Surréalisme
1824 Directeur : Ivan Goll.
Collaborateurs: Guillaume Apolli-
naire, Marcel Arland, P. Albert-
Birot, René Crevel, Joseph Delteîl,
Robert Delaunay, Paul Dermée,
Jean Pain levé, Pierre Reverdy.OCTOBRE
manifeste du surréalisme
La réalité est la base de tout grand ait. Sans elle pas de vie, pas
de substance. La réalité, c'est le sol sous nos pieds et le ciel sur
notie tête.
Tout ce quel'artiste crée a son point de départ dans la nature.
Les cubistes, à leurs débuts, s'en rendirent bien compte : aussi hum-
bles queles plus purs primitifs, ils s'abaissèrent profondément jus-
qu'à l'objet le plus simple, le plus dénué de valeur, et allèrent jus-
qu'à coller sur le tableau un morceau de papier peint, dans toute sa
réalité.
Cette transposition de la réalité dans un plan supérieur (artistique)
constitue le Surréalisme.
Le surréalisme est une conception qu'anima Guillaume Apolli-
naire. En examinant son œuvre poétique, nous y trouvons les mêmes
éléments que chez les premiers cubistes : les mots de la vie quoti-
dienne ont pour lui « une magie étrange », et c'est avec eux, avec la
matière première du langage, qu'il travaillait. Max Jacob raconte
qu'un jour, Apollinaire nota simplement des phrases et des mots
entendus dans la rue, et en fit un poème.
Seulement avec ce matériel élémentaire, il forma des images poé-
tiques. L'image est aujourd'hui le critère de la bonne poésie. La
rapidité d'association entre la première impression et la dernière
expression fait la qualité de l'image.
Le premier poète au monde constata : « Le ciel est bleu ». Plus
tard, un autre trouva : « Tes yeux sont bleus comme le ciel ». Long-
temps après, on se hasarda à dire : « Tu as du ciel dans les yeux ».
Un moderne s'écriera : « Tes yeux de ciel ! ». Les plus belles ima-
ges sont celles qui rapprochent des éléments de la réalité éloignésles uns des autres le plus directement et le plus rapidement possible.
Ainsi, l'image est devenue l'attribut le plus apprécié de la poésiemoderne. Jusqu'au début du XXe siècle, c'était Y oreil qui déci-
dait de la qualité d'une poésie : rythme, sonorité, cadence, allité-
ration, rime : tout pour l'oreille. Depuis une vingtaine d'années,
Yœil prend sa revanche. C'est le siècle du film. Nous communiquons
davantage par des signes visuels. Et c'est la rapidité qui fait aujour-d'hui la qualité.
L art est une émanation de la vie et de l'organisme de l'homme.
Le surréalisme, expression de notre époque, tient compte des symp-
tomes qui la caiactéxisent : il est direct, intensif, et il repousse les
arts qui s'appuient sur des notions abstraites et de seconde main :
logique, esthétique, effets de grammaire, jeux de mots.
Le surréalisme ne se contente pas d'être le moyen d'expression
d'un gToupe ou d'un pays : il sera international, il absorbera tous les
ismes qui partagent l'Europe, et recueillera les éléments vitaux de
chacun.
Le surréalisme est un vaste mouvement de l'époque. Il signifie
la santé, et repoussera aisément les tendances de décomposition et
de morbidité qui surgissent partout où quelque chose se construit.
L'art de divertissement, l'art des ballets et du music-hall, l'art
curieux, l'art pittoresque, l'art à base d'exotisme et d'érotisme, l'art
étrange, l'art inquiet, l'art égoïste, l'art frivole et décadent auront
bientôt cessé d'amuser une génération qui, après la guerre, avait
besoin d'oublier.
Et cette contrefaçon du surréalisme, que quelques ex-dadas ont
inventée pour continuer à épater les bourgeois, sera vite mise hors
de la circulation :
Ils affirment la « toute-puissance du rêve » et font de Freud une
muse nouvelle. Que le docteur Freud se serve du rêve pour guérir
des troubles trop terrestres, fort bien ! Mais de là à faire de sa doc-
trine une application dans le monde poétique, n'est-ce pas confondre
art et psychiatrie ?
Leur « mécanisme psychique basé sur le rêve et le jeu désinté-
ressé de la pensée » ne sera jamais assez puissant pour ruiner notre
organisme physique qui nous enseigne que la réalité a toujours rai-
son, que la vie est plus vraie que la pensée.
Notre surréalisme retrouve la nature, l'émotion première de
l'homme, et va, avec un matériel artistique complètement neuf, vers
une construction, vers une volonté.
exemple de surréalisme :
le cinéma
Le film transcrit des événements qui se passent matériellement
dans la réalité et les élève à un état plus direct, plus intense, plus
absolu : surréaliste.
Le cinéaste n'est qu'un chef d'orchestre. Il ne doit rien inventer,
ne pas chercher des formes nouvelles (toutes les formes existent depuis
toujours), il perd son temps en construisant des villes en carton et de
fausses machines de décor. Il perd son temps, et il triche. (Lorsque
L'Herbier commande des décors avec des machines d'imagination,
qui ne marchent pas ; lorsque L'Herbier croit moderniser le film en y
introduisant les dernières recherches de l'art appliqué, son œuvre
devient elle-même de l'art appliqué).
Le cinéaste ne crée qu'en coordonnant : il n'est qu'un intermé-
diaire entre la nature et l'appareil. Tout le reste (scénario, décors,
acteurs) ne compte pas. Le film est l'art le plus réaliste qui soit, l'art
pur.Le film d'imagination est impur. Le « Docteur Caligari » est
impur, parce qu'il introduit des éléments falsifiés dans un monde où
tout n'est pas également falsifié. Les hommesy restent trop naturels
dans le paysage de carton.
Malgré tout ce qu'on a pu dire du film français, il est sur le bon
chemin, et il pourrait être supérieur aux films allemand et américain.
Le film a fait fausse route, jusqu'à présent, parce qu'on l'a assimilé
au théâtre. Erreur profonde : il est l'ennemi du théâtre, il est frère
de la peinture. Il travaille, et surtout travaillera à l'avenir, avec la
lumière, comme elle. Or, la peinture est un art exact, un art sur-
réaliste, partant de la réalité absolue. La nature est sa base et sa
raison d'être. La peinture est un métier, qui transpose des éléments
donnés dans une sphère supérieure, en leur donnant une forme et un
ordre.
Le film aussi ne doit être qu un métier. Le film travaille avec une
matière première : les choses réelles. L'objectif n'enregistre que les
choses réelles. Le cinéaste, l'artiste, transpose ces éléments naturels
par le seul moyen de l'appareil : selon qu'il le règle, il obtiendra
des effets optiques, par 1 intermédiaire desquels uniquement il peut
agir sur les spectateurs. Le ralenti, l'accéléré, le flou : voici des
méthodes de travail à joindre à ses outils. L'imagination, la pen-
sée, la spéculation philosophique et morale, l'esthétique sont des
poisons. Seule compte la création par l'image, avec la volonté cons-
tructive la plus lucide.
Il est réservé au génie français de réaliser un jour l'art surréaliste
du film : car il a toujours été le génie réaliste, objectif et conscient.
Quelques mètres de certains films nous le font prévoir, d'ailleurs.
La « Roue » de Gance, lorsqu'elle tourne, roule, vibre, lorsqu'elle
vit devant nos yeux toute une existence dramatique, pleine de vio-
lences, de silences et de rapidités : ce drame dû uniquement à la
façon dont a été tourné l'appareil, sans la moindre retouche humaine
dans le jeu de 1' « objet », de la nature: voici du pur surréalisme.
Ou encore le moment de la chute du héros : unique seconde où tous
les faits d'une vie humaine se résument. Peut-on imaginer angoisse
plus poignante ? Eh bien, cet effet n'est dû qu'à un découpage. L'au-
teur a collé à la file quelques mètres des scènes les plus différentes
et les plus réalistes du film.
Ici le film français, ce que je nomme surréaliste en lui, a l'avan-
tage sur les formules américaine et allemande. Ce dernier truque la
vie; il falsifie la nature; il y colle des décors faux et cherche à ins-
pirer l'angoisse et l'émotion par de grandes barbes méphistophéliques
et par des personnages qui imitent la trance, la folie et le rêve. C'est
de l'art faux. Il ne se base pas sur la réalité, mais sur l'imagina-
tion : il est, par rapport au film d'esprit français, ce que Hoffmann
est à Flaubert.
Quant au film américain, il ressemble fort au lièvre de la fable
qui fit un pari avec la tortue pour savoir lequel des deux arriverait
premier à l'autre bout du champ. Le film américain met en mouve-
ment des trucs inimaginables, il lui faut les chevaux les plus rapides,des sauts de trente mètres de hauteur; Douglas enjambe en riant des
tours de cathédrales et Lui se promène philosophiquement le long
des façades des gratte-ciel. Que de frais, que de risques pourémou-
voir un public mou ! Mais le Français (la tortue) gagnera par la force
de son esprit, sans se déplacer d'un pouce. Dans la fable, la tortue
installe paisiblement sa sœur au but, et c'est celle-ci qui accueillera
victorieusement, et de bonne humeur, le lièvre essoufflé. Dans le
film, le Français émeut son public en restant dans son studio et en
faisant le découpage mentionné ci-dessus.
L'avenir est au surréalisme.
mon bouquet au surréalisme
Vous avez certainement quelque chose à dire sur le surréalisme,
faites-moi l'article pour ce soir, je viendrai le chercher cet après-
midi à 5 heures. C'est Ivan Goll qui me parle ainsi.
Ai-je quelque chose à due sur le surréalisme ? Quant au mot, sans
douté, puisque nous 1 avons, Apollinaire et moi, choisi et fixe ensem-
ble. C'était au printemps 1917, nous rédigions le programmedes
Mamelles et sous le titre nous avions d'abord écrit « drame » el
ensuite je lui ait dit : ne pourrions-nous pas ajouter quelque chose à
ce mot, le qualifier, et il me dit en effet mettons surnaturaliste et
aussitôt je me suis élevé contre surnaturaliste qui ne convenait point
au moins pour trois raisons et naturellement avant même que j'eusse
fini l'exposé de la première Apollinaire était de mon avis et me
disait : « Alors mettons surréaliste ». C'était trouvé.
Quant à la chose je n aime guère en parler, je trouve plus de joie
à faire qu'à dire. Pourtant il sera bientôt 5 heures, je me lance dans
les considérations générales.
Si faire œuvre de poète est DIRE quelque chose artistement, il y a
dans l'histoire littéraire du monde une foule de poètes.
Si faire œuvre de poète est sous 1 émotion de ce que 1 on a a DIRE
en inventer l'expression, il en existe bien peu dans l'histoire litté-
raire du monde et un seul en France jusqu'à la fin du XIXe siècle :
Villon.
Si faire œuvre de poète est non plus DIRE quelque chose, mais
faire un poème, il n'en existe pas avant la fin du XIXe siècle : Mal-
larmé, Rimbaud, Laforgue, Apollinaire. C est le temps où com-
mence le surréalisme, c'est-à-dire en réalité la poésie, tout ce qui
est antérieur n'étant que devoirs prosodiques.
Pour mettre de l'ordre, voici ce que je dirai : Victor Hugo et
Baudelaire= fin de la période scolaire. Mallarmé, Rimbaud, Lafor-
gue, Apollinaire = période de transition qui contient des éléments
de décadence d'une fin et les éléments de vie d un commencement.
De cette transition partent deux courants : l'un puissant, qui couîe
largement, notre surréalisme, fait de tous les éléments de vie; l'au-
tre les autres un petit bras puant qui a fort heureusement bien
de la peine à se tracer un lit et qui est fait des éléments de déca-
dence. Et je vous dis qu'il y a par là des relents de pourriture, enter-
rons la charogne.
Et voici mon bouquet au surréalisme.
PIERRE ALBERT-BIROT.
surréalisme couleur du temps(Pneumatique)
L'artiste et le poète se sont toujours efforcés de créer une réalité
plus pure et plus intense que la réalité quotidienne.Mais certaine utilité sociale entrava longtemps la liberté du créateur.
De ci de là, au cours des siècles d'art et de littérature, maints
traits de surréalisme peuvent être relevés.
Mais c'est lorsque la photographie et le journalisme furent les
vrais serviteurs des peuples que le surréalisme put s'exprimer libre-
ment.
Le mot, créé par Apollinaire, nous l'avons voulu maintenir et le
maintiendrons inlassablement, comme le meilleur, pour désigner le
style de notre époque.Le surréalisme est un style d'époque, qui comptera avec toutes
ses nuances et ses facettes, comme la Renaissance et le Roman-
tisme.
Le surréalisme triomphera dans tous les arts de notre époque, ou
alors notre époque ne sera qu'un désert d'hommes et d'oeuvres.
Et le mouvement surréaliste emportera comme un fœtus (je dis
bien fœtus) le petit homme qui voudrait le capter pour lui faire tour-
ner son moulin à sornettes.
Surréalisme couleur du temps ! PAUL DERMEE.
une lettre de Guillaume Apollinaire(L'Esprit Nouveau, qui prépare un numéro très important
consacré à la mémoire d'Apollinaire, nous communique cette
lettre adressée à notre ami Dermée. Elle confirme pleinementla thèse soutenue lors d'une récente polémique dans le
« Journal Littéraire »).
Mars 1917.
Mon cher Dermée,
Très bien votre manifeste du Nord-Sud; nous en avons beaucoup
parlé avec Max chez Level, l'autre
dû vous dire combien nous étions
Vous avez eu raison d'insister sur la nécessité d'une prochaine
période d'organisation du lyrisme.Et aussi d'une contrainte intérieure,
poésie, c'est-à-dire à toute création;
« l'étrange magie des mots» à son
Tout bien examiné, je crois, en effet, qu'il vaut mieux adoptersurréalisme que surnaturalisme que
lisme n'existe pas encore dans les dictionnaires, et il sera plus com-
mode à manier que surnaturalisme déjà utilisé par MM. les Philo-
sophes.J'ai écrit quelques pages là-dessus
pour le Mercure, soit une préface à un prochain livre.
Pourquoi n' êtes-vous pas venu
Ma main amie.
GUILLAUME APOLLINAIRE.
bel occident
entre le dos du livre et les feuilles du vent
s'ouvre l'antre limpide où bouillonne
l'écume
quand les rochers serrent les dents
sur la langue de sable
les rangs de flocons blancs s'abattent
des regards laux fuient le long du navire
et jusqu'à l'horizon
et tout autre mouvement cesse
là comme ailleurs pourtant le dôme étoilé
d'or tient
sans aucune colonne ni chaîne
mais les jours sont un peu plus longs
rayés de bleu comme le sang des veines
plus loin on prend encore une autre
direction
mais toujours les mêmes reviennent
vers la colline singulière
où le chemin tourne en montant
jusqu'au au rocher sanglant ou périt la
lumière
dans les abattoirs du couchant
pierre reverdy
esthètes et anges
La Psychanalyse tend à partager nettement l'Homme en deux :
l'Esthète et l'Ange.
L'un, raisonnable, siège dans le cerveau; l'autre, dans le coeur.
Il n'y a aucune subordination de l'un à l'autre. Cloisons étanches.
Ouvrons de temps en temps le Dictionnaire. Je lis :
« ESTHÉTIQUE : Sciencequi traite du beau en général ».
Admirable définition ! L'Esthétique est une science ! Esthète égale :
commentateur, critique. Affaire d'intelligence, de raisonnement.
Faculté de persuader, d'expliquer. Professorat.
L'Art ne prouve rien.
L'Art est l'affaire de l'Ange. Ici, il n'y a plus agencement, mais
création. 11 ne s'agit pas d'habiller un enfant, mais de le mettre au
monde.
Une œuvre d'art a ceci de commun avec un œuf, qu'elle échappe
à toute préméditation. C'est un événement de la Nature. Naissance
spontanée. L'homme de génie, la poule pondent non pas selon un
rythme volontaire, mais lorsqu'ils ont l'œuf au cul.
L'homme de génie fait des chefs-d'œuvre comme la poule fait
des œufs. Il ne mérite ni félicitations, ni billets de banque. Il n'est
que l'instrument.
Un cheval ne pond pas des œufs. Un esthète ne pond pas des
œuvres d'art.
Il y a là une question de race, d'espèce
Cocteau est un esthète. Rimbaud, que je mets à quelques lieues
au-dessus d'Oscar Wilde, est un ange (ou, si l'on veut, une poule).
L'esthète est le descendant du scholastique. L'ange n'apas d'as-
cendance.
Satan est un esthète. Dieu est un ange
JOSEPH DELTEIL.
la route obscure
Je l'avouerai naïvement: ma plus grande surprise fut de constater
que je n'étais pas seul au monde. Parfois, sentant à mon côté une
autre présence, je serrais les dents pour ne point crier d'effroi. D'au-
tres êtres avaient mes gestes, un corps semblable au mien; je me
suis cru mal éveillé d'un terrible cauchemar; ces fantômes m'ont
accablé, pourchassé dans les rues, singé dans mes idées. La honte
courbait ma tête; j'étendais le bras en tremblant: autour de moi des
formes ironiques répétaient ce mouvement, comme si j'eusse été au
centre d'un jeu de glaces.
Et quand ces êtres m'apparaissaient plus nettement, et que je Ses
connaissais en leur particularité, leur allure devenait si formidable
que je renonçais à moi-même et désirais de mourir.
Aussi prenais-je conscience de moi-même et du monde. Ce double
contact me fut d'une perpétuelle étrangeté.
Nulle part je ne me suis senti à ma place. Mon isolement m'a
rendu l'abord des hommes un insupportable malaise. En quel endroit
du monde, auprès de quel être ne fus-je un étranger! J'aurais voulu
fuir, mais la curiosité ou quelque misérable besoin de tendresse me
retenaient.
Les femmes avaient des pas hardis et des cambrures spéciales;dans nos rencontres leur premier regard était la mesure de la distance
qui me séparait d'elles; qu'elles sourient ou qu'elles ramènent sur
leurs seins un geste de secret, c'était toujours pour moi, et souvent
jusqu'à la souffrance, le heurt de deux mondes, avec le goût de la
bouche, le nom du frère et la plage où elles avaient passé l'été.
(Un jour, s'arrachant de mon étreinte, 5... prit entre ses mains ma
tête, qu'elle regarda profondément. Mon ami, dit-elle, c'est vous,
est-ce bien vous ? Nous nous tutoyions depuis longtemps et je l'enviai
de s'être à ce point rendu compte, et dans un tel instant, de notre
monstrueuse dissemblance).
Au centre des forêts, j'ai vu certains arbres dont les feuilles, à la
cime, remuaient éternellement. Ce n'était point qu'un souffle imper-
ceptible les émût, mais plutôt leur particulier agencement, une sève
inquiète ou quelque sensibilité extrême à la température.
Je n'oppresserai pas d'un mot ce trouble perpétuel de notre
égoïsme, qui est la plus belle raison de vivre, mise à part la lâcheté,
(Je crains les mots; ils trahissent la pensée, comme la voix les trahit
eux-mêmes).
Toute différence que je constatais entre le monde et moi, me frois-
sait en une intime pudeur. Je ramenais ma vie active àce froisse-
ment; il effaçait pour moi le sens des mots : bonheur et infortune.
J'ai cherché ardemment ma propre honte et celle des autres; la plus
misérable chaumière a fait battre mon cœur, car j'y pressentais des
pudeurs inconnues.
Mais derrière les individus, c'était un engrenage que je percevais,
et derrière ces volontés qui se croyaient libres une fatalité et des
lois secrètes.
Les foules, portées par le même dieu triste, coulaient comme une
bave noirâtre au long des boulevards, sanglotaient devant les mélo-
drames des théâtres, s'endormaient à la même heure, la conscience
satisfaite.
Des femmes, gracieuses jusqu'à la désolation, et de jeunes hommes
inspirés mêlaient leurs corps selon le rythme des sexes et des musi-
ques, comme des marionnettes solennelles et émouvantes.
Ije voyais tout un peuple sombre, ardent et ébahi se pâmer vers les
musiques militaires, vers les drapeaux, vers les fêtes populaires; je
devinais quelques grands mots : amour, honneur, élégance, tendus
dans l'ombre comme d'énormes ressorts.
En chaque être je fus poussé à voir autre chose que lui-même; je
m'expliquais chacun de ses gestes par sa nécessité ; et dans un fau-
bourg perdu, au printemps, cette jeune fille qui soudain cambre les
reins, puis rougit et marche plus vite, ce n'est plus elle que je per-
çois, mais sa famille, sa classe, son âge, son métier et son sexe.
Non pas que du mécanisme des êtres, à quoi j'assistais comme à
un spectacle, je me sentisse indépendant. Devant ces vastes mou-
vements et cette fatalité, prenais-je conscience de ma liberté ©u
de ma sujétion ? Je n'ai point l'orgueil d'échapper à toutes ces lois.
L'important était de les constater; même en y cédant, j'éprouvais
alors une jouissance d'égoïsme.
(Et c'est ainsi qu'une émotion nous est surtout sensible la deuxième
fois; car la première fois nous en sommes étonnés; mais la deuxième,
nous y percevons déjà le mécanisme; la troisième fois nous intéresse
moins, car nous en avons l'habitude. La plus importante décou-
verte d'une âme, et la plus ingénue, c'est peut-être celle du nom-
bre 2 ; il est le commencement de la prostitution et de la règle ; je
l'ai retrouvé partout, dans la vertu comme dans le vice, dans le
rythme des phrases, dans les plus belles œuvres d'art comme dans les
pires grossièretés).
Feu de sentiments sont aussi violents que celui de la déchéance
humaine, sinon celui de sa propre déchéance.
MARCEL ARLAND.
je ne vendrai pas la commode
de mon grand-père...
Un mot du peintre Delaunay, que j'ai déjà cité, mais que je ne
me ferai point scrupule de citer encore, juge 1 utilitarisme et la
paresse de ceux qui, désespérés de n'arriver point à codifier la somme
des efforts dits modernes, prétendent, pour obtenir une dictature à
n importe quel prix, que se fait un retour à des grâces par eux-
mêmes baptisées néo-classiques.
Lors de la générale d'un ballet Louis-Philippe-Second Empire,
intitulé Le Beau Danube,
quand le rideau se leva sur une scène du
gris mousse le plus chlorotiquement distingué, le peintre de la Tour
Eiffel s'écria : En voilà encore qui veulent vendre la commode de
leurs grands-parents.
Commode et bas de laine. Toute notre sagesse, mais toute notre
méprisable routine aussi. Nous avons perdu le bas de laine et nous
songeons à l'aventure. Alors pourquoi faut-il que des tiroirs désuets,
des cuivres indifférents nous puissent hanter encore ?
Prisonnier de ma pitié, m'attendrirai-je encore sur des toiles de
Jouy couleur Parme, ou sur ces globes qui me touchent comme l'arc
d'un ciel bien tendre ? Que dans mon désordre se fasse un choix
sans intention. La moindre de mes paroles dépasse la somme de
toutes mes pensées. De cela, tour à tour je tire joie ou honte, ne
sachant si les papillons sortis de ma bouche sont couleur de mon âme
ou si au contraire tous mes trésors voguent dans la barque d'une
pensée au beau gouvernail.
je parlerai volontiers du fameux âne de Buridan.
Mais j'ai peine à jouer les lph igénet si ne veux mourir, ne sais
choisir. Au reste, choisir entre le conscient et l'inconscient, n'est-ce
point déjà faire acte de trop précise volonté, et ne puis-je, dans la
nuit, me mentir à moi-même et imaginer sans sincérité mes plusintimes hantises.
|je cherche la rue, le boulevard, le gouffre qui me tenteront assez
pour que je m'y précipite tête-bêche et sans regarder quel nom, au
coin du mur, fleurit blanc sur l'émail bleu.
René CREVEL.
drame néo-zoologique
(M. Jean Painleoé, qu
de l'Académie des Sciences
réaliste, se révèle également surréaliste).
C'est si doux le plasmode des myscomycètes; le prorhynchus sans
yeux a la couleur terne des aveugles-nés, et sa trompe bourrée de
zoochlorelles sollicite l'oxygène de frontinalis antypyretica ; il porte
son pharynx en rosette, exigence locomotrice cornée, stupide et pas
calcaire du tout. Mais Dendrocœlum lacteum et planaria torva, garo-
céphales et olivâtres affûtent la jouissance des cerceaux; le petit
turbellaire connaît l'étreinte de leur bouche; bon pour chironomus
plumosus de dessiner en dentelles rouges leurs arborisations intesti-
nales ; quel étonnement sphérique : il fuit et rompt les fils glaireajx
réservés à bythotrephes largimanus, ce sacré petit crustacé à poil
ras ; il préférerait être né de parthénogénèse que de toucher ces fils de
l'ovovivipare mésostome, il n'a pasle choix; mou, élastique et plein
de mucus, sans troncature ni duplicature, il se projette tel mercator
sur nephelis octoculata dont les huit yeux sont insuffisants à exprimer
qu'elle pond tout l'été; les coolies produisent des petits ballots; un
rotifère se dessique dans un coin ; comme on sent que les sexes sont
séparés, s'arrête pour le sucer prorhynchus; stephanoceros eichornï
est meilleur; qu'importe un sosie à belvédère. Stop. Les Turbellaires
l'ont saisi, pénètrent par effraction, percent et sucent; un affreux cri
se répercute et rejoint le clapotis des lumineuses interférences ; les
cercaires de distorne sortent de leurs hymnées stagnales, jettent un
œil et la terreur les enkyste. L'enroulement en S, brin de zinc, la
sophistique temporairement gélatineuse pffuitt ! barbotté.
La spermatogénèse n'a en somme lieuque chez le mâle, dit cette
vielle soupape de marc. Ah ! la la.
JEAN PAINLEVÉ.
le peintre robert delaunay parle
« Peindre, c'est une fonction de tous les sens.
Je peins comme je bois, comme je mange, comme je fais l'amour.
jje peins toute ma vie, où que je me trouve. Mon œil travaille
inconsciemment comme le moteur de mon cœur... je peins en me pro-
menant à la Madeleine, chez le dentiste, en dînant sur la Tour
Eiffel.
Je ne peins pas toute la journée, mais je ne cesse jamais d'être au
travail.
La couleur, c'est le rythme et le mouvement de ma vie. Mes cinq
sens agissent comme les bielles et les roues d'une machine. Je sùi&
un tout indissoluble.
Je peins comme je vis et je peins avec l'unique matière qui me
«oit donnée: la couleur. Je n'ai rien d'autre à ma disoosition au'elle.
la couleur : je n'ai ni perspective, ni trompe-l'œil, ni esthétique, etc. *,
j'ai la vie en moi et la couleur dans le monde.
Les « Fenêtres » sont le premier tableau peint dans cet état; le
mystère impénétrable à l'œil proprement dit y est recréé par des cou-
leurs dont le mécanisme m'échappe encore à moi-même. C'est la
partie de l'art, sans doute. « Les Fenêtres » ne sont plus ce cadre
étroit et rectiligne où seul un homme, la moitié d'un homme peut
tenir: dans mon tableau, c'est l'interpénétration de tous les éléments
qui font la vie, et qui font l'œuvre d'art.
A l'époque où je concevais « Les Fenêtres », Apollinaire vivait
dans mon atelier. 11 créa en même temps, et dans la même atmos-
phère de vie, son poème « Les Fenêtres », dans cette technique que
vous appelez surréaliste. Là aussi, la vie toute entière palpite dans
l'œuvre, les toits, les rues, les salles à manger, la ville sont rentrés
dans le poème, s'entrechoquent et remuent. C'est l'égalité com-
plète : le mur le plus banal, les choses de tous les jours, la vie prendun aspect poétique et acquiert une signification éternelle, par
l'inter-
médiaire de l'art.
C'est dans ce domaine que, dans les années 1909 à 1914, nous,
avons fait à Paris la révolution artistique, dont profitent encore les
arts du monde entier : nous, c'est-à-dire tout un groupe, qui ne fut
meme pas toujours lié, où il y a tous les cubistes, où il y avait Biaise
Cendrars, Marc Chagall, combien d'autres encore. Paris 1910:
point de départ du nouvel art du siècle. Nous créâmes un art qui
était fonction de vie, et qui était sain relativement sfain, par
opposition aux symbolismes et à toutes ces fins-de-siècle dont Wilde
fut le père adoptif.La guerre est venu tout renverser. Ce n'est pas à moi de tracer
l'historique de l'art à cette époque. On devint veule et lâche devant
la grande misère du monde. L'époque du mercantilisme suivit, et les
peintures se vendirent. Non seulement les toiles, mais les hommes.
On a vu un Picasso, ce fier artiste, faire des dessins
purs, de l'art grec, de la finesse, des choses fausses, qui trahissent
l'esprit du temps.
D'autre part, le néo-symbolisme de la machine est également
néfaste.
Actuellement, le cubisme, après avoir si bien commencé, se liqué-fie et tombe soit dans le baroque, soit dans l'archaïsme chaldéen,
soit dans les bras d'lngres.
Mais ce qu'il faut, c'est un art vivant, un art correspondant à l'état
actuel des choses, à la vitalité industrielle, économique, scientifique
de ce siècle, un art contenant du phosphate et du blanc d'œuf, au
lieu des tubes d'aspirine et des poudres de coco, que tant de gens
nous ont vendus en contrebande.
Tenez, par exemple, Joseph Delteil, voilà un type qui a des
couilles et j'aime Soupault qui mêle l'art à la vie, la vie à l'art.
GOLLIVAN.
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REVUE MENSUELLE
Direction et Rédaction :
IVAN GOLL
27, Rue Jasmin. PARIS (16e)
Le Gérant : Ivan Goll. Imprimerie Deshayes, 83, rue de la Santé, Paris.
THÉÂTRE SURRÉALIT
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(THÉÂTRE ALBERT I»)• t {
Fondateur : Ivan QOLL
Au programme : des pièces de Guillaume
Apollinaire, Pierre Albert - Birot,
Georg Kaiser, August Stramm, Arnolt
Bronnen, Vladimir Majakowski, Rosso
di San Seconde, Ruggero Yasari, H.
Leiwick, etc...
Metteurs eu scène
concours: Meyerhold (Moscou), Karl
Heinz Martin,Friedrich Kiesler(Vienne),
Prampolini, Bragaglia (Rome) et Gaston
Baty.
CHERCHE