entre éthique et mystique ... » quand edith stein et etty hillesum se rencontrent
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ENTRE ÉTHIQUE ET MYSTIQUE ...Quand Edith Stein et Etty Hillesum se rencontrentThibault Van Den Driessche Editions du Cerf | Revue d'éthique et de théologie morale 2007/4 - n°247pages 65 à 91
ISSN 1266-0078
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Driessche Thibault Van Den, « Entre éthique et mystique ... » Quand Edith Stein et Etty Hillesum se rencontrent,
Revue d'éthique et de théologie morale, 2007/4 n°247, p. 65-91. DOI : 10.3917/retm.247.0065
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T h i b a u l t V a n D e n D r i e s s c h e
ENTR E É TH IQUEE T MY S T IQUE . . .
Quand Ed i t h S t e i n e t E t t y H i l l e s um
se r en con t r e n t
Edith Stein naît à Breslau le 12 octobre 1891 et meurt à
Auschwitz le 9 août 1942. Etty Hillesum naît à Middelburg le
15 janvier 1914 et meurt à Auschwitz le 30 novembre 1943. Il
n’est d’ailleurs pas rare qu’on les confonde. Il est vrai qu’elles
sont juives toutes les deux, mortes dans le même enfer. D’ailleurs,
leurs destins se sont croisés à Westerbork, devenu un camp de
transit pour les Juifs hollandais en août 1942. Ainsi, Etty Hillesum
mentionne ces « deux religieuses, appartenant à une famille juive
très orthodoxe, riche et très cultivée de Breslau, avec l’étoile jaune
cousue sur leur habit monastique. Les voilà qui retrouvent leurs
souvenirs de jeunesse�¹ ». Cependant, ces deux intellectuelles sont
bien différentes.
Comme on vient de le lire, Edith Stein appartient à une fa-
mille très religieuse : « Les jours des grandes fêtes solennelles,
écrit-elle, figuraient parmi les événements importants de la vie
à la maison, à côté des fêtes familiales�². » On respecte le shabbat,
on prie au moment des repas... En même temps, Augusta, la
mère, n’exerce pas de pression religieuse sur ses enfants. Edith
Stein restera toujours marquée par la foi de sa mère. En revanche,
la foi n’occupe aucune place dans la famille d’Etty Hillesum :
1. E. HILLESUM, De nagelaten geschriften van Etty Hillesum (1941-1943), Amsterdam,
Uitgeverij Balans, 2002, 20 septembre 1942, p. 554, traduit dans P. LEBEAU, Etty Hillesum,Un itinéraire spirituel (Amsterdam 1941 – Auschwitz 1943), Paris, Albin Michel,
« Spiritualités vivantes » 180, 2001, p. 238.
2. E. STEIN, Vie d’une famille juive, trad. C. et J. RASTOIN, Genève-Paris, Ad Solem-Cerf,
2001, p. 80.
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« Ni elle, ni ses frères n’ont été marqués par une éducation
religieuse à proprement parler. Les parents Hillesum ne semblent
pas avoir pratiqué vraiment leur religion et les enfants ont grandi
sans être imprégnés de la tradition juive�³. » À quinze ans, Edith
Stein perd l’habitude de prier�⁴, rejoignant ainsi Etty Hillesum
dans son « fond a-religieux�⁵ ». L’une et l’autre font ensuite « un
chemin spirituel qui conduit Edith au baptême et au carmel, et
Etty à une intense vie de relation à Dieu, sans référence dogma-
tique ni appartenance synagogale ou ecclésiale�⁶ ».
Or, il est remarquable de constater que, malgré cette différence
concernant l’appartenance ecclésiale, Edith Stein et Etty Hillesum
se rejoignent sur plus d’un point de leur expérience spirituelle.
Dans un premier temps, nous présenterons plusieurs facettes,
communes aux deux femmes, de cette expérience spirituelle
prise en elle-même : la recherche de la vérité, la médiation
comme vecteur de l’expérience spirituelle, le caractère immédiat
de cette expérience, l’intériorité et la question de Dieu. Ensuite,
nous montrerons quel est, selon nos deux auteures, l’impact de
cette expérience spirituelle sur l’éthique.
Avant de poursuivre, notons l’existence d’une relative asymé-
trie entre les écrits d’Edith Stein et ceux d’Etty Hillesum. Edith
Stein témoigne d’une expérience spirituelle, prise sur le vif,
notamment dans Vie d’une famille juive et dans ses lettres.
Cependant, elle ne se livre pas aussi spontanément qu’Etty, qui
relate en « direct » la réalité de sa « conversion », dans son
Journal et les Lettres de Westerbork. En revanche, Edith Stein
nous dit beaucoup d’elle-même à travers ses écrits philoso-
3. I. GRANSTEDT, Portrait d’Etty Hillesum, Paris, Desclée De Brouwer, 2001, p. 131-132.
Et de poursuivre : « Louis Hillesum travaille volontiers le samedi et fait partie des Juifs
très assimilés à la culture et à la société hollandaises. Certes, il est intéressé par le
judaïsme, il connaît bien la Bible, mais il reste sur le seuil, plutôt sceptique, esquivant
la question sérieuse de son adhésion de foi personnelle en jouant de son humour et
de son ironie. Quant à Riva Hillesum, elle est trop enlisée dans son agitation angoissée,
semble-t-il, pour se poser vraiment la question et se contente de rester plutôt en deçà
d’une réflexion explicite. Un jour de décembre 1941, elle dira devant Etty : ”Oui, au
fond je suis croyante“ (p. 96). Etty, qui à cette date aura fait beaucoup de chemin,
relèvera combien ce vague au fond cache en réalité de réserves et de réticences »
(ibidem, p. 132).
4. E. STEIN, Vie d’une famille juive, op. cit., p. 174.5. M. LENA, La Trace d’une rencontre, Edith Stein et Etty Hillesum, dans J.-P. DELVILLE(dir.), Mystiques et politiques, Bruxelles, Lumen Vitae, 2005, p. 95.
6. Ibidem.
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phiques et spirituels, qui sont partiellement l’expression d’une
expérience passée au tamis de l’acte de théorisation. Sa pensée
éclaire ainsi son expérience, mais elle peut éclairer d’autres
expériences, en l’occurrence, dans le cadre de cet article, celle
d’Etty Hillesum.
Q U E L L E E X P É R I E N C E S P I R I T U E L L E �?
Une même soif de véritéL’expérience spirituelle de ces deux femmes est riche
d’enseignements pour celui qui voudrait parcourir un chemin
semblable. Tout d’abord, elles font comprendre que l’expérience
spirituelle n’est possible qu’à partir d’une soif, d’un désir. Pour
Edith Stein, l’action de la grâce ne se manifeste que dans un
cœur ouvert, désireux d’aller sonder l’ultime de la réalité, ses
fondements. Ainsi, la grâce comporte-t-elle paradoxalement une
limite : la liberté de l’homme�⁷. Un cœur avide de comprendre,
de saisir la vérité, voilà qui caractérise bien Edith Stein : « Tout
comme sa précoce soif de lecture et son zèle infatigable à
l’école, ses études supérieures ne seront que l’instrument d’une
quête dont elle confiera plus tard combien elle aura été fon-
damentale dans sa vie : ”Mon unique prière était la recherche
de la vérité“�⁸. »
Ce désir de vérité habite également le cœur d’Etty Hillesum.
Comme Edith Stein, elle témoigne « d’une existence entièrement
informée par la recherche du Sens, tenue en éveil par le travail
de la pensée et la conscience de sa responsabilité�⁹ ». Ainsi, il
est clair que son journal n’a pas pour finalité d’être le miroir
flatteur d’une âme en quête d’admiration et d’amour, mais le lieu
de « dénouement » d’une vie intérieure perturbée. Pour l’affirmer,
il suffit de se reporter aux premiers mots de son journal, rédigés
7. « La grâce est l’Esprit de Dieu qui descend dans l’âme humaine. Elle ne peut pas
y faire sa demeure si elle n’y est pas reçue librement » (E. STEIN, La structure ontiquede la personne et sa problématique épistémologique, dans De la Personne, Paris,
Cerf, 1992, p. 42).
8. J. BOUFLET, Edith Stein philosophe crucifiée, Paris, Presses de la Renaissance, 1998,p. 50.
9. E. DE RUS, Intériorité de la personne et éducation chez Edith Stein, Paris, Cerf,
« La nuit surveillée », 2006, p. 239.
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le dimanche 9 mars 1941�¹⁰. Certes, ce travail d’écriture, motivé
par un souci d’autocompréhension et d’autoclarification, est lié
à la crise intérieure qu’elle traverse alors. D’une certaine manière,
cette crise en est le moteur�¹¹. Si la vie facile qu’elle menait
auparavant continuait de lui réussir, aurait-elle jamais commencé
à écrire, à l’instigation de Julius Spier, psychochirologue qu’elle
est allée consulter quelques semaines auparavant�?
Quant à Edith Stein, la recherche de la vérité fait partie
intégrante de sa personnalité depuis son plus jeune âge. Mais
la lumière ne se fera qu’après la traversée de nombreuses
difficultés. Mentionnons particulièrement l’épreuve de la rédac-
tion de sa thèse de philosophie, qui vient la déstabiliser
profondément : c’était la première fois « de ma vie que je me
trouvais devant quelque chose dont je ne pouvais pas venir à
bout par ma seule volonté. Sans que j’en prenne conscience, les
maximes préférées de ma mère s’étaient profondément gravées
en moi : ”Ce qu’on veut, on le peut“ et ”Le Bon Dieu aide dans
la mesure où on y met du sien“. Je m’étais souvent vantée d’avoir
un crâne plus dur que les murs les plus épais, et maintenant
j’avais mal au front à force de le cogner, et le mur refusait
inexorablement de céder�¹² ». À tel point que sa vie devient
insupportable.
Chez Etty Hillesum, c’est le malaise existentiel qui semble avoir
suscité un désir de clarté. Inversement, c’est en cherchant à mieux
discerner la vérité – celle de la réalité de l’empathie, sujet de sa
thèse�¹³ – que le trouble s’est installé chez Edith Stein. Il
10. « Eh bien, allons-y�! Moment pénible, barrière presque infranchissable pour moi :
vaincre mes réticences et livrer le fond de mon cœur à un candide morceau de papier
quadrillé. Les pensées sont parfois très claires et très nettes dans ma tête, et les sen-
timents très profonds, mais les mettre par écrit, non, cela ne vient pas encore. C’est
essentiellement, je crois, le fait d’un sentiment de pudeur. Grande inhibition�; je n’ose
pas me livrer, m’épancher librement, et pourtant il le faudra bien, si je veux à la longue
faire quelque chose de ma vie, lui donner un cours raisonnable et satisfaisant »
(E. HILLESUM, Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork, Paris, Seuil, « Points »
59, 1995, p. 9).
11. « Sous des allures gaies et primesautières, Etty, au seuil de l’âge adulte, est
régulièrement en proie à des malaises physiques éprouvants, qu’elle mentionne à de
nombreuses reprises dans les premiers cahiers de son Journal, et dont elle découvre
peu à peu qu’ils ne sont pas sans rapport avec des tensions d’ordre spirituel » (P. LEBEAU,op. cit., p. 24).
12. E. STEIN, Vie d’une famille juive, op. cit., p. 327.
13. Ibidem, p. 317-318.
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n’empêche que, pour l’une comme pour l’autre, le fait de se
trouver « au pied du mur » semble avoir permis à la lumière de
se manifester. Faut-il donc, pour accéder à la vérité, que la
personne soit passée au crible de la souffrance�? L’épreuve peut
avoir une certaine fécondité, qui se comprend comme « ce qui
vient quand j’ai consenti à m’abandonner à un certain mystère,
à la présence de celui que j’aime et grâce à qui je peux porter
du fruit. Je le sens bien, ma fécondité nécessite mon don inventif,
mais plus encore mon lâcher prise, mon abandon à l’avenir et
à l’autre, mon désir de faire confiance à la vie et à mon pro-
chain�¹⁴ ». Ainsi, tant chez Edith Stein que chez Etty Hillesum,
l’épreuve, en ce qu’elle pousse à une dépossession de soi-même
et à l’abandon à un « certain mystère », apparaît comme un lieu
de grâce, comme un appel à aller au bout de la compréhension
de l’ultime.
La médiationOn le sait, la quête spirituelle est souvent favorisée par des
réalités intermédiaires (livres, personnes, etc.), appelées mé-
diations. Il en est ainsi chez nos deux auteures. Dans la vie
d’Edith Stein, diverses ont été les voies de compréhension et
d’adhésion au mystère de Dieu. Notons, par exemple, la ren-
contre avec Anna Reinach après son veuvage. Après être allée
à l’enterrement le jour de la Saint-Sylvestre, Edith Stein revient
chez Anna Reinach à Göttingen, fin mars, pour l’aider à classer
les papiers de son mari, dans le but de publier ses travaux sur
l’Essence du mouvement. L’attitude de la jeune veuve l’impres-
sionne�¹⁵. Cette rencontre, où Edith perçoit le mystère de la Croix,
est déterminante dans son cheminement vers le christianisme�¹⁶.
14. X. THÉVENOT, Souffrance, bonheur, éthique. Conférences spirituelles, Mulhouse,
Salvator, 1990, p. 18-19.
15. « Maintenant, à l’heure de l’épreuve suprême, Anna puise dans cette ”communion
avec le Christ“ une force et une espérance paisibles, qui non seulement lui permettent
de dépasser le caractère artificiel de toute consolation sensible, mais encore de se faire
la consolatrice de son entourage » (J. BOUFLET, op. cit., p. 98).
16. « Peu de temps avant sa propre mort, Edith Stein a confié au Professeur Hirschmann,
jésuite, au parloir du Carmel d’Echt, que ”la cause décisive de sa conversion au
christianisme fut la manière dont son amie, l’épouse de Reinach, accomplit par la force
du mystère de la Croix le sacrifice qui lui était imposé par la mort de son mari sur le
front de la Première Guerre mondiale“ [Archives Edith Stein, E I 142] » (A.�U. MÜLLER,M.�A. NEYER, Edith Stein, une femme dans le siècle, trad. F. TORAILLE, Paris, Lattès, 2002,p. 115-116).
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Mentionnons aussi la lecture des écrits de Thérèse d’Avila. Elle
en témoigne elle-même : « étant entrée dans la bibliothèque, j’y
pris au hasard un livre assez épais qui portait le titre Vie de sainteThérèse d’Avila par elle-même. Je commençai à lire et, aussitôt
captivée, ne le refermai pas avant d’en avoir achevé la lecture.
Quand je fermai le livre, je me dis : c’est la vérité�¹⁷. »
Il en est de même dans la vie d’Etty Hillesum, où les lectures
(de Rilke, de la Bible, etc.) et, surtout, la rencontre décisive
avec Julius Spier, ont été vecteurs d’une expérience spirituelle
intense. Etty Hillesum considère ce dernier comme un médiateur
(bemiddelaar) :
C’est toi qui as libéré en moi ces forces dont je dispose, écrit-ellepeu après sa mort. Tu m’as appris à prononcer sans honte le nomde Dieu. Tu as servi de médiateur entre Dieu et moi, maismaintenant, toi le médiateur, tu t’es retiré et mon chemin mènedésormais directement à Dieu�; c’est bien ainsi, je le sens�¹⁸.
Cette rencontre entre Etty Hillesum et Julius Spier peut être
qualifiée par un terme dont Edith Stein a fait l’objet de sa thèse
de doctorat en philosophie : l’empathie (Einfühlung), cette
aptitude pour l’homme de saisir, partiellement mais réellement,
ce que vit son semblable�¹⁹. Plus exactement, nous pouvons
parler d’empathie redoublée (iteriester Einfühlung�²⁰) : par un
effet de redoublement, je saisis par empathie la manière dont
l’autre me saisit. J’ai de moi-même l’image que l’autre a de moi.
L’empathie redoublée me donne de percevoir le regard que les
autres ont sur moi. Ce faisant, d’un point de vue éthique, elle
17. R. POSSELT, Edith Stein, Schwester Teresia Benedicta a Cruce. Philosophien undKarmelitin, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1962, p. 55-56, traduit dans J. BOUFLET, op. cit.,p. 22. Sur ce point, il convient d’être prudent. En effet, Hedwig Conrad-Martius ne se
souvient pas d’avoir possédé la Vie de sainte Thérèse écrite par elle-même, mais une
biographie de la sainte écrite par M. de Villefore. Quant à Pauline Reinach, d’après les
actes du procès de canonisation d’Edith Stein, elle dit que celle-ci a emporté avec elle,
avant de la quitter, une biographie de Thérèse d’Avila écrite par elle-même. « Edith Stein,
conclut D.-M. Golay, a choisi le livre de Thérèse lors d’une visite chez les Reinach, puis
elle a emporté le livre pour son séjour à Bergzabern ». (Voir D.-M. GOLAY, Introduction,
dans E. STEIN, L’Art d’éduquer. Regard sur Thérèse d’Avila, trad. E. HASS et G. SOLARI,Genève, Ad Solem, 1999, p. 22-24). Cette lecture, qui dure jusqu’à l’aube, efface ses
dernières interrogations. C’est décidé, elle demandera le baptême dans l’Église catholique
« en vue du Carmel » (J. BOUFLET, op. cit., p. 22).
18. E. HILLESUM, Une vie bouleversée, op. cit., p. 202.
19. Voir E. STEIN, Zum Problem der Einfühlung, Munich, Kaffke, 1980, p. 1-11.
20. Ibidem, p. 71.
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me révèle à moi-même mes non-valeurs, mes médiocrités, mes
incapacités à devenir véritablement une personne capable de
liberté et de choix. Mais le regard de l’autre est aussi une sti-
mulation à entrer dans la vie éthique, l’autre par son exemple
me manifestant qu’il est possible d’avancer plus loin sur le chemin
de la vie éthique, de la vie bonne.Dans le cadre de l’action divine, Edith Stein a réfléchi à la
notion de médiateur. Si la grâce peut atteindre les hommes de
manière immédiate, elle peut aussi passer par des personnes
finies. Ainsi, « un homme peut contribuer de diverses manières
au salut d’autres hommes�²¹ ». Dès lors, « le médiateur apparaît
de la façon la plus visible comme un instrument de la grâce
divine lorsque la lumière qui s’est levée en lui rayonne à partir
de lui et conduit ainsi d’autres individus sur la voie du salut�²² ».
Mû par l’amour de charité, il oriente les regards sur lui et oriente
les autres, sans même en être conscient, vers la source de lumière
qui le fait vivre. N’est-ce pas de cette manière qu’Anna Reinach,
par son exemple, a été médiatrice pour Edith Stein�? Par ailleurs,
la médiation peut se faire aussi avec la collaboration du mé-
diateur. En vue du salut des autres, il peut enseigner, susciter la
prière, et favoriser ainsi l’ouverture de l’âme à la grâce�²³. Julius
Spier n’a-t-il pas été médiateur en ce sens pour Etty Hillesum�?
Ces médiations entre l’homme et Dieu trouvent leur fonde-
ment dans l’Incarnation, médiation fondamentale par laquelle « la
Parole elle-même est devenue chair�²⁴ ». Celle-ci n’est pas un
événement ponctuel, mais elle demeure pour toujours l’accès
vers la sanctification de l’homme : « Non seulement Jésus hommea été jadis d’une importance décisive pour notre salut (...), mais
il est maintenant et pour l’éternité, en tant qu’il est devenu homme
et qu’il est resté créature, l’ouverture durable de notre être fini
sur le Dieu vivant qui est la vie éternelle, infinie�²⁵. » La
vulnérabilité, mise en œuvre dans l’Incarnation, continue à être
effective dans la grâce agissant à travers les êtres faillibles,
vulnérables, que sont les hommes.
21. E. STEIN, La Structure ontique, op. cit., p. 44.
22. Ibidem.23. Ibidem, p. 45.
24. K. RAHNER, Écrits théologiques 4, Bruges, Desclée De Brouwer, 1966, p. 87.
25. K. RAHNER, Éléments de théologie spirituelle, Bruges, Desclée De Brouwer, 1964,
p. 46.
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Expérience immédiatePar définition, ces médiations ne sont que des moyens par
lesquels l’expérience spirituelle peut se vivre. Mais ils ne rem-
placent en rien une expérience qui est radicalement personnelle.
Sous la motion d’une intuition, Dieu apparaît soudain à l’homme
comme une évidence. Souvent, l’expérience médiate prépare le
terrain et permet cette fulgurance de l’expérience dans l’ordre
du sentiment. C’est dans la première partie des Beiträge zurphilosophischen Begründung der Psychologie und der Geistes-wissenschaften, Psychische Kausalität, qu’Edith Stein « fait pour
la première fois allusion avec prudence à l’importance de
l’expérience religieuse�²⁶ ». Celle-ci est traitée dans le cadre d’une
problématique tournant autour de la notion de force vitale. Lesaffirmations qui suivent peuvent susciter l’étonnement quand on
sait qu’elles datent déjà de 1917�²⁷ :
Il est un état de repos en Dieu, écrit-elle, de totale suspensionde toute activité de l’esprit, dans lequel on ne peut plus dresserde plans, ni prendre de décision, ni même rien faire, mais où, ayantremis tout l’avenir au vouloir divin, on s’abandonne entièrementà son destin�²⁸.
Edith Stein affirme avoir fait l’expérience de cet état de repos
en Dieu qui consuma toutes ses forces spirituelles :
Cet état, poursuit-elle, je l’ai éprouvé quelque peu, à la suited’une expérience qui, dépassant mes propres forces, consumatotalement mes énergies spirituelles et me ravit toute possibilitéd’action. Comparé à l’arrêt de l’activité faute d’élan vital, ce reposen Dieu est quelque chose de tout à fait nouveau et d’irréductible�²⁹.
Le silence de mort qui habitait sa vie est remplacé par un
« sentiment d’intime sécurité, de délivrance de tout ce qui est
souci, obligation et responsabilité par rapport à l’agir�³⁰ ».
Progressivement, une vie nouvelle peut commencer, poussant
à de nouvelles réalisations. Sans lui faire violence, cette force qui
vient d’ailleurs agit au cœur de la personne humaine.
26. A.�U. MÜLLER, M.�A. NEYER, op. cit., p. 125.
27. Même si c’est l’année de la rencontre décisive avec Anna Reinach.
28. E. STEIN, Beiträge zur philosophischen Begründung der Psychologie und derGeisteswissenschaften, Tübingen, Max Nimeyer Verlag, 1970, p. 76, traduit dans
J. BOUFLET, op. cit., p. 15.
29. Ibidem.
30. Ibidem.
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De son côté, Etty Hillesum vit également une expérience
spirituelle intense, qui lui survient à l’improviste, puisque la voilà
soudain agenouillée dans sa salle de bain :
Il y a quelque part en moi de la mélancolie, de la tendresseet aussi un peu de sagesse qui cherchent une forme. (...) Unepercée soudaine vers ce qui doit devenir ma vérité personnelle.Un amour des êtres humains pour lequel il me faudra me battre.(...) Mais une fausse honte me retient encore d’assumer cetamour. Et Dieu. La fille qui ne savait pas s’agenouiller a finipar l’apprendre, sur le rude tapis d’une salle de bains un peufouillis�³¹.
D’une manière fulgurante, la vie spirituelle d’Etty prend de
l’envergure :
on dirait parfois que la vie m’est devenue transparente, et lecœur humain aussi�; je vois, je vois et je comprends sans cesseplus de choses, je sens une paix intérieure grandissante et j’aiune confiance en Dieu dont l’approfondissement rapide, au début,m’effrayait presque, mais qui fait de plus en plus partie demoi-même�³².
L’expérience spirituelle semble dépasser les capacités de
compréhension de la personne. Etty s’avoue « effrayée » par la
confiance qui croît en elle. Quant à Edith, notamment éclairée
par ses lectures, elle trouvera des mots pour définir l’expérience
spirituelle. S’inspirant de Denys l’Aréopagite, elle affirme que la
certitude de la présence de Dieu peut reposer sur un sentiment :
Dieu est présent�; le Présent nous touche au plus intime de notreêtre. Ce toucher est, à proprement parler, l’expérience de Dieu.Il forme le noyau de l’expérience mystique, de la rencontre deDieu dans une relation de personne à personne�³³.
Elle fait aussi sienne la pensée de saint Augustin :
Si tu commences à approcher d’une certaine ressemblance età pénétrer Dieu par ton sentiment – dans la mesure où croît entoi l’amour, puisque l’amour aussi est Dieu –, tu sens quelquechose que tu voudrais dire et que tu ne peux pas dire... car avantd’avoir un sentiment de Dieu, tu croyais décrire Dieu�; maintenant
31. E. HILLESUM, Une vie bouleversée, op. cit., p. 76.
32. Ibidem, p. 166.
33. E. STEIN, Les Voies de la connaissance de Dieu. La théologie symbolique de Denysl’Aréopagite, trad. Ph. SECRÉTAN, Genève, Ad Solem, 2003, p. 53-54. Certes, la révélation
peut aussi être donnée sans être accompagnée d’une expérience mystique.
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tu commences à avoir le sentiment de Dieu et tu sens combientu ne peux pas exprimer ce que tu sens�³⁴...
D’après nous, saint Augustin parle ici du sentiment spirituel,
c’est-à-dire d’une perception qui vient du cœur, d’une perception
présente dans l’âme. Voilà un sentiment obscur, montre Edith
Stein. Ce sentiment manifeste à la fois la proximité et le carac-
tère insaisissable de l’Insaisissable. Cependant, le sentiment
peut rapprocher davantage de Dieu que la pensée logique�³⁵.
Comme l’affirme Gesché, « la distance est grande entre l’homme
(philosophe) qui conclut à l’existence de Dieu et l’homme
(croyant) qui se découvre interpellé par Dieu et engagé devant
lui dans toute sa vie�³⁶ ». En d’autres termes, l’adéquation entre
la pensée philosophique et le langage de la foi ne peut faire
oublier « ce qui, d’une certaine manière, avait toujours été
reconnu, à savoir la distance qui sépare la pensée purement
philosophique de ce qui se dit dans le langage de la foi�³⁷ »,
comme l’écrivait Pascal, au nom d’une expérience religieuse :
Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non desphilosophes et des savants. Certitude, certitude, sentiment, joie,paix, Dieu de Jésus-Christ. Deum meum et Deum vestrum. TonDieu sera mon Dieu�³⁸.
La foi en Dieu requiert un assentiment personnel, une relation
intersubjective vécue en vérité. Quant aux multiples médiations,
elles ne peuvent que favoriser et non remplacer ce cœur à cœur
entre la personne et son Dieu.
34. SAINT AUGUSTIN, Ps XCIX, 5, dans ibidem, p. 65-66.
35. Dans L’Être fini et l’Être éternel, Edith Stein montre qu’à travers les sentiments
spirituels, il est possible de pressentir l’existence de Dieu. Il faut comprendre le terme
sentiment au sens de saisie obscure : cet acte qui n’a pas la clarté de la précision
intellectuelle, est une perception qui vient du cœur : « ce qui est senti d’une telle
manière s’adresse à l’intérieur de l’âme et veut y être admis » (E. STEIN, L’Être fini etl’Être éternel. Essai d’une atteinte du sens de l’être, trad. G. CASELLA et F.�A. VIALLET,Louvain-Paris, Nauwelaerts, 1972, p. 497). On a affaire à une perception, mais qui
concerne une réalité spirituelle et non sensible. Certes, comme toute perception, la
perception spirituelle peut être soumise à l’illusion. « Mais refuser systématiquement
pour cette raison toute valeur à cette perception serait tout aussi irrationnel que la
renonciation complète à l’usage des sens en tant que moyen de connaissance sous
prétexte qu’ils seraient trompeurs » (ibidem, p. 497).
36. A. GESCHÉ, Dieu, Paris, Cerf, 1994, p. 31.
37. J. LADRIÈRE, Sens et vérité en théologie, L’articulation du sens III, Paris, Cerf, 2004,
p. 191.
38. B. PASCAL, « Mémorial », dans Pensées, Paris, Seuil, 1962, p. 361-362.
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IntérioritéPar ailleurs, l’accès à l’expérience spirituelle ne s’avère
possible que pour celui qui accepte de « rentrer en lui-même ».
C’est là que Dieu se fait présent à la personne. Enseignante chez
les Dominicaines à Spire, Edith Stein commence sa journée par
la messe. À midi, épuisée par la matinée, elle ressent le besoin
de se retirer en elle-même :
Et si l’on ne peut trouver la paix au-dehors, si l’on n’a pasd’espace où se retirer, si des affaires urgentes interdisent une heurede tranquillité, alors qu’au moins un instant permette de rentreren soi, de se fermer à tout le reste et de se réfugier auprès duSeigneur. Il est là, il peut nous donner en un instant infime ce dontnous avons besoin�³⁹.
De son côté, Etty Hillesum éprouve les bienfaits d’une
demi-heure à l’écoute d’elle-même�⁴⁰, voire d’une « heure de
paix », même si cela ne va pas de soi :
Créer au-dedans de soi une grande et vaste plaine, débarrasséedes broussailles sournoises qui vous bouchent la vue, ce devraitêtre le but de la méditation. Faire entrer un peu de ”Dieu“ ensoi, comme il y a un peu de ”Dieu“ dans la Neuvième deBeethoven�⁴¹.
C’est à l’école de Spier qu’elle l’a appris :
Ce qui l’exprime encore le mieux, ce sont ses mots à lui : ”serecueillir en soi-même“. C’est peut-être l’expression la plus parfaitede mon sentiment de la vie : je me recueille en moi-même. (...)Hineinhorchen, ”écouter au-dedans“, je voudrais disposer d’unverbe bien hollandais pour dire la même chose. De fait, ma vien’est qu’une perpétuelle écoute ”au-dedans“ de moi-même, desautres, de Dieu�⁴².
Cette écoute apparaît non seulement comme l’écoute d’elle-
même, mais aussi des autres et de Dieu. Rien à voir, donc, avec
un narcissisme duquel il lui faut être purifiée :
Le temps que je passe devant le miroir, frappée tout à coupd’une expression amusante, captivante ou intéressante de cevisage pourtant loin d’être beau, ce temps-là, je pourrais l’employer
39. E. STEIN, Die Frau. Ihre Aufgabe nach Natur und Gnade (ESW 5, 88 et suiv.),
Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1959, dans A.�U. MÜLLER, M.�A. NEYER, op. cit., p. 158.
40. E. HILLESUM, Une vie bouleversée, op. cit., p. 35.
41. Ibidem, p. 36.
42. Ibidem, p. 207-208.
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plus utilement. Ce narcissisme m’exaspère. (...) C’est de l’intérieurque doit venir une certaine indifférence à mon apparence, je nedois pas me soucier de mon allure, mais ”intérioriser“ encore mavie�⁴³.
Accéder à l’intériorité apparaît donc chez Etty Hillesum comme
une démarche de prière, qui ne doit pas tomber dans un des
travers de l’introspection, le narcissisme. Pour ce faire, le recours
à la psychologie et la relation à autrui (réunis en la personne
de Spier, psychochirologue), peut s’avérer utile. C’est sans trop
forcer que nous appliquons ainsi les propos d’Edith Stein sur
l’accès à soi-même, dans le Château intérieur. C’est dans
l’intériorité, montre-t-elle, que s’opère l’unification de l’âme.
Comment y accéder, si ce n’est à travers la prière, qui donne de
rencontrer le Tout-Autre au plus intime de soi-même�? Certes,
d’autres accès à soi-même sont possibles, mais insuffisants.
Le premier mode d’accès à soi-même est le rapport à autrui,
qui se définit en contraste face au second mode d’accès,
l’introspection. En effet, d’une part, à travers les contacts avec
autrui, nous en venons à « nous considérer nous-mêmes en
quelque sorte de l’extérieur�⁴⁴ », ce qui nous permet d’affiner
notre jugement. D’autre part, l’introspection, c’est-à-dire le fait
de se tourner vers le moi propre, permet d’accéder à l’intériorité.
Elle caractérise particulièrement l’adolescence. Toutefois, cette
introspection n’est pas sans danger, car « il se mêle habituellement
à la saine et authentique exigence de se connaître soi-même que
suscite la découverte de ce monde intérieur, une soif exagérée
de mettre ce soi en valeur. Cela devient à nouveau une source
d’erreurs, qui fait acquérir une fausse image de soi�⁴⁵ ». Edith
Stein n’est pas beaucoup plus optimiste par rapport au premier
mode d’accès, à savoir le rapport à autrui. En effet, affirme-
t-elle, « nous pénétrons rarement plus profondément en nous,
et à cette connaissance sont liées beaucoup de sources d’erreurs
qui nous restent cachées tant que Dieu ne nous retire pas des
yeux, par un véritable ébranlement intérieur (...), le bandeau
qui, dans une certaine mesure, dissimule à tout homme son
intériorité�⁴⁶ ».
43. Ibidem, p. 36-37.
44. E. STEIN, Le Château de l’âme, 2e partie, dans De la Personne, op. cit., p. 119.45. Ibidem.
46. Ibidem.
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Pourtant, il faut bien reconnaître que, si cet accès à l’intériorité
à travers l’autre s’avère insuffisant, il est cependant nécessaire.
Et il faut même admettre la complémentarité de l’introspection
avec ce premier aspect. Accueil de l’extériorité et effort d’inté-
riorité se conjuguent pour permettre au je humain de se dé-
ployer, l’accueil du regard d’autrui venant enrayer la tendance
narcissique qui se déploie parfois avec hybris à l’adolescence,
et l’introspection empêchant les relations je-tu d’en rester à un
échange dépourvu de profondeur. L’âme spirituelle, montre Edith
Stein, n’est-elle pas appelée à un va-et-vient constant entre
intériorité et sortie de soi�? L’homme ne va jamais à la rencontre
de lui-même de façon immédiate. L’herméneutique montre que
nous ne pouvons jamais avoir accès à la vérité à l’état brut.
Notre compréhension de la vérité – a fortiori la vérité de
nous-mêmes – passe par des médiations multiples. Parmi elles,
le rapport à autrui constitue une médiation salutaire. Concernant
l’introspection, la psychanalyse montre l’impasse à laquelle
conduit le narcissisme, spécialement présent à l’adolescence,
comme le souligne Edith Stein. Le corps est le lieu du désir, qui
est cette « aspiration à combler un vide », cette « force qui pousse
à conquérir l’objet dont on attend qu’il supprime le manque et
procure l’apaisement�⁴⁷ ».
Edith Stein a écrit quelques lignes sur la psychologie, en tant
qu’elle permet un certain accès à soi-même. Contrairement à Etty
Hillesum, elle est sceptique, déçue du chemin emprunté par la
psychologie à l’époque moderne, car ce chemin s’est frayé
« indépendamment de toute considération religieuse et théo-
logique sur l’âme », ce qui, au XIXe siècle, a conduit à une
« psychologie sans âme�⁴⁸ ». Par contre, dans la « redécouverte
de l’esprit », Edith Stein voit l’une des « plus grandes mutations
accomplies au cours des dernières décennies dans le domaine
scientifique�⁴⁹ ». Elle pense alors à des pionniers comme Dilthey,
47. A. VERGOTE, Dette et Désir, Paris, Seuil, 1978, p. 169-170.
48. E. STEIN, Le Château de l’âme, art. cit., p. 119. Ainsi, on ne voulait plus s’occuper
que de phénomènes psychologiques. L’empirisme anglais a « éliminé du flux de la vie
psychique l’esprit, les sens et la vie » (ibidem, p. 120). Il ne reste du château de l’âme
que les murs d’enceinte ou seulement les décombres, « qui ne laisseraient plus deviner
grand-chose de la forme originelle, tant il est vrai qu’un corps sans âme n’est plus un
vrai corps » (ibidem).49. Ibidem, p. 120.
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Brentano et Husserl. S’ils ne sont pas entrés par la porte de la
prière, il y a cependant chez eux un « lien intérieur et profond »,
et non une « simple coexistence » avec les questions de foi�⁵⁰.
Lorsqu’elle analyse la pensée de Pfänder, qui concorde pourtant
largement avec la sienne, c’est surtout cette mise en congé du
concept d’esprit qui est dénoncée : « Nous nous trouvons devant
un reste de l’ancien rationalisme, qui ne reconnaît aucun mystère,
(...) et qui croit pouvoir dévoiler complètement jusqu’au mystère
du rapport de l’âme à Dieu�⁵¹. » Comment expliquer un tel
aveuglement devant la réalité psychique�? D’une part, estime
Edith Stein, on pourrait penser « que c’est une peur conduisant
inconsciemment à craindre la rencontre de Dieu qui pourrait
avoir provoqué cet aveuglement et dissimulé les profondeurs
de l’âme�⁵² ». D’autre part, nul autre que les grands spirituels,
conduits par la main vigoureuse de Dieu, n’a aussi bien pénétré
dans les profondeurs de l’âme : Thérèse d’Avila et saint Augustin,
par exemple. Il serait cependant anachronique de faire porter
le jugement d’Edith Stein sur la psychologie de son temps, à
l’ensemble de la psychologie contemporaine. Celle-ci n’a plus
cette allergie systématique et générale au fait religieux, typique
de la psychologie rationaliste que critique Edith Stein. Toutefois,
ce serait également une erreur que d’évacuer, pour cette raison,
le jugement de notre auteure. Celui-ci est un plaidoyer pour que
la psychologie ne se coupe pas de ce qu’il y a de plus profond
en l’homme, sa dimension spirituelle.
En fait, pour Edith Stein, la connaissance la plus intime de
soi-même n’est vraiment possible que dans la relation à Dieu,
qui transcende tous les autres modes d’accès à l’intériorité�⁵³.
Cette affirmation se comprend dans la mesure où la véritable
identité de la personne humaine réside justement dans sa dé-
pendance à Dieu, qui se fait présent dans la racine de l’âme. Cela
dit, il est possible de laisser apparaître une certaine continuité
50. Ibidem, p. 121.
51. Ibidem, p. 122.
52. Ibidem, p. 123.
53. « L’intériorité la plus profonde de l’âme est un réceptacle dans lequel l’Esprit de
Dieu (la vie de la grâce) se répand à profusion lorsqu’elle s’ouvre à lui en vertu de
sa propre liberté. Et l’Esprit de Dieu est sens et force. Il donne à l’âme une vie nouvelle
et il la rend capable d’activités auxquelles elle n’aurait pu prétendre selon sa nature :
en même temps, il oriente son action » (E. STEIN, L’Être fini et l’Être éternel, op. cit.,p. 441).
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entre les trois premiers modes d’accès à l’intériorité (rapport à
autrui, introspection, psychologie) et le chemin de la prière,
comme en atteste la vie d’Etty Hillesum : l’accès spirituel vient
confirmer les trois premiers modes d’accès, souhaitables pour
le développement humain, et les assumer, par la foi, dans le
développement intégral de la personne humaine. Dans le re-
cueillement en soi-même – une manière juste de vivre l’intro-
spection –, la prière conduit en effet à reconnaître l’Altérité du
Tout-Autre. Par ailleurs, aux yeux d’Edith Stein, les meilleurs
psychologues – saint Augustin et sainte Thérèse, par exemple –
sont avant tout de grands mystiques.
Ainsi, l’expérience spirituelle est normalement intégrante, en
ce sens que tous les aspects de la personne y sont hiérarchi-
quement intégrés. Elle comporte une composante intellectuelle
(adhésion de l’intelligence à la vérité de Dieu), une composante
volontaire (un acte de liberté, de générosité, qui fonde la re-
lation) et une composante affective :
La conscience et l’accueil de cette vocation s’épanouissent dansun sentiment profond d’adoration, d’action de grâces, de suppli-cation, d’humilité exaltante – dans une vibration de tout l’êtrevisité jusqu’en ses fondements par le Dieu qui le pénètre et ledépasse infiniment�⁵⁴.
DieuMystique, la secrétaire de Julius Spier l’est-elle lorsqu’elle
affirme :
Les menaces extérieures s’aggravent sans cesse et la terreurs’accroît de jour en jour. J’élève la prière autour de moi commeun mur protecteur plein d’ombre propice, je me retire dans laprière comme dans la cellule d’un couvent et j’en ressors plusconcentrée, plus forte, plus « ramassée ». (...) Cette concentrationintérieure dresse autour de moi des murs entre lesquels je meretrouve et me rassemble, échappant à toutes les dispersions�⁵⁵.
54. J. MOUROUX, L’Expérience chrétienne, Paris, Aubier, 1952, p. 26.
55. E. HILLESUM, Une vie bouleversée, op. cit., p. 116. Dans le même sens, Edith Stein
affirme que les événements extérieurs peuvent modifier l’état intérieur (Stimmung) de
l’âme, par exemple en provoquant l’inquiétude et l’agitation. Cependant, il est possible
de passer de la réponse involontaire au comportement libre : « Ce qui pénètre dans
l’intériorité constitue toujours un appel à la personne�; un appel à sa raison en tant
que force de percevoir spirituellement, c’est-à-dire de comprendre ce qui lui arrive. Il
s’agit ainsi d’un appel à la réflexion, c’est-à-dire à la recherche du sens de ce qui se
présente à elle. Un appel à sa liberté : déjà la recherche intellectuelle de la signification
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Cette prière est-elle seulement concentration, ou dialogue avec
Dieu comme c’est le cas pour Edith Stein�? Après sa conversion,
celle-ci confère au centre de la personne un sens nouveau. Dans
ses premiers écrits, la personne humaine était considérée comme
une « totalité d’une particularité qualitative formée d’un seul
noyau, d’une seule racine de formation qui se déploie en âme,
corps et esprit�⁵⁶ ». Ce noyau (Kern) ou centre (Mittelpunkt)apparaissait comme déterminé à partir de lui-même�⁵⁷. Il était
autonome. Par contre, dans ses écrits mystiques, le centre de
l’âme apparaît comme le lieu de la rencontre avec Dieu :
Le centre de l’âme est le lieu à partir duquel on peut entendrela voix de la conscience et le lieu de la libre décision person-nelle. Puisqu’il en est ainsi, et puisque le libre dévouement per-sonnel appartient à l’union amoureuse avec Dieu, le lieu de ladécision libre doit en même temps être le lieu de la libre unionavec Dieu�⁵⁸.
Qu’en est-il chez Etty Hillesum, qui affirme :
La vie que je mène ici n’entame guère mon capital d’énergie– le physique se délabre bien un peu, et l’on tombe parfois dansdes abîmes de tristesse –, mais dans le noyau de son être ondevient de plus en plus fort�⁵⁹.
Chez elle, le noyau (kern) est-il ou non autonome�?
Certains indices donnent à penser à l’existence, chez Etty,
d’une certaine ambivalence quant à sa compréhension de celui
Suite note 55est un acte libre. Mais au-delà, l’âme exige un comportement ultérieur conforme à ce
sens » (E. STEIN, L’Être fini et l’Être éternel, op. cit., p. 434-435).56. « Die menschliche Persönlichkeit als Ganzes betrachtet stellt sich uns als seine Einheit
von qualitativer Eigenart dar, die aus einem Kern, einer Bildungswurzel heraus gestaltet
ist. Sie gestaltet sich in Seele, Leib und Geist, (aber nur in der Seele kommt die
Individualität rein und unvermischt zur Ausprägung. Weder der materielle Leib noch
die Psyche als die substantielle Einheit alles sinnlichen und seelisch-geistigen Seins und
Lebens des Individuums ist durch und durch vom Kern her bestimmt) » (Edith STEIN,Beiträge, op. cit., p. 215, traduit dans R. GUILEAD, De la phénoménologie à la sciencede la croix, l’itinéraire d’Edith Stein, Louvain-Paris, Nauwelaerts-Béatrice Nauwelaerts,
1974, p. 66).
57. Voir E. STEIN, Einführung in die Philosophie (ESW 13), Fribourg, Herder, 1991,
p. 139.
58. E. STEIN, Le Château de l’âme, art. cit., p. 124.59. E. HILLESUM, Lettres de Westerbork, op. cit., 3 juillet 1943, p. 28 : « Het leven hier
kost me niet veel van m’n wezenlijke kracht – lichamelijk takelt men misschien wel
een beetje af en men is bodemlos bedroeft dikwijls – maar in de kern wordt men
steeds sterker » (E. HILLESUM, De nagelaten geschriften, op. cit., p. 657).
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qui est présent au fond d’elle-même et qu’elle nomme Dieu.
Celui-ci apparaît à la fois comme un interlocuteur transcendant
auquel elle a accès dans la prière :
Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y aDieu. Parfois je parviens à l’atteindre. Mais plus souvent, despierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli.Alors il faut le remettre au jour. Il y a des gens, je suppose, quiprient les yeux levés vers le ciel. Ceux-là cherchent Dieu endehors d’eux. Il en est d’autres qui penchent la tête et la cachentdans leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent Dieu en eux-mêmes�⁶⁰.
De plus, Etty Hillesum désire adhérer à la création de Dieu
en dépit de tout�⁶¹; elle n’est pas opposée à un retour au
christianisme�⁶² et, le 25 septembre 1942, affirme croire en Dieu�⁶³.
Trois jours plus tard, elle écrit cependant :
Quand, au terme d’une évolution longue et pénible, poursuiviede jour en jour, on est parvenu à rejoindre en soi-même ces sourcesoriginelles que j’ai choisi d’appeler Dieu, et que l’on s’efforcedésormais de laisser libre de tout obstacle ce chemin qui mèneà Dieu (et cela, on l’obtient par un travail intérieur sur soi-même),alors on se retrempe constamment à cette source et l’on n’a plusà redouter de dépenser trop de forces�⁶⁴.
Donner le nom de Dieu aux « sources originelles » apparaît
comme un choix. Le 17 septembre, elle écrivait déjà :
Et ce « moi-même », cette couche la plus profonde et la plusriche en moi où je me recueille, je l’appelle « Dieu »�⁶⁵.
Mais paradoxalement, elle poursuit en affirmant : c’est « bien
mon sentiment perpétuel et constant : celui d’être dans tes bras,
mon Dieu, protégée, abritée, imprégnée d’un sentiment d’éter-
nité�⁶⁶ ». Et un peu plus loin :
Et quand je dis que j’écoute « au-dedans », en réalité c’estplutôt Dieu en moi qui est à l’écoute. Ce qu’il y a de plus essentiel
60. E. HILLESUM, Une vie bouleversée, op. cit., p. 55.
61. Ibidem, p. 117-118.
62. Ibidem, p. 218.
63. « Oui, vois-tu, je crois en Dieu » (ibidem, 25 septembre 1942, p. 223-224).
64. Ibidem, p. 226.
65. Ibidem, p. 207.
66. Ibidem.
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et de plus profond en moi écoute l’essence et la profondeur del’autre. Dieu écoute Dieu�⁶⁷.
Comment interpréter ce qui apparaît comme une incohérence
dans les propos d’Etty Hillesum�? Faut-il y déceler la marque de
l’ambivalence ou de l’indécision�? Etty percevait-elle clairement
cette ambiguïté�? Certes, son Journal est le lieu de confidences
immédiates, « jetées » sur le papier, qui ne sont donc pas passées
au crible de la critique rationnelle. Etty écrit ce qu’elle sent, ce
qu’elle vit, avec une simplicité désarmante. Ce qui nous apparaît
comme un défaut de logique – la juxtaposition de l’immanence
et de la transcendance – ne l’est peut-être pas pour elle. À moins
que ce soit pour elle l’occasion de s’avouer implicitement son
hésitation à adhérer totalement au mystère d’un Dieu caché au
fond d’elle-même, tout en lui étant transcendant. Cette démarche
n’est pas celle du théologien. Néanmoins, elle pose question et
ne peut laisser indifférent.
Q U E L L E É T H I Q U E �?
L’expérience spirituelle, rendue possible par une soif qui
habite la personne humaine, et favorisée par de multiples mé-
diations, est avant tout une expérience intérieure. Cependant,
elle possède un impact sur l’action, sur les modes de vie et sur
les relations avec le prochain. L’expérience spirituelle a conduit
Etty Hillesum à réformer sa vie affective, autant que cela lui était
possible.
Il faut changerSur ce plan de l’affectivité, les deux femmes sont bien
différentes. Edith Stein apparaît à seize ans comme une fille
sérieuse, refusant la « double morale de ses cousins », selon
laquelle « les garçons pouvaient s’accorder une grande latitude
dans leur relation avec l’autre sexe, alors que les filles étaient
chaperonnées et strictement surveillées »�⁶⁸. Au contraire, dès le
67. Ibidem, 17 septembre 1942, p. 208.
68. E. STEIN, Vie d’une famille juive, op. cit., p. 557, n. 3. Ainsi, l’amitié d’Edith et Erna
[sa sœur] avec deux de leurs cousins, des jumeaux, s’estompe quand Edith a seize ans :
« Ce fut l’époque où les jumeaux, qui allaient sur leurs dix-neuf ans, sentaient s’éveiller
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début de son adolescence, Etty Hillesum déconcerte ses amies
par son comportement amoureux et sexuel. L’une d’elles écrit
qu’elle « ressemblait à Lou Salomé, pour qui l’amitié et le contact
corporel allaient naturellement de pair. Bien sûr, cela n’allait
pas de soi à l’époque. Il est vrai que, dans le milieu de jeunes
émancipées ”de gauche“ qui était le nôtre, nous avions
pratiquement toutes une liaison. Mais cela était différent. Il
s’agissait d’un homme dont on se disait : ”C’est lui que j’épouserai
un jour“. L’approche d’Etty était tout autre, quasi masculine�⁶⁹ ».
Au seuil de son journal, l’attitude d’Etty en ce domaine, qui
avoue avoir eu parfois plusieurs liaisons simultanées�⁷⁰, contraste
grandement avec celle d’Edith qui, pour l’avoir été profondément,
n’ignore pas cependant ce que signifie tomber amoureuse�⁷¹.
Toutefois, dans son journal, Etty montre qu’elle a conscience
de devoir changer de vie :
Je vis constamment dans la familiarité de Dieu comme si c’étaitla chose la plus simple du monde, mais il faut aussi régler sa vieen conséquence. Je n’en suis pas encore là, oh non, et parfois jeme conduis pourtant comme si j’avais atteint mon but�⁷².
L’expérience spirituelle apparaît clairement comme le moteur
de cette transformation. La vie d’Etty Hillesum manifeste que la
vie spirituelle peut parfois venir à bout de conflits larvés qui
Suite note 68en eux le désir de ”jouir de la vie“, et de le faire de telles façons qu’ils ne pouvaient
s’attendre à nous le voir accepter. La ”double morale“, que nous refusions énergiquement
ma sœur et moi, était largement répandue dans les milieux de la bourgeoisie juive »
(ibidem, p. 80).
69. Reacties op de dagboeken en brieven van Etty Hillesum, Uitgeverij Balans,
Amsterdam, 1989, p. 31, dans P. LEBEAU, op. cit., p. 24-25.
70. À titre d’exemple, la réponse à la question que lui pose Max, un ancien amant :
« Mais j’ai retrouvé Max lorsqu’il a demandé : ”Et à l’époque, tu avais une autre liaison�?“
Et moi de lever deux doigts sans rien dire » (E. HILLESUM, Une vie bouleversée, op. cit.,p. 108).
71. « Il nous est resté une lettre écrite à Roman Ingarden particulièrement évocatrice,
la seule où Edith Stein se laisse aller à un certain romantisme poétique, et qui commence
par ”Mon amour“ (E. Stein, Lettre à Roman Ingarden du 24 décembre 1917, in ESGA,t. 4, p. 67). Elle sera ensuite amoureuse de Hans Lipps, son camarade d’études parti
au front et qu’elle aurait volontiers épousé selon le témoignage de sa marraine Hedwig
Conrad-Martius. Elle aurait ainsi longtemps conservé sa photographie sur sa table de
nuit (...). Hans Lipps s’est marié en 1923, et après la mort de sa femme en 1932, il
propose à Edith Stein de l’épouser, mais elle lui répond qu’elle a découvert un ”autre
chemin“ » (V. AUCANTE, De la solidarité. Essai sur la philosophie politique d’Edith Stein,
Paris, Parole et Silence, 2006, n. 89, p. 48).
72. E. HILLESUM, Une vie bouleversée, op. cit., 25 septembre 1942, p. 223.
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handicapent la croissance spirituelle : « les réalités de la foi
purifient les attachements affectifs du sujet�⁷³ ». Le Christ est venu
assumer la condition humaine pour la sauver. En conséquence,
comme l’affirme Edith Stein, adhérer à lui « ne peut qu’opérer
un mouvement de purification de la vie affective�⁷⁴ ». Elle prend
l’exemple de sainte Élisabeth de Hongrie (1207-1233). C’est par
la grâce divine que, dès l’enfance�⁷⁵, cette reine a pu dominer
un tempérament impétueux et se laisser unifier :
C’est alors que cet être fragile se plaça entre les mains du Dieucréateur. Sa volonté devint un instrument docile de la volontédivine et, guidée par cette dernière, elle put entreprendre dedompter et d’émonder sa propre nature, afin de laisser le champlibre à sa forme intérieure�; elle put aussi adopter une formeextérieure, qui correspondait à celle de l’intérieur, et dans laquelleelle put s’introduire et croître sans perdre l’orientation qui lui étaitnaturelle�⁷⁶.
Cette transformation est le signe de l’humanité accomplie,
« pure expression de la nature libérée et transfigurée par la
force de la grâce », qui correspond à l’Ama et quod vis fac de
saint Augustin�⁷⁷. A contrario, il faut considérer qu’un tel travail
d’unification n’est pas possible sans l’accueil de la grâce�⁷⁸.
Edith Stein montre bien que la grâce vient transformer la
personne humaine dans toutes ses dimensions. Etty Hillesum
se sent appelée à changer de vie, et son journal atteste déjà
d’un « progrès » dans la réforme de sa vie affective. Autant
qu’elle le peut, elle s’en tient à une relation d’amitié avec Julius
Spier. En effet, elle désire rester fidèle à son compagnon, Han
Wegerif, et ne pas trahir Herta, la fiancée de Julius Spier qui est
à Londres.
73. X. THÉVENOT, Compter sur Dieu, Paris, Cerf, 1992, p. 303.
74. E. STEIN, L’Art d’éduquer, op. cit., p. 303.
75. « L’attraction de la grâce divine était puissante dans l’âme d’Élisabeth enfant. Elle
s’embrasa et la flamme de l’amour de Dieu s’éleva haute et lumineuse, venant à bout
de tous les obstacles et de tous les liens » (E. STEIN, De l’art de donner forme à savie, dans Source cachée, trad. C. et J. RASTOIN, Genève, Paris, Ad Solem, Cerf, 1999,
p. 97).
76. Ibidem, p. 97-98.
77. Ibidem, p. 98.
78. « Notre connaissance est partielle�; en ne se fondant que sur elle, notre volonté
et nos actes ne peuvent façonner qu’une création incomplète�; ne serait-ce que parce
que notre volonté ne se domine pas parfaitement et s’effondre souvent avant d’avoir
atteint son but » (ibidem, p. 97).
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Plus fondamentalement, elle veut passer de l’amour d’un seul
homme à l’amour de l’humanité en général. N’est-ce pas l’amour
de Dieu qui surabonde, et déborde pour tous�? Touchée par les
lettres d’amour de saint Augustin à Dieu, elle en déduit qu’on
« ne devrait écrire de lettres d’amour qu’à Dieu. (...) L’idée
que l’on ait le droit d’aimer, sa vie durant, un seul être, à
l’exclusion de tout autre, me paraît bien ridicule. (...) Finira-t-on
par comprendre à la longue que l’amour de l’être humain en
général porte infiniment plus de bonheur et de fruits que l’amour
du sexe opposé, qui enlève de sa substance à la collectivité�⁷⁹�? »
Ces mots révèlent qu’Etty a perçu la richesse d’une vie donnée
gratuitement pour l’amour de tous. Cet amour spirituel et libre
transcende en quelque sorte l’attrait des corps. Cependant, cette
conception de l’amour spirituel se comprend en regard d’une
idée – restrictive, selon nous – de l’amour particulier entre
l’homme et la femme : celui-ci se vivrait au détriment de l’amour
universel. Aboutir à cette conclusion dépend sans doute de
l’expérience vécue, et il est certain que les expériences multiples
d’Etty en ce domaine ont forgé son opinion. Positivement, le fait
d’être une femme « expérimentée » en amour, la conduit à
reconnaître, avec saint Augustin, que l’amour absolu ne peut se
focaliser sur une créature, mais qu’il doit être plutôt réservé à
Dieu, et qu’il s’épanouit dès lors en amour pour toute l’huma-
nité. L’idole – ici, l’homme convoité – ne peut prendre la place
de Dieu.
Amour du prochainAinsi, l’expérience spirituelle ne coupe pas d’autrui, bien au
contraire. Pour Edith Stein, au début de sa conversion, mener
une vie chrétienne signifiait « abandonner tout ce qui est terrestre
et ne penser qu’aux choses de Dieu ». Peu à peu, elle comprend
que « même dans la vie la plus contemplative, le lien avec le
monde ne peut être coupé. Je crois même que, plus quelqu’un
est plongé en Dieu, plus il doit aussi en un certain sens ”sortir
de soi“, c’est-à-dire pénétrer le monde pour y porter la vie
divine�⁸⁰ ».
79. E. HILLESUM, Une vie bouleversée, op. cit., p. 241-242, 9 octobre 1942.
80. « (In der Zeit unmittelbar vor und noch eine ganze Weile nach meiner Konversion
habe ich nämlich gemeint, ein religiöse Leben führen heiße,) alles Irdische aufgeben
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Cet amour pour le prochain va à l’encontre d’un amour naturel,
qui serait seulement amour de réciprocité. Pour Edith Stein,
« l’amour selon la nature s’adresse à ceux qui nous sont proches
par les liens du sang, les affinités de caractère ou la communauté
d’intérêt�⁸¹ ». Les autres sont considérés comme des étrangers. De
telles distinctions n’existent pas pour le chrétien :
Est toujours notre « prochain » celui qui se trouve près de nous,celui qui a le plus besoin de nous. Peu importe qu’il soit ou nonnotre parent, qu’il nous « plaise » ou non, qu’il soit ou non« moralement digne » de notre aide. L’amour du Christ ne connaîtpas de frontières�⁸².
Dans le même sens, Etty Hillesum constate que l’amour dépérit
dans les camps, justement à cause de cette absence de réciprocité,
chacun étant centré sur lui-même :
Beaucoup, ici, sentent dépérir leur amour du prochain parcequ’il n’est pas nourri de l’extérieur. Les gens, ici, ne vous donnentpas tellement l’occasion de les aimer, dit-on�⁸³.
Etty ne veut pas établir de causalité entre le comportement
des gens et l’amour qu’on doit leur donner :
Il n’existe aucun lien de causalité entre le comportement desgens et l’amour que l’on éprouve pour eux. L’amour du prochainest comme une prière élémentaire qui vous aide à vivre. (...) ilrègne ici une certaine pénurie d’amour et, moi, je m’en sens siétonnamment riche�; je serais bien en peine de l’expliquer auxautres�⁸⁴.
Ainsi, pour Edith Stein et pour Etty Hillesum, l’ordre naturel
(« se sauver d’abord soi-même, et ses proches avec, si possible,
les autres, les ”lointains“ ne venant qu’en dernière position�⁸⁵ »),
Suite note 80und nur im im Gedanken an göttliche Dingen leben. (Allmählich habe ich aber einsehen
gelernt, daß) selbst in beschaulichsten Leben die Verbindung mit der Welt nicht
durschnitten werden darf�; ich glaube sogar, je tiefer jemand in Gott hineingezogen wird,
desto mehr muß er auch in diesem Sinne ”aus sich herausgehen“, d.h. in die Welt hinein,
um das göttliche Leben in sie hineinzutragen » (E. STEIN, Selbstbildinis in Briefen, ErsterTeil (1916-1933) (ESGA 2), Fribourg, Herder, 2005, p. 86).
81. E. STEIN, Le Mystère de Noël, trad. L. et E. ZWIAUER, Paris, Éditions de l’Orante, 1955,
p. 41-42.
82. Ibidem, p. 42.
83. E. HILLESUM, Lettres de Westerbork, op. cit., 8 août 1943, p. 308.
84. Ibidem, p. 308-309.
85. S. GERMAIN, Etty Hillesum, Paris, Pygmalion-Gérard Watelet, « Chemins d’Éternité »,
1999, p. 95.
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« est bousculé de fond en comble : l’autre, quel qu’il soit, se
présente comme mon prochain auquel d’emblée je dois respect,
sollicitude et aide�⁸⁶ ».
Pétries par une expérience spirituelle intense, toutes deux
tentent de rayonner autour d’elles l’amour même de Dieu. Pour
Edith Stein, les âmes qui ont atteint l’union à Dieu pleine et
constante, « ne peuvent que rayonner dans d’autres cœurs
l’amour divin dont elles sont remplies et concourir ainsi à
l’accomplissement de l’unité parfaite de tous en Dieu�⁸⁷ ». Ainsi,
l’expérience mystique n’a pas conduit Thérèse d’Avila à se
séparer de ses sœurs, mais plutôt à les pousser à vivre la même
expérience spirituelle. À travers une vie de détachement, une
humilité radicale et une obéissance absolue�⁸⁸, leur montre-t-elle,
l’âme est conduite à « devenir tout à fait libre pour le Seigneur�⁸⁹ ».
Et du cœur à cœur avec Dieu, du dialogue solitaire avec Lui�⁹⁰,
de l’union toujours plus intime résulte l’amour pour les âmes :
« amour tendre, fraternel dans la famille monastique, désir de
participer par la souffrance à l’œuvre de la Rédemption�⁹¹ ». La
rencontre de Dieu conduit à l’amour du prochain�⁹², du frère
de communauté, mais aussi des âmes pour lesquelles il faut
se sanctifier et prendre sa part de souffrance. À travers la ren-
contre d’autrui, c’est Dieu lui-même que l’homme peut ren-
contrer. Car l’homme peut être pour son frère un instrument de
l’action divine, comme l’affirme aussi Etty Hillesum, médiatrice�⁹³
entre Dieu et les hommes à la suite de Julius Spier :
86. Ibidem.
87. E. STEIN, La Prière de l’Église (1936), dans Source cachée, op. cit., p. 71.88. E. STEIN, L’Art d’éduquer, op. cit., p. 69.
89. Ibidem, p. 70.
90. Ibidem, p. 64.
91. Ibidem, p. 70.
92. Notons aussi l’utilité de la vie commune. S’ils vivaient en ermites dans leurs cellules,
« les frères devaient encore se réunir obligatoirement chaque semaine pour évoquer
différentes questions de la vie spirituelle et accepter avec charité la correction de leurs
fautes. Le législateur savait en effet que la vie en communauté contribue à sa mesure
à la perfection chrétienne en donnant l’occasion de pratiquer l’amour fraternel, comme
de se pousser les uns les autres pour atteindre la sainteté et relever ceux qui étaient
tombés » (ibidem, p. 62). La vie commune vient dissiper les illusions dangereuses
qu’une vie solitaire peut susciter.
93. « Et je servirai moi-même de médiatrice pour tous ceux que je pourrai atteindre »
(E. HILLESUM, Une vie bouleversée, op. cit., p. 202).
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Les gens sont parfois pour moi des maisons aux portes ouvertes.J’entre, j’erre à travers des couloirs, des pièces : dans chaquemaison l’aménagement est un peu différent, pourtant elles sonttoutes semblables et l’on devrait pouvoir faire de chacune d’ellesun sanctuaire pour toi, mon Dieu�⁹⁴.
Ou encore :
Converser avec toi, mon Dieu. Est-ce bien�? Au-delà des gens,je ne souhaite plus m’adresser qu’à toi. Si j’aime les êtres avec tantd’ardeur, c’est qu’en chacun d’eux j’aime une parcelle de toi, monDieu. Je te cherche partout dans les hommes et je trouve souventune part de toi. Et j’essaie de te mettre au jour dans les cœurs desautres, mon Dieu�⁹⁵.
La vie spirituelle est sortie de soi. Sortie pour aller à la ren-
contre du Dieu vivant. Et Dieu envoie l’homme vers son prochain
afin que lui aussi parvienne à soupçonner au fond de lui-même
la présence divine. À travers l’autre homme, visible, c’est
l’invisible qui se révèle. Nous retrouvons ici le thème de la
médiation évoqué plus haut. Julius Spier était pour Etty Hillesum
un médiateur. À sa mort, il lui passe en quelque sorte le flambeau,
ou du moins le voit-elle ainsi. En effet, elle se sent désormais
prête à vivre cette vocation de médiatrice.
CON C L U S I O N
Par leur vie, Edith Stein et Etty Hillesum manifestent que
l’expérience spirituelle conduit à dépasser l’éthique de la réci-
procité, et à prôner une métaéthique qui, dans la perspective de
Paul Ricœur, se situe du côté de la gratuité et du don. Ainsi, par
exemple, le « commandement d’aimer ses ennemis ne se suffit
pas à lui-même : il est l’expression supra-éthique d’une vaste
économie du don, qui a bien d’autres modes d’expression que
cette revendication de l’homme pour l’action�⁹⁶ ». On peut en dire
autant de l’amour pour le prochain qui ne demande rien en
retour. Cette métaéthique n’est possible que si la personne vit
recueillie, accepte de rentrer en elle-même :
94. Ibidem, p. 208.
95. Ibidem, p. 199.
96. P. RICŒUR, Liebe und Gerechtigkeit. Amour et justice, Tübingen, J.�C.�B. Mohr, 1990,
p. 42-44.
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La vie personnelle, écrit le personnaliste Mounier, commenceavec la capacité de rompre le contact avec le milieu, de sereprendre, de se ressaisir, en vue de se ramasser sur un centre,de s’unifier�⁹⁷.
La personne doit commencer par se ramasser en elle-même,
par se centrer sur son « noyau ». Par leur vie et leurs écrits,
Edith Stein et Etty Hillesum attestent de cette importance de
l’intériorité, une intériorité qui implique d’accepter de se perdre,
de se dessaisir de soi-même. Dans La Structure ontique de lapersonne, Edith Stein montre qu’il y a à faire place à un Autre,
Dieu en l’occurrence. Accepter de se perdre pour se livrer à la
grâce passe par un acte de la liberté, l’acte le plus libre de la
liberté. Quant à Etty, elle laisse émerger « Dieu » en elle. Le
dessaisissement de soi est condition de l’épanouissement véri-
table de la personne, comme le confirme encore Mounier :
L’épanouissement de la personne implique comme une condi-tion intérieure une désappropriation de soi et de ses biens quidépolarise l’égocentrisme. La personne ne se trouve qu’en seperdant. Sa richesse, c’est ce qui lui reste quand elle est dépouilléede tout avoir – ce qui lui reste à l’heure de la mort�⁹⁸.
Appropriation et désappropriation sont donc le lot de la
personne, dans un chemin qui ne se fait pas en un jour :
Se ramassant pour se trouver, puis s’étalant pour s’enrichir etse trouver encore, se ramassant à nouveau dans la dépossession,la vie personnelle, systole, diastole, est la recherche jusqu’à lamort d’une unité pressentie, désirée, et jamais réalisée�⁹⁹.
Le renoncement à sa propre liberté, qui, pour Edith Stein,
implique le plus grand acte possible de la liberté, une liberté
aidée de la grâce, ne va pas sans de nombreux allers-retours :
Le présent est à la fois le présent du passé (je viens juste dedécider...), le présent du futur (je m’engage à faire ceci demain),et le présent du présent (je fais ceci maintenant car je peux lefaire)�¹⁰⁰.
97. E. MOUNIER, Le Personnalisme, Paris, PUF, 1971, p. 52.
98. Ibidem, p. 59.
99. Ibidem.
100. A. THOMASSET, Paul Ricœur, une poétique de la morale, Louvain, University Press,
1996, p. 617.
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R E V U E D ’ É T H I Q U E E T D E T H É O L O G I E M O R A L E N o 2 4 7
Les « allers et retours » d’Etty Hillesum entre Amsterdam et
Westerbork, liés à ses ennuis de santé, ses épuisements,
manifestent que l’histoire de la personne est faite de luttes, de
défaites et de victoires. Consciente d’avoir vécu son premier
séjour à Westerbork trop égoïstement, Etty Hillesum doit
reprendre la route du don d’elle-même�¹⁰¹. Quel chemin par-
couru, pour qu’un jour une femme de ménage à Westerbork lui
dise :
« Vous, vous êtes toujours aussi radieuse. » Personnellement,je vais aussi bien que jamais et que partout ailleurs. Certes, detemps à autre, je me sens un peu fatiguée, brisée, étourdie desoucis, mais ce sont ceux de chacun ici, et pourquoi ne lespartagerait-on pas fraternellement pour les porter ensemble�¹⁰²�?
Quant à Edith Stein, si tourmentée dans sa jeunesse, la voilà
qui apparaît à Westerbork comme un ange de consolation :
Parmi les prisonniers qui sont arrivés le 5 août au camp, sœurBénédicte tranchait nettement sur l’ensemble par son compor-tement paisible et son attitude calme. Les cris, les plaintes, l’étatde surexcitation angoissée des nouveaux venus étaient indescrip-tibles�! Sœur Bénédicte allait parmi les femmes comme un angede consolation, apaisant les unes, soignant les autres�¹⁰³.
Elle s’occupe des enfants délaissés par leurs mères prostrées
de douleur.
La vraie richesse de la personne humaine se révèle dans
des situations extrêmes, lorsque le dépouillement est total. A
Westerbork, Edith Stein et Etty Hillesum ne sont pas « écrasées »
par l’horreur à laquelle elles sont confrontées. Voilà un signe
éminent de l’authenticité de leur expérience spirituelle. Face à
la mort, il n’est plus possible de rire ou de faire mine d’être
un sage ou un mystique. Soudain, les masques tombent. Chacun
est renvoyé à sa propre vérité. Si Edith Stein et Etty Hillesum
ne sont pas intérieurement brisées dans l’enfer où elles sont
101. « Je n’ai pas bien rempli mes obligations vis-à-vis du groupe, je tenais bien
trop à mes aises. (...) C’était très beau, et pourtant j’ai failli de toutes parts à ma
mission. (...) Je crois que je reviendrai avec plus de sérieux et de concentration, que
je serai moins à l’affût de ma satisfaction personnelle. (...) mon travail ne fait que
commencer. Jusqu’ici, au fond, je m’amusais » (E. HILLESUM, Une vie bouleversée,op. cit., p. 223-224).
102. E. HILLESUM, Lettres de Westerbork, op. cit., p. 280.
103. E. DE MIRIBEL, Edith Stein, Paris, Seuil, 1954, p. 203-204.
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plongées, c’est en raison de l’intensité de leur vie spirituelle.
Dans la prière, elles puisent la force et l’audace de rester libres
et de résister au projet d’annihilation de leur dignité qui est en
train d’être mis à exécution.
T h i b a u l t V a n D e n D r i e s s c h e
Docteur en théologie, Louvain-la-Neuve
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