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Emile Lehouck est né à Bruxelles,

le 25 juin 1935. I l a fait des études de philologie romane à l'Université de sa ville natale. Après un bref passage dans l'enseignement secondaire, il est entré au Fonds National belge de la Recherche Scientifique, au sein duquel il a préparé une thèse sur Fourier. Ses recherches l'ont amené à effectuer de longs séjours à Paris, notamment comme audi- teur étranger de l'Ecole Normale Supé- rieure. Il a collaboré à plusieurs revues littéraires et universitaires.

Il est marié et a un enfant.

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Dossiers des Lettres Nouvelles collection dirigée par Maurice Nadeau

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E m i l e

L e h o u c k

Les Lettres Nouvelles

14, rue Amélie, Paris-7 Denoël

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© 1966, by Éditions Denoël, Paris.

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C'est une constante fort décevante de l'histoire des idées que de voir les mots clés générateurs d'enthousiasme per- dre, à l'usage, de leur vigueur et prendre les significations les plus contradictoires. Des termes comme « démocratie », « liberté », « république » possédaient, pendant la Révo- lution française, un puissant ferment revendicatif qui s'est estompé à ce point que ces slogans vengeurs ont été uti- lisés sans difficulté par des régimes réactionnaires. Le mot « socialisme », répandu au XIX siècle par Pierre Leroux, a subi le même sort. Haï à l'origine par la bourgeoisie terrifiée, il a acquis une sorte d'honorabilité et a même été célébré à certains moments par tous les partis. D'autre part, l'action des politiciens sociaux-démocrates, de plus en plus éloignée de l'idéologie primitive, a fortement ajouté à la confusion. Violemment antimilitaristes, du moins en paroles, au début de ce siècle, ils n'ont rien fait, en défi- nitive, pour empêcher les travailleurs allemands et français de s' entr' égorger au cours de la Première Guerre mondiale. Au pouvoir dans plusieurs pays après la fin des hostili- tés, ils ont loyalement servi le régime capitaliste qu'en théo- rie pourtant ils étaient censés exécrer. En Allemagne, ils ont écrasé avec férocité les spartakistes, envers lesquels ils auraient dû pourtant éprouver une certaine sympathie et leur attitude d'extrême faiblesse, pour ne pas dire de com- plicité, vis-à-vis des exigences de l'Armée et du fascisme naissant a ouvert la voie à la tragédie nazie. En France, l'héritier de Jaurès, Léon Blum, a déclaré, de façon assez stu- péfiante qu'il prenait le pouvoir « pour éviter la Révolu- tion ». En Espagne, la gauche s'est montrée si divisée qu'elle s'est laissé submerger par la réaction. En Russie soviétique,

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les bolcheviks ont appliqué leur programme et détruit le sys- tème capitaliste, mais leur idéal d'émancipation a abouti, sous Staline, à un régime de terreur. Après 1945, les sociaux- démocrates se sont parfaitement intégrés au personnel poli- tique traditionnel des pays européens, qu'ils ont dirigés de la même façon, à quelques nuances près, que les partis dits « bourgeois ». Cette désagrégation de la doctrine a suscité normalement le désir d'un « retour aux sources », qui explique l'intérêt que l'on commence à porter au socia- lisme utopique.

Cependant, ce retour aux sources, dans le cas de Fourier, risque d'apporter moins de lumière que de déclencher des polémiques, tant le phalanstère présente de divergences avec le réformisme social actuellement à la mode. Même si on laisse de côté la cosmogonie et l'analogie universelle, on se heurte à une psychologie négatrice de la morale tradition- nelle et à une volonté d'un bouleversement de la société qui ne se limiterait pas à des mesures économiques. Ces reven- dications ont paru si insolites que certains ont prétendu exclure Fourier du socialisme, le rattachant à une sorte d'anarchisme petit-bourgeois. D'autres l'ont accusé d'avoir injecté de l'immoralisme à une doctrine simplement éga- litaire et généreuse à l'origine.

En réalité, les idées libertaires de Fourier sont tout à fait conformes aux aspirations originelles du socialisme, mouvement qui, à ses débuts, visait davantage à l'établis- sement de nouveaux rapports sociologiques qu'à des réfor- mes économiques et politiques. Saint-Simon veut que « les physiciens chassent de leur société les philosophes, les mora- listes et les métaphysiciens, comme les astronomes ont chassé les astrologues, comme les chimistes ont chassé les alchi- mistes », ce qui implique le remplacement de la morale par une étude scientifique des mœurs et de la psychologie. Il se présente volontiers comme le prophète d'une nouvelle religion, ce qui nous entraîne assez loin de l'économie. Ces tendances se renforceront chez ses disciples : Enfantin provoquera de grands scandales et la scission de son mouvement en essayant d'imposer ses thèses de glorifi-

1. Lettre d'un habitant de Genève, éd. Pereire, Paris, 1925, p. 39.

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cation de la f e m m e et de libéralisation de l 'amour. A la

m ê m e époque, Rober t Owen proposai t une r é fo rme d u

mariage allant de pai r avec une nouvelle forme d'associa-

tion. U n peu plus tard, Flora Tr is tan mènera encore de

f ront la lut te p o u r les droits de la f e m m e et pour l 'éman-

cipation ouvrière. Le socialisme u topique apparaî t donc

encore for tement marqué p a r le travail de déchristianisa-

t ion d u mouvemen t philosophique.

Une évolution devait se produire au cours d u X I X siècle

sous l 'effet de la restaurat ion d u catholicisme et de l 'em-

bourgeoisement de la société française, symbolisés pa r le

règne d e Louis-Philippe. Pierre Leroux, théoricien de second

plan, mais très inf luent de p a r ses relations avec les grands

romantiques, i ra jusqu'à défendre et faire adopter en 1848

par l 'Assemblée nationale une loi re t i rant le dro i t de vote

aux époux adultères ! N o u s le verrons a t taquer avec ha rgne et mauvaise foi les idées audacieuses de Fourier sur l' « équi-

libre de popula t ion ». Cabet rêvera d 'une société de patro-

nage qui connaîtrait des m œ u r s irréprochables, ayant réussi

à él iminer vices et conflits passionnels, à la suite d 'une opé-

rat ion quasi magique. Pou r cette deuxième générat ion socia-

liste, une réforme morale doi t toujours aller de pai r avec une

réforme économique, mais dans le sens de l 'austérité et d ' un

renforcement des préjugés. L 'admirable analyse sociologique

de Fourier est négligée tandis que l 'on remet en honneu r

des vieilleries telles que « la richesse perver t i t », « les goûts

de luxe engendrent le vice », etc. D e l'idée de la relativité

des mœurs selon les époques, les peuples et les climats,

qui avait été u n des appor ts décisifs d u X V I I I siècle, on en revient à l'illusion de l 'universalité de la morale chré-

tienne, même chez les non-croyants. Cette déviat ion de la

pensée progressiste est par t icul ièrement visible chez Prou-

dhon, esprit paradoxal et un peu ambigu, qu i a p u être

à la fois honoré par les part is ouvriers et salué comme u n « maître de la Contre-Révolut ion ».

Marx et Engels, penseurs d 'une autre envergure que Le- roux, Cabet ou même Proudhon, sont loin de croire à la va-

leur éternelle des préceptes moraux qu'ils dénoncent comme

u n moyen d'oppression efficace entre les mains des classes

possédantes, mais ils appar t iennent à une autre époque que

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Saint-Simon et Fourier. L 'avortement des révolutions de

1848 dans toute l 'Europe a mis f in à l 'illusion d 'une trans-

fo rmat ion sociale acceptée par tous, d 'une conversion géné- rale à une nouvelle déclaration des droits de l 'homme. A u

grand rêve de f ra terni té retrouvée s'est substitué le dur

concept de la « lutte des classes ». Peu respectueux de l'au-

tor i té et des vertus militaires, Marx et Engels sont pour-

tan t obligés de prôner la violence comme seul moyen de l iquider le régime capitaliste. Conscients d 'une impérieuse

hiérarchie des urgences ils délaissent les problèmes éthiques pour se consacrer essentiellement à l 'économie, en laquelle

leur tendance à la systématisation philosophique leur fai t voir le moteur exclusif de nos sociétés.

Cette thèse, l ieu commun de la pensée pol i t ique du X X siècle, nous para î t exagérée. Bouthoul a bien m o n t r é

que la guerre ne peu t s 'expliquer un iquement pa r des rivali-

tés économiques : pourquo i les hommes se lanceraient-ils dans

des entreprises terr ib lement coûteuses pour obtenir des avan- tages terr i toriaux ou commerciaux, qu'ils s'assureraient avec

beaucoup plus de chances de succès par la négoc ia t ion?

E t Bouthoul de déf inir ce phénomène essentiel comme une

sorte de maladie chronique de l 'humani té qu' i l faudrai t

« soigner » scientif iquement. D e même, croire qu 'une par-

fai te et heureuse monogamie pour ra s ' instaurer lorsqu'un

régime socialiste permet t ra u n choix tout à fai t l i b r e ,

c'est méconnaî t re l 'ambivalence fondamentale de la nature

humaine, à la fois désireuse de stabilité et de changement.

L'évolution de pays comme la Suède et les Etats-Unis, où

de larges couches de la populat ion vivent dans la pros-

périté, mont re que le confort, loin d 'appor ter l 'apaisement,

déclenche p lu tô t des crises profondes, surtout au niveau de

la jeunesse, obsédée par l ' inutilité d 'une existence privée

de la perspective de grands combats. Il est donc évident

que, dans la conquête d u bonheur, la lutte contre la misère et l ' injustice ne constitue qu 'une première étape et que les idées libertaires de Saint-Simon et de Fourier ne sont

pas aussi dépassées qu'on a voulu nous le faire croire.

2. G. Bouthoul, Les Guerres. Eléments de polémologie, Paris, 1951. 3. C'est encore la thèse d'André Breton dans l'Amour fou.

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La relative indifférence de Marx à l 'égard des problè-

mes psychologiques et éthiques, sa foi exagérée dans les

vertus des bouleversements économiques contenaient en

germe les excès d u stalinisme, tentative d 'une monst rueuse

sincérité p o u r faire le bonheur des hommes sans leur

demander leur avis. L 'œuvre de Four ier nous p e r m e t de

mieux comprendre les raisons d u divorce qui s'est instauré au X X siècle entre le socialisme et la liberté. Elle n 'annonce

pas seulement le marxisme : elle le complète. Pour l 'auteur

d u Nouveau Monde industriel, le problème central n'est pas

économique, mais moral. Certes, seule une exploitat ion

intense et rat ionnelle d u globe pour ra donner à chaque indi-

v idu le m i n i m u m décent de nourr i ture et de vêtements auquel

il a droit, mais l 'abondance de la product ion ne met t ra pas

f in aux inégalités scandaleuses et à l 'anarchie des relations

sociales, si l 'on ne parvient pas en p remier lieu à changer la mental i té humaine. La tâche la plus urgente consiste à

extirper le vieux réflexe masochiste et la pusi l lanimité

qui nous empêchent d 'a t te indre à un plein épanouissement

de notre personnali té : il faut rejeter l 'antique idée de

péché attachée à nos passions et à nos plaisirs. L ' individu ne parviendra jamais au bonheur s'il cont inue à être obsédé

par une morale qu i condamne la joie et vante la pe ine et la souffrance. N o u s devons aussi nous l ibérer de notre men-

talité esclavagiste que nous puisons dès le berceau dans

l 'organisation autori taire de la famil le (Marx dira, encore

plus brutalement, que « l 'enfant est l'esclave de l ' homme »,

mais il ne t irera guère de conséquences de cette formule percutante). Il faut surtout met t re f in au cercle vicieux de

l' « engorgement des passions » qui, réprimées et vilipen-

dées, possèdent encore assez de force p o u r s 'expr imer par des voies détournées et malsaines, et deviennent alors la

malédiction de l 'individu. Car Fourier, pa r des voies très

différentes de celles qu 'emprunte ra Freud, et avec cent ans

d'avance, avait déjà découvert l 'essentiel de la psychana- lyse.

Le phalanstérien ne s'est pas contenté de détruire la

psychologie classique et de condamner les règles de vie de son temps, il a voulu reconstruire, à l 'aide de ses observa-

tions et surtout de sa puissante imagination, u n monde

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parfait, où l'homme ne serait pas seulement plus heureux, mais échapperait totalement à la douleur physique et mo- rale : voguant de plaisir en plaisir, il retrouverait l'Eden pri- mitif. Cet absolutisme dans le bonheur avait plus de chances de surprendre et de choquer que de séduire. En fait, nous n'en demandions pas tant. L'Histoire nous a tellement habi- tués à la souffrance, à la faim et à la mort que nous ne dési- rons guère plus qu'un peu de tranquillité, un bonheur sim- ple qui ne soit pas sans cesse troublé par la guerre et la violence. Les plaisirs ininterrompus du phalanstère nous laissent un peu froids, car nous ne pouvons pas y croire. L'imagination de Fourier se heurte toujours à la petite phrase qu'il dénonçait déjà de son temps : « Ce serait trop beau. »

Il y a pourtant dans cet appel à la joie quelque chose de très émouvant et de profondément humain. Jamais peut- être le vieux rêve utopique, si solidement ancré dans le cœur des hommes qu'il a survécu à tous les malheurs et à toutes les catastrophes, ne s'est exprimé avec une telle ampleur et une telle magnificence. Et ce qui donne un prix tout particulier à la pensée de Fourier, c'est que chez lui les plus audacieuses envolées de l'imagination n'empêchent pas une observation pénétrante de la réalité et une concep- tion très sociologique des relations humaines. Le lec- teur attentif trouvera déjà clairement exprimés dans les traités phalanstériens la plupart des principes fondamen- taux du socialisme. Un fait beaucoup moins connu, c'est l'in- térêt et l'importance de la pédagogie fouriériste, que notre temps, si avide d' « école nouvelle », aurait dû normale- ment interroger avec avidité.

Le prodigieux effort d'imagination de Fourier pour trans- former notre « vallée de larmes » en un paradis terrestre n'a guère été goûté jusqu'ici. Il est peu d'auteurs célèbres aussi mal connus que lui. Il appartient à cette catégorie de penseurs dont le nom traîne dans tous les dictionnaires et les manuels, auxquels l'homme cultivé reconnaît une impor- tance qu'il lui est malaisé de préciser, et dont on étudie les idées à travers des résumés qu'on se transmet de géné- ration en génération. Les plus curieux se sont initiés à la théorie phalanstérienne à l'aide de « Morceaux choisis »

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qui, orientés toujours dans la même direction, n'en donnent qu'une vue très fragmentaire. Personne, ou presque, n'éprouve le besoin de lire les textes originaux, et cette paresse est bien excusable, puisqu'ils ne peuvent être consul- tés que dans des bibliothèques d'une certaine ampleur. L'his- toire, lorsqu'elle n'est pas sans cesse repensée, fait place à la légende; aussi avons-nous à l'esprit une image sin- gulièrement déformée de Fourier : celle d'un vague pré- curseur de Marx, un peu fou, dont les bonnes idées sont noyées dans un fatras d'inventions biscornues et dont la lecture est redoutée comme un pensum.

La tendance à réduire la philosophie d'un auteur violent, anticonformiste et génial à quelques pages intéressantes, à ne présenter au public que des fragments de ses livres, était déjà sensible, à l'époque de la vieillesse de Fourier, dans la curieuse attitude de ses disciples, qui ont procédé petit à petit à un véritable travestissement de sa pensée. Ils n'ont adhéré pleinement qu'à ses théories économiques, ont mis une sourdine à ses déclarations sur la nécessité d'une réforme morale et ont désavoué les inventions et les prophéties étonnantes qui se rattachaient à sa métaphy- sique.

Cette opération a fort bien réussi. L'idée s'est rapidement imposée que l'œuvre de Fourier comprenait une partie excentrique qu'on pouvait sans dommage négliger pour concentrer toute son attention sur la critique du commerce et sur l'exposé d'un nouveau mode d'association. Dès lors, il n'était plus possible de comprendre sa pensée. Un système philosophique forme un tout. On peut en juger des thèses inacceptables, mais on court à une erreur d'interprétation certaine si l'on refuse même de les examiner et si l'on s'en débarrasse en se persuadant qu'elles n'ont jamais existé.

Mais quelles étaient donc ces idées baroques dont per- sonne ne voulait entendre parler ? Les membres de l'Ecole sociétaire déploraient la place que leur maître accordait dans ses œuvres à sa cosmogonie vitaliste, à ses analo- gies grâce auxquelles il établissait des rapports surprenants entre les passions humaines, les plantes et les animaux, à ses tableaux de l'harmonie future, vision d'une société heureuse, s'adonnant à tous les plaisirs, et enfin à sa

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psychologie passionnelle, qui risquait de faire scandale. Ces théories et ces descriptions, lorsqu'on prend la peine

de les lire dans les ouvrages originaux, sont assurément étranges, en contradiction avec nos habitudes intellectuelles, mais aussi d'une singulière beauté, d'une exceptionnelle nou- veauté. Elles révèlent une puissance d'imagination que maint poète aurait pu envier à Fourier. Ces rêveries choquent sur- tout de la part d'un économiste : en s'y abandonnant, il semble sortir de son sujet, et de la façon la plus inattendue. Mais s'agissait-il bien de digressions ? Fourier n'éprouvait-il pas l'impérieux besoin de donner libre cours à son imagina- tion parce qu'il était un véritable écrivain ? N'était-il pas possible de mettre en valeur toute la fraction délaissée de son œuvre grâce à une interprétation littéraire, et de renouve- ler ainsi les études phalanstériennes ?

C'est ce que nous avons tenté dans la troisième partie de cet ouvrage, ayant fait auparavant une place à part à la cosmogonie, dont le sens véritable restera douteux, tant que les historiens n'auront pas étudié plus à fond la pensée et la littérature de la période du Consulat et de l'Empire. Fourier n'a jamais vraiment choisi entre les deux modes d'expression que son génie complexe lui permettait d'il- lustrer avec un égal succès : l'exposé dogmatique et ration- nel de ses idées et la narration littéraire du formidable roman d'anticipation qu'il portait en lui. Il vénérait trop la science, il avait une trop haute idée de sa « mission » pour s'abandonner complètement à son imagination ; il était trop profondément écrivain pour résister au plaisir d'utiliser un vocabulaire pittoresque, de conter des anec- dotes, de dresser des classifications burlesques.

Cette ambiguïté donne une saveur toute particulière à son style, mais elle lui a causé le plus grand tort, car les hom- mes de science, les universitaires l'ont jugé trop fantaisiste, tandis que les littéraires n'étaient pas habitués à trouver de la poésie dans les œuvres d'un économiste. Pourtant, en littérature aussi, Fourier a eu quelques intuitions géniales : c'est ainsi que ses analogies contiennent déjà l'essentiel de la poésie moderne.

Fût-il né trente ans plus tard, il aurait sans doute écrit comme tout le monde des romans et des poèmes, et il serait

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considéré aujourd'hui comme un de nos grands romanti- ques. Mais son époque messianique, à l'ambition scienti- fique naïve et démesurée, l'a porté à mettre la littérature bien au-dessous d'une découverte d'inspiration « mathéma- tique ». Aussi a-t-il combattu son génie poétique en refusant de polir ses phrases, en donnant à ses livres des allures de manuels, en laissant dans ses tiroirs les manus- crits dans lesquels il n'avait pu résister au plaisir d'échapper un moment au carcan « scientifique » qu'il s'était lui- même imposé. Mais en dépit de toutes ces précautions, le lecteur attentif le prend à chaque page en flagrant délit de littérature.

E. L.

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Une philosophie du bonheur

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I. L'homme sans péché.

Il y a, dans Histoire et Utopie de Cioran, une page savou- reuse où cet écrivain atrabilaire évoque l'instant de fai- blesse où il a décidé, par devoir et par une illusion d'impartialité, de se mettre à la lecture des utopistes. L'es- sayiste nous confie qu'il n'a pas toujours réussi à surmon- ter son dégoût (il parle de « vomitif »), mais il ne regrette . pas de s'être astreint à ce douloureux pensum, car il a découvert une sorte d'absolu dans l'imbécillité. Que l'on puisse imaginer un monde futur qui ne serait pas fait de sang et de larmes, que l'on puisse croire, en dépit de l'His- toire, à un bonheur pacifique de l'homme, ces élucubrations le dépassent et lui semblent la marque indiscutable d'un grave dérangement de l'esprit.

Cioran exprime ici, avec un pessimisme agressif, une opi- nion fort répandue. Dans les ténèbres de la préhistoire, l'homme a fait son choix : il a décidé qu'il ne chercherait pas sa plénitude dans la joyeuse satisfaction de ses sens, mais dans la sauvage expression de sa force et dans le mépris de ses semblables. Quelles terreurs primitives, quel- les catastrophes ont contribué à orienter son destin de façon si dramatique ? Des débuts cruels semblent lui avoir démon- tré à jamais l'impossibilité du bonheur terrestre. Les habitudes prises dès l'enfance sont presque insurmontables. Ni la tenace permanence des rêves utopiques ni la décou- verte de peuples privilégiés, comme les Tahitiens, n'ont réussi à ébranler la conviction générale que le monde n'échapperait jamais au cycle infernal de la guerre, de l'esclavage et de la torture.

Cette vision pessimiste a trouvé sa justification métaphy- sique dans le dogme du péché originel : l'homme ne peut

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pas être heureux parce qu'il doit expier une faute commise par ses premiers ancêtres. La valeur explicative de cette vendetta perpétuelle était peu convaincante et pourtant, pen- dant des siècles, ce dogme a pesé comme un carcan sur l'étude de la psychologie humaine. Les mythes charment les poètes, mais ils deviennent vite encombrants lorsqu'on les prend trop au sérieux.

Rares ont été les penseurs à avoir rejeté complètement l'idée de péché. Le XVIII siècle, dans son ensemble, l'a bien combattue, mais il n'en a pas poussé la critique jusqu'à proposer une conception de l'homme qui fût autre. Le ton hypocritement moralisateur des romans érotiques de la fin de ce siècle montre bien que leurs auteurs ne parvien- nent pas à se débarrasser des valeurs chrétiennes. La timi- dité de la pensée contraste avec la vigueur des descriptions. Les scènes les plus scabreuses, une sexualité cruelle qui, en fait, remet en cause la psychologie classique, sont tou- jours présentées comme les aberrations du vice, comme des excès curieux, mais sans conséquence. L'adultère est à la mode, on se moque des maris fidèles, mais cette agitation ne dépasse pas le stade des propos graveleux : on n'envisage pas clairement la possibilité de nouveaux rapports entre l'homme et la femme. Guidées par un anticléricalisme un peu court, les Lumières ne comprennent pas que la reli- gion n'est pas une cause, mais un effet, et qu'il faudrait des armes bien plus efficaces que des plaisanteries sur la Bible et sur les curés pour liquider le fanatisme, les guerres et la tyrannie. Croyant abattre l' « infâme », ils jettent plus modestement les bases de la « morale laïque », sorte de constat de faillite qui reprend à l'usage des incroyants, moyennant quelques concessions de vocabulaire (on ne dit plus Dieu, mais la Morale, la Nature, l'Humanité, avec des majuscules), les préceptes chrétiens élevés au rang de valeurs universelles.

Fourier représente un moment singulier de la pensée occidentale : il pousse la critique de la religion élaborée par le mouvement philosophique jusqu'à ses conséquences extrêmes et logiques, jusqu'au refus de la morale familiale et de la hiérarchie sociale traditionnelle et cela, à un moment où la réaction post-révolutionnaire battait son plein et annu-

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lait pour longtemps une bonne part des conquêtes intel- lectuelles du XVIII siècle, si bien que le phalanstère nous surprend encore aujourd'hui par ses audaces. Son inventeur ignore le péché, originel ou non : ce mot ne fait pas partie de son vocabulaire familier. Ou plutôt il renverse le vieux dogme : l'homme ne doit pas expier, il est fait pour jouir. Un immense bonheur l'attend qu'il ne tient qu'à lui de saisir. Cette affirmation n'est pas, chez Fourier, le fruit de l'aveu- glement ou d'une grande naïveté, comme n'ont cessé de le répéter ses adversaires. Il n'ignore rien des crimes et des abominations qui forment la toile de fond de l'Histoire, mais il ne les considère pas comme inhérents à la nature humaine. Celle-ci est double, ambivalente, capable du plus grand bien comme du plus grand mal. Deux voies s'offraient à elle : celle du bonheur, de la jouissance, et celle de l'anar- chie, du perpétuel déchirement. Séduite par de faux doc- teurs, elle a choisi la seconde. Ce fut là son seul et véri- table péché.

Partout règnent le mensonge, la haine et la guerre. Cepen- dant nous sommes très fiers de notre forme de vie en société : nous ne sommes pas des sauvages, nous sommes civilisés. Pour nous consoler de nos malheurs, nous pouvons à tout moment exhiber une vieille statue ou un nouveau jouet mécanique. Fourier dénonce cet alibi. Après Rousseau, il pressent que les bienfaits de notre « civilisation » sont appelés à devenir de moins en moins convaincants et ses contradictions de plus en plus pesantes. A l'aube du XIX siè- cle, le monde occidental est à la croisée des chemins. Deux événements considérables marquent la fin des vieux com- promis et annoncent des bouleversements économiques et sociaux que les hommes peuvent encore contrôler mais qui, opérés dans l'anarchie, les mèneront au bord de la destruc- tion totale. La Révolution française a déclenché un proces- sus de démocratisation qui prétendra ne plus réserver les commodités de l'argent et les bienfaits de la culture à une aristocratie, opération qui ne s'est malheureusement pas accompagnée d'une modification suffisante de nos habi- tudes mentales ; la Révolution industrielle va lancer le

1. Terme que Fourier prend toujours en mauvaise part.

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monde dans une épuisante course au progrès technique qui sacrifiera de plus en plus les véritables intérêts de l'homme à ceux de la machine.

Contrairement à la plupart des autres théoriciens du socialisme, Fourier développe son projet de transformation de la société non seulement à partir de revendications éco- nomiques, mais aussi à partir d'une étude poussée de la psychologie humaine. Rien ne sert, selon lui, de s'atta- quer aux structures politiques du monde, si les mœurs et la vie individuelle doivent continuer à être régentées par une morale qu'il estime procéder d'une analyse erronée de nos aspirations et de nos possibilités. Aucune œuvre n'ex- prime avec autant de force et autant d'ampleur cette foi en la révolution totale que le mouvement socialiste, obnu- bilé par les questions économiques, abandonnera peu à peu et qui, retrouvée, fera la grandeur des surréalistes.

Le système de Fourier constitue avant tout une phi- losophie du bonheur, dont il nous donne une définition volontairement dépouillée de subtilité, mais qui doit empor- ter notre conviction intime : c'est la satisfaction de nos sens, le plaisir, l'épanouissement de notre personnalité. Il combat de ce fait ce masochisme mental qui, depuis des temps immémoriaux, veut faire passer le bonheur par des chemins rocailleux et prétend que, pour atteindre le bien suprême, il faut se priver des biens immédiats. Fourier dénonce l'éloge de la médiocrité et des privations comme les suprêmes tartuferies de ceux qui ont voulu obscurcir un problème tout simple. Sa vision du monde est résolu- ment antihéroïque. Il ne croit pas à la vertu des grandes douleurs et des grands sacrifices. La morale traditionnelle, fortement teintée de religion, voit en effet dans la mort et ses préfigurations (départ, rupture, maladie) la cause de grands déchirements, mais aussi une sublime promesse de régénération. Aussi nous fait-elle vénérer des attitudes à la réflexion assez absurdes : la jeune veuve qui se sacri- fie pour ses enfants, la jeune fille qui renonce à l'amour pour ne pas souiller une passion déçue, une famille entière soumise aux caprices d'un grand malade, etc. Fourier décèle dans cette volonté de renoncement non pas de la grandeur, mais de la mesquinerie, et un égoïsme d'autant plus dange-

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reux qu'il a bonne conscience. Selon lui, l'individu n'appar- tient pas seulement à ses proches et à sa famille, mais à toute l'humanité. En réalité, nos formes de vie sociale, fondées sur des associations des plus restreintes, font vivre chacun dans un cercle étroit de familiers, au sein duquel

la moindre défaillance peut créer des drames insolubles. I l ne reste alors que la morale de la grandeur et de la dou- leur pour apporter une maigre consolation à l'être frappé

dans ses affections. Avec témérité, Fourier s'en prend ainsi à la pierre angu-

laire de notre organisation sociale : la monogamie et sa conséquence, la vie familiale. Contrairement à ce qu'on pour- rait croire, il ne désire pas supprimer la famille, puisqu'il y rattache même une des douze passions cardinales (le famillisme), mais il en donne dans son système phalans- térien une version si remaniée qu'il en modifie considé- rablement la signification.

Il voit tout d'abord en la famille civilisée une absurdité économique. C'est la plus petite association possible. Or la richesse et l'abondance ne peuvent provenir que de la mise en commun des biens d'un grand nombre d'individus. Mais c'est surtout le lieu géométrique de l'engorgement des passions. Les hommes sont animés d'un besoin d'intrigue et de variété. Or la cellule familiale ne peut, selon Fourier, qu'engendrer la monotonie. Monotonie sexuelle d'abord, vieux sujet de plaisanteries. Monotonie d'un genre de vie dé- pourvu de mystère. Comment susciter l'enthousiasme d'un homme excédé par les criailleries de ses enfants, d'une femme qui passe son temps à « écumer le pot, torcher les marmots, et ressarcir les culottes des vrais républicains » ? Tout ceci dans un bruit de disputes, car la famille est « un assem- blage complet de tous les éléments de discorde ». Discorde entre « un père despote qui regarde chacun de ses caprices comme acte de justice et prétend enseigner à ses fils ses propres défauts » et « des enfants qui supportent impatiem- ment le joug et qui n'aspirent qu'à s'en affranchir » et qui,

2. La Fausse Industrie, I, p. 362. 3. Publication des manuscrits, années 1857-1858, p. 343. 4. Ibid. 5. Ibid.

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plus ou moins inconsciemment, en arr ivent à désirer la

mor t de leurs parents p o u r jouir de leur héritage. Dis-

corde entre « des frères irrités et désunis par les droits d'aînesse, les préférences p a t e r n e l l e s ». Discorde due à l'iné-

galité des sexes qui pousse la f emme à se venger de son maî t re en le t rompan t et à donner à l 'affection de son

mar i des rejetons dus aux œuvres d 'un voisin. M ê m e si notre célibataire endurci noircit le tableau et

généralise abusivement, chacun retrouvera dans ce résumé

des vices de la famille civilisée quelque écho des disputes et des conflits issus de ses propres souvenirs ou de ses

lectures, car les incompatibil i tés d 'humeur et d ' intérêt dans

les foyers ont toujours fourni une matière abondamment

exploitée par la littérature. Mais au lieu d 'at t r ibuer les dif-

ficultés comme d 'habi tude au « père rétrograde », à « la

mère indigne », au « mauvais fils » o u encore à « l 'appel

des sens », Fourier s'en p rend directement à l ' insti tution

du mariage. D ' o ù l ' indignat ion qu' i l a provoquée et qu'il

provoquera encore. La morale de l 'honneur, des sentiments exclusifs, du

s implisme crée entre le devoir et les aspirations de cha-

que individu u n conflit pe rmanen t qu'il ne parvient à résou-

dre qu 'à l 'aide de boiteux compromis, dans un cl imat de

mensonge et d'hypocrisie. Ce conflit apparaî t particulière-

m e n t douloureux dans u n domaine que Fourier, en grand

précurseur, a osé aborder en toute franchise : la sexua-

lité. Dans un monde où théor iquement elle ne se développe

que dans le cadre du mariage, bien rares sont ceux qui arr ivent vierges à leur nu i t de noces et qui restent fidèles

à leur contrat. D e plus, ceux qui par hasard remplissent

ces condit ions n 'ont pas droi t à des félicitations, mais se

heur tent à la suspicion et à la moquerie. Une jeune fille

a peut-être intérêt à écouter les conseils de sagesse de ses

parents si elle veut faire u n beau mariage, mais son inno-

cence ne doit pas se prolonger au-delà des limites raison-

nables, car elle risque alors de se métamorphoser en une « vieille fille », curieux animal voué au mépris général.

Quan t aux hommes qui ne se marient pas tout jeunes et

6. Ibid.

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qui, pendant leur célibat, ne connaissent pas d 'aventures amoureuses, ils sont considérés comme des niais. C o m m e

la morale s 'oppose à la nature, une r igueur excessive dans

le compor tement conduit forcément à l 'échec et au déses-

poir; il n'est de solution que dans les restrictions menta-

les, dans de perpétuelles contradictions entre les paroles

et les actes. La société met le grand débauché en prison, mais elle accable le chaste de ses sarcasmes. Fourier a

bien noté le caractère impraticable de notre é thique de « civilisés » :

Tou t hypocrite qui médi te quelque fraude, s 'affuble

soigneusement de moralité. On répond qu'elle n'est pas moins bonne en elle-même, quoiqu'elle serve de manteau

à l'hypocrisie : non ; elle est vicieuse et pa r double

raison : l 'une est qu'elle conduit à sa per te celui qu i essaye de pra t iquer exactement ses doctrines, tandis

qu'elle conduit à la for tune celui qu i la p r e n d p o u r mas-

que et non p o u r guide ; l 'autre est que ses dogmes sont contradictoires et la p lupar t impraticables, comme celui

qu i ordonne d 'a imer et soutenir l 'auguste véri té : qu 'un h o m m e aille dans un salon y dire l 'auguste véri té sur le

compte des personnes réunies, dévoiler les grivelages de

tel f inancier présent, les galanteries de telle dame pré- sente, enfin la conduite secrète de tous les assistants, il

sera honni de toutes voix ; qu'il s'avise de publ ier la

vérité, toute la vérité sur le gaspillage des deniers publics, et compromett re de hauts personnages, il verra où con-

dui t la prat ique de l 'auguste vérité .

Les « civilisés » sont tel lement convaincus de l ' inadapta-

tion de la morale aux mœurs et aux besoins vi taux qu'i ls développent et applaudissent dans toute une branche de

leurs activités une véritable « contre-morale » qui di t tout le contraire de la précédente :

D i x mille systèmes de morale enseignent à répr imer les passions, v ingt et trente mille systèmes excitent à les

7. Nouveau Monde industriel, 1848, p. 163.

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satisfaire. A u théâtre et dans les romans, on ne voit que

la contre-morale, un peu fardée, mais tendant presque ouver tement à servir les passions, les faire naître, les

stimuler, leur indiquer des ruses pour atteindre un but

(...). La contre-morale n 'a été que peu ou point étudiée :

c'est une analyse qu i pourra i t fourni r un ouvrage spécial

très intéressant, et fâcheux pour les moralistes, dont elle

confondrai t les s y s t è m e s .

Faut-il en conclure avec les psychologues classiques que

« le chemin de la ver tu est difficile » ou encore que « le

cœur humain est un abîme insondable » ? L'originalité de Fourier consiste à vouloir sortir du cercle vicieux des con-

tradictions de notre compor tement et de proposer une solu-

t ion fondée sur l' « attraction passionnelle ». Qu'entend-i l

exactement pa r cette expression ? Il combat le pré jugé sécu- laire de la malfaisance des passions et pré tend que notre

bonheur est lié à leur plein épanouissement. Est-ce à dire

qu' i l approuve le vol, la pédérastie, le crime et qu'il sou- haite la création d 'une société où chacun agirait à sa guise,

sans se soucier du voisin, un iquement préoccupé de la

satisfaction de ses plaisirs, m ê m e dépravés ? Evidemment

non. La pensée de Fourier a été mal interprétée parce que, faute d 'étude suffisante, on en a presque toujours présenté

une caricature. Philosophie radicalement différente de celles

qu 'on nous a enseignées, le phalanstère ne sera compris

que si l 'on assimile d 'abord les postulats sur lesquels l'édi-

fice repose. Pour Fourier, l 'homme n'est pas sujet à une mul t i tude

d ' impulsions anarchiques, mais dominé par douze passions

principales auxquelles toutes les autres peuvent être rat- tachées :

1. Cinq passions sensuelles :

la vue,

l 'ouïe,

le goût, l 'odorat, le tact.

8. lbid., 1 éd., 1829, p. 163.

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2. Quatre passions affectives :

l'amitié, l'ambition, l'amour, le famillisme (passion de la famille).

3. Trois passions mécanisantes ou distributives :

la cabaliste (passion de l'intrigue), la papillonne (passion du changement), la composite (besoin de jouir à la fois d'une passion

des sens et d'une passion de l'âme, ce qui provo- que l'enthousiasme).

Ces différentes passions combinées visent l'unitéisme ou unité d'action.

Cette énumération appelle quelques remarques impor- tantes. La présence des cinq sens parmi les passions prouve que Fourier ne donne pas à ce terme la signification vio- lemment affective qu'il a pour nous, mais l'entend dans une acception plus large qui en fait à peu près un syno- nyme de « besoins » ou d' « impulsions ». Dès lors, l'ex- pression « il faut libérer les passions » peut se traduire par « il faut satisfaire les besoins de l'individu » ou par « il faut développer les possibilités de l'individu », thèse beaucoup moins paradoxale, qui rejoint les conclusions de la psychologie moderne.

L'existence des quatre passions affectives sera aisément reconnue, encore que le néologisme de « famillisme » puisse faire tiquer. Il n'en va pas de même de la « cabaliste », de la « papillonne » et de la « composite », passions nou- velles qui ne seront pas admises sans discussion. Deux exem- ples avancés fréquemment par Fourier feront bien com- prendre ce qu'il entend par « composite ». En amour, la simple jouissance qui n'est pas sublimée par l'affection semble un plaisir réservé à la brute, tandis que l'amour pla- tonique (la « céladonie ») donne la sensation d'être dupe et ridicule. Mais l'individu sera heureux jusqu'à l'exaltation si la même personne lui procure à la fois des joies sen-

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