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ALEXANDRU DUTU ENSEIGNER LA LITTI~RATURE FRAN~AISE PAR COMPARAISONS: LES COURS DE POMPILIU ELIADE ET DE CHARLES DROUHET Une contribution insigne au d6veloppement des recherches de litt6rature compar6e peut 6tre trouv6e dans les cours que les professeurs de langues 6trang6res ont donn6 aux universit6s situ6es dans des pays ayant une langue de culture de faible diffusion. Dans de tels pays, les langues 6trang~res doivent ~tre apprises par tous ceux qui d6sirent communiquer et qui se rendent bien compte que la langue qu'ils parlent n'est utilis6e que par un nombre restreint de gens; entre le fran~ais et le danois, l'anglais et le roumain il y a une diff6rence qui ne sera surmont~e qu'~ l'6cole. Or, les professeurS de langues et litt6- ratures 6trang~res ont toujours senti le besoin de familiariser leurs 61~ves avec la mati~re ~t apprendre, en partaut des choses d6j~t connues, c'est-h-dire des oeuvres appartenant g la litt6ra- ture du pays oh les cours 6talent donn6s. Ce fur le cas de deux professeurs de litt6rature frangaise ~ l'Universit6 de Bucarest qui y enseign~rent au d6but de notre si~cle: Pompiliu Eliade et Charles Drouhet, 6minents comparatistes. 1 Auteur d'un gros livre intitul6 De l'influence fran~aise sur l'esprit public en Roumanie (Paris: Ernest Leroux, 1898) suivi de deux volumes sur l'Histoire de l' esprit public en Roumanie au dix-neuvidme si~cle (1905, 1914), Pompiliu Eliade s'est occup6 de la Fontaine et de Maurice Maeterlinck, aussi bien que des grands courants de la litt6rature frangaise; ses cours 6taient toujours suivis par une grande et enthousiaste audience qui 1Voir Istoria ~i teoria comparatismului in Romania (Editura Acade- miei, 1972) p. 127 et suiv. Neohelicon 1211 Akad~miai Kiad6, Bndape~t John Benjamins B. V., Amsterdam

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Page 1: Enseigner la littérature française par comparaisons: Les cours de Pompiliu Eliade et de Charles Drouhet

ALEXANDRU DUTU

ENSEIGNER LA LITTI~RATURE

FRAN~AISE PAR COMPARAISONS:

LES COURS DE POMPILIU ELIADE

ET DE CHARLES DROUHET

Une contribution insigne au d6veloppement des recherches de litt6rature compar6e peut 6tre trouv6e dans les cours que les professeurs de langues 6trang6res ont donn6 aux universit6s situ6es dans des pays ayant une langue de culture de faible diffusion. Dans de tels pays, les langues 6trang~res doivent ~tre apprises par tous ceux qui d6sirent communiquer et qui se rendent bien compte que la langue qu'ils parlent n'est utilis6e que par un nombre restreint de gens; entre le fran~ais et le danois, l'anglais et le roumain il y a une diff6rence qui ne sera surmont~e qu'~ l'6cole. Or, les professeurS de langues et litt6- ratures 6trang~res ont toujours senti le besoin de familiariser leurs 61~ves avec la mati~re ~t apprendre, en partaut des choses d6j~t connues, c'est-h-dire des oeuvres appartenant g la litt6ra- ture du pays oh les cours 6talent donn6s. Ce fur le cas de deux professeurs de litt6rature frangaise ~ l'Universit6 de Bucarest qui y enseign~rent au d6but de notre si~cle: Pompiliu Eliade et Charles Drouhet, 6minents comparatistes. 1

Auteur d'un gros livre intitul6 De l'influence fran~aise sur l'esprit public en Roumanie (Paris: Ernest Leroux, 1898) suivi de deux volumes sur l 'Histoire de l' esprit public en Roumanie au dix-neuvidme si~cle (1905, 1914), Pompiliu Eliade s'est occup6 de la Fontaine et de Maurice Maeterlinck, aussi bien que des grands courants de la litt6rature frangaise; ses cours 6taient toujours suivis par une grande et enthousiaste audience qui

1 Voir Istoria ~i teoria comparatismului in Romania (Editura Acade- miei, 1972) p. 127 et suiv.

Neohelicon 1211 Akad~miai Kiad6, Bndape~t John Benjamins B. V., Amsterdam

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sentait combien le professeur 6tait attach6 ~t la mati~re qu'il enseignait, car disait-il en confession publique dans les Cause- ries littdraires, parues en 1903, << j'estime que les Frangais sont nos grands maitres en mati6re de clart6, d'esprit, d'ordre, de bonne humeur intellectuelle >>. Son livre de 1898 qui l'a rendu c61~bre non seulement en Roumanie, mais aussi parmi ses coll6gues en France s'est surtout propos6 de ddmontrer que l'influence fran~aise avait contribu6 d'une mani~re d6cisive la modernisation de la culture roumaine. M~me si le poids accord6 h l'influence ne saurait ~tre accept6 de nos jours, son oeuvre a pos6 un probl~me et a soulev6 un enrichissant d6bat. 2 On pourrait dire que pour Pompiliu Eliade la comparaison a 6t6 une n6cessit6 issue de ses convinctions les plus intimes, celles qui l'avaient pouss6 de rejeter <~ l'ancicn r6gime des phanario- tes >> et de saluer le rayonnement des id6es et des formes 61abo- r6es par la France r6volutionnaire et par le premier Empire. De toute fagon, le professeur de frangais n'a pas ignor6 la port6e qu'une telle oeuvre pouvait avoir sur les jeunes qui participaient

ces cours. Son successeur, Charles Drouhet a perfectionn6 ce type de

dialogue capable de faciliter l'enseignement du fran~ais et, en m~me temps, de donner de nouvelles dimensions ~t la vie intel- lectuelle nationale. Ce qui le s@are d'Eliade, ce n'est pas seule- ment la leqon de son maRre, Gustave Lanson, qui lui avait en- seign6 de pr6fdrer les analyses ponctuelles et la pr6cision h la place des attrayantes, mais parfois trop hasardeuses construc- tions que Bruneti~re, le maitre d'Eliade, avait construit, 3 mais c'est surtout le programme qu'il a d61ib6r6ment pour- suivi. Vers la fin de sa vie, ce distingu6 intellectuel originaire de la r6gion bordelaise, dont le p~re 6tait venu ~t B~rlad, en Moldavie, enseigner le fran~ais, d6marquait clairement trois

2 Voir l'6dition roumaine parue aux Editions Univers, 1982, avec notre introduction etnos commentaires.

a Voir Friedrich Wolfzettel, Einfiihrung in die franziJsische Literatur- geschichtsschreibung (Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1982).

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6tapes dans son existence didactique et de savant: au d6but, il avait 6tudi6 Leconte de Lisle, Balzac et Mainard, ensuite il avait abord6 des th6mes de litt6rature compar6e, enfin il avait 6labor6 des manuels de frangais, en collaboration surtout avec M. A1. Bells. Mais tout le temps, b. l'Universit6 de Iasi ou l'Universit6 de Bucarest off il a occup6 la chaire d'Eliade en 1915, Charles Drouhet a associ6 aux lemons magistrales qu'il donnait t'analyse des textes faite sur des Extraits des auteurs fran~ais depuis les origines de la litt~rature jusqu'& nos jours. De telles analyses prennaient parfois en charge deux r~alit6s culturelles, comme dans le cours donn~ en 1932-1933 sur Malherbe et ROgnier ou comme en 1934-1935 quand il s'oc- cupa de Boileau et Voltaire critiques littOraires, pendant ces m~mes ann6es abordant dans des 6tudes tr6s denses les relations de Conaki, le porte roumain du d6but du 19 ~ sibcle, avec la po6sie frangaise de l'6poque, ou les sources d'Eminescu. 4

On pourrait dire que les deux professeurs ont offert aux 6tu- diants et au grand public roumain les deux ordres de synth6ses dont parlait l'61bve de Charles Drouhet, Basil Munteanu: ta synthbse horizontale qui d6bouche sur la litt6rature g6n6rale et la synth6se verticale qui s'applique, par l'histoire des id6es, <~ ~. gagner les profondeurs, de l'existant ~.5 L'accent tr~s marqu6 mis par Eliade sur les influences, aussi bien que l'ana- lyse plus nuanc6e de Drouhet ont donn6 une impulsion certaine ~t la litt6rature compar6e en Roumanie.

On peut se demander si l'activit6 des enseignants de litt6ra- ture fran~aise en terre 6trang~re ne formerait pas un int6ressant dossier ~t ajouter aux archives vivantes du comparatisme: car de ces salles de cours sont sortis les jeunes qui se sont habitues

regarder du c6t6 des r6alit6s 6trangbres et d'explorer le

a Voir le recueil Studii de literaturd romdnd s i comparatd de Charles Drouhet paru chez Editura Eminescu, 1983, avec une introduction de Zoe Dumitrescu Busulenga. Voir aussi l'article de C. Bejenaru dans Le comparatisme roumain I (Editions Univers, 1982) p. 121--127.

Basil Munteano, Constantes dialectiques en litt~rature et en histoire (Paris: Didier, 1967)p. 68.

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domaine de l'alt6rit6. Parmi ces enseignants, ceux qui ont tra- vaill6 dans les petits pays nous semblent jouir d'une situation privil6gi6e, justement parce qu'ils ont p6n6tr6 dans les profon- deurs de l'existant. Or, la litt6rature compar6e dolt s'occuper de la vie des formes, mais sans oublier les id6es et les attitudes rnentales qu'un cornparatiste doit toujours prendre en consid6- ration lorsqu'il compare des cultures ~t rythrne diff6rent de d6ve- loppernent, comme la litt6rature fran~aise et la litt6rature rou- maine, cornme chez Drouhet ou Pornpiliu Eliade. ~ Est-ce d'ailleurs bien certain que, ce faisant, on s'61oigne si fort de la po6sie? Et si, par hasard, rnieux que pure volupt6 esth6tique, la litt6rature 6tait connaissance ? ~6

Enseigner les litt6ratures 6trang~res dans les petits pays du monde a toujours signifi6 d6couvrir des similitudes, des diver- gences et les expliquer. On pourrait m~me dire que les compa- raisons entre 6crivains frangais et roumains, entre 6crivains anglais et hongrois abordent toujours des aspects d'une impor- tance rnajeure pour la th6orie de la litt6rature compar6e, juste- rnent parce que les explications doivent percer la substance des ph6norn~nes. Le premier niveau, de la traduction, nous d6voile un contact et, en rn~me temps, le renouvellement de l'expression po6tique, 7 donc une transformation intervenue dans une rnani~re de penser et dans l'outillage mental. Mais la traduction n'est que le vestibule d'une fascinante salle de spectacle o0 la con- naissance artistique rfciproque d6fait et recompose l'irnaginaire, en perrnettant ~t chaque culture de mieux comprendre sa sp6ci- ficit6 et son alterit6. 8

6 Ibidem, p. 72. Jacques Voisine dans Neohelicon VIII-- 1 (1980) p. 296.

8 Voir notre article s u r L'imagination, l'imaginaire et les relations litt~raires, Romanistisehe Zeitsehrift fiir Literaturgeschichte (1984).