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PRESSES UNIVERSITAIRES DE BORDEAUX Eidolon ^ N° 101 Le Pouvoir et ses écritures Études réunies par Denis Lopez

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P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S D E B O R D E A U X

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N° 101

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Le Pouvoir et ses écritures

Dans la réflexion sur les relations entre l’art et la réalité, la question des écritures du pouvoir se situe à un point de croise-ment fécond. C’est du pouvoir politique qu’il s’agit principa-lement dans ce volume, dans l’appréciation des œuvres qu’il suscite. Apparaissent des hommes qui exercent le pouvoir et qui prennent la plume, décrivent leur situation, leur condition, leurs fonctions. Certains sont des créateurs avant d’avoir eu une situation politique. Quelle relation leur œuvre entretient-elle avec leur action ? Viennent aussi et surtout les hommes de l’art qui s’intéressent au pouvoir. Comment représentent-ils cette position dominante de personnages de premier plan, voire de personnages collectifs, de groupes au pouvoir ou de masses ? Comment la création rend-elle compte, non pas seulement de la figure du grand homme, mais de la forme du pouvoir, de la configuration de son exercice ? Quelle est la nature de l’engagement de l’artiste, si tant est que l’écriture en suppose un ?

D’une position à l’autre, de celle de l’homme politique à celle de l’artiste, et inversement, se révèlent en effet des interac-tions, s’illustrent des fonctions particulières de la littérature et des arts, des corollaires nécessaires à l’exercice du pouvoir ou une part même de cet exercice. Pour approcher de ces inter-férences, le champ d’investigation qu’adopte ce volume est large, de l’Antiquité à l’époque contemporaine, sans limitation géographique, avec un croisement des approches discipli-naires, ce qui permet de relativiser, de percevoir des continui-tés sur la longue durée, d’établir de fécondes comparaisons. Le fil qui est suivi est celui qui transversalement infléchit une certaine idée du pouvoir. D’abord, les visions et les posi-tions euphorisées, idéalisation du prince dans le conseil ou dans son éducation, célébrations du pouvoir, pour atteindre à ces situations stables ou moins stables de l’écriture dans l’exercice du pouvoir. Puis, les visions contrastées ou même ambiguës du pouvoir, et, plus appuyées, les critiques et les contestations, avant que n’arrive l’oscillation ou le choix clair entre l’emprise et la déprise. De là, enfin, des contre-pouvoirs ou d’autres pouvoirs peuvent surgir sur des horizons de fuite.

Illustration de couverture : photo Denis Lopez.

Études réunies par Denis Lopez

PRIX : 24 e

ISSN : 0242-5300ISBN : 978-2-903440-00-0

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EIDÔLON

Cahiers du Laboratoire Pluridisciplinaire de Recherches

sur l’Imaginaire appliquées à la Littérature (LAPRIL)

Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 33607 PESSAC CEDEX

Directrice de la collection : Danièle JAMES-RAOUL

COMITÉ DE LECTURE

Florence BOULERIE Géraldine DELBEY Claude-Gilbert DUBOIS Luc FRAISSE Elisabeth GUILHAMON Thomas KLINKERT Peter KUON Denis LOPEZ Gérard PEYLET Hélène SORBÉ Jean-Jacques WUNENBURGER

Dépôt Légal : 3e trimestre 2012ISSN : 02425300 - ISBN : 979-10-91052-01-6

EAN : 9791091052016

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Le pouvoir et ses écritures

Études réunies par

Denis Lopez

P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S D E B O R D E A U X

Eidôlon

N° 101

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© Photo de couverture : Bibliothèque du château de Versailles.

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Avertissement

Ce cahier, le cent-unième de la collection Eidôlon, Le Pouvoir et ses écritures, résulte d’une action conduite par Denis Lopez.

L’approche a été résolument plurielle et pluridisciplinaire, afin de croiser les investigations et de faire varier les points de vue : littéraires, artistiques, historiques, linguistiques et anthropologiques, afin de confronter aussi différentes formes d’écriture, au sens large, textuelles, plastiques, scéniques, visuelles, sonores. Le thème a été abordé autour de trois grandes questions complémentaires :

• Les « créateurs » et le pouvoir. Comment la création rend-elle compte du pouvoir, comment l’écrit-elle, le décrit-elle, suivant quels desseins ? Quelle est la nature de son engagement ?

• Le pouvoir et l’écriture. Le deuxième volet aborde la question des hommes de pouvoir qui écrivent, décrivent leur situation, leur condition, leurs fonctions, se situent eux-mêmes par leur œuvre (littéraire ou artistique) dans l’exercice du pouvoir.

• L’écriture et le pouvoir. La situation des artistes devenus hommes d’État. Un artiste peut-il devenir un grand politique, son œuvre prépare-t-elle l’accession à ces fonctions, peut-elle se poursuivre ensuite ? L’écriture peut-elle changer le pouvoir ?

Ce recueil, en croisant, ainsi que l’exige l’objet, les perspectives disciplinaires, s’inscrit dans la tradition propre du lapril en confrontant plusieurs approches sans aucune fermeture méthodologique et en combinant la pluridisciplinarité qui est un fondement essentiel des études sur l’imaginaire.

Danièle James-Raoul Directrice de la collection eidôlon

Cahiers du Laboratoire Pluridisciplinaire de Recherches sur l’Imaginaire appliquées à la Littérature

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Le sage et le politique dans Kalila et Dimna

Dans Le Savant et le politique, Max Weber analyse la naissance, à l’aube de la modernité occidentale, d’une classe d’hommes politiques professionnels composée de clercs, de lettrés humanistes, de juristes formés dans les universités, de ministres-fonctionnaires spécialisés dans le droit, les finances, les armes ou la diplomatie. Ces hommes, affirme-t-il, « n’avaient pas l’ambition des chefs charis-matiques et ne cherchaient pas à devenir des maîtres, mais ils entraient dans la lutte politique pour se mettre à la disposition d’un prince, la gestion de leurs intérêts politiques leur fournissait leur gagne-pain et le contenu moral de leur vie »1. Bien qu’elle se rapporte au champ de la pensée politique occidentale, cette distinction entre, d’un côté, le chef politique charismatique, le prince qui a pour vocation de dominer et d’exercer la violence politique légitime, et, de l’autre, le conseiller qui entre au service du prince et met son savoir et ses compétences au profit de l’État, cette distinction est, avec quelques réserves temporelles qui évite-raient de tomber dans les anachronismes, au cœur des traditions politiques initiés en Islam à partir du VIIIe siècle. C’est à cette date qu’émerge, sous les Abbassides (mais le processus a été préparé par les Omeyyades dès la fin du VIIe siècle), une culture politique puissante qui s’est appuyée sur la classe des secrétaires de l’ad-ministration califale (kuttâb, pl. de kâtib), spécialistes de la rédaction des discours, de la chancellerie, de la comptabilité, et dans la plupart des cas, pouvant être promus au rang de conseillers ou de ministres. Ibn al-Muqaffa‘ (720-757) est sans doute l’une des figures les plus importantes de cette classe de fonctionnaires, à la fois sur le plan politique en tant que membre de cette administration, et sur le plan intellectuel en tant que traducteur et auteur de nombreux textes poli-tiques2. Grâce aux traductions qu’il fait à partir du persan, il alimente la réflexion des lettrés sur les arts de gouverner, et participe directement à la fondation, en Islam, du genre des miroirs des princes (âdâb sultâniyya). Il est le premier à avoir traduit, augmenté de plusieurs chapitres et transformé par de nombreuses modi-fications l’ouvrage de fables indiennes intitulé Kalila et Dimna, et c’est à juste titre que son nom est resté associé à ce texte malgré les nombreuses autres traductions

1 Max Weber, Le Savant et le politique, traduit par J. Freund, Paris, Plon, « Bibliothèques 10/18 », 1959, p. 134.

2 Pour plus de détails sur ce point, voir D. Sourdel, « La biographie d’Ibn al-Muqaffa‘ d’après les sources anciennes », Arabica, 1, 1954, p. 307-323 et S.-A. Arjomand, « ‘Abd Allah Ibn al-Muqaffa‘ and the ‘Abbasid Revolution », Iranian Studies, vol. 27, No. 1/4, 1994, p. 9-36.

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en prose ou transpositions en vers. L’une des traductions françaises de ce livre en français, celle de René Khawam, a choisi comme titre Le pouvoir et les intel-lectuels, chose qui témoigne de l’importance de la relation entre le savoir et le pouvoir dans ce texte. C’est afin de ramener la relation entre savoir et pouvoir au contexte de l’élaboration des fables dans l’Antiquité et le Moyen âge que nous avons plutôt opté pour le sage et le politique ou bien le prince et le philosophe, puisque c’est autour de ce tandem que s’élabore toute la thématique de l’art de gouverner, au cœur de laquelle se trouve la question du conseil.

L’objectif de ce travail est de s’interroger sur la raison pour laquelle le philosophe qui incarne le savoir, la sagesse, et la prudence se trouve amené à se mêler de la politique et à s’introduire dans un univers marqué par l’arbitraire, la domination des intérêts et la logique des rapports de force. L’examen de cette question centrale nous amènera à analyser le rôle politique du sage, et à aborder les stratégies du conseil telles qu’elles sont élaborées dans Kalila et Dimna.

La genèse de Kalîla et Dimna

L’importance de la question du rapport entre le sage et le politique dans Kalila et Dimna provient de l’histoire même de la genèse de cette œuvre qui fut rédigée par Bidpaï pour répondre à des questions spécifiques relatives à l’art de gouverner. Cette composition remonte, d’après l’une des trois introductions aux fables3, à un contexte historique précis, celui de l’accès au gouvernement de l’Inde d’un mauvais roi, Debchelim, qui a succédé à un gouvernant placé par Alexandre le grand après la conquête du pays. Le règne de Debchelim inaugure une période marquée par l’injustice et le mépris des sujets. Face à cette situation, le sage Bidpaï décide d’aider ses compatriotes et de les sauver des injustices commises par le tyran. Cette démarche consistant à aller voir le roi pour lui donner certains conseils définit le principe fondamental qui régit la relation entre le sage et le politique dans Kalila et Dimna, et nous permet, d’emblée, de problématiser le rapport entre sage et politique autour de la manière dont le sage conçoit son statut social et politique.

3 L’introduction retraçant la genèse de Kalila et Dimna est absente de la plupart des anciens manuscrits et ne commence à circuler que plusieurs siècles après les premières traduc-tions en langue arabe faites au VIIIe siècle. S’appuyant sur T. Nöldeke, A. Azzam, l’un des éditeurs du texte arabe en 1941, affirme que cette introduction a été rajoutée au moins deux siècles après la version d’Ibn al-Muqaffa‘, alors que R. Khawam estime que ‘Alî Ibn al-Shâh al-Fârisî, le prétendu auteur de ces pages précieuses sur la genèse du livre, n’est en réalité que le masque d’Ibn al-Muqaffa‘. Voir Kalila et Dimna (en arabe) édité par A. Azzam, Beyrouth, Dâr al-Shurûq, 1981, p. 28 et ‘Abdallah Ibn al-Mouqaffa‘, Le Pouvoir et les intellectuels ou les aventures de Kalîla et Dimna, traduit par R. Khawam, Paris, Éditions Maisonneuve et Larose, 1985, p. 11. Voir également l’article d’A. F. L. Beeston, « The Alî ibn Shâh» Preface to Kalîlah wa Dimnah », Oriens, vol. 7, no 1 (Jun. 30, 1954), p. 81-84, dans lequel il avance que cette préface aurait été rédigée vers la fin du XIIIe siècle. A. Miquel a placé cette préface en appendice à sa traduction. Voir Ibn al-Muqaffa‘, Le Livre de Kalila et Dimna, Paris, KlincKsieck, 1980, p. 283-300. Nous utilisons cette dernière version dans notre travail, y compris pour l’orthographe des noms propres.

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D’après le récit de cette préface, la figure du sage est loin d’être celle du philosophe qui perçoit la vie philosophique comme une manière de vivre néces-sitant l’éloignement par rapport à la sphère des affaires communes. Au nom de ses compétences philosophique et de cette conception active de la philosophie, Bidpaï s’impose donc le devoir d’aller conseiller le souverain. Mais avant de faire ce geste, il consulte ses élèves et leur expose ses intentions. Deux points ressortent de cet épisode du récit. Le premier est relatif à la connaissance de la nature du pouvoir politique. Bidpaï sait pertinemment que le fait de se présen-ter devant le roi pour lui donner des conseils constitue une épreuve difficile pour le philosophe qui risque de mourir en se livrant à cet exercice périlleux. L’une des formes de sagesse lui impose même de fuir l’univers politique, et ce principe n’est autre que celui qui guide naturellement les êtres vivants, soucieux d’abord de conserver la vie et d’éviter les violences qui pourraient la leur ôter. Rappelé par ses disciples, ce principe de la non-confrontation directe avec le pouvoir s’appuie sur la représentation de cette sphère en tant qu’espace régi par la violence et la brutalité. La cour du roi est semblable « à une eau où nage le crocodile » : nager dans cette eau, « c’est vouloir se jeter tête baissée dans le péril » ; elle est aussi comme « le venin des crochets d’un serpent », peut-on alors l’avaler « pour en faire l’épreuve sur soi-même » ; elle est enfin semblable au « repaire du lion » dans lequel il ne faut jamais pénétrer sans risquer d’être attaqué4. Malgré ces mises en gardes, et c’est là le deuxième point, adopter une attitude passive comme le fait de quitter le pays, ou de laisser le roi continuer ses agissements arbitraires ne correspond pas à la manière de vivre philoso-phique, ni à la philosophie comme manière de vivre. Nous comprenons ainsi le tiraillement du sage entre deux pôles puisqu’il est conscient, d’un côté, du fait que s’introduire dans le milieu du pouvoir est plein de désavantages pour celui qui veut vivre en paix, en accord avec son activité contemplative et ses principes moraux, mais il est convaincu, de l’autre, qu’il ne faut pas se détourner de la chose publique. Il faut donc que le philosophe dépasse ses intérêts privés et qu’il se sacrifie pour une cause suprême, celle de la justice.

C’est à ce stade qu’on voit apparaître l’arme que le sage va utiliser pour lutter contre l’arbitraire du pouvoir. Cette arme est la ruse. Bidpaï estime que si le roi dispose de la force brute, s’il est le maître incontesté du pouvoir, le philosophe pourrait, grâce à son intelligence, lui montrer la voie à suivre et modifier son comportement à l’égard des sujets. Le philosophe illustre cette maxime par la fable de l’alouette qui a été victime de la tyrannie d’un éléphant et qui a trouvé le moyen de renverser à son avantage les rapports de force qui lui étaient a priori défavorables. Par cette réflexion, le philosophe se place ainsi du côté du faible, de celui qui ne possède pas les instruments habituels ou majeurs de la domination (la force physique), mais qui est capable, grâce à son intelligence, et surtout à la ruse, de renverser les rapports de pouvoir à son profit. Muni de ces deux convictions, le sage s’impose le devoir d’intervenir

4 Le Livre de Kalila et Dimna, op. cit., p. 288-289.

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au nom d’une cause politique noble (le bonheur des sujets) et estime qu’il est capable d’y parvenir grâce à son intelligence. Or, là où le lecteur s’attend à une réussite de la stratégie du philosophe, le récit nous apprend qu’il échoue à convaincre le souverain et qu’il suscite même sa colère. Au lieu d’appliquer littéralement les enseignements de la stratégie déjà annoncée, celle qui est fondée sur la finesse, le détour, l’adaptation aux situations particulières et la souplesse d’esprit, Bidpaï prononce un discours cru, direct et violent. Le sage formule un discours qui ne correspond pas à l’art et à la manière de s’adresser à un roi : en utilisant « la liberté totale de parole », il rappelle à Debchelim qu’il a hérité du trône, qu’il détient de ses glorieux ancêtres un pouvoir immense, mais qu’il n’arrive pas à utiliser tout cela selon l’esprit de justice. « Bien au contraire, lui dit Bidpaï en face, tu agis en tyran, en oppresseur, tu es plein de superbe et de mépris pour tes sujets ; ta conduite est honteuse et le résultat en est un immense malheur ». Bidpaï profite de la licence qui lui a été accordée par Debchelim lui-même pour dire franchement ce qu’il pense, mais son franc-parler, sa parrhêsia, finit par exaspérer le roi qui ordonne, dans un premier temps, de crucifier le philosophe, avant de revenir sur sa décision et de se contenter de « l’emprisonner et de l’enchaîner »5.

Cette première tentative de se rapprocher de la sphère politique se solde donc par un échec du philosophe et par la mise à l’écart de la possibilité d’in-troduire le savoir au sein du pouvoir. C’est seulement au bout d’un certain temps, lorsque sa conscience a commencé à le torturer que le roi Debchelim décide de sortir le philosophe de prison, et de lui confier la charge de diriger le royaume. Ce revirement annonce la fin du règne injuste de Debchelim et l’ouverture d’une ère nouvelle marquée par l’alliance entre le pouvoir et le savoir, la formation d’un tandem basé sur la complémentarité entre les compé-tences du roi et celles du philosophe. Le livre de Kalila et Dimna est le résultat de cette alliance, puisque c’est le roi Debchelim qui a demandé au sage Bidpaï de lui composer un ouvrage dans lequel il sera question de l’art de gouver-ner en général. Le livre se présente ainsi comme une réflexion d’ordre éthico-politique où il est question aussi bien du gouvernement de soi-même que du gouvernement des autres. Les quatorze chapitres du livre sont justement composés pour illustrer sous forme de fables les différentes maximes politiques et les préceptes du bon gouvernement.

Le sage-conseiller

Le récit de la genèse de Kalila et Dimna rend compte de la figure parfaite du sage qui doit porter un certain intérêt aux affaires communes. On est donc éloigné de la conception de la philosophie en tant qu’activité qui suppose un certain retrait, voire une sorte de mépris pour la politique. Le philosophe dans Kalila et Dimna n’est pas celui qui s’enferme dans le ciel éthéré des idées, mais

5 Ibid., p. 293.

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bien celui qui met son savoir au servir du bonheur de sa société. Cette concep-tion active de la philosophie s’appuie sur le conseil dans le sens profond du terme, c’est-à-dire non pas en tant que simple admonestation du prince, un rappel de la voie droite ou une exhortation à la vertu6, mais comme une fonction assumée par le sage dans le but conduire le souverain à choisir le meilleur pour son gouvernement et pour les sujets. Ici, comme dans les ouvrages qui sont assez représentatifs de la tradition des miroirs des princes arabes, le conseil s’inscrit dans la philosophie même du gouvernement, puisque celui qui le représente – le sage ou le bon conseiller – est celui qui exerce une activité de délibération donnant lieu à un avis touchant à la direction de l’État, au choix des collaborateurs, à l’armée, à la sécurité intérieure, au combat contre un ennemi externe, et à tout ce qui concerne concrètement les intérêts de l’État et des sujets. D’ailleurs, Ibn al-Muqaffa‘ lui-même s’est livré à cet exercice en composant une épître qu’il a adressée à al-Masûr (714-775), le deuxième souve-rain abbaside mais le véritable fondateur de la dynastie, et dans laquelle il avait traité principalement de la question de l’armée7.

Cette activité de conseil se déploie dans Kalila et Dimna sous de nombreuses formes, à tel point qu’il est possible d’avancer qu’il existe dans ce texte une réflexion aboutie sur cet art, même si l’expression de ses différentes maximes reste soumise à une forme de dissémination et de fragmentation qui est intrin-sèque au choix littéraire de l’auteur des fables. Outre les points liés à la stratégie à adopter dans le discours adressé au souverain, nous trouvons l’idée fonda-mentale qui sera reprise par les moralistes et les essayistes politiques, et consis-tant à définir l’art du conseil aussi bien du point de vue du prince (le choix des conseillers, la manière de les écouter, les prises de décisions) que de celui du conseiller lui-même (méfiance par rapport au pouvoir, usage de stratégies discursives qui lui permettent d’exercer son métier, tout en évitant de tomber en disgrâce ou tout simplement perdre la vie). Nous trouvons également le thème du mauvais conseiller dans le premier chapitre « Le Lion et le bœuf », le thème de l’importance du secret dans la pratique du conseil dans le chapitre intitulé « Les Corbeaux et les hiboux », ainsi que le thème fort passionnant de la possibilité ou non de demander conseil à son ennemi dans « La Colombe

6 Ce contenu existe dans certains ouvrages politique composé essentiellement par des théologiens, ouvrages qui sont à la lisière des manuels de science politique, mais où les thèmes de la mort, de la vanité de l’ici-bas, ou de la petitesse du pouvoir des princes par rapport à celui des Dieu sont constamment convoqués et mis en avant, à tel point que l’activité de conseil se trouve ramenée à la sphère de la morale religieuse, et qu’elle devient synonyme de dévalorisation de la politique au profit de la religion. Comme texte assez représentatif du genre, nous pouvons citer, à titre d’exemple, l’ouvrage d’al-Ghazâlî, al-Tibr al-masbûk fî nasîhat al-mulûk, (les Lingots d’or en matière de conseils aux rois), traduit en anglais par F.-R.-C. Bagley sous le titre de Counsels for Kings, Londres-New York, Oxford University Press, 1964.

7 Voir C. Pellat, Ibn al-Muqaffa‘, mort vers 140/757, « conseilleur » du calife, Paris, Maisonneuve et Larose, 1976.

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au collier » et dans « Le Chat et le rat ». Nous voyons donc que le conseil se définit par son inscription dans une sorte de pragmatisme qui l’éloigne consi-dérablement de la simple admonestation du prince, même si cette perspective est inscrite dans le texte de la préface comme le point de départ de la relation entre le sage et le roi.

Une fois tracées les grandes lignes du thème du conseil, il est possible de voir quelles sont les qualités qui prédisposent le sage à exercer cette activité. Nous pouvons dire, en effet, que ce qui caractérise la figure du sage telle qu’elle se reflète à travers le discours de Bidpaï, c’est d’abord la longue expérience des choses humaines. Après avoir longuement réfléchi sur le cas de Debchelim, médité l’histoire de l’Inde et sa situation politique dans le passé et les transfor-mations qu’elle a subie avec le règne injuste, Bidpaï décide de passer à l’action, armé en cela de la connaissance des récits historiques et, plus précisément, des récits sur le gouvernement des Anciens. Ces derniers offrent au philosophe la matière à partir de laquelle il forme ses jugements sur les différents aspects de la vie politique même si, de fait, il n’a pas eu d’expérience en matière de gouver-nement. La notion d’expérience (tajriba, pl. tajârib) joue un rôle important à ce niveau ; elle montre que le savoir du philosophe qui peut être universel est constamment confronté à la logique du particulier et ancré dans des configu-rations singulières directement liées à son époque. Cette notion de tajriba est intimement liée à un autre terme, celui d’adab (pl. âdâb), notion complexe qui renvoie généralement à la culture de l’honnête homme, à la bonne éducation et à la maîtrise parfaite des règles de conduite. Elle est globalement l’équivalent de la paideia grecque. Dans un passage clé de Kalila et Dimna, les deux notions se présentent non seulement comme complémentaires et indissociables l’une de l’autre mais aussi comme la manifestation directe de la raison humaine. « La raison, dit le texte, est […] la source de tous les biens. Elle s’enrichit de notre expérience (tajârib) et de notre culture (âdâb). L’homme la détient sous la forme d’un don aussi secret et mystérieux que le feu l’est au sein de la pierre ou du bois : il faut, pour le voir paraître, susciter d’un autre élément l’étincelle qui fera jaillir la flamme et la lueur attendues. Pareillement, la raison ne se révèle en l’homme que sous l’excitation de la culture ou le stimulant de l’expérience. Mais quand elle atteint sa perfection, c’est elle alors qui préside à l’expérience et fortifie toute culture, elle qui nous permet de faire preuve d’esprit critique en toutes circonstances et d’éviter tout détriment »8. Ce passage montre comment la présence d’une forme de rationalité basique chez l’homme ne lui permet pas d’atteindre le stade de la perfection, et qu’il nécessaire d’aller puiser chez les autres, par l’éducation et l’expérience, les outils de ce perfectionnement. Cela justifie la maxime formulée par al-Jâhiz (776-869), un lettré abbaside postérieur à Ibn al-Muqaffa‘, selon lequel « l’adab est la raison des autres que tu ajoutes à la tienne »9. La métaphore de la lumière présente plus haut à travers l’image du feu est reprise dans un autre passage de Kalila et Dimna pour montrer que

8 Kalila et Dimna, op. cit., p. 19-20. Traduction légèrement modifiée.9 Al-Jâhiz, Risâlat al-ma‘âd wa l-ma‘âsh, (De la vie future et de la vie terrestre), dans Rasâ’il al-Jâhiz

(Épîtres d’al-Jâhiz), t. 1, Beyrouth, Dâr al-jîl, 1991, p. 96.

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lorsque la raison est défectueuse, comme c’est le cas avec les sots, l’éducation et l’expérience sont inutiles à l’individu et ce dernier devient semblable aux chauves-souris qui ne peuvent profiter de la lumière du jour10. Ce sont donc ces qualités (être doué de raison, avoir de l’expérience et posséder les règles de conduite) qui prédisposent le philosophe à exécrer cette activité de conseil et qui l’habilitent à prendre en charge la direction de l’État.

Ces remarques nous permettent de revenir sur la décision prise initialement par le philosophe d’aller conseiller le roi. Elle obéit, en effet, à une logique double : d’un côté, elle constitue un devoir moral que le philosophe s’impose à lui-même et, de l’autre, elle traduit l’idée que la clé du changement se trouve dans la politique qui devient ainsi au centre de l’activité du philosophe et le cœur de la philosophie. Le rôle du sage dans Kalila et Dimna est proche non pas du Platon de la République où l’idéal politique est défini par une sorte de normativité qui consiste dans la fusion entre le savoir et le pouvoir à travers l’image du roi-philosophe, mais du Platon de la Lettre VII qui se présente à Denys, le tyran de Syracuse, pour lui donner des conseils en matière de gouver-nement et tenter de corriger sa conduite. Non pas l’image d’un philosophe-roi habilité à diriger la cité parce qu’il connaît les principes éternels et qu’il arrive à contempler les Idées de bien, de justice, de beauté, etc. pour les transposer dans les âmes des citoyens, mais le philosophe actif qui se jette dans les affaires publiques, et fait de son mieux pour pourvoir la cité de lois sages et justes, en passant directement par le maître du pouvoir. Le sage Bidpaï est aussi proche de la figure d’Aristote telle qu’elle a été forgée en Orient à partir des récits des exploits politiques d’Alexandre le Grand. Dans ces textes semblables au Roman d’Alexandre du pseudo-Callisthène, le philosophe, tout en se présentant toujours comme le maître du conquérant, endosse tantôt le rôle du conseiller, tantôt celui du ministre ou encore celui du stratège qui définit la politique à adopter à l’égard des Perses vaincus et à propos de bien d’autres questions militaires11. Bien qu’Aristote ne soit pas cité dans la préface d’Ibn al-Shâh al-Fârisî, il ne fait aucun doute que la l’image du conquérant guidé par le savoir philosophique était fortement ancrée en Orient avant et après la traduction de Kalila et Dimna en arabe. À ce titre, ce texte s’inscrit dans une littérature et une tradition fidèles à la culture hellénistique, et qui plaident pour une différenciation des tâches entre le gouvernant (ministre, conseiller, secrétaire) et le souverain (le conquérant). Certes, il est souhaitable d’avoir un souverain éclairé, expérimenté, et surtout prudent. Mais la figure aristotélicienne du souverain doué de phronésis est quasi-

10 Kalila et Dimna, op. cit., p. 96. 11 Cette tradition fleurit surtout dans les apocryphes attribués à Aristote, notamment le

célèbre Secret des secrets, et les Lettres d’Aristote à Alexandre. Voir, pour le premier texte, le Pseudo-Aristote, Sirr al-asrâr, (le Secret des secrets), édité par A. Badawi, dans Al-Usûl al-yûnâ-niyya li l-nazariyyât al-siyâsiyya fi l-islâm (Fontes Graecae doctrinarum politicarum Islamicarum), Le Caire, Matba‘at dâr al-kutub al-misriyya, 1954 et, pour le second, M. Grignaschi, « La «Siyâsatu-l-‘âmiyya » et l’influence iranienne sur la pensée politique islamique », Acta Iranica. Hommages et opera minora, vol. III, Monumentum H.-S. Nyberg, Leiden, Brill, 1975, p. 33-287.

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ment absente dans Kalila et Dimna, et même si le maître du pouvoir est un phro-nimos, comme c’est le cas d’Anûshirwân, il n’hésite pas à déléguer la direction du royaume au sage et à s’appuyer sur les bons conseillers. Ainsi, le souverain parfait est celui qui, pour le bien de son règne, ne répugne pas à associer les sages-conseillers à la réalisation de son dessein. Il en résulte, d’après ce schéma, une autonomisation des sphères du savoir et du pouvoir, une différenciation des tâches qui ne remet pas toutefois en cause l’alliance nécessaire entre les deux, comme nous l’avons noté plus haut. Ce point explique la raison pour laquelle le sage ne doit jamais prétendre à prendre la place du roi. Au contraire, il lui doit une obéissance totale, fût-il injuste et mauvais.

L’univers du pouvoir

Si Anûshirwân et Debchelim (après sa conversion à la philosophie) font figure d’exception dans Kalila et Dimna en tant que souverains véritablement convaincus de la nécessité d’associer les sages à la direction du royaume, c’est parce que les maîtres du pouvoir sont généralement décrits comme des êtres foncièrement mauvais12. Les exemples des souverains qui commettent des injustices et des exactions sont très nombreux dans les fables, à commencer par le Lion qui, dans le premier chapitre, succombe à un mauvais conseiller (Dimna) et tue le plus sage et le pus fidèle de ses sujets (le bœuf Chanzaba). Les puissants, ceux qui sont physiquement prédisposés à régner, sont violents, arrogants, méprisants à l’égard des faibles, et dépourvus le plus souvent de jugement. Le Lion du premier chapitre est « plein d’orgueil et de superbe » ; il « était seul à donner des avis et n’en voulait point écouter les autres »13. Dans un autre chapitre intitulé « Le lion et le chacal », le maître du pouvoir fait appel aux compétences d’un conseiller vertueux et juste, lui promet de ne pas succomber aux intrigues et aux machinations des envieux, mais tombe, malgré ses promesses, dans les pièges posés par les autres courtisans afin d’éliminer le bon conseiller14. Si cette figure du pouvoir injuste traverse la plupart des fables de Kalila et Dimna, il n’en reste pas moins que le véritable réquisitoire contre l’injustice des maîtres du pouvoir se trouve dans le chapitre intitulé « Le roi et l’oiseau Qoubbira ». « Honte aux rois qui ne connaissent ni serment ni parole, s’écrie l’oiseau, et malheur à ceux qui sont leurs amis ! Il n’est rien de sacré pour les rois, ils n’ont pas de parents ; ils n’aiment ni n’estiment personne, sauf lorsque cela leur sert à assouvir leur soif de richesse, auquel cas ils font de vous leur familier et vous traitent avec honneur. […] Mais quand ils sont parvenus à leurs fins, plus d’amitié, plus d’attentions, plus de récompenses pour vos bonnes actions, plus de pardon pour vos fautes ! »15.

12 Pour plus de détails sur ce point, voir A. Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé ou comment s’adresser au tyran », Arabica, Brill, Leiden, t. XLVI, fasc. 2, 1999, p. 139-175 et C. Audebert, « La violence dans Kalîla wa-Dimna d’Ibn al-Muqaffa‘ », Alif, 13, 1993, p. 24-45.

13 Kalila et Dimna, op. cit., p. 51.14 Ibid., p. 245-259.15 Ibid., p. 237-238.

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Le sage et le politique dans Kalila et Dimna 35

Cette vision négative du pouvoir définit l’attitude que le sage adopte vis-à-vis du roi : il ne doit pas chercher à prendre sa place, ni tenter de s’attribuer les préro-gatives qui sont liées à l’exercice suprême des droits de la souveraineté. Cette idée est exprimée par Debchelim au début de l’échange qu’il a eu avec Bidpaï. L’interrogeant sur la raison de sa venue au palais, le roi lui précise que s’il venait pour « s’emparer de [son] sceptre ou pour obtenir les prérogatives que les rois ne doivent ni concéder ni accepter, [il] envisagerait un châtiment approprié »16. Si Debchelim anticipe toute menace qui pourrait lui faire perdre le pouvoir, c’est parce qu’il est convaincu que le pouvoir ne se partage pas, et que quelqu’un comme Bidpaï pourrait le lui subtiliser. Mais le sage n’a pas cette intention, et il admet lui aussi, à travers les mécanismes habituels de la sujétion, la supériorité du roi en reconnaissant son rang et son statut. La reconnaissance du pouvoir de fait, du pouvoir installé et des qualités physiques supérieures du souverain ne signifie pas, toutefois, que le sage est impuissant. Au contraire, grâce au conseil et à la direction du gouvernement, il est le véritable maître du pouvoir, et c’est dans ce renversement que réside l’une des subtilités de la conception de la relation entre le sage et le politique, le savoir et le pouvoir. En effet, pour convaincre le roi de la nécessité d’associer les philosophes à la direction du l’État, Bidpaï lui montre que la sagesse n’est pas seulement au service des sujets, des principes de la justice, du bien, de la sécurité, etc. mais qu’elle peut être l’outil permettant d’abord d’aider le roi à sauvegarder le pouvoir. La sagesse se présente donc aux yeux du roi comme le moyen de consolider son règne. Ainsi, lorsque Debchelim a accepté d’associer Bidpaï aux affaires du royaume, la première conséquence de cette alliance a été le fait que le philosophe a débarrassé le roi de ses ennemis et assuré la défense du royaume17. Cela ne veut pas dire que la philosophie soit utilisée comme instrument de légitimation du pouvoir – et cette hypothèse ne fait pas partie des problématiques soulevées par Kalila et Dimna. La question que pose ce texte n’est pas celle de savoir qui doit dominer ni celle de défendre telle ou telle dynastie, mais bien de se demander, une fois la domination établie : que faire du pouvoir ? ou, autrement dit, comment passer de la logique d’un pouvoir tautologique, dont la fin serait la quête d’un accroissement indéfini de la puis-sance, à une logique téléologique qui doit se servir de la domination pour réaliser le bien commun et l’intérêt général ? Si, d’après cette conception, le philosophe est présenté, en apparence, comme le serviteur du roi, s’il lui laisse les fonctions de régner et de commander, il détient en réalité le véritable pouvoir, celui de tout diriger et de gouverner, y compris l’âme du souverain. Il est donc l’intelli-gence éminente sans laquelle le prince ne peut se maintenir car toute domina-tion qui ne s’appuie pas sur les compétences des sages sera aussitôt supplantée par d’autres dominations, aussi violentes et arbitraires.

Loin de chercher à forger un idéal de la royauté, le réalisme des fables de Kalila et Dimna compose avec une conception absolutiste du politique qui s’applique notamment dans le domaine du conseil. Ici, le souverain – qui doit

16 Ibid., p. 290.17 Ibid., p. 296.

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Makram Abbès36

idéalement consulter de nombreux conseillers avant de prendre sa décision – s’abstient souvent d’attribuer l’avis à son auteur. Il agit ainsi comme la fable qui raconte que « Jupiter prit pour femme Métis, dont le nom signifie clairement Conseil. Elle devint grosse de ses œuvres et quand il s’en aperçut, il n’attendit point du tout qu’elle accouchât, mais la dévora et porta lui-même l’enfant. La délivrance fut aussi étrange, car il enfanta Pallas tout armée de sa tête, ou plutôt de son cerveau »18. D’après Bacon, cette fable montre que les rois demandent les avis de leur conseillers avant de prendre des décisions importantes, qu’ils les consultent et les écoutent, mais dès qu’il s’agit de mettre en œuvre les mesures proposées par le conseil, ils s’approprient leurs avis, pour montrer aux sujets que ces idées émanent d’eux seuls. Comme Jupiter, les souverains dévorent littéralement le produit de l’intelligence des conseillers, et le présentent aux autres comme une émanation de leur propre matrice intellectuelle. Non seule-ment nous avons là une justification de l’activité indispensable du conseil et de son importance en politique, mais, de plus, nous pouvons y lire une certaine critique des rois qui, d’une manière générale sont dépourvus de l’intelligence et de la sagesse dont jouissent les conseillers.

Conclusion

Peut-on parler de l’échec du discours franc et sincère (parrhêsia) prononcé devant le roi et de la nécessité de recourir à certaines stratégies obliques, détournées, qui corrigent la conduite par l’exemple plutôt que par le dire cru ? Il est possible d’opter pour l’affirmative, tant la vision que le texte présente de l’univers du pouvoir est souvent pessimiste, et que toute confrontation directe avec le roi présente des conséquences néfastes pour le philosophe. Un autre argument appuie cette réponse : il s’agit du choix de la forme littéraire de la fable qui répond à la nécessité d’avoir un type de communication oblique, qui tienne compte des rapports de force asymétriques entre le savoir et le pouvoir, et qui tente de les renverser au profit du savoir grâce aux différentes straté-gies offertes par les richesses du discours. Bidpaï démontre même à travers les fables que les stratégies discursives les plus efficaces sont celles qui reposent sur la ruse, le détour, l’image, l’exemple, bref les stratégies de voilement du sens. Ces stratégies servent deux objectifs. En ce qui concerne le sage, elles lui permettent d’échapper à la persécution, mais non pas sur le mode ésotérique défini par L. Strauss dans sa célèbre définition de l’art d’écrire19. Car le philo-sophe n’hésite pas dans Kalila et Dimna à risquer sa vie pour la vérité et pour aller dire au roi ce qu’il pense réellement de sa conduite. Du point de vue du roi, cette démarche garantit une certaine efficacité du conseil que n’assure pas toujours les discours directs, fussent-ils justes et avisés. Bien que la parrhêsia soit nécessaire commme stratégie discursive où se dévoile la fonction critique de

18 F. Bacon, La Sagesse des anciens, Paris, Vrin, 1997, p. 149. 19 Léo Strauss, La persécution et l’art d’écrire, Paris, Presses Pocket, 1989, p. 55-74.

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la philosophie à l’égard du pouvoir politique, le choix de recourir aux fables montre que ce discours violent, cet « art tyrannique », pour reprendre l’expres-sion de La Fontaine20, ne permet pas toujours d’atteindre les fins poursuivies par le philosophe, et qu’il est indispensable de trouver une méthode d’ensei-gnement joignant l’utile à l’agréable, la poésie à la philosophie, l’imagination à la raison. Plus que le discours franc et direct, la fable est le moyen qui force l’écoute et attire l’attention. Le choix de Bidpaï le philosophe est confirmé par La Fontaine dans « Le Pouvoir des fables » :

Si Peau d’âne m’était conté,J’y prendrais un plaisir extrême,Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependantIl le faut amuser encor comme un enfant21.

Makram Abbès ENS de Lyon

20 La Fontaine, Fables, « Le Pouvoir des fables », VII, 4, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 234.21 Ibid., p. 235.

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Table des matières

Avertissement de Danièle James-Raoul et Gérard Peylet .............................. 5

Introduction de Denis Lopez ..................................................................................... 7

I. Pour un idéal du pouvoir, l’éducation du prince ......................................... 25

Makram Abbès : Le sage et le politique dans Kalila et Dimna ...................... 27

Alexandre Tarrête : Les écrivains face au pouvoir d’après le Livre des Princes de Pierre de Lancre ................................................................................. 39

Ioana Manea : L’institution du Prince dans la vision libertine de La Mothe Le Vayer : l’opinion personnelle en marge de la tradition et de la pensée officielle ....................................................................................... 49

II. Célébrations du pouvoir ........................................................................................ 59

Dominique Voisin : Fonction politique et esthétique des dédicaces chez Horace : les dédicaces à Tibère et à ses amis .................................... 61

Étienne Wolff : Le pouvoir réel ou idéal de l’empereur, selon Martial ..... 79

Anna Caiozzo : Tamerlan, portrait d’un conquérant ..................................... 87

Béatrice Beys : De Charles VIII à Louis XII : l’hommage du livre au roi guerrier (1483-1515) ............................................................................................. 103

Charles Mazouer : Molière et le Roi ....................................................................... 135

III. Exercice du pouvoir et écriture ........................................................................ 145

Loris Petris : Érasme, Rabelais et Joachim Du Bellay au fil de la correspondance politique de Jean Du Bellay ............................................. 147

Florence Boulerie : Stanislas 1er, roi de Pologne : le pouvoir littéraire d’un roi déchu .......................................................................................................... 167

Jean-Claude Larrat : Malraux et la police secrète ............................................. 177

Jean-Guy Cintas : Le pouvoir et le langage .......................................................... 189

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IV. Vision contrastée ou ambiguë du pouvoir .................................................... 203

Olivier Devillers : Tacite et Trajan ........................................................................... 205

Flora Ramires : Álvar García de Santa María et l’écriture du pouvoir dans la Chronique de Jean II de Castille : de la modélisation idéale à la reconstruction pragmatique de la figure royale ....................................... 215

Christophe Pérez : Blaise Pascal : opacité du pouvoir, pouvoir de la transparence ......................................................................................................... 231

Aurélia Gaillard : Le labyrinthe de Versailles (1674) ou le pouvoir en labyrinthe ............................................................................................................. 249

Michel Prat : Stendhal et le pouvoir ....................................................................... 273

V. Critiques et contestations du pouvoir .............................................................. 283

Patrick Feyler : Le pouvoir et ses désordres dans L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert ............................................................................................... 285

Francis Lacoste : Le pouvoir dans La Nausée et L’Enfance d’un chef de Jean-Paul Sartre ................................................................................................. 303

Viviane Barry : La contestation du pouvoir dans l’œuvre d’Eugène Ionesco ................................................................................................... 317

Antony Soron : Trou de mémoire d’Hubert Aquin : l’imposture du pouvoir linguistique ................................................................................................................ 327

VI. Le pouvoir : de l’emprise à la déprise ............................................................ 335

Patrice Cambronne : Gilga.mesh : vers une écriture de l’ambiguïté du pouvoir .................................................................................................................. 337

Agnès Lhermitte : Empereurs sans empire : Romulus le Grand (F. Dürrenmatt), et L’Empereur d’Occident (P. Michon) ........................... 351

Marc Hersant : Saint Simon, conseiller et prophète ....................................... 363

Jean-Louis Jeannelle : Mémoires et déprise : le cas Victor Serge .............. 377

VII. Autres pouvoirs ou contre-pouvoirs .............................................................. 393

Marija Džunić-Drinjaković : Pouvoir mortifère de l’écriture, L’Homme qui mangeait la mort de Borislav Pekić .................................................................... 395

Sandrine Bazile : Cru et cruel, le théâtre de Rodrigo García : théâtre de la contestation politique ou théâtre de la contestation spectaculaire ? ..... 405

Marc Arino : La puissance du juge et ses revers dans Est-ce dans ce monde-là que nous voulons vivre ? d’Eva Joly et L’Ivresse du pouvoir de Claude Chabrol ................................................................................................. 421

Natacha Vas Deyres : Représentation du pouvoir économique et libéral dans la science-fiction française contemporaine ...................................... 431

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EIDÔLON

Cahiers du Laboratoire Pluridisciplinaire de Recherchessur l’Imaginaire appliquées à la Littérature (LAPRIL)

Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 33607 PESSAC CEDEX

ISSN : 02425300

Nouvelle Formule (numéros disponibles)

N° 81 Violence et écriture, violence de l’affect, Avril 2008 26 E voix de l’écriture N° 82 Chanson politique en Europe, Juin 2008 26 E N° 83 Le romanesque aux XIVe et XVe siècles Janvier 2009 26 E N° 84 Jacques Audiberti : l’imaginaire de l’éclectique Janvier 2009 13 E N° 85 Écritures de l’exil Février 2009 19 E N° 86 Le Moyen Âge en jeu Octobre 2009 28 E N° 87 « Les mots sont aussi des demeures » Poétiques de Jean Cayrol Décembre 2009 23 E N° 88 En quête d’une litté-rupture : imaginaire et modernité. Septembre 2010 23 E N° 89 Jean Vauthier – Théâtre vibrant Novembre 2010 23 E N° 90 L’exil et la différence Avril 2011 15 E N° 91 L’Imaginaire du temps dans le fantastique et la science-fiction Avril 2011 23 E N° 92 La souillure Avril 2011 22 E N° 93 Visites littéraires de l’inconscient religieux Juin 2011 14 E N° 94 Chanson et intertextualité Septembre 2011 24 E N° 95 Muses et Nymphes du XIXe siècle Septembre 2011 20 E N° 96 Violence et sacré Décembre 2011 25 E N° 97 Les genres littéraires en question au Moyen Âge Décembre 2011 20 E N° 98 Le héros populaire, un héros politique ? Février 2012 22 E N° 99 L’esprit des lieux Février 2012 26 E N° 100 Le Monstrueux et l’Humain Avril 2012 26 E N° 101 Le pouvoir et ses écritures Septembre 2012 24 E

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P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S D E B O R D E A U X

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Le Pouvoir et ses écritures

Dans la réflexion sur les relations entre l’art et la réalité, la question des écritures du pouvoir se situe à un point de croise-ment fécond. C’est du pouvoir politique qu’il s’agit principa-lement dans ce volume, dans l’appréciation des œuvres qu’il suscite. Apparaissent des hommes qui exercent le pouvoir et qui prennent la plume, décrivent leur situation, leur condition, leurs fonctions. Certains sont des créateurs avant d’avoir eu une situation politique. Quelle relation leur œuvre entretient-elle avec leur action ? Viennent aussi et surtout les hommes de l’art qui s’intéressent au pouvoir. Comment représentent-ils cette position dominante de personnages de premier plan, voire de personnages collectifs, de groupes au pouvoir ou de masses ? Comment la création rend-elle compte, non pas seulement de la figure du grand homme, mais de la forme du pouvoir, de la configuration de son exercice ? Quelle est la nature de l’engagement de l’artiste, si tant est que l’écriture en suppose un ?

D’une position à l’autre, de celle de l’homme politique à celle de l’artiste, et inversement, se révèlent en effet des interac-tions, s’illustrent des fonctions particulières de la littérature et des arts, des corollaires nécessaires à l’exercice du pouvoir ou une part même de cet exercice. Pour approcher de ces inter-férences, le champ d’investigation qu’adopte ce volume est large, de l’Antiquité à l’époque contemporaine, sans limitation géographique, avec un croisement des approches discipli-naires, ce qui permet de relativiser, de percevoir des continui-tés sur la longue durée, d’établir de fécondes comparaisons. Le fil qui est suivi est celui qui transversalement infléchit une certaine idée du pouvoir. D’abord, les visions et les posi-tions euphorisées, idéalisation du prince dans le conseil ou dans son éducation, célébrations du pouvoir, pour atteindre à ces situations stables ou moins stables de l’écriture dans l’exercice du pouvoir. Puis, les visions contrastées ou même ambiguës du pouvoir, et, plus appuyées, les critiques et les contestations, avant que n’arrive l’oscillation ou le choix clair entre l’emprise et la déprise. De là, enfin, des contre-pouvoirs ou d’autres pouvoirs peuvent surgir sur des horizons de fuite.

Illustration de couverture : photo Denis Lopez.

Études réunies par Denis Lopez

PRIX : 24 e

ISSN : 0242-5300ISBN : 978-2-903440-00-0

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