Download - REED John - Mexique_insurge
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John REED [1887-1920] Journaliste et militant communiste amricain
(1914) [1975]
Le Mexique
insurg
Traduit de langlais par Louis Constant.
Un document produit en version numrique par Claude Ovtcharenko, bnvole,
Journaliste la retraite prs de Bordeaux, 40 km de Prigueux
Courriel: [email protected]
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 2
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 3
Cette dition lectronique a t ralise par Claude Ovtcharenko,
bnvole, journaliste la retraite prs de Bordeaux, 40 km de Pri-
gueux.
Courriel: [email protected]
partir du livre de :
John REED Journaliste et militant communiste amricain
LE MEXIQUE INSURG.
Traduit de lAnglais par Louis Constant.
Paris : Petite bibliothque Maspero, no 220, 1975, 326 pp.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 4
John REED Journaliste et militant communiste amricain
LE MEXIQUE INSURG.
Traduit de lAnglais par Louis Constant. Paris : Petite bibliothque Maspero, no 220, 1975, 326 pp.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 5
Table des matires
Prface
la frontire
I. La guerre dans le dsert
1. Le pays dUrbina 2. Le lion de Durango chez lui
3. Le gnral part pour la guerre
4. La troupe en marche
5. Nuits blanches La Zarca
6. Qui vive !
7. Un avant-poste de la rvolution
8. Les cinq mousquetaires
9. La dernire nuit
10. Les colorados arrivent 11. La fuite de Mister
12. Isabel
II. Avec Francisco Villa
1. Villa accepte une mdaille
2. Lascension du bandit 3. Un peon dans la politique
4. Villa et la prsidence de la Rpublique
5. Les lois de la guerre
6. Le rve de Pancho Villa
III. Vers louest
1. Lhtel de Doa Luisa 2. Duel dans la nuit
3. Une montre providentielle
4. Symboles du Mexique
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IV. Un peuple en armes
1. Torreon !
2. Larme Yermo 3. Le premier sang
4. Le wagon du canon El Nio
5. Devant Gomez Palacio
6. Rapparition des camarades
7. Laube sanglante 8. Lartillerie intervient 9. La bataille
10. Entre deux attaques
11. Nouvelle offensive
12. Lassaut des hommes de Contreras 13. Une attaque de nuit
14. La chute de Gomez Palacio
V. Carranza
Carranza : une impression
Annexe. Intervention de John Reed (premier Congrs des peuples de lOrient, Bakou, 1920)
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Le Mexique insurg (1914) [1975]
PRFACE
_______
par Renato LEDUC
Retour la table des matires
Je pourrais donner cette prface le titre suivant : Quand et comment jai fini
par savoir que le sympathique journaliste gringo, Johnny dit Juanito, que javais
connu Chihuahua en 1914, ntait ni plus ni moins que John Reed, lauteur de la
grande fresque Dix jours qui branlrent le monde
Aussi vais-je essayer de retracer lhistoire de cette dcouverte.
Aprs une campagne lectorale agite et un soulvement arm de courte du-
re du 20 novembre 1910 au 25 mais 1911 qui staient drouls en suivant
le mot dordre politique Suffrage rel, Pas de rlection , Francisco J. Madero
avait battu sans trop de difficults la dictature du vieux gnral Porfirio Diaz, que
trente ans dexercice du pouvoir avaient compltement dconsidr. Le nouveau
prsident issu dune grande famille de riches propritaires, tait dune grande
bont, mais il manquait totalement dune vision claire des graves problmes poli-
tiques et sociaux dus lternisation de la dictature. Port au pouvoir par les
suffrages unanimes et enthousiastes des masses populaires, la premire chose
quil fit fut de les dcevoir : il ne tint absolument pas compte de lurgence de la
rforme agraire, renvoyant dans leurs foyers les chefs gurilleros qui exigeaient
celle-ci, et se prparant gouverner avec la mme quipe bureaucratique que la
dictature porfiriste. Du coup, le mcontentement commena parcourir les rangs
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des rvolutionnaires qui lavaient port au pouvoir, tandis que les groupes rac-
tionnaires couvaient lespoir de le rcuprer.
Cest le 27 novembre 1911, au sud du pays, dans la ville dAyala, tat de Mo-
relos, que le leader paysan Emiliano Zapata lana le Plan dAyala , qui exi-
geait la rforme agraire, et quil se rebella contre le gouvernement du prsident
Madero au cri de terre et libert ! Quelques mois plus tard, un des chefs les
plus prestigieux de la rvolution dans le Nord. Pascual Orozco, guid et financ
par les propritaires ractionnaires de ltat de Chihuahua, formait une arme et
savanait vers le sud dans lintention datteindre Mexico et dy rinstaller le
gouvernement de la raction. Il fut arrt et battu par un ex-porfiriste, le gnral
Huerta. Cest certainement cette poque que John Reed vint pour la premire
fois au Mexique. Lun de ses biographes, Alfredo Valera, crit que cest en 1911
que son journal lenvoya dans la tourmente mexicaine.
*
* *
Quatre ans avant la Russie, le Mexique a connu lui aussi ses dix jours ;
sils nbranlrent pas le monde, ils nen changrent pas moins radicalement les
structures sociales, conomiques et politiques du pays et ils restrent inscrits dans
les pages de son histoire sous le nom de la dcade tragique . Le matin du 9
fvrier 1913, une mutinerie clata dans plusieurs casernes de Mexico un cuar-
telazo, un coup de caserne , comme on dit au Mexique , linstigation de
deux vieux gnraux dchus appartenant larme, qui avaient survcu
lextinction de la dictature, Felix Diaz et Manuel Mondragon.
Pour combattre la sdition, qui avait occup toute la rgion militaire de la Ci-
tadelle, le gnral Madero envoya le gnral Huerta, en qui il avait une confiance
totale depuis sa victoire sur Orozco et sa dure campagne contre Emiliano Zapata.
Pendant dix jours, celui-ci fit semblant de se battre contre les troupes rebelles de
Diaz et de Mondragon, mais en fait, il ngociait secrtement avec eux et, le 19
fvrier, il dclara ne plus reconnatre le gouvernement du prsident Madero,
obligea ce dernier dmissionner, le fit prisonnier au cours dune scne drama-
tique qui eut lieu au Palais national et enfin le fit assassiner en compagnie de
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Pino Suarez, vice-prsident de la Rpublique. Et tout ceci, avec les conseils, la
complicit et laide de son Excellence Henry Lane Wilson, ambassadeur des
tats-Unis au Mexique
*
* *
Le prsident Madero fut la rvolution mexicaine ce que Kerinsky fut la r-
volution russe, mais son sort fut plus tragique. Mort, il devint laptre, le martyr,
le symbole de la rvolution vritable, dclenche par le leader paysan Emiliano
Zapata sous le signe du plan dAyala, le 27 novembre 1911. Cette rvolution, don
Venustiano Carranza, gouverneur de ltat frontalier de Coahuola, lui apporta
son soutien et sa confirmation : le 26 mars 1913, il refusa le gouvernement flon
du gnral Victoriano Huerta et appela au soulvement gnral populaire contre
la dictature militaire pour rtablir lordre constitutionnel, do le non de cons-
titutionnaliste que prit cette rvolution : ce fut le plan de Guadalupe , du
nom de lhacienda o il fut sign.
Un mois aprs lassassinat du prsident Madero, de tous les points de la R-
publique, des groupes puissants de gurilleros se lanaient de nouveau dans la
bataille, les mmes gurilleros que Madero avait si maladroitement sous-estims
et renvoys : le colonel Francisco Villa qui devait passer dans la lgende sous le
nom de Pancho Villa avait, lui, non seulement t renvoy, mais emprisonn
grce aux intrigues de Huerta qui avait bien failli russir le faire fusiller pen-
dant la campagne contre Pascual Orozco. Mais Villa, avec laide dun jeune gref-
fier du tribunal militaire, Carlos Jauregui, avait pu senfuir le 26 novembre 1912
de la prison militaire de Santiago Tlaltelolco et se rfugier aux tats-Unis. Car-
los Jauregui qui est aujourdhui, soixante-dix-huit ans, colonel en retraite, ra-
conte ainsi la suite : Cest El Paso au Texas, que nous apprmes la nouvelle
de lassassinat de Madero, et nous dcidmes de rentrer au Mexique. Nous le
fmes le 6 mars 1913, un peu avant dix heures du soir. La nuit tait trs obscure et
cest pourquoi nous avions choisi cette date. Nous traversmes le fleuve cheval
et nous navions pas fait quelques pas que nous entendmes pour la premire fois
la chanson des balles. Nous tions huit hommes suivre Villa
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Les huit hommes qui suivaient Villa constiturent lembryon de la fameuse di-
vision du nord. Pour tout quipement, ils possdaient neuf fusils, du nouveau ca-
libre 30-30, 500 cartouches, deux livres de caf moulu, deux livres de sucre, une
livre de sel, et quelques serpes pour tailler dans les broussailles. Cest avec ce
petit groupe que Villa gagna la sauvage Sierra de Chihuahua dont il connaissait
chaque mtre et o il tait trs aim et admir ; il y leva des hommes, attaqua des
garnisons fdrales, les dsarma et finit par en nettoyer compltement tout ltat
de Chihuahua. Un an ne stait pas coul, en janvier 1914, quil tablissait soli-
dement son quartier gnral Chihuahua mme, la capitale de ltat.
Cest cette poque que je vis arriver plusieurs reprises tantt Ciudad
Juarez, tantt Chihuahua au bureau de tlgraphe o je travaillais, un jeune
journaliste yankee, grand maigre et blond, avec un petit nez Il venait accompa-
gn de Dario Silva, lun des huit hommes qui, huit mois plus tt avaient pass la
frontire avec Pancho Villa. Dario Silva lui prenait ses tlgrammes, nous les
remettait en nous recommandant : Muchachos, faites passer en priorit les
tlgrammes de Juanito. Muchachos, donnez la prfrence aux cbles de
Johnny Puis il se retournait vers lui et lui disait : Allons-y, petite tte. Les
cbles taient adresss un journal dont je ne me rappelle plus le nom et ils
taient signs John Reed. Mais cette poque John Reed tait inconnu et je
loubliai rapidement
Vingt ans plus tard, en 1934, le ralisateur dHollywood, Jack Conway, tour-
na pour la Metro Goldwin Mayer un film intitul Viva Villa !, qui passa au
Mexique. Le rle de Villa tait tenu par Wallace Beery et celui du journaliste
amricain ne sagissait-il pas de John Reed ? par un acteur replet et petit
qui sappelait, si mes souvenirs sont exacts, Suart Erwin. Quand je vis le film, je
ne pus mempcher de penser que ce journaliste tait ce Johnny ou Juanito de
Chihuahua : naturellement, comme il sagissait dun film dHollywood, le corres-
pondant de guerre ne se limitait pas envoyer des informations son journal,
mais l donnait des conseils Pancho Villa et lui indiquait comme il devait mener
sa campagne
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* *
La rvolution mexicaine sacheva, ou plutt, comme ont lhabitude de le dire
certains anciens gurilleros, elle dgnra en gouvernement ; jentrai
luniversit et je lus Dix jours qui branlrent le monde. Jen fus dautant plus
mu quayant abandonn mon ancien emploi de tlgraphiste, je dbutais dans la
carrire hasardeuse de journaliste et je recherchais des modles de bons repor-
tages. Jeus loccasion de visiter lUnion Sovitique et je fus trs mu en voyant
la petite plaque qui est scelle dans le mur du Kremlin et qui perptue la mmoire
de lauteur de ce reportage capital sur la prise de pouvoir par les Soviets et les
premiers pas de la grande rvolution socialiste.
Vingt annes passrent encore. Un jour que je fouillais dans les rayons dune
petite librairie de Mexico, je tombai sur un livre assez pauvrement dit, qui por-
tait sur sa couverture : John Reed. Mxico insurgente. Jachetai le livre. Je le
dvorai, et jappris par la prface de ce reportage ; crit par John Reed en 1914,
avait t publi pour la premire fois en espagnol en 1954 : pendant quarante
ans, il tait rest compltement inconnu, non seulement des Mexicains, mais de
tout le public de langue espagnole.
Cest ainsi que je compris de Johnny, Juanito, le joyeux gringo, la petite
tte de Chihuahua, ntait autre que le fameux John Reed, lhroque chroni-
queur de la rvolution dOctobre.
*
* *
Alfredo Varela crit au dbut de sa prface Mxico insurgente : Le sort de
certains livres est trange. Quelles sont les causes de ce manque dintrt du pu-
blic qui les relguent au fond des archives, les cartent de la circulation et les
condamnent un injuste oubli ? Et pourtant leur valeur fondamentale leur vaut
un jour dtre remis flot, de connatre la popularit et la diffusion quils mri-
tent. Tel est le cas de Mxico insurgente. Les tentatives de le rduire au silence se
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 12
sont finalement avres vaines. Et loubli volontaire, le silence intress ont t
briss par la voix vigoureuse de John Reed.
Si Alfredo Barela avait t mexicain et sil avait connu la susceptibilit,
lorgueil ou la vanit des hommes politiques de ce pays, il aurait facilement
compris tout le sens de cet oubli volontaire , dont ont t galement victimes
des films comme Que viva Mxico ! dEiseinstein, qui est pass dans tous les
cinmas du monde sauf ceux du Mexique, ou comme Lombre du caudillo, ce ma-
gnifique film mexicain qui est rest plus de dix ans au fonde de sa bote
Il tait difficile que, dans leur dlicate susceptibilit, les caudillos de la rvo-
lution mexicaine puissent accepter les descriptions quun tranger, John Reed,
stait permis de faire de la misre des peones qui composaient leurs troupes,
comme limpitoyable cruaut et de la totale amoralit de certains chefs. Ce nest
qu la mort de ces derniers que le passionnant livre de John Reed put rompre,
enfin, cet oubli volontaire et ce silence intress auxquels Alfredo Varela
fait allusion et donner, par ses rcits vivants, une image de la rvolution mexi-
caine, bien diffrente de celle, sombre, catastrophique, sordide, que, longtemps
aprs, les magnats du monde capitaliste avaient pu faire diffuser par tous les
moyens dinformation leur solde
*
* *
On peut affirmer que les rcits du Mexique insurg constituent le premier tra-
vail de John Reed, sinon comme journaliste, du moins, plus prcisment, comme
correspondant de guerre. Il fit ses premires armes sur les champs de bataille des
gurillos mexicains, dans les dserts de Chihuahua ; Ojinaga, Jimenez, LA Nieves
(le pays dUrbina), la Zarca, Yermo, Gomez Palacio Vingt-cinq ans plus tard,
voici la description quen fait Waldo Frank, cit par le journaliste mexicain Jos
Mancisidor dans un article sur John Reed : Je me souviens de lui Cest un
garon de grande taille, imberbe, dont les yeux ont une candeur presque fminine
contredite par une bouche nergique aux lvres minces Et plus loin, Waldo
Frank, toujours : Je vois le troubadour Jack Reed en qute de sa princesse loin-
taine travers le monde le Mexique, la Serbie, la Russie de la dame de ses
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 13
penses : la rvolution. En 1917, cest tout juste si je ne mprisais pas Jack. Nous
discutions et ses arguments ne me paraissaient pas convaincants. Il envoyait des
chroniques la revue que je dirigeais, et elles ne le plaisaient pas beaucoup. Son
mrite, son talent me semblaient irrels
Le troubadour Jack Reed ! Dans les rcits du Mexique insurg, quil sagisse
de ftes ou de batailles, cest chaque instant quclate sa pntrante sensibilit
littraire, sa profonde motion potique, une grce joyeuse indfinissable, une
humeur vagabonde. On ne les retrouve gure dans ce monument svre et monoli-
thique que sont les Dix jours qui branlrent le monde. Paul Nizan a dfini le
journaliste chroniqueur des affaires trangres comme lhistorien de
limmdiat . La dfinition vaut aussi pour le correspondant de guerre. Les Dix
jours qui branlrent le monde et Le Mexique insurg sont tous deux de lhistoire,
lais si lon me permet la comparaison, le premier relve de Tacite, le second de
Sutone.
Le premier, Dix jours qui branlrent le monde, est un document objectif,
exact, minutieux, incontestable. Certes, la pntrante sensibilit de lauteur est
touche par limmense importance des vnements de ces dix jours dont il est le
tmoin dans les rues de la ville du tsar. Mais cependant il avait renonc tre
le troubadour Jack Reed en qute de la dame de ses penses quavait connu
Waldo Frank, pour se transformer en chroniqueur honnte, exemplaire ; il avait
contenu son motion tel point quil sen excuse presque d ans sa prface :
Dans la lutte, je ntais pas neutre. Mais quand il sest agi de relater lhistoire
de ces grandes journes, je me suis efforc de voir le spectacle avec les yeux dun
reporter consciencieux, soucieux de dire la vrit.
Tout autres sont les rcits du Mexique insurg. Alfredo Varela donne une d-
finition de Reed assez exacte lorsquil crit : Finalement, cest un peintre de
fresques. Sa spcialit est la vaste fresque o, travers mille et un dtails,
lhistoire se laisse apprhender. En 1914, la guerre, et plus particulirement la
guerre rvolutionnaire, telle quelle se droulait alors au Mexique, gardait en-
core quelque chose de romantique qui allait fort bien au temprament de trouba-
dour que Waldo Frank attribue Reed. Cest son aventure journalistique et mili-
taire du Mexique qui permet Reed de prendre pour la premire fois contact avec
des masses vritablement misrables populaires, et des armes mal organises,
mal armes, vtues de haillons, mais dcides mourir pour un idal totalement
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 14
matriel que lon me pardonne ce paradoxe : un coin de terre do tirer de
quoi vivre.
Tout au long des mois quil a vcus parmi les gurilleros mexicains, John ne
fut pas seulement un tmoin et un chroniqueur, mais aussi un acteur de beaucoup
de faits quil relate : et du coup, si les pages du Mexique insurg, fardent
lempreinte de son motion, de son horreur, de sa dlicatesse, toutes les qualits
parfaitement littraires, il y a, en change, compltement omis la chronologie,
lment pourtant indispensable de linformation journalistique.
Cest peut-tre pour des motifs trs personnels que je prfre Le Mexique in-
surg aux Dix jours. Tous les personnages cits par John Reed, je les ai connus ?
Tous les endroits o il est pass, jy suis pass aussi, durant les annes passion-
nantes de Pancho Villa et la lgendaire division du Nord. Cest en hommage au
sympathique gringo Juanito, au joyeux reporter Johnny, bien plus quau gnial
chroniqueur de la rvolution dOctobre que je vais tenter de reconstituer
litinraire et le calendrier de son passage sur les terres du Mexique rvolution-
naire, en esprant que ces brves prcisions pourront tre utiles ses biographes.
*
* *
Dans sa prface ldition argentine, Alfredo Varela nous explique que son
journal lenvoie en 1911 au Mexique en pleines convulsions ; do il commence
envoyer ses articles qui conquirent lesprit du public , mais quen 1913 il est de
retour et quil est Paterson dans le New Jersey pour suivre une grve des tra-
vailleurs de lindustrie textile. Cest la fin de cette anne 1913 que nous le trou-
vons dans lingrate bourgade de Presidio, dans le Texas, do il essaye de pn-
trer au Mexique par la bourgade non moins dsole dOjinaga, dans la province
de Chihuahua : les troupes de la dictature avaient t dfaites Ciudad Juarez et
Tierra Blanca, tous les chemins vers le sud taient bloqus par les rvolution-
naires, et le gnral pro-gouvernemental Mercado avait d se rsoudre aban-
donner la ville et ltat de Chihuahua par le seul chemin qui lui restait ouvert,
celui de la ville-frontire dOjinaga.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 15
Mercado avait donc d se jeter dans la traverse de trois cents kilomtres de
dsert hostile, avec environ dix mille soldats et plusieurs centaines de civils terro-
riss : els journaux ont appel cette marche la caravane de la mort . Mercado
quitta Chihuahua le 27 novembre 1913 et arriva quinze jours plus tard Ojinaga
avec la moiti de ses effectifs ; le 31 dcembre, il devait dj affronter les troupes
des chefs villistes Panfilio Natera et Toribio Ortega et, la fin de janvier 1914,
ceux-ci lobligrent la pointe du fusil passer le Rio Grande, de lautre ct de
la frontire, pour demander asile aux autorits militaires des tats-Unis, dont le
commandant, dans cette rgion, tait tout simplement le colonel John J.
Pershing *. John Reed raconte comment les Mexicains furent rassembls par les
soldats amricains dans un immense corral, puis emmens Fort Bliss dans le
Texas. Le gnral Miguel Sanchez Lamego raconte de son ct, dans son Histoire
militaire de la rvolution constitutionnaliste, que, ce travail achev, le colonel
Pershing demanda et obtint du gnral Francisco Villa lautorisation de se
rendre Ojinaga pour lui prsenter ses flicitations.
On peut donc affirmer que le premier contact entre le futur chroniqueur de la
rvolution dOctobre et les gurilleros mexicains a d se produire deux ou trois
semaines avant le premier contact entre Pancho Villa et son futur adversaire
qui devait devenir le hros de la premire guerre mondiale , Pershing : cest--
dire dans la dernire semaine de 1913 ou la premire semaine de 1914, dans
cette Ojinaga, sordide, en ruine, affame, corrompue et dsespre, dont Reed
dcrit magistralement lambiance dans le premier rcit de ce livre.
Au milieu de tant de misres, de tant dhorreur et de terreur, le nouveau re-
porter gurillero se sentit immdiatement concern : ctait la grande aventure
dont il avait rv. Il sacclimata aussitt et son esprit joyeux et lger sur parfai-
tement comprendre cet humour noir et parfois mme macabre qui est lapanage
du mtis mexicain, particulirement quand il porte un pistolet la ceinture.
*
* *
* Futur commandant en chef du corps expditionnaire amricain en France en 1917.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 16
Le gnral Mercado, chass devant lui par les soldats de Villa passa donc le
fleuve et se rendit aux Amricains et John Reed se retrouva galopant dans le
dsert vers le front aux cts dune centaine de soldats constitutionnalistes en
haillons . Le front vers lequel il galopait se trouvait mille kilomtres de la
frontire et mille kilomtres de Mexico : plus prcisment mi-chemin sur la
voie ferre qui relie Mexico Ciudad Juarez : limportant nud ferroviaire, le
centre agricole et commercial, le point stratgique primordial que constitue la
ville de Torreon.
La chute dOjinaga le 10 janvier 1914 avait permis Francisco Villa et sa
division du Nord de liquider les derniers vestiges de larme de la dictature dans
ltat de Chihuahua et de prendre totalement le contrle de ce dernier. Villa se
mit donc prparer la reprise de Torreon quil avait d abandonner plusieurs
mois auparavant devant la puissante force fdrale du gnral Jos Refugio Ve-
lasco. Villa devait marcher avec le gros de ses troupes en suivant la voie du che-
min de fer central, longue de trois cent cinquante kilomtres et dtruite en plu-
sieurs points par les soldats fdraux dans leur retraite ; dans le mme temps, le
gnral Tomas Urbina, le lion de Durango comme lappelle Reed, devait faire
mouvement sur le flanc droit en partant de sa base de Las Nieves, dans ltat de
Durango, environ deux cents kilomtres au nord-ouest de Torreon. Urbina dis-
posait dj, au col de La Puerta un passage troit dans une chane escarpe
dun avant-poste compos dune centaine dhommes mal arms A lest de ce
col et trente kilomtres peine de La Cadena, dans limportante cit minire de
Mapimi, se trouvaient cantonns plus dun millier dhommes, anciens gurilleros
passs au service de la dictature, sous le commandement du redoutable gnral
Benjamin Argumedo. Cest dans ces parages que nous retrouvons Johnny, Juani-
to cest--dire John Reed.
*
* *
Chroniqueur objectif et attentif, impatient dintervenir le plus concrtement
possible dans laventure passionnante quil vivait, le jeune reporter amricain
prfra partager les risques et les vicissitudes des hommes de lavant-garde, plu-
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 17
tt que de demeurer dans la scurit relative du Quartier Gnral. Le major juan
M. Vallejo qui fut laide de camp du lion de Durango raconte ces journes :
En fvrier 1914, nous vmes arriver un Amricain qui nous dit, en mauvais es-
pagnol, quil voulait parler au gnral Urbina. va donc voir ce que veut cet
oiseau-l, me dit Urbina. LAmricain me remit un sauf-conduit sign du gnral
Villa et sa carte : John Reed, Metropolitan Magazine, New York. Il expliqua quil
dsirait passer quelques jours avec nous pour crire des articles et me demanda
de le prsenter au gnral Urbina. Celui-ci accepta de bonne grce et Reed resta
quatre jours parmi nous griffonner des notes et prendre des photos.
Pour montrer combien la vie valait alors peu de chose au Mexique, le major
Vallejo raconte cette anecdote : Un dnomm Pablo Seaez demanda Urbina
de lui prter une auto pour lui permettre de mener une femme voir le mdecin
dans un bourg voisin. Nous montmes dans lauto, Pablo, la femme, Reed et moi-
mme. Au passage dune rivire, la voiture tomba en panne. Pablo, qui aimait
jouer au matamore, sortit son pistolet et se mit crier que la voiture tait sur-
charge, quil fallait lallger et quil ny avait qu tuer Reed. Je russis le
convaincre de rentrer son pistolet, pendant que Reed, descendant de lauto, se
mettait la pousser. Le moteur se remit en marche et Seaez clata de rire en
disant : Eh bien nous voil avec un cheval de plus
Il sagissait certainement pour Seaez que dune grossire plaisanterie. Je
lai bien connu : jai t tlgraphiste sous ses ordres. Ctait, de toute vidence,
un assassin joyeux et insouciant. Il tuait sans haine ni rancune, tout simplement
comme disent les machos mexicains para darle gusto al dedo pour donner du
got au doigt . Il tait trs jeune, peu prs le mme ge que Reed et cest
pour cette raison quil se prit ds le dbut dune vive amiti pour lui.
*
* *
Dans lnumration, digne dHomre et de Cervants ; quil consacre aux pa-
ladins quil trouva l, dans lattente du dpart pour Torreon, cest Pablo Seaez
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 18
que Reed consacre le passage le plus long et le plus logieux *. la premire
prise de Torreon, Seaez nexcuta pas, comme le relate John Reed, en compa-
gnie du major Fierro et du capitaine Borunda, quatre-vingts prisonniers, mais
bien trois cents. Cest tout de mme bien peu, en comparaison des trois cent mille
victimes dHiroshima et de Nagasaki ; certes ces tueries gantes et ces gnocides
atomiques ont lavantage de ne fatiguer le doigt de personne force dappuyer
suer la gchette
Seaez tait, je le rpte, un assassin joyeux et insouciant. Quand il venait de
tuer quelquun, il prenait une figure denfant innocent et sexclamait dun air
pntr : Dieu sait que je ne le voulais pas ! Mais comme tous ces hommes,
il avait un vritable culte de lamiti, et il semble bien que celle quil prouvait
pour Reed tait trs sincre. Sa jeunesse, sa simplicit, sa franchise conquirent
Reed pendant les quelques jours quil vcut parmi ces hommes froces et ingnus.
Lors de la dure marche qui les mena vers les postes avancs dUrbina, Pablo
Seaez dit : Je me sens malade ; Juan Reed montera mon cheval. Or ces
hommes faisaient moins de difficult pour confier un autre leur femme que leur
cheval. En lui disant au revoir, le terrible gurillero Urbina lui avait dit :
Faites bon voyage. Je vous ai confi Pablito Et auparavant, pour le retenir
au cantonnement, il lui avait tout propos, y compris une femme pour lui rchauf-
fer son lit. Le jeune capitaine Longino Guereca, celui dont il dcrit lincroyable
bravoure, le prsente ses parents en ces termes : Voici mon ami le plus
cher, Juan Reed, mon frre Et lorsque quelques officiers et soldats, chez qui
la boisson a rveill la vieille animosit contre les Yankees, commencent
laccuser dtre un espion et un lche et rclamer quon le fusille, un dfenseur
surgit aussitt et tient tte aux agresseurs : le gigantesque capitaine Fernando les
met en garde : LAmricain est mon ami ! retournez vos bancs et occupez-
vous de vos affaires Et son frre le jeune Longino Gueraca calme la co-
lre de Julian Reyes en ces termes : a suffit ! Ce camarade a travers des mil-
liers de kilomtres par terre et par mer pour raconter aux gens de son pays la
vrit sur la lutte pour la libert. Il va au combat sans arme. Il est plus courageux
que toi, puisque tu as un fusil. Alors carte-toi et fiche-lui la paix !
* Voir p. 35.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 19
Deux choses fascinrent Reed : la grandeur du dsert et la noblesse dsint-
resse de ces paysans affams et en loques qui taient toujours prts donner
leur vie pour leur idal damiti et de libert Avec eux, donc, il rejoint ce poste
avanc de La Cadena. Quelques jours plus tard, il y reoit le baptme du sang : le
choc de cent gurilleros du colonel Petronilo Hernandez et des mille deux cents
colorados sans piti du tratre ex-madriste Benjamin Argumedo provoque la
fuite du mister Il prend le chemin de Chihuahua.
*
* *
John Reed raconte : Jtais Chihuahua. Mon journal mavait demand
daller Hermosillo, dans ltat de Sonora, pour obtenir une interview de Car-
ranza, au moment de laffaire Benton. Benton tait un aventurier anglais, un
esclavagiste cynique qui, le revolver la main, avait injuri et menac Villa, con-
fiant dans la puissance de lescadre anglaise. Mais celle-ci ne vint pas son aide
et il fut fusill Samalayuca le 16 janvier 1914. On raconte que lorsquil vit quez
les soldats creusaient sa tombe, il leur dit avec un flegme tout britannique :
Creusez donc plus profond, les coyotes vont me dterrer ! Une fois accomplies
les instructions de son journal, Reed revint Chihuahua o il put se joindre au
gros des forces de Villa qui, le 16 mars, se mirent en marche pour Torreon ? Villa
lui-mme leur tte.
Le dernier rcit de ce livre, et le plus long, est la relation de cette marche et
des combats qui prcdent la prise de Torreon par les troupes constitutionna-
listes. La forme en est aussi minutieuse et aussi prcise que dans les Dix jours qui
branlrent le monde, mais avec beaucoup plus de couleur, dmotion, et, disons
le mot, de lyrisme. Le rcit sarrte avec la chute de Gomez Palacio, petite ville
jumelle de Torreon, sur la rive du Rio Nazas. La bataille sanglante de Gomez
Palacio, qui ne fut quun simple pisode de la lutte pour la position-clef de Tor-
reon, impressionna profondment le jeune journaliste.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 20
*
* *
Que la grandeur sauvage et impitoyable du dsert ait impressionn
luniversitaire cultiv, le New Yorkais habitu la civilisation urbaine, cela
sexplique parfaitement. Son biographe Alfredo Varela le qualifie de peintre
mural : sa spcialit est la vaste fresque, o, travers mille et un dtails,
lhistoire se fait comprhensible . Un prcurseur, en quelque sorte de Diego
Rivera dont la thse tait prcisment dcrire sur les grandes murailles pu-
bliques lhistoire que nos peuples moiti analphabtes ntaient pas capables
dapprendre dans les livres. dans ses descriptions de ces grandes plaines dso-
les, bordes de chanes abruptes, du nord du Mexique, John Reed transmet au
lecteur sa propre fascination.
Mais qui taient ces chanteurs de ballades qui lont eux aussi, tant fascins ?
Ctait lautre grand amour mexicain de John Reed : les vieux peones des ha-
ciendas fodales lgues par le porfirisme, et les fils de ces peones qui staient
fait provisoirement soldats pour en finir justement avec les soldats de larme
fodale et de la dictature qui les opprimait.
*
* *
Quand la rvolution aura triomph, cest vous qui serez larme, dis-je
au capitaine Fernando. il me fit cette rponse surprenante : Quand la rvolu-
tion aura triomph ; il ny aura plus darme. Nous sommes fatigus des ar-
mes Ainsi, cinquante ans avant Ho Chi Minh et Fidel Castro, ces paysans
incultes, froces, dsintresss et joyeux, ces chanteurs de ballades, savaient dj
que linstrument le plus efficace contre lesclavage et la tyrannie, ce ne sont pas
les armes, mais les peuples en armes.
Le jeune journaliste a donc ressenti au Mexique un grand amour pour les
peones. Il nest pas trop audacieux dimaginer que cette rencontre avec ce peuple
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 21
dont il a partag pendant plusieurs mois les misres et les joies simples lui rvla
son destin dcrivain et de militant rvolutionnaire.
Mais si Reed est, dans ce livre, un grand peintre de fresques , il est aussi
un portraitiste sobre et magnifique. Ses descriptions du gnral Urbina et de Car-
ranza sont l pour le prouver.
Ce fut un matin de juin 914 que je vis pour la dernire fois Johnny, le sympa-
thique gringo. Il tait venu dposer un tlgramme au guichet de la poste de Ciu-
dad Juarez. Il laissa trois ou quatre dollars lemploy. Le 3 juillet, il tait
New York, do il crivait son professeur Charles Towsend Copeland, de
luniversit de Harvard, la ddicace que lon lira au dbut de ce livre.
Entretemps, au Mexique, ses amis, les peones en haillons de la division du
Nord quil avait tant aims, avec Villa leur tte, aprs deux semaines de com-
bats sanglants avaient taill en pices le brillante arms fdrale, successivement
Torreon, o ils entrrent le 3 avril, puis Zacatecas qui fut mise feu et sang
le 3 juin ; la chute de cette dernire position clef marque la chute de la dictature
ignominieuse du gnral Victoriano huerta qui dmissionna en prononant, en
guise dadieu au peuple quil avait tant opprim et ensanglant, ces paroles sar-
castique : Que Dieu vous bnisse, et moi de mme !
Aujourdhui, ce peuple peut senorgueillir de ce quil a t dans le feu de sa
lutte pour la libert ; John Reed y a forg son esprit rvolutionnaire et est devenu
le matre-journaliste, de la ligne de tous ceux qui sont morts en risquant leur vie
pour recueillir pour la postrit les tmoignages de la barbarie guerrire de notre
poque.
RENATO LEDUC
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 22
Au Professeur C. Towsend Copeland
de lUniversit de Harvard
Mon cher Copey,
Je me souviens que tu tes tonn de ce que je navais pas voulu crire sur ce que javais vu lors de mon premier voyage ltranger.
Depuis jai visit un pays qui ma incit le faire. Mais en crivant ces im-pressions du Mexique, force mest bien de penser que je naurais jamais vu ce que jy ai vu, si je ntais pas pass par ton enseignement.
Je ne puis quajouter ce que tant dautres qui crivent tont dj exprim : tcouter, cest apprendre voir la beaut cache du monde visible ; tre ton ami, cest tenter dtre intellectuellement honnte.
Cest pourquoi je te ddie ce livre, dans la certitude que tu feras tiennes les parties qui te plairont et que tu me pardonneras le reste.
As ever
JACK
New York, 3 juillet 1914.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 23
Le Mexique insurg (1914) [1975]
LA FRONTIRE _______
Retour la table des matires
Aprs lvacuation de Chihuahua et la terrible et tragique retraite travers six
cents kilomtres de dsert, larme fdrale sous les ordres de Mercado demeura
trois mois Ojinaga, sur la rive mexicaine du Rio Grande
Du haut de la grossire terrasse en terre battue de la poste de Presidio, sur la
rive nord-amricaine, au-del du demi-kilomtre de broussailles ensables qui
descendaient vers les eaux du fleuve maigres et troubles, on pouvait voir la ville
se dtacher clairement sur la bas du plateau, au milieu dun dsert embras entou-
r de montagnes abruptes et peles.
On voyait ses maisons rectangulaires de briques brunes, et, et l, la coupole
orientale de quelque vieille glise espagnole. Ctait une zone dsole, sans
arbres : on sattendait voir y surgir des minarets. Le jour, les soldats fdraux en
uniformes blancs et dguenills u-y pullulaient, creusant paresseusement des tran-
ches. Des rumeurs couraient que Villa sapprochait avec des forces constitution-
nalistes victorieuses ? De brusques scintillements clataient que le soleil tombait
sur les canons de campagne. De lourds et tranges nuages ross slevaient dans
la quitude de lair.
Le soir, lorsque le soleil senfonait, clatant comme la fonte en fusion, des
patrouilles de carabiniers passaient rapidement, dcoupant leur silhouette sur
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 24
lhorizon, pour gagner les avant-postes nocturnes. Et la nuit tombe, brillaient
dans la ville des feux mystrieux.
Trois mille cinq cents hommes cantonnaient Ojinaga. Ctait l tout ce quil
restait des dix mille homme de Mercado et des cinq mille qui taient venus les
renforcer de Mexico, en marchant vers le nord sous les ordres dOrozco. Sur les
trois mille cinq cents hommes, il y avait quarante-cinq majors, vingt et un colo-
nels et onze gnraux.
Je voulais rencontrer le gnral Mercado ; mais un journal avait publi des
choses dsagrables sur le gnral Salazar, et celui-ci avait interdit la prsence des
journalistes dans la ville. Jenvoyai une requte fort polie au gnral Mercado ;
elle fut intercepte par le gnral Orozco qui la renvoya avec cette rponse :
Honorable et estim seor : si vous mettez le pied Ojinaga, je vous
collerai au poteau et jaurai le grand plaisir de vous faire, de ma propre main, quelques boutonnires dans le dos.
Cependant, tout bien pes, je franchis un jour le fleuve au gu et je pntrai
dans la ville.
Par bonheur, je ne rencontrai pas le gnral Orozco. Rien ne semblait
sopposer mon entre. Toutes les sentinelles que je vis taient occupes faire
la sieste lombre des murs dadobe *. Mais presque immdiatement, je me heur-
tais un officier fort courtois, du nom dHernandez, qui jexpliquai mon dsir
de voir le gnral Mercado.
Il ne me posa aucune question sur mon identit, mais frona les sourcils, croi-
sa les bras et clata :
Je suis le chef dtat-major du gnral Orozco, et je ne vous mnerai pas
voir le gnral Mercado !
Je ne rpondis pas. Au bout de quelques instants, il ajouta :
Le gnral Orozco hait le gnral Mercado ! il trouve indigne de lui de se
rendre sa caserne, et le gnral Mercado ne se risque pas venir la caserne du
* Argile et terre battue.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 25
gnra Orozco ! Cest un lche ! Il sest sauv Tierra Blanca et il sest enfui
Chihuahua !
Et les autres gnraux, ils le dtestent aussi ?
Il se concentra, me regarda de travers dun air irrit, et me rpondit, un sourire
ironique aux lvres :
Quien sabe ?
Je pus voir finalement le gnral Mercado. Ctait un homme petit, gros, sen-
timental, proccup, hsitant, qui pleurnichait en gonflant une longue histoire
comme quoi larme nord-amricaine aurait travers le fleuve et aid Villa ga-
gner la bataille de Tierra Blanca.
Les rues blanches et poussireuses du bourg dbordaient de salet et de four-
rage ; la vieille glise sans fentres avait trois normes cloches espagnoles qui
pendaient lextrieur, accroches un pieu ; un nuage dencens bleu schappait
de la porte noircie, o les soldaderas * priaient pour la victoire nuit et jour, cour-
bes sous les rayons dun soleil incendiaire. Ojinaga avait t perdue et rcupre
cinq fois. Peu de maisons avaient encore un toit et tous les murs avaient t rava-
gs par les obus. Dans les troits logements abandonns vivaient les soldats, leurs
femmes, leurs chevaux, les poules et les cochons vols dans la campagne avoisi-
nante. Les fusils taient entasss dans les coins ; les harnachements, empils dans
la poussire ; les soldats en loques ; rares taient ceux qui possdaient un uni-
forme complet. Accroupis sous les porches autour de maigres foyers, ils faisaient
bouillir des pis de mas vert et de la viande sche. Ils mouraient quasiment de
faim.
Tout au long de la rue principale dfilait une procession ininterrompue de
gens affams, malades, puiss, que la peur des rebelles qui sapprochaient avait
chasss de lintrieur du pays. Huit jours durant, ils avaient march pour traverser
le plus terrible dsert du monde. Les soldats fdraux les arrtaient dans les rues
par centaines et les dpouillaient de tout ce dont ils avaient envie. Puis ils sen
allaient franchir le fleuve et l, en territoire nord-amricain, il leur fallait encore
* Femmes des soldats mexicains.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 26
affronter les griffes des douaniers, du fonctionnaire de limmigration et des pa-
trouilles de larme qui les enregistraient pour les dsarmer.
Des centaines de rfugis traversaient le fleuve ; certains cheval, poussant
leur troupeau ; dautres dans de petites voitures, dautres pied. Les inspecteurs
ne se distinguaient gure par leur courtoisie.
Descends de cette charrette ! cria lun deux une femme qui tenait un pa-
quet dans ses bras. Elle essaya de balbutier :
Mais pourquoi seor ?
Descends tout de suite, ou cest moi qui te fais descendre ! Ctait
linspecteur. Il dressait un registre minutieux, brutal, inutile, pour les femmes
comme pour les hommes. Je vis une femme passer la rivire gu ; elle relevait
ses jupes sur ses mollets avec indiffrence. Elle tait enveloppe dun grand chle
qui se gonflait un peu par-devant, comme si elle y dissimulait quelque chose.
Eh l ! cria le douanier. Quest-ce que tu portes sous ton chle ?
Elle ouvrit lentement son chle et lui rpondit doucement :
Je ne sais pas encore, seor, si cest une fille ou un garon.
Ce furent des journes glorieuses pour Presidio : un petit village isol, dune
indescriptible dsolation, quelques quinze baraques dadobe parpilles sans
ordre le long du fleuve, au milieu des sables et des pierrailles. Le vieux Klein-
mann, le commerant allemand, se fit une fortune en vendant aux rfugis et en
approvisionnant larme fdrale, de lautre ct du fleuve. Il avait trois superbes
filles, quil gardait enfermes dans une mansarde de sa boutique, car toute une
bande de Mexicains, vaqueros ardents et amoureux, attirs des kilomtres la
ronde par la renomme des demoiselles, rdaient alentour comme des chiens. Il
passait la moiti de son temps sa boutique travailler dans langoisse, nu jus-
qu la ceinture ; lautre moiti, il lemployait courir dans tous les sens, un pis-
tolet la ceinture, pour loigner les amoureux.
A toute heure du jour ou de la nuit, des essaims de soldats fdraux dsarms
traversaient le fleuve et venaient se presser dans la boutique et dans la salle de
billard. Parmi eux circulaient des personnages sinistres, nigmatiques, qui se don-
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 27
naient des airs importants ; ctaient des agents secrets, tant des rebelles que des
fdraux. Tout autour, dans la pierraille, campaient des centaines de rfugis mi-
srables. La nuit, on ne pouvait pas faire un pas sans tomber sur un complot ou
sur un contre-complot. Des gardes texans et des soldats des tats-Unis rdaient
l-dedans, mais aussi des agents dentreprises nord-amricaines, qui essayaient de
faire passer des consignes secrtes leurs reprsentants lintrieur du Mexique.
la poste, un certain Mackenzie, trs en colre, trpignait. Il avait des lettres
importantes envoyer aux mines de lASARCO (American Smelting and Refining
Co de Santa Eulalia). Indign, il hurlait :
Le vieux Mercado prtend ouvrir et lire toutes les lettres qui passent tra-
vers ses lignes !
Mais, lui fis-je remarquer : comme cela elles passeront ; nest-ce pas le
principal ?
Ah oui ? Est-ce que vous croyez que lASARCO peut admettre que ses
lettres soient ouvertes et lues par un sale pouilleux ? Empcher une compagnie
amricaine denvoyer une lettre confidentielle ses employs, cest un outrage
inqualifiable !
Et il conclut avec simplicit :
Sil ce nest pas un motif dintervention, alors quest-ce quil faut ?
Il y avait l toutes sortes dagents dentreprises darmes et de munitions, de
revendeurs et de contrebandiers ; parmi eux, un petit bonhomme, photographe de
son mtier, qui faisait des agrandissements de portraits cinq pesos pice. Il cir-
culait, fbrile, parmi les Mexicains, et rcoltait des milliers de commandes, sans
demander aucun engagement, le rglement devant seffectuer la rception des
agrandissements qui de toute vidence narriveraient jamais. Ctait sa pre-
mire exprience avec les Mexicains et il tait absolument enchant de la quantit
des commandes quil prenait. Un Mexicain peut de la mme manire commander
un portrait, un piano ou une auto, du moment quil na pas payer ; cela lui donne
des ides de prosprit.
Le petit vendeur dagrandissements me donna son avis sur la rvolution mexi-
caine. Pour lui, le gnral Huerta devait tre un homme du meilleur monde, car il
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 28
savait de source sre quil tait un parent lointain par sa mre de la distingue
famille Carey, de Virginie
Deux fois par jour, sur la rive nord-amricaine, patrouillaient des groupes
cheval, fort attentifs marcher la mme hauteur que les troupes de cavalerie qui,
de lautre ct, gardaient la berge mexicaine. Les deux parties se surveillaient
troitement par-dessus la frontire. De temps en temps, un Mexicain, incapable de
matriser ses nerfs, lchait une balle dans la direction des Nord-Amricains ; aus-
sitt les deux groupes tiraillaient, labri des broussailles. Un peu au-del de Pre-
sidio taient cantonns deux escadrons du 9e rgiment de cavalerie noire. Un
Mexicain, accroupi de lautre ct du fleuve, sadressait ironiquement en anglais
lun de ces soldats noirs qui faisaient boire son cheval sur la berge.
Dis donc le ngre, quand est-ce que vous allez la passer la ligne, maudits
gringos ?
Mes c ! rpondit le noir. Nous navons pas du tout lintention de la fran-
chir. Nous allons seulement la repousser jusqu la grande mare.
Parfois un riche rfugi, avec une bonne quantit dor cousue sous la couver-
ture de son cheval, parvenait franchir la rivire sans que les fdraux le dcou-
vrent. Presidio, six grandes automobiles trs rapides attendaient spcialement
ce genre de victimes. On lui demandait cent dollars en or pour le conduire jus-
quau chemin de fer ; on pouvait tenir pour certain quen chemin, dans quelque
coin solitaire et dsertique au sud de Marfa, il serait dpouill de tout ce quil
avait sur lui par une bande dindividus masqus.
De telles occasions amenrent au bourg, comme un ouragan, le shrif du com-
t mont sur un cheval gris, tout droit sorti dun western de la meilleure tradition.
Il avait lu tous els romans sur la question et savait comment doit se tenir un au-
thentique shrif de lOuest : deux pistolets sur les hanches, le sabre mexicain sous
le bras, lnorme couteau enfonc dans la botte gauche, et un fusil en travers de la
selle. Sa conversation tait maille des plus horribles blasphmes, mais il navait
jamais arrt un seul criminel. Une fois achev son travail diurne, qui consistait
essentiellement faire respecter la loi sur le port des armes et le jeu de poker dans
le comt de Presidio, on pouvait tre certain de le rencontrer dans larrire-
boutique de Kleinmann, occup bien tranquillement taper la carte.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 29
La guerre et les rumeurs de guerre maintenaient dans Presidio une tension fi-
vreuse. Nous savions tous que, tt ou tard, larme constitutionnaliste arriverait de
Chihuahua et attaquerait Ojinaga. Dailleurs, dans cette ventualit, les gnraux
sraient runis pour fixer les conditions de la retraite de larme fdrale
dOjinaga avec le major commandant les troupes frontalires nord-amricaines,
manifestant leur dsir de rsister lattaque rebelle un temps raisonnable par
exemple deux heures et de solliciter ensuite lautorisation de traverser la ri-
vire
Nous savions qu quinze kilomtres au sud, au Paso de la Mula, cinq cents
volontaires rebelles gardaient le seul chemin qui mne dOjinaga au-del des
montagnes. Un jour, un courrier russit tromper les lignes fdrales et passer
la rivire porteur dimportantes nouvelles : la musique des fdraux tait alle
parcourir les environs en donnant des concerts, les constitutionnalistes lavaient
capture et lavaient oblige jouer deux heures durant sur une place publique
sous la menace de leurs fusils. Le narrateur ajouta que lon avait russi de cette
manire attnuer un peu la duret de la vie dans le dsert. Nous ne pmes jamais
claircir les raisons pour lesquelles lorphon avait t envoy donner des con-
certs, tout seul, en plein dsert, quinze kilomtres dOjinaga.
Les fdraux restrent encore un mois Ojinaga, et Presidio prospra en con-
squence. Puis un beau matin, Villa surgit brusquement du dsert la tte de ses
troupes. Les fdraux rsistrent un temps raisonnable exactement deux
heures ou, pour tre plus prcis, jusqu ce que Villa, au galop lanc au mme
train quune batterie de canons, poursuive ses ennemis jusqu'au fleuve et le leur
fasse traverser dans une fuite perdue. Les soldats nord-amricains les rassembl-
rent dans un immense corral, pour les envoyer dans un camp de prisonniers enclos
de fil de fer, Fort Bliss, dans le Texas.
Cette fois, pour le coup, jtais bien entr au Mexique : je galopais dans le d-
sert, aux cts dune centaine de soldats constitutionnalistes en haillons qui ga-
gnaient le front.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 30
Le Mexique insurg (1914) [1975]
I
LA GUERRE
DANS LE DSERT
1. Le pays dUrbina
Retour la table des matires
Un contrebandier venant de Parral est arriv au village, menant une mule
charge de macuche le macuche se fume quand on ne peut pas trouver de tabac
, et jai profit de son sillage pour me mler la population et aller aux nou-
velles.
Cela se passait Magistral, un village de montagne de la rgion de Durango,
trois jours de marche du chemin de fer. Un homme a achet un peu de macuche ;
jai achet le reste et nous avons envoy un garon chercher des feuilles de mas.
Nous avons allum tous les trois les cigarettes ainsi confectionnes, et nous nous
sommes accroupis autour du contrebandier ; le village ntait au courant de la
rvolution que depuis quelques semaines. Les nouvelles les plus alarmantes circu-
laient : les fdraux avaient rompu lencerclement de Torreon et ils venaient dans
notre direction, brlant les fermes et assassinant les habitants pacifiques ; les
troupes nord-amricaines avaient pass le rio Grande ; Huerta avait dmissionn ;
Huerta tait all en personne dans le Nord se rendre compte de ltat des troupes
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 31
fdrales ; Pascual Orozco tait port Ojinaga ; et Pascual Orozco arrivait du sud
avec dix mille colorados. Le narrateur maillait abondamment ses nouvelles de
gestes dramatiques, marchant, gesticulant, faisant danser sur sa tte son vaste
sombrero galonn ; se drapant dans sa grande couverture bleue dteinte, il tirait
des coups de fusil imaginaires, donnait des coups de sabre, tandis que son audi-
toire murmurait ; plus intressante tait que le gnral Urbina tait parti pour le
front deux jours auparavant.
Un arabe renfrogn du nom dAntonio Swayfeta, qui se rendait Parral dans
un cabriolet deux roues, ma permis daller avec lui jusqu Las Nieves, rsi-
dence du gnral. Vers le milieu du jour, nous avons atteint le sommet de la mon-
tagne et nous nous sommes dirigs vers les hautes terres de la grande plaine du
nord du Durango ; nous descendions, doucement bercs au milieu des vagues de
la savane jaune qui stendait perte de vue, si loin que les troupeaux dans les
pturages se changeaient en points minuscules, jusqu disparatre finalement sur
le fond pourpre des falaises de la montagne qui semblait si proche quon croyait
pouvoir latteindre dun jet de pierre.
La rserve de larabe sest vanouie et il ma dvers lhistoire de sa vie ; je
nai pas compris grand-chose son discours, mais jen ai suivi le fil gnral, qui
se situait surtout sur le plan commercial. Il avait t une fois El Paso et la consi-
drait comme la ville la plus belle du monde. Mais le Mexique tait meilleur pour
le commerce : les juifs y sont peu nombreux parce quils ne peuvent se mesurer
aux arabes.
De toute la journe, le seul tre humain que nous avons rencontr fut un vieil
homme couvert de haillons, mont sur un ne, envelopp dans un sarape * car-
reaux noirs et rouges, sans pantalon, mais treignant quelque chose qui avait d
tre un fusil. Il cracha devant lui, et nous expliqua quil avait t soldat, quaprs
trois ans de rflexion il avait dcid de rejoindre la rvolution et de combattre
pour la libert, mais qu sa premire bataille, il avait entendu le bruit du canon
le premier de sa vie et quil stait mis immdiatement en devoir de rentrer
chez lui, El Oro, o il se proposait de se terrer dans une mine dor et dy rester
jusqu ce que la guerre soit bien termine
* Couverture mexicaine servant de manteau.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 32
Antonio et moi nous sommes rests silencieux. De temps autre, il sadressait
sa mule dans un impeccable castillan. Il me laissait entendre ainsi que sa mule
avait un puro corazn, un cur pur . Le soleil sest accroch un instant la
crte rouge des montagnes de porphyre, masquant limmensit turquoise du ciel
couvert de nuages en lambeaux. Puis toutes les ondulations du dsert se sont
mises resplendir.
Tout dun coup sont apparues devant nous les solides fortifications dune
grande proprit lune des rares que lon rencontre dans cette vaste rgion :
une importante enceinte de murs blancs flanqus de tourelles, avec une porte de
fer couverte de clous dcors. Elle se dressait sur une petite colline, majestueuse
et menaante, comme un chteau-fort ; elle tait entoure de cltures circulaires
dadobe, et au-dessous, dans le lit du ruisseau dessch que nous avions suivi, la
rivire souterraine revenait la surface, formant une mare qui allait nouveau se
perdre dans le sable. De minces lignes de fume montaient de lintrieur, toutes
droites, pour svanouir dans les derniers rayons du soleil. Entre la rivire et la
porte allaient et venaient des silhouettes fminines, petites et noires, tandis que
deux cavaliers rentraient des troupeaux dans les corrals. Ctait lheure o les
montagnes de louest se teintaient dun bleu de velours ; le ciel ple se couvrait
dun dais rose et moir. Lorsque nous sommes arrivs la grande porte de la
ferme, le ciel semplissait dune vritable pluie dtoiles.
Antonio a demand don Jesus. Senqurir de don Jesus dans une ferme est
toujours le meilleur moyen darriver ses fins, car cest invariablement le nom de
ladministrateur. Celui-ci a fini par apparatre ; ctait un homme dune stature
magnifique, qui portait un pantalon collant, une chemise de soie rouge, un som-
brero gris garni dornements dargent ; il nous a invits entrer. Le long des
murs, aux portes, pendaient des tranches de viande sche, des chapelets de pi-
ments et des vtements sortant de la lessive. Trois jeunes filles traversaient la pe-
tite place la file, balanant des pots deau sur leur tte, criant entre elles de la
voix pre des femmes mexicaines. Dans une maison, une femme accroupie don-
nait le sein son fils ; dans la suivante, une autre tait agenouille pour
linterminable besogne qui consiste moudre le mas dans un mortier de pierre.
Envelopps dans leurs sarapes dcolors, les hommes taient accroupis autour
de petits feux, et ils fumaient des cigarettes de mas en regardant travailler les
femmes. Tous se sont levs et nous ont entours pendant que nous dessellions, en
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 33
nous disant buenas noches dune voix aimable ; curieux, sans timidit, ils nous
posaient des questions : do venions-nous ? o allions-nous ? Quelles nouvelles
apportions-nous ? Les madristes avaient-ils dj attaqu Ojinaga ? Etait-ce vrai
quOrozco allait venir tuer les pacifiques ? Est-ce que nous connaissions Panfilo
Silveyra ? Ctait un sergent, un des hommes dUrbina. Il tait de cette maison, le
cousin de cet homme. Ah, cette guerre tait trop dure !
Antonio est all marchander un peu de mas pour la mule en suppliant : Un
tout petit peu, rien quun peu de mas Certainement don Jesus ne le lui ferait
pas payer, une mule mange si peu !
Je suis entr dans la maison ngocier un repas. La femme a tendu les mains :
Nous sommes tellement pauvres maintenant. Un peu deau, quelques
haricots, quelques tortillas. Cest tout ce que nous mangeons dans cette maison
Du lait ? Nous nen avons pas. Des ufs ? Nous nen avons pas. De la viande ?
Nous nen avons pas. Du caf ? Si peu, Dieu me protge !
Jai hasard : On pourrait peut-tre en acheter dans une autre maison avec
cet argent ?
Quien sabe ? ma-t-elle rpondu, de mauvaise grce.
ce moment est arriv son mari et il lui a reproch son manque dhospitalit.
Ma maison est vos ordres ! ma-t-il dit avec emphase, et l-il ma demand
une cigarette.
Il sest install son aise tandis quelle apportait les siges familiaux et nous
invitait nous asseoir. Le logement avait de bonnes proportions, le sol tait en
terre battue et le toit tait fait de fortes poutres ; sur tous les cts, de ladobe. Le
mur et le toit taient blanchis, et, premire vue, dune extrme propret. Dans un
coin, un grand lit mtallique ; dans un autre, une machine coudre Singer, comme
jen ai vu dans toutes les maisons mexicaines o je suis entr. Il y avait aussi une
petite table, sur laquelle se trouvait une carte postale reprsentant la Vierge de
Guadalupe, et une bougie brlait devant. En haut du mur pendait une illustration
fort indcente, dcoupe dans les pages du Rire, colle dans un cadre aux bords
argents : de toute vidence, elle tait lobjet dune extrme vnration !
L-dessus sont arrivs divers oncles, cousins et compadres, qui
smerveillaient chaque fois que nous sortions une cigarette. Sur un ordre de son
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 34
mari, la femme a pris un tison entre ses doigts ; nous avons fum. Il se faisait tard.
Une petite dispute a clat pour savoir qui irait acheter les vivres pour notre dner.
Ce fut finalement la femme. Trs vite, nous sommes alls nous asseoir, Antonio et
moi, dans la cuisine, tandis quelle se multipliait sur la plateforme dadobe instal-
le dans un coin comme un autel, o elle cuisinait directement sur le feu. La fu-
me lenveloppait tout entire et schappait par la porte. De temps en temps en-
traient les poules ou un cochon, ou bien une brebis attire par la pte des tortillas,
jusqu ce que lon entende la voix furieuse du matre de maison le reprocher sa
femme qui ne pouvait faire cinq ou six choses la fois. Elle se levait pniblement
et loignait lanimal avec une braise ardente.
Pendant le repas, compos de viande, de salade avec du piment fort, dufs
frits, de tortillas, de haricots et de caf noir trs fort, toute la population masculine
du village vint nous tenir compagnie lintrieur et au-dehors de la pice. Cer-
tains semblaient pleins de rancune envers lEglise.
Ces curs sans vergogne, qui viennent encore toucher leur dme (un
dixime de la rcolte) quand tout le monde est si pauvre !
Et nous qui payons une peseta au gouvernement pour cette guerre mau-
dite !
Fermez-la ! cria la femme ; cest pour Dieu. Il faut que Dieu mange, tout
comme nous
Son mari sourit dun air suprieur. Il avait t une fois Jimenez et se consi-
drait comme un homme au courant. Il remarqua finalement :
Dieu ne mange pas ! Les curs sengraissent sur notre dos !
Je demandai pourquoi on leur donnait.
Cest la loi ! me rpondit-on de divers cts.
Et aucun dentre eux naurait voulu croire que cette loi avait t raye du code
mexicain en 1857 !
Je les ai interrogs sur le gnral Urbina :
Cest un homme bon, un vrai homme de cur ! et un autre a ajout :
Il est trs courageux. Les balles rebondissent sur lui comme la pluie sur un
sombrero !
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 35
Il est bueno para los negocios del campo. (Ce qui revenait peu prs dire
quil tait un bandit des grands chemins avis)
Cest le cousin du premier mari de la sur de ma femme. Quelquun a
conclu avec orgueil :
Il ny a pas beaucoup dannes, ctait encore un peon semblable nous ;
aujourdhui, cest un gnral, et un homme riche.
Mais je noublierai pas de sitt le corps famlique de ce vieillard aux pieds
nus, au visage de saint qui parlait si posment :
La rvolution est bonne : lorsquelle finira nous naurons plus jamais faim,
plus jamais. Dieu soit lou ! Mais elle est bien longue, et nous navons rien
manger, rien nous mettre sur le dos. Le matre a abandonn le domaine ; nous
navons pas doutils, pas danimaux pour travailler et les soldats prennent tout
notre mas et toutes nos btes
Pourquoi les paysans restent-ils des pacifiques ?
Il a hauss les paules :
Les autres nont pas besoin de nous. Ils nont pas de fusils, ni de chevaux
pour nous, ils sont vainqueurs. Et si nous ne sommes plus l pour semer, qui les
travaillera ? Non seor ! Mais si la rvolution se met perdre, alors l, il ny aura
plus de pacifiques. Nous nous y mettrons avec nos couteaux et nos fouets. La r-
volution ne peut pas perdre.
Tandis quAntonio et moi nous nous enveloppions dans nos couvertures
mme le sol du grenier, ils se sont mis chanter. Lun des jeunes gens, tout
joyeux, tait all emprunter une guitare, et ils ont chant deux voix, se renfor-
ant mutuellement, avec cette harmonie particulire, haute et plaintive : quelque
chose qui parlait dune triste histoire damour.
Le ranch tait lune des nombreuses dpendances du domaine de Canotillo ; il
nous a fallu toute la journe suivante pour en traverser les terres. Le propritaire
de ce domaine, un riche Espagnol, avait fui le pays voici deux ans.
Qui est le matre maintenant ?
Le gnral Urbina ! ma dit Antonio.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 36
Ctait la stricte vrit, et jai pu la vrifier rapidement. Les grands domaines
du nord de Durango, dune superficie suprieure celle de ltat de New-Jersey,
avaient t confisqus au profit du gouvernement constitutionnaliste par le gn-
ral, qui les administrait par lintermdiaire de ses agents personnels.
Nous avons roul toute la journe dans notre cabriolet, nous arrtant seule-
ment le temps de manger quelques tortillas. La nuit tombait lorsque nous avons
aperu au loin, bien des kilomtres encore du pied des montagnes, les murs
dadobe bruns qui entourant Canotillo, quelques maisons groupes, avec la vieille
tour rose de lglise au milieu des peupliers. Devant nous stendait le village de
Las Nieves, dont les toits pars sont de lexacte couleur de la terre dont ils sont
faits, comme un trange prolongement du dsert. Une rivire aux eaux rapides,
sans trace de verdure sur ses rives, tranchait sur la plaine calcine par le soleil, et
lentourait dun demi-cercle. Au moment o nous la traversions, barbotant au mi-
lieu des femmes agenouilles qui lavaient leur linge, le soleil a disparu sans tran-
sition derrire les montagnes de louest. Immdiatement la nuit fut inonde dune
pluie e lumire jaune, paisse comme de leau, tandis quun brouillard rose et or
montait du sol entourant les troupeaux paisibles.
Je savais que le prix dun voyage tel que celui que je venais daccomplir dans
le cabriolet dAntonio valait au moins dix pesos et cela sans tenir compte quil
sagissait dun arabe, toujours pre au gain. Mais lorsque jai offert de le payer, il
ma pris dans ses bras et a commenc pleurer Dieu te bnisse, excellent
arabe ! tu avais bien raison : le commerce est bien meilleur au Mexique !
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 37
Le Mexique insurg (1914) [1975]
I
LA GUERRE
DANS LE DSERT
2. Le lion de Durango chez lui
Retour la table des matires
la porte de la maison du gnral Urbina, un vieux peon, quatre ranges de
cartouchires enroules autour de lui, se livrait la gniale besogne de remplir de
poudre des douilles rouilles. Du pouce, il mindiqua ngligemment la cour. La
maison du gnral, les tables, les granges se trouvaient rparties sur les quatre
cts dun espace grand comme tout un quartier de ville. Cela grouillait de porcs,
de poules et denfants demi nus. Deux cabris et trois magnifiques paons royaux,
juchs sur le toit, contemplaient tristement le sol. Une procession de poules entrait
et sortait de la salle principale, qui retentissait des accords phonographiques de La
Princesse du dollar. Une vieille sortit de la porte voisine et vida un baquet
dordures sur le sol. Les cochons se prcipitrent. Assise dans un renfoncement du
mur la petite fille du gnral mchouillait une cartouche. Un certain nombre
dhommes taient debout ou couchs autour du puits situ au centre de la cour.
Au milieu de ceux-ci, assis dans un fauteuil dosier aux bras casss, se tenait le
gnral lui-mme, en train de donner des tortillas un cerf apprivois et une
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 38
brebis noire. Accroupi devant lui, un peon dversait dun sac de toile des cen-
taines de cartouches de Mauser.
Le gnral ne rpondit rien mes explications. Il me tendit faiblement la main
et la retira aussitt, mais il ne se leva pas. Ctait un homme robuste, de taille
moyenne, la peau sombre de la couleur de lacajou, la barbe noire en bataille
montant jusquaux pommettes sans recouvrir compltement la bouche mince et
fendue, inexpressive, les larges narines, les yeux rtrcis, brillants dune joie ani-
male. Durant cinq minutes, il les laissa fixs sur les miens. Je lui prsentai mes
papiers pour quil midentifie.
Je ne sais pas lire, me dit-il rapidement. Il fit signe son secrtaire.
Alors comme a, vous voulez aller avec moi sur le champ de bataille ? Son
espagnol tait des plus rudes. Muchas balas ! a tire beaucoup ! Je ne rpondis
pas.
Muy bien ! Mais je ne sais pas quand jirai. Peut-tre dans cinq jours. Pour
linstant, mangez !
Merci, mon gnral, jai dj mang.
Mais calmement il rpta : Allez manger ! Andale ! Allez !
Un petit homme sale que tout le monde appelait Docteur me conduisit au r-
fectoire. Ayant t pharmacien Parral, il tait maintenant major. Il me dit que
nous dormirions cette nuit ensemble. Mais nous ntions pas arrivs au rfectoire
que lon entendit crier : Docteur ! Ctait un bless qui arrivait, un paysan te-
nant son sombrero la main, la tte ceinte dun mouchoir couvert de sang. Le
petit docteur voulut prouver son savoir-faire. Il envoya un enfant chercher des
ciseaux de couture, et un autre prendre un seau deau au puits. Il ramassa un clat
de bois quil effila avec un couteau. Il assit le bless sur une caisse, et lui enleva
son bandeau qui laissa apparatre une blessure de deux pouces de long, couverte
dune crote sche et sale. Il coupa dabord les cheveux tout autour de la plaie, y
promenant les pointes de ses ciseaux sans la moindre attention. Le patient respi-
rait fortement, mais sans faire un geste. Brusquement, le docteur arracha la crote
de sang coagul, tout en sifflotant : Eh oui, cest une vie intressante, la vie de
docteur ! Il pongea consciencieusement le sang qui coulait de la blessure rou-
verte ; le paysan restait aussi immobile quune statue de perr. Et cest une vie
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 39
pleine de noblesse, que de soulager les souffrances dautrui. Il prit brusquement
lclat de bois effil et lenfona au plus profond en le promenant lentement dun
bout lautre de la plaie ! Bah ! lanimal sest vanoui. Soutenez-le, pendant
que je lave la blessure ! Et tout en parlant, il souleva le seau deau et en versa le
contenu sur la tte du patient ; leau et le sang mlangs se rpandirent sur ses
vtements.
Ces peones ignorants nont aucun courage, dit le docteur en recouvrant la
plaie avec le bandage dorigine. Cest lintelligence qui forge lme, nest-ce pas ?
Lorsque le peon revint lui, il lui demanda :
Tu es soldat ? Lhomme eut un sourire doux et implorant.
Nos monsieur, je suis seulement un pacifique, je vis Canotillo, o ma
maison est vos ordres
Un peu plus tard suffisamment plus tard nous nous retrouvmes tous
table. Il y avait l le lieutenant-colonel Pablo Seaez, un jeune homme sympa-
thique et franc de vingt-six ans, qui avait reu cinq balles dans le corps en trois
ans de combat. Il maillait la conversation des jurons militaires de rigueur, et sa
prononciation un peu confuse se ressentait dune balle au maxillaire et dun coup
dpe qui lui avait pratiquement coup la langue en deux. On disait de lui quil
tait une bte froce pendant le combat et un assassin aprs. A la premire ren-
contre de Torreon, Pablo et deux autres officiers, le major Fierro et le capitaine
Borrega, avaient excut personnellement quatre-vingts prisonniers. Ils navaient
arrt la tuerie qu bout de fatigue, lorsquils navaient plus eu la force dappuyer
sur la dtente de leurs armes.
Dis-donc ! me demanda Pablo : o est le meilleur institut pour tudier
lhypnotisme aux tats-Unis ? Ds que cette maudite guerre sera termine, je
veux suivre des tudes dhypnotisme !
Du coup, il commena des passes sur le lieutenant Borrego, surnomm dans la
division le lion des Sierras pour ses invraisemblables rodomontades. Celui-ci
sortit violemment son revolver en hurlant au milieu des clats de rire : Je ne
veux rien avoir faire avec le diable !
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 40
Il y avait galement l le capitaine Fernando, un gant cheveux blancs, en
pantalons collants, qui avait combattu dans vingt et une batailles et que mon espa-
gnol fragmentaire enchantait : chaque phrase que je prononai le faisait rire avec
une telle violence que les tuiles du toit en tremblaient. Il ntait jamais sorti de
Durango et il jurait quune mer immense sparait le Mexique des tats-Unis, le
reste du monde tant dailleurs entirement recouvert deau. A ct de lui tait
assis Longino Guereca; : la range de dents pointues que dcouvrait son sourire
contrastait avec son visage trs calme ; sa rputation de bravoure tait unique dans
toute larme. Il avait peine vingt ans et il tait dj premier capitaine. Il me dit
que la nuit prcdente ses soldats avaient tent de le tuer Plus loin se tenait Pa-
tricio, le meilleur dresseur de chevaux sauvages du pays ; Fidencio, prs de lui,
tait un indien de pure race, haut de plus de deux mtres, qui se battait toujours
pied. Et enfin, Raphael Zalarzo, un petit bossu quUrbina entretenait dans sa suite
pour sen divertir, comme let fait un duc italien du moyen ge.
Quand nous emes liquid nos beignets, la dernire galette de mas enflam-
me de piment, et nettoy nos derniers haricots avec une tortilla fourchettes et
cuillers tant inconnues , chaque assistant prit une large gorge deau, se garga-
risa et la recracha par terre.
Au portail du patio, nous vmes se dessiner la silhouette du gnral qui sortait
de sa chambre lgrement chancelant, son revolver la main. Il se tint un instant
dans la lumire, puis rentra rapidement en claquant la porte derrire lui.
Jtais dj couch, quand le docteur entra dans la pice. Sur lautre lit, repo-
sait le lion des Sierras , auprs de sa dernire conqute amoureuse, ronflant
puissamment.
Jai eu, mexpliqua le docteur, une petite difficult. Depuis deux mois, les
rhumatismes empchent le gnral de marcher. Ses douleurs sont quelquefois si
fortes quil ne les attnue quen buvant de laguardiente Cette nuit, il a essay
de tuer sa mre Il aime passionnment sa mre
Le docteur se contempla dans le miroir et lissa sa moustache.
Cette rvolution, cest la lutte du pauvre contre le riche, rappelez-vous bien
a.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 41
Il resta un moment songeur et commena se dshabiller. Il contempla sa
chemise qui tait fort sale et, souriant orgueilleusement, il me fit lhonneur de me
sortir la seule phrase quil connaissait en anglais : I have much lices, jai beau-
coup de poux
Au petit jour, je sortis et gagnai Las Nieves. Tout le village appartenait au g-
nral Urbina, les habitants, les maisons, les btes et les mes immortelles A Las
Nieves lui, et lui seul, dtenait le droit de haute et basse justice.
Lunique boutique du village se trouvait dans sa maison ; jachetai quelques
cigarettes au lion des Sierras , qui justement y tait de garde et faisait office de
buraliste. Le gnral tait dans la cour, en conversation avec sa bien-aime, une
femme fort belle aux apparences aristocratiques dont la voix rappelait le bruit
dune scie. Lorsque il maperut il vint vers moi, me serra la main et me dit quil
souhaitait que je prenne de lui quelques photographies. Je lui rpondis que ctait
l lunique ambition de ma vie et en profitai pour lui demander sil pensait bientt
partir pour le front.
Je pense dans une dizaine de jours. Je commence men occuper.
Mon gnral, lui rpondis-je, japprcie votre hospitalit. Mais mon travail
exige que je puisse assister loffensive sur Torreon. Si vous le permettez,
jaimerais aller Chihuahua et rejoindre le gnral Villa qui va bientt partir pour
le Sud.
Le visage dUrbina ne bougea pas ; puis il se mit vocifrer :
Quest-ce qui ne vous plat pas ici ? Vous tes comme chez vous ! Vous
voulez des cigares ? Vous voulez de laguardiente, du sotol, du cognac ? Vous
voulez une femme pour vous tenir chaud la nuit ? Je peux vous donner tout ce
dont vous avez envie ! Vous voulez un pistolet ? un cheval ? de largent ?
Il sortit une poigne de pesos dargent de sa poche et la lana mes pieds.
Je rpondis quen aucun autre endroit du Mexique je ne mtais trouv aussi
heureux que dans cette maison. Mais javais pens que je pourrais continuer
plus avant
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 42
Lheure qui suivit fut consacre prendre des photos : le gnral Urbina
pied, cheval, avec son pe et sans elle, le gnral Urbina avec sa famille et sans
elle ; les trois enfants du gnral Urbina cheval, pied ; la nice du gnral Ur-
bina et sa concubine ; toute la famille, arme dpes et de pistolets ; et aussi le
photographe sorti pour cette occasion et lun des enfants portant une pan-
carte sur laquelle tait crit, lencre : Gnral Tomas Urbina R.
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Le Mexique insurg (1914) [1975]
I
LA GUERRE
DANS LE DSERT
3. Le gnral part pour la guerre
Retour la table des matires
Nous avions fini de djeuner et jallais me rsigner rester dix jours de plus
Las Nieves, lorsque le gnral changea brusquement davis et sortit de chez lui en
rugissant des ordres. En cinq minutes, tout tait en bullition dans la maison bou-
leverse ; les officiers se htaient de rouler leur sarapes, valets et soldats sellaient
les chevaux, des peones couraient de tous cts portant des brasses de fusils.
Patricio amena cinq mules devant la grande voiture, fidle copie de la diligence de
Deadwood. Un courrier a cheval partir au galop runir la troupe, cantonne Ca-
notillo. Rafaelito porta dans la voiture les bagages du gnral lesquels consis-
taient en une machine crire, quatre pes (dont lune portait lemblme des
Chevaliers de La Pithie *, trois uniformes, un fer marquer les btes et une dame-
jeanne de plus de cinquante litres de sotol.
* Un ordre maonnique.
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 44
La troupe arriva immdiatement : chelonne sur plusieurs kilomtres, elle
soulevait une paisse colonne de poussire. En tte marchait une petite silhouette
trapue qui brandissait le drapeau mexicain, en le laissant flotter au-dessus de sa
tte coiffe dun vieux sombrero ramolli, charg dau moins deux kilomtres et
demi de galons qui avaient t dors et qui avaient probablement fait lorgueil, en
dautres temps, de quelque riche propritaire. Le suivaient de trs prs Manuel
Paredes, dont les bottes montaient jusqu la ceinture orne de boucles dargent
larges comme une pice dun peso, et qui aiguillonnait son cheval du plat de son
sabre ; Isidro Amayo, son sombrero rabattu sur les yeux, qui faisait admirer son
cheval en lexcitant en tous sens ; Jos Valiente, qui faisait tinter ses perons
dargent incrusts de turquoises ; Jesus Mancilla, une chane de laiton scintillante
autour du cou ; Julian Reyes, qui avait plant sur son sombrero les effigies en
couleur du Christ et de la Vierge ; un groupe confus de six montures prcdant
Antonio Guzman qui tentait de les attraper en agitant les spirales de son lasso au
milieu de la poussire qui montait du sol. Ctait une course folle ; ils criaient
tous, brandissaient leurs pistolets, sloignaient de quelques centaines de mtres,
puis aussitt freinaient cruellement leurs chevaux dont la bouche saignait sous
larrt brutal.
Telle tait la troupe lorsque je la vis pour la premire fois : une centaine de
soldats environ, couverts de haillons pittoresques ; certains portaient des vte-
ments douvriers en cotonnade, dautres les gilets surchargs des peones ; un ou
deux exhibaient des pantalons collants de vaqueros ; quelques-uns seulement
avaient des chaussures, la plupart dentre eux avaient des sandales et le reste allait
pieds nus. Sabas Gutierrez arborait une vielle redingote quil avait fendue par-
derrire pour monter aisment. Les fusils pendaient des montures, ils portaient
cinq ou six bandes de cartouches entrecroises sur la poitrine, de hauts sombreros
aux ailes flottantes, dimmenses perons qui cliquetaient au rythme de leurs che-
vaux, des sarapes aux couleurs vivantes attachs derrire leur selle : ctait l tout
leur bagage.
Le gnral tait rest lintrieur avec sa mre. Devant la porte sa concubine
sanglotait, entoure de ses trois enfants. Nous attendmes ainsi une heure ; puis
Urbina sortit brusquement, jeta peine un regard sur sa famille, sauta sur un
grand cheval de combat pommel et se prcipita dans la rue en lperonnant avec
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fureur. Juan Sanchez sonna le dpart sur son clairon fl et, gnral en tte, la
troupe prit le chemin de Canotillo.
Pendant ce temps, Patricio et moi nous avions charg sur la voiture trois
caisses de dynamite et une caisse dobus. Je montai et massis ct de Patricio ;
les peones lchrent les mules et le long fouet leur caressa les ctes. Nous sor-
tmes au galop du village pour prendre la rive escarpe du fleuve trente kilo-
mtres lheure. La troupe gagna lautre rive pour suivre un chemin plus direct.
Nous passmes Canotillo sans nous arrter.
Arre ! Hue les mules ! Putes ! fille de la ! hurlait Patricio en faisant sif-
fler son fouet. Le chemin royal , El Camino Real, tait un simple sentier tra-
vers un terrain cahoteux ; chaque fois que nous passions un ruisseau, la dynamite
brinquebalait avec un fracas rendre fou Tout coup, une corde se rompit et
lune des caisses tomba et rebondit dans les rochers. Mais il ne se passa rien : la
matine tait frache ; nous la ramassmes et nous larrimmes nouveau. Tous
les cinquante mtres, le bord du chemin tait sem de petits monticules de pierres
surmonts dune croix : une croix, un assassinat.
De temps en temps, aux carrefours, apparaissait une croix peinte en blanc :
elle avait t plante l pour protger un petit ranch de la visite du diable. Les
buissons noirs et clairsems arrivaient mi-hauteur de nos mules et griffaient au
passage les cts de la voiture ; sentinelles du dsert, les yuccas et les grands cac-
tus verticaux nous surveillaient, tandis que les grands oiseaux de proie mexicains
volaient en cercle au-dessus de nous, comme sils avaient devin que nous allions
la guerre.
La nuit tombait dj quand nous dcouvrmes notre gauche, filant comme la
grande muraille de Chine sur vingt kilomtres de dsert et de montagne, les murs
qui dlimitaient les quatre cent mille hectares du domaine de Torreon de Caas, et
peu aprs nous pmes voir la proprit elle-mme. La troupe stait installe tout
autour de la maison des matres. On nous informa que le gnral Urbina tait
tomb brusquement malade et quil ne se lverait probablement pas de son lit
avant une semaine.
La maison des matres tait un magnifique palais avec un portique, expos de
tous cts au soleil du dsert. Ses portes ouvraient sur dix kilomtres de plaine
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John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 46
dont les jaunes ondulations couraient jusquaux interminables chaines de mon-
tagnes arides et chaotiques. Derrire la maison, les feux nocturnes sallumaient
dj dans es grandes tables et dans les curies, faisant monter dpaisses co-
lonnes de fume jaune.
En contrebas, les maisons des peones, plus dune centaine, formaient une
vaste place ouverte o jouaient, mls, chiens et enfants, tandis que les femmes
accroupies se livraient leur ternelle besogne de moudre le mas. Au loin, dans
le dsert, une petite troupe de vaqueros cheval rentrait lentement, et, moins
dun kilomtre, du ct de la rivire, on pouvait voir une chaine interminable de
femmes aux foulards noirs qui portaient de leau sur leur