Si vous logez chez les chauves-souris, dormez comme elles
Ma mère préparait des Mikatés1 quand elle me dit qu’Eboué allait
emménager à la maison.
« Il a réussi à avoir un titre de séjour, nous irons le chercher à Barbès
demain, chez Mama Kasi ».
Les crépitements de La friteuse s’intensifient quand la pâte à beignets
plonge dans l’huile chaude. De la vapeur brouille la petite cuisine où nous
demeurons, rendant l’aspect de nos corps semblable à des apparitions
occultes.
« Eboué a le même âge que toi maintenant, tu pourras lui faire visiter le
quartier et le présenter à tes amis ! »
Planification sans sursis. Mes vacances viennent d’être organisées sous mes
yeux, sans que je puisse donner mon avis. Ma mère rajuste son pagne :
« Bélise et Phany dormiront dans ta chambre en attendant qu’Eboué
trouve du boulot et un logement ».
En plus d’être désignée guide touristique, ma mère me charge, également,
de supporter mes deux sœurs jumelles âgées de 6 ans, véritables démons sur
pattes quand elles s’y mettent. L’endossement d’une lourde charge de
responsabilité à la veille des vacances et n’être prévenue qu’à la dernière
minute : voici l’inconvénient d’être la fille aînée de la famille.
« Il s’en va quand ? », demandais-je innocemment, avant de recevoir un
tipse sonore, habillé par les lèvres charnues de ma mère. L’écho du son me fait
comprendre que moins j’en dis mieux c’est.
« Il est même pas encore arrivé et tu veux déjà qu’il s’en aille ?! C’est dans
les traditions ma fille, il faut accueillir la famille en difficulté. Même si on ne les
a pas vus pendant 10 ans ! Dieu s’en rappellera. L’eau chaude n’oublie pas
qu’elle était froide ». Je me la fermais.
1 Mikaté: petit beignet (Congo).
L’existence d’Eboué m’était encore inconnue il y a quelques secondes, c’est
dû à l’étendue de ma famille éparpillée dans les quatre coins du monde.
Chaque année, j’ai droit à la découverte d’un membre supplémentaire dans
l’immense arbre généalogique de la famille, que l’on peut comparer à un
Moabi pour sa hauteur et à un baobab pour sa largeur. La seule différence avec
les autres, c’est qu’il va vivre sous notre toit.
Ma mère saupoudre les mikatés de sucre cristal. L’envie d’en ingurgiter une
dizaine pour équilibrer mon moral m’envahit ; mais la femme qui m’a mise au
monde, il y a 18 ans, se transforme soudainement en louve protectrice face à
ces beignets, et reste fixée à ses crocs, comme des manteaux à leurs patères,
prêts à m’abattre à la moindre tentative de dérobade.
« On les mangera demain à Barbès, va faire de la place dans ta chambre
pour tes sœurs, demain on se lève tôt ».
Le téléphone sonne au loin, dans le salon. Bélise, complètement absorbée
par sa série télé « les frères Scott » met un certain temps avant de décrocher :
« Mamma ! C’est tantine Eloïse à l’appareil ! »
Ma mère s’éclipse près du combiné, me laissant ainsi m’emparer, à ma guise,
de mon péché mignon, de ma madeleine de Proust africaine.
1.
Il y a cette tour de Babel en face de la mienne qui me brave avec insolence.
Le sort a voulu que mon lit se trouve juste en face de ce bloc massif. De notre
étage, la vue est aussi belle qu’au sommet de la tour Montparnasse, mais
contrairement aux immeubles haussmanniens qui peuvent paraître agréables
quand le soleil se couche, nos appartements ressemblent à des calendriers de
l’avent suspendus à la hâte où se reflètent, comme une mosaïque d’un
esthétisme sans précédant, la vie des misérables locataires.
Depuis un certain temps, je suis prise d'insomnie chronique. Mon cerveau
est en repos, mais ça ne l'empêche pas de méditer sur mes faiblesses intimes et
mon avenir psychotique.
Je me lève pour m’accouder au rebord de la fenêtre et j’observe à la
manière d’une poétesse le flux des êtres. Je leur attribue des prénoms, une
histoire subjective.
Dans un appartement, il y a une télé. Parfois en regardant la couleur de
l’écran, j’essaie de savoir quelle chaîne mes voisins d’en face regardent. En
général, les familles regardent souvent le même genre d’émissions. Le
dimanche soir, zone interdite sur M6 ou un vieux téléfilm sur Tf1. Le vendredi,
Koh-lanta ou une émission du même style. Ce soir, je peux voir en simultané
sur 12 écrans un épisode inédit des Experts Miami.
Mon voisin du dessous ne s’est pas encore remis de la mort de Mikael
Jackson. Toute la soirée, il passe son best of en boucle, en smooth criminalant
le voisinage.
Il y a des soirées qui se terminent sur la terrasse avec monsieur THC dans
une main. Parce qu’il y en a qui ont la chance d’avoir un balcon, pas comme
nous. Il y a ceux qui étendent leur linge sous le vent frais et d’autres qui
contemplent la mosaïque d’en face, dans ma direction, sans le moindre
coucou.
Quand je m’ennuie vraiment, il m’arrive de cracher par la fenêtre, juste pour
faire chier mon monde, pour vociférer.
J’entends des voix, comme Jeanne d’Arc, à partir de 23 h. Des gémissements
d’hommes qui pissent sous les tours qu’ils ne sont pas censés habiter. A cette
heure-ci, si tu plisses bien les yeux vers une case mosaïquée, tu peux même
voir des strings s’écarteler et des couples assouvir leurs appétences pleines de
vices.
Des voisins gueulent en frappant au plafond à l’aide de leurs balais ronds.
Leurs voix imaginaires hurlent :
« Mais bordel de merde on essaye de pioncer vous ne pouvez pas faire
moins de bruit !! » Boum en multiplications, les plafonds ne sont pas assez
épais ici.
Des zonards titubent au loin, avec des canettes de 8.6 à la main. Leurs
hurlements imaginaires proclament que c’est la merde dans ce bled. Mais leurs
plaintes sont recouvertes par les scooters conduits par des éclaireurs d’après-
guerre, qui veillent sur le quartier, comme une mère veille sur sa chair. Les soirs
où la lune est pleine, les vampires deviennent comme fous, rôdent sur le
bitume à pas de félin, ou sur deux roues, à la recherche de viande fraîche. C’est
pour cela qu’aucune Eve ne foule le jardin d’éden.
Toutes ces lumières tiennent mes pensées sous hypnose. Un torrent de
couleurs arc-en-ciel se déverse sur ma rétine à demi close : on se croirait dans
un immense dancing club à ciel ouvert.
Les électrons libres ne le sont pas vraiment, et vivent leur vie comme une
caricature audiovisuelle.
J’entends hurler mon prénom, mais non, c’est l’effet Jeanne d’Arc qui
resurgit. C’est l’heure de se coucher, mais la lune garde mon sommeil en éveil.