eichmann - de la traaue au procès
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EichmannDe la traque au procès
Annette Wieviorka
André Versaille éditeur
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AvAnt-propos « L a C our ! »
Ce 11 avril 1961, le monde entier a les yeux tournés versle tribunal de district de Jérusalem où va être jugé un hommede cinquante-cinq ans, de taille moyenne, mince, un peuchauve, le visage émacié en partie mangé par d’épaisseslunettes de myope. Le personnage se tient à la droite du
tribunal, protégé d’une éventuelle agression par une cellulede verre à l’épreuve des balles. En regard de la polémiqueinternationale que son enlèvement et l’ouverture de son
procès ont suscitée, cet homme semble bien falot. Les polé-miques qui survivront des années à son exécution fut d’em-
blée multiforme. Était-il légitime d’enlever Eichmann ?
Devait-il être jugé en Israël par des juges israéliens ? Quelsfurent son rôle et ses responsabilités réelles dans le géno-cide des Juifs ? Quelle est sa vraie personnalité ?
À travers un procès qui dura quatre mois, les témoi-gnages et les documents produits par la défense et parl’accusation tentèrent de dessiner l’histoire du géno-
cide. D’autres questions surgiront alors, surtout aprèsla parution de l’ouvrage controversé de Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem1. Elles porteront notamment surla solitude absolue des Juifs abandonnés par la GrandeAlliance, et sur leur attitude face à l’extermination.
1 Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalitédu mal, Paris, Gallimard, 1966, pour la première édition en français.
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EichmAnn
Surtout – et c’est dire son importance – le procès
Eichmann est l’événement qui fait entrer la Shoah dansl’histoire en le constituant en événement spécique dansla Seconde Guerre mondiale, distinct des autres aspectsde la criminalité nazie. Il marque un tournant irréver-sible dans l’émergence de la conscience collective dugénocide, mais aussi
dans les modalités de la présence
de cette histoire. Nous vivons toujours dans l’ombre por-tée de ce procès.Toutes les « premières fois » s’y rassemblent. Pour la
première fois, un procès se xe comme objectif explicitede donner une leçon d’histoire ; pour la première foisapparaît le thème de la transmission ; pour la première
fois, un procès est lmé en son intégralité pour la télé-vision qui en diffuse quotidiennement de larges extraits,aux États-Unis et en République fédérale d’Allemagnesurtout ; pour la première fois, un historien, Salo Baron,
professeur à l’Université Columbia, est cité à la barre destémoins pour tracer le contexte historique dans lequel
les Israéliens souhaitent inscrire leur récit : l’histoire descommunautés juives en diaspora. Enn, le procès Eich-mann marque l’avènement du témoin.
Cet ouvrage a connu une précédente version parue en1989 aux éditions Complexe, épuisée depuis longtemps.
J’en ai conservé la structure, mais le contenu a été étofféet remanié. Depuis 1989, j’ai fait retour à deux reprisessur le procès, en réexaminant dans L’Ère du témoin 2 sonimportance pour une histoire du témoignage ; en menantavec Sylvie Lindeperg des recherches, notamment dansles archives Hurwitz, le réalisateur qui lma le procès, à
2 L’Ère du témoin, Plon, 1998.
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avant - propos
Rochester, sur la question jusqu’alors largement inédite
de son lmage 3
. Dans le cadre de la réalisation du lmde Michael Prazan, Le Procès d’Adolf Eichmann, j’ai
eu la chance d’être associée aux entretiens avec Gabriel
Bach, Haïm Gouri et Michael Goldmann 4. Ce furent
pour moi des moments inoubliables.
C’est donc un livre très largement renouvelé qui est
ici offert aux lecteurs 5
.
3 Cette recherche a été l’objet d’une conférence au Collègede France publiée dans Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka,Univers concentrationnaire et génocide. Voir, savoir, comprendre,Mille et une Nuits, 2008 et d’un article, « Les deux scènes du pro-cès Eichmann », Annales ESC , Vol. 63, juin 2008, pp. 1249 à 1274.4 Les deux premiers entretiens ont eu lieu à leurs domicilesrespectifs, à Jérusalem ; celui de Michael Goldmann à mon domi-
cile, à Paris, en octobre 2010.5 Nos remerciements vont à Tal Bruttmann pour sa relectureattentive et ses suggestions sagaces.
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L’EnLèvEmEnt d’EichmAnn
LA décision
Le 23 mai 1960, le Premier ministre Ben Gourion,« visiblement ému » 6, prend la parole devant la Knesset ,le Parlement israélien :
« Je dois informer la Knesset qu’il y a peu de tempsun des principaux criminels de guerre nazis, Adolf Eich-mann, qui fut responsable avec les leaders nazis de cequ’ils appellent “la Solution nale du problème juif”,c’est-à-dire de l’extermination de six millions de Juifs
en Europe, a été découvert par les services de sécuritéisraéliens. Adolf Eichmann est d’ores et déjà en Israël et sera jugé prochainement conformément aux dispositionsde la loi sur le châtiment des nazis et de leurs collabo-rateurs. »
Les députés sont frappés de stupeur, comme lesera très rapidement la population du pays. L’histo-rienne israélienne Hannah Yablonka note que chacunse souviendra sa vie durant des circonstances exactesdans lesquelles il a appris la nouvelle de l’arrestation
6 André Scemama, Le Monde, 25 mai 1960.
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EichmAnn
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d’Eichmann et de son transfert en Israël 7. « “Il est dif-
cile de se souvenir d’un bouleversement pareil à ce quenous avons éprouvé cette semaine”, écrit un journal. Le mot clé, dans ce qui était dit et écrit à ce moment-là,était “nous” ; depuis la déclaration d’Indépendance,les Israéliens n’avaient plus éprouvé un tel sentimentd’unité nationale » 8, pointe Tom Segev. L’euphorie
s’empare de la population. Jour après jour, la presse publie des articles sur le rôle d’Eichmann, sur les réac-tions à son enlèvement et à son futur procès, des lettresde lecteurs, des interviews de survivants. Les Israéliensforment désormais une nation souveraine, maîtresse deson destin, capable de rendre justice aux victimes pas-
sées et futures9
.L’écho de l’événement dans le monde est égalementtrès important. La presse consacre de longs reportages àla « Solution nale » en général et au personnage d’Eich-mann en particulier. De nombreux ouvrages sont publiéset traduits dans diverses langues 10. Des lms ou télélms
sont tournés. Bref, l’arrestation d’Eichmann est un évé-
7 Hannah Yablonka, The State of Israel vs. Adolf Eichmann, traduit de l’hébreu par Ora Commungs avec David Herman, NewYork, Schocken Books, 2004 pour la traduction anglaise, p. 4.8 Tom Segev, Le Septième Million. Les Israéliens et le génocide,traduit de l’anglais et de l’hébreu par Eglal Errera, Liana Levi, 1993
pour la traduction française, p. 387.9 Hannah Yablonka, op. cit., p. 30-46.10 Par exemple, pour ceux écrits ou traduits en français : Le Dossier Eichmann et la « solution finale de la question juive », Paris, CDJC, 1960 ; Lev Gourevitch, Agents secrets contre Eichmann,avec la collaboration de Stéphane Richey, Paris, Gallimard, 1961 ;Moshe Pearlman, La Longue Chasse, Paris, France-Empire, 1961 ;Victor Alexandrov, Six millions de morts. La vie d’Adolf Eichmann,
Paris, Plon, 1960 ; François Montfort, Adolf Eichmann, levez-vous !, Paris, Presses de la Cité, 1961.
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L’ enLèvement d’e iChmann
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nement largement répercuté par les médias qui ne l’ont
cepedant ni anticipée ni préparée11
.Même si son nom est inconnu du grand public mon-dial, en Israël on sait qui est Eichmann. Il n’est pas unedes vedettes échappées aux poursuites comme MartinBormann, le second de Hitler, ou le sinistre docteur JosefMengele qui procéda à diverses expérimentations médi-
cales sur des enfants à Auschwitz-Birkenau. Il ne gu-rait pas parmi les grands criminels de guerre jugés par leTribunal militaire international de Nuremberg. Pourtant,c’est lors du procès de Nuremberg que son nom sera misen avant quand le Tribunal abordera la question de la
persécution des Juifs. Durant les deux premiers mois du
procès, de son ouverture le 20 novembre 1945 au débutdu mois de janvier 1946, le nom d’Adolf Eichmannn’apparaît pratiquement pas, si ce n’est par le biais desa signature apposée au bas d’un document. Son rôlen’avait pas été mis en avant par une accusation qui enétait probablement ignorante. C’est le témoignage d’un
des hommes d’Eichmann, Dieter Wisliceny, corroboré par celui de Rudolf Hoess, le commandant d’Auschwitz,qui fait prendre conscience de l’importance de ce per-sonnage dans l’extermination des Juifs.
Le 3 janvier 1946, Dieter Wisliceny est appelé à la barre. C’est le lieutenant-colonel Brookhart, conseiller
adjoint pour les États-Unis, qui l’interroge :
« LiEutEnAnt-coLonEL BrookhArt : Connaissez-vous Adolf Eichmann ?
11 Sur ces questions, voir notamment Daniel Dayan et Elihu Katz ,
La Télévision cérémonielle, Paris, PUF, 1996 pour la traductionfrançaise.
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LA prépArAtion du procès
LEs instrumEnts juridiquEs
Très vite après sa création, Israël s’est reconnu (enapparence du moins) le droit de juger les criminels nazisen adoptant en 1950 (5710 dans le calendrier juif) la loi
« sur le jugement des nazis et de leurs collaborateurs »36
.Il est nécessaire de rappeler ici que les criminels nazistombés aux mains des Alliés furent jugés de diversesmanières. Le Tribunal militaire international de Nurem-
berg jugea les hauts responsables militaires et politiquesdont les crimes ne se rapportaient pas à un pays déter-
miné. Le grand procès fut suivi par douze autres procèsdits procès successeurs ou procès des professionnels, parexemple celui qui fut consacré aux Einsatzgruppen 37.Les autres criminels le furent dans les pays où ils avaientcommis leurs forfaits, devant des tribunaux ordinaires(Norvège, Danemark ou Yougoslavie), des tribunaux
militaires spéciaux (Grèce ou Italie), ou des tribunauxspéciaux (Tchécoslovaquie ou Pologne). Selon les pays,ils furent jugés en vertu du droit pénal ordinaire, selon
36 Le texte de cette loi a été publié dans L’Annuaire des droits del’homme, 1950, p. 211-213.37 Sur le procès de Nuremberg, voir Annette Wieviorka, Le Procès
de Nuremberg , Liana Levi, 2008, et Annette Wieviorka (dir.), Les Procès de Nuremberg et de Tokyo, André Versaille éditeur, 2010.
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EichmAnn
la création de délits spéciaux se rapportant à la période
nazie et ayant un effet rétroactif, ou selon un systèmemixte, adaptant la législation pénale existante 38. C’est cedernier système qui fut choisi par Israël.
En fait, la loi israélienne de 1950 ne visait pas réel-lement les anciens nazis. Après quelques tentatives dansl’immédiat après-guerre de s’emparer de quelques-uns
d’entre eux et de les supprimer sans autre forme de pro-cès, les Juifs, puis l’État d’Israël se désintéressent deleur sort. Quand Hjamal Schacht, ministre des Financesdu Reich, inculpé et acquitté lors du procès de Nurem-
berg (il est vrai qu’il ne fut inculpé ni pour crime deguerre ni pour crime contre l’humanité), fait escale à
l’aéroport de Lod (désormais aéroport Ben Gourion) en1951, nul ne songe à l’inquiéter. Qu’un nazi ayant eudes responsabilités particulières dans la destruction desJuifs se retrouve sur le sol d’Israël est hautement impro-
bable. Dès lors, la loi vise d’abord les « collaborateurs » juifs : les membres de Conseils juifs ( Judenräte) ou de
la police juive dans les ghettos, ou les personnes ayant participé à la hiérarchie interne dans les camps ( Kapos, Blockälteste…). Elle permet ainsi de prolonger l’actionde divers « tribunaux » qui ont siégé notamment dansles camps pour personnes déplacées et de juger ceux desJuifs qui, selon eux, avaient failli à l’honneur et étaient
devenus criminels en collaborant avec les nazis39
.
38 Pour ce développement, nous suivons Pierre A. Papadatos, op.cit., p. 37-43.39 Isaïah Trunk consacre un chapitre de son maître-livre, Jundenrat.The Jewish Councils in Eastern Europe under Nazi Occupation, Macmillan, New York, 1972, à la question des procès de membres
de conseils juifs et de la police juive dans l’après-guerre, en Europecomme en Israël (p. 549-569).
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L a préparation du proCès
La loi de 1950 dénit d’abord le crime contre le peuple
juif, le crime contre l’humanité et le crime de guerre.Pour ces deux derniers, les dénitions sont reprises del’accord de Londres du 8 août 1945 xant le statut duTribunal international de Nuremberg. Le crime contrel’humanité, « c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination,la réduction en esclavage, la déportation ou tout autre
acte inhumain commis contre toute population civile,avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pourdes motifs politiques, raciaux, ou religieux, lorsque cesactes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non uneviolation du droit interne au pays où ils ont été perpétrés,ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la
compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime ».La loi israélienne de 1950 modie à peine cette déni-tion : « L’expression “crime contre l’humanité” désignel’un des quelconques actes ci-après : meurtre, extermi-nation, mise en esclavage, privation de nourriture oudéportation et autres actes inhumains, commis contre la
population civile, et persécutions pour des motifs fondés sur la nationalité, la race, la religion ou les options poli-tiques. » La seule différence entre les deux dénitions, onle voit – et elle est importante puisqu’elle fait du crimecontre l’humanité un crime en soi, hors du contexte dela guerre –, est d’avoir déconnecté ce crime des deux
autres mentionnés à Nuremberg (crime de guerre etcrime contre la paix). Le crime de guerre comprend « lemeurtre, les mauvais traitements ou la déportation, envue du travail forcé ou pour toute autre n, de la popu-lation civile d’un territoire occupé ou se trouvant dansun territoire occupé, le meurtre ou le mauvais traitement
de prisonniers de guerre ou de personnes se trouvant enmer ; les meurtres d’otages ; le pillage des biens publics
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LE procès : prEmièrE phAsE
Le procès, dont la préparation a duré presque uneannée, doit s’ouvrir le 11 avril 1961, dans la salle despectacle de la Maison du peuple de Jérusalem à peineachevée et transformée en une citadelle que les habitants
de la ville ont surnommée Eichmanngrad. Vu de l’ex-térieur, le bâtiment ressemble à un blockhaus, « massif,trapu. Des ls de fer barbelés en protégeaient les abords.Sur le toit plat veillait une sentinelle, fusil au poing, qui
se détachait avec une netteté dramatique contre le ciel de Jérusalem. » 89. Des policiers gardent une première grille,
d’autres, une seconde. Pour pénétrer dans le bâtiment, ilfaut passer par un sas et subir une fouille. On se trouvealors dans une cour, « patrouillée par des parachutistesen battle dress , tendus, méants, sur pied de guerre »90.
Dans sa régie, Leo Hurwitz est prêt à diriger sescameramen. Certains journalistes qui visitent la salle du
procès se font même photographier dans la cage de verrequi restera dans les mémoires comme l’icône du procès.Joseph Kessel connaît bien le pays pour y être venu en1924 (« La contrée sous mandat britannique s’appelaitalors la Palestine. Les collines ne portaient pas d’arbres
89 Joseph Kessel, op. cit., p. 142.90 Ibidem.
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et les monts étaient nus » 91), puis en 1948, le 15 mai,
le jour où naissait l’État d’Israël (« C’était le temps des guerriers » 92). Or, note-t-il dans son premier article pourle quotidien France-Soir dont il est l’envoyé spécial,« pour invraisemblable que cela pût paraître, j’avaisbeau parcourir la Galilée et la Judée, m’arrêter dansles villes, les villages, les kibboutz, je ne trouvais nulle
part, à la veille du débat où Eichmann allait jouer sa vie,l’exultation victorieuse, la joie vengeresse auxquelles jem’attendais ». 93 Roger Vailland pour France-Obser-vateur ou Jean-Marc Théolleyre, du Monde, observentaussi une certaine indifférence de la population dans la
période précédant le procès, et qui contraste avec l’ex-
citation qui avait suivi l’annonce de la capture d’Eich-mann. Ils constatent même une certaine inquiétude : quele procès ranime dans le monde l’antisémitisme.
E nfAncE Et jEunEssE d’AdoLf EichmAnn
De l’homme qui sera bientôt livré dans sa cellule deverre à la curiosité des journalistes, on sait pratiquementtout ce qui est alors possible de savoir. Il faudra pour-tant attendre 2004 pour que l’historien britannique DavidCesarani publie sa première biographie 94. La presse a
copieusement relaté certains éléments de son histoire. Né en 1906 à Solingen, en Rhénanie, de parents pro-testants très pratiquants, il est l’aîné des cinq enfants
91 Ibidem.92 Ibidem.93 Ibidem, p. 132-133.94 David Cesarani, Becoming Eichmann, 2004 ; en français, Adolf
Eichmann, traduit de l’anglais par Olivier Ruchet, Tallandier, 2010.
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L e proCès : première phase
d’un premier lit. En 1914, sa famille s’installe à Linz,
en Haute-Autriche. Sa mère meurt. Son père se remarie.Le milieu familial est, sans excès, de sensibilité völkisch,conservateur, nationaliste, sans être fanatique ou militant.
Eichmann, après sa scolarité à Linz, étudie deuxans à l’Institut fédéral supérieur d’électrotechnique, demécanique et du bâtiment. « Je vous dirai, expliquera-
t-il à Avner Less, que je n’étais pas précisément le pre-mier de la classe, alors mon père m’a retiré de l’Institut fédéral d’électrotechnique pour me placer à la Sociétéminière. » 95 Il s’agit là d’une société fondée par son pèredans laquelle il travaille un trimestre. Il passe ensuitedeux ans et demi comme stagiaire à l’usine de construc-
tion électrique de Haute-Autriche, puis quitte cet emploi pour celui de représentant pour la Vacuum Oil Companyoù il passera plus de cinq ans. Son travail : l’implantationde pompes à essence et la fourniture de carburant et de
pétrole en Haute-Autriche, à Salzbourg et dans le Haut-Tyrol. À la Pentecôte de 1933, il est licencié. Pour motifs
économiques, comme il le déclare à Avner Less ? À causede son appartenance au Parti national-socialiste qui vientd’être interdit en Autriche, comme il l’afrme dans uncurriculum vitae manuscrit daté du 19 juillet 1937 ?
David Cesarani revient sur les descriptions qui ontété faites de lui dans la presse et les livres après sa cap-
ture. Il les remet dans le contexte des années soixante,celles où l’on pense, avec Wilhelm Reich, TheodorAdorno et Erich Fromm, qu’il existe une « personnaliténazie », fruit d’une éducation autoritaire, d’une sexua-lité réprimée et de marginalité sociale. C’est sur ces pré-suposés que Robert Merle a construit la psychologie de
95 Eichmann par Eichmann, op. cit., p. 23.
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LE procès : dEuxièmE phAsE
Le 28 avril, dix-sept jours après l’ouverture du pro-cès, « la Cour entend le premier murmure des morts sansvoix » en la personne d’Ada Lichtman, premier témoinde la destruction des Juifs de Pologne. Son témoignage
commence par un cafouillage sur son prénom, qui pour-rait prêter à rire dans un autre contexte, mais que l’on peut interpréter comme une difculté identitaire quandelle hébraïsa son prénom après son installation en Israël.Au président lui demandant son nom, elle répond : « Eda
Lichtman, pardon, Ada.
LE présidEnt : Eda ou en hébreu Ada ?témoin LichtmAn : Oui, en hébreu, Ada. LE présidEnt : Comment écrivez-vous cela en yiddish ? témoin LichtmAn : En yiddish, c’est Ethel.LE présidEnt : Ethel, bien. Ada, ou Eda, Ethel. »Ada Lichtman habitait au début de la guerre à Wie-
lizka, localité célèbre pour ses mines de sel, à quatorzekilomètres de Cracovie. Elle y était née et y avait faitses études. Les Allemands pénétrèrent dans la ville autout début de l’invasion de la Pologne, rassemblèrenttous les hommes juifs, les frappèrent, les contraignirent ànettoyer les rues. Puis ils les obligèrent à se déshabiller :
« Tous ceux qui s’arrêtaient pour reprendre haleinerecevaient des coups de baïonnettes dans le dos. Presque
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tous rentrèrent en sang chez eux. Mon père était parmi
eux », raconte-t-elle. Quelques jours plus tard, l’arméeallemande a fait évacuer la place du marché. Un camionest arrivé et onze ofciers et soldats casqués, revêtus del’uniforme vert, sont descendus du camion. C’étaientdes SS. « Ils rent appeler tous les hommes juifs, quelque soit leur âge, les ont tous rassemblés sur la place
du marché et leur rent croiser les mains sur la nuque. Ils prirent trente-deux personnes. Ils prirent aussi quatre Polonais non juifs, parmi lesquels un professeur de lycée,un prêtre et un ofcier. On leur t faire le tour de la placeen criant : “Nous sommes des traîtres.” Puis, on les tmonter dans un camion. » Ils furent fusillés dans une
forêt voisine. Quelques semaines plus tard, la jeune lles’enfuit à Cracovie, puis à Mielec, où elle est à nouveautémoin oculaire d’atrocités. Des Juifs, des hommes sur-tout, sont enfermés dans la grande synagogue et fusillés.On attrape dans la rue les hommes portant la barbe, onles emmène chez le coiffeur, où on leur arrache la barbe,
détachant des morceaux de chair. En 1941, Mielec estvidée de ses Juifs. Les malades, ceux qui ne peuvent sedéplacer, sont fusillés. Les autres rassemblés sur la placedu marché. Les hommes jeunes sont séparés des femmes,des vieillards, des enfants, et sont emmenés à quelqueskilomètres, dans une fabrique d’avions. Dans un autre
camp, Ada Lichtman est témoin de scènes semblables.« À Dublinka, dit-elle, les Allemands rassemblèrent vingt Juifs orthodoxes, leur ordonnèrent de se draper dansleurs châles, de nouer leurs phylactères, de chanter deshymnes, de lever leurs mains au ciel. Puis des ofciersallemands les arrosèrent d’essence et y mirent le feu. »
« Vous l’avez vu de vos propres yeux ? », demande le procureur ? « Oui, je l’ai vu de mes propres yeux. » Et
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L e proCès : deuxième phase
elle raconte encore : « Un vieil homme tenait un enfant
dans ses bras. Les Allemands lui ordonnèrent de poserl’enfant à terre. Mais il leur dit que l’enfant ne pouvait pas marcher. Ils commencèrent par tuer le vieil homme. J’entends encore l’enfant qui criait : “Tuez-moi, mais netouchez pas à grand-père”. L’enfant fut tué, lui aussi. »
À le lire aujourd’hui, le témoignage d’Ada Lichtman
est confus. Il juxtapose sans hiérarchie divers épisodes, puisqu’il commence par l’évocation des violences anti- juives qui ont accompagné l’entrée des Allemands enPologne mais qui, si elles rent des victimes, n’avaient
pas encore un caractère génocidaire. Ce témoignagen’est guère resté dans les mémoires. Il n’est générale-
ment pas considéré comme un temps fort du procès.Haïm Gouri, absent lors de la comparution du témoin,n’en dit mot, n’évoque pas son nom. Il est à peine men-tionné dans les ouvrages consacrés au procès. C’est qued’autres témoignages que nous évoquerons plus loinl’ont fait pâlir. Il n’a guère été utilisé par les réalisateurs
qui ont puisé dans les archives lmées. C’est peut-être cequi explique que de larges extraits en ont été conservés,alors que d’autres témoignages considérés comme plusimpressionnants, et de ce fait largement utilisés, commecelui de Rivka Yosselevska, sont désormais introuvables.Pourtant, remarque justement Lawrence Douglas qui fut
le premier à étudier les archives lmées du procès, letémoignage d’Ada Lichtman marque une rupture dans ledéroulement du procès.
Rupture linguistique, d’abord. Ada Lichtman parlemal l’hébreu. Elle préfère s’exprimer en yiddish, quin’est pas une des langues du procès et pour laquelle il
n’y a pas d’interprète. Tous pourtant la comprennent, etcertains, comme Gidéon Hausner, la parlent. La Cour
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LE procès : troisièmE phAsE
Jusqu’ici, Eichmann n’a pas pris la parole, comme ilsied dans un procès qui s’inspire du droit anglo-saxon.On a entendu sa voix à quinze reprises, quand il a choiside plaider « non coupable au sens de l’accusation » pourchacun des chefs d’accusation ; on a aussi entendu sa voixsortir d’un magnétophone dans les tout débuts du procès.
Pour le reste, il est resté pratiquement impassible, seulesa bouche tordue sporadiquement par un tic auquel lesobservateurs du procès cherchèrent en vain une signica-tion en lien avec ce qui se disait. Le plus souvent, pendantles témoignages, il restait immobile. Il écrivait beaucoup,essentiellement quand étaient présentés des documents
qui portaient sa signature. Quant à Me
Servatius, tous lesobservateurs en conviennent, il défendit son client avecintelligence. Le temps est venu pour Eichmann, témoin àson propre procès, de répondre à toutes les accusations.Cette phase du procès dure du 20 juin (75e audience) au24 juillet (107e audience). Elle débute par une question
posée à Eichmann par le président Landau qui s’adresseà lui directement en allemand, l’autorisant à poser sesécouteurs. Le « témoin » souhaite-t-il témoigner sousserment ? Si tel est le cas, il sera l’objet de la part du
procureur d’un contre-interrogatoire. Mais il peut aussichoisir de ne pas prêter serment et de rester silencieux.
Eichmann choisit de témoigner sous serment. Il lefera non à la barre des témoins, comme le voudrait la loi,
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EichmAnn
mais de sa « cage », pour des raisons de sécurité. Le juge
Landau lui demande donc de prêter serment, la maindroite posée sur le Nouveau Testament . Ce qu’Eichmannrefuse : « Je ne jure pas sur la Bible. Je jure devant Dieucar je ne n’appartiens à aucune Église. » Il répète doncla formule proposée par le juge : « Je jure devant Dieuque mon témoignage dans ce procès sera la vérité, toute
la vérité, rien que la vérité. » « La main droite ne repose pas sur le Livre ; il la tient légèrement repliée au niveaude l’épaule, comme pour le serment scout » 203, expliqueHaïm Gouri.
Servatius fait alors une déclaration liminaire. L’avocat prend acte de l’existence de deux mondes qui s’opposent
l’un à l’autre : celui de ceux qui souffraient et celui deceux qui régnaient ; les victimes et la machine de la dic-tature ; ceux d’en haut et ceux d’en bas. « Le monde desCésars ne connaît pas les larmes. » Il prend acte aussique la machine mise en place par les « seigneurs » a étédécrite par l’accusation. Il n’est donc pas question de
nier, ni même de minorer, le génocide des Juifs.Ceci étant dit, Servatius annonce ce que sera la stra-tégie de la défense : la participation de l’accusé à la per-sécution des Juifs est la conséquence d’une politiqued’État à laquelle il ne pouvait pas se soustraire ; toute laresponsabilité incombe aux dirigeants ; c’est d’eux qu’il
a reçu instructions et ordres ; sans eux, il n’aurait pas« pu lever le petit doigt ; tout l’appareil gouvernementalest responsable. Pour l’accusé, c’était, répétons-le, unedécision et il ne pouvait en aucun cas s’y soustraire. »
Servatius interroge alors « le témoin » Eichmann, sonclient, présentant certains documents et l’invitant à les
203 Haïm Gouri, op. cit., p. 161.
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L e proCès : troisième phase
commenter. Comme le note Léon Poliakov, ce sont « en
général les mêmes que ceux présentés par l’accusation,repris un à un, mais cette fois interprétés d’une toutautre manière » 204. Tous les points de l’accusation sontainsi repris un à un. Eichmann répond, avec la mêmeapparente bonne volonté et la même prolixité dont il afait preuve lorsqu’Avner Less l’interrogeait. Les phrases
sont interminables. Elles usent et abusent du vocabulaire propre à toute bureaucratie. Elles mêlent sigles d’admi-nistrations, noms d’ofces ou de responsables, termes
provenant de la LTI, la lingua tertii imperii, la langue duIIIe Reich, si bien mise en lumière et analysée par ViktorKlemperer. Le mot « transports », avec leurs horaires, la
nécessité de les coordonner, de les organiser au mieuxdans « l’intérêt même des personnes transportées »,revient souvent. Le juge Landau, après qu’Eichmann eut
prononcé une phrase longue de 140 mots, l’interrompt :le style dans lequel il s’exprime ne regarde que lui, maiss’il souhaite être compris, il doit s’exprimer en phrases
plus courtes. « Il est vrai qu’en allemand le verbe vienttoujours à la n de la phrase, mais il faut bien dire quecela dure vraiment trop longtemps. » 205
« L’imagination. Il faut que nous ayons recours àl’imagination si nous ne voulons être absorbés peuà peu, somnolents, hypnotisés ou livrés à l’ennui par
l’univers de cet homme qui explique avec la délectationde l’expert le fonctionnement de ce système » 206, noteHaïm Gouri. Rien n’arrête Eichmann qui « continue
sans répit à débiter en austro-allemand des réponses
204 Léon Poliakov, Le Procès de Jérusalem, p. 87.
205 Audience du 21 juin.206 Haïm Gouri, op. cit., p. 169.
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LE vErdict
Le 11 décembre 1961, le Tribunal est à nouveau réuni pour énoncer son verdict. André Scemama, correspon-dant particulier du journal Le Monde à Jérusalem, noteque la reprise du procès se fait dans « une indifférencequasi totale » et que « tant la presse que le grand public
s’y intéressent à peine » 215.
Adolf Eichmann, gé au garde-à-vous, entend ces phrases prononcées par le juge Landau : « Le Tribunalvous déclare coupable de crimes contre le peuple juif, decrimes contre l’humanité, de crimes de guerre et d’ap-
partenance à des organisations criminelles. » L’accusé peut maintenant se rasseoir pour écouter les attendus du
jugement. Le président Landau, en préambule, rappelled’abord la signication du procès, ce qu’il fut et ce qu’ilne pouvait pas être. « Certains auraient voulu que ce pro-cès donne une réponse à des questions lancinantes dontquelques-unes découlent directement de la tragédie du
peuple juif pendant la guerre et dont d’autres nous pré-
occupent depuis toujours, mais qui se trouvent posées denouveau avec un regain d’acuité pour les malheurs sans précédent qui se sont abattus sur le peuple juif et sur lemonde entier au cours de ce vingtième siècle : commentun tel phénomène a-t-il pu se manifester au grand jour et
215 André Scemama, « Le procès d’Adolf Eichmann reprendralundi », Le Monde, 10-11 décembre 1961.
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EichmAnn
comment ce gigantesque désastre a-t-il eu précisément
pour auteur le peuple allemand ? Les nazis auraient-ils pu réaliser leurs desseins si d’autres peuples, au seindesquels vivaient des Juifs, ne les avaient pas aidés ?
Aurait-on pu éviter au moins partiellement le massacre si les Alliés avaient montré plus d’ardeur à sauver les Juifs persécutés ? Les populations juives des pays libres
ont-elles fait tout ce qu’elles pouvaient pour venir enaide à leurs frères et alerter le monde ? Quelles sont lesraisons psychologiques et sociales de cette haine collec-tive appelée antisémitisme ? Quelle leçon Israël et les
peuples doivent-ils tirer de tout cela ? Quel enseigne-ment l’homme doit-il en dégager pour ses rapports avec
autrui ? »À toutes ces questions, le Tribunal n’a pas répondu. Iln’avait pas à le faire. Pourtant, ajoute le président Landau,« le fait que ce procès ait lieu a en lui-même une grandevaleur éducative tant pour le peuple d’Israël qu’au-delàde ses frontières. Les témoignages qui ont été apportés à
ce procès par les rescapés de la catastrophe, qui épan-chèrent leur cœur à la barre des témoins, constituent unmatériel de grande valeur pour l’historien. Mais pour leTribunal, ces résultats ne sont qu’accessoires. »
On ne saurait être plus clair : les témoignages ont eula double vertu de permettre aux survivants d’épancher
leur cœur et de fournir un matériau pour l’histoire. Pourla justice, ils ne présentent guère qu’une utilité limitée.Le juge Benjamin Halevy donne ensuite lecture des
motifs sur lesquels se fonde la décision du 17 avril quia permis de juger Eichmann, rejetant la contestation decompétence soulevée par Servatius. L’argumentation est
longue. Elle a déjà été exposée pour l’essentiel au débutdu procès par le procureur, comme nous l’avons vu. Puis
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L e verdiCt
le juge Raveh passe en revue les principaux stades de la
politique antijuive dans le IIIe
Reich. Évocation dont le but est de « dénir le rôle de l’accusé et son degré deresponsabilité personnelle ». C’est ensuite l’évocationde la carrière d’Eichmann, la réfutation de tous les argu-ments qui ont été utilisés par la défense. Ce jugementcouvre deux cents pages dactylographiées. Sa lecture
aura duré quatre sessions.Reste à dénir quelle peine mérite une telle culpabi-lité.
Le procureur Gidéon Hausner prend alors la parole :Eichmann doit être condamné à mort : « Par l’énor-mité de son crime, Eichmann s’est lui-même exclu de
la société des hommes […]. Il a rejeté toute barrièremorale et a donné libre cours aux instincts les plus bascontre lesquels l’homme civilisé a élevé une barrièrede prescriptions morales et d’interdits […]. Même unmeurtrier, en dépit de l’horreur que son geste inspire,
se trouve encore dans les limites de la vie sociale. Mais
cette créature s’est dénié le droit de gurer parmi leshommes, et l’humanité se voit contrainte de le rejeter, jedirais même de le cracher. »
Hausner précise sa pensée : les subordonnés d’Eich-mann ont été condamnés à mort par divers tribunauxet exécutés. Il n’y a donc aucune raison qu’Eichmann
échappe à la mort. La mort d’Eichmann ne signie ni le pardon, ni le solde du compte entre les Juifs et l’Alle-magne. Pourtant, cette peine de mort n’est pas un châti-ment adéquat : le châtiment étant le même pour qui a tuéune personne ou un million de personnes.
La défense maintenant. Et toujours les mêmes argu-
ments dans la bouche de Me
Servatius : l’obéissance.« L’hypnose politique », dont Eichmann aurait été
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LEs procès du procès
« Faut-il croire que tout conspire à effacer ce pro-cès de l’actualité ? Au moment où il s’ouvrait, le géné-ral de Gaulle prononçait une conférence de presse, etles Russes envoyaient le premier homme dans la lune.
Aujourd’hui, voilà que Cuba retient de nouveau l’at-tention de l’opinion, et qu’en Israël une sombre affaire
d’espionnage préoccupe les esprits. »Voilà comment Jean-Marc Théolleyre, dans Le Monde du 19 avril 1961, caractérise la situation : une actualité
prenante qui empêche que le procès ait tout l’impactqu’il aurait dû avoir.
Si le procès Eichmann fait rarement la une pendant
les mois où il se déroule, il n’en est pas moins, séanceaprès séance, couvert par la presse. Dès son ouverture, la polémique déclenchée par l’annonce de l’enlèvement etde la mise en jugement s’éteint. Cette dernière n’est plusguère contestée. Des critiques peuvent apparaître, certes,mais elles portent sur tel ou tel point – nous l’avons vu –
et non sur la légitimité du procès lui-même. Le lecteur de journaux qui le souhaite dispose donc, pour la premièrefois, d’une information sur ce que fut la spécicité dugénocide des Juifs. Le procès suscite un lot importantde publications, de qualité inégale, bien sûr, où le sen-sationnel se mêle aux études ou aux recueils de docu-
ments. Entre l’annonce de l’enlèvement d’Eichmann etsa condamnation à mort, une vingtaine d’ouvrages sont
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EichmAnn
publiés en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, en
Israël, en France, en Italie, en Pologne ou en Hongrie224
.Dans quelle mesure cette information marque-t-elle lesconsciences, il est difcile de le déterminer 225. Les cri-tiques reprennent, nous l’avons vu, lors de la condamna-tion à mort et de l’exécution d’Eichmann. Elles ne portent
pas en général sur la culpabilité, mais sur l’adéquation de
la peine, ou sur le principe même de la peine de mort.
LEs « négAtionnistEs »
Pourtant, d’une façon extrêmement marginale, et dans
l’indifférence la plus totale des médias et de l’opinion,sont réafrmés certains thèmes apparus dans l’après-guerre qui ne seront portés à la connaissance du grand
public en France qu’à la n de 1978, lors de l’émergencede « l’affaire Faurisson », et dont la stabilité récurrenteest frappante. En 1962, Paul Rassinier publie un nouvel
ouvrage, Le Véritable Procès Eichmann ou les vainqueursincorrigibles 226. Il n’y a jamais eu d’extermination desJuifs, explique-t-il, les chambres à gaz sont inventionde propagande au service du sionisme pour obtenir la
224 Voir Arieh Segal, « Books around Eichmann », Yad Vashem
Bulletin, n° 11, Jérusalem, avril-mai 1962, p. 29-35.225 Akiwa W. Deutsch a publié un petit ouvrage, The EichmannTrial in the eyes of Israeli Youngsters, Bar Ilan, 1974. Elle constatequ’en 1963-1964, date de son enquête, la jeunesse israélienne s’estdivisée en deux groupes, une majorité se sentant concernée par le procès, une minorité peu concernée dont les connaissances du pro-cessus de l’extermination sont faibles.226 Aux éditions Les Sept Couleurs, 1962. Cet ouvrage fait suite au
Mensonge d’Ulysse (1950) et à Ulysse trahi par les siens (1961), tousdeux réédités à la faveur du procès Eichmann à la Libraire française.
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L es proCès du proCès
création de l’État d’Israël et extorquer à l’Allemagne des
sommes d’argent considérables. Les Allemands, afrmePaul Rassinier, pourraient aussi se plaindre de crimesde guerre, et « répliquer [aux intellectuels de 1962] par
Dresde, Leipzig, Hambourg (tragiques pendants d’Ora-dour), le militarisme français (ou russe), les camps deconcentration algériens (dont la Croix-Rouge inter-
nationale établit un jour qu’ils n’avaient rien à envieraux leurs) ou russes » 227. Cette comparaison entre lenazisme et le colonialisme sera largement reprise lors du
procès de Klaus Barbie par son avocat, Me Vergès, quise fait assister par deux avocats, l’un algérien, Me NabilBouaïta, et l’autre congolais, Martin M’Bemba.
Au-delà du déni de la réalité et de l’insulte à lamémoire des Juifs assassinés, se prole clairement l’ob- jectif majeur, proprement politique, de ceux que l’ona longtemps appelés, d’un terme bien impropre, « lesrévisionnistes » (le terme de « négationnistes » conve-nant mieux, car il ne s’agit pas ici de la révision, de la
réinterprétation légitime de l’histoire, mais de la néga-tion de faits avérés) : la délégitimation de l’État d’Israël.« Massés au pied d’une sorte de mur des Lamentationsagrandi à l’échelle de la Terre, jour et nuit depuis quinzeans, les sionistes du monde entier […] ne cessent de
pousser, sur un mode chaque jour plus macabre, des cris
d’une douleur chaque jour plus déchirante, dans le butde porter publiquement à ses justes proportions qu’ilsestiment pour le moins apocalyptiques, l’horreur des
sévices dont le monde juif a été victime de la part dunazisme et d’augmenter d’autant le montant des répara-tions que l’État d’Israël reçoit de l’Allemagne. » Thème
227 Paul Rassinier, Le Véritable Procès…, op. cit., p. 10.
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227
dE nurEmBErg à dEmjAnjuk
Le nazisme présente une particularité unique dansl’Histoire : il est le seul régime qui s’abîma dans uneguerre et dont les vainqueurs rent le procès d’une
partie de ses dirigeants. Ou plutôt les procès. Car cetteséquence de l’histoire allemande n’en nit pas d’êtreévoquée au cours d’épisodes juridiques dont l’ère n’est
pas encore totalement révolue à l’heure où nous termi-nons cet ouvrage. Ces procès ne sont pas des procèsordinaires. Leur nalité n’est pas uniquement de rendrela justice. Lors de chacun d’eux, on retrouve les mêmes
phrases, passages obligés sous la plume des journa-listes, des écrivains ou romanciers qui les prennent pour
sujet de livres. Ces procès ne sont pas une vengeance.Ces procès ne peuvent trouver une solution adéquate,toute peine étant dérisoire en regard des crimes com-mis. Ces procès sont faits en mémoire des disparus. Ilsdoivent servir aux historiens futurs. Et surtout, contri-
buer à l’enseignement des jeunes générations qui n’ont
pas connu ces événements. Dans les années quatre-vingts, une nouvelle formule est apparue, présente dansles comptes rendus de procès ou de livres sur le géno-cide des Juifs : procès et publications sont nécessaires
pour lutter contre les thèses révisionnistes 271 qui nient
271 Deux exemples : Alain Frachon dans Le Monde du 27 avril1988 : « Israël : la condamnation à mort du bourreau de Treblinka.Le procès de Ivan Demjanjuk a été aussi celui des thèses révision-
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EichmAnn
l’existence des chambres à gaz, contre les « assassins de
la mémoire »272
.
LA mAtricE : LEs procès dE nurEmBErg
C’est par la Déclaration de Moscou d’octobre 1943,
signée par Churchill, Roosevelt et Staline, que les futursvainqueurs s’engagent à châtier les auteurs de mas-sacres 273. La destruction des Juifs n’y est cependant pasmentionnée en tant que telle. Deux ans après, durantl’été 1945, lors de la conférence de Londres, les repré-sentants des quatre puissances occupant l’Allemagne se
réunissent pour élaborer le statut du tribunal internatio-nal destiné à juger les principaux criminels. Le crimecontre la paix a peu de rapports directs avec le génocidedes Juifs. En revanche, la dénition donnée des crimesde guerre, crimes reconnus passibles de châtiment parle droit international, peut s’appliquer au processus de
destruction des Juifs qui constituent des « populationsciviles dans les territoires occupés » ayant été assassi-nées, déportées. Mais les crimes de guerre ne concernantque les populations des territoires occupés, la persécu-tion dans les territoires du Reich ou pour la période anté-rieure au déclenchement de la guerre n’y est pas incluse.
Détruire une population, pourvu qu’elle vive dans les
nistes ». La parution de la traduction française du livre de RaulHilberg comme démenti irréfutable aux thèses révisionnistes, notéedans L’histoire, juin 1988, L’Événement du jeudi, 15 juin 1988, Le Point , 14 juin 1988, etc.272 Cette expression utilisée par Yosef Yerushalmi lors d’un col-
loque sur « L’oubli » organisé à l’abbaye de Royaumont, le 3 juin1987, sert de titre à l’ouvage de Pierre Vidal-Naquet déjà cité.273 Sur le procès de Nuremberg, voir Annette Wieviorka, op. cit .
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d e n uremberg à d emjanjuk
limites d’un État souverain, n’est passible d’aucun châti-
ment. Cela relève de la politique intérieure dans laquelleaucun autre pays n’a le droit de s’ingérer. Voilà pourquoila dénition du crime contre l’humanité, qui reprend desactes déjà dénis comme crimes de guerre (assassinat,déportation…), étend ces actes à la période qui précèdela guerre, inclut les persécutions « pour des motifs poli-
tiques, raciaux ou religieux », mais les connecte auxdeux autres crimes (de guerre et contre la paix). Ainsiannule-t-elle une partie de son contenu. Pour qu’il y aitcrimes contre l’humanité, il faut qu’ils aient été commis« à la suite de tout crime rentrant dans la compétencedu tribunal, ou en liaison avec ce crime ». Ce qui revient
à considérer le crime contre l’humanité comme n’ayant pas d’existence indépendante et ne pouvant donc pasêtre considéré en soi.
Le génocide des Juifs, nous l’avons noté, n’est pasabsent, loin de là, du grand procès de Nuremberg, un
procès qui dura presque une année. Pour autant, il est
loin d’en être le cœur. Le simple choix des accusés, pour l’essentiel ceux qui sont responsables de la guerre,le montre. Mais surtout la question de l’exterminationdes Juifs est diluée au cours du procès. Les Juifs, on l’avu, ne sont pas appelés à témoigner sur leur destruction.On a vu également comment Haïm Weizmann, pres-
senti, renonça nalement, en accord avec Jackson, à êtretémoin.
LEs procès nAtionAux
Dans tous les pays occupés par l’Allemagne, la guerrenie, les nazis ayant opéré sur place et leurs collaborateurs
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chronoLogiE
1906
19 mars Naissance à Solingen (Rhénanie) d’AdolfEichmann, ls d’Adolf Karl Eichmann et de Marianée Shifferling.
1914 La famille s’installe à Linz, en Autriche. Le père ytravaille comme directeur commercial de la com- pagnie d’électricité et des tramways locale, et ce,
jusqu’en 1924.
1916 Mort de sa mère.
1921 Deux ans d’études dans un établissement d’ensei-gnement supérieur pour l’électronique, la construc-tion mécanique et le bâtiment.
1923 Différents métiers. Pendant trois mois, mineurdans une petite compagnie montée par son père,la Société minière d’Untesberg, puis stagiaire nonrétribué à l’usine de constructions électriques deHaute-Autriche (pendant deux ans et demi).
1928 Devient représentant de commerce d’une rme au-trichienne, la Vacuum Oil Company. Son travail :l’implantation de pompes à essence et la fourni-ture de carburant et de pétrole en Haute-Autriche,Salzbourg et Haut-Tyrol. Occupe ce poste jusqu’en1933.
En 1928 ou 1929, adhère à l’Union des JeunesCombattants du Front, organisation de jeunesse
de l’Association austro-allemande des AnciensCombattants.
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EichmAnn
1932 Assiste à Linz à un meeting nazi, dans une brasserieoù parle le Gauleiter de l’époque, Bollek. Adhèreau parti nazi. Il a 36 ans.
Selon son curriculum vitae rédigé par Eichmann en1937, adhésion au NSDAP et à la SS le 1er avril1932. N° de SS : 45.326, de NSDAP : 899.895.
1933 À la Pentecôte, renvoyé de la Socony. Sur le conseilde Ernst Kaltenbrunner quitte l’Autriche pour l’Al-
lemagne. Pendant un an, sert dans l’armée, puisdans les camps d’entraînement SS à Lechfeld et àDachau. Son grade : Scharführer (sergent).
1934
1er octobre Détaché au bureau central du SD à Berlin. Travailleau service de recherches sur les francs-maçons.
1935 Entre au Service Affaires juives (service II 112, quitravaille en collaboration avec le service juif de laGestapo, le II4 B, qui dispose de pouvoirs exécu-tifs). Lit L’État juif de Theodor Herzl. Le domained’Eichmann : « l’Organisation sioniste mondiale,le néo-sionisme, l’orthodoxie ». Apprend des rudi-
ments de yiddish et d’hébreu. Rédige (sans date)un manuel sur les questions sionistes, donne (sansdate) des conférences devant des commandants SSet commandants de l’armée sur « l’organisation sioniste mondiale, sa structure et ses buts ».
Épouse Vera Liebl, originaire de Bohême, catho-lique. Ils auront quatre enfants.
1936 Nommé Oberscharführer (adjudant).
1937 Délégué au congrès du NSPAD à Nuremberg. Promu au rang de Hauptscharführer (adjudant). Mission en Palestine en compagnie de Herbert
Hagen, alors à la tête de la section juive du SD.
1938
30 janvier Nommé Untersturmführer (sous-lieutenant).
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tABLE dEs mAtièrEs
AvAnt-propos – « L a C our ! » 7
L’EnLèvEmEnt d’EichmAnn 11
La décision 11
L’enlèvement 30La polémique internationale et la résolution de l’ONU 32
LA prépArAtion du procès 37
Les instruments juridiques 37
Rétroactivité et extra-territorialité de la loi 42
La préparation du procès 43La collecte des documents 44
L’interrogatoire 46
Les options du procureur 50
Un événement médiatique mondial 62
LE procès : prEmièrE phAsE 77Enfance et jeunesse d’Adolf Eichmann 78
L’ouverture du procès 82
La bataille de procédure 86
L’exposé introductif 90
Avant la guerre. Les premières solutions migratoires
du problème juif 94Madagascar 107
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EichmAnn
LE procès : dEuxièmE phAsE 111
La « Solution nale ». Les premiers massacres 114La conférence de Wannsee 119
La dissimulation des traces 125
La Résistance 128
Europe occidentale 131
L’acharnement d’Eichmann 136
Les Juifs de Hongrie 138Les camps de la mort 151
LE procès : troisièmE phAsE 165
LE vErdict 185
L’appel 189La polémique sur la peine 192
L’exécution 196
LEs procès du procès 197
Les « négationnistes » 198
Les communistes : le vrai procès n’a pas eu lieu 200Hannah Arendt et la polémique 207
dE nurEmBErg à dEmjAnjuk 227
La matrice : les procès de Nuremberg 228
Les procès nationaux 229
La reprise des poursuites 231Les années soixante-dix 232
Le procès Barbie 234
Le procès Demjanjuk 239
Quelques postérités du procès Eichmann 242
A nnExEs 247
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t abLe des matières
Organigramme 247
Curriculum vitae d’Adolf Eichmann 248Fiche personnelle d’Adolf Eichmann 249
Questionnaire aux ns de rectication et de mise à jour
de la cartothèque des chefs de la chancellerie du personnel SS 251
Témoignage de Dieter Wisliceny au procès de Nuremberg 253
Le jugement : les attendus de la condamnation d’Eichmann 259
La dernière déclaration d’Eichmann 264
chronoLogiE 269
BiBLiogrAphiE indicAtivE 275
i ndEx 279