’urgence. La mise en place d’une forme aboutie d’individualisation est rendue
possible ici car elle ne concerne pas tous les téléspectateurs ni tous les télénautes
ayant utilisés le dispositif interactif, mais qu’une petite minorité ayant été
sélectionnée par les producteurs. Cependant, il est important de nuancer notre
propos, car si ce dispositif fait effectivement référence à une individualisation
productive en ce qu’il a une incidence sur l’écriture et la réalisation du programme,
son influence sur la nature du contenu reste relativement minime, le tweet n’étant
qu’une source d’inspiration pour l’écriture d’un scénario déjà bien structuré par les
multiples contraintes imposées par les producteurs, telles que le lieu et les
personnages.
Enfin, le dispositif interactif de l’émission Ca vous regarde met, lui aussi, en
place une individualisation relationnelle en ce qu’il suppose un échange d’emails
entre un membre de l’équipe du programme et les télénautes ayant rempli au
préalable un formulaire d’identification. En plus de cette personnalisation de la
communication, le dispositif étudié ici intègre une certaine forme d’individualisation
productive pour les sentinelles participantes, dans la mesure où les invités présents
sur le plateau répondent à leurs questions, ce qui peut parfois influer sur l’évolution
du débat et ainsi permettre à ces dernières de suivre une émission personnalisée en
fonction de leurs participation. Cependant, cette notion est là aussi à nuancer,
l’intervention des sentinelles citoyennes se faisant généralement en deuxième partie
d’émission, elle ne peut avoir qu’une influence limitée sur la tournure du débat, si tant
est qu’elle ait une quelconque influence.
Si les processus d’individualisation de masse, mis en place par les dispositifs
interactifs télévisuels de notre corpus, interviennent à différents niveaux de la
production et de la diffusion des émissions qu’ils accompagnent, faisant de ces
dernières des programmes personnalisables et individuels plus ou moins aboutis et
effectifs, tous utilisent la même ressource pour susciter cette individualisation au
départ : la mise au travail des téléspectateurs-consommateurs.
78
2. Les dispositifs interactifs télévisuels : instruments de la mise au travail
des consommateurs
La mise au travail des consommateurs n’est, là encore, pas un phénomène
nouveau qui serait apparu avec l’irruption des médias informatisés et du réseau
internet dans notre quotidien, mais un mécanisme qui s’est peu à peu mis en place
depuis les années 1970, en parallèle du développement du capitalisme moderne.
Ainsi, certaines tâches, traditionnellement attribuées aux employés des différents
commerces, furent confiées aux consommateurs, avec, notamment, la multiplication
des self-services qui participent de l’idéologie que l’on n’est jamais mieux servi que
par soi-même. Progressivement, les consommateurs furent donc de plus en plus
sollicités dans la mise en place des produits et services pour lesquels ils allaient
payer, et ce de plus en plus tôt dans la chaine de diffusion et de production. Cette
généralisation de la mise au travail des clients s’est même automatisée avec
l’apparition des nouvelles technologies, le tout sous-couvert permanent d’une plus
grande autonomie, d’un plus grand confort et donc d’un bénéfice évident pour les
clients.
Si les nouvelles technologies, et notamment les médias informatisés, ont
contribué à la généralisation et l’automatisation de ce phénomène, ils en ont aussi
favorisé l’expansion, celui-ci touchant désormais de nouveaux domaines jusque là
épargnés, et ce pour diverses raisons.
La première explication à cette propagation de la mise au travail des consommateurs
est la mise à l’écriture généralisée de nombreux domaines de production et de
commercialisation qui, voulant trouver leur place sur les réseaux informatiques, sont
contraints d’élaborer des architextes structurant des écrits d’écran afin d’exister et de
rendre leurs messages visibles et lisibles. La mise au travail des consommateurs se
retrouve donc facilitée par l’intégration de ces logiques scripturaires dans les
pratiques de production et diffusion, ces dernières pouvant être désormais
abordables par toute personne possédant et sachant utiliser un ordinateur.
La seconde raison à cette progression de la mise au travail des consommateurs est
la convergence technologique opérée à travers les médias informatisés, donnant
lieux à l’utilisation d’un même objet pour la conception, la diffusion et la
79
consommation de certains biens et services. Il en va notamment ainsi des
entreprises médiatiques qui, auparavant, n’intégraient pas les récepteurs au niveau
de la conception des contenus, alors que c’est devenu une pratique très courante
aujourd’hui, les lecteurs possédant les mêmes outils que les journalistes et autres
professionnels, ce qui leur permet de créer leur propre contenu avant de le diffuser,
passant ainsi du statut de consommateur à celui d’amateur, voir même de proam,
opportunité que les entreprises ont récupéré à leur compte.
De là vient la troisième explication à ce phénomène, qui est la visibilité sans
précédent dont jouissent les particuliers grâce aux médias informatisés et surtout au
réseau Internet, poussant les entreprises à mettre à contribution cette main d’œuvre
gratuite, visible, presque infinie par les jeux de réseau, mais aussi presque
inépuisable.
Ainsi, la mise au travail des consommateurs ne touche plus seulement les stades de
diffusion et de vente des produits, mais aussi leur création et production, notamment
à travers les stratégies d’individualisation de masse que nous avons abordé plus
haut.
C’est le cas des dispositifs interactifs télévisuels de notre corpus qui proposent
aux télénautes, chacun à leur manière, d’effectuer un travail masqué par l’idée d’une
reprise de pouvoir de ce dernier sur le programme qu’il consomme, d’une plus
grande individualisation et d’une revalorisation de son rôle et de son importance à
travers la promesse d’une récompense. Ici, les consommateurs ne coproduisent pas
gratuitement le service qu’ils vont consommer parce qu’ils en sont obligé pour y avoir
accès, comme c’est le cas quand un voyageur doit réserver son billet de train et le
récupérer, mais pour enrichir leur expérience, parce que cela est présenté comme un
certain accomplissement de soi permis par le passage de la passivité à l’activité qui,
de plus, leur offrira un meilleur produit final correspondant à leurs besoins et envies.
Les dispositifs interactifs télévisuels s’élaborent donc à travers un marketing
collaboratif exploitant les très nombreux imaginaires partagés positifs autour de la
pratique collaborative et de la coproduction.
La mise au travail des télénautes se fait, dans les cas des dispositifs interactifs
étudiés ici, à deux niveaux. Le premier est celui de la participation des publics à
l’élaboration des contenus qu’ils consomment, à travers l’écriture du scénario dans le
80
cas de What Ze Teuf, la participation au débat dans Ca vous regarde, et enfin la
sélection des candidats vainqueurs pour Rising Star. Ce premier niveau de mise au
travail, pour indispensable qu’il soit dans les cas du télé-crochet et de la série
télévisée dont il constitue le cœur de l’offre, relève cependant plus de la posture
communicationnelle, en ce qu’il ne constitue pas une étape nécessaire en soi dans
l’élaboration des contenus proposés, ces derniers pouvant être viables sans la
participation des télénautes, bien que cela les prive de leur intérêt.
Le deuxième niveau de mise au travail des consommateurs établit par les dispositifs
interactifs télévisuels est tacite et relève, quant à lui, moins d’une posture
communicationnelle que d’une contribution cruciale pour les producteurs et
diffuseurs des programmes concernés. Il s’agit de la promotion virale de ces derniers
par les télénautes qui, parce qu’ils participent et se sentent concernés et valorisés,
vont mettre en avant leur présence sur ces dispositifs et communiquer autour d’eux,
assurant ainsi aux émissions une meilleure visibilité. De plus, cette communication
étant établie par des consommateurs n’ayant aucun intérêt financier à le faire, elle
bénéficiera d’un impact beaucoup plus important en ce qu’elle se présentera comme
désintéressée et donc forcément juste. Les télénautes deviennent donc, sans
toujours s’en rendre compte, des ambassadeurs des programmes qu’ils regardent.
Parce qu’ils sont mis en place à travers des technologies ayant d’importantes
capacités de rationalisation et d’automatisation, les différents types de mise au travail
des consommateurs à travers les dispositifs interactifs télévisuels, et les
phénomènes d’individualisation qu’ils génèrent, aboutissent à une industrialisation
des stratégies de personnalisation que sont l’échange, la participation et la
coproduction. Ce sont ces processus d’industrialisation de l’individualité humaine que
nous allons étudier à présent.
81
B) Industrialisation de l’individualisation de masse et désindividuation des télénautes
1. Les dispositifs interactifs télévisuels comme processus d’industrialisation de l’individualisation
Selon Pierre Moeglin, cité par Yves Jeanneret dans son ouvrage Critique de la
trivialité, l’industrialisation est un processus qui se fait à partir de la complémentarité
des trois sous-processus que sont la technologisation, la rationalisation, et
l’idéologisation89.
Les dispositifs interactifs télévisuels de notre corpus étant mis en place par des
technologies numériques, ils ont majoritairement recours à « des systèmes
techniques faisant, partiellement ou totalement, l’économie de la force et du temps
de travail humain »90, participant ainsi à la technologisation des pratiques qu’ils
mettent en place. Cette utilisation des machines, et des possibilités techniques
qu’elles intègrent, suppose la mise en place d’ordres de commande préalables pour
qu’elles puissent se mettre en route, et rend donc nécessaire « l’adoption de
méthodes d’organisation et de gestion accompagnant l’introduction de ces systèmes
techniques et destinés à en favoriser l’optimisation »91.
Ainsi, les activités de collecte, d’archivage et de traitement des informations livrées
par les télénautes sont automatisées grâce aux technologies utilisées par ces
dispositifs, et rationnalisées par l’utilisation même de la technique, ce qui a pour but
de simplifier et d’optimiser les processus de recueil et de traitement des informations
sur les consommateurs. Les technologisation et rationalisation vont même plus loin
dans le cas de Rising Star, où la prise en compte de la participation est elle aussi
traitée par des machines, ne faisant ainsi participer à aucun moment un interlocuteur
humain du côté des producteurs et diffuseurs du programme, ce qui n’est pas le cas
dans les autres dispositifs où les informations sont finalement récupérées par des
hommes au bout de la chaine.
Enfin, le processus d’idéologisation évoqué par Pierre Moeglin et correspondant à
« l’avènement d’un état d’esprit […] privilégiant l’utilisation de tous les moyens
89 JEANNERET Yves, Critique de la trivialité, les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Edition Non Standard, Paris, 2014 90 JEANNERET Yves, Critique de la trivialité, les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Edition Non Standard, Paris, 2014, p 170 91 Idem
82
humains et techniques pour concourir au rendement et à la productivité »92 se
retrouve dans les dispositifs interactifs de notre corpus à travers les objectifs
économiques qu’ils servent et que nous avons évoqué en deuxième partie de ce
travail. Ces objectifs visent, d’une part, à l’élargissement de l’audience et donc du
pouvoir économique des acteurs de l’industrie télévisuelle face aux marques qui les
financent, et tendent, d’autre part, à la rationalisation des coûts en limitant le plus
possible les risques grâce à l’anticipation des attentes des téléspectateurs à travers
la mise en place même de ces dispositifs.
En appliquant ainsi des logiques industrielles à des pratiques destinées à
individualiser les contenus et les services qu’ils proposent, les dispositifs interactifs
télévisuels nous donnent à voir toute l’ambigüité de leur nature, ces derniers
reposant sur un important paradoxe entre ce qu’ils promettent et ce qu’ils font en
réalité. En effet, l’individuel ne peut être reconnu et mis en avant à travers des
processus industriels, ces deux notions relevant chacune de mondes et de logiques
bien distincts, voir antinomiques.
Ainsi, l’individualisation de masse dont il a été question jusqu’ici « automatise et
industrialise les pratiques qui, loin d’être personnalisées, sont en réalité
standardisables »93. En effet, l’individualisation de masse passant, dans les cas
étudiés ici, par la mise en place de profils personnels prototypiques que les
internautes sont invités à remplir, ainsi que par l’envoi de messages nominatif et/ou
proactif automatiques, ce phénomène tend moins à effectivement individualiser les
produits et services, qu’à standardiser la manière dont sont représentés les individus,
qui sont désormais pensés à travers certaines typologies prédéfinies par les
entreprises. De ce fait, l’individualisation de masse entraine donc une perte
d’individuation.
Cette individualisation n’en est donc pas vraiment une, mais relève plus d’une
posture communicationnelle dont « l’objectif marketing […] est de stimuler la
92 Idem 93 POUPARD Juliette, « De l’individualisation de masse à l’industrialisation de la commercialisation _ Le rôle des TIC dans la recomposition de la chaîne de distribution », Les Enjeux de l’information et de la communication, 2003/1, p 4
83
consommation par l’introduction de produits innovants ou perçus comme tels, par le
développement de nouveaux comportements d’achat. »94
Ainsi, loin de participer à une démarche visant à intégrer un nouveau modèle
économique au sein du système télévisuel, ce que la référence plus ou moins
explicite aux imaginaires partagés autour du web participatif, et plus largement
autour de la notion d’interactivité, sous-tend, les dispositifs interactifs télévisuels
exacerbent le modèle capitaliste, le réinvente pour mieux le servir.
2. Accroissement de l’individualisation et perte de l’individuation
Bien que les notions d’individualisation et d’individuation soient, dans le
langage courant, très souvent utilisées comme synonymiques, elles relèvent
chacune de processus distincts, l’une portant sur l’adaptation des objets et services
présents dans la société aux besoins et critères individuels d’une personne en
particulier, l’autre relevant de l’affirmation de l’homme en tant qu’individu dans une
société donnée, composée de ses semblables.
En effet, alors que l’individualisation est une démarche qui s’applique à des réalités
extérieures à l’homme, l’individuation est un processus intérieur et propre à chacun,
à travers lequel l’homme prend conscience de sa singularité et de son entièreté
grâce à ce que Bernard Stiegler appelle les hypomnémata, c’est à dire les supports
de mémoire et de culture.
Si, de manière générale, les processus d’individualisation viennent aider et
supporter les processus d’individuation des hommes, dans le cas des dispositifs
interactifs télévisuels de notre corpus, ces deux mouvements entrent en
confrontation. En effet, l’individualisation de masse, dont il est question ici, étant
élaborée industriellement, et relevant ainsi plus de la posture communicationnelle
que de la prise en compte effective des individualités des télénautes, elle n’aide en
rien ces derniers à prendre conscience ni à affirmer leur individualité, mais au
contraire les pousse à adopter des pratiques et des discours standardisés, les
invitant par là-même à se conformer au moule de la masse.
94 Ibid, p 6
84
Cette standardisation des individualités passe, plus particulièrement ici, par la
récupération des pratiques de braconnages des télénautes par les acteurs de
l’industrie télévisuelle. En effet, comme nous l’avons rapidement évoqué dans ce
travail, la mise en place des dispositifs interactifs télévisuels en tant qu’instruments
stratégiques communicationnels, relève de la récupération de pratiques spontanées
des téléspectateurs qui, en utilisant leurs médias informatisés et en navigant sur le
réseau Internet en même temps qu’ils regardaient des programmes télévisés,
poussèrent les industriels à ne pas seulement s’adapter à ces pratiques
braconnantes, mais à les devancer et les susciter en mettant en place des dispositifs
pensés pour l’utilisation du second écran.
Ainsi, en récupérant à leur compte des pratiques qui se faisaient spontanément sur
les médias informatisés, les acteurs de l’industrie télévisuelle se sont appropriés les
codes culturels du web participatif, modifiant ainsi la nature et la portée des activités
participatives des internautes qui ne sont plus spontanées et artisanales, mais
anticipées et industrielles.
Ces dernières sont désormais pré-calibrées par les entreprises télévisuelles qui
préconisent alors une bonne manière de faire, dépossédant ainsi les consommateurs
de leur savoir-vivre et de leurs singularités. C’est cette dépossession du savoir-vivre
des consommateurs, devenu un savoir-prescrire des médias et autres cabinets
marketing, qui est à l’origine, selon Bernard Stiegler, de la désindividuation des
hommes à l’œuvre dans la société consumériste du XXème siècle95.
Ainsi, là où les pratiques des individus leur permettaient de s’accomplir et de se
singulariser, elles les contraignent et les standardisent à présent, servant les intérêts
économiques d‘acteurs industriels. Ce faisant, les producteurs et diffuseurs de
programmes télévisés cherchent à prendre le contrôle de ressources qui leur
échappaient jusqu’alors, afin de créer de nouvelles recettes financières d’une part, et
d’avoir la main mise sur un public plus réceptif et acquis d’autre part.
De plus, en transformant une activité d’expression individuelle en une action
de sélection entre des choix multiples, la préconisation de la pratique participative lui
retire ce qu’elle avait de singularisant pour ne lui laisser que ce qu’elle a de
95 OUISHARETV, « Bernard Stiegler : économie collaborative et individuation », 14 Juin 2013, https://www.youtube.com/watch?v=Y_aEB6YoJP0
85
particularisant. Les télénautes ne se manifestent donc pas en tant qu’individus à
travers l’utilisation des dispositifs interactifs télévisuels, mais se donnent à penser à
travers une de leur particularité qu’ils partagent avec d’autres, ce qui les définit
comme faisant partie d’une catégorie typique d’individus, d’un groupe ayant été
délimité par les producteurs médiatiques et destiné à constituer des cibles
publicitaires.
En parallèle de cette désindividuation des consommateurs à travers une mise
au travail standardisée et une dépossession de leur savoir-vivre, les processus
d’individualisation de masse industriels mis en place par les dispositifs interactifs
télévisuels servent aussi une humanisation des rapports marchands que les
entreprises médiatiques et commerciales entretiennent avec les publics. Ainsi nous
assistons à une hybridation des relations humaines et commerciales, que nous
allons à présent étudier, les premières se standardisant et perdant alors
progressivement leur individualité humaine, et les secondes se particularisant et
créant ainsi une certaine humanisation industrielle.
C) Les dispositifs interactifs télévisuels, instruments de l’hybridation des relations
humaines et marchandes
1. Les dispositifs interactifs télévisuels : instruments de l’humanisation des rapports marchands
Les rapports marchands que nous allons étudier dans cette partie sont ceux
qu’entretiennent les acteurs de l’industrie télévisuelle avec les téléspectateurs à
travers les programmes qu’ils mettent en place, et plus particulièrement ici, à travers
les dispositifs interactifs qui les accompagnent. Mais avant d’entrer dans le vif du
sujet et d’analyser pourquoi et comment ces rapports tendent à s’humaniser,
intéressons nous tout d’abord à la nature même de la relation qui lie les publics aux
entreprises médiatiques.
86
Parce qu’elle implique des entités de natures distinctes et aux intérêts
divergents, cette relation est fondée sur de multiples inégalités qui donnent lieux à
des rapports de forces incessants entre les téléspectateurs, qui veulent avoir accès
gratuitement et en permanence à des contenus qualitatifs, et les producteurs de
télévision, qui cherchent à attirer et conserver l’audience la plus large possible et
ainsi étendre leur influence.
Si pendant longtemps ce rapport de force a donné l’avantage aux entreprises
télévisuelles, qui pouvaient alors diffuser les contenus et messages de leur choix, et
ce à très grande échelle, à des téléspectateurs contraints de les recevoir faute de
concurrence, le pouvoir a peu à peu changé de main suite à la libéralisation de la
télévision française dans les années 1980. Depuis cette première ouverture à la
concurrence, celle-ci n’a cessé de s’accroitre, avec la mise en place de la télévision
numérique d’abord, qui a facilité la création de nouvelles chaines dont la
multiplication a alors été phénoménale, mais aussi et surtout avec la démocratisation
des médias informatisés et du réseau internet qui ont introduit dans le quotidien des
consommateurs une quantité de contenus audiovisuels presque infinie. Par cet
élargissement du choix, les téléspectateurs ont récupéré un certain avantage sur les
entreprises médiatiques qui, soumises à une concurrence toujours plus importante,
se plient aux désirs de ces derniers afin de les attirer et de conserver leur attention.
En équilibrant les rapports de force entre les producteurs et les récepteurs,
l’accroissement de la concurrence a aussi introduit des logiques marchandes au sein
de cette relation, logiques qui ne sont pas toujours visibles, mais qui n’en reste pas
moins très prégnantes. Ces logiques se retrouvent dans les rapports qu’établissent
certaines chaines, ou certains programmes, avec leur public en se positionnant
comme des marques, à travers la mise en place d’identités fortes et d’imaginaires
positifs. Si Rising Star est un bon exemple de programme-marque qui tente d’ériger
les téléspectateurs en fans, le meilleur cas d’école en France reste celui de la chaine
privée Canal + qui a réussi à s’imposer comme une marque à part entière, dont le
simple nom renvoie à des imaginaires partagés positifs très forts, auxquels adhèrent
massivement les téléspectateurs d’une part, qui sont alors prêts à payer pour avoir
accès aux contenus, et les annonceurs d’autre part, qui eux aussi payent, et parfois
des millions, pour y être associés. Ainsi, les rapports marchands mis en place par les
87
entreprises télévisuelles sont à penser au travers du prisme de l’hybridation des
marques et des médias, évoquée dans la seconde partie de ce travail.
Si la logique marchande s’est petit-à-petit imposée dans les rapports
entretenus par les producteurs et les récepteurs, jusqu’à en devenir primordiale,
l’idée d’une certaine proximité humaine a toujours été très présente dans la relation
de ces derniers. En effet, la télévision s’est développée sur les arguments de
praticité et de convivialité, le divertissement venant aux consommateurs et non
l’inverse. Ainsi, tout au long de son histoire ce média n’a cessé de chercher à
s’humaniser en créant des liens plus ou moins directs avec son public, via le
téléphone, le minitel ou même la présence, sur les plateaux de tournage, de certains
téléspectateurs. Cette tendance à l’humanisation s’est considérablement accrue
avec la démocratisation des médias informatisés qui représentent une concurrence
féroce, non seulement en ce qu’ils proposent des contenus audiovisuels, mais aussi
en ce qu’ils représentent la quintessence du média de proximité. Pour rester
attractifs les acteurs de l’industrie télévisuelle ont donc dû redoubler d’efforts pour
humaniser leurs rapports aux publics, essentiellement devenus marchands, et ce,
notamment, via l’utilisation des médias informatisés eux mêmes, par la mise en place
de dispositifs interactifs.
Ainsi, ces dispositifs sont pensés et présentés comme des espaces de
dialogues et d’échanges entre les producteurs et les récepteurs, où peuvent s’établir
des rapports non plus seulement marchands, du moins en apparence, mais aussi
conviviaux et interactifs. Si la mise en place de ces outils technologiques est
introduite comme étant révolutionnaire, nous remarquons qu’ils ne représentent
qu’une étape succédant l’utilisation du téléphone et du minitel, les technologies
numériques ayant surtout permis l’automatisation et la rationalisation de pratiques
déjà existantes.
De plus, ces dispositifs sont aussi des outils d’humanisation des marques-médias en
ce qu’ils rendent visibles ces rapports humains à travers la mise en scène des
télénautes. Ce faisant, les producteurs place le public au centre du divertissement, et
communiquent ainsi l’image d’une télévision construite autour et pour le
téléspectateur, et non pas autour et pour Coca-Cola. Cette stratégie
communicationnelle se donne à voir dans chacun des programmes étudiés ici, les
88
dispositifs interactifs permettant aux télénautes d’être présents à l’écran, soit à
travers la mention de leurs tweets dans le cas de What Ze Teuf, soit par l’affichage
de leur photo de profil sur un mur géant pour Rising Star, ou encore par leur
présence en visioconférence sur le plateau dans le cas de Ca vous regarde.
Si cette tendance est déjà bien installée, elle tend à se généraliser à travers la mise
en place de nouveaux programmes intégralement construits autour des
téléspectateurs. C’est le cas de l’émission Vu à la télé, diffusée sur M6 depuis le
début de la saison, dont l’intérêt repose sur une complète mise en abyme de l’activité
des téléspectateurs, ces derniers étant invités à regarder d’autres téléspectateurs
regarder la télévision.
Les différentes stratégies communicationnelles mises en place pour humaniser les
rapports marchands qu’entretiennent les entreprises télévisuelles avec leurs publics,
tendent à replacer les individus au cœur de l’offre, démentant ainsi l’idée selon
laquelle les programmes seraient construits autour des marques, alors même que la
mise en scène des téléspectateurs représente une nouvelle ressource économique
vendue aux annonceurs. Ce faisant, les producteurs de télévision intègrent
complètement les pratiques relationnelles humaines que sont la discussion,
l’échange, le partage ou encore la participation, aux logiques commerciales de leur
industrie, entrainant ainsi une hybridation des rapports humains et marchands.
2. Les dispositifs interactifs télévisuels : instruments de l’hybridation des relations marchandes et humaines
Comme nous avons eu l’occasion de le constater au fil de ce travail, les
dispositifs interactifs télévisuels participent de la perte de l’individuation des
télénautes, en ce qu’ils les poussent à se présenter, et donc s’appréhender, à travers
des caractéristiques standardisées qui seront ensuite utilisées pour définir les
individus selon des catégories de consommateurs. En parallèle de cette
désindividuation des publics, nous avons souligné la tendance des acteurs de
l’industrie télévisuelle à faire de plus en plus appel à ces catégories de
consommateurs, et ce à travers la mise en place de dispositifs chargés
idéologiquement par la promesse de leur revalorisation. Les producteurs utilisent
89
alors cette contribution des télénautes comme un argument supposé les pousser à
consommer leurs programmes, mais aussi et surtout comme une invitation à en
devenir ambassadeurs, en communiquant sur les bienfaits de l’expérience interactive
qu’ils proposent.
C’est dans cette pratique de la communication spontanée et gratuite, faite par
les consommateurs au service des médias-marques, que se trouve le cœur de
l’hybridation des relations marchandes et commerciales. En effet, les individus sont
pensés à travers des catégories de consommateurs afin de faciliter le ciblage des
publics par les médias, qui pourront ainsi mieux anticiper les pratiques des
télénautes appartenant à tel ou tel groupe, pour finalement les pousser le plus
efficacement possible à communiquer autour des programmes et en faire la
promotion à travers les conversations et autres activités relationnelles humaines
qu’ils pourront établir avec les membres de leurs cercles.
Cette infiltration des logiques marchandes au sein des conversations
quotidiennes des télénautes, et plus largement des consommateurs, est due à la
présence de plus en plus forte des médias informatisés et du réseau Internet dans
leur quotidien. En effet, les natures technologiques et techniques de ces derniers
modifient les manières de communiquer de leurs utilisateurs, en ce qu’ils ont tous
recours aux mêmes espaces et outils pour s’exprimer, qu’ils soient des institutions
médiatiques, entreprises commerciales, organisations politiques ou internautes
particuliers, ce qui tend inévitablement à un nivellement des pratiques énonciatives
communicationnelles. Ainsi, les différences entre ces divers acteurs s’atténuent sur
ces espaces, où ils se donnent tous à voir de la même manière, ce qui entraine une
porosité des frontières relationnelles qui les séparaient traditionnellement.
Cela est particulièrement visible et sensible sur les réseaux sociaux où tout le
monde est soumis aux mêmes architextes et aux mêmes règles d’utilisation. En effet,
tout réseau social requiert la création préalable d’un « profil » à travers lequel
l’utilisateur est contraint de se présenter selon des critères prédéfinis qui resteront
toujours les mêmes, et ce qu’il soit une institution ou un particulier, qu’il en ait un
usage professionnel ou personnel. De plus, la prise de parole se fait à travers des
architextes plus ou moins contraignant, mais qui, là encore, ne s’adaptent pas aux
90
différentes natures des utilisateurs ou aux raisons de leurs présences sur ces
espaces d’échanges. Ainsi, un message publicitaire y prendra la même forme
énonciative qu’un message informationnel ou personnel.
Si cela est particulièrement palpable sur les réseaux sociaux, ce nivellement
des énonciations communicationnelles se retrouve dans de multiples cadres, qu’ils
soient numériques ou non, ce qui entraine une uniformisation des statuts et des
fonctions des diverses acteurs sociaux, donnant ainsi lieu à une réorganisation de
leurs rôles et des relations qu’ils entretiennent.
Les dispositifs interactifs de notre corpus, parce qu’ils utilisent des espaces où
les marques et les télénautes sont invités à s’exprimer à travers les mêmes outils et
selon les mêmes architextes d’une part, mais aussi parce qu’ils sont des outils
communicationnels destinés à attirer les publics sur les programmes qu’ils escortent
ainsi qu’à les pousser à en faire la promotion gratuite et spontanée d’autre part,
entrainent l’hybridation des activités relationnelles humaines et marchandes.
Ainsi, ces dispositifs ne sont pas seulement des intermédiaires techniques entre les
programmes et leurs publics, mais de véritables portes ouvertes à travers lesquelles
passent et se mélangent les divers intérêts et logiques propres à chacune de ces
entités, débouchant sur une nouvelle logique globale et hybride.
91
CONCLUSION
Les dispositifs interactifs télévisuels étudiés tout au long de ce mémoire sont
donc des mécanismes complexes, constitués de plusieurs niveaux de lectures, qui
se donnent à penser à la fois comme des témoins et des acteurs du contexte social
et culturel dans lequel ils s’inscrivent. En effet, ils sont témoins en ce qu’ils sont
instrumentalisés, c’est-à-dire mis en place pour servir des impératifs répondant à
certaines réalités socio-économiques qui leur sont préexistantes et dont ils
dépendent ; et ils sont acteurs en ce qu’ils sont des instruments, c’est-à-dire des
processus actifs qui, en servant ces impératifs socio-économiques, alimentent et
amplifient les logiques constituant le contexte général qui les a mis en place.
C’est à travers leur nature d’outils communicationnels que ces dispositifs
interactifs se donnent à lire comme des témoins : les discours et imaginaires
mobilisés pour véhiculer l’idée d’une réinvention de la télévision et d’un
repositionnement du public nous informent ainsi sur les idéologies plus vastes qui
alimentent le contexte socioculturel dans lequel ils s’inscrivent. En s’annonçant
comme des instruments de la révolution numérique, les dispositifs interactifs se
mettent au service d’une stratégie, non pas de repositionnement factuelle, mais de
réinvention communicationnelle. En effet, les véritables changements opérés pour
donner une place plus importante aux téléspectateurs, et ce via la participation et
l’interaction, sont réalisés au niveau de la forme et non du fond, sur la mise en scène
de la participation et non sur la consistance de la participation en elle-même. Les
formats proposés par les programmes étudiés ici n’offrent ainsi rien de nouveau aux
téléspectateurs, ces derniers ne bénéficiant pas d’un pouvoir plus grand que
lorsqu’ils participaient par téléphone ou minitel, si ce n’est qu’ils sont désormais
92
physiquement visibles, et ce grâce aux évolutions et améliorations techniques des
supports technologiques utilisés.
Ainsi, la différence entre le programme The Voice, pensé et présenté comme une
émission de talents assez classique, et Rising Star, introduit comme le télé-crochet
« nouvelle génération », ne tient pas dans la possibilité offerte au public de choisir le
candidat gagnant, cela étant déjà possible dans le premier, mais dans la manière de
le faire. Là où Rising Star permet à tout un chacun de voter gratuitement tout au long
de la saison et récompense les participants en affichant leurs photos de profil à
l’écran, leur permettant ainsi d’exister à travers leur action de vote, The Voice les
laisse dans l’anonymat, et ce bien qu’ils aient payé pour participer.
Les dispositifs interactifs télévisuels de notre corpus ne sont donc pas des acteurs de
la co-création généralisée et de la prise de pouvoir des publics sur les contenus
qu’ils consomment, mais sont les témoins du contexte socioculturel qui a vu naître
ces idéologies. En filigrane de ces dispositifs, c’est la naissance d’une nouvelle
démocratie numérique qui se donne à voir, accompagnée de toutes ses promesses
et de tous ses paradoxes, démocratie qui prend racine dans le web participatif
rapidement évoqué ici, et ayant pour grandes lignes directrices le partage des
savoirs, le logiciel libre et la fin de la propriété intellectuelle.
Cependant, si les objets étudiés tout au long de ce mémoire n’influent pas sur
la mise en place effective de cette nouvelle démocratie numérique, ils n’en restent
pas moins des acteurs de l’évolution des fonctions et pratiques des multiples corps
sociaux impliqués dans les industries de la culture et du divertissement, et ce à
travers leur rôle d’instruments économiques. En effet, sous couvert d’une révolution
participative, les dispositifs interactifs contribuent en réalité à l’évolution des
stratégies économiques mises en place par les médias, qui tendent à une hybridation
généralisée des statuts et des modes de communication des acteurs prenant part à
cette industrie, favorisant ainsi des logiques capitalistes de plus en plus fortes car
débridées.
Cette hybridation concerne, tout d’abord, les marques et les médias, qui se
présentent désormais sous les mêmes formes communicationnelles et qui répondent
aux mêmes types d’impératifs économiques de rentabilité et de rationalisation des
coûts, mais concerne aussi, et cela est moins visible, l’hybridation des activités
relationnelles humaines et marchandes, les marques-médias tendant, d’une part, à
93
s’humaniser en s’insérant dans le quotidien des individus grâce à des dispositifs
interactifs présentés comme ludiques et désintéressés, et les téléspectateurs
tendant, d’autre part, à s’affirmer de plus en plus comme des consommateurs-
ambassadeurs en introduisant dans leurs conversations et activités quotidiennes des
discours promotionnels au service des marques-médias.
En insérant ainsi des logiques marchandes dans toutes les pratiques liées à la
création, la diffusion et la consommation médiatique, les entreprises télévisuelles ont
réussi à tirer profit de ce qui leur échappait jusqu’à présent, et ce, notamment, grâce
au pouvoir de l’économie scripturaire qui a entrainé la mise à l’écriture généralisée
des pratiques des téléspectateurs, permettant ainsi la récupération et la
marchandisation de leurs traces.
Ainsi, les dispositifs interactifs télévisuels sont bien les acteurs d’un changement,
mais pas de celui présenté et vendu aux télénautes, qui les pensent comme ayant
été mis en place pour leur offrir une meilleure expérience télévisuelle et leur
redonner un certain pouvoir, alors même qu’ils ont été établis pour servir les
marques-médias et renforcer les logiques capitalistes favorisant les plus puissants.
Si cette instrumentalisation économique des dispositifs interactifs nous semble
importante, même primordiale, pour la mise en place d’un modèle viable et durable,
nous pouvons tout de même regretter le fait qu’elle ait pris le pas sur la créativité des
acteurs de l’industrie télévisuelle, qui ne semblent alors pas avoir poussé assez loin
la réflexion sur les possibilités que leur ouvrait la création de tels outils. En effet, bien
qu’il y ait eu des efforts de la part des producteurs des programmes étudiés ici pour
revaloriser les dispositifs interactifs en les déplaçant de la périphérie au cœur de
leurs offres, notre analyse a révélé que ces efforts étaient essentiellement
concentrés sur leurs mises en scène et leurs discours d’escorte. Ainsi, ces
instruments, porteurs d’une multitude de possibilités innovantes, ne sont exploités ici
qu’au dixième de leurs possibilités, leur mise à profit consistant essentiellement à la
mise en place d’une posture communicationnelle destinée à pousser les
téléspectateurs à les consommer.
Ce blocage des producteurs vis-à-vis de la mise en place de dispositifs interactifs
pleinement et effectivement centraux dans leurs programmes, peut s’expliquer par le
modèle même de l’industrie télévisuelle qui fonctionne encore aujourd’hui selon des
logiques très lourdes et procédurières, inadéquates aux règles régissant les médias
94
informatisés et le réseau Internet. Ainsi, la mise en place de programmes et de
dispositifs véritablement innovants et intéressants, tant du point de vue de leur
rendement que de leur utilisation, requerrait un premier changement dans
l’organisation même de l’industrie télévisuelle.
Pour ce faire, il faudrait appliquer le même processus d’hybridation déjà
installé dans les cas des marques-médias et des relations humaines et marchandes,
au système organisationnel de la télévision, en y insérant des logiques inspirées des
mondes professionnels du web ou même des jeux vidéos. Cette hybridation
passerait d’abord par une réflexion sur le modèle de la télévision, qui amènerait à un
repositionnement profond de son offre, au regard des importantes évolutions des
manières de communiquer, travailler et consommer, introduites et accentuées par la
démocratisation des médias informatisés. Si aujourd’hui la télévision n’est
participative et interactive que de nom, elle pourrait se présenter et s’utiliser comme
un véritable outil hybride, ouvert à la co-production, en se repositionnant de manière
effective et pas simplement communicationnelle.
Ce repositionnement de la télévision, destiné à intégrer pleinement les logiques liées
aux médias informatisés en vue d’une hybridation de ces deux modèles, pourrait
passer par la refonte du système de distribution télévisuel, qui se fait depuis toujours,
et encore aujourd’hui, dans un mouvement descendant, des producteurs-diffuseurs
vers les téléspectateurs. Il serait intéressant d’envisager une refonte de ce modèle
de transmission unilatérale pour aller vers un modèle de réseaux axés sur des
échanges plurilatéraux.
Les entreprises télévisuelles ne se contenteraient alors plus d’exporter simplement
leur modèle sur les médias informatisés et de l’y transposer presque tel quel à l’aide
de dispositifs préexistants, communs et bien souvent mal exploités, donc peu
intéressants – comme c’est le cas aujourd’hui avec la multiplication des applications
de façade et des profils sur les réseaux sociaux – mais élaboreraient en partenariat
avec d’autres entreprises spécialisées dans des domaines divers et variés, liés, ou
non, aux métiers du web, de nouveaux dispositifs propres, intrinsèquement adaptés
à leurs offres médiatiques.
De plus, pour être intéressants et constituer véritablement le cœur de l’offre
télévisuelle, les dispositifs interactifs devraient être pensés, non plus comme des
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points d’entrée pour les télénautes, mais comme des points de départ à la création
des programmes. Cela supposerait que leur utilisation ne soit plus optionnelle mais
obligatoire, devenant une clause à part entière du contrat d’énonciation. Ainsi, tous
les consommateurs de ce type d’émissions seraient aussi forcément utilisateurs des
dispositifs interactifs, ce qui obligerait les producteurs à faire un travail d’anticipation
toujours plus fin et abouti autour des pratiques de leurs publics.
De manière plus générale, nous constatons d’ailleurs que l’exclusion anticipée et
choisie de certaines catégories de télénautes est une des conditions sine qua none
de la mise en place de dispositifs se voulant effectivement interactifs et participatifs,
et ce quelle que soit leur nature. En effet, la volonté de toucher le public le plus vaste
possible oblige les producteurs à niveler par le bas les représentations des pratiques
des téléspectateurs, et donc à mettre en place des technologies très simples et
contraignantes, donnant lieu à une participation de façade et une interactivité
complètement automatisée, comme c’est le cas à travers le dispositif interactif de
Rising Star.
Une meilleure concentration sur un public de niche, c’est-à-dire un public
préalablement anticipé à travers la revendication de certaines pratiques médiatiques,
et ce qu’elles concernent un nombre conséquent d’individus ou non, aurait pour
double avantage de rendre l’utilisation de tels dispositifs plus intéressante pour les
marques-médias d’une part, qui auraient accès à des catégories de consommateurs
beaucoup plus réceptifs et investis, intégrant de manière très naturelle les discours
promotionnels, et pour les télénautes d’autre part, en ce que ces dispositifs seraient
véritablement pensés à travers leurs pratiques,.
Pour finir, notons que le raisonnement proposé brièvement ici s’inscrit dans
l’idée plus globale que l’hybridation qui est en cours dans de nombreux domaines,
qu’ils soient relatifs aux dispositifs interactifs télévisuels ou non, tend à se
généraliser. En effet, les frontières qui séparaient traditionnellement les multiples
domaines politiques, économiques, culturels ou sociaux, se délitent peu à peu, et les
mêmes codes communicationnels sont désormais partagés par ces groupes
auparavant bien distincts.
Ce phénomène, que certains pensent en terme d’uniformisation de la société,
relèverait en réalité plutôt d’une redéfinition des catégories socioprofessionnelles
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traditionnelles, effectuée par quelques grands groupes industriels pour s’adapter à la
globalisation des pratiques culturelles et en tirer profit.
97
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ANNEXES
Annexe 1 : Le dispositif interactif de la série What Ze Teuf
Figure 1 : Le compte Twitter de la série
Figure 2 : Les propositions scénaristiques des télénautes via le hashtag #WZT
101
Figure 3 : Présentation du dispositif interactif et du concept dans lequel il s’inscrit sur le site
welovecinema.com de BNP Paris Bas
102
Annexe 2 : Le dispositif interactif de l’émission Ca vous regarde
Figure 1 : Formulaire de participation proposé sur le site de l’émission
103
Figure 2 et 3 : Intervention d’une sentinelle citoyenne par visioconférence durant la diffusion de
l’émission
104
Annexe 3 : Le dispositif interactif du télé-crochet Rising Star
Figure 1 et 2 : Interface de l’application utilisée par les télénautes pour voter
105
Figure 3 : Mise en scène à l’écran de la participation des télénautes
106
Figure 4 et 5 : Publicitarisation de l’offre médiatique
107
MOTS CLES Interactivité
Dispositifs interactifs
Télévision
Programmes télévisés
Publicitarisation
Dépublicitarisation
Hybridation
Economie de l’attention
Individualisation
Individuation