Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 1
Observatoire du Management Alternatif Alternative Management Observatory
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Cahier de recherche
Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ?
« Food rescue », « dumpster-diving » et « freeganism » :
les poubelles ou le marché
Mourad Marie
Juillet 2012
Majeure Alternative Management – HEC Paris 2011-2012
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 2
Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? « Food rescue », « dumpster-diving » et « freeganism »: les poubelles ou le
marché
Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme initiale d’un mémoire de recherche dans le cadre de la Majeure Alternative Management, spécialité de troisième année du programme Grande Ecole d’HEC Paris. Il a été dirigé par Eve Chiapello, Professeur à HEC Paris, co-Responsable de la Majeure Alternative Management, et soutenu le 18 juillet 2012 en présence de Sophie Dubuisson-Quellier, Directrice de recherche au Centre de Sociologie des Organisations et spécialiste des questions de consommation engagée. Résumé : Plusieurs actions peuvent être entreprises pour faire face aux surplus de nourriture produits, et souvent gaspillés, par notre société de consommation. A New York, l’association City Harvest adopte une stratégie de « food rescue » en récupérant et redistribuant les surplus de nourriture aux plus pauvres. Certaines personnes, souhaitant aller plus loin dans la dénonciation du système agro-alimentaire, « plongent dans les poubelles » pour mettre en lumière l’ampleur du gaspillage. Les « freegans », quant à eux, utilisent aussi cette pratique du « dumpster-diving » dans une visée plus profonde d’activisme politique et de remise en question du système capitaliste actuel. Mots-clés : Nourriture, Gaspillage, Récupération, Freegan, Dumpster-diving, Militantisme, Anticapitalisme
Different ways of fighting excess food Food rescue, dumpster-diving and freeganism: market vs. dumpsters
This research was originally presented as a research essay within the framework of the “Alternative Management” specialization of the third-year HEC Paris business school program. The essay has been supervised by Eve Chiapello, Professor in HEC Paris, in charge of the “Alternative Management” Department, and delivered on July, 18th 2012 in the presence of Sophie Dubuisson-Quellier, Director of Research in the Center for the Sociology of Organizations and specialized in sustainable consumption practices. Abstract : There are different ways of fighting the great amount of excess food produced and often wasted by our consumer society. In New York, the non-profit City Harvest adopts a strategy of “food rescue”, redistributing excess food to “NYC’s hungry”. Some people wish to go further in denunciating the agri-business corporations and the whole current system: they go to the dumspters and “dive” to get and show the wasted food. Also the “freegans” use this practice of “dumpster-diving” to make more political activism and to question the current capitalist system. Key words : Food, Waste, Rescue, Freegan, Dumpster-diving, Activism, Anticapitalism
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Remerciements
En premier lieu, je tiens à remercier Eve Chiapello pour m’avoir accompagnée tout au long
de ce mémoire, de la définition du sujet à la présentation finale. Sans ce soutien, je n’aurais
pas pu vivre cette expérience passionnante, tant sur le plan académique que sur le plan
humain. Je remercie également Sophie Dubuisson-Quellier pour avoir accepté de lire et de
prendre part à l’évaluation de mon travail.
J’ai par ailleurs une pensée particulière pour Marianne et Alix, qui m’ont été d’une aide
précieuse pour rentrer en contact avec le monde des poubelles, ainsi que Gaëtan, pour m’avoir
vaillamment accompagné à New York dans mes premières missions. Enfin, je souhaite dire
merci à Quentin et à mes parents, qui m’ont soutenue et supportée dans ce projet.
Aknowledgements
In American English, I am first grateful to Pedro, who organized my internship and
welcomed me at City Harvest. Then I would like to thank the members of City Harvest and
Freegan.info, as well as several “dumpster-divers”, who accepted to be interviewed and took
time to talk to me.
I also have a particular attention to Jonathan: my host for a few weeks, my “dumspter-
buddy”, and my best friend in New York City. Needless to say, this experience wouldn’t have
been possible without his help and the help of various couchsurfers, among them I’m
especially thinking of Nithin. Last but not least, I want to thank Alex because I enjoy our
deeply professional relationship.
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Table des matières
Introduction.............................................................................................................................. 8 Partie 1. Enjeux et explications du gaspillage: pourquoi et contre quoi militer?........ 15
1.1. Ampleur et visibilité du gaspillage alimentaire......................................................... 15
1.1.1. Le gaspillage alimentaire au niveau global et national ...................................... 16 1.1.2. Un gaspillage de plus en plus visible ................................................................. 17 1.1.3. Visible, mais inévitable? .................................................................................... 18
1.2. Enjeux et aspects choquants du gaspillage................................................................ 19
1.2.1. Un enjeu social................................................................................................... 19 1.2.2. Utilisation des ressources et (non)-soutenabilité ............................................... 20 1.2.3. Un système agro-alimentaire inhumain et tout puissant .................................... 21 1.2.4. Un enjeu symbolique et éthique? ....................................................................... 22
1.3. Explications des tenants et aboutissants du gaspillage.............................................. 24
1.3.1. Commodité, facilité, rentabilité ......................................................................... 24 1.3.2. Responsabilité juridique..................................................................................... 26 1.3.3. Prudence excessive des règles sanitaires : “selling the sell-by mythology”? .... 27 1.3.4. Marketing et standards, la faute au consommateur? .......................................... 29 1.3.5. La loi du marché ................................................................................................ 30 1.3.6. Une question d’échelle....................................................................................... 30
Partie 2. Le pragmatisme de la food rescue et l’organisation City Harvest ................. 32
2.1. Le “discours officiel” de City Harvest ...................................................................... 33
2.1.1. “Rescuing Food for NYC’s Hungry”.................................................................. 33 2.1.2. Une approche de bon sens.................................................................................. 34 2.1.3. Un focus social................................................................................................... 34
2.2. Pratiques et fonctionnement de City Harvest ............................................................ 35
2.2.1. Une logique de food rescue à grande échelle..................................................... 35 2.2.2. Une organisation de taille .................................................................................. 36 2.2.3. Des activités pleinement intégrées au “système”............................................... 37 2.2.4. Un ancrage local?............................................................................................... 39 2.2.5. Des objectifs de croissance et d’efficacité ......................................................... 39 2.2.6. Un focus sur la qualité de la nourriture.............................................................. 40
2.3. Quelques éléments sur l’état d’esprit dominant ........................................................ 41
2.3.1. Un positionnement politique libéral................................................................... 41 2.3.2. L’esprit charity et les volunteers........................................................................ 42 2.3.3. La bonne conscience des gaspilleurs?................................................................ 44
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2.4. Les motivations, formes d’engagements et justifications des membres de City Harvest ................................................................................................................................. 45
2.4.1. Des considérations pratiques personnelles......................................................... 45 2.4.2. Le plaisir d’être utile à la communauté.............................................................. 46 2.4.3. Le bon sens de la food rescue ............................................................................ 47 2.4.4. L’attrait de la croissance et de l’efficacité de City Harvest ............................. 488 2.4.5. Une sensibilité environnementale .................................................................... 488 2.4.6. Une vision optimiste du changement ................................................................. 49 2.4.7. Des sensibilités personnelles au gaspillage........................................................ 50
Partie 3. La pratique du dumpster-diving ........................................................................ 52
3.1. Dumpster-diving, dumpstering... définition .............................................................. 52
3.1.1. Une plongée dans les poubelles ......................................................................... 52 3.1.2. A ne pas confondre ............................................................................................ 53
3.2. Les poubelles: mode d’emploi .................................................................................. 54
3.2.1. Faire les poubelles: où? quand? comment?........................................................ 54 3.2.2. Une activité non illégale...à faire à l’abri des regards...................................... 566 3.2.3. A la recherche des bons spots ............................................................................ 58 3.2.4. Un régime healthy? ............................................................................................ 59 3.2.5. La fin des préjugés sur les poubelles ................................................................. 60 3.2.6. Des rencontres diverses...................................................................................... 62
3.3. Le dumpster-diving comme activité plus ou moins militante ................................... 63
3.3.1. Approche non-militante et pragmatique ............................................................ 63 3.3.2. Mediatisation et dénonciation militante ............................................................. 64 3.3.3. Querelles sur les poubelles................................................................................. 65
3.4. Les motivations, formes d’engagements et justifications des dumpster-divers ........ 67
3.4.1. La hântise du gaspillage..................................................................................... 67 3.4.2. Le déclic de la responsabilité ........................................................................... 677 3.4.3. La bonne conscience jointe à l’agréable .......................................................... 688 3.4.4. Les dumpster-addicts ......................................................................................... 69 3.4.5. La fierté de la récolte ......................................................................................... 70 3.4.6. La générosité inhérente au dumpster-diving ...................................................... 70 3.4.7. Sentiment de liberté ........................................................................................... 71
Partie 4. L’approche anticapitaliste des freegans ........................................................... 72
4.1. Le “discours” freegan et le groupe Freegan.info ...................................................... 72
4.1.1. Définition et historique du mot ........................................................................ 733 4.1.2. Pratiques............................................................................................................. 74 4.1.3. Positionnement politique et rapport au dumpster-diving ................................... 75 4.1.4. Historique et organisation du groupe ................................................................. 76 4.1.5. Le point de départ d’un mouvement global? ..................................................... 77
4.2. En pratique, les freegans existent-ils vraiment?........................................................ 78
4.2.1. Un chevauchement de différents réseaux........................................................... 78 4.2.2. Le cas Food not Bombs: freegan or not freegan?.............................................. 79
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4.2.3. Une difficulté à s’auto-définir comme freegan.................................................. 82 4.2.4. Le mode de vie freegan en pratique................................................................... 83 4.2.5. L’impossibilité du “100% freegan” ................................................................... 86 4.2.6. L’absence de “vrai” freegan comme atout du mouvement................................ 87 4.2.7. Les difficultés du groupe Freegan.info ............................................................ 899
4.3. Quel(s) positionnement(s) militant(s) pour quelle(s) alternative(s)? ...................... 911
4.3.1. La non-consommation engagée ......................................................................... 91 4.3.2. Une position ambiguë de parasites du système capitaliste .............................. 922 4.3.3. Quelle alternative économique?......................................................................... 93 4.3.4. Freeganism, simplicité volontaire et a-croissance............................................. 95 4.3.5. Freeganism et activisme, vers une alternative politique? .................................. 97
4.4. Les motivations, formes d’engagements et justifications des freegans .................... 99
4.4.1. Freeganism et activisme: l’impératif de l’action ............................................... 99 4.4.2. Un rejet intrinsèque de la consommation et du gaspillage............................... 100 4.4.3. Une éthique morale et sociale .......................................................................... 101 4.4.4. Libération par rapport aux structures familiales et sociales............................. 103 4.4.5. Des sensibilités environnementales plus ou moins fortes ................................ 105
Partie 5. Que nous apprennent ces différentes approches et leurs justifications ? ... 108
5.1. Des approches appuyées sur des registres de justification différents...................... 108
5.1.1. Des visions différentes de la norme sociale ..................................................... 109 5.1.2. De la légitimité d’accès à la nourriture ............................................................ 110 5.1.3. “Solidarity vs. Charity” ................................................................................... 110 5.1.4. Principes d’actions ........................................................................................... 111 5.1.5. Des modèles différents..................................................................................... 113
5.2. Quelles possibilités de changement ? ...................................................................... 114
5.2.1. Différentes stratégies de changement .............................................................. 114 5.2.2. Effets potentiels................................................................................................ 116
Conclusion ............................................................................................................................ 119 Bibliographie ........................................................................................................................ 120 Annexes .......................................................................................................................... 1277
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Introduction
Choix de mon thème de mémoire
A la cantine de mon lycée, il m’arrivait quelquefois de récupérer des parts de pizza ou des
yaourts laissés sur les plateaux: sans le savoir, je faisais alors un geste “freegan”.
Cet intérêt de longue date pour la récupération de nourriture et le non-gaspillage alimentaire
est ressurgi cette année à l’heure de trouver un thème de mémoire que je souhaitais à la fois
personnel et alternatif. J’ai alors recherché des informations sur le sujet et j’ai repensé au mot
freegan, dont une amie m’avait parlé il y a quelques années, pensant que le concept me
plairait (et elle n’avait pas tort). L’explication que j’en avais retenue était assez simple: “des
gens qui récupèrent de la nourriture dans les poubelles”.
En réalité, ce que je pensais être freegan est ce que l’on appelle en anglais “dumpster-
diving” :
dumpster diving1 adj, verb. • the practice of raiding dumpsters to find discarded items that are still useful, can be
recycled, and have value.
Littéralement, il s’agit de “plonger dans les poubelles” (des supermarchés ou restaurants).
La définition et le concept de freegan vont au-delà :
freegan2 noun • a person who rejects consumerism and seeks to help the environment by reducing
waste, especially by retrieving and using discarded food and other goods : there is a need for more freegans in our wasteful society
• Origin: early 21st century: blend of free and vegan
Pensant que me limiter à ces pratiques était un peu restreint, j’ai voulu approfondir ma
connaissance du sujet du gaspillage alimentaire dans son ensemble, et je me suis lancée dans
la lecture du livre Waste : uncovering the global food scandal (Tristram Stuart, 2009), qui a
confirmé mon intérêt et le choix de ce thème de mémoire.
1 Oxford Dictionnary Online, “dumpster diving”, définition [en ligne]. Disponible sur http://oxforddictionaries.com/definition/english/dumpster+diving (consulté le 07.07.2012) 2 Oxford Dictionnary Online, “freegan”, définition [en ligne]. Disponible sur http://oxforddictionaries.com/definition/freegan?q=freegan (consulté le 07.07.2012)
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Génèse de ma question de recherche
De novembre 2011 à janvier 2012, j’ai recherché des informations supplémentaires sur les
actions entreprises contre le gaspillage alimentaire dans les pays développés. Cela m’a
amenée à cerner quelques pays (les Etats-Unis, France, l’Australie et le Royaume Uni...),
puis, peu à peu, une ville: New York. En effet, ville emblématique des excès du capitalisme
mais aussi des actions à son encontre, elle m’a semblé l’endroit idéal pour conduire ma
recherche sur des mouvements ou organisations militant contre le gaspillage alimentaire.
J’ai autant que possible cherché à approcher le mouvement freegan, initialement associé
pour moi au dumpster-diving. J’ai recherché des informations et contacté des freegans par
internet, à travers les réseaux Facebook, couchsurfing, meet-up… et je n’ai pas obtenu
beaucoup de réponses.
Dès lors, je me suis mise à la recherche de quelque chose de fixe pour ne pas partir sans
aucun cadre: je me suis orientée vers plusieurs associations liées à l’anti-consumérisme et à la
distribution de nourriture, après de nombreux messages sans réponse, j’ai finalement été
recontactée par l’organisation City Harvest : “food rescue for NYC’s hungry”.
Le choix de faire un stage au sein d’une organisation de charité reconnue, qui redistribue
de la nourriture récupérée de manière organisée grâce à des contrats avec les principaux
acteurs du système agroalimentaire, a fait évoluer ma question de recherche.
L’idée est devenue de comparer plusieurs approches militantes à l’intérieur de deux
mondes: le monde des circuits officiels vs. le monde des poubelles.
Suite à la découverte des Economies de la grandeur (Boltanski et Thévenot, 1999), j’ai
décidé d’adopter une approche par les discours de justification des personnes engagées.
L’objectif final restait de comparer, à travers ce prisme, différents types de militantismes face
au gaspillage alimentaire.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 10
Question de recherche
“Quelles formes de militantisme font face au problème du gaspillage alimentaire ?
Que peut-on apprendre des différentes approches adoptées et des solutions envisagées ?”
Démarche adoptée et objets d’étude
Dès le mois de février, il était décidé que je partais à New York, siège de l’organisation
City Harvest et ville de naissance du mouvement freegan. Mon sujet étant très peu
documenté, je me suis tout de suite rendu compte de l’importance du terrain. Avant mon
départ prévu pour mi-avril, j’ai donc cherché à rencontrer des freegans à Montpellier, afin de
cerner davantage de quoi il s’agissait.
A mon arrivée à New York, mon entrée dans le vif du sujet a été très rapide. Dès le
lendemain, j’ai participé à un dîner communautaire freegan, le “Grub”, et tout s’est accéléré ;
je faisais partie du réseau. Trois jours plus tard, j’avais rendez-vous pour faire du dumpster-
diving avec Jonathan, une étape et une rencontre décisive dans ma recherche. Cela a confirmé
la possibilité d’étudier des personnes pratiquant régulièrement le dumpster-diving, notamment
dans le mouvement freegan, et de comparer cette approche à celle de City Harvest où je
commençais mon stage en parallèle.
Ainsi, pendant deux mois, j’ai été immergée au sein des objets sociaux que je souhaitais
étudier:
• J’ai réalisé un stage bénévole au sein de City Harvest sur un programme particulier
nommé Mobile Markets ;
• J’ai rencontré de nombreuses personnes faisant du dumpster-diving, incluant bien sûr
des freegans, au sein de différents réseaux et à l’occasion de leurs événements : le
groupe Freegan.info, les dîners du Grub (dîners communautaires bi-mensuels préparés
avec de la nourriture récupérée), l’organisation Food not Bombs (réseau international
très développé aux Etats-Unis qui organise des distributions gratuites de nourriture
récupérée), etc.
• Pendant ce temps, j’ai vécu au sein d’une colocation freegano-anticapitaliste.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 11
J’ai centré mon étude sur les enjeux du gaspillage alimentaire et les actions militantes dans
un contexte très urbain (gaspillage des supermarchés et restaurants). Si New York m’a permis
de découvrir des approches plus avancées et radicales, j’ai aussi pu comparer celles-ci avec
des mouvements similaires en France, à Paris et Montpellier.
En immersion totale dans chaque contexte, j’ai adopté une perspective ethno-sociologique
à partir d’expériences participantes, d’observations directes, et de discussions informelles
avec les nombreuses personnes rencontrées. Inspirée par la méthode des récits de vie
(Bertaux, 1996), j’ai réalisé des entretiens individuels, semi-directifs et qualitatifs, avec les
personnes qui me semblaient les plus représentatives.
Observations et données
Au total, j’ai pu réaliser les observations, entretiens et rencontres suivantes :
City Harvest à NYC
Dumpster-‐diving et mouvement freegan à NYC
Données complémentaires
TOTAL
Expériences participantes et observations en immersion
Stage de 2 mois : -‐ 19 jounées de "office work" -‐ 2 demi-‐journées à l'entrepôt -‐ 10 marchés -‐ 1 truck ride -‐ 1 nutrition class
Séjour de 2 mois et colocation avec Jonathan: -‐ 20 "missions" ou participation à des activités de dumpster-‐diving -‐ 9 événements du groupe Freegan.info: 3 trash tours, 2 freegan meetings, 2 feast, 1 sewing brunch, 1 really really free market -‐ 2 Dîners Grub -‐ 2 distributions Food not Bombs
A Montpellier: -‐ 3 "Missions" pour faire les poubelles
69 observations
Rencontres et entretiens (prolongés / semi-‐directifs / informels)
Salariés: -‐ 1 portrait -‐ 3 entretiens semi-‐directifs -‐ 1 rencontre informelle Bénévoles: -‐ 11 rencontres informelles
Dumpster-‐diving: -‐ Portrait de Jonathan (colocation) -‐ 10 rencontres Freegan.info: -‐ 2 portraits -‐ 2 entretiens semi-‐directifs -‐ 3 rencontres informelles Food not Bombs et Grub: -‐ 1 entretien semi-‐directif -‐ 6 rencontres
A NYC: -‐ 1 entretien semi-‐directif avec un "redistributeur" indépendant -‐ 1 rencontre prolongée avec un étudiant chercheur A Montpellier: -‐ 1 portrait -‐ 2 entretiens de 2 personnes Freeganism à l'étranger: -‐ 1 entretien sur skype (Grèce)
5 portraits 10 entretiens
32 rencontres
TOTAL
16 personnes (6 hommes, 10 femmes) Âge moyen: 40 ans
25 personnes (15 hommes, 10 femmes) Âge moyen: 35 ans
6 personnes (6 hommes) 47
personnes
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 12
Cet échantillon de rencontres ne se prétend pas représentatif des mouvements : l’idée est
davantage de recueillir des témoignages qualitatifs sur les formes de militantismes et les
motifs d’engagements personnels.
J’ai trouvé également intéressant d’avoir des données complémentaires en rencontrant des
personnes en dehors de City Harvest et de New York, pour compléter une approche un peu
binaire. Par ailleurs, j’ai eu la chance de rencontrer un étudiant-chercheur en sociologie qui a
pour projet d’écrire un livre sur le mouvement freegan ; cela m’a permis de collecter
davantage d’informations.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 13
Tous les prénoms cités par la suite dans le mémoire sont ceux de personnes que j’ai
rencontrées ou interviewées :
L’absence de noms de famille et le choix de pseudonymes pour certaines personnes
garantissent l’anonymat des personnes rencontrées.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 14
Plan
Afin d’analyser les formes de militantisme contre le gaspillage alimentaire, il
m’apparaissait nécessaire dans un premier temps de bien définir ses enjeux et de comprendre
ce à quoi s’opposaient les formes de militantisme en question. Cela m’a semblé d’autant plus
utile que peu d’information et de recherche existent sur le sujet et que beaucoup de données
sont produites par les militants eux-mêmes.
Ensuite, j’ai analysé ce que fait City Harvest en termes de food rescue, une approche
pragmatique. Je me suis intéressée au discours de l’organisation, à ses activités et pratiques, et
ensuite aux discours de justifications et aux différentes formes d’engagement des membres de
l’organisation, salariés ou bénévoles.
En parallèle, j’ai découvert la pratique du dumpster-diving, et le monde social constitué
autour de cette pratique. J’ai cherché à savoir si la pratique est militante en elle-même, ou s’il
s’agit davantage d’un moyen de subsistance. A travers les différentes approches rencontrées,
mon objet d’étude a évolué plus spécifiquement vers ceux qui intègrent cette pratique dans un
mode de vie et une idéologie plus large.
J’ai donc rencontré et découvert le mouvement freegan, dont l’approche est résolument un
rejet total du système capitaliste, même si certains ont peur d’utiliser le mot défendu
d’”anticapitalisme ». Le mouvement freegan est complexe et intégré dans différents réseaux,
difficile à définir. Cela renforce la richesse des différentes formes d’engagement des militants
en son sein.
Enfin, j’ai cherché à comparer entre elles les différentes approches, ainsi que les différents
registres de justification employés par les personnes engagées. J’ai réfléchi aux perspectives
ouvertes par ces différentes formes de militantisme : quelles critiques, quelles possibilités de
changement, quelles alternatives?
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 15
Partie 1. Enjeux et explications du
gaspillage: pourquoi et contre quoi
militer?
Comprendre les enjeux du gaspillage alimentaire aide à comprendre ce qui peut entraîner
certaines personnes à s’engager de façon militante à son égard. Ces enjeux sont d’ailleurs
souvent définis par des personnes engagées elles-mêmes, qui produisent des documents et
statistiques, tout en cherchant à en apprendre davantage. Rechercher les tenants et
aboutissants du gaspillage leur permet d’adopter des conduites militantes adaptées, ou bien
d’en expliquer les enjeux pour convaincre d’autres personnes. L’information relative au
gaspillage alimentaire est donc en grande partie une production militante, complétant une
documentation officielle relativement peu fournie. Aussi me semble-t-il intéressant de savoir
de quel gaspillage alimentaire parlent les personnes impliquées dans ce sujet, et quels en sont
les enjeux et explications pour ceux qui s’engagent de façon militante.
1.1. Ampleur et visibilité du gaspillage alimentaire
Le gaspillage alimentaire, consistant à jeter de la nourriture encore comestible, fait
fréquemment l’objet de reportages ou de documentaires d’actualité. Même s’il n’y a encore
que très peu de données officielles sur le sujet, des recherches sont menées par des
spécialistes, à l’instar de Tristram Stuart, qui ont pour objectif de mettre en lumière le
“scandale” du gaspillage alimentaire. Je suis moi-même entrée en profondeur dans le sujet
grâce au livre Waste: uncovering the global food scandal (Stuart, 2009).
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 16
1.1.1. Le gaspillage alimentaire au niveau global et national
Dans les pays développés (cadre de mon étude), la quantité de nourriture gaspillée tout au
long de la chaîne de production-distribution avoisine les 40% de la production, selon
différentes sources. Il existe des estimations du gaspillage en pourcentage ainsi qu’en valeur
absolue ou per capita, qui, même si les chiffres sont toujours délicats, donnent une idée de
son ampleur. Ainsi, selon un rapport1 préparé par la Food and Agriculture Organisation
(FAO), le tiers des aliments produits chaque année dans le monde pour la consommation
humaine, soit environ 1,3 milliard de tonnes, est perdu ou gaspillé.
Plusieurs institutions gouvernementales ou organismes d’intérêt général travaillent sur le
sujet dans différents pays: l’Agence pour le développement et la maîtrise de l’énergie
(Ademe) en France, la Food Department Administration (FDA) ainsi que le Economic
Research Service (ERS) du Department of Agriculture aux Etats-Unis ou encore le Waste and
Resources Action Program (WRAP) au Royaume-Uni. On constate que le gaspillage devient
un sujet d’inquiétude dans tous ces pays.
Le mot “gaspillage” est bien choisi, car il s’agit de nourriture encore comestible et bonne.
D’après le rapport de la FAO, au moins 15% du gaspillage alimentaire concerne des produits
qui sont encore emballés et ne dépassent pas leur date de péremption. Plus étonnant encore,
d’après un récent rapport2, 75% des aliments mis à la poubelle parce qu'ils dépassent la date
limite de consommation seraient encore consommables pendant au moins deux semaines.
Les militants s’appuient sur ces statistiques pour dénoncer le gaspillage alimentaire dans
leurs propres ouvrages. Stuart (2009) – spécialiste des impacts environnementaux de la
production agro-alimentaire et se considérant lui-même comme un freegan – décrit que
jusqu’à 50% de la nourriture produite est gaspillée dans certains pays riches, aux deux-tiers
par l’industrie et à un tiers par les consommateurs. De même, dans le reportage Bin Appetit
(Rook, 2008) qui suit des freegans en Australie, on apprend que 40% de la nourriture serait
gaspillée par les chaînes de distribution. Enfin, le site internet Dive ! Eat Trash campaign
against Food Waste du réalisateur Seifert (2010), militant du dumpster-diving, présente les
statistiques suivantes:
1 FAO. Global food losses and food waste [en ligne], Dusseldorf, 2008. Disponible sur :http://www.fao.org/docrep/014/mb060e/mb060e00.pdf (consulté le 04.07.2012) 2 Fédération romande des consommateurs. Rapport [en ligne], 3 mai 2012. Disponible sur http://frc.ch/wp-content/uploads/2012/05/2012-05-03-CP-dates-limites1.pdf (consulté le 07.07.2012)
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 17
“One half of all food prepared in the US and Europe never gets eaten”; “The
Department of Agriculture estimated in 1996 that recovering just 5 percent of the food
that is wasted could feed four million people a day; recovering 25 percent would feed
20 million people. Today we recover less than 2.5 percent.”
Ainsi, au niveau global et plus particulièrement dans nos pays développés (Etats-Unis,
France, Royaume-Uni, Australie, etc.), des militants nous alertent sur l’ampleur du gaspillage.
1.1.2. Un gaspillage de plus en plus visible
De manière générale, le gaspillage alimentaire tend à être caché. Les poubelles sont jetées
la nuit ou à l’arrière des supermarchés, les cantines et restaurants jettent les restes en cuisine,
etc. Même si l’on sait que cela existe, il est très facile de fermer les yeux. Je n’avais moi-
même pas conscience de tout ce qui est jeté par les supermarchés à la fin de la journée avant
de le voir réellement. Et souvent, lorsque j’ai raconté mes expériences des poubelles, la
première réaction de mes interlocuteurs était : “C’est pas vrai!”.
Et pourtant, il y a longtemps que le thème du gaspillage alimentaire n’est plus méconnu du
grand public, comme en témoignent les nombreux documentaires à ce sujet diffusés sur des
chaînes de télévision à forte audience (en France du moins). Pendant mon séjour à New York
par exemple, France 5 consacrait une semaine à la lutte contre le gaspillage pour montrer,
selon la chaîne, "l'absurdité de notre mode de consommation". Le documentaire Le scandale
du gaspillage alimentaire (juin 2012) dénonce:
“Les Français jettent en moyenne 21% des aliments qu’ils achètent, ce qui
représente [...] 20 kg par an et par habitant. Un scandale, à l’heure où huit millions de
personnes en France vivent sous le seuil de pauvreté”.
On y apprend (et ce reportage a été vu par des millions de Français) que le gaspillage
généré par les supermarchés représente 560 000 tonnes par an, et qu’à la source de la
production agricole, 15 à 20% de la production des fruits et légumes est jetée par les
agriculteurs. Ces chiffres font écho à ceux de Gaspillage alimentaire: plongée dans nos
poubelles (Envoyé spécial novembre 2011 et juin 2012). Avec ce type d’information, il est de
plus en plus difficile de fermer les yeux sur la quantité importante de gaspillage générée par
notre système agro-alimentaire, à tous les niveaux.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 18
1.1.3. Visible, mais inévitable?
Malheureusement, si le gaspillage est mis en lumière, il est aussi bien souvent présenté
comme inévitable. Par exemple, Le scandale du gaspillage alimentaire constate
qu’“aujourd’hui, à tous les échelons de la chaîne de production alimentaire, le gaspillage
semble être devenu une fatalité, voire édicté comme une norme de fonctionnement”. Ceci
n’est pas sans rappeler la vision du gaspillage comme un Art et une nécessité pour préserver
le système économique, la production, la productivité, l’emploi...indispensables à la société
(Packard, 1962).
Il existe pourtant de nombreuses campagnes contre le gaspillage, comme la campagne
Love Food, Hate Waste en Angleterre, ou la campagne Réduisons nos déchets en France.
Mais souvent, ces campagnes sont entièrement orientées sur l’action et la responsabilité du
consommateur, comme en témoigne un militant:
“I also think we're trained to think of waste in terms of consumers. Like, there are all
these campaigns here about "don't be a litterbug"” (Alex).
Par exemple, les recommandations de l’Ademe pour limiter le gaspillage alimentaire sont:
“J’achète malin”, “Je conserve bien les aliments”, “Je cuisine astucieux”,
“J’accomode les restes”.
Avec cela, il n’est pas fait mention du gaspillage à toutes les étapes de la production et
distribution alimentaire, ni de changements de grande ampleur. Il s’agit toujours de petits
gestes, sans réelle portée.
Dans le film Food, Inc. (Kenner, 2008), on retrouve l’idée que le consommateur peut faire
changer les choses par ce qu’il consomme et mange, comme l’illustre l’une des phrases de
clôture du film: “vote three times a day”. Malgré tout, cet espoir de renverser les grandes
compagnies alimentaires par un changement de consommation n’est pas partagé par la grande
majorité des militants que j’ai rencontrés. Le système agro-alimentaire semble trop puissant,
et le gaspillage l’une de ses composantes intrinsèques.
Quant aux actions politiques et à l’approche top-down, elles ne semblent pas capables non
plus d’avoir un poids contre le gaspillage généré par le système agro-alimentaire; et ce malgré
un consensus sur le fait que le gaspillage est dommageable pour l’ensemble des parties
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 19
prenantes (producteurs, distributeurs, consommateurs…), ainsi que l’existence d’une réelle
volonté de limiter le gaspillage. Au Royaume-Uni par exemple, le Waste and Resources
Action Program (WRAP) – un organisme indépendant dont l’un des objectifs est d’aider les
entreprises à gaspiller moins à travers notamment des actions politiques – a lancé en 2005 le
“Courtauld commitment”, dont l’objectif premier est réduire la quantité et le volume de
déchets produits par les entités signataires (52 en 2012). Cette initiative a été suivie, mais le
gaspillage est toujours aussi important. Des actions ont beau être menées à l’encontre du
gaspillage, ce dernier apparaît comme une fatalité dans le système.
Dès lors, en quoi est-ce que cette norme de fonctionnement pose problème aux militants
dans le système actuel? Qu’est-ce qui est si choquant dans le gaspillage?
1.2. Enjeux et aspects choquants du gaspillage
Gaspiller et jeter de la nourriture est quelque chose de choquant à bien des égards:
choquant parce que nombreux sont ceux qui n’ont pas assez de nourriture, non seulement
dans les pays en développement mais aussi dans les pays riches, et choquant parce que l’on
sait désormais que les ressources naturelles et humaines utilisées pour produire la nourriture
sont précieuses. Même si le gaspillage a toujours été présent dans les civilisations qui se sont
développées (les surplus permettant de se prémunir de situations extrêmes, de soutenir la
croissance démographique, la division du travail et le progrès technique), selon Stuart (2009),
le problème est qu’aujourd’hui le gaspillage est excessif, à tel point que les surplus ne
garantissent pas la sécurité, et sont au contraire à l’origine de l’insécurité alimentaire.
1.2.1. Un enjeu social
Comme le souligne Dumpster Diving for Dinner (Soligan, 2012), “¼ of the food wasted in
the US and Europe could end poverty worldwilde”. Il ne s’agit que d’une phrase choc parmi
d’autres, peut-être exagérée, mais elle suffit à faire comprendre que ce qui choque en premier
lieu dans le gaspillage alimentaire, ce sont les inégalités sous-jacentes. Edwards and Mercer
(2007) remarquent que le gaspillage reflète les enjeux liés à la sécurité alimentaire. Au niveau
global comme au niveau local (dans les food deserts notamment), le contraste est frappant
entre les excès des gaspilleurs et les personnes souffrant de sous-nutrition ou mal-nutrition
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 20
(qui se traduit parfois par le problème complexe de l’obésité). Comme le fait remarquer
Rigas, un militant du mouvement freegan, ces inégalités sont d’autant plus choquantes
qu’elles semblent intuitivement assez faciles à résoudre (en gaspillant moins par exemple):
“With food issues, I actually think it’s the easiest of the issues we can solve. [...]It’s
just unfortunate that one billion of us don’t have enough food. That’s crazy. We really
can solve this problem relatively easily. If we talk about other issues - especially with
technology [...] - that’s an issue which is very difficult to solve. But food is something
that we really know how to fix”.
Ainsi, militer contre le gaspillage alimentaire peut être une façon de lutter contre les
inégalités d’accès à la nourriture (à toutes les échelles).
1.2.2. Utilisation des ressources et (non)-soutenabilité
“Waste in general, and food waste in particular, challenge our environmental
integrity and the recklessness of overproduction and the attendant over-consumptive
lifestyles” (Edwards et Mercer, 2007).
L’intérêt croissant pour le gaspillage alimentaire vient du manque de soutenabilité de notre
mode de production et consommation, qui requiert beaucoup trop de ressources, et beaucoup
trop de food miles à parcourir (transport de nourriture, entraînant des émissions de gaz à effet
de serre) compte tenu du réchauffement climatique. Même si la quantité de ressources
nécessaires à produire de la nourriture est très variable selon les aliments (la viande étant
l’aliment dont le rapport calories-ressources est le plus faible), toute production peut se
maintenir durablement, à condition que l’on réduise la quantité et qu’il n’y ait pas de
gaspillage. Les ressources utilisées à toutes les étapes de la supply chain (eau, électricité,
surfaces cultivables...) pour produire des produits gaspillés sont une perte “scandaleuse”
(Stuart, 2009). A cela s’ajoute aussi l’espace nécessaire pour disposer de ce que l’on gaspille,
à savoir “the reality of, not just the limited resources but also the fact that all of this has to go
somewhere, ultimately, and even that is limited” (Gio, member de Freegan.info). C’est contre
cette non-soutenabilité de l’utilisation des ressources que vont s’engager certains militans.
Dans une analyse particulièrement pessimiste, prendre en compte les enjeux
environnementaux, rapidement, serait même le seul moyen de ne pas entraîner l’effondrement
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 21
de notre civilisation. Comme le démontre Diamond (2005), nos excès pourraient mener à un
effondrement sociétal avec une composante environnementale, comme cela est arrivé à
d’autres civilisations avant la notre. Certains militants, comme Adam, en sont convaincus:
“Humans have run our course.[...] It’s time for us to pack our bags and go, and I
don’t mean colonizing the stars”.
1.2.3. Un système agro-alimentaire inhumain et tout puissant
En plus de ne pas être soutenable à long terme, le système agro-alimentaire des pays
développés, tels que les Etats-Unis ou même la France, soulève des problèmes liés à la
production de masse (risques pour la santé, méthodes d’abattage des animaux, exploitation de
travailleurs immigrants...). En conséquence, il est d’autant plus choquant de gaspiller lorsque
l’on sait comment fonctionne le système de production, et quelles sont ses conséquences
environnementales et sociales. Grâce à des journalistes et écrivains tels que Michael Pollan ou
Eric Schlosser, ces éléments sont désormais mis au jour et de plus en plus connus.
Food,Inc. (Kenner, 2008) est un bel exemple de dénonciation de la production de masse,
en particulier du système agro-alimentaire américain et du corporate farming. On y voit entre
autres des élevages intensifs de poulets (avec l’exemple d’une fermière expliquant qu’elle a
perdu son emploi pour avoir refusé une amélioration – upgrade – de ses chicken houses
consistant à empêcher les poulets de voir la lumière du jour), des cultures de maïs aux
Organismes Génétiquement Modifiés (OGM) (avec la présentation de l’ensemble des
produits, étonnamment nombreux, qui contiennent des dérivés du maïs), et des méthodes
atroces d’abattage et de traitement des animaux. “It’s not farming, it’s mass production”,
constate tristement un fermier. Food,Inc. révèle aussi les problèmes sociaux liés à la main
d’oeuvre immigrée victime d’exploitation. Ces idées sont relayées par Eric Schlosser dans
Fast Food Nation. Si l’auteur fonde sa critique sur le cas extrême des fast-foods, ce qui est
dénoncé – à savoir des méthodes inhumaines d’abattage des animaux et d’exploitation de
travailleurs immigrés – reste vrai pour le système en entier. Les images de jeunes filles
travaillant dans les death rooms au sous-sol des abattoirs suffisent à dégoûter un moment de
l’American meal, fût-il bon marché. D’ailleurs, Food,Inc. s’attache à démontrer que si la junk
food ne coûte pas cher, son coût réel (environnemental et social) est tout autre. Enfin, il
apparaît choquant de produire une si grande quantité de nourriture alors que l’on sait que la
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 22
population, en moyenne, mange trop (comme le prouve par exemple la prévalence du diabète
de type II dans la société américaine).
Certains militants semblent très sensibles à l’ensemble de ces questions, comme Jeanne,
une salariée de City Harvest, qui a vu les deux documentaires et me les recommande.
Par ailleurs, ce qui pose problème dans le système agro-alimentaire, c’est la domination
totale de quelques grandes entreprises. Les institutions gouvernementales et les ONG sont
toothless face aux grosses corporations, pour reprendre l’expression de Food, Inc., qui utilise
l’exemple de Monsanto (ses nombreux procès, les liens que la corporation possède avec la
Food and Drug Administration (FDA), etc.). Comme le dénonce Jeanne, beaucoup de
dysfonctionnements du système peuvent être attribués à la domination oligopolistique de
quelques firmes sur l’Etat qui les finance:
“One of the reasons for some of the excess is because of the government subsidies to
some of the big agri-businesses”.
En plus, ces entreprises sont assez puissantes pour se fermer à toute forme de critique ou
même d’observation, refusant en général d’accorder des interviews aux militants. Par
exemple, j’ai pu constater moi-même que l’entreprise FreshDirect refusait l’entrée à toute
personne extérieure à l’entreprise.
L’ensemble de ces éléments peut susciter une volonté de boycott de l’ensemble de ce
système agro-alimentaire, idée que l’on retrouve chez de nombreux militants contre le
gaspillage alimentaire ou vivant de nourriture récupérée.
1.2.4. Un enjeu symbolique et éthique?
Si le gaspillage peut être vu comme un dysfonctionnement du système, il semble malgré
tout qu’il en fait partie intégrante, qu’il n’en est qu’un élément fonctionnel. Selon Baudrillard
(1970), le gaspillage est fonctionnel et répond à des critères illogiques de rationalité
économique, où toutes les productions sont additionnées positivement. Alors que le gaspillage
pourrait avoir une fonction positive de prodigalité destructive, source de valeur symbolique
collective (comme lors des poltatchs pratiqués dans certaines civilisations), ce n’est pas le cas
dans notre société de consommation. Le cynisme de l’ordre social et la rationalité économique
empêchent de se dépasser dans un gaspillage festif ou prestigieux. Dans notre système post-
industriel actuel, la fonction du gaspillage est simplement d’entretenir la production grâce à la
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 23
destruction, au-delà de la consommation. Symboliquement, le gaspillage n’a alors aucune
valeur positive, il est fonctionnel. Baudrillard rejoint ici en partie Packard (1962) qui présente
le gaspillage comme un élément inévitable pour entretenir notre système de production, voire
un “privilège, devoir, contribution à une société prospère en pleine expansion”3.
On pourrait aussi voir le gaspillage alimentaire comme le revers de l’abondance, qui elle a
une fonction positive, mais pour les militants ce n’est pas le cas. En effet, l’abondance en
question n’est présente qu’à l’intérieur des supermarchés et personne n’en profite, mais
surtout l’abondance matérielle n’est pas ce qui est recherché: “We don’t need stuff” (Janet,
Adam...). Symboliquement, le gaspillage n’est alors que le symptome des travers et des excès
du système capitaliste.
Par ailleurs, pour beaucoup de militants, l’éthique veut qu’il n’est pas bien de gaspiller.
Stuart (2009) cite par exemple John Locke, qui dit que si quelqu’un gaspille de la nourriture
en sa possession, il enfreint la loi de la nature, et mérite d’être puni. Le gaspilleur vole la
nourriture aux ressources communes du monde, en la laissant pourrir et en privant ainsi des
plus nécessiteux. Le freegan ne vole donc en aucun cas la nourriture.
On voit donc que le gaspillage peut être vu de différentes manières, parfois même de
manière contradictoire. Ses enjeux sont complexes, et tous les militants ne s’opposent pas aux
mêmes choses.
3 Packard cite le Retailing Daily : “Faire en sorte que l’équipement intérieur d’une maison ne dure pas n’est pas seulement notre privilège, c’est notre devoir, notre contribution à une société prospère et en pleine expansion”.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 24
1.3. Explications des tenants et aboutissants du gaspillage
Si les personnes engagées contre le gaspillage alimentaire n’ont pas toutes la même vision
des choses, toutes cherchent à le limiter. Pour cela, il faut d’abord comprendre concrètement
quelles en sont les raisons directes et indirectes. Même si le gaspillage a lieu sur l’ensemble
de la chaîne de production-distribution, je me suis concentrée sur les distributeurs et les
restaurants, car c’est le maillon de la chaîne auquel s’intéressent le plus à la fois l’organisation
City Harvest et les dumpster-divers. En discutant avec les militants, j’ai cherché à comprendre
les tenants et aboutissants du problème, et, souvent très concrètement, les raisons du
gaspillage.
1.3.1. Commodité, facilité, rentabilité
L’affirmation “it’s easier” ou “it’s cheaper” revient très souvent dans les entretiens et les
observations que j’ai faites. En effet, il est en général plus facile et souvent moins coûteux de
gaspiller, plutôt que de récupérer et redistribuer la nourriture, ou encore de prévenir le
gaspillage en amont.
Comme me l’a expliqué Mohamed, qui récupère de la nourriture auprès du restaurant
Dunkin’ Donuts, “it’s easier to throw away […] they don’t have time to put that in bags”.
Janet, membre du groupe Freegan.info, dit également:
“In America, convenience is number one, which is why getting people to do activities
as basic as recycling a water bottle is problematic”.
La plupart des personnes interviewées à City Harvest avouent elles-mêmes jeter de la
nourriture, ou acheter de la junk food lorsque cela est plus pratique ou moins cher:
“Waste is inevitable. I try to be conscious but I still waste food” (Jeanne);
“Sometimes myself I buy and eat garbage food (such as last night!). It’s cheaper”
(Pedro).
En restant au côté des personnes faisant les poubelles, on comprend par ailleurs que
récupérer est très “time consuming” (Janet). C’est donc bien souvent des raisons de
commodité personnelle qui poussent au gaspillage.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 25
Au niveau de la grande distribution, il est parfois plus rentable de produire en excès et
gaspiller. Au cours d’un entretien avec un directeur de magasin Carrefour en région
parisienne (sur un sujet différent), ce dernier m’avait longuement expliqué qu’il était plus
rentable de produire du pain en excès et de le jeter, pour qu’il y en ait tout le temps dans le
rayon, plutôt que d’estimer la quantité. Selon lui, le coût de fabrication est tellement faible
que cela vaut le coup:
“Les baguettes, elles ne coûtent que deux centimes à fabriquer. Alors je leur dis [aux
salariés boulangers] d’en remettre tout le temps, pour qu’elles soient chaudes et que les
gens les achètent. Et s’il en reste on les jette!”.
Selon Stuart (2009), le coût des stocks est souvent inférieur au prix de vente diminué du
coût des déchets éventuels, il est donc plus rentable d’avoir du stock excédentaire au cas où.
De plus, le manque de temps (et de main d’oeuvre) fait qu’il est souvent plus rentable de
gaspiller. On retrouve cette idée dans les observations de Quentin en France, qui explique que
quand un pot de moutarde est taché, par exemple, il est plus rentable de le jeter plutôt que de
le nettoyer: “Ca prendrait trop de temps”.
Par ailleurs, récupérer et redistribuer la nourriture excédentaire demande aussi beaucoup de
temps, de travail, et d’organisation logistique (qui est aussi coûteuse). Je me suis rendu
compte de cela au cours de la tournée de récupération-redistribution, le truck ride, que j’ai
faite avec City Harvest pendant une journée. Dès lors, il est plus commode de gaspiller, à tous
les niveaux.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 26
1.3.2. Responsabilité juridique
Une autre raison très souvent évoquée pour expliquer que les magasins et restaurants
préfèrent gaspiller à redistribuer (même lorsque des personnes ou organisations proposent de
se charger de la logistique) est celle de la responsabilité ou liability. Beaucoup d’entités
craignent que quelqu’un puisse les attaquer en justice en cas de maladie après avoir mangé la
nourriture excédentaire donnée ou récupérée. Les situations sont différentes selon s’il s’agit
de don officiel ou de récupération dans les poubelles.
En ce qui concerne les donations, aux Etats-Unis, les donateurs sont protégés par la
National Good Samaritan Law et le Emerson Good Samaritan Food Donation Act (1996) et
plus spécifiquement à New York par la New York State Samaritan Law (1981). Les donateurs
ne peuvent être sujets à des poursuites judiciaires (ni au pénal ni au civil) pour des dommages
liés à un don de bonne foi. Les organisations comme City Harvest insistent sur cette loi pour
rassurer les donateurs:
“You’re protected from liability under Federal and NY State Good Samaritan Laws”
(City Harvest Donor Q&A).
Une loi “Good Samaritan Law” similaire existe aussi en Australie par exemple (Edwards et
Mercer, 2007). En Europe, la réglementation sur l’hygiène et la sécurité alimentaire est
définie par le “paquet hygiène” et la “Food Law”, qui correspond au réglement CE
n°178/2002. La réglementation est assez floue sur les dons alimentaires, mais il existe une
protection du donateur, à condition que ce dernier ait respecté les exigences notamment en
matière d’étiquetage et de traçabilité. Malgré ces protections, les supermarchés et restaurants
refusent souvent de donner de la nourriture, de peur d’avoir un problème. Selon Quentin,
“cela pourrait même être la principale peur des supermarchés en fait”. Dans Dive! (Seifert,
2010), on voit que des magasins Trader Joe’s refusent de faire des dons. De même, Mohamed,
qui récupère pourtant tous les matins de la nourriture auprès d’un restaurant Dunkin’Donuts à
New York, s’est vu refuser de faire la même chose par d’autres restaurants de la même
enseigne. En fait, chaque manager responsable d’une franchise est indépendant sur ces sujets-
là, et le niveau groupe (“corporate level”) ne donne pas de ligne de conduite précise et
commune en la matière. Dans une réponse par e-mail de Dunkin’Donuts à Mohamed, on peut
lire:
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 27
“Dunkin' Donuts, Inc. does not have a written policy concerning whether our
franchisees may donate food products to charitable organizations. It is left to the
discretion of the individual owner/franchisee of each restaurant whether or not food is
donated at the end of the day. Dunkin' Donuts, Inc. encourages its franchisees to
become involved with their local communities”.
Malgré cet encouragement à s’impliquer dans la communauté, nombreux sont les managers
qui se refusent encore à donner de la nourriture, soi-disant par peur que quelqu’un tombe
malade. Pourtant, non seulement “you cannot get sick with this food” (Mohamed), mais
surtout les donateurs sont protégés par la loi.
C’est contre ces réponses infondées et la paresse des donateurs potentiels que s’indignent
les personnes engagées dans des organisations comme City Harvest. C’est aussi ce que
remettent en cause ceux qui font les poubelles des magasins pour dénoncer le manque de
dons, comme dans Dive! (Seifert, 2010).
En ce qui concerne la récupération, normalement celui qui a jeté quelque chose n’est pas
responsable de ce qui arrive post-poubelle. Malgré tout, certains magasins ont peur d’être mis
en cause si un problème surgit suite à la récupération de nourriture à l’intérieur de leur
propriété privée. Il existe un vide juridique à ce sujet. Selon Quentin, qui fait les poubelles
depuis plusieurs années, “il faudrait qu’il y ait une loi pour que les supermarchés sortent
leurs poubelles, que les gens puissent venir récupérer ce qu’ils veulent, et que les
supermarchés ne soient pas responsables!”.
1.3.3. Prudence excessive des règles sanitaires : “selling the
sell-by mythology”?
Si les études montrent qu’une grande partie de la nourriture jetée est encore comestible
pendant un certain temps, c’est que les règles sanitaires sont très prudentes, voire trop
prudentes selon les militants anti-gaspillage. Les dates de péremption sont fixées extrêmement
tôt pour des raisons de responsabilité. En France, il existe deux types de dates: la date limite
de consommation (DLC), concernant des produits qui pourraient présenter un danger
immédiat pour la santé, et la date limite d’utilisation optimale (DLUO), pour des produits qui
peuvent perdre leur saveur, sans pour autant présenter un danger (ils sont à consommer de
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 28
préférence avant une certaine date). On retrouve cette distinction en anglais entre la sell-by
date et la best-before date. Sur certains produits, comme un paquet de riz par exemple, fixer
une date limite d’utilisation semble irrationnel.
C’est ce que dénonce Stuart (2009) par “Selling the sell-by mythology”: les consommateurs
ne sont pas assez informés sur ce que représentent réellement les dates, et sont donc poussés à
gaspiller (et acheter davantage) par peur de consommer un produit mauvais pour la santé. Or,
il est souvent très facile de reconnaître directement un bon d’un mauvais produit, sans aucun
étiquetage. C’est d’ailleurs ce que font les personnes qui récupèrent de la nourriture dans les
poubelles régulièrement, sans jamais tomber malade, mais le consommateur moyen ignore
cela. Aux Etats-Unis encore plus qu’en France, il existe une véritable obsession pour la
propreté et la sécurité alimentaire. Par exemple, j’ai été très étonnée de voir que pour prendre
une part de gâteau dans une boîte (sur les marchés de City Harvest), un panneau indiquait
“Use napkins!”. La plupart des personnes que j’ai interrogées semblent avoir peur de la
nourriture. Par exemple, Lauren de City Harvest m’a signalé qu’elle jetait systématiquement
un fruit s’il était abîmé: “I’m cautious too”. Au cours de la “nutrition class“ à laquelle j’ai
assisté, j’ai pu constater que la plupart des participants ignoraient la qualité réelle des produits
et la manière intuitive de l’évaluer.
Au-delà des particuliers qui jettent par peur de tomber malade, les standards de qualité
poussent les supermarchés à jeter eux-mêmes, en amont, une très grande quantité de
nourriture. En effet, les magasins enlèvent les produits des rayons avant qu’ils n’atteignent
leur date limite de consommation ou d’utilisation, notamment pour éviter que certains
consommateurs se tournent vers des concurrents pour des produits plus frais. On peut deviner
ces pratiques à partir de ce que l’on trouve dans les poubelles des supermarchés: le plus
souvent, il s’agit de produits qui périment dans un ou deux jours (selon le type de produit).
Beaucoup de militants trouvent que les réglementations sur les dates sont excessives, et
qu’elles sont à l’origine de beaucoup trop de gaspillage. Comme le souligne Rigas, le
fondateur du “Freegan Kolektiva” en Grèce et au Liban, “in the EU, with the standards they
have, it would be spoiled and thrown. With the Lebanese standards, it’s still sold.” Cela
montre bien que les standards sont arbitraires, et qu’il pourrait en être autrement.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 29
1.3.4. Marketing et standards, la faute au consommateur?
En plus des standards relatifs à la qualité sanitaire, il existe des standards esthétiques (taille
minimale des fruits, aspect, etc.) qui entraînent du gaspillage. Par exemple en Europe, le
changement de la réglementation en juillet 2009 n’empêche pas les “cosmetic standards” de
contraindre 75% des échanges (Stuart, 2009). Au-delà de la réglementation, ce sont les
standards des supermarchés eux-mêmes, souvent plus stricts, qui s’imposent. Il est difficile de
dire s’ils sont seuls responsables de ces standards, s’ils manipulent les consommateurs ou
répondent simplement à leur demande. Les personnes engagées contre le gaspillage ne cessent
de dénoncer ce problème. Gaspillage alimentaire: plongée dans nos poubelles (Envoyé
Spécial, 2012) donne l’exemple édifiant d’un producteur de melon qui jette tous les fruits de
poids inférieur à 800 grammes. Les grossistes n’acceptant pas les tailles inférieures (non
côtées et non vendables), le producteur jette 18 tonnes par semaine. Et aucun glaneur ne vient
ramasser les fruits qui pourrissent dans les champs.
Les clients sont-ils indirectement responsables? Selon Quentin, ces derniers ont des
exigences trop élevées, non seulement sur la qualité des produits, mais aussi sur la
disponibilité:
“Les gens veulent qu’il y ait tout dans les magasins, ils n’acceptent pas qu’il manque
un produit [...]. Il faudrait qu’il y ait des jours où on va au supermarché, et où s’il n’y a
plus de pâtes, il n’y a plus de pâtes...”
Si les exigences des consommateurs sont certes élevées, c’est aussi que le marketing
entretient un désir d’abondance et donc la surconsommation. Les promotions et le marketing
sont dénoncés comme favorisant les achats superflus et par conséquent le gaspillage.
Beaucoup de militants freegans détestent tout ce qui a trait à cette surconsommation et au
marketing, bien souvent qualifiés de “evil” (par Jonathan, entre autres).
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 30
1.3.5. La loi du marché
Dans cette même idée de société de consommation générant du gaspillage, une des raisons
évoquées pour expliquer celui-ci est souvent la crainte de perdre des consommateurs
potentiels lorsque la nourriture est donnée/récupérée. Lors de notre mission poubelles à
Montpellier, Quentin m’explique que si les supermarchés ferment l’accès à leurs poubelles,
c’est avant tout par peur de perdre des clients potentiels (plus que pour éviter des dégradations
par exemple). Les consignes de nombreuses enseignes sont de détruire les invendus pour
éviter la perte de chiffre d’affaires, y compris par la "dénaturation des produits à l'eau de
javel" (lorsqu’il n’y a pas de broyeurs). Ayant posé la question dans plusieurs supermarchés
(auprès de directeurs et managers), j’ai eu des réponses variables, allant de “on ne va pas
jusque là” à “non mais sinon y a des malades qui font les poubelles!" (sources
confidentielles). Personnellement, je n’ai jamais vu de cas d’eau de javel sur les produits, ni
en France ni à New York.
Si la redistribution à des associations caritatives est une pratique qui se développe
progressivement, en Europe comme aux Etats-Unis, il reste tout de même une méfiance des
magasins et restaurants quand à l’apparition d’un marché gris de l’alimentation.
1.3.6. Une question d’échelle
Le gaspillage peut enfin être imputé en partie à l’élargissement des structures de notre
système agro-alimentaire, qui saute aux yeux dans Food, Inc. (Kenner, 2008) avec la
domination de quelques grandes compagnies. Rigas, le freegan grec, fait la constatation
suivante:
“One thing, which is very freegan, is the big percentage of food distributed through
small, open markets. [...] most of the food stuff, also in Greece and Lebanon, is going
through the open market and the small shops. It’s a different reality from the rest of
Europe”.
Dans des pays moins développés, le gaspillage est moindre car il existe des magasins qui
fonctionnement à petite échelle, et qui peuvent récupérer la nourriture en suivant le bon sens.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 31
Cette idée se retrouve chez les militants de la food rescue, comme Mohamed, pour qui il est
juste common sense de récupérer de la nourriture encore bonne, à son échelle.
Divers éléments peuvent expliquer l’ampleur du gaspillage alimentaire dans notre système
agro-alimentaire actuel. Si certains considèrent qu’il s’agit d’un dysfonctionnement
inévitable, d’autres le voient plutôt comme une norme de fonctionnement d’un système fondé
sur la surproduction et la surconsommation. Dans les deux cas, des personnes vont s’engager
et militer contre le gaspillage, que ce soit pour réduire les dysfonctionnements ou pour
changer les normes de fonctionnement du système. Cela conduit à des réponses variées face
au gaspillage, à la mise en place de différentes configurations et l’adoption de diverses
logiques d’action.
La première d’entre elles est le pragmatisme de la food rescue, approche adoptée à New
York par l’organisation City Harvest.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 32
Partie 2. Le pragmatisme de la food rescue
et l’organisation City Harvest
J’ai découvert City Harvest pendant un stage de deux mois, où j’étais rattachée comme
bénévole au programme nommé Mobile Markets dans l’initiative Healthy Neighbourhoods.
Ce programme organise des distributions gratuites de fruits et légumes (récupérés auprès de
supermarchés ou producteurs qui sinon les jetteraient) dans des quartiers défavorisés. Mon
travail consistait à préparer les marchés en amont (de la traduction de recettes de cuisine en
espagnol à l’impression des prospectus), à en gérer l’intendance (avec l’inscription des
participants dans un système d’information), ainsi qu’à travailler sur les marchés au sein des
équipes de bénévoles (installation, distribution des produits). J’ai pu découvrir le
fonctionnement logistique de l’organisation grâce à plusieurs journées d’observation dans
l’entrepôt ou lors d’une tournée de récupération de nourriture, et j’ai aussi eu l’occasion de
découvrir d’autres activités menées par City Harvest comme les cours de nutrition. En plus de
mon travail pour les Mobile Markets et de la rencontre de nombreux bénévoles, j’ai mené des
entretiens formels avec plusieurs membres de l’organisation (sélectionnés par mon maître de
stage selon les disponibilités de chacun). Aussi ai-je pu découvrir, outre le fonctionnement de
City Harvest et les activités menées contre le gaspillage de nourriture, les différentes formes
d’engagement de salariés ou bénévoles dans cette action militante.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 33
2.1. Le discours officiel de City Harvest
2.1.1. “Rescuing Food for NYC’s Hungry”
Ce slogan met bien en valeur les deux aspects de cette organisation profondément ancrée
dans la ville de New York: le fait de récupérer et “sauver” de la nourriture (“rescuing”), et le
fait de nourrir des personnes dans le besoin (“hungry”). Sur le site internet de l’organisation,
on trouve la présentation suivante:
“Now serving New York City for 30 years, City Harvest is the world's first food
rescue organization, dedicated to feeding the city's hungry men, women, and children.
This year, City Harvest will collect more than 38 million pounds of excess food from all
segments of the food industry, including restaurants, grocers, corporate cafeterias,
manufacturers, and farms. This food is then delivered free of charge to some 600
community food programs throughout New York City by a fleet of trucks and bikes. City
Harvest helps feed the more than one million New Yorkers that face hunger each year.
City Harvest also addresses hunger’s underlying causes by supporting affordable
access to nutritious food in low-income communities, educating individuals, families,
and communities in the prevention of diet-related diseases, channeling a greater
amount of local farm food into high-need areas, and enhancing the ability of our agency
partners to feed hungry men, women, and children”.
La mission est définie de telle sorte:
“City Harvest exists to end hunger in communities throughout New York City. We do
this through food rescue and distribution, education, and other practical, innovative
solutions”.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 34
2.1.2. Une approche de bon sens
Le site internet insiste sur l’idée que “City Harvest is the product of common sense”.
L’histoire de l’organisation, fondée en 1982, a commencé par un groupe de citoyens qui,
voyant d’un côté des citadins ayant faim, et, d’un autre côté, des restaurants du quartier jetant
de la nourriture encore en parfait état, ont décidé de redistribuer ces restes à des ceux qui en
avaient besoin. Cette approche que le site internet décrit avec les adjectifs “common-sense” et
“cost-effective” n’a pas changé depuis. L’idée est de nourrir le plus grand nombre de
personnes possible en travaillant de manière efficace: “working efficiently we can help the
greatest number of people possible”.
2.1.3. Un focus social
Ce qui ressort de ce discours est que le focus de l’organisation est avant tout social. Sa
mission première est de nourrir les personnes qui ont faim dans la ville de New York.
L’accent est mis sur le nombre de personnes aidées (600 communautés, plus d’un million de
personnes) et sur le besoin réel – “hunger” – de ces “hommes, femmes, enfants”. On retrouve
le même discours dans les lettres envoyées par City Harvest aux soutiens financiers potentiels,
comme par exemple lors des “food drives” (collecte de nourriture pour des enfants):
“There are too many children who don’t know where their next meal will come
from”.
En plus, l’organisation vise à s’attaquer aux causes de la faim (“address hunger’s
underlying causes”), pour completer dans ce domaine son action correctrice par des actions
préventives.
Pour atteindre ces objectifs sociaux et en particulier celui d’augmenter l’accès à la
nourriture dans les zones défavorisées (“high-need areas”), City Harvest utilise des solutions
“efficaces”, “pratiques et innovantes”, dont la récupération de la nourriture. Le fait de limiter
le gaspillage est donc la conséquence (positive!) du moyen utilisé par City Harvest pour
récupérer et distribuer de la nourriture (environ 38 millions de livres par an, soit 17 000
tonnes). Même si la présentation des activités parle de “excess food” ou de “rescue”, il n’est
d’ailleurs pas fait mention du mot “waste”. L’action de City Harvest contre le gaspillage
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 35
alimentaire ne serait-elle donc qu’un effet secondaire ou une externalité positive de son action
sociale?
2.2. Pratiques et fonctionnement de City Harvest
2.2.1. Une logique de food rescue à grande échelle
City Harvest mène des activités de food rescue, à savoir de récupération et de
redistribution de nourriture, à grande échelle. Elle se distingue des banques alimentaires, ou
Food Banks, car la nourriture qu’elle récupère est en partie de l’ excess food, c’est-à-dire de la
nourriture qui autrement serait jetée (et pas seulement des dons).
Concrètement, l’organisation reçoit de la nourriture de donateurs (producteurs agricoles,
grossistes, hypermarchés et supermarchés, restaurants, boulangeries...) en provenance de la
ville de New York mais aussi d’autres régions des Etats-Unis. Les donateurs reçoivent des
directives précises sur ce qu’ils peuvent donner à City Harvest (City Harvest Quick Reference
Sheet). Cela représente 33 000 000 livres de nourriture chaque année.
Un système de truck ride (la tournée) permet de récupérer la nourriture grâce aux 18
camions que possède City Harvest. Une partie est redistribuée directement aux agencies lors
du truck ride, pendant que le reste est déposé à l’entrepôt situé dans le Queens. Les agencies
sont l’ensemble des structures (Eglises, écoles, organisations caritatives, community centers,
etc.) qui utilisent la nourriture récupérée pour organiser des distributions gratuites de produits
ou de repas préparés (les food pantries, soup kitchen, etc.). Ainsi, City Harvest dessert toute la
ville à travers 600 communities. La nourriture présente dans l’entrepôt est distribuée
ultérieurement à des agencies, ou bien elle peut être utilisée pour des programmes spécifiques,
comme celui des Mobile Markets.
Le programme des marchés mobiles, sur lequel je travaillais, organise des distributions de
fruits et légumes régulièrement dans quatre districts: le Bronx, Brooklyn, Harlem et Staten
Island. La spécificité de ce programme est qu’il s’agit uniquement de fruits et légumes, non
d’un repas, et que les bénéficiaires doivent être inscrits (sur un critère géographique qui est en
réalité un critère social). Mais la logique de food rescue est la même; les fruits et légumes
proviennent en général de l’excédent des producteurs agricoles.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 36
La food rescue de City Harvest suit exactement la même logique que l’action menée par
certaines personnes engagées de manière indépendante, qui décident de récupérer de la
nourriture et de la redistribuer par elles-mêmes. Mohamed, par exemple, a un accord avec un
restaurant Dunkin’ Donuts pour récupérer tous les matins les invendus de la veille, et il les
donne dans une résidence accueillant des personnes en difficulté dans son quartier. De même,
Lauren redistribuait de la nourriture par elle-même avant de travailler chez City Harvest.
Cette approche indépendante (hors de toute organisation et reposant sur un accord informel
avec les magasins), plus locale, permet davantage de souplesse et donc parfois d’efficacité.
En France, une association récemment créée, La Tente des Glaneurs, met en place
localement (à Lille et Caen pour l’instant) un système similaire, en récupérant de la nourriture
sur des marchés. Selon Le scandale du gaspillage alimentaire (France 5, 2012), elle récupère
500 kilogrammes de marchandise par jour de marché grâce à 650 commerçants qui sont
devenus des fournisseurs alimentaires solidaires.
La redistribution officielle de City Harvest se fait quant à elle à beaucoup plus grande
échelle.
2.2.2. Une organisation de taille
En me rendant à mon premier marché du programme Mobile Markets, j’ai vraiment été
impressionnée par la taille du marché. En deux heures, près de 500 personnes viennent
récupérer de la nourriture, et en grande quantité. Et il ne s’agit que d’un programme mené par
City Harvest. Les bureaux de l’organisation sont situés au coeur de New York (près de Times
Square) dans un grand bâtiment, les salariés sont très nombreux à travailler dans les open
spaces, etc. Les interviews des salariés de City Harvest, à l’instar de Jeanne, confirment cette
idée:
“When I arrived in City Harvest, I was surprised by how large it is”.
La taille et l’ampleur des activités menées par City Harvest supposent aussi une certaine
complexité:
“There are different fund-raising teams [...], there are many departments... it’s a big
organisation, that can do a lot.”
L’organisation est très hiérarchique. Pedro m’explique qu’il dépend de Tony, qui dépend
de Karla, qui dépend de Kelly... il fait souvent référence aux “boss”. Jeanne donne l’exemple
du département du Food sourcing, grand et complexe. Je me rends très vite compte de la
complexité de l’organisation à travers mon travail (entrée de données dans un système
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 37
d’information, utilisation de codes barres pour inscrire les bénéficiaires, etc.). Tout le travail
de food rescue, et particulièrement les truck rides, demandent une logistique importante. A
plus petite échelle, lors des marchés, l’organisation n’est pas toujours facile: plusieurs queues,
“scan” des cartes, etc.
Au cours des entretiens, on me parle aussi du coût de fonctionnement de l’organisation.
Pour assurer cette logistique, City Harvest requiert des capacités financières importantes,
assurées par des dons de particuliers et d’entreprises (en plus des quelques fonds publics).
Selon Jeanne, à propos de la redistribution de nourriture: “there is a problem of distribution
and money (cost)”.
Dès lors, chez City Harvest, les principaux enjeux relèvent de considérations
organisationnelles, pratiques, logistiques, et financières.
2.2.3. Des activités pleinement intégrées au “système”
Par “système”, je me réfère à l’ensemble des acteurs et parties prenantes de la production
et distribution agro-alimentaires à New York. Les activités de City Harvest s’inscrivent dans
ce système économique et politique par des liens de dépendance et une logique de
partenariats:
- City Harvest est dépendante des donateurs de nourriture dans le secteur agro-
alimentaire. Même s’il s’agit de nourriture excédentaire, encore faut-il trouver les
entités qui acceptent de donner. Dans sa documentation destinée aux donateurs
potentiels, City Harvest insiste sur la facilité à devenir donateur et sur les avantages
qui en résultent :
“Your company will benefit from potential tax deduction, reduced disposal fees,
positive publicity, increased employee morale, and a “green” model by not letting
excess food go to waste” (City Harvest Donor Q&A).
Ces arguments s’appuient pleinement sur le fonctionnement du système actuel
(greenwashing, importance de l’image d’entreprise, logique de rentabilité...).
- City Harvest est dépendante financièrement des donateurs, qu’il s’agisse des
institutions publiques, des particuliers ou entreprises mécènes
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 38
- City Harvest est également dépendante des bénévoles, des particuliers mais
aussi des entreprises qui font du mécénat de compétences. Il y a souvent des équipes
de bénévoles qui viennent à l’entrepôt pour faire du repacking (préparer des sacs avec
les produits, faciles à distribuer ensuite). La plupart viennent avec leur entreprise (le
Credit Suisse, par exemple), il y a aussi des chefs cuisiniers (Eric Ripert notamment,
connu pour son restaurant Le Bernardin) ou des célébrités (50 Cent est venu la
semaine où j’ai visité l’entrepôt).
- City Harvest est aussi dépendante de l’ensemble des agencies, de leur
fonctionnement, et de leur capacité à distribuer la nourriture récupérée. Comme me
l’explique Meg, les partenariats ne sont pas toujours faciles à trouver.
- Organisation reconnue, City Harvest a reçu des accréditions et des agréments
issus de structures telles que le Better Business Bureau Accreditation, qui reconnaît les
activités les plus socialement responsables. City Harvest est également membre du
réseau Feeding America regroupant les organisations du domaine de l’aide
alimentaire.
Ainsi, City Harvest a beaucoup de partenaires puissants et reconnus, représentant parfois la
crème de la crème du système capitaliste américain. L’organisation est donc pleinement
intégrée dans ce système, et ceci ne semble pas vraiment poser problème aux bénévoles et
salariés.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 39
2.2.4. Un ancrage local?
Attachée historiquement à la ville de New York, City Harvest a indéniablement un ancrage
local, même si la nourriture récupérée provient de destinations qui peuvent être éloignées. Pour le programme des marchés mobiles, présents dans quatre districts, le fonctionnement
repose sur l’engagement de bénévoles locaux, membres des communautés ciblées. Lors de
l’inscription pour devenir bénéficiaire, le formulaire propose de cocher la case “I’m interested
in volunteering opportunities”. Cynthia par exemple, bénévole à Brooklyn, est aussi une
habitante du quartier et reçoit la nourriture distribuée. Tous les documents sont d’ailleurs
traduits en espagnol pour atteindre les communautés hispaniques locales. L’engagement des militants est souvent plus fort lorsqu’il se fait localement, lorsque les
personnes sentent qu’elles rendent service à leur propre communauté. C’est le cas de Cynthia
pour Brooklyn, mais c’est aussi le cas pour Pedro qui est très fier de servir la ville où il est né
et a grandi, New York:
“What I like the best is feeling to be helpful to people and especially to be helpful to
people from NYC, the city where I grew up”. L’engagement local est souvent plus vrai qu’un engagement extérieur comme celui de
certains bénévoles au bureau qui n’ont pas vraiment choisi l’organisation, mais voulaient juste
faire du bénévolat de temps en temps (comme Jackie et Ana, par exemple).
2.2.5. Des objectifs de croissance et d’efficacité
Il ressort des interviews une forte dynamique de croissance :
“They have a 5-year strategy plan. Now they are shifting toward bigger agencies,
they try to find agencies that can take more food in order to increase the overall
efficiency of City Harvest. […] There is so much growth, the quantity of rescued food
has doubled” (Meg).
Dans le programme des marchés mobiles en particulier, j’ai moi-même pu constater une
évolution en seulement deux mois: le nombre de participants ne cessait d’augmenter (avec de
nouveaux membres à entrer dans le système d’information), et le marché de Brooklyn a
déménagé fin juin pour accueillir davantage de personnes.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 40
L’objectif principal de l’organisation, figurant dans les rapports de suivi d’activité tels que
le Healthy Neighborhoods FY12 Q1 report (document interne), est de faire augmenter le
nombre de personnes aidées. Il n’est pas fait mention du fait que la réduction de la pauvreté
pourrait faire réduire le nombre de bénéficiaires...
La logique d’action de l’organisation est par ailleurs centrée sur la rentabilité. Jeanne dit
qu’il faut chercher de nouveaux partenaires “whenever it’s cost-wise”. Pour cela, “it’s good
for City Harvest to talk to the companies and to make them understand that giving food
instead of wasting can be more beneficial to them. If a restaurant is running well, it doesn’t
have to waste. Waste is throwing money away” (Jeanne). Ici, le gaspillage est mal vu tout
simplement parce qu’il n’est pas rentable.
2.2.6. Un focus sur la qualité de la nourriture
Si l’objectif de City Harvest est de nourrir le plus de personnes possible, une attention
particulière est portée à la qualité de la nourriture.
En vertu du Emerson Good Samaritan Food Donation Act, c’est City Harvest qui est
responsable (et non le donateur) de la nourriture récupérée (puis la responsabilité est
transférée aux agencies). Dès lors, City Harvest donne des lignes de conduites très strictes aux
donateurs, résumées dans le City Harvest Quick Reference Sheet, afin que ces derniers ne
donnent que de la nourriture de qualité. Dès mon premier marché, un responsable de la qualité
des produits m’explique comment cela fonctionne. Ces règles sont souvent si strictes que
même les donateurs continuent à gaspiller de la nourriture que City Harvest refuse. Lors
d’une visite de l’entrepôt, Bryan, un responsable, me dit qu’il y a des exceptions: “sometimes
we get products which are past the sell-by date, we can still give them to agencies if they’re
still good.” Cela ne semble par arriver souvent.
Parfois, les exigences de qualité ont des effets pervers, dès lors qu’elles entraînent les
bénéficiaires à être excessivement exigeants. Au cours de plusieurs marchés, j’ai remarqué
que certaines personnes se plaignaient de la qualité de la nourriture, et quelques accrochages
verbaux ont même eu lieu entre des bénévoles et des personnes venant récupérer les produits.
J’ai moi-même entendu par exemple “it’s always the same... this is not good...” à propos de la
nourriture (le vieil homme portoricain du premier marché).
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 41
2.3. Quelques éléments sur l’état d’esprit dominant
2.3.1. Un positionnement politique favorable à l’économie
de marché
Au cours de mes entretiens avec des membres de l’organisation, j’ai essayé d’introduire le
sujet politique et économique. Jeanne affirme “I’m a very liberal person”, le mot “liberal”
ayant une connotation positive, ouverte et progressiste. Quand je l’interroge sur son
engagement politique, Lauren me répond “I vote”. Puis, “I think that community-based efforts
and interaction with population are better than to try to change the politics”.
Il semble que la pensée dominante reste de nature à favoriser le marché. Selon Jeanne,
“people don’t want the government to be involved. It would be considered as “socialistic”,
which is a negative word here. American people are altruistic, regardless of political beliefs.
They give either money or time depending on what they can give”. Selon elle, l’implication de
l’Etat de manière top-down a plutôt des effets négatifs:
“There is a disconnect: government subsidizes food but not to the right people.
Besides the government encourages waste by subsidizing farms”.
Le premier point est confirmé par le fait que les bénéficiaires des marchés, en raison
d’effets de seuil, n’ont parfois pas accès à d’autres aides publiques (Pedro m’explique le
premier jour qu’ils ne sont pas les very very poor).
Pedro confirme cette idée que l’implication de l’Etat n’est pas souhaitée, et que le
changement vient des personnes engagées dans et pour leurs propres communautés:
“In the US nobody wants the State to do things or make laws. [...] People don’t want
the State to tell them what to do, they want to do it themselves”.
Cependant, sur certains sujets comme celui de l’éducation et de la nutrition, Pedro est plus
mitigé quand au rôle de l’Etat, qui pourrait être nécessaire:
“Some things must be taught at school, City Harvest classes are not enough”.
La mentalité qui semble s’imposer est malgré tout celle d’un esprit altruiste venant des
personnes elles-mêmes à l’égard de leur communauté, indépendamment de leurs convictions
politiques. C’est ce que j’appellerai l’esprit volunteer.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 42
2.3.2. L’esprit charity et les volunteers
L’esprit dans lequel s’inscrit l’action de City Harvest est à l’origine typiquement
américain; il est véhiculé par les organisations de type charity.
Le concept de charity, dont la traduction littérale est “organisation caritative” ou “oeuvre
de bienfaisance”, est bien ancré dans la société américaine: il regroupe toutes les
organisations à but non lucratif oeuvrant pour l’intérêt public. Tout le système économico-
social américain s’appuie sur cette charity qui assure une grande partie des prestations que
l’on associerait à la sécurité sociale en France. Par exemple, certaines personnes dépendent
totalement des repas gratuits distribués par les associations, les Eglises, community centers,
etc. Aussi les charities apparaissent-elles comme une régulation du système capitaliste néo-
libéral, et une force disciplinaire. En effet, non seulement les charities régulent le système,
mais elles n’ont aucune possibilité d’action militante, puisqu’elles sont dépendantes pour leur
financement et fonctionnement à la fois du secteur privé et public. Si l’Etat a tendance à se
retirer du Welfare, c’est lui qui finance les charities, et donc qui les domine totalement
(containment). Les organisations de charity assurent le rôle de l’Etat (comme la distribution
des Food Stamps par exemple), en échange de quoi elles peuvent recevoir des fonds, et ne
peuvent donc pas être militantes (Heynen 2008).
Le but des militants du groupe Food not Bombs, par exemple, est de limiter la force
disciplinaire des charities. Dans la même idée, Heynen cite Poppendieck (1999), qui montre
que la charity est non seulement une force de dépolitisation, mais aussi un mode de
collaboration avec le projet néo-libéral. Selon Poppendieck, les charities sont tellement
dépendantes qu’elles ne peuvent ni être vraiment politiques ni oeuvrer véritablement pour une
transformation sociale dans l’intérêt des pauvres:
”Charities are businesses; they are rarely in the business of self-liquidation”.
Poppendieck critique très fortement ce système, et en particulier dans le secteur de
l’alimentation (qu’elle étudie particulièrement, à travers les “food pantries”, etc.). Selon elle,
distribuer de la nourriture et avoir pour objectif principal l’augmentation du nombre de
destinataires empêche de lutter, politiquement, pour de vraies réformes économiques et
sociales.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 43
“In this era of eroding commitment to government sponsored welfare programs,
voluntarism and private charity have become the popular, optimistic solutions to
poverty and hunger. Charitable efforts replace consistent public policy, and poverty
continues to grow "successful"; programs are in some way perpetuating the problem
they are struggling to solve”.
Ce que critique Poppendieck par cette phrase très dure correspond exactement à l’état
d’esprit qui semble être dominant au sein de City Harvest (y compris le fait que le critère de
réussite est le nombre de personnes aidées).
Sur le terrain, on retrouve le volontarisme et l’optimisme des bénévoles. Sur un marché de
Staten Island par exemple, Monica, membre de l’organisation NewYorkCares (réseau
d’initiatives de bénévolat), me déclare pleine d’enthousiasme:
“Volunteering takes all my free time! “
En général, les bénévoles sont très positifs et sont convaincus de faire quelque chose de
bien par le fait même de faire du volunteering, sans se poser la question de la vision et du
fonctionnement du système social auxquels ils contribuent. “I love all of what they do here”,
me dit ML; “It makes me feel good”, me dit Jackie. L’état d’esprit dominant est celui de se
donner bonne conscience, y compris pour les bénévoles les plus fidèles.
La culture du bénévolat et l’esprit volunteer sont partagés par l’ensemble de la société et
font partie du fonctionnement du système. Sur les marchés, il n’est pas rare de voir des
personnes venir en groupe, qu’il s’agisse d’entreprises ou d’universités (comme St John’s à
Staten Island). Le bénévolat est parfois un prétexte pour une matinée de team building pour
les entreprises. Même les bénévoles les plus fidèles ne semblent pas vraiment militer. Peu
d’entre eux semblent concernés par le problème du gaspillage, qui est somme toute accessoire
dans l’action de City Harvest.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 44
2.3.3. La bonne conscience des gaspilleurs?
City Harvest ne véhicule pas, ou alors très peu, de changement de mentalités vis-à-vis de
l’hyper-consommation et du gaspillage. Le fait de gaspiller moins est une conséquence de
l’action sociale de l’organisation, et c’est un sujet secondaire.
Pour beaucoup de membres de City Harvest, diminuer le gaspillage est un moyen de pallier
certains dysfonctionnements du système de production-consommation actuel, mais sans
volonté de changer de système. Les donations participent alors de la bonne conscience des
gaspilleurs qui produisent trop. Il n’existe pas de véritable volonté de réduire le gaspillage en
amont (cela n’est pas évoqué sur le site internet, les personnes rencontrées en parlent très
peu), et il n’est jamais fait mention (dans les entretiens) d’une réduction de la production.
Pendant le truck ride par exemple, Cruze, le conducteur, m’explique que la boulangerie dans
laquelle on récupère cinquante sacs de pain donne la même quantité depuis des années ;
jamais elle n’a eu l’idée de produire moins.
Par ailleurs, force est de constater que City Harvest gaspille elle-même à son tour, plus ou
moins directement, de la nourriture. En amont, les guidelines pour les donateurs sont très
strictes, et le refus de certaines donations par City Harvest peut se transformer en gaspillage.
En aval, en bout de chaîne, j’ai moi-même pu observer sur les marchés que des produits
étaient jetés à leur tour. La politique du groupe est en effet très prudente sur les fruits et
légumes distribués, parfois de manière illogique selon moi. Par exemple lors du marché de
Washington Heights le 9 mai, Pedro décide après une heure de distribution que les oignons,
abîmés par l’humidité, ne peuvent plus être distribués. Cette décision arbitraire, ayant lieu
après que 150 personnes ont déjà reçu les oignons, est justifiée par des arguments sanitaires:
“they’re are rotten, estan podridos”, “if people get sick...”. Il est vrai que les oignons ne
sont pas en très bon état, bien qu’en les cuisant il me semble vraiment impossible qu’ils
puissent rendre malades. Plusieurs personnes veulent prendre le risque et demandent des
oignons; on le leur refuse. Dans ce cas, on voit bien que les raisons du gaspillage ici sont les
mêmes que dans le reste du système agro-alimentaire, et que la mentalité vis-à-vis de ces
questions est identique.
City Harvest ne véhicule pas de changement de mentalité, que ce soit au sujet de la
production ou de l’utilisation des produits. On peut dire que l’organisation s’inscrit dans le
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 45
système en devenant la bonne conscience d’un ensemble d’acteurs qui sont de près ou de loin,
par leur participation dans le système (City Harvest elle-même d’ailleurs), des gaspilleurs.
2.4. Les motivations, formes d’engagements et justifications
des membres de City Harvest S’il existe un état d’esprit dominant dans l’organisation, les formes d’engagement de ses
membres sont très variables, et plusieurs raisons peuvent amener les salariés et bénévoles de
City Harvest à justifier leurs approches relatives au gaspillage alimentaire.
2.4.1. Des considérations pratiques personnelles
Pour certaines personnes majoritairement non-bénévoles, l’engagement dans City Harvest
n’est pas militant, c’est avant tout un moyen de trouver un travail:
“I just wanted a job. [...] In City Harvest I’m well paid (less than in the private
sector but it’s still good) and I don’t have to work too many hours. [...] It’s a good job”
(Pedro).
La sécurité de l’emploi peut être une raison de travailler pour City Harvest, tout comme
l’idée de faire carrière et d’avancer:
“It’s a large established organization so there is an opportunity for me to grow
here” (Lauren).
Ainsi, une partie des motivations sont tirées par des considérations très alimentaires ou du
moins pragmatiques.
Même pour les bénévoles, le choix de City Harvest répond souvent à des considérations
géographiques et pratiques. Pour Sayyar comme pour Donald, c’est un moyen de faire du
volunteering à Staten Island. Pour Bryan, c’est un moyen de faire du volunteering aux heures
qu’il souhaite, et près d’une autre organisation pour laquelle il travaille.
Dans ces cas-là, les motivations sous-jacentes (outre les critères pratiques) auront donc trait
au besoin d’être volunteer en lui-même, de faire du volunteering pour le volunteering.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 46
2.4.2. Le plaisir d’être utile à la communauté
Le plaisir de se rendre utile à la communauté est ce qui motive la plupart des personnes
engagées dans City Harvest, indépendamment de la food rescue. “I like to be serving the
community”, dit Meg. “It makes me feel good”, m’explique Cruze, “you see their faces”.
Le contact avec d’autres personnes est très important pour les membres de City Harvest:
“people are always thankful and I like that“, dit Pedro. “I like knowing that I’m helping
someone”, m’explique Lauren, qui travaille pour les nutrition classes.
Pour Jeanne, le cheminement a été le suivant:
“I was interested in working for a non-profit, with low-income communities, not
necessarily in the field of food. I was personally interested in food and nutrition. City
Harvest was a good combination. I’m happy to be part of it. I think that every little
policy, every little thing helps.”
Ainsi, ce qui motive avant tout est le côté social de l’organisation. C’est le fait d’être utile
aux autres en permettant l’accès à la nourriture pour tous, et aussi en améliorant l’éducation et
la connaissance en matière de nutrition (prévention de l’obésité, etc.). Lauren est convaincue
d’apporter beaucoup aux personnes à qui elle donne des cours: “people’s knowledge and
behaviour are influenced by what we’re doing”. La nutrition est un sujet qui tient
vraisemblablement à coeur à beaucoup de membres de City Harvest, qui y font fréquemment
allusion dans les entretiens. Jeanne me parle par exemple du Center for Science in the Public
Interest4:
“CSPI is a strong advocate for nutrition and health, food safety, alcohol policy, and
sound science”.
Malgré tout, le plaisir d’être utile à la communauté peut aussi passer par le fait de
récupérer de la nourriture. Pedro insiste là-dessus:
“What I like the best is feeling to be helpful to people and especially to be helpful to
people from NYC, the city where I grew up.[...] Rescuing food is something good for the
city.”
4 CSPI, Center for Science in the Public Interest. Site internet [en ligne]. Disposible sur http://www.cspinet.org/index.html (consulté le 08.07.2012)
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 47
La motivation pour s’engager dans City Harvest est alors souvent la reconnaissance du bon
sens de la food rescue.
2.4.3. Le bon sens de la food rescue
Selon Cruze, “not to waste food and giving it to people who need it is just common sense”.
C’est d’ailleurs ce principe qui est à l’origine de la création de City Harvest il y a trente ans.
Pour beaucoup de membres de l’organisation, c’est aussi ce qui les a incités à s’engager.
Lauren raconte l’anecdote suivante:
“One night in Dunkin’ Donuts I saw employees throwing food out. I asked “Why
don’t you donate this?” They answered “It’s not our policy!” Then we had an
agreement with Island Harvest. That’s how I get started”.
Elle a commencé à s’impliquer dans le champ de la food rescue en voyant elle-même de la
nourriture parfaitement bonne être gaspillée:
“It didn’t seem right that there were food thrown away, perfectly good. I wanted to
do whatever I could. It seemed wrong.”
Cette indignation face à quelque chose qui lui semble injuste a amené Lauren à travailler
dans le secteur de l’aide alimentaire, puis à City Harvest.
C’est la même logique de bon sens que l’on retrouve chez Mohamed, qui ne s’est jamais
engagé dans une organisation comme City Harvest mais qui continue à récupérer et
redistribuer de la nourriture à son échelle:
“There is perfectly good food, and there is people who need food. [...] I just saw that
(the garbage bag) and wanted to do something, so I just went and asked”.
Pour lui, même s’il cite beaucoup la religion, le bon sens est un aspect très important:
“The first reason why I do that is religion, the second one is common sense”.
Cet instinct de faire quelque chose qui correspond au bon sens, intuitif, peut se réaliser à
grande échelle chez City Harvest. C’est aussi la réussite, l’efficacité et la taille de City
Harvest qui attire les militants.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 48
2.4.4. L’attrait de la croissance et de l’efficacité de City Harvest
Les critères de réussite de l’association sont le nombre de personnes aidées et la quantité
de nourriture récupérée. Cela rejoint les préoccupations de beaucoup de membres:
“I wish we were allowed to reach more people. Every year we are growing. We
increase the food, the targets, the number of classes...but it gets to a point when you
cannot help everyone”, dit Lauren.
Elle semble avoir elle-même la volonté d’aider le plus de monde possible, de vraiment
perfectionner le système agro-alimentaire et social actuel. Travailler pour City Harvest est un
moyen de faire cela, et elle aimerait que l’organisation grossisse encore plus et soit encore
plus efficace.
Meg rejoint Lauren dans cette idée: “We could be finding and uncovering new
partnerships”. A part faire davantage, les membres de City Harvest ne voient en général
aucune amélioration à apporter à l’organisation. Il n’y a pas de réflexion sur un changement
de système, cela ne semble venir à l’idée de personne que récupérer davantage de nourriture
signifie aussi qu’il y a davantage de nourriture produite inutilement.
2.4.5. Une sensibilité environnementale
Quant à la sensibilité environnementale des membres de City Harvest, elle est très variable
selon les personnes.
Meg fait un peu exception par son implication dans les sujets environnementaux.
“I’m a compulsive turn-off-the-light person”, me dit-elle.
Plus jeune, elle travaillait comme volunteer pour une “rooftop farm”. Elle dit elle-même
“my job is my personal response to overconsumption”, ce qui signifie qu’elle n’adhère pas à
la surconsommation dans nos sociétés actuelles.
Quant à Jeanne, elle semble intéressée par le sujet, même si cela ne se traduit pas dans ses
habitudes personnelles. Elle me parle par exemple du site Cornucopia Institute5, dont l’objet
est de promouvoir l’agriculture écologique et soutenable: “promoting economic justice for
family scale farming”.
5 CORNUCOPIA INSTITUTE, site internet [en ligne]. Disponible sur http://www.cornucopia.org/ (consulté le 08.07.2012)
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 49
Une certaine sensibilité environnementale se retrouve chez Mohamed, qui pratique la food
rescue à son échelle. Pour lui, les ressources sont sacrées, et il ne faut donc pas les gaspiller.
Cette idée relève à la fois d’une conscience environnementale et de la religion, puisque
Mohamed se réfère toujours à sa foi et cite même des passages du Coran où il est dit que
gaspiller est un pêché. Il me parle souvent du manque d’eau à New York, de l’importance des
ressources naturelles, etc.
Cette sensibilité environnementale est cependant loin d’être partagée par tous.
2.4.6. Une vision optimiste du changement
Ce qui est assez commun chez les personnes engagées chez City Harvest, et qui rejoint
l’esprit volunteer, c’est l’optimisme relatif à l’avenir de la société. Si les personnes se sont
engagées dans l’organisation, c’est parce qu’elles croient à son message, et le message
véhiculé par City Harvest est très positif, comme le souligne Jeanne:
“I like the message of City Harvest, it’s a positive message (not like the organisations
that always show sad kids or starving children). It has a lot of visibility.”
Les membres de City Harvest ont souvent une vision positive de l’altruisme américain, qui
pourrait véritablement changer les choses. Selon Lauren, l’entraide a un très fort potentiel, il
suffit que les gens s’en rendent compte:
“I’d like to see more support to each other, people should help each other and
receive help back. This has a lot of potential, people don’t know.”
Ainsi, le système économique et social américain pourrait fonctionner mieux à l’avenir si
tout le monde s’entraidait, et c’est cette idée qui motive beaucoup de bénévoles ou salariés à
s’engager dans City Harvest.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 50
2.4.7. Des sensibilités personnelles au gaspillage
La question de limiter le gaspillage apparaît comme accessoire pour beaucoup de
personnes engagées dans City Harvest et davantage préoccupées par des questions sociales.
Le modèle de consommation de la société actuelle n’est pas souvent remis en question, et peu
semblent s’inquiéter de la surproduction et surconsommation. On remarque cela dans les
habitudes personnelles de chacun: “waste is inevitable. I try to be conscious but I still waste
food”, me dit Jeanne. Selon Lauren, “it shouldn’t happen” (en parlant du gaspillage).
Pourtant, elle avoue: “I definitely do“. Elle m’explique que dans les repas de famille par
exemple, il y a toujours beaucoup de nourriture gaspillée, et elle semble voir cela comme
quelque chose d’inévitable.
Encore une fois, Meg se distingue par sa sensibilité personnelle à ces questions:
“Personally I hate wasting food, that’s why it’s a “dream come true job”. I don’t
like over-consumption.”
J’ai pu observer également un large spectre de rapports au gaspillage lors des marchés.
Selon les bénévoles, la quantité de fruits et légumes gaspillés au cours même du marché n’est
pas du tout la même. Certains, comme Sayyar, sont très attentif à ne pas gaspiller, ramassent
les fruits qui tombent par terre ou s’échappent d’un sac. D’autres, au contraire, jettent
instantanément, comme si cela n’avait aucune valeur.
Quand à l’idée de récupérer quelque chose dans une poubelle, cela choque la plupart des
membres de l’organisation: “it’s disgusting!” est souvent leur première réaction.
Deborah, rencontrée sur un marché à Washington Heights, est la seule bénévole de City
Harvest qui m’a semblé avoir des idées et un mode de vie se rapprochant des freegans sur
certains aspects: “I’ve dumpster-dived, but not for food”, me dit-elle. Elle semble avoir des
idées que l’on qualifierait en France de socialistes, un mot qui selon elle est presque interdit
ici. Elle souhaiterait voir un changement du système social américain, ainsi qu’un changement
de système de production-consommation, avec moins de gaspillage.
Les formes d’implication des membres de l’organisation sont très variables (considérations
pratiques, environnementales, sociales...). Le focus porte souvent sur le bon sens, et peu
d’attention est accordée au gaspillage. Ce qui ressort principalement est la volonté de réduire
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 51
les dysfonctionnements du système de production-consommation actuel, en aidant de
nombreuses personnes et en récupérant une très grande quantité de nourriture. Organisation
importante et pleinement intégrée au système agro-alimentaire et social de la ville de New
York, City Harvest agit ainsi comme une force régulatrice du système productif dominant.
Peut-on parler de bonne conscience des gaspilleurs? City Harvest oeuvre-t-elle à la
construction d’un capitalisme régulé?
Si la volonté de changer de modèle dominant est quasi-absente chez City Harvest, est-ce ce
pour quoi vont lutter les autres formes de militantisme?
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 52
Partie 3. La pratique du dumpster-diving
L’action des organisations comme City Harvest ne suffit vraisemblablement pas, puisque
le gaspillage existe toujours, comme le souligne de manière amusante cette remarque de
Quentin:
“On a même fait les poubelles de la banque alimentaire!”
En parallèle de l’action de City Harvest, je me suis intéressée à la réponse adoptée face au
gaspillage alimentaire par un “monde social” (Bertaux, 1996) créé autour d’une activité
spécifique, le dumpster-diving alimentaire. J’ai tout d’abord cherché à comprendre comment
fonctionne cette activité, quels en sont les processus et les logiques d’adhésion (pour des
personnes pour lesquelles le dumpster-diving est un choix et qui pourraient acheter de la
nourriture). J’ai construit mon objet d’étude en me concentrant sur le dumpster-diving
d’alimentation que j’ai moi-même pratiqué à New York pendant deux mois. Est-ce une
pratique dégoûtante? Attrayante? Militante?
3.1. Dumpster-diving, dumpstering... définition
Si plusieurs mots sont utilisés pour désigner la pratique du dumpster-diving, il n’y a aucun
discours sur les buts de cette activité, sur le positionnement ou les idées qu’elle sous-tend.
Restons-en donc à la définition concrète de cette pratique...
3.1.1. Une plongée dans les poubelles
Dumpster-diving signifie littéralement “plonger dans les poubelles”; on entend parfois
aussi le mot dumpstering, qui serait l’équivalent de “poubeller”. Si le mot dumpster renvoie à
des containers de grande taille, ce même mot reste utlilisé lorsqu’il s’agit de petites poubelles,
comme à New York par exemple.
Dans le dictionnaire, ce mot signifie:
“Practice of raiding dumpsters to find discarded items that are still useful, can be
recycled, and have value” (US dictionnary, 2012).
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 53
Plus précisément, “practice of sifting through commercial or residential trash to find
items that have been discarded by their owners, but that may prove useful to the
dumpster diver. Dumpster Diving is also viewed as an effective urban foraging
technique. Dumpster divers will forage dumpsters for items such as clothing, furniture,
food, and other items of the like deemed in good working conditions” (Wikipédia,
2012).
A New York comme dans la plupart des pays anglo-saxons, on utilise donc l’expression
dumpster-diving (ou skipping, au Royaume-Uni), pour “faire les poubelles“, quel qu’en soit le
motif. La langue anglaise permet également des inventions comme le dumpster-time,
dumpster o’clock, a dumspter buddy, etc. (cités par Jonathan). Dive! (Seifert, 2010) évoque
cette plongée dans les poubelles. Pour ceux qui pratiquent le dumpster-diving, on peut parler
de dumpster-divers.
En France, les mots comme “déchétarianisme” ou “déchétarisme”, souvent utilisés par les
media, n’ont que peu de succès. Ceux qui font les poubelles disent tout simplement “faire les
poubelles”.
Comme le confirment les diverses sources d’informations (documentaires, articles) et les
interviews réalisées, le dumpster-diving est une activité pratiquée dans de nombreux pays: aux
Etats-Unis, Royaume-Uni, France, mais aussi Australie, Canada, Hollande, Suède, Danemark,
Grèce, Liban, etc. J’ai pu accéder à une enquête6 menée par une étudiante polonaise sur le
sujet, qui prouve l’intérêt partagé pour cette pratique.
3.1.2. A ne pas confondre
Le dumpster-diving est souvent rapproché d’autres activités et concepts très proches,
comme le “glanage”, mis à l’honneur dans le film Les glaneurs et la glaneuses (Varda, 1999).
Ce dernier, consistant à ramasser les fruits laissés dans les champs à la fin d’une récolte, est
pourtant une activité moins politique.
Selon Edwards et Mercer (2007), la distinction est faite de la sorte:
6 MOJE ANKIETY. Enquête d’une étudiante polonaise sur les freegans [en ligne]. Disponible sur http://moje-ankiety.pl/ankieta-wyniki/id-25414/ankieta-freeganism.html (consulté le 12.07.12) Le site est en polonais, mais les réponses des personnes interrogées sont accessibles en anglais.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 54
“This ‘political gleaning’ [le dumpster-diving] contrasts with the foraging of wild
foods [...], the scavenging of recyclable materials, or food scavenging as practised by
the homeless”.
L’accent est donc mis aussi sur le fait que le dumpster-diving en question se fait par choix,
et non pour survivre dans la rue. Cette idée est confirmée par les personnes que j’ai
rencontrées: “I could afford to buy food, I have money”, insiste Bob, le doyen des freegans
avec qui j’ai parlé.
3.2. Les poubelles: mode d’emploi
Ayant eu l’opportunité de faire les poubelles à de nombreuses reprises (lors de 23 missions
au total), à la fois à New York et à Montpellier, j’ai pu me faire une idée très précise des
mécanismes et processus de fonctionnement de cette activité.
3.2.1. Faire les poubelles: où? quand? comment?
La réponse à cette question m’a été apportée par les explications de mes amis dumpster-
divers, comme Jonathan, et lors des meetings du groupe Freegan.info (comme celui du 22
mai). Plus encore, j’ai compris tout cela moi-même au fur et à mesure de mes observations sur
le terrain.
A New York, le système de collecte des déchets est très particulier et surprenant pour une
ville aussi développée, car les poubelles sont de gros sacs posés directement sur le trottoir, et
relevés à heure régulière le soir. Elles ne sont pas rangées ou dissimulées dans quelque
contenant que ce soit, et on y accède directement. L’heure idéale pour faire du dumspter-
diving – le dumpster-time ou dumpster o’clock – tourne autour de 21h30. C’est le moment où
les salariés quittent les magasins, et il reste encore beaucoup de temps avant le passage du
camion-poubelle.
Les sorties pour faire les poubelles s’apparentent au fait d’aller faire les courses, avec des
habitudes différentes. Cela consiste d’abord à récupérer quelques sacs plastiques ou autres
contenants (dans les poubelles), puis à se rendre devant les supermarchés ou restaurants
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 55
choisis. Pour trouver les bons aliments, il faut tater les sacs et essayer de repérer lesquels
contiennent de la nourriture; il faut souvent en ouvrir et refermer plusieurs avant de trouver le
bon. Certains sacs sont plus sales ou plus mélangés que d’autres. En général, le bread bag est
séparé du sac, ce qui fait qu’il est très facile de trouver du pain sans même se salir les mains.
Ensuite, il faut faire confiance à son bon sens pour savoir si la nourriture est encore bonne.
Selon Janet, “you need to use your smell, touch, intuition” (Janet, trash tour du 27 avril). Un
point important est de ne prendre que ce dont on a besoin, en résistant à la tentation de
l’excès, et de partager si l’on peut.
En partant, il faut toujours faire très attention à bien refermer les sacs et à tout remettre en
l’état, pour ne pas créer de problèmes avec les magasins. Enfin, une fois chez soi, il est
important de laver les aliments, les ranger, trier, et...cuisiner.
La routine du dumpster-diving est très facile à adopter. Peu à peu, on développe le réflexe
de garder un oeil sur les poubelles au cas où et de tout récupérer comme cela. Par exemple, au
cours de sorties avec Jonathan en avril, nous récupérons ce dont il a besoin pour la
manifestation du premier mai, ainsi que des objets inattendus: des sceaux, de la farine pour
faire de la colle, une table sur le passage...
Certains dumpster-divers deviennent de vrais professionnels, comme Janet qui y va très
régulièrement, ou Charles qui possède même un caddie pliable! Je rencontre une femme lors
d’un meeting du groupe Freegan.info qui nous explique qu’elle a fait les poubelles toute sa
vie:
“I’ve been dumpster-diving all my life. [...] You can find everything in the garbage,
from food to clothes, shoes, furniture, books…I even found all my pets in the garbage”.
Cette pratique devient très prenante pour ceux qui s’y consacre entièrement, comme Janet
qui m’avoue “It’s time consuming” d’un air fatigué.
Dans d’autres villes et d’autres pays, la pratique du dumspter-diving semble très similaire.
Dans Dive! (Seifert, 2010), le protagoniste qui fait du dumpster-diving à Los Angeles présente
les trois règles à suivre dans cette pratique:
“Do not take more than you need, share, leave the place cleaner than you found it”.
On retrouve ici des règles que Jonathan s’applique à lui-même, par exemple. Si en
Australie les poubelles sont appelées dumpster bins, le reportage Bin Appetit (Rook, 2008)
présente une pratique du dumpster-diving tout à fait semblable.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 56
Enfin, la pratique que j’ai observée à New York n’est pas éloignée de ce que j’ai pu
observer à Montpellier (Castelnau-le-Lez et la Grande Motte, plus précisément), à la
différence près que les poubelles sont plus difficiles d’accès qu’à New York. Quentin et
Simon évoquent eux-aussi le fait qu’il faut savoir identifier certaines poubelles qui sont plus
propres que d’autres: “les gants ce n’est pas la peine, les poubelles sont assez propres là-
bas”, me dit Simon lors de notre première mission à la Grande Motte.
3.2.2. Une activité non illégale...à faire à l’abri des regards
Si la plupart des personnes intérrogées avouent ne pas connaître précisément les règles en
la matière, elles n’ont pas peur de faire quelque chose d’illégal en faisant du dumspter-diving.
“As far as I know, we have the right to dumpster-dive”, me dit Charles lors de mon premier
trash tour. A New York, aucune loi n’interdit de faire les poubelles (que ce soit dans l’Etat de
New York ou dans la ville elle-même, où aucune ordonnance n’a été passée), à condition de
ne pas enfreindre une propriété privée et de ne pas salir la voie publique. La législation est
souvent très floue concernant les poubelles. Aux Etats-Unis, le cas California v. Greenwood
de la cour suprême, en 1988, a statué que, malgré certaines limites à ce que l’on peut
récupérer dans les déchets des entreprises, il n’y avait pas de privacy légalement attendue
pour des objets jetés. En France, comme cela est souligné dans Gaspillage alimentaire:
plongée dans nos poubelles (Envoyé Spécial, 2012), faire les poubelles n’est pas illégal non
plus. En janvier sur la page Facebook Freegans France, on pouvait lire la nouvelle suivante:
“Le maire de Nogent avait pris un arrêté interdisant de fouiller les poubelles. Le
tribunal suspend cette décision”.
Aucun arrêté n’a été accepté pouvant interdire de faire les poubelles.
Dès lors, en général, étant donné que le dumpster-diving en soi est légal ou du moins non
interdit par la loi, ce qui pose problème est le fait d’enfreindre une propriété privée
(trespassing). Si à New York les poubelles sont dans la rue, c’est très rarement le cas dans
d’autres villes et pays, et accéder aux poubelles implique d’entrer dans une propriété privée
(l’arrière-cour des magasins le plus souvent). A Montpellier par exemple, nous avons escaladé
les portails des magasins pour accéder à leurs poubelles. C’est ce que font les protagonistes de
Dive! (Seifert, 2010) à Los Angeles. A Sydney, cela semble de plus en plus difficile, et
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 57
plusieurs enseignes commencent à installer des caméras de vidéosurveillance pour limiter le
trespassing. Selon une fille faisant les poubelles dans le reportage Bin Appetit (Rook, 2008),
de telles lois sont inacceptables:
“It’s such a stupid law I can ignore it”.
Au-delà des aspects légaux, selon Madeline, les choses à faire sont simplement ”re-tying
the bags, watching for cops and employees”. Faire attention à ce qu’il n’y ait pas de salariés
est important car l’objectif n’est pas de déranger ou de narguer les travailleurs, “not to be
waving food on their nose and not to make their work harder” (Madeline, trash tour du 22
mai).
Une seule fois en deux mois, j’ai moi-même été dans la situation de croiser un salarié nous
faisant la remarque suivante, d’un air un peu méprisant: “Are you looking for something??!”
(au Dean & Deluca, avec Jonathan). Mais cela s’arrête là.
Certaines personnes rencontrées, comme Gio, racontent qu’elles ont eu quelques démélés
avec des salariés ou la police. Par exemple, Quentin et Simon ont tous les deux déjà été vus
par la police en train de faire les poubelles, et on leur a finalement juste demandé de remettre
toute la nourriture à sa place (ils n’ont jamais eu d’amende). De même, Gio raconte qu’il a un
jour été réprimandé par un manager, et qu’il a finalement dit à ce dernier d’appeler la police,
car il savait qu’il avait le droit d’être là. Rien ne lui est finalement arrivé, mais il souligne que
tout le monde ne peut pas se permettre cela aux Etats-Unis:
“A black person probably would not have waited around for the cops. I did, and I
don’t even think the cops asked for my ID, whereas a black person they would have
asked for ID, and they probably would have frisked him. The whole way that went
down [...] was very privileged. A person who wasn’t white, middle class, whatever,
who was homeless, would not have had the same experience that I had”.
Par conséquent, faire les poubelles est une activité à faire à l’abri des regards, et plus
particulièrement, injustement, si l’on n’a pas le privilège de faire partie de la bonne
population.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 58
3.2.3. A la recherche des bons spots
Connaître les endroits où l’on peut trouver de la nourriture est un élément clé pour que le
dumspter-diving soit réussi et surtout permette à ceux qui le pratiquent de se nourrir
quotidiennement et correctement. Il s’agit de trouver des bons spots, où la nourriture est à la
fois facile d’accès, propre (pas mélangée dans des sacs), présente de la façon la plus fiable
possible, et, surtout, de bonne qualité. A force de faire les poubelles, certaines personnes
avouent même être devenues difficiles, comme Ada, rencontrée au Grub, qui me dit “I’m very
picky”. Lors de mes deux mois de dumpster-diving avec Jonathan, j’ai appris à connaître les
lieux emblématiques du dumpster-diving dans le East Village, par exemple:
- le Dean & Deluca est le premier endroit où je suis allée. Epicerie de luxe, l’équivalent
serait Le Bon Marché à Paris. Jonathan s’y rend de manière occasionnelle, souvent
lorsque quelqu’un l’accompagne. C’est l’endroit le plus impressionnant, où la
quantité et la qualité de la nourriture est la meilleure (on y trouve des sacs entiers
de sandwiches, de pains de grande qualité, parfois de sushis, etc.)
- le Bruno Ravioli est l’endroit où Jonathan trouve ses pizzas. C’est une valeur sûre
pour le bread bag, toujours présent et rempli de pain et de bagels bien propres (non
mélangés)
- le Dunkin’ Donuts est connu pour être une valeur sûre: tous les soirs, à tous les coins
de rue, on peut y trouver un sac entier de donuts et de muffins. En deux mois, il ne
m’est jamais arrivé de ne pas trouver ce sac, toujours rempli de ces pâtisseries
enveloppées dans du papier.
En France, Simon et Quentin ont eux-aussi repéré quelques supermarchés où ils vont “faire
leurs courses” régulièrement, sans surprise.
J’ai remarqué que le choix des lieux semblait toujours être déterminé par des
considérations pratiques (proximité, fiabilité, qualité), plus que pour l’”éthique” des produits
par exemple.
En général, les poubelles permettent à ceux qui les font de se nourrir presque
intégralement. Tout type de nourriture peut être récupérée, à condition de connaître les bons
endroits. Certaines personnes achètent de la nourriture de temps en temps, uniquement
lorsqu’elles ont envie d’un aliment spécifique moins courant dans les poubelles, comme les
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 59
flocons d’avoine pour Janet. De même, pour certains régimes particuliers, le dumpster-diving
implique de faire des concessions, comme le souligne Gio qui souhaiterait être végétalien
mais qui ne peut pas toujours y arriver en faisant les poubelles:
“I’m not vegan, but I try to be as vegan as makes sense. And as a freegan, I’m really
limited to what I find. I’m going to take what I can get”.
En dehors de cela, on peut tout à fait se nourrir correctement à partir de nourriture récupérée.
3.2.4. Un régime healthy?
Il est important de souligner que la nourriture est bonne, non seulement au goût mais aussi
pour la santé. Dans Dive!, Seifert insiste sur le fait que son fils de deux ans mange
uniquement de la nourriture récupérée. Les documentaires et reportages, à l’instar de Faire les
poubelles pour manger gratuitement (Global Mag, 2011), qui suit deux freegans parisiens
pendant quelque temps, précisent toujours que personne ne tombe malade en faisant les
poubelles, y compris sur plusieurs années. Je n’ai moi-même rencontré personne ayant eu une
intoxication alimentaire en faisant les poubelles, à quelques rares exceptions près: David
pense avoir attrapé quelque chose à cause de tofu, et une dame rencontrée en faisant les
poubelles à Dean & Deluca dit avoir été malade une fois à cause des sushis. Ces cas sont
anecdotiques, et reflètent davantage des imprudences excessives (le poisson cru et les
protéines étant des aliments à éviter) qu’un risque permanent.
Par ailleurs, récupérer de la nourriture est tout à fait compatible avec un régime alimentaire
des plus sains, puisque l’on trouve vraiment de tout. Le pain et les pâtisseries ont beau être les
plus accessibles, les fruits et légumes sont également abondants, de même que les yaourts, ou,
en France, les fromages.
L’idée que faire les poubelles serait dangereux est donc un préjugé à éliminer, et ce n’est
pas le seul...
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 60
3.2.5. La fin des préjugés sur les poubelles
Les premiers préjugés sur les poubelles concernent la saleté et les maladies. Dégoûtée par
les poubelles, une amie de Simon et Quentin leur a déjà dit “j’aimerais bien que vous tombiez
malades”, pour qu’ils arrêtent...alors qu’ils ne sont jamais tombés malades. Cette phrase
témoigne bien du fait que la crainte des proches quant à la maladie correspond davantage à un
dégoût et un rejet des poubelles qu’à un risque réel. Lorsque j’en parle autour de moi,
beaucoup de personnes sont elles-aussi dégoûtées et affirment que le dumpster-diving est
risqué. Et pourtant, la plupart mangent avec plaisir de la nourriture récupérée si elle est servie
dans un plat, et les quelques personnes qui m’ont acompagnée ont aussi pris des choses dans
les poubelles une fois qu’elles ont vu de quoi il s’agissait en réalité (y compris les mères de
Simon et Quentin acceptent les produits récupérés de temps en temps, à condition de les
laver). En fait, le dégoût des poubelles relève d’une méfiance envers ce qui n'est pas neuf, à
une réticence envers ce qui est excédentaire ou a été laissé par d'autres, et donc dévalorisé.
C’est une dévalorisation symbolique et psychologique. Seule la vue des produits et la
constatation de leur valeur physique réelle permet de couper court aux préjugés.
Ce qui est considéré comme sans valeur par une personne peut potentiellement être utile à
quelqu’un d’autre, dans un autre endroit ou à un autre moment. Or, la pensée dominante veut
que la nourriture devienne mauvaise par le simple fait d’être jetée. Pour Mohamed par
exemple, la nourriture jetée n’est pas bonne: “you don’t know, everything is messed up”.
Pourtant, la nourriture jetée par le magasin Dunkin’ Donuts à la fin de la journée est
exactement la même que celle qu’il récupère pour la redistribuer le matin. Même s’il
reconnaît cela, il va jusqu’à nier le fait qu’il s’agit de la même nourriture, comme si cette
dernière était transformée en étant mise dans un sac poubelle. Cela tient à une catégorisation
binaire entre le concept de “waste” et de “non waste”. Pouvoir récupérer quelque chose qui
serait entre les deux met les gens dans une situation inconfortable. Pour Mohamed, il tout
simplement est impossible de prendre de la nourriture dans les poubelles:
“I wouldn’t take food from the garbage [...] it’s my culture.”
Il n’y a pas d’explication logique.
Les dumpster-divers n’adhèrent pas à ce raisonnement irrationnel que Gio résume par “If
it’s in the garbage can it’s garbage.” Il nous raconte l’anecdote suivante:
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 61
“The manager of a place came out, [...] He said ‘Oh, it’s garbage, you can’t eat
garbage’ and I said ‘No, it’s food in a bag on the sidewalk.’ If you saw a $100 bill in a
trashbag on the sidewalk, you wouldn’t say ‘That’s garbage.”
Pour les adeptes du dumpster-diving, il faut arrêter de stigmatiser les poubelles.
Bien souvent, le dégoût de la poubelle se retrouve associé aux personnes qui font les
poubelles. Au lycée, Gio nous raconte qu’il dégoûtait beaucoup de gens lui-même:
“I developed a reputation as the moocher, sort of, in my social circle. It wasn’t that
I wasn’t…“.
Il avait l’habitude de récupérer la pizza laissée dans l’assiette de ses amis à la cantine, et
c’est cela qui choquait même si pour lui c’était tout simplement normal.
Le préjugé veut que la récupération de nourriture soit associée aux nécessiteux, et par
conséquent socialement inacceptable. Barnard (2011) cite les résultats d’une enquête
informelle qu’il a conduite auprès de 95 étudiants à Princeton. 85% d’entrent eux répondaient
qu’ils trouvaient le dumpster-diving socialement inacceptable, et 94% admettaient que selon
eux, les plupart des dumpster-divers étaient pauvres, sans emploi, ou sans domicile fixe. Il ne
s’agit que d’un exemple informel, mais qui correspond bien à ce que j’ai pu observer moi-
même en parlant du dumpster-diving à diverses personnes pendant plus de deux mois.
Malheureusement, même s’ils n’y prêtent pas attention eux-mêmes, ceux qui font les
poubelles savent ce que les autres pensent et développent donc parfois sentiment de honte de
faire les poubelles. Sur la page du groupe Facebook Freegans France en janvier 2012, on
pouvait lire le post suivant:
“Et avec mon mari qui trouve degeulasse (sic.) de faire les poubelles je dois chaque
fois attendre qu'il dorme pour partir”.
De même, Janet me fait part du fait qu’elle ne récupère rien dans les poubelles à côté de
ses amis ou ses cousins pour ne pas les mettre mal à l’aise. Faire les poubelles implique de
passer outre le regard des autres, il faut franchir le pas:
“It is a big step to do something that’s repugnant to other people. And this certainly
is, to open the trash, put your hand in, pull stuff out, and later or right then consume it.
It is horrifying and disgusting to some people and it will cause them to judge me
negatively” (Janet).
En allant faire les poubelles au Trader Joe’s, je rencontre aussi Jessica qui se camoufle
derrière de grosses lunettes et un manteau trop grand pour faire les poubelles incognito.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 62
3.2.6. Des rencontres diverses
Puisqu’il est socialement difficile de faire les poubelles, le dumpster-diving est une activité
qui se pratique souvent à plusieurs ou avec un dumpster-diving buddy. Jonathan par exemple
va davantage faire les poubelles lorsque je suis avec lui. Shenelle et Gia, pratiquant le
dumspter-diving de manière plus occasionnelle, me disent qu’elles n’y vont jamais seules.
Mais faire les poubelles peut aussi être un moyen de faire des rencontres. Par exemple,
Jessica propose un “date” à Jonathan près des poubelles du Trader Joe’s. Il peut donc s’agir
d’un moyen de sociabilisation. Lorsque je rencontre Bob, un freegan assez âgé, il semble
avoir envie de parler longuement. Selon Jonathan, il fait les poubelles pour parler à des gens.
Par ailleurs, faire du dumpster-diving implique de rencontrer des personnes qui récupèrent
vraiment de la nourriture par nécessité. L’idée que l’on prive quelqu’un d’autre qui a
davantage besoin de la nourriture semble pourtant être une idée fausse. Lors du premier dîner
Grub, lorsque j’évoque cette crainte de voler la nourriture à des nécessiteux en faisant les
poubelles, Laura me répond “there is so much...”. Tous les habitués du dumpster-diving que
j’ai rencontrés par la suite m’ont confirmé cette idée, et j’ai moi-même pu l’observer. Comme
me l’a raconté Quentin, les personnes dans la rue ne veulent jamais prendre plus que de quoi
manger pour un ou deux repas, et les poubelles contiennent souvent des centaines de
sandwiches...
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 63
3.3. Le dumpster-diving comme activité plus ou moins
militante
Si le dumspter-diving est utilisé pour se nourrir, sa pratique a une portée souvent plus
large, d’autant plus lorsque l’on s’intéresse à des personnes qui ne le font pas par nécessité. Il
existe différents degrés de militantisme chez les personnes pratiquant cette activité.
3.3.1. Approche non-militante et pragmatique
Pour certains dumpster-divers, le fait de faire les poubelles est tout simplement un moyen
immédiat de limiter le gaspillage. Pour Quentin par exemple, “même si faire les poubelles ne
change rien au système, sur le moment, de manière pragmatique, récupérer ce qu’il y a
dedans permet de limiter le gâchis”. Quentin trouve cela tout à fait normal, et même bien, que
d’autres personnes viennent faire les poubelles aussi, car “c’est toujours du gâchis en moins”.
Cette approche ne cherche pas à changer les choses en amont ou à long terme, il s’agit juste
de récupérer ce qui, inévitablement, est jeté. Il y a un côté tristement fataliste dans cette idée,
mais un tel positionnement n’est pas illégitime dans la mesure où il permet au moins de
limiter le gaspillage dans l’immédiat à petite échelle.
En plus, derrière cette approche se trouve l’idée que si tout le monde fait la même chose, le
système de production-consommation s’adaptera. Mais il ne s’agit pas non plus de convaincre
d’autres personnes: “s’ils ne comprennent pas, ils comprennent pas”, dit Quentin. L’idée est
qu’un changement se fera de lui-même si tout le monde change ses habitudes, mais en
attendant chacun fait ce qu’il veut, et faire les poubelles n’est qu’un moyen de limiter le
gaspillage sur le moment.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 64
3.3.2. Mediatisation et dénonciation militante
De plus en plus de reportages, documentaires ou films s’intéressent à ces gens qui ont
décidé de faire les poubelles. Dans l’Envoyé Spécial (2012), le dumpster-diving est présenté
comme l’un des palliatifs contre le gaspillage. Cela correspond à l’idée de Quentin de limiter
le gaspillage à son échelle. Le reportage Faire les poubelles pour manger gratuitement
(Global Mag, 2012), lui, suit un couple d’étudiants parisiens, Marine et Adrien, qui font les
poubelles car ils ont un “budget serré”, mais aussi, selon eux, comme “acte militant”. Cet
aspect “militant” correspond à la volonté de dénoncer le gaspillage et les absurdités de notre
système de production-consommation. Un des premiers effets de cette dénonciation est de
faire des émules, lorsque la médiatisatisation du dumpster-diving est à l’origine d’un déclic
chez d’autres personnes: Quentin et Janet, entre autres, ont tous les deux commencé à faire les
poubelles après avoir été sensibilisés par une émission à la télévision.
Tristram Stuart, célèbre activiste freegan, dénonce lui aussi les incohérences du système
agroalimentaire à travers le dumpster-diving, en médiatisant non pas la pratique en elle-même,
mais l’ampleur de la nourriture récupérée. En 2009, il a organisé à Londres l’événement
“Feeding the 5000" pour faire prendre conscience de la nécessité de réduire le gaspillage
alimentaire : 5000 personnes ont mangé gratuitement un repas entièrement concocté à partir
de légumes et d’autres produits qui auraient sinon été jetés.
Enfin, le dumpster-diving en soi peut être vu comme une performance, une action
théatrale, permettant de faire passer un message mieux que d’autres formes d’activisme
(Barnard, 2011). Le groupe Freegan.info organisait en 2008 des trash tours avec à chaque fois
une vingtaine de personnes pour montrer l’ampleur du gaspillage tout en faisant participer des
passants, etc. Selon Barnard, donner de la nourriture est souvent plus convaincant que donner
un prospectus. Dans ce cas, la pratique du dumpster-diving implique en elle-même un
militantisme.
Cette pratique du dumpster-diving comme performance dénonciatrice se distingue de la
pratique individuelle visant simplement à récupérer de la nourriture. Le groupe NYC Freegan
Meetup prévient les membres:
“If you are mainly interested in dumpster-diving in NYC, consider going on your
own or in small groups rather than on our "trash tours", which are oriented more for
learning than for acquisition”.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 65
Ces deux approches du dumpster-diving entraînent des désaccords entre les personnes
pratiquants cette activité, car elles sont d’une certaine manière en concurrence sur les
poubelles.
3.3.3. Querelles sur les poubelles
Certains dumpster-divers veulent atteindre les media, d’autres non. Cette opposition est à
l’origine de nombreux débats, voire de véritables querelles.
Le film Dive! (Seifert, 2010) est l’exemple-même de l’utilisation du dumpster-diving comme
dénonciation du système. Après sa sortie, son réalisateur Jeremy Seifert a reçu de nombreuses
plaintes de la part de personnes qui ne pouvaient plus faire les poubelles en raison des
mesures prises par certains supermarchés. De même, des plaintes d’autres freegans ont été
adressées au groupe Freegan.info suite aux trash tours, l’accusant: “you’re ruining our
garbage!”.
La réponse de Jeremy Seifert à ce type de plainte est la suivante:
“My goal is not to improve dumpster-diving”. It’s not. Look; there’s a broken
system, and more deeply broken than food waste points out. [...]. So can you draw
good out of something that’s broken (sic.)? Yes, you can. You can get food out of the
dumpster and make a meal for friends and feed some hungry people. Should you stay
silent and almost want the system to remain broken? I think not”.
Il est urgent d’agir pour changer le système, et pas seulement en limitant le gaspillage à
son échelle et en distribuant de la nourriture à ses proches.
Des débats similaires ont eu lieu entre des dumpster-divers français suite au documentaire
d’Envoyé spécial diffusé en novembre 2011. Le 13 janvier 2012, on lisait sur la page du
groupe Facebook Freegans France le post suivant:
“Il ne fallait peut-être pas faire envoyé spéciale (sic.) et lancer une mode et mettre la
puce à l'oreille des dirigeants des chaînes alimentaires. Vous n'êtes pas sans savoir
qu'il y a beaucoup de gros cons (sic.) dans tout (sic.) les domaines” (Rebecca).
Cette freegan s’inquiète du fait que si le mouvement est médiatisé, les supermarchés vont
prendre des mesures, et pas nécessairement pour limiter le gaspillage. Il semble que les
mesures seraient plutôt de nature à interdire l’accès aux poubelles, rendre les produits non
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 66
comestibles, etc. (c’est du moins ce que laisse entendre le terme “gros cons”). L’une des
réponses qu’elle reçoit, de nature plus optimiste, est la suivante:
“L’union fait la force! Notre but ultime, après le fait d'en profiter pour nos intérêts
immédiats, c'est de faire changer les choses! Tous ensemble on veut que ce gaspillage
incessant soit éliminé, on veut que la société de consommation se freine dans sa
démence, on ne veut plus que des gens meurent de faim!” (Amandine, administratrice
de la page Facebook du groupe).
L’approche des militants qui veulent dénoncer le gaspillage pour faire changer les choses
n’est pas forcément politique. Dive! (Seifert, 2010), par exemple, n’est pas un film
politiquement engagé. Jeremy Seifert déclare d’ailleurs:
“I see what I’m doing as social. I guess I don’t separate out the spheres like that, the
sphere of politics, the sphere of business, the sphere of society. They’re all interrelated
and connected. [...] I’ve never approached this issue of food waste as a political
issue”.
Ce qui domine l’action des dumpster-divers semble être l’urgence d’agir, notamment pour
des raisons environnementales. Selon Jeremy Seifert,
“We need to be taking more serious strides to change how we interact with the
climate. So to have a top-down approach where the law makes it more beneficial to give
food waste and makes it more painful to throw it away, whether that’s taxes or
whatever.“
Peu importe la nature des mesures à prendre, l’important est de trouver des solutions pour
réduire le gaspillage. Le dumpster-diving ne se propose pas comme une alternative en soi,
mais dénonce le problème pour que les responsables agissent. Cette approche est somme toute
très pragmatique, car si le gaspillage est mis en lumière, les supermarchés ne pourront plus
fermer les yeux sur le problème.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 67
3.4. Les motivations, formes d’engagements et justifications
des dumpster-divers
3.4.1. La hantise du gaspillage
En général, ceux qui pratiquent le dumpster-diving sont des personnes qui gaspillent peu,
que ce soit depuis toujours ou après un déclic.
D’un autre côté, le dumpster-diving a l’effet pervers de faire perdre la notion de valeur de
la nourriture (ainsi que de toutes les ressources et le travail qu’il y a derrière). Comme la
nourriture est abondante et gratuite, et qu’elle a déjà été sauvée une première fois, les
dumpster-divers la gaspillent davantage. Par exemple, lors des repas Grub, cela ne choque
personne qu’il reste de la nourriture dans les assiettes et que les restes soient jetés (au
compost, certes). Malgré tout, ce phénomène est anecdotique, et les dumpster-divers restent
dans l’ensemble des personnes extrêmement sensibles au gaspillage.
3.4.2. Le déclic de la responsabilité
Chez certaines personnes, commencer à faire les poubelles fait suite à un déclic, qui
consiste à ne pas supporter de voir de la nourriture gaspillée et à s’en sentir responsable.
Pour Jeremy Seifert, faire les poubelles n’était pas au départ une forme d’activisme,
simplement:
“It was simply a lot of really good food that was going to waste. [...] It was always
just nagging at me that it was there,[...] I wanted to do something”.
Pour Seb, “ce n’est pas possible de voir toute cette nourriture jetée”, “c’est
n’importe quoi”, il ne “supporte pas”.
De même, pour Janet, “all the bagels and donuts and salads – all of it’s going wrong
and it’s terribly frustrating to ignore. When I see something wrong, I want to fix it. So I
got to do it. [...] It’s burdensome to keep on taking charge of the world.”
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 68
Souvent, le sentiment premier en voyant une grande quantité de nourriture est un sentiment
d’euphorie – “tons and tons of juice, and it was amazing” (Gio) – qui laisse place au
sentiment que c’est à nous de faire quelque chose lorsque l’on voit tout ça, que l’on est
responsable. J’ai moi-même ressenti cette sensation en allant faire les poubelles, notamment
la toute première fois à Montpellier (la Grande Motte). Dès lors, le gaspillage devient une
responsabilité et un fardeau à prendre en charge.
3.4.3. La bonne conscience jointe à l’agréable
Beaucoup de dumpster-divers insistent sur l’aspect “fun” de la chose. Pour Simon et Seb,
par exemple, c’est presque la première raison: “pour le fun” (Seb). Pour plaisanter, lorsque je
pose à Simon et Quentin la question “Demain, si vous gagnez au loto, vous continuez à faire
les poubelles?”, ils me répondent “d’autant plus! On aura que ça à faire!”, et “moi je
m’achète un hypermarché pour faire ses poubelles (Simon)”...
Pour Charles également, membre du groupe Freegan.info, “it’s not a necessity but I like
it”. Cela peut aussi être une activité sociale, un moyen de voir des gens, comme pour Bob ou
Jessica.
Beaucoup de dumpster-divers commencent d’ailleurs sous l’impulsion d’autres amis. Gio
nous raconte sa première expérience, son déclic:
“Tons and tons of juice, and it was amazing. That was my first actual dumpster-
diving experience, climbing in a dumpster. Totally positive. The idea of rescuing
waste was always a very positive thing in my mind”.
Ainsi, le fait de se faire plaisir en faisant les poubelles est associé à l’idée que l’on fait
quelque chose de bien. “En gros c’est de la nourriture qu’on sauve de la poubelle”, me dit
aussi Simon, qui trouve cela “bien”.
Faire du dumpster-diving est donc un moyen de joindre l’utile à l’agréable, de faire une
bonne action tout en se faisant plaisir... voire de se faire plaisir tout en ayant bonne
conscience. Janet dit par exemple “it was an epiphany to realize ‘I have a right to take this,
it’s okay, and I have an obligation to rescue stuff.’” Il existe une certaine ambiguité du
dumpster-diving qui peut se transformer en pretexte pour manger toutes sortes de produits y
compris non éthiques (sous prétexte qu’on ne participe pas au système vu que c’est de la
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 69
“post-consumer food”), pour manger des choses que l’on n’achèterait pas, pour avoir plein de
choses sans culpabiliser de les acheter, etc. Jonathan par exemple avoue avoir beaucoup plus
de choses et manger beaucoup mieux (selon lui) depuis qu’il fait du dumpster-diving. Pour
Shenelle et Naomie, le dumspter-diving semble même être une activité d’”appoint”,
concurrencée d’ailleurs par les “food stamps”, comme un moyen supplémentaire d’avoir de la
nourriture gratuite. Si elles forment une exception parmi les dumpster-divers, il n’empêche
que faire du dumpster-diving comme quelque chose qui donne bonne conscience est très
ambigu.
Cette ambiguité peut donner lieu à des dilemmes, comme pour les végétaliens. Doivent-ils
manger de la viande sous prétexte qu’elle est récupérée? Le groupe Food not Bombs est le
lieu de nombreux débats sur la possibilité de récupérer et distribuer, ou non, de la viande (les
repas sont normalement végétariens). De même, Alex dit être “more freegan than vegan”.
3.4.4. Les dumpster-addicts
S’il apparaît que les dumpster-divers se sentent responsables de “sauver” les poubelles,
cela peut aussi avoir un effet pervers, consistant notamment à vouloir tout prendre. La
tentation de l’excès est un problème que connaissent de nombreux dumpster-divers. Moi-
même je me suis rendu compte qu’il était très difficile de ne prendre que ce dont on avait
besoin. Dans la colocation avec Jonathan, David passait énormément de temps à trier la
nourriture que l’on avait en trop... “Il me faudrait deux estomacs!”, s’exclame Simon lorsque
je vais chez eux suite à une mission poubelles.
Certains vont jusqu’à développer un phénomène d’addiction au dumpster-diving. La
sensation d’euphorie ressentie au moment de faire les poubelles et l’impossibilité d’acheter de
la nourriture quand on peut l’avoir gratuitement pousse à avoir le regard tourné vers les
poubelles en permanence. C’est le cas de Jonathan, pour qui il n’y a pas un jour de passé sans
récupérer quelque chose dans une poubelle. Lorsqu’il part en vacances, il ressent presque un
manque de ne pas faire les poubelles. Simon m’avoue “j’ai du mal à me projeter dans
l’achat!”; faire les poubelles devient indispensable, comme une obsession.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 70
3.4.5. La fierté de la récolte
Faire les poubelles ressemble certes à faire les courses, mais plus encore à aller récolter ou
même chasser de la nourriture. Il y a un aspect aléatoire, un aspect défi, qui fait du dumpster-
diving une activité excitante et surprenante.
Ainsi, un dumspter-diver est toujours très fier de sa récolte, comme un paysan qui serait
fier de sa production – “prends des courgettes, elles sont super bonnes!”, me dit Quentin – ou
comme un chasseur qui serait fier de sa prise – “il faut que je te montre des photos qu’on a
prises une fois!”, s’exclame Simon enthousiastement. Presque tous les dumpster-divers
prennent des photos de ce qu’ils ramassent, cela saute d’ailleurs aux yeux sur les pages des
groupes Facebook. De même, lorsque je m’absente de l’appartement, Jonathan me tient au
courant de ses récoltes, comme avec le message (sms) suivant:
“~50 zucchinis. ~30 salads with grilled chicken. Two bags of sweet potato fries. Two
containers of hummus. One greek yogurt. And one pair of running shoes!!!”
3.4.6. La générosité inhérente au dumpster-diving
Le fait de récupérer énormément de choses, d’en être fier, et aussi de se sentir responsable
d’une certaine redistribution, pousse les dumpster-divers à la générosité et au partage.
Chez certains, cela est caractéristique. Par exemple, Janet est toujours en train de donner
quelque chose. A chaque événement de Freegan.info, elle sort de la nourriture de son sac et la
pose sur la table pour que ceux qui souhaitent la prennent. Un jour, alors que je la connaissais
à peine, elle me tend une paire de chaussures en me disant “Do you want new shoes?” comme
si de rien n’était.
Si cette générosité n’apparait que dès lors qu’il y a un excès, est-ce une fausse générosité?
Je pose cette question à Laura, lors du premier dîner Grub. Pour elle, la générosité est ce qui
est le plus important dans le dumpster-diving, c’est ce qu’elle aime dans le fait de récupérer
de la nourriture. Quand je lui dis que l’on pourrait imaginer que les gens soient généreux
même quand cela leur coûte quelque chose, elle me répond que ce n’est pas possible, qu’ils
“n’auraient pas les moyens” d’être généreux. Laura insiste vraiment sur la générosité et le
partage qui, selon elle, font partie intégrante de l’activité de dumspter-diving.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 71
3.4.7. Sentiment de liberté
Le dumpster-diving procure enfin un fort sentiment de liberté.
Pour Janet, “there’s a hugely freeing sense to know that anytime I’m hungry, I can
go a few blocks and find something. It almost feels like this city is more mine than it
ever was before”.
Pour Jonathan, “When I dumpster-dive, it feels empowering. Normally I would be
working as little as possible just to paying rent and buy food. I hate work so much, it's
like going to the synagogue (or church) and praying just to get food and shelter (just
like when I was younger and living at home with my Orthodox Jewish parents)”.
Pour lui, faire du dumpster-diving est un moyen de se libérer des structures économiques et
sociales. Encore plus que pour Janet, sa liberté n’est pas seulement relative à la nourriture
mais s’étend à tous les aspects de la vie. Pour cela, Jonathan ne se considère pas comme un
dumpster-diver, mais bien comme un freegan...
Si la pratique du dumspter-diving semble dégoûtante à première vue, elle peut aussi se
révéler amusante, voire attrayante. Les motivations pour s’adonner à cette activité sont
diverses, autant que les positionnements militants associés. Certaines personnes ont
simplement pour objectif de trouver de la nourriture pour eux et leurs proches, tout en limitant
le gaspillage à leur échelle, alors que d’autres ont une véritable ambition de dénoncer les
dysfonctionnements du système agro-alimentaire et de véhiculer un changement.
Enfin, ayant acquis leur indépendance vis-à-vis du “système” pour la nourriture, certains
développent la volonté de se libérer des contraintes économiques ou capitalistes dans
l’ensemble de leur mode de vie. C’est ce qui donne lieu à des mouvements plus politiques,
vers lesquels le dumpster-diving n’est que la porte d’entrée.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 72
Partie 4. L’approche anticapitaliste des
freegans
Si le monde social du dumpster-diving est complexe, c’est que cette pratique peut être
vécue ou utilisée de différentes manières. En particulier, les freegans, qui pour beaucoup sont
entrés dans ce mouvement par la pratique du dumpster-diving, intègrent celle-ci dans un mode
de vie et une idéologie beaucoup plus larges, dans une visée délibérément plus militante et
plus politique. Afin de comprendre davantage la nature de leur positionnement et leur
militantisme – environnementalisme? anticapitalisme? décroissance? – j’ai donc élargi mon
objet d’étude au mouvement freegan, sans oublier les organisations et réseaux apparentés qui
eux-aussi utilisent la pratique du dumpster-diving à des fins militantes.
4.1. Le discours freegan et le groupe Freegan.info J’ai considéré que le discours officiel sur la signification d’être freegan correspondait à
l’ensemble des éléments présentés par le groupe et le site internet Freegan.info. Ce groupe
new-yorkais, créé en 2001, est très probablement le seul groupe freegan organisé de la sorte
dans le monde. Il n’est pas anodin qu’il soit basé à New York, cité emblématique des excès
du capitalisme mais aussi de sa critique. C’est aussi pour cette raison que j’avais initialement
choisi New York comme ville au coeur de ma recherche. Faire de ce groupe le point de départ
de mon étude du mouvement m’a donc semblé cohérent.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 73
4.1.1. Définition et historique du mot
D’après le site internet de Freegan.info,
“Freeganism is an anti-consumerist lifestyle whereby people employ alternative
strategies for living based on limited participation in the conventional economy and
minimal consumption of resources. Freegans embrace community, generosity, social
concern, freedom, cooperation, and sharing in opposition to a society based on
materialism, moral apathy, competition, conformity, and greed.”
La présentation des freegans insiste sur le fait qu’ils récupèrent de la nourriture pour des
raisons politiques, et non par nécessité. Le freeganism est “un boycott total d’un système
économique où le profit domine les considérations éthiques”.
La page Facebook française actuelle Accueil Freegans utilise exactement cette définition
issue du groupe Freegan.info (il s’agit d’un copié-collé).
Le mot freegan lui-même est la contraction de “free” (gratuit / libre) et “vegan”
(végétalien). L’idée est que les vegans boycottent tous les produits d’origine animale pour
limiter la souffrance animale, alors que les freegans, eux, vont plus loin en refusant
l’ensemble de notre système économique où non seulement l’exploitation des animaux, mais
aussi les violations des droits de l’Homme et la destruction de l’environnement, ont lieu à tous
les niveaux de la production et pour presque tous les produits.
L’objectif des freegans est donc de développer des modes de vie où l’on n’est pas dominés
par l’argent et les entreprises, où l’on ne contribue pas, ou le moins possible, aux pratiques
destructrices de la production de masse, et où l’on agit quotidiennement contre le gaspillage et
la surconsommation. Sur la page NYC Freegan Meetup du site meet-up relayant les
événements du groupe Freegan.info, le slogan est “sustainable living beyond capitalism”.
L’origine du mot est aussi liée à une anecdote qui a eu lieu en 1994. Alors qu’il faisait les
poubelles avec des freegans qui ne souhaitaient pas manger un énorme fromage dans la
poubelle parce qu’ils étaient végétaliens, Keith McHenry (le fondateur de Food not Bombs)
leur a dit:
“I can’t believe I just found this cheese. To heck with being vegan, let’s be
freegan!”
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 74
L’idée est que ce n’est pas le fait de consommer des produits animaux qui contribue à
l’exploitation animale, mais seulement le fait de les acheter dans le système économique. Le
mot freegan a donc aussi été choisi pour dénoncer l’attitude de certains vegans qui semblaient
se désintéresser totalement des impacts sociaux et environnementaux des produits qu’ils
achetaient sous prétexte qu’ils n’étaient pas d’origine animale (selon une interview d’Adam
Weissman).
L’anecdote de Keith a aussi inspiré un manifeste non officiel des freegans. Il s’agit d’un
“zine” (magazine) anonyme intitulé Why Freegan? (Oakes, auteur présumé, 2000). Ce dernier
présente les freegans comme des individus en complète rupture avec l’économie et la société
conventionnelles. La conclusion est la suivante:
“There are two options for existence: 1) waste your life working to get money to buy
things that you don’t need and help destroy the environment or 2) live a full satisfying
life, occasionally scavenging or working your self-sufficiency skills to get the food and
stuff you need to be content, while treading lightly on the earth, eliminating waste, and
boycotting everything”.
4.1.2. Pratiques
Le site internet dresse une liste de pratiques qui entrent dans la définition du freeganism.
La première d’entres elles est le dumpster-diving:
“Perhaps the most notorious freegan strategy is what is commonly called “urban
foraging” or “dumpster-diving””.
Ensuite, l’accent est mis sur le partage de la nourriture ou d’objets récupérés, directement
en donnant à des proches, au cours d’événement ou de manière organisée (Free stores, Really
Really Free Markets, etc.), ainsi que par l’intermédiaire de réseaux internet (Freecycle,
Craigslist, etc.). L’ensemble de ces dons forme une gift economy. Dans cette logique, le site
Freegan.info cite l’action du réseau Food Not Bombs, distribution gratuite de nourriture
récupérée, qui est considérée comme freegan.
Les autres pratiques freegans sont le recyclage, la réutilisation et la réparation de
vêtements, de meubles et d’objets, le transport écologique (“biking, skating, hitch-hiking,
train-hopping, using veggie-oil...”), le logement “rent-free” et notamment le squat, le fait de
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 75
travailler moins (ne pas avoir de travail salarié, avoir du temps pour travailler bénévolement),
le “going green” (jardiner, etc.), le “couchsurfing”, etc.
L’objectif des freegans est de construire progressivement une économie qui fonctionne
entièrement en dehors du système capitaliste, sans en être dépendante. Pour cela, certaines
pratiques sont par nature temporaires, à l’instar du dumpster-diving qui ne peut exister sans le
système capitaliste actuel.
En plus de ces pratiques qui correspondent à un mode de vie freegan, le groupe
Freegan.info organise plusieurs types d’événements:
- Les “trash tours”, médiatiques et ouverts au public;
- Les “meetings”, plus politiques et fermés aux media. Il n’est pas fait d’exception ; lors
du meeting du 7 mai, j’assiste au rejet de deux journalistes:
“We said no interviews, no media”; “we do not want media in our meetings” (Madeline);
- Les événements de “community building”, dont l’objectif est de réunir les membres du
groupe dans un contexte convivial.
4.1.3. Positionnement politique et rapport au dumpster-diving
Les discours d’introduction lors des meetings du groupe ou au début des “trash tours”
présentent le positionnement anticapitaliste du groupe de la même manière que le site internet.
Le rapport au dumpster-diving est clair: il ne s’agit que d’une partie d’une idéologie et de
pratiques beaucoup plus larges.
Le 7 mai, Madeline, co-organisatrice du groupe Freegan.info, présente:
“Freeganism is a way of life”; “we want to find other ways to capitalism”; “we
want people to know that it is not all about dumpster-diving”.
De même, le 22 mai: “other aspects of freeganism are farming, gardening”.
Jonathan ajoute à cela “the aim of freeganism is to stay away from capitalism. There
are many aspects other than dumpster-diving. One of them is squatting for example.”
Pour Adam, s’il pouvait choisir: “dumpster-diving would be a footnote, if at all part
of the group.”
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 76
Le freeganism comprend deux volets bien distincts:
- Une activité médiatique, la dénonciation du gaspillage à travers le dumpster-diving et
les trash tours. Selon Stuart (2009), le freeganism vise à limiter l’impact de la production
alimentaire sur l’environnement tout en sensibilisant au problème du gaspillage. La fin
(“telos”) du freeganism serait paradoxalement d’entraîner sa propre fin, en encourageant le
secteur agro-alimentaire à agir de manière plus responsable.
- Un mode de vie en dehors du capitalisme, issu du choix politique de personnes souhaitant
vivre de manière alternative et indépendante. Cet aspect du mouvement freegan implique la
création d’une communauté par du community building, lors des événements par exemple.
Janet, co-organisatrice du groupe, résume bien ces différentes facettes par sa définition du
freeganism:
”An anti-capitalist movement that encourages people to find alternatives to
supporting corporations and buying and using crappy things once to discard.
Freeganism is an environmental movement, a social movement, and a community
building movement.”
4.1.4. Historique et organisation du groupe
Le groupe et le site internet Freegan.info ont été créés par Adam Weisman, à qui l’idée est
venue en 2001. Il s’agissait d’abord d’un projet lié au Wetlands Activism Collective, puis le
site a été créé en 2003, ainsi que le groupe Meet Up qui informe des événements. Le groupe a
évolué peu à peu, commençant en 2005 à organiser des événements mensuellement
(discussions, skill share, etc.). Dans les années 2007-2009, le groupe était très actif, avec des
événements hebdomadaires, et les trash tours attiraient parfois jusqu’à une cinquantaine de
personnes (d’après les témoignages d’Alex, impliqué dans le groupe pendant près de deux ans
pour sa recherche). Désormais, le groupe est toujours actif mais les événements attirent moins
de monde, comme le sewing brunch où nous n’étions que trois. En général, les trash tours
regroupent une vingtaine de personnes. L’intérêt extérieur pour le groupe reste somme toute
très important, comme en témoignent les innombrables media requests de journalistes (ou
étudiants!) curieux que reçoit le l’adresse mail Freegan.info.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 77
L’organisation du groupe, quant à elle, est restée très informelle. Il n’y a pas de
constitution ou de mission statement, pas d’adhésion formelle, pas de leadership, pas de
hiérarchie. Les décisions sont prises par consensus et menées par des groupes de travail
autonomes.
Janet et Madeline, les deux co-organisatrices, souhaiteraient que d’autres personnes
s’impliquent davantage. Lors du meeting du 7 mai, Madeline insiste “I have no official role
for that meeting tonight”.
En pratique, l’organisation et le déroulement des meetings semblent cohérents avec les
principes freegans. L’ordre du jour est imprimé sur des petits bouts de papier brouillon,
l’agenda est distribué sur des calendriers d’autres années réutilisés, de la nourriture récupérée
est partagée sur la table, etc.
4.1.5. Le point de départ d’un mouvement global?
Le groupe Freegan.info n’a pas l’ambition initiale de mener un mouvement freegan global.
Le site internet précise:
“We do not speak for all freegans worldwide, nor do we claim to have better
knowledge than anyone else on what freeganism is. As a grassroots and leaderless
movement, freeganism will continue to evolve with the people worldwide who are
engaging in it.”
Quant au manifeste Why freegan? (Oakes, 2000), il n’a pas non plus l’ambition de devenir
une référence:
“It was just that one guy writing about it, not a deliberate attempt to make a
movement to have it be worldwide”, explique Keith McHenry.
Même si un mouvement global pourrait se développer, le groupe Freegan.info à New York
se concentre sur l’organisation d’événements et de community building localement, dans la
ville de New York. Un conflit existe entre la volonté de s’étendre et la volonté d’être une
communauté soudée localement.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 78
Selon Adam Weissman, créateur du groupe, il n’y a pas de mouvement global, car le
concept de freegan est trop flou: les freegans ne sont pas “anything so coherent as being
worthy of being called a movement”. Rigas, fondateur du Freegan Kolektiva, n’est pas de cet
avis:
“I think, all the freegans of the world need to be unified. But I also believe in
diversity. [...] Freegan.info was great. It’s like the reference point for all freegans”.
En pratique, il existe des mouvements freegans indépendants dans d’autres pays, comme
en France, au Royaume-Uni, en Australie, etc. Mais ces derniers n’organisent pas
d’événements et ne sont pas aussi structurés que Freegan.info. Keith McHenry déclare
“I’ve never encountered an organized freegan group outside of NYC”.
4.2. En pratique, les freegans existent-ils vraiment?
4.2.1. Un chevauchement de différents réseaux
A New York, le mouvement freegan est porté par différents groupes et réseaux qui se
recoupent. J’ai pu identifier et rencontrer des membres de certains d’entre eux:
- Le groupe Freegan.info, qui se définit directement comme freegan et organise les
événements relayés par le groupe NYC Freegan Meet-up. La plupart de ses membres sont
impliqués dans d’autres activités ou réseaux
- Le réseau Food not Bombs, fondé par Keith McHenry, qui organise des distributions
gratuites de nourriture récupérée (j’ai rencontré la branche de Brooklyn, mais Food Not
Bombs est présent ailleurs à New York, aux Etats-Unis, en France à plus petite échelle, etc.).
Nombreux sont les freegans qui souhaitent s’impliquer dans ce réseau, tel que Gio (membre
de Freegan.info):
“The thing that I’ve been wanting to do for at least a year now is start a Food Not
Bombs chapter up here in Washington Heights, Harlem area”.
- Les organisateurs et participants des dîners Grub, en partie liés au groupe anarchiste A
New World In Our Hearts, qui préparent des repas communautaires avec de la nourriture
récupérée. Ce sont souvent des freegans anarchistes, à l’instar de Jonathan, qui participent à
ces dîners dont le slogan introductif est “First the dishes, then the revolution!”
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 79
- Le mouvement “Occupy Wall Street”, auquel ont participé ou participent encore
beaucoup de freegans. Sur quinze freegans rencontrés auxquels j’ai posé la question, 10
étaient impliqués dans le mouvement Occupy Wall Street. J’ai d’ailleurs rencontré plusieurs
freegans à l’occasion de la manifestation anticapitaliste du premier mai, “May Day”. Lors du
meeting du groupe Freegan.info du 7 mai, Madeline souhaite que les liens avec Occupy Wall
Street soient inscrits à l’ordre du jour. Selon Gio, “Freegan.info was part of it, very
supportive of it, a lot of our volunteers were volunteering at Occupy Wall Street (2009); “the
ideas are still mostly anarchist, and that’s why Freegan.info became tied with Occupy Wall
Street” (2012). Le jour de May Day, le groupe Freegan.info distribue de l’information sur le
mouvement, incite à venir aux trash tours.
Ainsi, les personnes que j’ai rencontrées en tant que freegans sont membres de différents
réseaux, toutes ne font pas partie du groupe Freegan.info. Un trait commun à ces réseaux est
leur positionnement politique anti-capitaliste, voire anarchiste. En dehors du cas de Food not
Bombs (discuté dans le paragraphe suivant), les groupes et organisations citées ne sont pas
clairement définies comme freegans. Je m’intéresse donc au positionnment des individus qui
soit s’auto-définissent comme freegans, soit sont fortement impliqués ou ont été impliqués
dans l’un des réseaux considéré comme tel. Si l’échantillon n’est pas forcément représentatif
de l’ensemble du mouvement et si mon étude est biaisée par le hasard des rencontres, j’ai pu
néanmoins avoir un aperçu des différentes formes de militantisme que peuvent adopter les
freegans de ces réseaux.
4.2.2. Le cas Food not Bombs: freegan or not freegan?
L’étude du mouvement freegan ne peut se passer de l’étude du réseau Food Bot Bombs. En
effet, Food Not Bombs récupère de la nourriture et redistribue gratuitement des repas
végétariens dans plus de 1000 villes dans le monde. L’idée est de protester contre la guerre, la
pauvreté, et la destruction de l’environnement. Même si le groupe ne se définit pas lui même
comme freegan (sur leur site internet par exemple), il n’empêche que l’on trouve beaucoup de
similarités dans les pratiques et le positionnement idéologique des deux approches (refus du
“système”, anarchie). Dans les deux cas, l’idée est d’utiliser la pratique non-violente de la
récupération de nourriture comme un moyen pour faire passer des idées politiques et une
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 80
idéologie plus étendue. Selon Keith McHenry, le fondateur, “there was starting to be an
ideology around recovering garbage and using it”. Cela rejoint l’idée du mouvement freegan
dans lequel le dumpster-diving n’est pas le focus. Selon Kevin, membre du Food Not Bombs
Brooklyn depuis plusieurs années, “It starts with giving food away, but food isn’t that
important; it’s more a political approach”.
Tout comme le freeganism, Food Not Bombs a l’ambition de proposer une alternative au
système capitaliste. Heynen (2010) explique que Food Not Bombs a comme but:
“Provide an alternative grassroots response to the destructive market-driven
imperatives of neo-liberal capitalism. The case of Food Not Bombs provides an example
of the continued potential for mutual aid and cooperativism in the city”.
L’alternative est de nature anarchiste et communautaire; il s’agit aussi de faire la nourriture
un “right”, et non un “gift”.
”Unlike much charity, and because it is a movement of resistance, rather than
amelioration, Food Not Bombs might just threaten the developing, privatised modes of
regulating the poor” (Heynen, 2010).
C’est ce qu’exprime d’ailleurs le slogan “solidarity, not charity”.
Si la taille de Food Not Bombs est sans commune mesure avec celle du groupe
Freegan.info, puisque le réseau est très étendu et sert des milliers de personnes, les principes
organisationnels sont néanmoins similaires. Il n’y a aucune hiérarchie formelle, chaque
chapitre local s’organise de manière indépendante, les décisions sont prises de manière
consensuelle.
Si Freegan.info avait l’ambition de créer un mouvement global, le processus serait
certainement similaire à ce que fait Food Not Bombs.
En revanche, la différence entre Food not Bombs et le mouvement freegan tient
principalement à leurs motifs d’indignation et aux aspects du système capitaliste sur lesquels
se concentre la critique. Si les deux groupes ont en commun le refus de l’exploitation animale,
des inégalités sociales et de la destruction de l’environnement, Freegan.info critique
davantage la surconsommation, alors que Food Not Bombs insiste sur la guerre et la pauvreté.
Freegan.info est donc plus tourné sur les aspects économiques du système capitaliste, alors
que Food not Bombs s’indigne davantage d’aspects politiques et sociaux: “with over a billion
people going hungry each day how can we spend another dollar on war?” (site internet)
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 81
Une autre différence est le rapport à la pratique du dumpster-diving.
Pour Food Not Bombs, ce qui compte est de récupérer de la nourriture, et le dumpster-diving
en soi n’est pas nécessaire (souvent, de la nourriture donnée par un magasin est même en
meilleur état que si elle est passée par l’étape de la poubelle). Selon le fondateur Keith
McHenry,
“More importantly, you aren’t making a relationship with the employees and
building more solidarity within the community. It’s not like there’s some horrible thing
about getting food from a dumpster, but it is a missed opportunity for more powerful
movement”.
C’est le fait que la nourriture soit gratuite, et non qu’elle ait été prise dans une poubelle,
qui a une portée militante:
“It got people to think outside the box about all kinds of social cultural issues: they
started asking, why is food withheld from people who need it? Why is food so
expensive? And why is food a commodity when everyone needs it? And we brought that
up just by not charging a dollar”.
Contrairement aux freegans qui utilisent le dumpster-diving comme performance
dénonciatrice, Food Not Bombs préfèrent mettre en lumière la quantité de nourriture
excédentaire tout en la redistribuant. Selon l’importance que l’on accorde à la pratique du
dumpster-diving dans la définition du mot freegan, Food Not Bombs peut l’être plus ou
moins.
Food not Bombs est-il alors freegan? Sur le site Freegan.info, l’activité de Food Not
Bombs est citée comme l’exemple d’une activité freegan. Selon Keith McHenry, “the freegan
is a bigger thing as far as a name, for the media, unless you would consider Food Not Bombs
itself freegan. Then that’s a huge thing, if you switched the names, as a big thing”. Si l’on
considère que Food Not Bombs est freegan, cela élargit considérablement le mouvement.
Cependant, ce qui compte le plus pour la définition d’être freegan semble être le fait de
s’auto-définir comme un freegan (puisque ce sont les freegans eux-mêmes qui créent la
définition).
Qui sont donc les freegans?
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 82
4.2.3. Une difficulté à s’auto-définir comme freegan
En raison des nombreux réseaux entremêlés et de leurs différents positionnements,
nombreuses sont les personnes qui refusent l’étiquette freegan.
Selon Jeremy Seifert, “It’s not an organized and self-defined enough community,
for me, to say, ‘Yeah, I’m a freegan.’ [...] It’s not concrete enough of a word”.
Une première raison, liée à l’origine du mot, est la confusion entre vegan et freegan.
Adam, par exemple, dit avoir pendant longtemps refusé de se déclarer freegan car il associait
cela aux personnes essayant de tricher avec le fait d’être vegan. Les propos de Jeremy Seifert
confirme que la confusion est réelle:
“Is freegan free and vegan, or are there freegans who eat meat? Yeah, exactly, I
don’t even know what the hell it means.”
Une autre raison, plus importante, est la confusion entre freegan et dumpster-diving.
A ce propos, Keith McHenry fait la remarque suivante:
“I have noticed more people who are better dressed at dumpsters. [...] That’s a
growing phenomenon for sure, but I would assume that none of them see themselves as
freegan”.
Même si ces personnes ne se déclarent pas elles-mêmes freegans, le fait que les deux
soient confondus décrédibilise le mouvement.
Pour Adam par exemple, “there’s a lot of abuse and misuse of the term [freegan],
to the point where I’m really very uninterested [in it]”. Il ajoute: “many Europeans
think freegans are middle class people with shallow political analysis who eat
garbage”.
Selon lui, être vraiment freegan implique davantage que faire les poubelles. Non seulement
ce n’est pas le meilleur moyen de vivre en dehors du capitalisme, mais ce n’est pas non plus
comme cela que l’on peut régler le problème du gaspillage alimentaire dans l’immédiat (pour
cela, il croit davantage aux réseaux de distribution, à des pressions politiques ou à la
législation).
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 83
Plus que l’étiquette freegan, c’est le mode de vie et les idées qui sont importantes.
Keith McHenry constate:
“None of us considered ourselves freegan, even though we were buying almost
nothing. I don’t think there are that many people identifying themselves as freegan.[...]
There was a whole trend of recovering stuff that was very classically freegan, but we
weren’t calling it freegan”.
Même ceux qui se présentent comme freegans disent ne pas aimer être labellisés. Rigas,
par exemple, déclare:
“I don’t want to follow labels and all of this. I’m just myself, and I happen to have
a lifestyle, according to my principles. [...] I don’t want to identify strictly as part of
any category”.
Il avoue malgré tout que l’étiquette freegan lui correspond bien:
“When I heard it [freegan] it was really sticky. I said ‘Yeah man, you’re right.
Freegan!’ It makes sense”; mais ce n’est pas le plus important.
Selon Adam, même s’il n’y a pas de consensus sur le sens de freeganism, il existe bel et
bien un mouvement global d’entraide et de soutenabilité. C’est cela qui devrait être au coeur
de l’attention chez les militants:
“We’re trying to unify people under this one word rather than having people doing the
same thing under different words“.
Quel est donc le mode de vie freegan en réalité?
4.2.4. Le mode de vie freegan en pratique
Le site Freegan.info dresse une longue liste de pratiques considérées comme freegans. A
travers les témoignages des personnes rencontrées, j’ai essayé d’évaluer à quel point les
militants adoptaient ces pratiques dans la réalité. Sur huit personnes impliquées dans le
mouvement freegan, j’ai obtenu des résultats mitigés.
Toutes les personnes rencontrées m’ont dit assurer la quasi-totalité de leur alimentation
grâce à la pratique dumpster-diving. Ce résultat confirme qu’il s’agit bien de la pratique la
plus emblématique. De même, une grande majortié de freegans sont végétariens ou
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 84
végétaliens, et ceux qui ne le sont pas n’achètent pas, en général, les produits d’origine
animale qu’ils mangent.
A l’unanimité, les freegans disent aussi recycler et réparer leurs objets, pour consommer le
moins possible. Les entretiens m’ont donné de nombreux exemples de pratiques adoptées:
recoudre les vêtements, utiliser du papier recyclé, récupérer les enveloppes envoyées par les
associations caritatives (Janet), récupérer les pages encore blanches de vieux cahiers (Gio),
etc. En ce qui concerne les pratiques freegans un peu anecdotiques, elles sont plus ou moins
faciles à adopter, mais les freegans essayent de le faire. Le couchsurfing, par exemple, est
utilisé par la plupart d’entre eux. Quant au gardening ou going green, difficile à mettre en
place dans la ville de New York, on remarque que seules quelques personnes jardinent,
souvent dans leur appartement (Madeline) ou dans des jardins partagés.
Pour les moyens de transports alternatifs, ils sont sept à utiliser le plus possible des
transports non motorisés dits human powered: la marche, le vélo, le skateboard (Gio), etc.
Les pratiques plus délicates, comme le stop (“hitch-hiking”) ou monter dans un train sans
payer (“train-hopping”) sont en revanche à peine pratiquées par la moitié des personnes
interrogées. Selon Gio, “train hopping is freegan, it’s absolutely freegan, and as such it
should be on the website. It’s not saying that all freegans are train-hoppers or all train-
hoppers are freegans, just like not all freegans are dumpster-divers”.
Matt est le seul à voyager en collectant de la “veggie oil” pour faire tourner son moteur. Il
s’agit d’une pratique vantée sur le site, mais difficile à mettre en place. Certains développent
des alternatives intéressantes, comme Janet qui fait les trajets en voiture à moitié en se
targant: “Now I’ve used half as much gas.”
Sur huit personnes, six n’ont pas de travail salarié. Ce nombre est assez élevé, compte tenu
de la difficulté à subsister sans emploi dans une ville comme New York. Pour la plupart, ils
adoptent d’autres formes de subsistance, de natures diverses. Par exemple, Gio joue de la
musique dans le métro:
“I basically make my living playing on the subway, busking. That’s a freegan way of
earning a living because I’m not… it’s not what some people pejoratively refer to as
‘wage slavery’. I’m not selling my time or even my energy and my effort. It’s just, I’m
here, I’m here freely, but if someone wants to contribute to my livelihood, they can put it
in my little jar, if they want to”.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 85
Le fait de ne pas avoir de travail salarié permet à Gio de se consacrer à ses activités
artistiques, ainsi que de faire du bénévolat (pour la librairie Word’Up et pour son Eglise):
“I don’t have a job. But I work my ass off. I work all the time. Part of that work is
here in this store. It’s volunteering, but it’s work”.
Le refus d’un job n’est en aucun cas le rejet total du travail.
D’autres ont choisi des modes de vie encore plus extrêmes, comme Matt qui va vivre dans
un Mobile Home et qui donc n’a pas besoin de travailler du tout, puisqu’il compte subvenir à
l’ensemble de ses besoins sans argent.
Pour pouvoir se consacrer à d’autres activités tout en assurant certaines dépenses
incompressibles, la plupart des freegans demeurent malgré tout obligés de travailler de temps
en temps, même s’il ne s’agit pas de “waged job”. Jonathan, par exemple, donne des cours ou
fait du “tutoring” de temps en temps.
Le fait que les freegans aient besoin d’un minimum d’argent vient souvent de la difficulté
à trouver un logement, notamment à New York. Même si le site Freegan.info fait l’éloge du
squat, seuls deux freegans ont la chance de pouvoir réellement squatter. C’est le cas de
Jonathan, qui ne paye pas de loyer pour son appartement. En pratique, faire cela est risqué
(convocations au tribunal, risque d’éviction) et très instable. C’est la raison pour laquelle
même les freegans les plus convaincus ne sont pas prêts à le faire. Gio dit par exemple :
“I’m not yet comfortable with the idea of squatting. Squatting is a freegan way of
living. But I feel like there’s a lot more that goes into that I’m not ready to do at this
point in my life”.
Aussi, il y a toujours des choses difficiles à trouver sans les acheter. “What else do I buy?
Music equipment when I need it. Or toiletries, if I need them” (Gio). Parfois, les freegans en
reçoivent une partie en cadeau par leurs proches: “people understand to a certain extent what
my needs are, not just food: deodorant, clothes… people will just offer to give me stuff” (Gio).
Enfin, la quasi-totalité des freegans utilise un téléphone (même Jonathan qui n’en a pas
utilise en fait Google Voice) ou internet (comme en témoigne l’existence-même du site
internet Freegan.info).
Dans tous les cas, ils doivent faire des concessions pour répondre à leurs besoins matériels
et immatériels, furent-ils contradictoires avec leurs idéaux.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 86
4.2.5. L’impossibilité du “100% freegan”
On remarque que les freegans n’adoptent pas l’ensemble des pratiques freegans dans leur
vie quotidienne. Est-ce une raison pour dire qu’il n’y pas de freegans? Les contraintes du
système économique actuel, surtout à New York, font qu’il est difficile de vivre totalement en
dehors du capitalisme ou de ne dépenser aucun argent. Aussi les freegans sont-ils souvent
obligés de faire des compromis pour vivre de la manière la plus cohérente que possible avec
leurs idées.
Cela entraîne une certaine gradation entre les freegans, selon qu’ils sont plus ou moins en
dehors du “système”. Plusieurs d’entre eux me parlent d’être freegan à X%. Selon Keith
McHenry, les vrais freegans sont très rares:
”Honestly, I’ve only met 10-15 people total, anywhere, who consciously never buy
anything and see themselves as freegans”.
En parlant du groupe Freegan.info, Jonathan me dit “none of them is a real freegan”, d’un
ton un peu méprisant. Au contraire, les personnes considérées les plus extrêmes sont admirées
par les autres freegans, comme Adam, dont on ne cesse de me citer l’exemple comme un
“hardcore freegan”, ou même Jonathan, qui suscite souvent l’admiration des autres freegans
lorsqu’il dit qu’il squatte un appartement.
S’il est impossible d’être 100% freegan, cela ne tient pas qu’à des considérations
matérielles, c’est aussi un choix de vie. Selon Gross (2009), “lifestyles change as people grow
older and especially if they commit themselves to raising children”. Simon me confie aussi
“si plus tard je me marie et que ma femme est vraiment contre le fait de faire les poubelles,
alors dans ce cas j’arrêterai [le dumpster-diving]”.
Certaines personnes considèrent le mode de vie “100% freegan” comme quelque chose que
l’on peut faire de manière temporaire, dans un but précis. C’est le cas de Matt avec son road
trip; il veut vivre “in the most sustainable way to travel” pendant un temps, afin de faire
passer un message.
Selon Janet, “you’re not gonna spoil your life to be more freegan”. Les modes de vie
adoptés tiennent aussi à des histoires personnelles (“everyone has his reason not to pay
rent!”, “I wasn’t always a freegan”), et le pourcentage de freeganism ne se mesure pas. On
peut être tout autant freegan sans que cela se traduise par un mode de vie des plus extrême, il
s’agit plutôt d’une façon de pensée.
Une phrase de Rigas résume bien cela:
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 87
“There is no perfect situation. There is no freegan that can live totally outside the
system. But there are major differences you can do in the next minute of your life. You
can refuse to go to the supermarket, live down to earth. I’m like, ‘Okay, put your
ideology into practice everyday. You can make a big change, especially if there are
more of us.’”
4.2.6. L’absence de vrai freegan comme atout du mouvement
En pratique, il n’y a pas de freegan à 100%. Mais cela n’a pas d’importance si être freegan,
c’est avant tout une façon de penser, et un moyen de faire changer les choses en convaincant
d’autres personnes. D’ailleurs, le fait qu’il n’y ait pas ou peu de vrais freegans pourrait aussi,
paradoxalement, être une force du mouvement pour être plus convaicant.
D’après Adam, vouloir être freegan de manière individualiste n’a aucun sens:
“The fact that I did not buy food does not result in the corporation producing any
less food. The fact that I don’t buy clothes does not protect a sweatshop worker.”
Pour lui, cela n’a pas de sens de vouloir réduire sa propre participation au système
capitaliste, et il se dit farouchement opposé au “lifestylism”. Le comportement individuel a
seulement un impact s’il challenge l’opinion des autres, et il cherche donc à adopter un mode
de vie extrême et exemplaire.
De manière un peu différente, Janet pense que le plus important est de faire partager ses
idées freegan (anti-consommation, anti-gaspillage, anti-capitalisme dans une certaine mesure,
mais surtout partage et communauté), mais pour cela, selon elle, il est préfèrable de ne pas
être trop extrême, afin de pouvoir atteindre plus de personnes:
“To change the system and to convince people, it’s better to be able to talk to them
as a “normal person”.
Elle fait cela en parlant de ses idées anti-gaspillage et anticapitalistes à ses étudiants:
“For me my activism is in my lifestyle and telling my students about it, rather than in
protests.[...] Education is key to overthrowing capitalism”.
A propos d’Adam, elle dit “he is too extreme and scares people, so it’s not the best way to
act”. Cette idée fait écho à la peur de Gaëtan lors de notre première sortie à propos du fait que
le mouvement soit trop radical ou communautaire.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 88
Il est certain que le fait que le mouvement ne soit pas assez radical ou engagé peut
entraîner certaines personnes à le quitter pour aller vers d’autres formes d’activisme,
notamment le mouvement Occupy Wall Street. C’est du moins l’une des raisons que donne
Alex pour m’expliquer que le mouvement est légèrement en déclin depuis quelques années.
Au contraire, selon Janet: “I don’t think everyone considers themselves radical who
joins us. I don’t think everyone has the big picture of killing capitalism and creating a
different kind of world.”
C’est aussi pour cette raison que le dumpster-diving est utilisé par le groupe Freegan.info
pour attirer des gens vers l’idéologie freegan. Faire adopter une pratique est plus facile que de
faire adopter une idéologie.
Selon Barnard (2011): “Radical groups generally realize that few people in the
society are willing to adopt their ideology wholesale, and as such focus on guiding
people towards concrete forms of action that are at least consistent with their movement
philosophy”.
Plusieurs freegans, comme Rigas, font allusion au fait que le mot “anticapitalisme” est
tabou dans la société actuelle, et particulièrement aux Etats-Unis. Dès lors, comme le souligne
Janet, le dumpster-diving est un moyen “easy and direct” d’attirer des personnes extérieures
vers l’idéologie freegan.
Presque tous les dumpster-divers ont une tendance à convertir d’autres personnes (Quentin,
Myrrha et Gia, Ada, Jonathan, etc.), et sont toujours très contents quand ils arrivent à le faire.
Par la suite, beaucoup de dumpster-divers élargissent leur pensée vers le freeganism.
Ainsi, le fait qu’il n’existe pas de vrai freegan peut paradoxalement être l’élément
rassurant qui rend le mouvement et le mode de vie freegans plus attirants pour un grand
nombre de personnes.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 89
4.2.7. Les difficultés du groupe Freegan.info
Le groupe Freegan.info est une tentative de structurer un minimum le mouvement freegan
afin que celui-ci ait plus d’impact, et afin de créer une communauté alternative. En cohérence
avec les idées anarchistes de l’idéologie freegan, le groupe repose sur le consensus et l’auto-
organisation. En pratique, on observe qu’il fait face à de nombreuses difficultés, mettant en
danger le mouvement lui-même. Certains commentaires à l’égard du groupe, comme ceux de
Jeremy Seifert, sont très durs:
“I didn’t even mention it in the film, because it wasn’t like it was some defined
movement doing something with some kind of real strong community and ties or
leadership”.
Le premier problème est qu’il existe beaucoup de désaccords dans le groupe:
“We don’t agree on a lot of details, which is why there’s a lot of dissension among
us and we don’t get a lot done. There’s a lot of frustration within the group,” explique
Janet.
Selon Gio, “it’s hard to do consensus-based anything, but I like it. I like the idea. It
is hard, it is difficult to do it, and I think it’s worth the effort”.
Il y a souvent des dissensions dans le groupe à propos de ce qui est freegan et de ce qui
n’est pas freegan. Dans des échanges de mails, on assiste à des débats intéressants, comme
est-ce que le shoplifting (vol à l’étalage) est freegan? Janet, par exemple, considère:
“Because you’re hating the whole system doesn’t mean you can abuse part of it.”
Il y a également un débat relatif au train-hopping. A quelqu’un qui dit que ne pas payer
son billet de train revient à voler ceux qui ont payé pour le train, quelqu’un répond:
“Who should the fare be given to? Should the fare go to the company that illegally
bought railroads? Should the fare go to the company that legally bought railroads
which were built with public money and sold by a neoliberal agenda?”.
Beaucoup de choses peuvent être justifiées par le fait de ne pas contribuer au système
capitaliste, mais il y a un risque d’apparaître comme un profiteur ou un parasite qui peut
décrédibiliser le mouvement.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 90
Par ailleurs, le groupe souffre d’être très ouvert, y compris à ceux qui ne sont pas vraiment
freegans. Beaucoup de personnes se rendant aux événements de Freegan.info sont attirées par
la possibilité d’avoir des choses gratuites, et ne partagent pas forcément le mode de vie et les
idées freegans. Selon Jonathan, “they just want free stuff”. Selon Adam, “they just want free
shit”. Gio critique également: “in a way, that’s just another way of consumerism”.
Au contraire, selon les freegans véritablement engagés, “it’s not only looking for free food.
It’s more about creating community and not to contribute to the system” (Janet).
La difficulté est donc de donner un sens au mouvement, et de créer une véritable
communauté. Est-ce le cas en pratique?
L’épisode de la “freegan feast” du 23 mai m’a fait comprendre que la création d’une
communauté est ce qui était le plus difficile pour le groupe. L’enjeu est que la communauté se
veut à la fois ouverte, accueillante, mais aussi soudée. Lors d’un trash tour, Madeline
m’explique que certaines personnes ne sont pas vraiment dans l’état d’esprit freegan, mais
qu’elles sont acceptées quand-même: “we welcome everyone”. Lors de la freegan feast,
Madeline est extrêmement déçue:
“People don’t even talk to each other. [...]I cannot understand how the group split
up like that, [...] that’s not the way it was supposed to be”, nous dit-elle en pleurant.
Le problème est que l’idéal communautaire se heurte dans la réalité au problème du choix
des membres de la communauté:
“I’m not sure that the freegan group would be the people I’d like to live with!”,
confie Janet. “It’s hard to create a community with various people. Many people would
take more than they give, that’s the main problem.”
Ainsi, à la fois personne n’est vraiment freegan dans son mode de vie, et même le groupe
Freegan.info, pourtant le plus organisé des mouvements freegans, peine à mettre en place une
communauté alternative qui fonctionne en dehors du capitalisme. Quelle légitimité y a-t-il
alors à se présenter comme freegan? Quel positionnement militant les freegans adoptent-ils et
quelle(s) alternative(s) proposent-ils?
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 91
4.3. Quel(s) positionnement(s) militant(s) pour quelle(s)
alternative(s)?
Le mouvement freegan en tant que mouvement (a-)politique a pour but un changement de
paradigme et la création d’une nouvelle organisation hors du capitalisme, fondée sur le
partage et l’esprit de communauté. Adopter un mode de vie freegan est une forme de
militantisme qui va donc beaucoup plus loin que la simple dénonciation du gaspillage. Si la
position de parasite est ambiguë – car les freegans restent dépendants du système capitaliste
en prétendant le détruire – l’idée est donc, à terme, de changer de système. L’idéal freegan est
très proche du mode de vie fondé sur les principes de “simplicité volontaire” (Elgin, 1981) ou
de décroissance. Dans l’immédiat, les freegans adoptent des pratiques personnelles qui s’en
rapprochent, cohérentes avec les idées véhiculées, mais elles sont aussi un moyen utilisé pour
adopter des pratiques militantes.
4.3.1. La non-consommation engagée
Le positionnement des freegans est celui d’un rejet total du système productif, y compris
des produits prétenduement plus éthiques ou responsables.
Janet a une vision très pessimiste à ce sujet:
“Ten years from now we will still live in capitalism and people will still be trying to
feel good about consuming green products”.
Adam est lui aussi très critique vis-à-vis du green-consumerism:
“Even products marketed as ‘green’ or ‘vegan’ operate on the same principle, their
“greenness” becomes a selling point to consumers, while obscuring exploitative aspects
(e.g. labor exploitation, shooting and trapping of wildlife)”.
Ainsi, les freegans militent à travers la réduction de leur consommation plutôt que dans ce
qu’on pourrait appeler une consommation engagée. Cela a d’ailleurs un côté paradoxal
lorsqu’ils sont poussés à consommer les produits les moins éthiques (il n’est pas toujours
possible de choisir les spots de dumpster-diving en fonction de critères éthiques).
L’objectif est de dépenser la moindre quantité d’argent possible pour être en dehors du
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 92
système. Cette non-consommation engagée passe par de nombreuses pratiques, dont celle du
dumpster-diving, dont le positionnement est ambigü.
4.3.2. Une position ambiguë de parasites du système capitaliste
L’ambiguité du mouvement freegan réside dans le fait qu’il profite des
dysfonctionnements du système capitaliste pour le dénoncer. Or, non seulement le parasitage
n’a que peu d’impact réel sur le système et ne le “challenge” pas, mais, quand bien même il
en aurait un, alors les freegans perdraient leur principale source de subsistance.
La position de parasite, comme le souligne Adam, n’est pas soutenable:
“We can certainly live for now off of that system of man-made system, but if we’re
planning on collapsing it, then that’s unsustainable.”
La position ambiguë des freegans tient principalement à la pratique du dumpster-diving,
mais cela peut aussi s’appliquer au train-hopping, au shop-lifting, ou même au squat, dans la
mesure où les trois ne sont possibles que grâce aux personnes qui payent le train, qui achètent
dans les magasins, qui construisent des appartements...
Selon Adam, le dumpster-diving a un caractère contre-productif car il implique d’être
dépendant du système capitaliste, que l’on veut détruire:
“The fall of capitalism is going to require a fundamental challenge from people who
owe it nothing. People aren’t going to be willing to kill capitalism while capitalism
provides their food, clothing, housing, medicine, culture, and entertainment. People are
not going to bite the hand that feeds them.”
Si l’on veut vraiment détruire le système capitaliste, il faut en être indépendant.
Cette position de parasite du système capitaliste vient peut-être du fait que la plupart des
freegans ne croient pas réellement en la possibilité de destruction du capitalisme. Seul Adam,
encore une fois, semble être “optimiste” à ce sujet:
"Global industrial economic capitalism is on the verge of total collapse. We are in
fact in the final days of Rome. There is still bread on the shelves, and our newspapers
are still filled with the idiot circuses of Paris Hilton and Britney Spears, and other
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 93
nonsense, but all of these distractions are frankly failing to keep people from realizing
that the end, really and truly, is near."
Dans tous les cas, que sa fin soit proche ou non, le positionnement des freegans sur le long
terme est de se détâcher totalement du système capitaliste.
4.3.3. Quelle alternative économique?
Ne pas contribuer au système ne suffit pas. Un vrai détachement du système capitaliste
implique déjà, dans l’immédiat, de concevoir une autre organisation indépendante. Adam
imagine ainsi une économie freegan, robuste, fondée sur l’entraide, qui pourrait libérer des
millions de personnes de l’emprise du système actuel. Dans l’idéal, cela entraînerait une crise
du capitalisme qui accélèrerait sa chute. Pour cela, il faut dès maintenant cultiver, mettre en
place des logements grâce à l’expropriation, créer des centres de santé communautaires, des
repair workshops, des bike collectives, des jardins urbains, des rooftop gardens, etc. Toutes
ces activités sont plus efficaces que le dumpster-diving pour remettre en cause le système,
puisqu’elles en sont indépendantes et non temporaires: “a rooftop garden is not just limiting
impact, but an ecological plus”. L’objectif est de créer une “global counter economy to
capitalism”.
A plus long terme, il est important aussi de concevoir une autre organisation. Lorsque je
leur demande ce qu’ils imaginent comme société idéale alternative, les freegans ont des idées
relativement similaires.
Tout d’abord, l’alternative serait plus locale: “things that bring the essentials of living
around to a local, community level”, dit Adam. Madeline parle également d’un passage à des
“small local communities”. Elle se méfie des grosses corporations, des Etats, mais elle se
méfie aussi de la “tyranny of structurelessness”. Janet, elle, souligne néanmoins qu’il est très
important de penser à l’ensemble des personnes sur la même planète:
“I’m thinking of my planet mates around the world who are traipsing around picking
up toxic metals so they can make just a little bit better living, because their rainforests
have been chopped.”
Dans le système proposé, il y aurait moins de biens et de services que ceux qui sont
proposés par l’économie capitaliste. Selon Adam, “I don’t think we need that complex of a
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 94
society. [...] We need to move beyond the culture of production. We just don’t need stuff.”
Selon Madeline, l’organisation idéale est fondée sur plus de partage et moins de biens, ce qui
ne veut pas forcément dire un retour en arrière:
“I don’t think we can just turn the clock back to a million B.C. [...] I look even at my
grandmother’s generation, and I think ‘not so bad.’They were reusing, they were
repairing, they were composting, and they weren’t consuming as a form of
entertainment.”
Ce qui est mauvais selon elle, c’est la production industrielle à grande échelle. Janet insiste
elle-aussi sur l’importance de la réutilisation, en comparaison au recyclage notamment:
“Recycling is nice, but it’s an assuagement of guilt that allows people to keep
consuming. Instead of recycling, we should reuse.” [...] “It’ absurd to recycle a jar,
have it smashed up, and then make a new jar”.
Les pratiques reposant sur le partage sont elles-aussi très importantes (Craigslist,
couchsurfing, Free stores). Selon Janet, il est indispensable de changer les mentalités vers
moins de production et consommation:
“People need to ‘accept less’. The financial crisis we’re in seems to be the only
incentive to people consuming less.”
Elle a l’impression que la majorité des gens appliquent le raisonnement “if you have it, you
spend it,” et elle ne fait pas ça. Elle pense qu’il faut développer un sens du “responsible
spending.”
L’auto-production est mise en avant, y compris dans les villes. Selon Adam, les villes
pourraient produire au lieu d’importer la plupart de leurs ressources. Prendre le temps de
produire soi-même est préféré à vendre son temps:
“Both freegans and back-to-the-landers rebel against selling their time to labor in
the capitalist system. They prefer working for food instead of working to pay for food”
(Gross, 2009).
Le fait de posséder moins de biens et de subvenir à ses besoins vitaux sans dépenser
d’argent permet de travailler moins, ou pas du tout. Cela n’est pas motivé par la paresse,
selon Adam, mais par un désir de consacrer du temps à servir sa communauté, de prendre soin
de sa famille, etc. Dans une telle société, c’est donc aussi la notion de temps qui est différente.
Même si en pratique la communauté freegan peut être décevante, voire inexistante, les
freegans ont tous une idée de ce que serait une communauté idéale, pour laquelles ils
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 95
souhaitent militer. Madeline, sans doute la plus déçue du groupe Freegan.info, dit aussi “I’m a
utopian”. Dans un mail faisant suite à la freegan feast, elle écrit:
“What we as a community need to do to make them both socially enjoyable AND in
line with our mission of building skills and community as a real alternative to
capitalism.”
4.3.4. Freeganism, simplicité volontaire et a-croissance
L’alternative proposée ou rêvée par les freegans se rapproche à bien des égards des idées
développées par les mouvements de “simplicité volontaire” (Elgin, 1981) ainsi que d’ “a-
croissance” ou “après-développement”.
Dans une étude réalisée à partir de 26 récits de vie d’”objecteurs de croissance” en milieu
urbain (Chiapello et Hurand, 2008), on retrouve exactement les mêmes tendances que ce qui
est proposé par les freegans comme organisation et système idéal à long terme, à savoir
comme “projet de transformation globale de la société”.
On retrouve l’idée de “travailler moins pour vivre mieux”, de libérer du temps de travail
salarié pour l’autoproduction, de compenser moins de biens par plus de liens. L’idée est que
consommer moins et avoir plus de temps améliore la qualité de vie, comme le défend Siegel
(2008) à travers les principes de “voluntary simplicity”:
“Many people would find their lives easier and more pleasant if they had the option of
downshifting economically by working shorter hours and consuming less”.
En ce qui concerne les pratiques de consommation actuelles, l’étude montre aussi de fortes
similarités entre les freegans et les objecteurs de croissance.
Comme les freegans, ces derniers cherchent à réduire leur consommation par différents
moyens (chacun ne peut pas tout faire): refus de la grande distribution, peu de viande, choix
de transports écologiques (vélo, marche, transports en commun), récupération, autoproduction
et échange. Ils souhaitent aussi travailler moins pour se consacrer à des activités militantes et
politiques. L’un des aspects est aussi d’avoir un rapport au temps plus souple (cela se traduit
au quotidien chez les freegans par le fait de passer beaucoup de temps à récupérer, trier,
préparer la nourriture). De plus, comme les freegans, les objecteurs de croissance sont obligés
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 96
de faire des compromis avec leurs idées: travailler, utiliser le téléphone et internet, rouler en
voiture ou prendre l’avion lorsque c’est nécessaire, etc.
Ce mode de vie est aussi celui qui est adopté par beaucoup de dumpster-divers qui ne se
prétendent pas freegans. A bien des égards, Quentin est l’exemple typique d’un objecteur de
croissance : il promeut le partage des biens (notamment la voiture), l’économie des ressources
(peut-être de manière plus engagée que de vrais freegans d’ailleurs), le fait de ne pas
travailler, l’autoproduction, etc.
Ce qui distingue les freegans des objecteurs de croissance dans leurs pratiques actuelles,
c’est le rejet de la consommation engagée, le refus de tout compromis avec la société de
consommation actuelle. Par exemple, alors que les objecteurs de croissance promeuvent le bio
ou les AMAP – “les trucs (sic.) où on te livre ton petit panier de légumes chez toi”, selon
Quentin – les freegans se méfient énormément de ce qu’ils nomment le “green
consumerism”(Adam).
Malgré le biais de la comparaison entre la France et les Etats-Unis en matière de systèmes
de production, les freegans semblent plus extrêmes, voire plus sectaires. Par exemple,
Quentin raconte qu’il dépense beaucoup d’argent pour consommer lorsqu’il sort avec ses
amis, alors que Jonathan, lui, ne sort quasiment jamais dans des endroits où il faut
consommer.
Enfin, les freegans se distinguent par le rapport particulier qui existe entre leurs pratiques
actuelles et leur projet de transformation à long terme, ainsi que par l’articulation de leurs
pratiques personnelles avec l’action collective.
En effet, pour les objecteurs de croissance, le mode de vie adopté correspond à ce qu’ils
souhaitent à plus long terme. Ils l’adoptent au quotidien sans nécessairement chercher à
convaincre les autres de fonctionner comme eux, à l’instar de Quentin qui déclare: “il y a des
gens qui comprennent pas... s’ils comprennent pas ils comprennent pas...”. Au contraire, pour
les freegans, le mode de vie adopté incluant la pratique du dumpster-diving, est, sur certains
points, temporaire. Il s’agit en partie d’un moyen de se dégager du temps pour militer par
ailleurs, tout en restant cohérent sur le plan des pratiques personnelles avec les idées
défendues.
L’approche des freegans est donc une forme de militantisme différente de celle des
objecteurs de croissance dans la mesure où leur militantisme dépasse leur mode de vie. Les
pratiques personnelles adoptées ont pour objectif de s’articuler avec une action collective.
Ainsi, un lien très fort existe entre freeganism et activisme.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 97
4.3.5. Freeganism et activisme, vers une alternative politique?
Plus de la moitié des freegans que j’ai rencontrés sont activistes à plein temps ou presque
(cinq sur huit). La plupart ont choisi un mode de vie freegan pour se consacrer à d’autres
formes d’activisme (au-delà de la participation au groupe Freegan.info pour certains).
Par exemple, Jonathan m’explique: “for me, to be poor is a choice”. Il a choisi ce mode de
vie pour avoir du temps libre, pour pouvoir se consacrer à ses activités qu’il définit comme
“my political or let’s say apolitical activities”. Pour lui, il s’agit principalement d’activisme
anti-capitaliste ou anarchiste (mouvement Occupy Wall Street, etc.) ainsi que sa lutte
personnelle contre la circoncision.
Le fait de vivre à New York est très souvent lié à cette volonté de faire de l’activisme. A la
question “why do you choose to live in a city that is the antithesis of what you stand for?”,
Adam répond: “you just answered your own question.”Adam décrit New York comme “the
black hole that is sucking up the resources of the planet”. C’est pour cela qu’il a choisi d’être
au coeur de cette ville, pour s’engager directement “at the point of consumption.” Le
freeganism est ainsi à la fois un moyen de survivre dans la ville et de s’engager dans de
l’activisme politique anticapitaliste.
Plus que d’autres approches militantes contre le gaspillage alimentaire, le mouvement
freegan a un positionnement politique. Tous les freegans que j’ai rencontrés se considèrent
anti-capitalistes, cela fait même officiellement partie du positionnement du groupe
Freegan.info à New York.
Quant à l’anarchisme, Janet fait figure d’exception. Elle pense que la propriété doit exister,
et que le sentiment de propriété existe chez tous les animaux: “squirrels defend their nests, or
dogs growl when you take their food”. Elle n’est pas non plus contre le travail:
“I don’t think everybody hates work. I think work should be a part of one’s life that
is valuable and part of community. What I’m doing is certainly part of community. I
don’t envision a world in which nobody works, which maybe is what some anarchists
envision.”
Pour résumer, Janet dit juste “I want a world that is respectful.” Mais même en tant que
non-anarchiste, elle pense qu’il faut changer tout le système:
“I do want to change the whole system also. I hope freeganism doesn’t disallow me
because I don’t call myself anarchist.”
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 98
Elle insiste sur le fait qu’elle est anti-capitaliste, c’est ce qui réunit l’ensemble des freegans
dans leur militantisme.
L’engagement anti-capitaliste de certains est d’ailleurs plus extrême que celui de Janet,
comme lorsque Jonathan dit “we need to smash everything, fuck capitalism!” ou “If I were an
owner...I would kill myself!” Le rapport à la propriété se rapproche ici de l’anarchisme.
Madeline et Jonathan, qui sont anarchistes en plus d’être anticapitalistes, disent tous les
deux avoir été influencés, entre autres, par la lecture des Situationnistes (organisation
révolutionnaire d’ultra-gauche, dont l’objectif était d’abolir la société de classes et aussi de
dépasser les tentatives révolutionnaires de l’avant-garde artistique du début du vingtième
siècle). Il existe une véritable réflexion politique, voire historique, derrière leur engagement,
ce qui n’est pas le cas d’autres mouvements militants uniquement rattachés à l’anti-
consumérisme.
Le mouvement freegan apporte une dimension supplémentaire à la volonté de décroissance
ou d’a-croissance. En effet, les mouvements de simplicité volontaire ont un positionnement
principalement environnementaliste. Selon Siegel (2008), “our lives could be much
easier;[...] this is the “convenient truth” that could help us deal with the inconvenient truth of
global warming”. Le motif d’indignation des défendeurs de la simplicité volontaire est la
dégration de l’environnement. Selon Siegel, “environmentalists should go a step further by
advocating for simpler living that changes our way of life for the better”. Selon lui, le
changement passe par un changement politique, “a new direction for liberalism”, mais il
n’est pas question de sortir du système capitaliste actuel. Les éléments clés pour le
changement sont très pragmatiques – “worktime-choice”, “family time”, “child-care choice”;
il s’agit de changer le modèle de croissance, sans changer l’organisation socio-politique.
Plus qu’une simple contestation environnementaliste et écologique, plus qu’une critique du
développement et de la croissance, le mouvement freegan rejette le système économique et
politique actuel, prône parfois l’abolition du travail, et toujours l’anti-capitalisme. Fortement
lié à l’activisme, il est une forme concrête et accessible de militantisme anticapitaliste.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 99
4.4. Les motivations, formes d’engagements et justifications
des freegans
Les raisons et mécanismes qui poussent à devenir un freegan prennent racine dans une
multitude d’histoires personnelles. Pour les “convertis” (Chiapello et Hurand, 2008),
l’engagement fait suite à un déclic, alors que les “éternels” ont été sensibilisés dès leur plus
jeune âge aux idées freegans. Il arrive que les sensibilités personnelles des freegans soient
très éloignées du problème du gaspillage alimentaire, et relèvent davantage de considérations
plus sociales ou politiques (anarchisme, anticapitalisme...).
J’ai donc essayé de comprendre les différentes formes d’adhésions que pouvaient adopter
ceux qui se définissent comme freegan, ainsi que leurs motivations et justifications sous-
jacentes.
4.4.1. Freeganism et activisme: l’impératif de l’action
Beaucoup de freegans s’engagent suite à un “déclic”, lié souvent au contact direct d’autres
activistes (Madeline commence l’activisme suite à des discussions dans son dortoir au lycée,
Jonathan devient anarchiste au contact d’un couchsurfeur anarchiste berlinois...), à la lecture
d’ouvrages engagés (les Situationnistes pour Madeline et Jonathan par exemple), ou à la
découverte d’information sur d’autres militants (Janet s’intéresse au groupe Freegan.info suite
à un reportage), etc. Ensuite, c’est souvent la découverte du dumpster-diving – par un trash
tour ou avec des amis - qui fait connaître le mouvement freegan lui-même.
La forme d’engagement dans le mouvement s’impose souvent comme un impératif: “Je
dois faire quelque chose”. On retrouve cela dans ce que dit Kevin de Food Not Bombs:
“It’s a kind of commitment”.
Janet dit aussi “I’m committed to the basic view of changing our world.”
Les freegans sont souvent des activistes très engagés. Pour eux, le rejet du capitalisme
impose d’agir. Le retrait leur est totalement impossible. Madeline est un cas intéressant car
elle a essayé de vivre pendant un temps en mode “back to the land”, mais c’était une forme
d’isolement, ou de renoncement à faire changer le système en entier, qui ne lui convenait pas.
De même, Jonathan ne peut pas concevoir que l’on n’agisse pas. C’est la source de ses
critiques à l’envers de beaucoup de prétendus activistes: “he doesn’t even read” (à propos de
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 100
Theadeus, un membre d’un groupe anarchiste), “they don’t do anything” (sur Ryan et David,
les deux colocataires), “He’s on the internet all day long” (Ryan).
L’adhésion au freeganism s’impose souvent suite à un déclic et implique un sentiment
d’engagement, souvent en parallèle d’autres formes d’activisme. Derrière cet engagement se
trouvent cependant des motivations plus profondes, voire des prédispositions qui expliquent le
choix du freeganism comme forme particulière d’activisme.
4.4.2. Un rejet intrinsèque de la consommation et du gaspillage
Certains freegans ont le sentiment que l’anti-consumérisme a toujours été ancré dans leur
personnalité; il peut ensuite être ressorti suite à un déclic.
Janet, par exemple, consomme très peu depuis toujours. Elle explique cela par une enfance
confortable et le fait de n’avoir jamais manqué de rien:
“It’s harder for someone who grew up deprived to grow up un-materialistic.”
Par ailleurs, Janet vivait selon les règles du judaïsme et notamment le régime kasher.
“It made sense that there are certain things that one deprives oneself of. Not
everything belongs to us.”
Elle pense que le judaïsme a contribué à sa vision du monde. Lorsqu’elle était jeune, elle
consommait déjà très peu. Elle ne voulait jamais acheter de vêtements, et elle se rappelle
qu’elle enregistrait des chansons sur des cassettes pour ne pas acheter de la musique. Elle me
dit qu’elle avait “an instinctive sense of saving. It never was a matter that ‘I have this much
and I should spend this much’ but ‘Why should I if I don’t have to.”
C’est en se rendant à un trash tour que Janet est devenue freegan:
“I’m so anti waste and upset by it, this is my first little act.”
En voyant le gaspillage, elle a tout de suite été attirée par le mouvement et elle est revenue
à tous les meetings suivants.
De même, Gio a toujours trouvé naturel de ne pas gaspiller:
“At the end of the school year I would go through all my books, my notebooks, I’d
rip out all the pages that had been written on and save all the paper that was still good,
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 101
recycle the rest.[...] For me, it just made sense, ‘Why am I going to throw this away?
This is still good.’”
Le fait de ne pas gaspiller était quelque chose de très important pour l’ensemble de sa
famille:
“In my home, growing up, we recycled, but I didn’t know why, it was what we just
did. I wouldn’t say that my parents are super ecologically minded, necessarily, but
they did recycling”.
Il a toujours eu l’impression d’être conscient de la valeur de la nourriture. Par exemple,
lorsque l’on laisse de la nourriture au restaurant:
“It’s not just wasted food, it’s wasted money, wasted work, there’s so much waste in
that kind of model. I don’t know, that sort of thing just never made sense to me”.
Le gaspillage lui apparaît inconcevable.
Les histoires personnelles de Janet et Gio contrastent avec celles de Jonathan par exemple,
dont la famille gaspille davantage. Sa petite soeur déclare fièrement à la fin du repas “I never
finish my plate!”, et cela ne semble gêner personne. Il est intéressant de mettre cela en
parallèle avec le fait que Jonathan n’est pas du tout entré dans le mouvement freegan par une
volonté de limiter le gaspillage... pour lui, c’est une justification secondaire, le plus important
étant l’aspect social et politique.
4.4.3. Une éthique morale et sociale
Au-delà de l’anti-consumérisme ou anticapitalisme, ce qui justifie le positionnement
freegan correspond à des considérations sociales, voire morales pour certains.
Gio nous raconte son parcours d’engagement de la sorte:
“I date the start of my freeganism back to [...] when I became a little more conscious
of some of the issues at play. The one that I was really concerned about was world
hunger. It was a very, kind of, idealistic idea that ‘I’m not going to let food go to waste
when there are people starving and dying all over the world.’ I remember even at that
time arguing with friends who would say, ‘Gio, you’re not saving anybody, it’s not
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 102
going to get to Africa anyway’ and I didn’t care. I still felt, there’s something wrong
with the idea that food is going to waste when people are dying of hunger. [...] I took
that stand, a moral ethical stand, saying ‘I’m not going to allow this food go to waste.’”
Sa famille, d’origine cubaine, est plutôt conservatrice. Gio nous dit que ses parents sont
anti-communistes et anti-Castro. Mais, dans l’éducation qu’il a reçue, il y a un “strong sense
of responsibility for ourselves and our communities”. Même s’il n’a pas l’ambition de sauver
le monde, Gio s’engage donc en vertu d’un principe moral; il n’est pas tolérable de laisser
gaspiller de la nourriture lorsque d’autres personnes n’ont pas assez à manger:
“I’ve been concerned about waste and feeding the hungry… we’re not necessarily
feeding the hungry, which might be more why I’m inclined to Food Not Bombs than just
Freegan.info, but I think the freegan component is important: ‘We should waste less’.
This is logical”.
Il relie son engagement à la religion, sans aucune hésitation:
“I absolutely go to church.[…] I consider myself two things, which most people in
these two camps find to be irreconcilable: a Christian and an anarchist”.
Selon Gio, même si cela semble irréconciliable pour beaucoup de personnes qui associent
l’anarchie à “ni Dieu ni Maître”, l’anarchie, de même que le freeganism, n’est pas du tout
incompatible avec la foi:
“There’s nothing about freeganism that is against Christianity in any way, there’s no
reason anyone would think that. I think Jesus is a pretty radical guy. I just don’t see
Jesus as a consumer. I can’t say with any certainty that Jesus would be a freegan if he
were alive today, but he would be sympathetic at least. If I didn’t believe that, I
probably wouldn’t be freegan, because my faith is what motivates and inspires
everything, including my anarchism. My faith is what comes first, and its my faith that
informs my anarchism and is not that the other way around”.
Ainsi, c’est la foi qui pousse Gio à agir au nom de valeurs sociales et morales qu’il
considère comme justes. Sa foi est pour lui une source d’inspiration quotidienne.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 103
4.4.4. Libération par rapport aux structures familiales et
sociales
Au contraire, certains associent le freeganism au rejet total de la religion, ainsi que de
l’ensemble des cadres économiques, sociaux et familiaux.
C’est le cas de Jonathan. D’une famille juive très traditionnelle, il s’est converti au
freeganism peu à peu après l’adolescence. Pour lui, la religion et les structures familiales ont
toujours été associées à une contrainte:
“When I was young, my parents made me pray three times a day in the dark. [...] I
had to wear those traditional shirts with long strings”.
Un jour, en partant étudier en Allemagne, il a eu un déclic: “I wanted to be free”. Au-delà
de la religion, c’est de l’intégralité du système capitaliste et des conventions sociales dont il a
souhaité se libérer.
Il est intéressant de voir la manière dont il rationalise sa pensée. L’explication a posteriori
de son engagement, de l’ordre de réalité “sémantique” (Bertaux, 1996), diffère légèrement de
la réalité socio-historique de son parcours, qui semble moins structurée. Selon lui, ses idées
ont évolué de la sorte:
“I think the progression of ideas goes like this: atheism => anarchism =>
nihilism.
- For atheism, I always thought it was arbitrary that I was born into a Jewish
family.
- Anarchism because I always hated authority, both religious and secular, who
force people to do things that they don't want to do. It was only after I couchsurfed in
Berlin with an anarchist in 2010 that I realized that I was an anarchist. I still didn't
know what it meant to be an anarchist, I didn't read any anarchism (the theory), I
didn't know who Kropotkin or Bakunin were, but I knew that I was an anarchist.
- Nihilism because I was very against all forms of modern social life: work, sexual
relationships, entertainment, etc. It's easy to understand what the word nihilism
means, starting from nothing, and I just apply it to everything that I want to. It's a way
of thinking, a way of life. Reason and reduction. Question the assumptions. Question
authority. Question everything. [...]
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 104
But it's also important to mention that it's not only reason that I use a lot, it's also
compassion. Or what anarchists would call "ethical" ways of living. Sharing
experiences, sharing needs. Not forcing others to act for my benefit. Not making
people uncomfortable. There are exceptions, of course, but this is the basics.
I'm a freegan because I hate capitalism. I hate capitalism because I'm an
anarchist. I'm an anarchist because I'm a nihilist. I'm a nihilist because I value
reason and compassion.”
Jonathan dit avoir été influencé par plusieurs oeuvres. La plupart sont liées à la science, à
l’évolution, à la place de l’homme dans l’univers, ainsi qu’au sens de la vie, à la spiritualité.
Selon Jonathan, la libération des contraintes socio-économiques et religieuses implique une
réflexion philosophique profonde. Il relie son engagement à des lectures sur la philosophie et
les systèmes anarchistes par exemple (Situationnistes, etc.).
Ainsi, l’engagement de Jonathan est très réfléchi et très construit, même s’il est devenu
freegan presque du jour au lendemain, suite à un déclic.
Aujourd’hui, il a une relation assez conflictuelle avec ses parents vis-à-vis de la religion (il
reproche à sa mère la circoncision, l’éducation religieuse, etc.). Pourtant sa culture familiale
reste encore très présente en lui (il ne cesse d’y faire référence) et semble l’avoir influencé.
Ses parents semblent d’ailleurs aussi beaucoup admirer Jonathan, qui est à la fois le “vilain
petit canard” et le “petit génie” de la famille.
La pression familiale et sociale n’a pas été vécue de la même manière pour Gio, mais il y
fait néanmoins référence, comme avec cette remarque de sa mère: “you could get a job. You
have all these skills. You’re so smart”. Il répond à cela “I know Mom...”. La relation est
moins conflictuelle, mais Gio a pourtant suivi lui aussi un détachement des structures
économico-sociales dominantes. Il explique son engagement de la sorte:
“So I realized, I could either find another job, a better job, hit the pavement again,
OR I can find ways to minimize my expenses, really a lot. The first thing I knew was that
I could do without the food expense, or at least a large part of it, so I started looking for
dumpster-divers”.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 105
Gio est entré dans le mouvement freegan par la pratique du dumpster-diving, notamment
parce que cela lui permettait de se libérer de la contrainte de devoir gagner de l’argent pour se
nourrir:
“I guess a big thing about it was that it also meets my need of food”.
Ainsi, l’engagement pour une cause collective (valeurs sociales et morales) est combiné à
une libération individuelle.
4.4.5. Des sensibilités environnementales plus ou moins fortes
L’adhésion au mouvement freegan répond parfois à une motivation environnementale et
écologique, liée à une vision particulière de la place de l’Homme sur la planète.
Si Jonathan, par exemple, réfléchit à l’Homme en termes d’évolution ou de sens de la vie
(humaine), d’autres élargissent leurs perspectives vers l’ensemble des êtres vivants au sein
desquels l’Homme n’a pas forcément de statut supérieur. Ce positionnement écologiste
radicalement différent donne à l’engagement freegan une autre dimension.
Janet présente une certaine sensibilité dans ce sens-là. Elle a été engagée pendant
longtemps pour la cause animale, qui était son premier combat et sa première forme
d’activisme. Elle est elle-même végétalienne. Elle fait aussi souvent référence au fait qu’il est
très important de tenir compte de l’ensemble des habitants de la planète, humains et animaux.
Dans sa vie quotidienne, elle adopte des pratiques écologiques comme faire du compost,
économiser les ressources, etc.
Pour Adam, l’engagement écologiste est beaucoup plus fort. Sa vision de l’Homme et de sa
place sur terre est bien particulière, puisqu’Adam a un positionnement qu’il dit “anarco-
primitiviste”. S’il est lui-même végétalien et opposé à toute forme de souffrance animale,
c’est qu’il considère que l’Homme n’a aucune supériorité sur les autres espèces. Il pense que
l’Homme ne devrait pas exploiter d’autres êtres vivants et que les ressources ne devraient être
utilisées que pour permettre notre survie. Les humains devraient arrêter de modifier les
écosystèmes pour eux, et plutôt rester dans les écosystèmes auxquels ils sont adaptés, sans
envahir la planète. Pour lui, de toute façon, la présence humaine sur terre touche à sa fin. En
attendant, il faut essayer de vivre de la manière la plus soutenable possible:
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 106
“Humans have run our course.[...] It’s time for us to pack our bags and go, and I
don’t mean colonizing the stars”. [...] In the meantime, the goal is to get humans to
live as sustainably and unobtrusively as possible. The single most ecologically
responsible thing we can do is not breed. I will flat out tell people, ‘buy your fur coat,
eat your cheeseburger, drive your SUV, but don’t have a fucking kid.’ [...] We are
mammals with large sections of exposed skin. Someone is telling us something here.
Anywhere we need clothing to live is somewhere we were clearly not intended to be.”
C’est dans cette idée de vivre le plus soutenablement possible et de ne pas avoir un impact
négatif sur la planète qu’Adam a choisi d’être freegan. Il raconte son parcours d’engagement
de la sorte (récit issu d’une interview restituée par Alex):
“His politics were ‘there’ from an early age; he claims he was an anarcho-
primitivist from age twelve, without realizing it. He went vegan when he was twelve. He
claims, however, that ‘I would have done all that stuff earlier if it weren’t for parental
pressure.’
He always felt that ‘spending money unnecessarily when vital needs are unmet for
the world’s less fortunate seemed frivolous and irresponsible.’
I had ‘always been concerned with the politics of consumption and reducing my
impact and living as non-violently as possible.’
He made the shift to eating organic out of concern about agriculture, but realized
that ‘even plant farming, even organic plant farming, even local organic plant farming’
involves a lot of animal exploitation. He reached the conclusion that buying food from
any vendor was morally unacceptable, which pushed him towards dumpster-diving.
He ‘considered briefly’ growing his own food, and even picked out a plot of land. He
became a full time volunteer for a non-profit which took away his time for farming. He
started to identify as a freegan after he read the essay ‘why Freegan?’ which offered a
definition that was ‘close to his own.’ He likes the idea of freeganism as an ‘anti-
capitalist lifestyle based on finding ways to live without money.’”
Ce qui justifie le fait d’être ou de devenir freegan, ce qui construit une approche militante
freegan, est très différent selon les sensibilités personnelles. On peut à cet égard citer
l’exemple de la religion: pour certains, la foi est source de motivation, pour d’autres, la
culture religieuse est simplement une influence morale, et pour d’autres enfin, c’est une
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 107
structure de laquelle il faut se libérer. Et dans les trois cas, cela peut participer de l’idéologie
et du mode de vie freegan.
De plus, on retrouve dans les formes d’adhésion des freegans et dans leurs justifications
des éléments similaires avec ceux qui existaient chez les dumpster-divers, voire chez City
Harvest. Le spectre de différenciation est large au sein de chaque mouvement engagé contre le
gaspillage alimentaire. J’ai donc cherché à dégager les registres de justification communs
permettant de contruire les différentes approches, afin de pouvoir les comparer. Cela permet
de voir, ou d’entrevoir, quel changement plus large est proposé derrière chaque forme de
militantisme.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 108
Partie 5. Que nous apprennent ces
différentes approches et leurs
justifications ?
Dans mon étude des mécanismes et logiques d’actions des approches de la food rescue, du
dumpster-diving et des freegans, j’ai cherché à comprendre les différentes formes d’adhésion
des militants et leurs logiques d’engagement. Pour comparer les différentes approches, j’ai
posé des questions aux personnes rencontrées sur ce qui les motivait dans leur engagement,
sur la manière dont ils justifiaient leurs actions. J’ai aussi essayé de les faire réagir sur les
approches différentes, et souvent les autres formes de militantisme dans le même domaine
suscitaient de la curiosité et un fort intérêt chez mes interlocuteurs.
Ensuite, j’ai voulu comparer les changements promus par ces militants, ainsi que leur(s)
impact(s) possible(s).
5.1. Des approches appuyées sur des registres de
justification différents
Chaque militant a sa propre approche critique face au gaspillage alimentaire. Comme le
développe Thireau (2009), toute critique s’adosse au moins implicitement à une définition de
ce qui serait juste et bon. Il existe toujours une définition du bien, fût-elle sous-jacente ou
inconsciente, à laquelle se réfère la critique. Celle-ci répond à un impératif de justifications,
de normes, d’usages.
Ainsi, les formes de militantisme étudiées s’appuient sur des justifications différentes.
Plusieurs grilles d’analyse, comme celle des cités7 (Boltanski et Thévenot, 1991), ou celle des
registres de critiques8 (Chiapello, 2012), peuvent aider à comprendre les oppositions entre les
différentes approches et leurs cadres de justification.
7 Mise en évidence de six cités et mondes reposant sur des caractéristiques et valeurs différentes : cité inspirée, cité domestique, cité de l’opinion, cité civique, cité marchande, cité industrielle. 8 Quatres grandes critiques (conservatrice, sociale, artiste, écologique) avec leurs valeurs et motifs d’indignation respectifs face au capitalisme.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 109
5.1.1. Des visions différentes de la norme sociale
La construction d’approches militantes face au gaspillage alimentaire relève en premier
lieu de la manière de forger des normes sociales vis-à-vis du gaspillage et de la nourriture.
Lorsque j’interroge les membres de City Harvest, je constate qu’ils ne critiquent pas, en
général, le principe du dumpster-diving. Les critiques se focalisent sur des considérations
pratiques relatives à la réglementation, aux risques de maladies, la saleté... qui relèvent en fait
de préjugés et d’un dégoût psychologique: “I think that’s disgusting” (Lauren). Même s’ils ne
sont pas contre l’idée - “I would support people who do that as an advocacy thing” - ils ne le
feraient pas eux mêmes. Leurs justifications relèvent d’une vision psychologique et
symbolique de ce qui est dans la poubelle (y compris s’il s’agit d’exactement la même
nourriture que celle que récupère City Harvest), qui est catégorisé comme “waste”. Ils opèrent
donc une stigmatisation de la poubelle, indépendante de la valeur physique ou d’usage du
déchet (prise en compte, elle, par les dumpster-divers).
Dès lors, pour les membres de City Harvest, il ne serait pas socialement acceptable de faire
les poubelles, alors qu’il est tout à fait acceptable de récupérer de la nourriture excédentaire
lorsqu’il s’agit d’une donation. La mère de Seb dit aussi “ce n’est pas normal”: cela ne
correspond pas à leur statut, à leur place dans la société.
Les dumspter-divers et les freegans, eux, refusent cette norme sociale consistant à
stigmatiser ceux qui font les poubelles. Lors d’un meeting freegan, une participante qui se
présente elle-même comme “middle upper middle class” dit la phrase suivante:
“There is still a stigma about taking something from the garbage, there should be
one about putting something into the garbage”.
L’idée est de remettre en question la norme sociale dominante: pourquoi jeter de la
nourriture encore comestible est socialement acceptable, alors que la manger ensuite ne l’est
pas? Il y a derrière cela une remise en cause importante de l’ordre établi. Bien souvent
d’ailleurs, les actes de freeganism sont considérés comme de la “civil desobedience” (Heynen,
2008), car ils remettent en cause l’ensemble des structures socio-économiques. Il y a derrière
leur positionnement une critique sociale, couplée à la critique écologique du gaspillage.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 110
5.1.2. De la légitimité d’accès à la nourriture
Une autre distinction entre les approches militantes adoptées repose sur une certaine
conception de la légitimité d’accès à la nourriture.
Dans les discours adoptés chez City Harvest, on retrouve l’idée que l’accès à la nourriture
est justifié soit pas l’achat, soit par la production; il faut mériter sa nourriture par son travail.
On se situe ici dans un registre marchand ou industriel. La nourriture est une ressource privée,
accessible par la propriété. Pour ceux qui ne possèdent pas de nourriture, l’accès est justifié
par un besoin réel et vital; on y a droit à condition d’être “hungry” selon le slogan de City
Harvest (par exemple, les distributions de nourriture des Mobile Markets nécessitent une
inscription). Cette approche est plus personnelle que collective.
En revanche, pour la plupart des freegans, et notamment pour les membres de Food Not
Bombs qui mettent en avant cette idée, la nourriture est un droit. Tout le monde devrait y
avoir accès, de manière égalitaire, sans justifier cela par un besoin particulier (il n’y a aucun
critère pour pouvoir bénéficier des distributions de nourriture de Food Not Bombs par
exemple). Le registre de justification adopté est le registre civique. La nourriture est produite
par des ressources communes pour répondre à un besoin commun, personne ne devrait en être
propriétaire (on retrouve ici une critique sociale).
5.1.3. “Solidarity vs. Charity”
Selon le modèle de légitimité d’accès à la nourriture, il existe différents moyens d’action
pour permettre à chacun de manger, pour améliorer ou changer le système actuel. Chaque
forme de militantisme adopte des actions dans des registres de critique distincts.
L’approche de la food rescue et des charity est fondée sur la charité, sur l’aide, sur un
esprit volunteer de ceux qui font du bénévolat pour leur communauté. Le régime de la
propriété privée veut que l’aide passe par le don, la donation. Cette approche remet en
question certains aspects du système actuel par une critique conservatrice, par opposition à
une critique sociale ou une critique écologique (Chiapello, 2012).
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 111
Les militants engagés du mouvement freegan sont farouchement opposés à cette idée de
charity. Lorsque je mention City Harvest auprès de Kevin, organisateur de Food Not Bombs,
il me répond “they are a non-profit” d’un ton extrêmement péjoratif. De même, Rigas
m’explique:
“We in the movement in Greece, we are against Philanthropy. We’re doing this out
of solidarity. We are part of the poor and we are part of the hungry. The whole idea of
philanthropy is based on inequality and dependency”.
Ainsi, dans l’approche adoptée par les freegans (je ne parle pas ici des dumpster-divers qui
n’ont pas d’action redistributive), la solidarity remplace la charity, comme le promeut le
slogan de Food Not Bombs. La mutual aid est plus importante que l’aide d’une personne à
une autre. Là encore, on est dans une vision collective où chaque membre de la communauté
vit avec les autres et où l’on s’entraide. La propriété est elle aussi collective, et les biens sont
partagés. Le registre civique et les principes d’égalité justifient des actions de l’ordre de la
critique sociale, qui visent à une remise en question totale du système capitaliste actuel.
5.1.4. Principes d’actions
Les approches militantes face au gaspillage alimentaire s’opposent aussi sur leurs principes
d’action.
City Harvest fonde son action sur un principe d’efficacité, notamment à court terme pour
faire face à l’urgence de l’insécurité alimentaire. L’objectif est de récupérer le plus de
nourriture possible, d’atteindre le plus de monde possible, de trouver des fonds, etc. On se
situe ici dans un registre industriel. L’organisation est très hiérarchisée et totalement intégrée
au “système” en place, afin d’être le plus efficace possible.
J’entends à ce sujet beaucoup de critiques à l’encontre de City Harvest de la part des
freegans. Bob, par exemple, critique le fait que les membres de l’organisation aient de belles
voitures, soient riches et intégrés au système capitaliste: “they have nice cars”, dit-il d’un ton
ironique. Cela lui paraît incompatible avec la volonté de changer les choses, de faire
progresser l’égalité. Cette idée se retrouve dans les critiques de Jonathan envers le groupe de
bénévoles du Crédit Suisse: “they’re banksters!”. Il lui paraît incohérent de faire du bénévolat
pour aider les pauvres lorsque l’on est banquier.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 112
City Harvest ne cherche pas à changer de système mais simplement à améliorer son
fonctionnement dans l’immédiat, c’est pour cela que Gio dit :
“They’re like our ‘frenemies’. They do so much, but in the end, they do so little. And
they’re helping to convince people that enough is already being done, which is just
wrong”.
Pour Janet, “they do a good job”, car l’approche à court terme est importante également.
Les freegans, eux, tiennent à respecter le principe d’égalité avant tout. La justification de
leur action se situe avant tout dans le registre civique. Fondé sur le consensus, l’objectif à
long terme est d’améliorer l’accès à la nourriture, au lieu de nourrir le plus de personnes
possibles à court terme. Les deux ne sont d’ailleurs pas incompatibles, puisque le groupe
Food Not Bombs, sans remettre en question ses principes, nourrit jusqu’à près de 1000
personnes dans certaines villes.
Parmi les personnes faisant du dumpster-diving, on observe cependant des positionnements
mitigés. Certains font passer l’efficacité immédiate en premier lorsqu’il s’agit de gaspillage
alimentaire (indépendamment de leur modèle de société idéale). Par exemple, avec la
campagne Dive! Eat trash campaign against food waste, Jeremy Seifert veut encourager les
magasins à prendre des mesures pour que le système s’améliore. Il ne se considère pas comme
freegan, et ses propos sont assez durs, justement parce qu’il trouve le positionnement freegan
inefficace et trop inactif dans l’immédiat:
“There are different groups who do it [dumpster-diving] as a sort of justice issue.
Maybe to make a statement [...] I tried to contact some freegans,[...] it always puzzled
me that there was no direct effort to change that system, to confront the stores, to do
real actions that exposed this broken-ness”9.
Un conflit existe entre l’idéal que l’on souhaite promouvoir et les actions que l’on doit ou
peut mener dans l’immédiat, qui impose parfois de faire des compromis. Pour la question du
gaspillage alimentaire en particulier, certains freegans, comme Adam, pensent qu’il faut dans
l’immédiat traiter le problème dans le système, à l’aide des réseaux de distribution, de
pressions politiques, législation, etc.
9 Propos recueillis lors d’une interview réalisée par Alex en juillet 2012 (confidentielle)
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 113
5.1.5. Des modèles différents
Si le monde du dumpster-diving et des freegans n’est pas homogène (Jeremy Seifert,
notamment, faisant exception), j’ai quand-même considéré que l’on pouvait les associer dans
l’approche générale adoptée face au gaspillage alimentaire et sur les registres de justification
employés.
Aussi peut-on aboutir à une comparaison entre le monde de City Harvest et le monde des
poubelles. Chaque monde est associé à une vision du changement et un système idéal, qui
implique des actions pour la soutenabilité, un mode de consommation et un mode de vie
particulier:
Approche de la food rescue et City
Harvest Approche du monde des poubelles
et des freegans
Normes sociales
Stigmatisation de la poubelle Vision psychologique du déchet Récupération possible uniquement par donation
Stigmatisation du gaspillage Valeur d'usage de ce qui est jeté Non acceptabilité de la norme sociale sur les poubelles
Légitimité d'accès à la nourriture
Achat ou production Registres marchand et industriel Propriété, ressource privée Besoin personnel vital
Droit inaliénable Registre civique Pas de propriété, ressources communes Besoin commun
Moyens d'action
Charité, aide Bénévolat POUR la communauté Don Critique conservatrice
Solidarité, entraide (mutual aid) Vie DANS la communauté Partage Critique sociale
Principes d'action
Efficacité Court terme, hiérarchie Dans le système Registre industriel
Egalité Long terme, consensus Hors du système Registre civique
Vision du changement
Limiter les dysfonctionnements, perfectionner le système
Dénoncer et créer des alternatives, détruire et changer le système
Système idéal Capitalisme Croissance
Anti-‐capitalisme, post-‐capitalisme Décroissance, a-‐croissance
Actions pour la soutenabilité
Production et consommation éthiques, récupération et recyclage Consommation engagée
Diminution de la production et consommation Non-‐consommation engagée
Consommation et mode de vie
Société de consommation Alimentation: choix, rapidité, confort, en privé
Simplicité volontaire Alimentation: aléatoire, temps long, en public ou en communauté
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 114
Les différentes approches sont chacune associée à un modèle idéal. Comment oeuvrent-
elles vers ce monde qu’elles jugent plus juste?
5.2. Quelles possibilités de changement ?
Les différentes formes de militantisme face au gaspillage alimentaire ont chacune une
vision du changement et des stratégies à adopter pour promouvoir ce changement. Quels en
sont les impacts et les effets potentiels?
5.2.1. Différentes stratégies de changement
Les formes de militantismes poursuivent les stratégies de changement suivantes:
Approches Food rescue
Dumpster-‐diving
Freeganism
Vision du changement et stratégie Perfectionner le système agro-‐alimentaire X Limiter le gaspillage à son échelle X X x Montrer et dénoncer le gaspillage, agir sur les politiques X x
Refuser, boycotter, parasiter le système capitaliste… x X
Se consacrer à l'activisme tout en parasitant le système X
Etre indépendant du système capitaliste x X Créer une alternative durable au capitalisme
X
- Perfectionner le système agroalimentaire est l’objectif poursuivi par City Harvest. Il
s’agit de limiter le gaspillage autant que possible, d’améliorer le modèle de l’intérieur en
s’appuyant sur des partenaires puissants à l’intérieur du “système”. Le but est de perfectionner
le système, sans changer de paradigme.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 115
- Limiter le gaspillage à son échelle est l’action très terre-à-terre, intuitive et de bon sens, qui
peut être mise en place à la fois par un système de food rescue (avec l’accord des magasins) et
en faisant du dumpster-diving.
C’est par exemple ce que font Mohamed et les dumpster-divers montpelliérains, sans
forcément chercher à convaincre d’autres personnes de faire de même. C’est une approche à
petite échelle et de court terme, qui n’est pas incompatible avec d’autres stratégies. Dans une
moindre mesure, certains freegans font aussi le choix de cette stratégie à court terme.
- Montrer et dénoncer le gaspillage est la stratégie adoptée par les dumpster-divers, à
l’instar de Jeremy Seifert et de sa campagne Dive!, qui veulent médiatiser leur action afin que
les supermarchés prennent des mesures, afin que le système s’améliore et gaspille moins. Cela
passe également par le fait d’agir sur les politiques. Cela n’est pas incompatible avec d’autres
approches, et d’ailleurs une partie des freegans souhaite aussi médiatiser la pratique du
dumpster-diving dans le cadre de leur lutte anti-capitaliste.
- Refuser, boycotter, parasiter le système capitaliste est la stratégie des freegans, dans
l’idée de ne pas contribuer au système. Les dumpster-divers s’inscrivent eux-aussi en partie
dans cette stratégie. Cela pose le problème de la dépendance au système que l’on veut
détruire. Il reste néanmoins que si tout le monde boycotte le système, ce dernier finit par
s’effondrer. Cette stratégie n’implique pas forcément de proposer une alternative; elle n’en est
pas moins légitime dans le sens où on peut vouloir détruire un système, s’indigner, même sans
proposer de solution. Souvent, les freegans proposent d’ailleurs l’alternative de l’anarchie.
- Se consacrer à l’activisme tout en parasitant temporairement le système est ce que fait
la majorité des freegans. Adopter un mode de vie non soutenable à long terme, comme le
dumpster-diving, est ici un moyen de se dégager du temps pour se consacrer à d’autres formes
d’activisme (lorsque la pratique elle-même n’est pas utilisée à des fins militantes mais comme
une forme de subsistance). Cette stratégie permet aussi d’avoir un mode de vie cohérent avec
des idées anti-capitalistes (ne pas contribuer au système).
- Etre indépendant du système capitaliste, partiellement pour ceux qui font uniquement du
dumpster-diving, et potentiellement beaucoup plus pour ceux qui adoptent davantage de
pratiques freegans, permet d’être dans une position favorable à la destruction du système
capitaliste et à la création d’une alternative plus durable. Le problème est que certains restent
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 116
dans ce mode de vie sans chercher à construire autre chose. C’est le cas d’Ada, rencontrée à
un dîner Grub, qui rêve d’un autre système mais ne fait rien pour essayer de le créer.
- Créer une alternative durable au système capitaliste est l’objectif ultime du mouvement
freegan. Il s’agit de mettre en place un mode de vie soutenable (la pratique du dumpster-
diving disparaîtrait alors du mouvement) fondé sur les idées freegans. Pour beaucoup, cela
passe par la création de communautés à petite échelle, fondées sur le partage, l’échange, le
consensus...
5.2.2. Effets potentiels
Pour chaque approche, les stratégies de changement adoptées peuvent avoir des effets
différents, y compris des effets imprévus, voire des effets pervers :
Approches Food rescue
Dumpster-‐diving
Freeganism
Vision du changement et stratégie Perfectionner le système agro-‐alimentaire X Limiter le gaspillage à son échelle X X x Montrer et dénoncer le gaspillage, agir sur les politiques X x
Refuser, boycotter, parasiter le système capitaliste… x X
Se consacrer à l'activisme tout en parasitant le système X
Etre indépendant du système capitaliste x X Créer une alternative durable au capitalisme
X
Effets
Perfectionner le système XX X? x?
Changer le système x? XXX??
Pour l’approche adoptée par City Harvest et la food rescue, l’effet attendu est sans
surprise. Les stratégies visant à perfectionner le système agro-alimentaire peuvent tout à fait
fonctionner, et faire que le gaspillage diminue, rectifiant ainsi un dysfonctionnement du
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 117
système économique actuel. A New York par exemple, la croissance de City Harvest est la
preuve du succès de cette stratégie. De plus, cette approche tend à se développer et des
organisations similaires se développent dans d’autres villes et d’autres pays.
A petite échelle, les approches de food rescue peuvent elles aussi faire des émules, comme
le souhaite Mohamed: “I’m the only one person, there should be others”. Si d’autres
personnes se mettent à faire la même chose, même sans créer aucune structure, la somme de
ces actions indépendantes peut limiter le gaspillage et par conséquent améliorer le système
actuel.
Pour la pratique du dumpster-diving, les effets potentiels sont moins prévisibles.
Premièrement, en effet, la médiatisation du phénomène peut avoir des conséquences
radicalement différentes:
- dans une perspective pessimiste, à court terme, les supermarchés prendront des
mesures consistant à interdire l’accès aux poubelles, dénaturer les produits, etc. Le
système non seulement ne s’améliorerait pas, mais il serait alors encore pire;
- de manière plus réaliste, le système agro-alimentaire pourrait s’adapter, en
redistribuant davantage de nourriture à travers des organisations du type City Harvest,
que ce soit sous l’impulsion de politiques publiques et de législation, ou tout
simplement par l’effet de la régulation économique (effet d’image, etc.). Le système
deviendrait alors moins gaspilleur et plus efficace.
Par ailleurs, une partie des dumpster-divers ne souhaitent justement pas médiatiser leur
pratique. Leur stratégie est de boycotter le système et d’en être en partie indépendants, dans
l’idée de le détruire ou de changer de modèle (vers moins de croissance, notamment). Le
problème est que cette stratégie de boycott sans proposer une solution alternative en parallèle
peut se révéler inefficace ou même se retourner en faveur du système qui pourrait continuer à
produire et gaspiller sans avoir à en payer les conséquences (éventuellement des taxes, effet
de réputation pour les supermarchés, etc.), si tout le gaspillage est récupéré par des dumpster-
divers.
Quant au mouvement freegan, son avenir est incertain.
Tout d’abord, la pratique du dumpster-diving peut avoir le même effet pervers de
perfectionnement du capitalisme, tout en décrédibilisant le positionnement anticapitaliste du
mouvement:
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 118
“The dumpster-diving aspect of freeganism easily lends itself to cooptation. It
becomes a critique of the excesses of capitalism, not capitalism itself. Capitalism has an
easy fix,” s’inquiète Adam.
Cependant le mouvement freegan implique bien plus que la pratique du dumpster-diving,
et le boycott du système actuel s’accompagne de la conception d’une alternative soutenable,
fondée sur le partage et la communauté. Si un grand nombre de personnes arrivent à adopter
ce nouveau mode de vie et à vivre de manière indépendante du capitalisme, cela précipitera sa
chute.
Le mouvement freegan est la seule approche qui milite dans le sens de la fin du capitalisme
et d’un véritable changement de système. Si l’on veut croire à ce changement, tout l’enjeu du
mouvement freegan est d’arriver à fédérer un nombre suffisant de personnes autour de cette
idée, et d’arriver à les faire se libérer de l’emprise du capitalisme.
Cela est d’autant plus difficile que le mouvement freegan lui-même souffre de dissenssions
internes et de difficultés d’organisation. Plus complexe encore, même si la critique apportée
par le mouvement freegan devenait plus forte, le système capitaliste risquerait de pouvoir
l’intégrer et se l’approprier, car “la capacité du capitalisme à entendre la critique constitue
sans doute le principal facteur de la robustesse qui a été la sienne depuis le XIXe
siècle”(Boltanski et Chiapello, 1999).
Il n’empêche que l’approche des freegans a le mérite de refuser un système jugé injuste, de
croire au fait qu’une meilleure organisation est possible, de faire le pari du changement et, en
attendant, d’agir. Même si cela n’a aucun effet dans l’immédiat, et peut-être même aucune
chance d’en avoir à long terme, c’est au moins une tentative. Alors, pourquoi pas ?
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 119
Conclusion
Ces deux mois de recherche ont été pour moi riches d’enseignement aussi bien sur le plan
académique que sur le plan humain. Mon immersion dans les différents mondes que je
souhaitais étudier est allée bien au-delà de mes attentes, notamment en ce qui concerne le
dumpster-diving et les freegans.
Cela m’a d’abord permis d’avoir une connaissance en profondeur de mon objet d’étude qui
n’aurait pas été possible autrement, non seulement pour l’organisation City Harvest qui a un
fonctionnement complexe et difficile à découvrir de l’extérieur, mais surtout pour le monde
du dumpster-diving et le groupe Freegan.info, qui refuse habituellement aux personnes
extérieures d’assister aux meetings en tant qu’observateurs.
Etant intégrée dans deux mondes à la fois, ayant chacun une approche très différente du
sujet, j’ai su garder un regard objectif et critique sur chacun d’entre eux.
Par ailleurs, les observations ainsi que les rencontres que j’ai pu faire au fil de ma
recherche m’ont poussée à avoir une réflexion personnelle sur de nombreux sujets, bien au-
delà de celui du gaspillage alimentaire. Plongée au coeur de mouvements activistes anti-
capitalistes et anarchistes, j’ai véritablement vécu la critique du capitalisme.
Cette expérience m’a ainsi amenée à prendre des décisions quant à mon mode de vie et ma
propre contribution à ce “système” tant critiqué, comme celles de devenir végétarienne (une
question que je me posais depuis longtemps) et de consommer (ou ne pas consommer) de
manière plus engagée.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 120
Bibliographie
Sur les méthodes d’enquête
Livres :
- Bertaux, Daniel. Les méthodes d’enquête: les récits de vie. Paris: Nathan Université, 1996,
128 p.
Sur société de consommation vs. la décroissance
Livres et articles:
- Baudrillard, Jean. Le gaspillage. In La société de consommation, ses mythes, ses structures.
Paris: Gallimard, 1970, Partie 1, p. 48-56
- Chiapello, Eve. Hurand, Anne. Se détacher de la consommation : enquête auprès des
objecteurs de croissance en France. In Consommer et protéger l'environnement - Opposition
ou convergence ?, Sandrine Barrey et Emmanuel Kessous (Eds). Paris : L’harmattan, la
collection “Sciences, Humaines et Sociales », 2011
- Diamond, Jared. Collapse: How Societies choose to Fail or Succeed. Etats-Unis: Viking
Press, 2005, 592 p.
- Elgin, Duane. Voluntary Simplicity: Toward a Way of Life That Is Outwardly Simple,
Inwardly Rich (1981). Ed. rev. New York : Quill, 1993, 240 p.
- Georgescu-Roegen, Nicholas. La décroissance - entropie, écologie, économie. Ed. Nouv.
Paris : Sang de la Terre, 2004, 254 p.
- Packard, Vance. La poubelle, source de progrès. In L’Art du gaspillage. Paris: Calmann-
Lévy, 1963, Partie 2, p. 49-60
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 121
- Siegel, Charles. The Politics of Simple Living, A New Direction for Liberalism. Etats-Unis:
Preservation Institute, 2008, 64 p.
Sur le dumpster-diving et les freegans
Livres et articles :
- Barnard, Alex V. ‘Waving the banana' at capitalism: Political theater and social movement
strategy among New York's 'freegan' dumpster divers [en ligne]. Ethnography, 2011, n°12(4),
p. 419-444
Disponible sur http://eth.sagepub.com/content/12/4/419 (consulté le 07.07.2012)
-Edwards, Ferne. MERCER, David. Gleaning from Gluttony: an Australian youth subculture
confronts the ethics of waste. Australian Geographer, 2007, n°38(3), p. 279-296
- Gross, Joan. Capitalism and Its Discontents: Back-to-the-Lander and Freegan Foodways
in Rural Oregon. Food and Foodways, 2009, n°17(2), p. 57-79
-Heynen, Nik. Cooking up Non-violent Civil-disobedient Direct Action for the Hungry: 'Food
not Bombs' and the Resurgence of Radical Democracy in the US (2008). Urban Studies, 2010,
n°47(6), p. 1225-1240
- Oakes, Warren (auteur présumé). Why Freegan? [en ligne]. 2000.
Disponible sur http://freegan.info/what-is-a-freegan/freegan-philosophy/why-freegan-an-
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- Stuart, Tristram. Waste: Uncovering the Global Food Scandal. Royaume-Uni: Penguin,
2009, 480 p.
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Films et documentaires :
- Envoyé Spécial. Gaspillage alimentaire: plongée dans nos poubelles. Documentaire, France
2, 10 novembre 2011 et 28 juin 2012.
- Raimbeau, Marie-Pierre. Le scandale du gaspillage alimentaire. Documentaire, France 5, 3
juin 2012.
- Rook, Craig. Bin Appetit [en ligne]. Reportage, 2008, 11mn.
Disponible sur http://www.youtube.com/watch?v=Ds7-jEc1K_k (consulté le 07.07.2012)
- Szifert, Jeremy. Dive! Living off America’s waste. Film-documentaire, Etats-Unis, 2010,
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- Smilovici, Luc. Faire les poubelles pour manger gratuitement [en ligne]. Reportage, Global
Mag, 7 octobre 2011, 4mn.
Disponible sur http://global.arte.tv/fr/tag/freegan/ (consulté le 07.07.2012)
- Soligan, Fred. Dumpster Diving for Dinner [en ligne]. Reportage, The Daily, 2012, 3mn.
Disponible sur
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- Moje Ankiety. Enquête d’une étudiante polonaise sur les freegans [en ligne].
Disponible sur http://moje-ankiety.pl/ankieta-wyniki/id-25414/ankieta-freeganism.html
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- Weissman, Adam. It’s not that Gross! Freeganism and the Art of Dumpster Diving:
The Satya Interview with Adam Weissman [en ligne]. 2006.
Disponible sur http://www.satyamag.com/may06/weissman.html (consulté le 02.07.2012)
Sur les critiques et registres de justification
Livres et articles:
- Boltanski, Luc. Chiapello, Eve. Le Nouvel esprit du capitalisme. Paris: Gallimard, 1999, 843
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- Boltanski, Luc. Thévenot, Laurent. De la justification: Les économies de la grandeur. Paris:
Gallimard, 1991, 483 p.
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 124
- Chiapello, Eve. Capitalism and its criticisms. In New Spirits of Capitalism? On the ethics of
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- Dubet, François. Principes de justice et expérience sociale. In Breviglieri, Marc. Lafaye,
Claudette. Trom, Danny. Compétences critiques et sens de la justice. Colloque de Cerisy,
Paris: Economica, 2009, p. 297-308
- Thireau, Isabelle. Montages pertinents pour l’avenir: Un éclairage sur les conflits du juste
dans la Chine actuelle. In Breviglieri, Marc. Lafaye, Claudette. Trom, Danny. Compétences
critiques et sens de la justice. Colloque de Cerisy, Paris: Economica, 2009, p. 93-105
Sur le système agroalimentaire et le gaspillage
Livres:
- Foer, Jonathan Safran. Eating Animals. Etats-Unis: Little, Brown Young Readers, 2010, 352
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- Schlosser, Eric. Fast Food Nation: The Dark Side of the All-American Meal. Etats-Unis:
Harper Perennial, 2002, 383 p.
Films et documentaires:
- Kenner, Robert. Food, Inc.. Film-documentaire, Etats-Unis, 2008, 1h33mn
- Linklater, Richard. Fast Food Nation. Film, Etats-Unis et Royaume-Uni, 2006, 1h56mn
Internet:
- ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), Stop au gaspillage
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Disponible sur http://ecocitoyens.ademe.fr/mes-dechets/stop-au-gaspillage-alimentaire/a-
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- ERS (Economic Research Service). In USDA (Department of Agriculture). Site internet [en
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Disponible sur :http://www.fao.org/docrep/014/mb060e/mb060e00.pdf (consulté le
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- Fédération romande des consommateurs. Rapport [en ligne], 3 mai 2012.
Disponible sur http://frc.ch/wp-content/uploads/2012/05/2012-05-03-CP-dates-limites1.pdf
(consulté le 07.07.2012)
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Sur City Harvest les organisations caritatives
Livres:
- Poppendieck, Janet. Sweet Charity ? Emergency food and the end of entitlement, Etats-Unis:
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Internet:
- City Harvest Site internet [en ligne].
Disponible sur www.cityharvest.org (consulté le 06.07.2012)
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 126
- La Tente des Glaneurs. Page Facebook [en ligne].
Disponible sur http://www.facebook.com/latente.desglaneurs (consulté le 06.07.2012)
Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 127
Annexes
1. City Harvest et la food rescue 1.1. Rencontres liées à City Harvest et la food rescue (tableau) 1.2. Observations à City Harvest 1.3. Rencontre de volunteers et salariés de City Harvest 1.4. Portrait Pedro (City Harvest) 1.5. Interview Meg (City Harvest) 1.6. Interview Lauren (City Harvest) 1.7. Interview Jeanne (City Harvest) 1.8. Interview Mohamed
2. Dumpster-diving et Freegans
2.1. Rencontres dumpster-divers et freegans (tableau) 2.2. Statistiques dumpster-divers et freegans (tableau) 2.3. Rencontre Alex et données complémentaires
A New York:
2.4. Evénements du groupe Freegan.info 2.5. Rencontre des membres de Freegan.info 2.6. Missions avec Jonathan 2.7. Rencontres dumpster-diving à NYC 2.8. Grub dinners 2.9. Food not Bombs 2.10. Portrait Jonathan 2.11. Portrait Janet
A Montpellier:
2.12. Missions poubelles à Montpellier 2.13. Portrait Quentin 2.14. Entretien Simon et Quentin 2.15. Rencontre de Seb et Simon
3. Illustrations (présentation Power point)