STRANGE FRUIT, « protest song » une chanson engagée sur le thème du racisme
Texte et musique de Lewis Allan (1937) Interprétation de Billie Holiday (1939)
1/ Contexte de l'oeuvre : Le lynchage : Les victimes de lynchages sont majoritairement des Noirs, condamnés sans procès pour des crimes allant du meurtre au viol, au simple fait pour ne pas s'être effacé pour laisser passer un Blanc sur le trottoir, ou pour avoir regardé une femme blanche. Ce terme vient du nom de Charles Lynch, un juge de paix qui avait instauré au XVIIIe siècle des procès sommaires menant à des exécutions expéditives. Après l'abolition de l'esclavage par Lincoln en 1862, le racisme est encore une réalité. Des comités de vigilance racistes ont donné naissance au groupe extrémiste le Ku Klux Klan Ainsi, dans les Etats du Sud, on assiste à des lynchages qui commenceront à disparaître seulement à partir de 1954 (mouvement civique qui fait cesser la ségrégation raciale dans les écoles publiques). En 1937, Abel Meeropol,( qui utilise le pseudonyme de Lewis Allan) enseignant américain, découvre la photographie de lynchage de deux noirs américains.
Thomas Shipp et Abram Smith sont deux Afro-‐Américains qui furent lynchés le 7 août 1930 à Marion dans l'Indiana. Ils avaient été arrêtés la nuit d'avant, accusés d'avoir volé et assassiné un ouvrier blanc et violé sa petite amie. Une grande foule, incluant des femmes et des enfants, pénétra par effraction dans la prison, à l'aide de masses, et roua de coups les deux jeunes hommes avant de les pendre à un arbre. Les officiers de police présents dans la foule participèrent au lynchage. (source Wikipédia)
Dans les milieux racistes, les corps meurtris de ces jeunes Noirs étaient considérés comme des trophées que certaines familles ont photographiés et conservés précieusement dans leur album
photos dont certaines avaient l’allure de « cartes postales souvenirs » Profondément choqué par cette image, Lewis Allan écrit le poème « Strange Fruit », le met en musique et le propose en 1939 à la chanteuse de jazz Billie Holiday.
2/ Billie Holiday (1915-‐1959) Par son histoire c'est l'une des chanteuses des plus émouvantes de l'histoire du jazz. Elle finira son existence dans le désenchantement et l'autodestruction. Billie Holiday, de son vrai nom Eleanora Fagan connaît une enfance malheureuse et chaotique. Quand Eleanora Fagan naît en 1915, sa mère, Sadie Fagan d'origine irlandaise, a 15 ans et son père, Clarence Holiday, 17 ans. Ce dernier ne reconnaît pas l’enfant. il est guitariste de jazz, et passe sa vie dans les clubs la nuit, sur les routes le jour. Sa mère ne s’occupe pas de sa fille qui est gardée par ses tantes ou sa grand mère. Arrêtée pour prostitution à quinze ans, Eleonora est envoyée dans une prison pour femmes. A sa sortie elle est engagée comme chanteuse au pourboire puis se fait remarquer par un producteur. Elle commence à enregistrer ses premiers disques à vingt ans et prend son nom de scène « Billie Holiday ». Elle entreprend une série de tournées dans les Etats du Sud avec des musiciens blancs. D'innombrables scènes d'humiliations la révoltent. (Lors de tournées notamment on lui refuse l’accès aux toilettes). En 1939, elle enregistre son premier tube « Strange Fruit ». A cette époque commence sa dépendance à la drogue en même temps qu'elle sombre dans l'alcoolisme : on remarque alors sa nouvelle manière de chanter, sa voix est devenue plus rauque et traduit la fêlure de son âme. Sa vie privée est un naufrage. En 1956, elle publie son autobiographie « Lady sings the Blues » et dévoile sans complaisance l'enfer, vécu au quotidien, que la société a construit autour de sa race, de sa classe et de sa condition d'artiste. Elle meurt cinq mois après son ami fidèle, le saxophoniste Lester Young qui la surnommait « Lady Day ». « Mais tout ceci, je l'oublierai avec mon homme ». Telle est la dernière phrase de son livre. 3/ Description du poème
Texte original Traduction française Southern trees bear a strange fruit, Blood on the leaves and blood at the root, Black body swinging in the Southern breeze, Strange fruit hanging from the poplar trees.
Pastoral scene of the gallant South, The bulging eyes and the twisted mouth, Scent of magnolia sweet and fresh, And the sudden smell of burning flesh!
Here is a fruit for the crows to pluck, For the rain to gather, for the wind to suck, For the sun to rot, for a tree to drop, Here is a strange and bitter crop
Les arbres du sud portent un étrange fruit Du sang sur les feuilles et du sang aux racines Un corps noir qui se balance dans la brise du sud, Etrange fruit suspendu aux peupliers.
Scène pastorale du valeureux sud, Les yeux exorbités et la bouche tordue, Parfum de magnolia doux et frais, Puis l’odeur soudaine de chair brûlée !
C’est un fruit que les corbeaux cueillent Rassemblé par la pluie, aspiré par le vent, Pourri par le soleil, lâché par les arbres, C’est là une étrange et amère récolte
Strange fruit est l'une des premières chansons protestataires « protest song » qui dénonce les actes racistes perpétués aux Etats Unis. Le titre « Strange fruit » renvoie aux étranges fruits qui pendent des arbres « à déchiqueter par les corbeaux ». Le poème est organisé en 3 quatrains. Les rythmes des vers sont irréguliers et les rimes sont plates AABB. L'auteur utilise de nombreux contrastes (antithèses) et métaphores pour souligner l'horreur de la scène et nous faire ressentir l’effroyable indifférence des spectateurs. La vision idéale du Sud (états esclavagistes où les lynchages étaient les plus répandus) : paysage rassurant, nature généreuse, : arbre, fruit, feuilles, racines, peupliers, parfum du magnolia doux et frais, la « brise » du Sud La vision d'horreur : le parfum que portent ces arbres est « étrange » Du sang sur les feuilles corps noir se balançant, yeux exorbités, bouche tordue, odeur de chair brûlée, « fruit à déchiqueter par les corbeaux » 4/ Analyse de l'oeuvre musicale et de l’interprétation choisie La tension dramatique provient du contraste entre un texte qui décrit une vision d’horreur et de cruauté et une musique plutôt calme, nostalgique, sans éclat, une sorte de requiem. Formation : Voix + contrebasse, piano et cuivres (dont trompette avec sourdine) et batterie très discrète Tonalité : do mineur (mélancolique, nostalgique) Déroulement : Introduction -‐ strophe 1 interlude piano – strophe 2 – strophe 3 -‐ conclusion Introduction en 2 parties :
-‐ trompette solo qui joue une sorte de fanfare funèbre. -‐ Piano, contrebasse et cymbales discrètes
Tempo : De lent à modéré. La contrebasse marque les 4 temps de la mesure par des noires répétées (aspect obsédant). Chant : La voix est assez libre dans l'interprétation, proche de la parole. Dans cette version, la chanteuse semble prendre une certaine distance. Le temps s'arrête sur la dernière phrase. Sonorités : douces, intimistes (trompette avec sourdine) feutrées, avec quelques élans soudains Nuances : Piano à mezzo forte (crescendo en fin de strophe) L'accompagnement est très discret pour mieux mettre en valeur la partie chantée.
Ambiance : tendue, mystérieuse, émouvante, accentuée par le vibrato de la voix. Malgré la violence de la scène décrite, Billie Holiday semble douloureusement se contenir. Le point culminant est atteint à la fin « for the tree to drop », puis la voix effectue un glissando jusqu'à l'accord final. Billie Holiday interprète cette chanson à l'âge de 23 ans à New York au Café Society. « La salle est plongée dans le noir, le service aux tables et au bar a été interrompu. Billie Holiday est seulement accompagnée d'un piano sur lequel elle s'appuie, et unique et petit spot éclaire son visage. Elle fredonne d'une voix émouvante ce déchirant requiem, qui dénonce les lynchages sudistes. Elle chante de manière sûre et concentrée. Sa voix est particulièrement émouvante et a un tel impact qu'à la fin de sa prestation, un « silence de mort » se fait dans la salle...Il semble durer une éternité avant qu'un spectateur ne se mette à applaudir nerveusement, imité ensuite par toute la salle. Billie Holiday était alors incapable de poursuivre son concert et se retirait longuement seule dans sa loge pour se remettre de l'intense émotion qui la submergeait alors. » 5/ Une reprise de « Strange Fruit » par Nina Simone
Nina Simone (1933-‐ 2003) est une pianiste, chanteuse compositrice de jazz et de blues. Elle a milité également pour les droits civiques des Noirs aux Etats Unis. Ses dons pour le piano se manifestent dès son plus jeune âge, à tel point qu’on l’engage pour accompagner le service à l’église. Alors qu’elle allait jouer du Bach, un couple de Blancs demande à ses parents de céder leur place. Elle se lève de son
tabouret et annonce qu’elle ne jouera pas dans ses conditions. Quelques rires fusent et ses parents embarrassés se rassoient. Mais de ce jour, écrira Nina Simone dans son autobiographie : « Le racisme est devenu pour moi réalité, comme si on avait allumé la lumière »