Download - Proustet Baudelaire
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Proustet Baudelaire
Le grand homme n'estjamais aero-
lithe.
Baudelaire: Les Liaisons donge-reuses.i)
J'allais chercher b me rappeler les
pieces de Baudelaire...pour ache-
ver de me replacer dans une filiationaussi noble, et me donner par lb 1'as-
surance que 1'ceuvre . . . m6ritait 1'efifbrt quej'allais Iui consacrer...
Proust; A la Recherche du Temps
Perdu.2)
I
En 1896, quand furent publi6s les Plaisirs et les Jlours, on n'6tait
pas unanime h regarder Baudelaire comme un grand g6nie. Quoiquereconnu tres original, il etait encore le poete rnaudit, immoral des
Fleurs du Mal. Si Proust s'empressa de citer quelques vers de ce re-
cueil dans ses premices, c'est sans doute par snobisme !itt6raire. Mais
il n'est que de lire les Plaisirs - ce qui est le plus important -
pour
s'apercevoir que Proust fut de la meme famille litt6raire que Baudelaire.
On sait quelle compassion Proust montra pour ce poete << qui a
lutt6 toute sa vie contre la misere et Ia calomnie >>3) et quel culte il
rendit h son g6nie poetique. Cette sympathie, manifest6e des 1'adoles-
cence, lui inspira deux essais, 1'un Sainte-Beuve et Baudelaire4), 1'autre
Abr6viations: CGP-Correspondunce gchidrale de Proust, Plon, 6 vol. CH-Chroniques, NRE CSB
- Contre Sainte-Beuve, suivi de IVbuweaux me'laqges, Galli-
mard. PM - Pkestiches et Me'langes, NRF. RTP - A la Rechcrcke du Tlemps Perdu,Bibliotheque de la Pl6iade, 3 vol. CGB- Cerrespon`iance ge'ne'rale de Baudeimre,
Louis Conard, 6 vQl. BPB- CEuvres"completes (le Bauclelaire, Bibliotheque de la
Pleiade, 1954.
1) BPB, p. 997.
2) RTP, p. 920.
3) CSB, Sainte-Beuve et Baudblaire, p. 192.
4) La cDnfi:ontation des texte$ fait apparaitre que Proust, pour 6crire cet essai,
utilise des documents que lui fburnit la biographie baudelairienne d'Eugene et Jac-ques Crepet. Voir 1'appendice h la fin du present article.
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A propos de Baudelaire ecrit en 1921. Pendant cette vingtaine d'ann6es,
elle ne fit que s'approfondir b ce point que le second de ces essais
peut 6tre consid6r6 comme un v6ritable hommage au g6nie de Bau-
delaire. Dix-sept mois apres cet essai, Proust meurt sans avoir pu
achever A ki Recherche du Tlamps l'erdu.
Que 1'influence de Baudelaire ft)t indubitable, nous 1'admettons
d'autant mieux que 1'oeuvre de Proust a commence de nous en offrir,
par la d6couverte r6cente de documents inedits, des t6moignages cer-
tains. Mais, h proprement parler, quel ascendant le poete exerga-t-il
sur Proust? C'est 1ale probleme essentiel que nous entendons examiner
successivement sous 1'aspect esth6tique, puis psychologique.i)
II
<< S'il y a eu dans sa vie, ecrit Bernard de Fallois sur Proust, une
p6riode de r6signation et d'6chec, c'est bien, semble-t-il, celle qui
pr6cede Sainte-Beuve. >>2) A la p!ace de << ces 6clairs, ces appels, ces
tremblements par quoi d'ordinaire se signale la naissance d'une ceuvre
importante >}2}, regnait sur sa vie d'alors << le silence de plus en plus
pesant >>2). En fait, cette p6riode pr6cedant Contre Sainte-Beuve qu'on
suppose 6tre ecrit du printemps 1908 h l'automne 19093), fut marqu6e
par une crise grave oU Proust dut se sentir menac6 de la perte totale
de son grand livre; d6faillance physique, maladie de la volont6, im-
puissance cr6atrice, tout semblait se liguer pour briser definitivement
1'ideal r6v6 par Marcel. Malgr6 son impatience, il se d6courageait h
cause de sa mauvaise sant6. Le complexe de 1'6chec le dominait de
plus en plus. Enfin il se trouva devant une impasse.
C'est dans cette phase si grave que Baudelaire entra dans 1'esprit
de Proust. Pour quelle raison a-t-il donc song6 alors au poete des Fleurs du Mal.2
Nous connaissons 1'existence d'un carnet inedit oU Proust consi-
gnait des r6flexions personnelles ou des remarques litt6raires, h une
6poque qui, selon toute vraisemblance, est 16gerement ant6rieure h
1) L'examen de ce problbme n'a pu etre qu'amorc6 jusqu'h pr6sent, dans le
Proust et Baudelaire de Rene Galand (PMLA, December 1950, pp. 1011-1034). A
signaler aussi un essai de rapprochement dans Le Comique de Marcet Proust de L. Mansfield, Nizet, 1953, pp. 187-214.
2) CSB, P,t{fZice, p. 18. 3) K. Inoue: La structure de l'ceuvre de Marcel Proust, p. S3.
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Sainte-Beuve. Or on trouve dans ces lburnaux intimes de Proust cette
page fort r6v61atrice.
La paresse ou le doute ou 1'impuissance se refugiant dans le doute
sur la fbrme d'art. Faut-il faire un roman ? Une etude philosophique ?
suist'e romancier? Ce qui me console c'est que Baudelaire a fait les
poemes en prose et les Fleurs du mal sur les memes sujets...En
realite, ce sont des faiblesses. Nous autorisons en lisant les grands
ecrivains les defaillances de notre id6al qui valait mieux que leur
oeUvre.i}
Nous croyons avec Bernard de Fallois qu'en lisant Baudelaire.Proust a voulu trouver la justification des <<d6faMances>> de son
" id6al >}, et une consolation. Mais 1'emotien qui se d6gage de ce pas-sage nous laisse entrevoir, en outre, son tatonnement angoiss6 poursurmonter un 6tat de stagnation et se remettre au travail. Rien de plusint6ressant que de relire ici les lettres que Baudelaire ecrivit h sa
mere: << Si j'allais devenir infirme, ou sentir rnon cerveau d6p6rir avant
d'avoir fait ce qu'il me semble que je dois et puis faire! >>2) et ailleurs
deux ans et demi avant sa mort: << Aurai-je le temps...de reparer
tout ce que j'ai h reparer? Si j'6tais sGr au moins d'avoir cinq ou six
ans devant moi! >>3) Invinciblement on pense h Marcel 6crivant h Mme
Strauss: {{ C'est si ennuyeux de penser tant de choses et de sentir que1'esprit oU elles s'agitent p6rira bient6t sans que personne les con-
naisse"4} ou encore au narrateur de la Recherche qui, h la veille de
mourir, se dit: << Je savais tres bien gue mon cerveau 6tait un riche
bassin minier . . . Mais auraisje le temps de les (des gisements pr6--
cieux) exploiter? "5} Quelle analogie de destinee entre ces deux ecri-
vains! Il est fbrt probable que Proust, qui connaissait bien la bio-
graphie du poete, avait alors devant ses yeux le spectre de la vie man-
qu6e baudelairienne. Cette vie dut lui apparaitre comme un n6faste
1) K. Inoue. op. cit., pp. 96-97. Le Point: Cinivers de Pv'eust (1959, p. 79).Voir aussi un autre passage de Proust qui repr6sente Ia meme idee avec un peu de
detail dans ATlarval (CSB, p. 159).
2) CGB, t. II, p. 398. Le passage suivant nous assure que Proust lisait dejb la
correspondance de Baudelaire au temps du Contre Sainte-Beuwe; {<Je comprends
que tu (maman) n'aimes qu'h demi Baudelaire, tu as treuve dans ses lettres, comrne
dans celles de Stendhal, des choses cruelles sur sa famillq >>. (CSB, Sainte-Beuve et
Bauclelaire, p. 179)
3) CGB, t. V, p. 2.
4) ceB, t. vl, p. Io6.
S) RTP, t. III, p. 1037.
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signe pr6curseur de la sienne. Proust h son tour fut hant6 par 1'ideefixe de la mort r6duisant h neant tous ses projets. Bient6t nous allons
le voir s'6vertuer h reprendre sa carri6re litt6raire, presque interrompue,
lh oU s'arr6ta celle de son mattre Baudelaire. Quel Cheminement leconduit h son Sainte-Beuve, h 1'6tablissement de son << ideal >> esthe-・
tique?
III
Ce qui atteint Baudelaire aux sources m6mes, dans les dernibres
ann6es de sa vie, ce sont non seulement les crises d'exasp6ration ner-veuse, mais, plus gravement, l'atonie, l'impuissance. Et 1'effondrement
comrnence en 1862, comme le prouve dans Mon ca?t{r mis d nu le fameux
passage suivant: K J'ai cultiv6 mon hysterie avec jouissance et terreur.
Maintenant j'ai touJ'ours le vertige, et auiourd'hui le 23 janvier 1862,
j'ai subi un singulier avertissement, j'ai senti passer sur moi le vent de
1'aile de 1'imbecillit6 >>2).
Mais Baudelaire se montrait assez lucide, meme en ses pires mo-
ments, pour connaitre quelle qualit6 de son caractere rendait encore
pessible 1'activite litteraire. Qu'on lise la lettre qu'il 6crivit h Sainte-Beuve deux jours apres K1'avertissement>>: << Quand je vois votre
activite, votre vitalit6, je suis tout honteux; heureusement j'ai dessoubresauts et des crises dans le caract6re qui remplacent, quoiquetres insuMsamment, 1'action d'une volonte continue >>2). On aurait donc
tort de ne voir dans son << hyst6rie >> impulsive que son aspect n6gatif;
contrairement h ce qu'on en attendrait, elle produit une myst6rieuse
6nergie. Cela explique pourquoi il ose aflirmer que << Toute pens6esublime est accompagn6e d'une secousse nerveuse, plus ou moins forte,
qui retentit jusque dans le cervelet >>3).
Chose remarquable, il est manifeste que la lettre citee plus hauttomba sous les yeux de Proust, car il en citait lui-meme d'autres lignes・dans Sainte-Beuve et Baudelaire.4) Ne peut-on pas supposer que les
mots soubresauts et crises se sont impos6s h son attention? L'hypothbse・est s6duisante, si l'on songe que Proust, qui partageait le temp6ramentatrabilaire et entheusiaste de Baudelaire, a da connaftre la mEme in-
1) BPB, Mon cecur mis d nu, p. 1233.
2) CGB, t. IV, p. 46.
3) BllB, Lepeintre dle la vie moderne, p. 888.
4) CSB, p. 176.
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qui6tude, devant le probleme de 1'activite litt6raire.
On sait que les nerfs ultra-sensibles de Baudelaire s'animent d'unefagon presque magique dans La Chambre tlouble: sous 1'op6ration nareo-
tique de son exquise sensibilit6, << ce sejour de 1'6ternel ennuiDP
apparait comme transform6 en << une chambre qui ressemble b une
rEverie"i) ou en << une chambre v6ritablement spirituelle >>i) oU 1'au-
delh se laisse percevoir par tous les sens perfectionn6s; et, finalement,
la pointe ac6r6e de a 1'Infini >>, comme nous 1'a d6peint Baudelaire dansLe Conjiteor de l'Artdste, p6netre jusqu'au fbnd de 1'ame.
Proust parait avoir 6t6 s6duit par cette sensibilit6 baudelairienne
non moins que par 1'hysterie nervalienne. Baudelaire proclamait
qu' K il y a une grandeur dans toutes les folies, une fdrce dans tous les
exces"2). Et Proust pense 6galement que c'est lh une marque inde-
niable du g6nie, dont le sens litt6raire serait incompatible avec celui
d'un bourgeois frangais mod6r6.
Certes, nous nous rappelons 1'ivresse de ces premieres matinees
d'hiver, le desir du voyage, 1'enchantement des lointains ensoleilles.
Mais notre plaisir est fait de trouble. La grace mesuree du paysage
en est le matiere, mais il (Nerval) va au delh. Cet au delh est inde-
finissable. Il sera un jour chez G6rard la fblie.S) En attendant, il n'a
rien de mesure, de bien frangais. Le g6nie de Gerard en a impr6gne
ces noms, ces lieux. Je pense que tout homme qui a une sensibilite
aigue peut se laisser suggestionner par cette reverie qui nous laisse
une sorte de pointe, K car il n'est pas de pointe plus aceree que celle
de 1'Infini ".4)
Qui ne voit combien cet h6ritage baudelairien favorisait, chez
1) BPB, La Chambre dbuble, pp. 285-287.
2) BPB, Lepet'ntre cle la wie moderne, p. 907.
3) Proust n'a jamais cesse de s'interesser h la folie nervalienne, qu'il devaittraiter b fond dans son article de 1920 : {{ Cette folie n'est presque que le rnoment
oti les habituelles reveries de Gerard de Nerval deviennent inethbles. Sa fblie est
alors comme un prolongement de son ceuvre ; il s'en 6vade bientat pour recommencer
a 6crire. Et la fblie, aboutissant de 1'ceuvre pr6c6dente, devient point de depart et
matiere meme de 1'ocuvre qui suit. " (CiZr, A propos du K st3;le )} de .FZIaubert, p. 211)
4) CSB, Nizrval, p. 164. cr: le commentaire de ce passage par le Professeur
Pommier qui remarque que Proust et Baudelaire ont la merne conception des moments
privilegies ; K Qu'il y ait des 6tats exceptionnels oti meme le r6el devient poetique, il
(Proust) ne le nie pas absolument, quitte ) en signaler les condhions surtout physiqueset physiologiques . . . C'est-ti-dire que Proust avec ces matinees d'K exaltation ",
comme il dit, cesse d'etre ingrat envers le present et qu'il en revient aux heures de
grace, aux fetes du cerveau de Baudelaire. " (RHLIF; octobre-d6cembre 1954, P)'otcstet Sainte-Beuve, p. S41).
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Proust comme chez les symbelistes, la r6velation d'une mysterieuse
facult6 litt6raire que M. Raymond nomme pertinemment << une sen-
sibilit6 nouvelle, infiniment d61icate, orient6e vers des ph6nomenes
qui seraient du ressort d'une me'tmpsychologie >>.2i) De fait, Proust en
viendra plus tard (dans A propos de Baudelaire) h d6clarer la primautede 1'artiste malade ou n6vrose:
Ces artistes harmonieux ou r6fi6chis . . . ne constituent pas eux-
memes, les Voltaire par exemple, un temps ind6fini par rapport h
quelque malade, un Baudelaire, mieux encore un Dostoi'evski qui
en trente ans, entre leurs crises d'6pilepsie et autres, cr6ent tout
ce dont une lign6e de mille artistes seulement'bien portants n'au-
raient pu faire un alin6a.2)
Telle est la valeur cr6atrice d'une fbrce irrationnelle qui jaillit de
leur temp6rament singulier: fdrce que Baudelaire nommait << 6nergie
instinctive >> et Proust, << puissance myst6rieuse >>3). Ainsi la sensibilit6
anormale, qui n'est h 1'origine qu'une cons6quence de 1'inf6riorit6
phys'ique, se revelera, dilat6e en puissance esth6tique, pleinementcapable d'engendrer des actes litt6raires. Et cette conviction d'ordre
esthetique amene Proust h se persuader que son << id6al }} -th6orie
de la reminis ¢ ence - quoique tres chim6rique, acquerrait la force du
r6el, une fois transpose << dans le domaine de la seule r6aiit6 pourchacun, dans le domaine de sa propre sensibilit6 >>4).
1) Marcel Raymond : De Baudelaire au surre'alisme, p. 45.
2) C", A propos de Baudelaire, pp. 216-217. Il conviendrait de rappeler iciles mots touchants du docteur Bourbon b une n6vrosee : K Supportez d'etre appe16e
une nerveuse. Vous appartenez h cette famille magnifique et lamentable qui est le
sel de la terre. Tout ce que neus connaissons de grand nous vient des nerveux. Cesont eux et non pas d'autres qui ont fonde les religions et compose Ies chefs-d'oeuvre.
Jamais le monde ne saura tout ce qu'il leur doit et surtout ce qu'eux ont soufTbrt
pour le lui donner. Nous goatons les fines musiques, les beaux tableaux, mMe de-licatesses, mais nous ne savons pas ce qu'elles ont cofit6 b ceux qui les inventerent.d'insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d'urticaires, d'asthmes, d'6pilepsies,
d'une angoisse de mourir qui est pire que tout cela...>> (RTP, t. II, p. 305).
3) BPB, Le pelntre de la vie moderne, p. 89S; CH; Contre l'Obseun'te', p. IZK).
Voir aussi la remarque du Professeur Inoue sur la valeur esthetique de cette " puis-sance mysb6rieuse >> (Ptoust et Chardin dans les Etudes de Langue et Litte'rature
R'anFaises, NO 1, Librairie-Editeur Hakusuisha, Tokyo, 1962, p. 10).
4) RTP, t. III, p. 884.
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IV
L'influence de Baudelaire marque une phase d6cisive dans 1'evolu-
tion du future auteur de la Recherche; d6sormais, Proust saura, lui
aussi, reconnattre la valeur esth6tique de << 1'imagination creatrice >>
qu'il nous faut h pr6sent 6tudier, pour bien saisir comment <d'id6al >>
proustien se congoit et se r6alise.
L'art baudelairien est fbnde sur 1'imagination, devenue cette
<< puissance sublime >>i) dont la port6e cr6atrice est proclam6e en maint
endroit de 1'eeuvre; d'abord dans Le Gouvernenzent de l'imagination:<< Tout 1'univers n'est qu'un magasin d'images et de signes auxquels
1'imagination donnera une place et une valeur relative; c'est une espbce
de pature que 1'imagination doit dig6rer et transformer >>2). Or cette
idee se retrouve dans la conception proustienne des beaux-arts: le
monde ext6rieur fournit au peintre, lit-on dans Monet, << la nourritureceleste que peut trouver netre imagination dans des choses moins
d6termin6es >>3).
Mais un autre passage de Baudelaire m6rite davantage de nous
arreter: << Elle (1'imagination) d6compose toute la cr6ation, et, avec
les mat6riaux amass6s et dispos6s suivant des regles dont on ne peuttrouver 1'origine que dans le plus profond de 1'Sme, elle cr6e un monde
nouveau, elle produit la sensation du neuf >}4). Ces traits particuliers de1'imagination baudelairienne ne nous permettraient--ils pas de pro-poser un rapprochement avec ceux que Proust attribuait h la vision
d'Elstir: << Le g6nie artistique agit h la fagon de ces temp6ratures ex-
tramement 61ev6es qui ont le pouvoir de dissocier les combinaisons
d'atomes et de grouper ceux-ci suivant un ordre absolument contraire,
repondant h un autre type D5)? Comment caract6riser de maniere pluspr6cise le fonctionnernent de l'imagination? Dans cet accord que nous
1) BPB, Le Gouvernement de l'imogination, p. 776.
2) BPB, ibid., p. 779.
3) CSB, Monet, p. 398. Cet essai sur Monet, qui est un des prototypes d'Elstir,nous semble inspire, ne filt-ce que partiellement, de Baudelaire du Peintre de la vie
modlerne, surtout de l'Artiste, heimne da monde, homme cles jFbules et enfont (BPB,pp. 885-891).
4) BPB, La reine des faculte's, p. 773.
5) R71P. t. III, p. 861. Sans se rendre cQmpte de cette fbnction de 1'imagina-tion, on ne pourrait comprendre la raison fbndamentale pour laquelle Proust et Baude-laire ont attache de 1'importance extrame ti la metaphore (voir vactor fftrgo de Baude-laire, BPB, pp. 1082-1094).
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relevons entre les deux auteurs, il y a assurement plus qu'une coi'nci-
dence: comment Proust n'aurait-il pas son pr6d6cesseur en m6moire
au moment oU il allait traduire, dans son propre vocabulaire, la fonc-
tion du K g6nie artistique >>?
Encore un paral161isme h signaler: pour que Baudelaire s'enfbnce
dans 1'univers surnaturel, il lui faut recourir h 1'imagination et aux
sens excit6s par elle; de meme, afin de connaltre des etats privi16gi6s,Proust doit etre h l'afffit de tout ce que sa sensibilit6 de malade peut
lui offrir. Bien sfir, la reminiscence est, initialement, donnee par les
sens, mais c'est 1'imagination qui 1'61abore. Proust est maintenant con-
vaincu que 1'op6ration simultan6e de ces deux facult6s seule rend pos-sible la r6alisation miraculeuse de son << id6al >> litt6raire, ce qu'il devait
formuler cemme la clef de son esth6tique h la fin de la Recherche.')
v
Il est incontestable que Proust et Baudelaire sont tous deux dis-
poses h reconnaitre dans la theorie de la r6miniscence et dans celle des
cerrespondances la voie d'<< un monde nouveau " oU regne un ordre
supr6me, myst6rieux certes, mais vrai et d6cisif. Quelle est donc, au
demeurant, la cause principale qui leur inspirait ce desir de s'6vader
dans des r6gions inconnues? C'est, sans doute, la grande aspiration vers
1'au-delh surnaturel qu'6prouve un hemme destin6 au joug des Nombres
et des Ftres, une aspiration m6taphysique, en somme, plut6t que senti-
mentale, en rapport 6troit avec une r6flexion toute pascalienne sur
1'existence humaine, que Baudelaire qualifiait de << brumeuse >>2).
En effet, le goufi}e et le n6ant, deux grands symboles d'un pessi-
misme dont sont empreintes la Recherche comme les Fleurs du Mal, se
1) Clf. Ie passage important sur le principe de la reminiscence proustienne:<< Tant de fbis, au cours de ma vie, la realite m'avait degu parce qu'au mement oU
je la percevais, mon imagination, qui etait rnon seul organe pour jouir de la beaute,ne pouvait s'appliquer b elle, en vertu de la loi in6vitable qui veut qu'on ne puisseimaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain I'effet de cette dure Ioi s'etait
trouv6 neutralise, suspendu, par un expedient merveilleux de la nature, qui avait
fait miroiter une sensatien . . . b la fois dans ie passe, ce qui permettait h mon imagi-nation de la goater, et dans lc present oU 1'ebranlement effZictif de mes sen$ par le
bruit, le contact du linge, etc. avait ajoute aux reves de 1'imagination ce dont ilssont habituellement d6pourvus, 1'id6e d'existence, et, grace ti ce subterfuge, avait
permis b mon atre d'obtenir, d'isoler, d'immobiliser-la duree d'un eclair-ce
qu'il n'apprehende jamais : un peu de temps i 1'etat pur >>. (RTP, t III, p. 872)
2) BPB, Elgvation, p. 86.
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presentent ct toute occasion 6galement dans la vie r6elle de Proust et de
Baudelaire.
Or il est ti remarquer qu'ti mesure que leur pessimisme va crois-
sant, leur esthetique gagne, en revanche, d'6blouissants attraits. Commesi le sentiment du gouffre et du n6ant, tout h fait negatifs en eux-
m6mes, avait pa!adoxalement rendu plus humaine, plus sublime 1'ceuvre
des deux 6crivains. Rencontre d61icate et 6mouvante de I'esth6tique
et du psychologique! Vues sous ce jour, la vie et 1'ceuvre de Baudelaire
nous apparaissent comme une figure proph6tique de 1'aventure prous-tlenne.
Certes, la vie du poete fait songer h un cercle vicieux auquel fut
condamn6 un paresseux nerveux dou6 d'un grand genie. Mais ce n'est
pas notre propos de revenir sur tous les details de son echec. Rappelons
simplement un seul des aspects de sa vie.
Le gDuffre, mot-clef baudelairien qui figure en maint endroit des
Fleurs du Ma4 est une image fort evocatrice de 1'existence de l'hommesitu6 au dessus d'<< un grand trou "i). Nulle m6taphore plus exacte,
plus poignante que le gouffre pour traduire un cachot oU le poete,atteint du spleen, trainait sa vie ennuyeuse, p6n6tr6e d'une << vague
horreur >>.O
C'est d'abord, comme on sait, sous la forme du Temps que la
conscience du gouflire se manifeste chez lui. Le Temps horrible qui<< mange la vieD2) du poete constitue son " obscur Ennemi D2}. Or, h
partir de 1855, date oU parut le po6me intitu16 L'Ennemi, << ce n'est
plus la lenteur du temps qui 1'efflraie, remarque Antoine Adam, c'est
au contraire sa marche irresistible, c'est 1'impossibilit6 de faire avec
des forces amoindries ce qui efit 6t6 possible autrefois >>3). La m6-
tamorphose du temps correspond bien b celle du poete: un r6volt6
<{ autrefois amoureux de la lutte >>4) est maintenant comme un nau-
frag6, jouet du temps. Qu'est-ce que le n6ant, sinon la sensation du
poids mortel de 1'existence, insupportable pour un K esprit vaincu,
fourbu "4} ?
Baudelaire, en s'6criant: << Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta
chute? ", se jette dans le n6ant avec son r6ve, son amour, ses projets,
1) BPB, Le GotEffre, p. 244.
2) BPB, L'thnemi, p. 92.
3) reeurs du Mal (introduction, releve
edition Mustr6e, Classique Garnier, 1961), p.
4) BPB, Le Gofit du IVtiant, p. 148.
et variantes et netes par A. Adam,
36S.
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sa Parole. Accab16 par le regret de sajeunesse perdue, il nous transmet
un beau vers:
Le Printemps adorable a perdu son odeur.i)
Proust remarqua ce vers et le cita comme g le vers sublime" dans
Sainte-Beuve et Baudelaire.2) Sans doute parce qu'il en percevait, lui
aussi, le sens profond.
Proust et le n6ant! S'il est permis de croire que le jeune Marcel6tait dejh victime de 1'asthme et de la nervosit6, oti chercher son v6ri-
table << Printemps adorableD? L'amour pour sa mere, le plus grand
d61ice, semble avoir la mEme teinte incestueuse qu'on lui reconnait
chez Baudelaire.3) Et les charmes d61icats de la nature ne peuvent 6tre
goat6s qu'au d6triment de nerfs trop sensibles. Le bonheur proustien,comme 1'ont bien remarqu6 certains biographes, s'accompagne toejours
de la souffrance et du remords.
Tout cela, naturellement, n'enleve rien au fait que seule 1'enfance
pouvait jouer le r61e de 1'age d'or, et on la retrouve transposee dans1'imagination du romancier, merveilleusement grossie et recre6e dans
le Combray quasi mythologique et sacr6 que 1'auteur lui-meme a une
fois pens6 h appeler << le Printemps >>4).
H61as! ce printemps s'6coule si vite, que Marcel se trouve bient6t
jete dans la trouble adolescence. A mesure qu'il se laisse entrainer, parune inclination irr6sistible, h la reverie, aux plaisirs, h la camaraderie
mondaine, les d6boires qui s'ensuivent lui rendent difllcilement sup-
portables les contacts decevants de la vie quotidienne. Cette ambiance
d6cadente, en partie influenc6e par la litt6rature fin de siecle, devait
se traduire de maniere ironique ou m6ditative dans les Plaisirs et les
.,Tonrs et dans JTban Santeuil. Le pessimisme naissant de ces ouvrages
pr6figurent le theme du neant qui envahira tout chez Marcel, et se
retrouvera, puissamment orchestr6, dans A la Rechercke du T17mps
Perdu.
1) BPB, Le Cofit du Ntiant, p. 148.
2) CSB, Sainte-Beuve et Bandelaire, p. 187.
3) K. Inoue, op. cit., pp. 150-152.
4) K Cher ami, j'ai pense h appeler mon premier volume le Printemps.de Robert : Comment ddbltta Marcel Proust, NRF, 192S, p. 75)
>> (Louis
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Lh r6side, remarquons-le bien, une funeste tentation, qu'ont con-
nue les deux 6crivains: de jeter au n6ant la litt6rature m6me, avec tout
le reste. Le moment critique est celui oti 1'existence entiere, y compris
1'ceuvre litt6raire, parait trop insupportable pour ne pas susciter un cri
de desespoir:
- H61as ! tout est ablme, - action, desir, reve, Parole !i)
ou 1'expression d'un scepticisme d6sabus6: << la litterature ne rev61ait
pas de verit6 profbnde >>2). De fait, il arrive souvent que des ecrivains,
confront6s h une 6preuve du meme genre, et incapables de la soutenir,se refugient dans <<1'assurance objective de 1'6tre>>3) ou dans << le
neant et tous ses succedan6s...toutes les formes de salut par 1'im-
puissance et la st6rilite >>. Comment expliquer, sinon par ce mensonge
h soi-meme, par ce subterfuge, les ambitions academiques de Baude-laire ou ses prieres r6it6r6es h Sainte-Beuve de faire un article sur lui?
Il est d'autant plus ernouvant de voir Baudelaire, ayant d6nonc6 la"Parole >> comme abfme dans le Gouffre, ne sauver que la po6sie dansle n6ant, en signalant 1'impossibilit6 comme trait essentiel de la litt6--rature. Blanchot, comparant le vers cit6 plus haut b un passage des
Fuse'es oti la K Parole >> ne passe plus pour abfme`), a relev6 un change-
ment fort significatif de 1'attitude baudelairienne pour la po6sie.
Oubli dramatique. A 1'heure oti la parole va devenir pour lui
(Baudelaire) ce vide qu'il y a reconnu d'abord, oti, vecue comme un
vertige, elle se perd dans 1'absence qu'elle recele, c'est h ce moment
qu'il 6vite de la denoncer, cornme s'il voulait se garder ce refuge,
comme si le poeme, en lui, devenu impossible, attendait, exigeait
de se faire h partir de 1'impossibilite oU il 1'a accule.5)
Cet oubli annonce la r6surrection touchante de la po6sie baude-
1) BPB, Le Goufae, p. 244.
2) RTP, t. III, p. 709.
3) M. Blanchot: L'EZhec de Baudelaire (contenu dans La Part du Fett, Galli.mard, 1949, p. 75).
4) << Au moral comme au physique, j'ai touJ'ours eu la sensation du geuffre,non-seulement du goufue du sommeil, mais du goufllrre de 1'action, du feve, dusouvenir, du d6sir, du regret, du remords, du beau, du nombre. etc. }> (BPB, Moncaur mis d nu, p. 1233)
5) M. Blanchot, op. cit., p. 151.
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lairienne qui se produit en plein milieu du n6ant.
A pr6sent, nous pouvons nous 61ever contre 1'opinion commune
qui veut que la vie du poete n'ait 6t6 qu'une s6rie d'6checs. Sa valeur,
entierement n6gative jusqu'alors, est d6sormais susceptible de se con-
vertir et de se purifier par 1'effet r6troactif de la parole restaur6e.
Et meme d'un n6ant, r6duit h la r6alit6 neutralis6e par le pouvoir de
la po6sie, mais v6cue par 1'imagination dans un livre -・ ombre d'un
n6ant -,
s'exhale comme une essence insaisissable,
Charme d'un n6ant fo11ement attife.i)
Pour savoir comment Proust a connu cette m6me tentation dun6ant, il faut se reporter encore h l'epoque precedent Sainte-Beuve.
Nous poss6dons une lettre que Proust 6crivit h Edmond Jalouxprobablement en 1903, sur laquelle, chose curieuse, nul critique ne
s'est arret6 jusqu'h pr6sent, pas mEme Philip Kolb, auteur de ki Cor-respondance cle Marcel ,PVeoust. Elle nous apporte une pr6cieuse indica-tion sur la pensee de Proust h cette 6poque.
Monsieur,
Je vous remercie infiniment de la pensee que veus avez eue de
m'envoyer la Triomphe de la Frivolit6...Je suis toujours un peu
6tonn6 que quelqu'un ait lu les Plaisirs et les Jours. Mon editeur
m'a assur6 que personne n'6tait jamais venu !ui chercher cet ouvrage.
Il faut qu'il exagere un peu. Mais on serait deji tres heureux d'ecri-
re pour un seul lecteur comme vous etes. On pense que le hasard qui
a amen6 jusqu'ici h lui ces feuilles d6tachees est aussi providentiel que ces brises chargees d'aller porter h un arbre unique, de meme
famMe, un pollen, inutilisable aux autres, precieux pour lui, singu-
lier. Le vers de Mallarm6: KO charme d'un neant fbllement attife >>
(je ne sais si je le cite bien exactement) servirait assez exactement h
votre delicieux Triomphe. Mais c'est le neant senti, pese, recr66,
c'est-h-dire que ce n'est plus le n6ant, c'est toute la vie, toute la
sagesse, tout 1'art. Et ce Triomphe de la Frivolite est aussi un
Triomphe de la Mort . . .2)
Comment Proust a-t-il entendu ce vers cite qui n'est pas de Mal-
larme, mais de Baudelaire? A n'en point douter, la puissance de l'art,
pense-t-il, consiste en une v6ritable transmutation d'un n6ant. Qu'im-
1) BPB, Danse macabre, p. 168.
2) Edmond Jaloux : Avec Marcel Prottst, sulvi de dix-sept lettres inEdites, Paris.
La Palantine, 1953, pp. 117-118.
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porte que Proust soit destin6 h errer dans le gouffre comme Orph6e
cherchant son Eurydice dans 1'enfer, et h perdre pour jamais ce qu'ila le plus aim6, s'il recr6ait dans son ceuvre ! L'homme, comme toajours,
s'est sacrifi6 h 1'artiste qu'il porte en lui.
Voici que, malgr6 ce neant qui ne cesse jamais de le torturer d'unefagon obsedante, un d6sir plus fort, presque impulsif se reveille chez
lui, et le conduit h son << vrai travail >>, lorsque le temps est compte.
Ce n'est plus 1'oppression atroce du n6ant qu'il redoute, bien au con-
traire c'est sa propre paralysie morale. Que lit-on dans Ruskin publieen 1904, dans sa profonde meditation devant un << pauvre petit mons-
tre >} sculpt6 h la fagade de la cathedrale de Rouen?
Sans doute, pauvre petit monstre, je n'aurais pas 6te assez fort,
entre les milliards de pierres des villes, pour te trouver, peur degager
ta figure, pour retrouver ta personnalite, pour t'appeler, pour te
faire revivre. Mais ce n'est pas que 1'infini, que le nombre, que le
n6ant qui nous oppriment soient tres forts; c'est que ma pensee
n'est pas bien forte.i)
On voit chez Proust le probleme psychologique se transmuer peuh peu en probleme esth6tique. Fortifiee, sa pensee accumule dese16ments qui constitueront son futur grand livre.
En 1906, trois ans apres la lettre h Jaloux, Proust finit par ecrire
h Bibesco des mots inoubliables:
Tout ce que je fais n'est pas du vrai travail, mais seulement de
la documentation, de la traduction, etc. . . . Cela sufllt h reveiller ma
soif de realisations, sans naturellement 1'assouvir en rien. Du mo-
ment que depuis cette longue torpeur j'ai pour la premiere fois
tourn6 mon regard h 1'interieur, vers ma pensee, je sens tout le
n6ant de ma vie, cent personnages de roman, mille idees me deman-
dant de leur donner un corps comme ces ombres qui demandent dan$
1'Odyssee h Ulysse de Ieur faire boire un peu de sang pour les mener
h la vie et que le heros ecarte de son 6pee.2)
Nous le voyons maintenant parvenu h un 6tat de transition: une
fois que le n6ant a cess6 d'6tre un danger, Proust peut et doit pro-c6der, pour fonder son esth6tique des moments privi16gi6s, h la re-
cherche m6thodologique qui bient6t, comme nous 1'avons 6tudie,
1) PM, John Ruskin, p. 177.
2) Princesse Bibesco : Au Bal avec Marcel Proust (Les Cahiers Marcel Proust
4), pp. 4e--41.
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d6bouchera sur le Contre Sainte-Be"ve. Ici s'acheve le r61e que Bau-
delaire a joue comme initiateur de la psychologie et de 1'esth6tique
proustiennes. Et c'est alors seulement que Proust peut d6clarer:
Alors...une nouvelle lumiere se fit en moi. Et je compris que
tous ces mat6riaux de 1'ceuvre litteraire, c'etait ma vie pass6e; je compris qu'ils 6taient venus ti moi, dans les plaisirs frivoles, dans
la paresse, dans la tendresse, dans la douleur, emmagasines par moi,
sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance merne,
que la graine mettant en r6serve tous les aliments qui nourriront
la plante. Comme la graine, je pourrais mourir quand la plante se
serait d6velopp6e, et je me trouvais avoir vecu pour elle sans le
savoir...Ainsi toute ma vie jusqu'b ce jour aurait pu...etre resum6e sous ce titre: Une vocation.i}
Nous sommes donc persuad6s que s'ils n'avaient pas 6t6 1'un et
1'autre 6treints par cette vive conscience du gouffire et du n6ant,
Proust et Baudelaire n'auraient jamais connu par quelle secrete puis-sance la po6sie ressuscite de ses abimes. Disons plus: c'est sur cette
conscience meme que se fonde leur myst6rieuse esth6tique, qui vise
h la conquete d'un au-delh surnaturel, tout diff6rent du monde d'ici-
bas.
De m6me qu'il existe un atavisme biologique, peut-on parler d'ata-
visme litt6raire? Le cas de Proust et de Baudelaire en serait un singulier
exemple. Le romancier a trop intimement v6cu dans 1'univers du poete
pour n'Etre pas rang6 dans la ligne litt6raire de celui-ci. Mais une fbisreconnus, ces deux g6nies nous montrent pleinement deux mondes h
la f6is semblables et profond6ment originaux: ies Fleurs du n4dl et
A la Recherche du Temps Perdu.
desHautes de
Mizuho HoKARi
Etudiant ti 1'InstitutEtudes des Sciences Hurnaines1'Universite de Tokyo
(Cours de doctorat)
1) RTI', t. III, p.899.
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Appendiee
Confrontation de Sainte-Beuve et Baudelaire avec
gtude biqgrmphigue d'Eugene Cr6pet revue et mise hjour
suivie des Baudelairiana d'Asselineau (Paris, Meissein,
Crepet: '
''
Proust :
Crepet :
1) Nous
de place, nous
meme lettre capitale
2) Il ne
Baude!aire que menace la mort prochaine a pu servir d'inspiration ) 1'un des chapitres
les plus Emouvants
334) .
Charles Baudelaire,
par Jacques Crepet 1906)i).
(1) Baudelaire regut aussi les visites de plusieurs femmes du
monde qui etaient de ses amis. K Une d'ellesA parvint h le
decider b se ladsser peigner-. Sa chevelure et sa barbe le ren-
daient effrayant; quand il se regarda dons ta glaceC, il ne se
reconnut pas, et sal"aD. ) (p. 201, note 1).
(2) Le mal demeura stationnaire pendant plusieurs mois. Le
21 janvier 1867, M. Troubat m2ndait h Poulet-Malassis:
KJ'ai vu Baudelaire une fOis, une seule. Champfleury va le
voir de temps en temps. On 1'a fait diner chez Nadar. C'6tait
imprudent, et lui-meme, je crois, en a ressenti et manifeste de
la fatigue...Il en est rest6 h ces trois mots: Non, cre'nom,
nomE; et la m6moire n'a pas faibli en lui...)> (pp. 203- 204).
Alors, il (Baudelaire) ne pouvait plus, lui qui...avait
momentan6ment detenu le verbe le plus puissant qui ait
eclat6 sur des levres hnrnaines, prononcer que ces sezals mots
Knom, cre'nomDE, et s'e'tant apergu dans une glaceC qu'une
amie (une de ces amiesA barbares qui croient vous faire du
bien en vous forgant h K etre soign6 D et qui' ne craignent pas
de tendre une glace h un visage moribond qui s'ignore et qui
de ses yeux presque dej) fermes s'imagine un visage de vie)
lui avait apporte pour qu'il se peigna"tB, ne se reconnaissant
pas, il sainaD! (CSB, p. 191).2)
Il (Baudelaire) avait guitte'A, au bout de quinze jours, la
maison des Soeurs, oU la sziptin'eureB se scandalisait et se
plaignait des jurons que la souffranceC et l'impatienceD d'etre
mal compris arrachaient au paralytiaueE; elle en concluait
pourrions faire au moins neuf rapprochements de textes, rnais, faute
nous bornerons ici b en signaler deux. Les mots surmontes de la
se repondent dans le texte de Cr6pet et dans celui de Proust.serait pas sans interet de remarquer ici que cette scene poignante de
de la Recherche: La mort de la grand'mere. (RTP, t. II, pp. 333-
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Proust :
et Mtterature Francaises
qu'il manguait de religionF. (p. 199) Furieux jusqu'au bout: quand il 6tait paralyse'E, sur ce
lit de souffranceC oU la negresse, qui avait et6 sa seule passion,venait le relancer par ses demandes d'argent, il fa11ait queles pauvres mots d'impatienceD contre le mal, mal prononc6s
par sa bouche aphasique, aient paru cles impie'te's et des blds-
phemesF h la stipgrieureB du couvent oU il etait soigne et
qu'il dut gzaitter". (CSB, p. 192)