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DU MÊME AUTEUR

Chez KerLe violon de la rue Lauriston, 2014.L’os perdu, 2015.

Chez MijadeLe doigt tendu, 2009.Cocomero, 2010.

Chez AverbodeLes renards de Perros-Guirec, 2004.Concerto pour la main gauche, 2012.

Le site de l’auteurwww.raucy.be

© 2016 Ker éditionsRue de la Source, 7(B)1435 Hévillerswww.kerditions.eu / [email protected]

Directeur de collection : Xavier VanvaerenberghIllustration de couverture : Benjamin Cuvelier

Avec le soutien de la SABAM.

ISBN : 978-2-87586-143-6Dépôt légal : D/2014/12.437/58Cet ouvrage a été achevé d’imprimer par Pulsio.net en juillet 2016.Imprimé en France.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays. Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est strictement interdite.

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Claude Raucy

Où es-tu, Yazid ?

double jeu

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J’ai mis « Vivre » sur mon drapeau,Vivre toujours à la lumière.

Charles De Coster

Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons.

Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus.

Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards.

Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre.

Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde.

Antoine de Saint-Exupéry

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Hydravion provisoire

THOMAS ATTENDAIT son bus près du C & A. Il me regardait avancer dans le soleil. Une feuille de marronnier, très jaune, était restée attachée à l’arbre. Nous étions fin avril pourtant et, déjà, les bourgeons réclamaient leur place. Je me suis arrêté. La feuille s’agi-tait doucement, suivant les caprices de la brise. Puis, comme lassée de ce petit jeu, elle s’est détachée, a fait quelques tours de valse et s’est posée sur mon épaule. Je me suis senti hydravion provisoire du printemps. Destiné à recueillir les retardataires.

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Avancer vers quelqu’un qui vous re-garde avancer, je connais ça. Je l’ai vécu si souvent. Les hommes qui taillent leur haie, ils nous aperçoivent à l’orée de la rue, ils déposent l’outil et reprennent demeure très vite, inquiets, presque effrayés. Et ils nous at-tendent derrière la vitre, heureux de consta-ter notre vaine obstination à les rencontrer, à leur parler. Satisfaits de notre mine jamais vraiment résignée.

Oui, je connais ça. D’habitude, c’est ce-lui qui marche vers l’autre qui sent la chaleur rouge envahir ses joues. J’ai vécu ce pourpre qui vous salit, vous fait petit, vous donne envie d’une douche, d’un gant de crin qui gratte la honte. Ou d’un simple baiser sur la joue, qui laverait, comme une rosée. Les bai-sers sur la joue, chez nous, c’est denrée rare.

Thomas devenait rouge dans le soleil. J’ai chassé d’une pichenette la feuille de marronnier, qui a réussi un atterrissage im-peccable entre trois longs mégots et une ca-nette de coca. Voilà ce qui arrive quand on ne tombe pas avec les autres : on tombe seul.

J’ai souri à Thomas. L’angle de ses lèvres a bougé un peu, a hésité, a frémi, et monté à trente degrés. Thomas a rectifié le jumelage

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des lèvres et a laissé ses dents blanches offrir leur piano.

J’ai tendu la main. Celle de Thomas est sortie d’une veste beige en velours côtelé que je lui envie depuis la rentrée. Elle s’est réfugiée dans la mienne, comme apeurée, comme s’excusant de ne pouvoir s’attarder et elle a fait retour dans la poche, où je suis sûr qu’elle caressait une tablette.

Papa ne veut pas que je m’achète une tablette. Ils ne veulent pas. On ne veut pas. On n’aime pas, en tout cas. Le pouvoir mys-térieux de ces êtres terribles qui font ma vie ne veut pas. On ne veut pas : cela devrait me suffire, bien sûr. Cela ne me suffit pas.

— Salut.— Salut.Thomas est très rouge. Son velours

beige lui éponge le front. Je ne suis pas ha-bitué aux contacts humains près des arrêts de bus, sous les marronniers. Je ne connais que les contacts douloureux avec les gens qui ouvrent leur porte, qui écoutent parfois notre pub.

Un jour, j’ai dit ça : notre pub. Papa ne m’a pas giflé. Nous ne giflons pas. Nous avons, face à l’agressivité des autres, la dou-ceur des biches, la patience des doryphores,

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l’indifférence des mouches. Nous ne giflons jamais. Papa ne m’a donc pas giflé. Cela si-gnifiait une sorte de pardon, mais aussi que je devrais continuer la pub. J’aurais préféré qu’il me gifle. Qu’il me traite, comme peut-être les autres pères, de raté, de con, de dé-chet, de honte. Chez nous, on ne traite pas. On est les écolos des rapports humains. On sourit un peu. C’est tout.

J’avais envie de sourire beaucoup à Thomas. Je l’ai fait. Je lui ai dit que j’étais ja-loux de sa veste molle, qu’il faisait beau, que les marronniers commençaient à parler du printemps, que mon bus allait arriver, que je n’avais rien compris aux directives de la prof de physique, que mon bus allait arriver.

— Deux fois que tu le dis, Eliott, que ton bus va arriver.

Une grosse dame à perruque paille m’a bousculé. Elle sentait le parfum bon marché. Il restait un tiers de banquette à côté d’elle. Comme le bus allait démarrer, Thomas a fait irruption dans le soleil. Il a crié :

— Demain, c’est mon anniversaire. Tu viendras ? J’aimerais que tu viennes. Tu vien-dras, Eliott ? D’accord ?

L’accordéon gentil des portes s’est re-fermé sur ses questions. Thomas utilise mon

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prénom ! Rare, ça. Dans la classe, je n’ai droit qu’à mon nom de famille. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Parce qu’on ne m’aime pas ? Nous, nous ne connaissons pas tout de suite le nom des gens. Seulement s’ils acceptent le dialogue, s’ils veulent bien qu’on leur débite la pub.

Un jour, papa s’est fait insulter. Il n’a rien dit. Je n’ai rien dit. Je ne savais pas que nous avions sonné à la porte du prof d’an-glais. Le prof n’a rien dit le lendemain. Je suis sûr pourtant qu’il m’avait reconnu. J’ai tremblé toute la soirée, j’ai mal dormi. Il avait insulté mon père. Nous étions des nuisances publiques, des calamités sociologiques. Mon père n’avait rien dit. Il ne fallait pas répli-quer. Ils ne veulent pas qu’on réplique. Nous ne répliquons pas.

Le prof d’anglais n’a rien dit. Je l’aime bien. Je crois qu’il m’aime bien, lui aussi. Parfois, je me dis que la vie, ce n’est plus que ça : ce qu’on voudrait dire et qu’on ne dit pas, ce qu’on a peur qu’ils disent, ce qu’ils ont peur qu’on dise.

La merde. Ou quelque chose comme ça. Mon langage n’est pas toujours adéquat !

Mais Thomas a parlé. Il a dit :

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— Tu viendras à mon anniversaire, de-main ? Ce serait chouette si tu venais, Eliott. Très chouette.

Je n’étais pas sûr d’avoir bien retenu les paroles de Thomas. Mais il m’avait invité à son anniversaire. Nous, nous n’allons pas aux anniversaires. Ils ne veulent pas que nous al-lions aux anniversaires. Mais moi, depuis des semaines, j’avais envie d’anniversaires et de molles vestes beiges en velours côtelé.

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Anniversaire

ALLER CHERCHER des paquets de pub chez Madame Crabbe fait partie de ma rou-tine. Elle n’a pas la même tournée que nous, Madame Crabbe. Elle fait les deux grands boulevards, les squares et les abords de l’évê-ché. Du grand sport, les abords de l’évêché !

Papa n’aime pas le sport. Ils n’aiment pas le sport. Le Seigneur n’aime pas le sport. Il n’a jamais fait de sport, le Seigneur. Il n’a jamais soutenu les Diables rouges ou Lionel Messi. Il n’avait pas ces préférences-là, le

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Seigneur. Ils le savent bien. Je devrais le savoir.

Merci, Madame Crabbe. Votre réserve éternelle de pub papier bible recyclé me per-met de quitter ma chambre, traverser le sa-lon pour dire à maman que tout va bien, que je serai vite de retour, que Monsieur Delacre n’a laissé aucun message, que tout va encore bien. Merci.

Je sais où habite Thomas. Je connais le quartier. J’y ai admiré des femmes brunes qui montaient dans des barques rapides pour des courses élégantes sur le fleuve. Elles étaient belles et j’aurais voulu les serrer dans mes bras, toutes.

J’ai marché vite, pour gagner du temps. Un aller et retour qui ne pourrait excéder deux heures. Cela dure combien de temps, un anniversaire ? Nous n’avons pas d’anni-versaires. Des dates terribles seulement. Des fins du monde programmées. Où le Seigneur prouvera, dans le ciment éparpillé et les larmes, que nous avions raison.

Quand on sonne chez Thomas, on ouvre tout de suite. Aujourd’hui, en tout cas, ne généralisons pas. On n’attend pas. On n’épie pas. On ne soulève pas de belles persiennes en plastique, de riches dentelles

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domestiques, pour découvrir qui est là, qui vous veut, qui vous cherche. Une maman est tout de suite présente, belle, accueillante, parfumée, curieuse.

— Tu es Eliott, j’imagine.— Vous connaissez mon nom ?— Difficile autrement. Thomas parle de

toi tous les jours. Il t’aime bien, je crois.Il m’aime bien, Thomas ? Il parle de

mon prénom, Thomas ?La maman de Thomas pose sa main sur

mon épaule. Elle sent le muguet et le prin-temps. Elle rit sans raison. Elle ouvre des portes, elle ferme des désespoirs.

Thomas est debout dans l’obscurité. Il me tend la main. Quel est ce style de vie que je n’imaginais pas ? Je ne sais pas s’il rougit.

Je veux lui parler. Je ne peux pas lui par-ler. Pas le temps. Il y a de la musique. Une fille me prend dans ses bras, une fille que je ne connais pas. Elle me serre contre elle, elle ne dit rien, soupire, s’écarte, sourit, revient. Nous dansons.

Dois-je l’embrasser ? Je ne sais pas com-ment on embrasse. Je ne sais pas comment on caresse les copines surgies des ombres anniversaires. Je sais seulement comment on sonne à des portes qui ne s’ouvrent pas.

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La musique s’arrête. La fille ne s’écarte pas. Je voudrais que cette seconde dure longtemps. Alors, quelque part dans ma tête, je mets mon index près d’une aiguille, stu-pide, ne sachant pas comment on bloque le temps.

Thomas est debout dans l’ombre, ses lèvres ouvertes sur des dents de printemps. J’ai déjà oublié ma feuille morte qui ne vou-lait pas mourir.

Je dois fuir. Je n’avais que deux heures pour recueillir la pub et rentrer à la maison. J’aime la fille. J’aime la maman de Thomas. J’aime le muguet, les anniversaires. La bière, je crois. Ai-je bu de la bière ? Ai-je bu de l’alcool ? Ils ne boivent pas de bière, ils ne boivent pas d’alcool. Le Seigneur buvait-il de la bière ?

Je dis au revoir à Thomas.— C’était chouette, Thomas.La fille surgit à mes côtés. Elle prend

ma main. Elle me bouscule, elle me réveille. Thomas ne dit rien. Elle me tire à l’écart, elle me dit de longues choses que je ne com-prends pas vraiment. La musique est la plus forte.

Thomas nous écoute, décide :— Tu dois rentrer, Eliott. C’est mieux.

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Il parle comme dans nos livres. C’est mieux ? Est-ce qu’ils le veulent ? Le couloir sent le muguet. Thomas a disparu. Sa ma-man est là.

— Reviens quand tu veux, Eliott.Papa m’attend dehors, au volant de la

Clio. Il a l’air malheureux.— Elle habite là, maintenant, Madame

Crabbe ?— Qui t’a dit que j’étais là ? Le FBI ?Papa ne répond pas. Il ne me parle pas

de pub. Il ne me parle pas d’anniversaires. Ce n’est pas un violent, papa. Il sonne cal-mement à des portes qui ne s’ouvrent pas. Il sait que le Seigneur ne joue pas au foot et ne s’invite pas aux anniversaires.

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L’école

JE NE SAIS PAS si tous mes profs le savent. Que je fais de la pub, je veux dire. Même Thomas ne le sait pas, je crois. La fille non plus.

Je l’ai revue dans la cour. Comment ne l’avais-je pas vue plus tôt ? Elle est à l’école depuis le début de l’année et il a fallu l’an-niversaire de Thomas pour que je la re-marque ! Est-ce cela, la vie ? Rencontrer sans cesse des gens avec qui on n’a pas envie de vivre. Passer sans les voir à côté d’êtres qu’on

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voudrait serrer dans ses bras pendant tous les étés.

Je voudrais serrer la fille dans mes bras tous les étés, et tous les automnes aux feuilles jaunes, et tous les hivers à la neige qui hésite, et tous les printemps où il faut recommencer plus que jamais à faire de la pub. Parce que, pour eux, le printemps est la saison où il faut profiter de la moindre feuille qui hésite.

La fille s’appelle Noémie. Je ne l’appel-lerai plus la fille. Noémie est au même niveau scolaire que moi, mais pas dans la même classe, parce qu’elle fait du latin. Ils ne font jamais de latin. Du moins je crois.

Le choix s’est présenté quand j’ai quitté l’école primaire pour entrer au collège. Mes meilleurs copains allaient faire du latin.

— Ce sont des bourgeois, a dit papa. Il n’y a que les bourgeois qui font du latin.

Je me souviens lui avoir demandé ce que c’était, un bourgeois. Il n’avait pas trou-vé de réponse.

Ils ne trouvent pas toujours de réponse aux questions. Sauf quand il s’agit de Dieu. Sur Dieu, ils savent tout, vraiment tout. Il n’y a qu’eux qui savent tout.

Pour le latin, j’ai insisté. Papa s’est fâché.

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— Le latin, c’est la langue du pape. Le pape, c’est le plus dangereux des incroyants.

Qu’est-ce que le pape vient faire dans tout ça ? Et que répondre ? Je n’ai pas fait de latin. Dommage, j’aurais côtoyé Noémie plus souvent.

Elle est venue me parler, avec un sou-rire sur les lèvres.

— Thomas m’a dit que tu ne pouvais pas venir à son anniversaire.

— Mais j’y suis allé, non ?— Oui, mais il dit que tu as dû le faire

en cachette. Parce que tes parents ne veulent pas.

J’ai essayé de lui expliquer qu’ils n’ap-prouvent pas les anniversaires. Elle a eu l’air surprise.

— Mais on ne fait rien de mal en fêtant les anniversaires, Eliott.

— Bien sûr, mais c’est la religion qui l’interdit Tu sais, fêter les anniversaires de naissance, c’était une coutume païenne. Liée à l’astrologie. Les premiers chrétiens ne fê-taient jamais les anniversaires. D’ailleurs, c’est la mort de Jésus qu’il faut célébrer, pas sa naissance.

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J’avais l’impression de réciter une leçon qu’on m’avait fait apprendre par cœur. La pub de mes parents et de leurs amis.

— Mais alors, si je comprends bien, tes parents sont…

Elle avait bien compris.Les questions ont continué. Elle voulait

tout savoir. Curieuses, les filles ! Mon pré-nom, par exemple, l’intriguait.

— Eliott avec deux t, c’est bien ça ?— C’est bien ça. Mais si tu es pressée, tu

peux l’écrire avec un seul.Je savais qu’elle m’en parlerait. Même les

profs, en début d’année, me demandent tou-jours pourquoi ce prénom. Heureusement, j’ai une réponse toute faite. Je leur parle de la Bible, du prophète Élie.

— Eliyahu, ça veut dire « Dieu est Yahvé ». Eliott, c’est ça. C’est pour ça.

Ils n’insistent jamais.Noémie n’a pas insisté.— J’aime beaucoup ton prénom.J’aurais préféré qu’elle me dise « je

t’aime ». Aimer un prénom, ce n’est pas suffi-sant. Quand on aime la chemise de quelqu’un ou sa coiffure, pas sûr qu’on l’aime. Mais ça, ce sont mes idées à moi. Je vois bien que

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pour la plupart des gens, les godasses qu’on se paie, c’est déjà un passeport.

Noémie est belle et je me demande si je n’en suis pas amoureux. Vraiment amou-reux. Elle m’a dit qu’elle aimait mes yeux bleus. Mais elle n’a pas parlé de mes hor-ribles cheveux roux.

J’y ai pensé toute la journée. J’y ai en-core pensé le lendemain, jusqu’au moment où ma vie a été bouleversée. Mais ça, c’est une autre histoire.

Une histoire qui n’a rien à voir avec les prénoms et les godasses. Encore que.

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La cabane

IL N’Y A AUCUNE LOGIQUE dans le tra-cé du potager de mes parents, du verger qui le suit en contournant ce qui fut, je crois, un colombier, et qui se termine, contre le mur en briques qui empêche l’accès à l’autre rue, par une cabane aux murs chaulés où mon père range ses outils de jardinier. Le dé-sordre y est indescriptible. Heureusement, ma mère n’y pénètre jamais. Elle, sa passion, c’est l’ordre.

Comme elle détesterait ces bêches et ces râteaux même pas nettoyés de leur terre,

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cette brouette métallique que mon père a repeinte pour l’empêcher de rouiller et ce bric-à-brac d’objets hétéroclites qui voisinent avec des sacs de terreau !

C’est là que je me réfugie quand je veux lire en paix, même si la lumière que laisse pénétrer une fenêtre grillagée oblige à ouvrir très grands les yeux pour bien reconnaître les lettres. J’ai alors le choix, pour avoir un siège assez confortable, entre plusieurs sacs de chanvre bourrés de foin qui ne servent plus depuis que mes grands-parents sont morts en même temps que les derniers la-pins de la maison.

La porte est toujours verrouillée, mais je sais qu’il suffit de soulever un pot où des géraniums achèvent de mourir. La clef est là, qui permet de pénétrer dans cet antre du parfait mauvais jardinier. Depuis la fin de l’été, mon père n’y met plus les pieds et je suis sûr qu’on ne m’y dérangera pas jusqu’à la fin du printemps.

Cette fois, la clef n’était pas sous le pot. Ni à côté. Je l’ai cherchée à terre. Rien. Elle était sur la porte. Étrange. Avais-je oublié de la retirer la dernière fois que j’étais venu ? Non, car la porte n’était pas verrouillée. Bizarre.

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Il y avait quelqu’un à l’intérieur. Assis sur un sac, un garçon que je ne connaissais pas.

— Que faites-vous là ?La question a résonné à mes oreilles

comme une phrase de film. Mais que dire quand on est face à quelqu’un qui n’a pas à être là et qui ne justifie pas spontanément sa présence ?

Pas de réponse à ma question. Je me suis approché du garçon. Il m’a regardé avec un air mauvais. Je me suis arrêté. J’attendais.

— Qu’est-ce que vous faites ici ?Pendant qu’il préparait une réponse,

j’avais tout loisir de l’examiner. Cheveux noirs, yeux presque noirs, foulard noir au-tour du cou. Un pull déformé. Un jean sans doute, je ne voyais pas bien. Et un sweat-shirt rouge.

— J’ai escaladé le mur.L’étranger semblait se satisfaire de sa

réponse. Elle était idiote pourtant et ne si-gnifiait rien. Mais je suis idiot moi aussi, sans doute, car j’ai continué le dialogue de fous.

— Le mur de briques ? Mais pourquoi ?— Pour ne plus rester dans la rue.N’avait-il rien trouvé de mieux ? Quand

on ne veut pas rester dans la rue, on escalade

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un mur de briques, n’est-ce pas ? C’est bien connu. Se moquait-il de moi ?

Je me suis approché. Le gars devait avoir mon âge, un peu plus sans doute. Il s’est levé. Il était un peu plus petit que moi. Il s’est approché. J’avais peur. Allait-il me faire du mal ? C’était un fou, sûrement.

— Si j’étais resté dans la rue, ils m’au-raient attrapé.

— Ils ? Qui, ils ?— Vous le savez bien.Mais non, je ne le savais pas ! Pourquoi

croyait-il que je savais ce qui l’avait poussé à pénétrer sans autorisation dans notre ca-bane ? Après un soupir, il me demanda :

— Vous ne regardez jamais la télévision ?Je ne répondis pas. Il ne continua pas

ses explications.— J’ai très soif.Près du colombier, il y a un robinet que

nous protégeons du gel en hiver. Mais même si les nuits sont froides, il ne gèle plus. J’ai pris un gros bol blanc qui avait dû servir pour les lapins. Je suis sorti de la cabane. J’ai nettoyé le bol du mieux que j’ai pu et je l’ai rempli d’eau.

Je suis plus fou qu’on ne le pense. Un inconnu était passé par-dessus le mur de

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briques, s’était introduit dans notre cabane à outils et je rinçais soigneusement un bol pour lui donner à boire !

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Explications

LE JOUR DE LA CABANE, j’ai découvert que la vie pouvait basculer d’un coup. Que soudain, on ne raconte plus ses heures de la même façon.

Thomas, avec sa veste molle, n’était plus que le souvenir d’une main tendue. Noémie, la trace d’un corps contre le mien et l’écho affaibli d’une voix qui me question-nait. Pourtant, je crois que j’en étais tombé amoureux. Mais j’avais pour l’instant d’autres priorités.

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Les anniversaires avaient disparu de mes préoccupations. Il y avait devant moi et de-vant ma vie un inconnu dont je ne connais-sais même pas le nom.

Il a bu comme je n’avais vu personne le faire. Il a bu comme une bête. Et puis, il a oublié qu’il me vouvoyait et il a dit :

— Tu vas me dénoncer ?— Te dénoncer ? Pourquoi ?— Tu ne regardes pas la télévision ?La même obsession ! J’allais vite com-

prendre pourquoi. Il a déposé le bol, s’est approché de moi et m’a raconté.

J’avais raison : il n’avait que deux ans de plus que moi. Il vivait dans une famille avec pas mal de frères et de sœurs. Originaire d’Afrique du Nord, son père était venu tra-vailler en Europe, seul. Puis sa femme l’avait rejoint. Et ils eurent beaucoup d’enfants.

Lui, il avait connu des années sans pro-blème. Il respectait ses parents et ses parents l’aimaient. Mais l’école, ce n’était pas vrai-ment son truc. Il me raconta les heures inter-minables à soupirer, à inventer des excuses pour être absent, à chercher des amitiés qu’il ne trouvait pas vraiment. Je devinais entre les lignes. Dans cette école bourgeoise de la

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capitale, on n’appréciait pas vraiment ce pe-tit Maghrébin qui cachait son intelligence. Il était malheureux.

Dans la rue, il rencontrait des gens qui s’intéressaient à lui. Des hommes plus âgés que lui, qui lui parlaient de la vie, de l’espoir, de l’engagement.

On l’invita à des réunions. Comme ses parents ne voyaient pas cela d’un bon œil, il dut s’inventer une vie secrète. Des cours de musique auxquels il n’assistait jamais, mais qui lui permettaient de quitter la maison.

— Il y a six mois, on m’a proposé de partir. Je pouvais me rendre utile, tu com-prends. Là-bas, je servirais enfin à quelque chose. J’ai pris l’avion pour la Turquie, un matin de décembre. Et puis…

Je n’arrêtais pas de poser des questions. Tout cela me semblait tellement invraisem-blable. Comment un mineur avait-il pu, sans ses parents et sans leur autorisation, monter dans un avion pour Ankara ? Ce n’était pas possible, bien sûr.

— C’était possible, puisque je l’ai fait. Et quand je suis arrivé en Turquie, on s’est tout de suite occupé de moi. On m’a aidé à passer la frontière. Je suis entré en Syrie.

— En Syrie ?

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— Tu ne connais pas la Syrie ?Bien sûr que je connaissais la Syrie !

Depuis des mois, on ne parlait que de ce pays. Comment aurais-je pu ignorer l’existence de Daesh et les actes de l’État islamique ?

Tout à coup, il a cessé de raconter. Il est resté silencieux pendant une longue minute, puis il a descendu les sourcils près des pau-pières et il a demandé :

— Tu vas me dénoncer ?Il y a des questions auxquelles on ne

sait que répondre. Je n’ai pas répondu. J’ai dit :

— Je m’appelle Eliott. Et toi ?— Yazid.Yazid : un nom que je connaissais bien.

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Yazid

SUITE AUX ATTENTATS, le prof de fran-çais nous avait demandé de préparer un exposé. Nous avions le choix : parler d’un personnage important de l’islam ou donner notre point de vue au sujet du terrorisme ou des musulmans qui habitent dans notre pays.

Rachid avait levé la main le premier. Lui dont on n’entendait jamais la voix, il avait dit :

— Moi, Monsieur, je voudrais parler de l’attitude des gens à notre égard.

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Il avait fait son exposé quelques jours plus tard et il s’était joliment débrouillé.

Il avait d’abord parlé de Mahomet et de la naissance de l’islam. Rien de bien neuf pour nous : nous avions déjà étudié tout cela au cours d’histoire. La classe a commencé à se passionner quand Rachid a parlé des croisades.

Ce n’était pas facile à comprendre pour nous, qui ne connaissions de tout cela que les exploits des croisés. Mais Rachid nous a fait comprendre que les victoires de l’Occident avaient donné le coup de grâce à la civilisa-tion arabe, qui avait été si brillante sur plu-sieurs plans : les sciences, la philosophie, l’art… Dans les siècles qui suivirent, les ha-bitants des monarchies de la péninsule ara-bique connurent longtemps une existence aux mœurs plutôt relâchées, surtout pré-occupés de bien vivre cette vie terrestre. Et puis, un jour, certains relirent autrement le Coran, un peu comme des intégristes chré-tiens le firent chez nous avec la Bible.

— On fait dire ce qu’on veut aux textes, avait conclu Rachid.

Puis il insista sur le fait que la religion musulmane était une religion d’amour,

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contrairement à ce que les attentats pou-vaient faire croire.

— Allah veut la vie et non la mort, répéta -t-il à plusieurs reprises.

Les questions ont fusé. Toujours les mêmes. Je fus un peu gêné de la hargne avec laquelle mes condisciples se plaignaient du fait que les musulmans assistaient pas-sivement aux actes terroristes, sans réagir vraiment. Rachid ne répondait pas. Il a fini par dire qu’il était malheureux que tout le monde dans la rue ou dans le bus le regarde comme un pestiféré.

— Ils font un amalgame, conclut-il. Comme si tous les musulmans étaient des terroristes !

J’aurais dû intervenir, lui dire mon ami-tié. Je ne l’ai pas fait. Même à la récréation, je ne l’ai pas fait. Il y a des paroles difficiles à dire.

Thomas, lui, avait fait un exposé très in-téressant sur la langue arabe. Il avait expliqué que l’arabe du Coran était une langue figée, qui n’arrivait pas à s’adapter aux situations sociales nouvelles. Cela pouvait expliquer en partie l’incompréhension de certains musul-mans face à la vie d’aujourd’hui en Occident.

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Il me sembla que Thomas n’avait pas préparé seul son exposé car il s’était em-brouillé à plusieurs reprises et n’avait pu que bafouiller face aux questions précises du prof. J’étais un peu gêné pour lui et j’ai essayé de le défendre. Mais je me rendais compte qu’il était aussi seul que Rachid face à la classe. Comme la feuille de marronnier. Comme moi.

C’est moi qui ai fait le dernier exposé. J’avais trouvé des renseignements dans un gros livre qu’ils mettent à la disposition de ceux qui doivent répondre aux questions des gens. Les gens qu’ils veulent convaincre. Ce livre s’appelle Ils se trompent de foi.

On y parle de Yazid. Un nom dont je pensais qu’il resterait à tout jamais pour moi celui de l’assassin du petit-fils du prophète Mahomet, Hussein.

Mon exposé n’était pas facile à faire ! J’ai essayé d’expliquer qu’au VIIe siècle, Yazid avait accédé illégalement au califat. Il savait que pour être reconnu commandeur des croyants, il fallait que tous lui prêtent le ser-ment d’allégeance, ce que refusait Hussein. Yazid avait trouvé la solution : si Hussein

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persévérait dans sa mauvaise volonté, on lui couperait la tête !

Hussein alla se réfugier à La Mecque, convaincu que les musulmans seraient nombreux à s’opposer à Yazid. Petit-fils de Mahomet, Hussein avait fait le pèlerinage, mais pas tous les rites : il devinait que Yazid avait envoyé des espions afin de le tuer pen-dant ceux-ci.

Apprenant que Hussein se rendait à Koufa, Yazid avait envoyé son armée pour lui barrer la route. Dans le désert, Hussein et ses amis furent encerclés par une armée de plusieurs milliers d’hommes. Le combat dura neuf jours.

La dernière nuit se passa en prières. Dans le combat terrible du lendemain, la fa-mille et les compagnons de Hussein furent massacrés. Le petit-fils du Prophète resta seul sur le champ de bataille. On l’assassina, puis on laissa tous les corps étendus sur le sol, sans les enterrer.

Le prof me demanda pourquoi j’avais parlé de tout ça.

— C’est vous, Monsieur, qui avez de-mandé de parler d’un personnage important de l’islam.

Il a souri.

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J’ai conclu en disant que les musul-mans ne pensaient pas tous la même chose de Yazid, que c’était un des nombreux sujets qui les divisaient depuis toujours. Rachid s’est levé et a dit :

— Il a mal agi. C’est un ennemi de l’islam.

La discussion qui a suivi fut très animée, non pas au sujet de Yazid, mais parce que la plupart de mes condisciples trouvaient ridicule de parler encore de ces vieilleries, comme ils disaient. Le prof de français eut bien du mal à calmer les esprits.

— Si vous ne vous intéressez pas aux siècles qui nous ont précédés, vous ne com-prendrez rien au nôtre.

Pouvais-je me douter alors que je connaîtrais un autre Yazid ? Le seul Yazid im-portant pour moi. Celui qu’il me faudrait peut-être dénoncer.

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Le répit

JE N’AI PAS DÉNONCÉ Yazid tout de suite et je ne sais toujours pas pourquoi. Je commence à comprendre qu’il n’y a pas une raison à tout. Ou que les raisons nous échappent souvent. Et que chercher une rai-son à tout ne mène à rien qu’au désespoir.

Le jour tombait, comme pour inviter à passer à la scène suivante. Un rideau de ré-pit. C’est du moins ce que je croyais. Je ne savais pas que les répits n’existent pas. Ce sont seulement des heures vides qui font semblant.

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J’avais dit à Yazid que je m’appelais Eliott. Il n’avait jamais entendu ce prénom. Moi, j’avais déjà entendu le sien ! Ma mère dit que les prénoms nouveaux envahissent notre pays et que ce n’est pas bon signe. Elle croit aux signes, ma mère. Eux aussi, les amis de mes parents, ils croient aux signes. Le Tout-Puissant nous en a envoyé beaucoup, affirment-ils. Mon père dit qu’un jour, le so-leil s’obscurcira et qu’alors, Jéhovah compte-ra ses fidèles. Sans doute même sont-ils déjà comptés. Un compte provisoire, dit papa, car il y aura ceux qui trahiront et ceux qui comprendront la parole.

La parole, je sais où elle est. Elle est écrite dans leur pub et elle est triste. C’est du moins ce que je trouve, mais les amis de mes parents disent qu’elle est étincelle de bonheur.

Je ne savais pas ce que je devais faire de Yazid. Qu’avait-il fait de mal ? Il n’avait tué personne, à ce que je sache. Bien sûr, il avait désobéi à ses parents. Mais on ne met pas quelqu’un en prison parce qu’il a désobéi à ses parents, ou alors on n’aurait pas assez de cellules ! Celui qui a agi comme Yazid, on

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l’empêche de recommencer. On essaie peut-être de la raisonner. Je n’en sais rien.

De toute façon, ce n’était ni à Yazid ni à moi de prendre la décision. Des hommes avaient décidé que Yazid était coupable et les policiers le recherchaient pour qu’on puisse le lui dire en face. Et ceux qui l’aideraient à ne pas se rendre se faisaient complices. On les punirait, eux aussi. Je suppose.

Punir, ce mot que j’ai toujours détesté. Dans les textes que me lisent mes parents, il est presque toujours question de punition. À l’école aussi, on aime ce mot qui aide les profs à ne pas être seuls. Il me semble pour-tant qu’on n’est pas sur terre pour être puni ou récompensé. Pour vivre seulement, ce n’est déjà pas mal. Et pas si facile que ça.

Mais Yazid, comme mes parents, comme eux, les élus, parlait plus de mort que de vie. Comme si la mort ouvrait la porte à la vie. La mort, c’est une porte qui se ferme définitive-ment. La vie est notre seule richesse. C’est ce que je crois, mais puis-je le dire ?

— Tu vas me dénoncer ?Yazid n’avait pas attendu ma réponse. Il

s’était tourné sur le côté et avait dit :— J’ai faim.

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J’ai pris des risques. Je suis retourné dans la cuisine. Maman était dans le salon. Elle jouait des mélodies de Ravel au piano. Je déteste Ravel.

J’ai pris deux tranches de pain dans les-quelles j’ai glissé du jambon cuit. Il fallait faire vite. Les notes de Ravel ont couvert les bruits de porte et je me suis vite retrouvé de-vant Yazid.

Il a pris le pain d’un air soupçonneux et il a séparé les tranches.

— C’est quoi, ça ?— Ben, du pain, tu le vois bien.— Et ça ?Était-il à ce point ignorant ou est-ce moi

qui ignore ce qui se fait et ce qui est interdit ?— C’est du porc, non ? Tu sais bien que

nous ne mangeons pas de porc.Je le savais. Ils s’étaient un jour moqués

des juifs, qui refusent de manger du cochon. Et à l’école, on nous a expliqué que les mu-sulmans partagent la même horreur pour cette viande. D’ailleurs, on parle de préparer des repas différents, selon la religion.

Moi, j’adore le jambon et c’est pour cela sans doute que je ne ferai pas partie des élus. J’ai donc mangé le jambon de Yazid, qui a gratté soigneusement les tranches de

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pain avant de les avaler. Il mourait de faim, apparemment.

Nous sommes alors restés longtemps sans parler. Je lisais dans les yeux de l’autre une peur qui ne me rassurait pas. Je regar-dais ma montre. Je ne pouvais pas rester plus longtemps. On allait partir à ma recherche, découvrir Yazid. Le chasser. Me punir. J’ai fait marche arrière jusqu’à la porte, cherchant des mots que je n’ai pas trouvés.

Tandis que je refermais la porte, Yazid a demandé :

— Tu vas me dénoncer ?

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Questions

J’AURAIS DÛ faire le point. J’aurais dû trouver quelqu’un à qui expliquer la situa-tion. Mais expliquer quoi, en somme ? Dire que j’avais fait quoi ? Et déjà me disculper ? Mais pour se disculper, il faut se sentir cou-pable. Et ce n’était pas mon cas. Ou ce l’était depuis très longtemps.

Depuis qu’ils étaient devenus eux. Depuis que derrière mes parents, ou plutôt devant, ils étaient arrivés. Du matin au soir et quasi toute l’année, se substituant à la tendresse, s’imposant. S’imposant avec une gentillesse

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divine, mais jamais angélique. Disant à mes parents comment il fallait vivre, comment il fallait aimer – mais parlant peu d’amour, sauf celui de Jéhovah, un amour terrible, exclusif, redoutable. Maman me caressait-elle vraiment comme avant, avant qu’ils se soient introduits dans notre vie ? Papa me souriait-il encore vrai-ment ? Pouvaient-ils offrir de la tendresse ? Ils n’utilisaient jamais ce mot.

Ils savaient tout. Ils décidaient tout. Ils savaient, eux, comment on doit être heureux.

Ces pensées m’avaient, somme toute, tourmenté toute la journée et je ne les aban-donnais que pour penser à lui, à ce garçon qui avait surgi dans ma vie et s’y était installé sans en demander la permission à personne.

J’avais cru qu’il aurait disparu, qu’il aurait quitté sa cachette provisoire pour re-trouver les dangers de la ville et, en même temps que cela me rassurait, cela m’avait fait peur. Comme si j’avais besoin de lui. Avais-je besoin de quelqu’un ? Du sourire moqueur de Thomas peut-être. De la tendresse de Noémie. De mes parents, obligatoirement.

Il est sorti de l’obscurité comme un fan-tôme fatigué de la solitude. Je lui ai tendu

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une main qu’il n’a pas prise. On ne tend pas la main à un fantôme.

— Je m’appelle Eliott.— Tu me l’as dit hier.— Je te l’ai dit ? Tu es sûr ?Il a soupiré. Que nous étions-nous dit ?

Je me souvenais qu’il m’avait parlé de la Turquie, de la Syrie, de ses amis.

— Tu as soif ?Il avait soif. Comme la veille, je suis allé

chercher de l’eau au robinet du jardin, veil-lant bien à ce que de la maison, personne ne puisse m’apercevoir. Qu’aurais-je dit ? Que j’avais soif ? Mais qu’est-ce que je fai-sais là, alors que dans ma chambre m’atten-daient des exercices d’algèbre et une leçon d’histoire ?

— Je m’appelle Yazid.Lui aussi, il se répétait !On ne va pas loin, avec deux prénoms.

On les répète un peu, au début, ne sachant plus bien ce qu’on a dit de soi, ce qui était important à dire de soi : taille, poids, aller-gies, maladies affrontées durant l’enfance.

— Tu as faim ? Je t’ai apporté à manger. Tu as bien dormi ?

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— Le moindre bruit me réveillait. Tu comprends, on s’attend toujours à ce que les autres viennent vous arrêter. Ils sont partout.

— Eliott, Eliott ! Mais où es-tu donc ?C’était la voix de maman, impatiente.

Je devais quitter Yazid au plus vite. Bien sûr, maman ne serait pas venue à la cabane. Elle n’y venait jamais. Mais aucune règle n’est absolue.

— Que faisais-tu là ? Te mettrais-tu à jar-diner ? On aurait tout vu ! Il serait temps de tondre la pelouse, d’ailleurs. Mais ce serait dommage : toutes ces pâquerettes… Elles ne méritent pas qu’on les tue.

Tondre la pelouse. Papa y penserait sans doute. L’herbe poussait en même temps que les jours grandissaient.

Papa n’aime pas les travaux de jardi-nage. Mais il est bien forcé de les exécu-ter, même s’il déteste le contact avec les plantes. Les fleurs ne lui volent jamais un re-gard. Qu’aime papa, au juste ? Maman ? Oui, obligatoirement.

Mais parfois, l’envie lui prend de tondre la pelouse. Il décide cela comme on décide d’aller prendre l’air. Et pour tondre la pe-louse, il devrait venir dans la cabane, prendre

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la tondeuse et découvrir Yazid. Je décidai donc d’annoncer à la famille que je tondrais samedi. Papa n’insisterait sûrement pas pour le faire à ma place !

J’avais oublié que c’était la réunion mensuelle. Celle où ils distribuent les rues. Certains quartiers sont moins faciles. Les gens y sont agressifs. Ceux-là, ils ne se contentent pas de garder la porte fermée. Ils l’entrou-vrent et profèrent des menaces. On n’a pas le droit de déranger les gens pour leur impo-ser ses idées, affirment-ils. Qu’on décampe et vite, sinon… Sinon quoi ? Le pire, c’est quand on nous menace de lâcher le chien !

Ces quartiers-là, mes parents n’aiment pas les faire. Personne ne les aime. Sauf Monsieur Roussel. Un maso, celui-là. Il n’est heureux que quand les choses sont difficiles. Il est veuf depuis longtemps, chauve, bedon-nant. J’ai l’impression qu’il ne m’aime pas.

Les réunions stratégiques ont toujours lieu chez nous. En général, les invités sont cinq ou six et maman prépare un grand plat de spaghettis aux crevettes autour duquel les discussions vont bon train. Et ce jour-là, ex-ceptionnellement, on boit du vin. Très peu.

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Monsieur Roussel a tout de suite parlé de son cousin. C’était bien ma veine, on al-lait sûrement encore parler des terroristes et des mesures de sécurité.

— Il est enfin sorti de l’hôpital. Il ne gardera aucune séquelle. Mais on a eu peur pour lui.

Le cousin de Monsieur Roussel était dans le métro, lorsque l’attentat avait eu lieu. On l’avait emmené dans un état grave et les médecins étaient réservés au début quant à ses chances de survie.

— Voilà une bonne nouvelle, Monsieur Roussel. Il ne faut jamais désespérer, a dit papa.

Il ajouta :— Ceux qui ont fait ça, ce sont des sa-

lauds. Ou des fous. On devrait les supprimer tous. C’est ce qu’ils méritent.

La conversation roula bien sûr sur Daesh et sur les mesures de sécurité que nous avions dû adopter.

— Déjà en novembre, on aurait dû fer-mer les frontières, dit Monsieur Roussel.

Son voisin renchérit :— Tout cela, c’est aussi la faute des

réfugiés. Trop facile pour les terroristes de

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se mêler à eux et de menacer ainsi notre civilisation.

— Oui, a dit un autre invité, dès que Paris a connu l’horreur, il aurait fallu réagir. Prendre des mesures.

Paris ! Je me souvins que le lendemain était la date limite pour s’inscrire au voyage scolaire. Je le rappelai à mes parents.

— Nous t’avons déjà dit que tu n’irais pas, dit mon père.

— Mais…— Paris, c’est trop dangereux, insista

maman. Je serais morte d’inquiétude si tu y allais.

— Mais il n’ira pas, répéta papa. La chose a toujours été entendue.

Monsieur Roussel se lança alors dans un long monologue qui fut une macédoine de lieux communs. Il mêla la liberté d’ex-pression, dangereuse selon lui, les caricatu-ristes sans morale, les spectacles pervers, la drogue…

— Paris, c’est tout cela, conclut-il, c’est tout cela.

Je savais qu’il serait inutile d’insister et j’en voulus à Yazid. J’avais tort : même sans lui, même sans ceux dont il partageait les

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idées, on ne m’aurait pas permis d’aller à Paris.

Paris, c’était une fête et ils n’aiment pas les fêtes.

Je tirai prétexte de mes devoirs à ache-ver pour quitter les invités et monter dans ma chambre. Je voulais rejoindre Yazid. Tant que la réunion durerait, je ne serais pas dérangé.

Quand je suis rentré dans la cabane, Yazid pleurait. Lorsqu’il me vit, il renifla quelques fois puis s’essuya de la manche les yeux et le nez.

— Yazid, qu’est-ce qui se passe ?Il me jeta un regard mauvais, puis bais-

sa les yeux vers ses pieds et dit comme une prière :

— Je pensais à ma mère. Elle est sûre-ment malheureuse.

Jamais je n’avais pensé qu’une mère puisse être malheureuse. La mienne l’était-elle parfois ? Je ne l’avais vue pleurer qu’une seule fois, deux années auparavant, à la mort de tante Mathilde, sa jeune sœur. Mais vite, elle avait séché ses larmes et dit :

— J’ai tort de pleurer. Elle est près du Seigneur. Heureuse.

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— Bien sûr qu’elle est près du Seigneur, avait dit papa.

Moi, je savais surtout qu’elle était dans une grande boîte de bois et qu’on la descen-dait dans un trou. Où était le Seigneur dans tout ça ?

C’est alors que Yazid m’a parlé de sa mère.

J’ai eu beaucoup de mal à m’endormir. Ne pas aller à Paris, ce n’était pas un drame pour moi, même si ma joie eût été grande de partager quelques jours avec Thomas et Noémie. Surtout avec Noémie. Non, ce sont les questions que je me posais au sujet de Yazid qui me tinrent éveillé une partie de la nuit. Ces questions, même s’il l’avait fait ma-ladroitement, c’est Monsieur Roussel qui les avait provoquées.

Un homme a-t-il le droit de tuer d’autres hommes, sauf pour se défendre ? Surtout : a-t-il le droit de le faire au nom de Dieu, peu importe comment il l’appelle ?

Yazid n’avait tué personne, à ma connaissance. Mais il approuvait ceux qui l’avaient fait : à New York, à Paris, à Bruxelles ou ailleurs. Et ce qu’il m’avait dit à propos

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des entraînements qu’il avait connus en Syrie, sur son enthousiasme, me prouvait qu’il n’aurait pas hésité à lancer une bombe sur des infidèles.

Alors moi, moi qui croyais en Dieu comme en une équation algébrique à trop d’inconnues, avais-je le droit de protéger un assassin en puissance ?

Je décidai d’en parler à Noémie et je n’en parlai pas à Noémie. Je décidai d’en par-ler à Thomas et je n’en parlai pas à Thomas. Je n’en parlai à personne.

Je devais décider seul. Je décidai de dé-noncer Yazid.

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Vivre

QUELLE NUIT, où je n’ai cessé d’agi-ter dans ma tête toutes sortes de pensées ! Tantôt, je réfléchissais à ce qui s’était passé et je me demandais ce que j’allais faire de Yazid. Tantôt, je m’endormais en me persua-dant que j’avais rêvé tout cela et que cette sorte de cauchemar ferait bientôt place à un beau rêve.

Mais au réveil, c’est toujours la réalité qui vous happe le cœur.

Je voulais retourner dans la cabane, voir si Yazid était parti pendant la nuit et, sinon,

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lui dire de le faire avant que je le dénonce. Mais je n’en ai pas eu le temps. Papa était pressé. Il avait un rendez-vous à Charleroi et voulait me déposer à l’école en passant.

— Mange vite. Je vais être en retard.— Mais je peux aller à l’école à pied,

papa.— Pas question, je te dépose. Tu atten-

dras le début des cours chez l’éducateur.— Mais…Papa déteste cette conjonction. Mais,

pour lui, c’est un obstacle idiot sur le par-cours qu’il s’est tracé. Un parcours où tout est facile, programmé, presque désinfecté.

Je n’avais donc pas le choix. J’ai dû par-tir à l’école sans revoir Yazid.

Mais j’ai revu Noémie. Elle est passée dans le local qui sert d’étude provisoire et m’a jeté un regard où il me sembla lire beau-coup de tendresse. J’avais tort de tant me tra-casser pour un verre d’eau et une tranche de jambon cuit. La vie avait les yeux de Noémie et son sourire suffisait à éclairer mes heures. Je la reverrais et je la prendrais dans mes bras. Nous parlerions du printemps. Elle ai-mait mes yeux bleus. Elle, je l’aimais toute. Je crois.

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Puis, c’est Thomas qui est entré et est venu s’asseoir à côté de moi. Il a tendu sa joue distraitement pour que je l’embrasse. Chez nous, entre hommes, on ne s’embrasse pas.

— Salut.— Salut. Quoi de neuf ?Il n’a pas attendu que je réponde et il

m’a fait un long discours où il était question de parents qui ne comprennent rien et de ta-blettes qui fonctionnent mal. Important, une tablette ? Pour Thomas, oui, apparemment.

— Thomas, que veux-tu que je te dise ? Je n’ai pas de tablette, moi. Mes parents trouvent que ce n’est déjà pas mal de m’avoir laissé acheter un téléphone portable avec mon argent de poche. Quel conseil veux-tu que je te donne ? C’est si important ?

Son regard m’a foudroyé. C’était appa-remment très important.

Pourtant, quelques minutes avant son arrivée à l’étude, j’avais décidé de lui parler de Yazid. Thomas est un garçon sérieux. Je pouvais lui demander conseil sans trahir un secret. Et puis, quel secret ? Yazid ne m’avait rien fait promettre. Je pouvais parler de lui à Thomas. Mais comment parler à quelqu’un

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dont la seule préoccupation semble l’avenir de sa tablette ?

Je n’ai rien dit et l’heure du début des cours a sonné.

Nous avions deux heures de français pour commencer, et le prof est parvenu à m’arracher à mes pensées. Il a parlé un peu du XVe siècle en Flandre, puis de l’écrivain Charles De Coster. Le même nom que celui de la marchande de frites, près de l’église ! Mais cela n’a rien à voir avec le texte qu’il nous a présenté.

Le prof a répété plusieurs fois la pre-mière phrase : À Damme en Flandre, quand mai ouvrait les fleurs aux aubépines, est né Ulenspiegel fils de Claes.

— Phrase magnifique, n’est-ce pas ? Vous ne trouvez pas ?

Nous voulions bien trouver cela magni-fique, mais c’est surtout la suite qui nous in-téressa : le côté à la fois comique et révolté du récit. L’éternel problème de ceux qui ont le pouvoir et de ceux qui ne l’ont pas. Dans le récit, on les appelait les princes et les gueux, tout un monde que nous ne soupçonnions pas et que le prof parvenait à rendre actuel. Il nous lut de nombreux extraits que nous

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avons écoutés pour une fois dans un silence total.

J’irais voir à la bibliothèque si on pou-vait me prêter ce livre.

À la fin des deux heures, avant de nous quitter, il a relu deux vers, une phrase pro-noncée par le héros du livre, Thyl, une phrase qu’il nous a demandé de retenir.

— C’est très important. C’est un pro-gramme que vous pourriez inscrire quelque part et le garder toute votre vie :

J’ai mis « Vivre » sur mon drapeau,Vivre toujours à la lumière.

Pendant deux heures, je suis presque parvenu à oublier Yazid.

En sortant, j’ai dit à Thomas que j’avais trouvé le cours de français vraiment chouette. Il a grommelé quelque chose que je n’ai pas compris. Manifestement, il pensait toujours à sa tablette. Le cours de philo allait achever de le mettre de mauvaise humeur.

Le prof de philo est très jeune, très sympa. Ses cheveux blonds, bouclés, lui des-cendent jusqu’aux épaules. Il sourit toujours,

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même quand il est fâché. Le sujet du jour était brûlant : l’accueil des étrangers.

Tout de suite, la classe s’est enflammée, particulièrement Thomas, qui a décrété :

— Ces gens-là feraient mieux de rester chez eux ! Ou alors, qu’ils s’adaptent. S’ils veulent vivre chez nous, qu’ils vivent comme nous !

Le prof n’a pas semblé déconcerté. D’une voix calme, il a poursuivi :

— Je te comprends, Thomas. Tous ces étrangers devraient nous imiter. Nous autres Européens, quand nous sommes allés en Amérique, il y a quelques siècles, nous avons pris exemple sur les habitants. Tout le monde a voulu, comme les Indiens, se mettre des plumes sur la tête et vivre dans des tentes. Même chose en Afrique au siècle dernier : les Belges ont vécu à la congolaise, c’est bien connu. Ils ont remplacé leurs crucifix par des fétiches… Pareil pour les Français en Algérie…

Thomas a mis quelque temps avant de comprendre que le prof se moquait de lui. Il n’a pas répliqué.

Moi, je ne suis pas sûr que tout le monde ait compris ce que voulait dire le prof.

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Je me croyais débarrassé de mes points d’interrogation. Point du tout : jusqu’à la fin des cours, je n’ai cessé de penser à Yazid. Je me rassurais en me répétant les mots de Thyl Ulenspiegel :

Vivre toujours à la lumière…Autre programme que vivre dans une

cabane !

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Je dénonce

J’AVAIS TROP HÉSITÉ et je ne savais pas pourquoi. Dès les premières minutes de ma rencontre avec Yazid, tout aurait dû être clair. Je ne le connaissais pas et il ne me connais-sait pas. Il n’était rien pour moi et je n’étais rien pour lui.

Mais dès qu’on adresse la parole à quelqu’un, on en fait quelqu’un qu’on connaît. On le connaît peu, sans doute, mais on le connaît. Les années qui passent aident-elles à mieux connaître les gens ? Je n’avais pas beaucoup de recul pour le dire, mais ma

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faible expérience des jours et des mois me disait que non, que l’on reste toujours un in-connu pour les autres. Que savaient vraiment mes parents de moi ? Et mes condisciples, si-non que j’étais un grand garçon trop maigre aux yeux trop bleus et aux cheveux trop roux ? Mais j’avais donné à boire et à manger à Yazid. Il était un peu sous ma protection. Sans rien dire, sans rien lui dire à lui, nous avions signé un pacte. Donner un bol d’eau à quelqu’un, c’est plus qu’un symbole, c’est lui apporter un peu la vie. Et si on a donné un peu de vie à quelqu’un, même rien qu’un peu, peut-on après la lui ôter ?

Je ne savais plus où j’en étais.Révéler la présence de Yazid aux autori-

tés, comme papa dit, ce n’était pas dénoncer. C’était peut-être sauver la vie de plusieurs personnes. J’aurais voulu m’en persuader. Yazid était-il un être dangereux parce qu’on lui avait enseigné une religion qui parlait de haine ? Sans doute. Peut-être.

J’ai revu les scènes atroces que nous avait présentées la télévision, quelques se-maines auparavant, ce sang sur le trottoir, ces corps déchiquetés. Au nom de quoi ? Ceux qui étaient morts dans ces attentats,

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qu’avaient-ils fait de mal ? Ils étaient là, c’est tout.

J’aurais pu être là, moi aussi. Noémie aurait pu être là. J’arrêtai vite la liste de ceux qui auraient pu se trouver à l’aéroport ou dans le métro. Elle était inutile. N’importe qui peut, de même, trébucher n’importe quand dans la rue et se tuer. Mais ceux qui poussent les gens et les font tomber, c’est différent.

On avait appris le mal à Yazid et il était prêt à s’en servir. C’était donc mon devoir de l’en empêcher et puisque mes paroles avaient été inutiles face à ses paroles de haine, je devais faire en sorte qu’il ne puisse jamais nuire. Je devais le faire avec mes faibles moyens. Mais il me fallait alors accepter les mesures sécuritaires qu’on avait prises. Dire oui à une société dont la sournoiserie m’ir-rite si souvent. Dire oui, comme papa, aux discours ministériels qui nous rassurent en nous prévenant : la sécurité aura un prix.

Vérifier les pièces d’identité, fouiller les sacs, se méfier de tout le monde, est-ce en-core vivre ?

Pourtant, ma décision était prise. Certes, on me questionnerait et ce serait horrible. Certes, on me demanderait pourquoi j’avais

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tant tardé. Ou peut-être ne me demanderait- on rien, heureux qu’on serait d’avoir un vi-sage ennemi à présenter aux caméras, ravi de pouvoir affirmer à une population inquiète qu’une fois de plus, on garantissait sa sécu-rité grâce à l’efficacité des forces de l’ordre.

Peut-être même me présenterait-on comme un héros.

Je chassai cette pensée. Je ne voulais pas être un héros. Simplement un jeune trop grand, trop maigre, avec des yeux trop bleus et des cheveux trop roux, qui cherchait de l’amitié. Et peut-être même le luxe incertain de l’amour.

Normalement, pendant la pause de midi, nous ne pouvons pas quitter l’école. Sauf les rares qui ont la permission de rentrer manger chez eux. Ceux-là passent devant la loge de l’éducateur de service. Ils montrent leur autorisation. Normalement, l’éducateur doit la vérifier mais, la plupart du temps, on leur jette un regard rapide, on fait oui et on ouvre la grande porte toujours fermée à clé.

J’ai sorti une feuille de bristol de mon sac et je me suis préparé à la montrer au pion. Mais il ne m’en a pas laissé le temps.

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— Où vas-tu, Eliott ? Tu n’as pas d’auto-risation, je le sais bien.

Alors, j’ai pris ma mine la plus déconfite et j’ai tenu mon ventre à deux mains.

— Je suis malade, Monsieur, je dois ren-trer chez moi.

— Tes parents le savent ?— Oui, papa m’attend devant l’école.Il n’a pas insisté. Serais-je un si bon

comédien ?

Dehors, un brouillard dense noyait les façades et les voitures, comme pour cacher ma honte. Je me sentais Judas. Mais je n’avais aucun Christ à trahir. Je faisais mon devoir, c’est tout. Mon devoir ! Comme les mots sont idiots ! Je devais accepter que la réalité soit moins littéraire : j’allais tout simplement dé-noncer Yazid.

Je marchais très vite, comme si je crai-gnais que les pavés et les tournants me fassent revenir en arrière, me ramènent dans une cabane où un gars aux yeux noirs attendait mon eau et mon pain. Rien d’autre. Même pas mon amitié. L’amitié, il l’avait cherchée ailleurs et il s’était trompé.

Plus que traverser la petite place aux marronniers, plus que passer devant la

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librairie, plus que contourner le monument aux morts et je serais devant le commissariat. Après, j’en étais sûr, les choses iraient vite. Des hommes en cagoule surgiraient de par-tout et ma rue serait bloquée. Je connaissais le refrain. Tout le monde le connaissait.

Malgré le brouillard, je voyais des vi-sages et des yeux, et tous semblaient me questionner. De quoi avais-je l’air pour qu’on me regarde ainsi ? D’un traître ? Je faillis bous-culer une dame qui marchait vite, elle aussi. Elle ressemblait à ma mère. Est-ce pour cela que j’ai pensé à la mère de Yazid et que me sont revenues dans le cœur les phrases qu’il m’avait dites la veille ?

Et je ne suis pas entré au commissariat.

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La mère de Yazid

JE NE REGRETTE RIEN de ce que j’ai fait, Eliott. Je ne me suis senti entouré d’amitié qu’au milieu de ces combattants, en Syrie. Eux seuls me disaient que je n’étais pas seul. Chez moi, on ne parlait pas beaucoup. Mes sœurs étaient surtout préoccupées de leurs copains et de leurs tenues. Elles cachaient leurs cheveux, mais aimaient que leur vi-sage attire l’attention des garçons. Mon père, lui, était le chef et il n’avait pas le temps de plaisanter ni de s’intéresser à nos idées. Il bossait dur comme maçon et ne quittait la

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maison que pour son travail ou aller à la mosquée pour la prière. J’avais peur de lui, bien qu’il ne m’ait jamais frappé. Mais je sa-vais qu’il ne voyait pas d’un bon œil que je continue mes études. Plus vite on travaille, plus vite on est utile à sa famille et à la so-ciété, disait-il souvent.

Avec ma mère, c’était différent. Je sa-vais qu’elle avait fait un peu d’études et qu’elle les aurait poursuivies si sa famille n’avait pas décidé que son rôle était de se marier et d’avoir vite des enfants. Elle a obéi.

Un jour que nous étions seuls, elle m’a dit :

— Yazid, tu dois être plus courageux à l’école. Tu es un garçon intelligent et je suis triste quand je vois que tu gaspilles ton temps.

Elle m’a serré contre elle et elle a poursuivi :

— J’aurais aimé être médecin, m’occu-per des autres, les soulager. Cela m’aurait bien plu, mais c’était impossible sans l’ap-pui de mes parents. Je n’ai même pas osé leur en parler. Je savais qu’ils ne seraient pas d’accord, qu’ils m’accuseraient de ne pas suivre la voie qu’ils avaient prévue pour

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moi. Mais toi, mon grand, tu as de l’intel-ligence et tu es un brave garçon. Je serais fière de dire : « Vous voyez, mon fils Yazid, il est devenu médecin. Il aide les malades. On l’aime bien. » Si tu voulais faire un effort, Yazid. Ne le fais pas pour moi. Fais-le pour les autres. Il y a tellement de gens qui ont besoin qu’on les aide. Tu le feras ? Promets-moi que tu le feras.

Puis elle a pleuré. Mais c’était peut-être de joie. Elle croyait sans doute qu’elle m’avait convaincu puisque je ne répliquais pas.

Et je crois que j’étais un peu convain-cu. Mais j’avais déjà rencontré l’imam qui m’avait parlé de Daesh et je savais que ma mère pleurerait pour d’autres raisons.

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Le sweat-shirt rouge

POURQUOI se réveille-t-on de bonne humeur, malgré la pluie ? Pourquoi grimace-t-on, une autre fois, le pied à peine tiré du lit alors que le soleil brille déjà dans un ciel tout bleu ?

Et pourquoi se souvenir de futilités alors que des moments importants de l’exis-tence se dissimulent derrière une sorte de brume qui voudrait les réduire à des détails sans importance ?

Je pensais à tout cela tandis que j’es-sayais maladroitement de glisser dans une

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serviette en papier une tartine abondamment garnie de beurre et de confiture d’orange que je voulais porter à Yazid. Et, comme mes pas me poussaient vers la cabane, je comp-tais le nombre de nuits que je l’avais dissi-mulé chez moi à l’abri de la police. Trois ? Quatre ?

Peu importait. Il resterait ici aussi long-temps que les circonstances le rendraient nécessaire. Mais j’aurais à prendre des déci-sions essentielles pour lui comme pour moi. Et d’abord, avec qui partagerais-je ce secret trop lourd pour moi seul ? Avec Noémie, cer-tainement. Elle comprendrait. Elle m’aide-rait, elle me donnerait de précieux conseils. Avec Thomas ? Peut-être. Pas sûr. Avec mes pa-rents ? Leur foi intransigeante les aiderait -elle à comprendre ? Accepteraient-ils de m’aider ? Cela rassure, bien sûr, de pouvoir compter sur une complicité adulte.

Yazid m’a dit qu’il n’avait pas faim. J’ai insisté :

— Tu n’as pas faim maintenant, mais dans une heure tu seras peut-être bien fier d’avoir mes tartines !

Et j’ai ajouté un peu stupidement :

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— Je t’ai mis de la confiture d’orange. C’est ma mère qui l’a faite. Tu verras : un régal.

Est-ce parce que j’avais parlé de ma mère ? Il me sembla que les yeux de Yazid s’embuaient d’un peu de tristesse.

— Il faut que je te laisse, si je veux être à l’heure à l’école…

Il ne m’écoutait pas.— Tu n’as besoin de rien ?Seul un léger sourire me répondit. Je

me sentais un peu vexé. Je me tracassais tant pour lui, mais moi, quelle importance avais-je à ses yeux ? D’ailleurs, avais-je la moindre importance pour qui que ce soit ?

Comme j’ouvrais la porte, un peu fâché sans vraie raison, il m’arrêta :

— Eliott, attends, je dois te dire quelque chose.

Il hésita, puis poursuivit :— C’est… Merci. Merci de ne pas

m’avoir dénoncé.Il s’avança comme pour m’embrasser.

Je ne trouvai rien à répondre. Il n’y avait rien à répondre. J’ai dit :

— Ne fais pas de bruit et évite la fenêtre.Puis je partis.

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Toute la journée, l’école ne parla que du voyage à Paris. Le prof de français dit que nous aurions un travail à faire en rentrant.

— Une sorte de compte rendu. Mais avec du style, s’il vous plaît. Pas comme pour une agence de voyages.

Le prof d’histoire, lui, demanda qui emporterait un appareil photographique. Il composa des équipes de quatre et expliqua que nous aurions un après-midi de liberté.

— Mais avec du travail ! Chaque équipe recevra un petit guide avec différents en-droits à visiter. Et vous devrez, en rentrant, composer un album avec une dizaine de photos commentées.

Est-ce pour me rendre tout à fait mal-heureux que Thomas demanda chaque fois qu’on parla de Paris :

— Et ceux qui ne viennent pas, ils fe-ront quoi ?

Ceux qui ne viendraient pas, c’était moi. Moi tout seul.

J’ai passé une journée détestable.

Je ne pus courir tout de suite à la ca-bane. Les Dieter étaient au salon. Ils expli-quaient que leur fils Fabien avait accepté de faire le boulevard. Faire le boulevard ! Ils

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disaient cela comme on parle de faire le trot-toir ! Ils voulaient savoir si j’accepterais de l’accompagner.

Fabien a deux ans de plus que moi. Il est blanc, gros et couvert de boutons, des boutons qu’il fait saigner à force de les grat-ter. Mais ce n’est pas pour cela que j’ai refusé poliment de faire le travail avec lui. Avec lui ou avec quelqu’un d’autre, je déteste cette attente devant chaque porte, à répéter la for-mule commerciale sans savoir comment elle sera accueillie.

Les Dieter sont partis vexés. Tout de suite, j’ai couru rejoindre Yazid.

La cabane était vide. Son sac avait dispa-ru et il ne restait aucun signe d’une présence humaine. Stupidement, j’ai dit son nom, à voix presque basse, puis plus fort, puis très fort. Stupidement, j’ai fouillé tous les coins de la cabane, espérant trouver Yazid accrou-pi derrière une brouette ou sous la table de jardin. Rien. Personne.

Yazid avait disparu sans laisser le moindre mot d’explication ou de remercie-ment. Alors, je me souvins du ton sur lequel il avait dit : « Merci de ne pas m’avoir dénon-cé. » Un ton définitif.

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Je n’arrivais pas à me concentrer sur la leçon d’anglais. Je cherchais une expli-cation à la disparition de Yazid. Avait-il fini par craindre que je le dénonce ? Avait-il reçu un message lui demandant de rejoindre des complices ? Mais comment ? Voulait-il simple-ment prendre l’air ? Mais alors, il n’aurait pas laissé derrière lui des lieux bien rangés et vides de tout passage humain.

Nous ne regardons pas souvent la té-lévision. Ils pensent que cela n’apporte pas grand-chose de bon à l’humanité. Les émis-sions culturelles, de temps en temps. Mais il n’y en a pas souvent. Et le journal télévisé, bien sûr, généralement sur une chaîne lo-cale, moins « people ».

On parla d’abord de cet adolescent qui s’était jeté dans le fleuve. Des témoins l’avaient vu enjamber le parapet, vite, sans regarder autour de lui. Quelqu’un de jeune apparemment, à en juger par sa souplesse. Il portait un sweat-shirt rouge. Depuis lors, on cherchait en vain le corps. Des hommes -grenouilles se relayaient sans arrêt. La télévi-sion les montrait en gros plan.

Un sweat-shirt rouge, comme Yazid.

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Après le journal, la télévision donna un reportage sur le travail de Médecins sans frontières au Proche-Orient. Je me souvins de ce que Yazid m’avait dit à propos de la tristesse de sa maman.

Je suis monté dans ma chambre et j’ai commencé à me répéter deux questions. La première, je me la poserais pendant des an-nées encore :

Serai-je un jour médecin ?Je sentais en moi l’envie de me rendre

utile, de faire du bien. Ne pas me contenter de donner un verre d’eau, mais atténuer des souffrances, sauver des vies peut-être. Partir autrement que pour une croisade. Il faudrait que je réponde à cette question par autre chose que des mots et des silences.

Vivre à la lumière. Et aider les autres à le faire.

La deuxième question, je me la répéte-rais toute ma vie :

Où es-tu, Yazid ?

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Table des matièresHydravion provisoire 7Anniversaire 13L’école 19La cabane 25Explications 31Yazid 35Le répit 41Questions 47Vivre 57Je dénonce 65La mère de Yazid 71Le sweat-shirt rouge 75

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AUX ÉDITIONS KER

Collection Double jeu

ANDRIAT Frank, Les Aventures de Bob Tarlouzetome I : Arrête ton baratin !tome II : Mise en scènetome III : Bons baisers de Kaboultome IV : Fais pas l’andouille !

COLLECTIF, Le Peuple des lumièresCORNETTE Jean-Luc, Le Pianiste, la sirène et le chevalierENGEL Vincent, Et dans la forêt, j’ai vuHONAKER Michel, Les Aventures de Parsifal Crusader

La Légende des Guerriers-LuneLe Tombeau de JoshuéLa Terre des Regrets

MURAIL Marie-Aude, Pas si méchantRAUCY Claude, Le Violon de la rue LauristonRIVAIS Yak, Mouche et la sorcièreTYOU Virginie, Cliky

L’Énigme numériqueLe Crack des réseaux

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