evol ped france 2

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Émile DURKHEIM (1904-1905) L’ÉVOLUTION PÉDAGOGIQUE EN FRANCE (Cours pour les candidats à l’Agrégation prononcé en 1904-1905) Avec une introduction de Maurice Halbwachs, 1938. 2 e partie : chapitres I à XIII Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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  • mile DURKHEIM (1904-1905)

    LVOLUTIONPDAGOGIQUE

    EN FRANCE

    (Cours pour les candidats lAgrgationprononc en 1904-1905)

    Avec une introduction de Maurice Halbwachs, 1938.

    2e partie : chapitres I XIII

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e partie. 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    mile Durkheim (1904-1905)Lvolution pdagogique en FranceCours pour les candidats lAgrgation prononc en 1904-1905.Avec une introduction de Maurice Halbwachs, 1938.

    2e partie : chapitres I XIII

    Une dition lectronique ralise partir du livre dmile Durkheim,Lvolution pdagogique en France. Paris, 1938.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes MicrosoftWord 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)dition complte le 23 mai 2002 Chicoutimi, Qubec.

  • mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e partie. 3

    Table des matiresIntroduction, par Maurice Halbwachs

    Premire partie : Des origines la renaissance

    Chapitre I. - L'histoire de l'enseignement secondaire en France. Intrt pdagogique de laquestion

    Chapitre Il. - L'glise primitive et l'enseignementChapitre III. - L'glise primitive et l'enseignement (fin). - Les coles monacales jusqu' la

    Renaissance carolingienneChapitre IV. - La Renaissance carolingienneChapitre V. - La Renaissance carolingienne (fin). - L'enseignement de la grammaireChapitre VI. - Les Universits. - Les originesChapitre VII. - La gense de l'Universit. - L'inceptio. - La licentia docendiChapitre VIII. - Le sens du mot Universitas. - Le caractre mi-ecclsiastique, mi-laque de

    l'Universit. - L'organisation intrieure (Nations et Facults)Chapitre IX. - La Facult des Arts. - Organisation intrieure. - Les CollgesChapitre X. - Les Collges (fin)Chapitre XI. - L'enseignement la Facult des Arts. - Les grades. - Les cours d'tudesChapitre XII. L'enseignement dialectique dans les UniversitsChapitre XIII. - La dialectique et la dispute. - La discipline la Facult des artsChapitre XIV. - Conclusion sur l'Universit. - La Renaissance

    Deuxime partie : De la renaissance nos jours

    Chapitre I. - La Renaissance. - Rabelais, ou le courant encyclopdiqueChapitre II. - La Renaissance (suite). - Le courant humaniste. rasmeChapitre III. - La pdagogie du XVIe sicle. - Comparaison des deux courants, humaniste

    et ruditChapitre IV. - La pdagogie de la Renaissance (Conclusion)Chapitre V. - Les JsuitesChapitre VI. - Les Jsuites (suite). - L'organisation extrieure. - L'enseignementChapitre VII. - Le systme des Jsuites et celui de l'UniversitChapitre VIII. - Conclusion sur la culture classiqueChapitre IX. - La pdagogie raliste. Les origines. - Comenius. - Roland. - La RvolutionChapitre X. - La Rvolution. - Les coles centralesChapitre XI. Les variations du plan d'tudes au XIXe sicle. Dfinition de l'enseignement

    secondaireChapitre XII. - Conclusion. - L'enseignement de l'hommeChapitre XIII. - Conclusion (suite et fin). - L'enseignement de la nature : les science. - La

    culture logique par les langues

  • mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e partie. 4

    Deuxime partieDe la Renaissance

    nos jours

    Retour la table des matires

  • mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e partie. 5

    Deuxime partie : De la Renaissance nos jours

    Chapitre ILa RenaissanceRabelais ou le courant encyclopdique

    Retour la table des matires

    Ce qui caractrise la priode dont nous venons de terminer l'tude, c'est, commenous l'avons vu, son admirable fcondit en matire d'organisation scolaire : c'est elle que nous devons les principaux organes de notre enseignement. L'apport de lapriode nouvelle dans laquelle nous allons entrer maintenant est d'une tout autrenature. La Renaissance est l'poque o s'est labor l'idal pdagogique sur lequel laFrance a vcu, d'une manire exclusive, depuis le XVIe jusqu' la fin du XVIIIesicle et qui, sous des formes plus tempres, survit toujours ct du type scolairenouveau qui, depuis une cinquantaine d'annes, essaie de se constituer. C'est l'colede cet idal que se sont forms les traits essentiels de notre esprit national sous laforme qu'il a prise partir du XVIIe sicle, c'est--dire de notre esprit classique. Il estdonc inutile de montrer l'intrt du problme. C'est la question toujours controversede l'enseignement classique que nous allons avoir traiter. Seulement, au lieu de latraiter dialectiquement, en analysant la notion toute subjective que chacun de nouspeut s'en faire, nous commencerons par chercher objectivement comment cet ensei-gnement s'est constitu, quelles causes l'ont appel l'existence, ce qu'il a t, quelleinfluence il a eue sur notre volution mentale, toutes recherches qui sont indispen-sables si l'on veut juger, en connaissance de cause, de ce qu'il est appel tre dansl'avenir.

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    L'idal dont nous allons essayer de retracer la gense se prsente, ds qu'il appa-rat dans l'histoire, sous une forme trs particulire qui mrite d'tre remarque. Cen'est pas la suite et le dveloppement des idaux divers qu'avaient poursuivis lessicles prcdents ; tout au contraire, il s'affirme d'emble comme leur antagoniste.La Renaissance, sous le rapport pdagogique, marque une solution de continuit dansnotre volution mentale, une rupture avec le pass. En un sens, c'est quelque chosed'entirement nouveau qui commence. C'est ce qu'exprime ingnieusement Rabelaisdans une allgorie de son Pantagruel. Quand Gargantua, aprs avoir t, pendantquelque temps, lev selon la discipline des professeurs Sorbonnagres, fut enfinconfi la direction de Ponocrates, qui, dans la pense de Rabelais, reprsente l'espritde la Renaissance, le premier soin de son nouveau matre fut de lui purger canoni-quement l'esprit avec elebore de Anticyre , afin de lui nettoyer toute l'altrationet perverse habitude du cerveau . Par ce moyen, Ponocrates lui fit oublier tout cequ'il avait appris sous ses antiques prcepteurs, comme faisait Timothe ses disci-ples qui avaient t instruits sous aultres musiciens . C'est donc que, suivant Rabe-lais, il n'y avait rien garder de l'ancien idal pdagogique, qu'une rvolution taitncessaire, qui dtruist de fond en comble le vieil enseignement et qui mt la placeun systme entirement nouveau. On ne peut rien construire, tant que l'on n'a pas faitplace nette. Il faut commencer par renverser dfinitivement cet difice vermoulu, etdblayer le sol de ses ruines dont on ne peut rien faire. Il faut qu'il ne reste plus tracede scolastique dans un esprit pour que la droite raison y puisse trouver accs. EtRabelais n'est pas le seul avoir pris, vis--vis de l'enseignement scolastique, cetteattitude intransigeante et rvolutionnaire. C'est celle de tous les grands penseurs dutemps. Ils y voient une fureur de draison, une poste, un flau, pestis publica, tantaquanta in Republica non queat ulla major existere, dit rasme, un flau public telqu'il ne peut y en avoir de pire dans un tat.

    Cette attitude va nous expliquer une importante nouveaut que prsente la priodedans laquelle nous entrons; je veux dire l'apparition de grandes doctrines pdago-giques.

    Jusqu' prsent, nous n'en avons pas rencontr. Depuis le moment o Charlema-gne a tir du demi-sommeil o elles languissaient les tudes et les coles, de grandschangements, certes, se sont accomplis, mais d'une manire spontane et irrflchie;ils taient le produit d'un mouvement anonyme, impersonnel, inconscient de ladirection qu'il suivait et des causes qui le dterminaient. Nous n'avons, aucun mo-ment, rencontr sur notre route ni un Comenius, ni un Rousseau, ni un Pestalozzi qui,en se servant de ce qu'il possdait de science, ait entrepris de construire mthodique-ment, en pleine connaissance de cause, un plan d'ducation totalement ou partielle-ment diffrent de celui qui fonctionnait sous ses yeux. La constitution de l'Universit,la fonction des Collges, les variations par lesquelles a pass l'idal pdagogique, toutcela s'est fait de soi, pour ainsi dire, sans qu'aucun thoricien soit intervenu pourindiquer, par avance, la voie suivre, en donnant les raisons de ses affirmations et deses prfrences.

    C'est qu'en ralit toute cette partie de notre histoire scolaire n'a t que le dve-loppement trs lent, trs progressif d'une seule et mme ide. Nous avons vu, en effet,comment le formalisme grammatical de l'poque carolingienne est devenu peu peule formalisme logique de l'ge suivant, qu'il contenait dj en germe ; comment l'co-le cathdrale a essaim autour d'elle des coles prives qui se sont confdres etcomment, en resserrant progressivement les liens qui les unissaient, elles sont deve-

  • mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e partie. 7

    nues l'Universit, sans que jamais il y ait eu aucune saute de vent, aucun brusquerevirement. Or, les changements aussi continus, distribus sur d'aussi longs espacesde temps et fragments, par suite, en parcelles infiniment petites, sont naturellementinsensibles. Toutes ces transformations s'oprrent donc sans que les contemporainsen aient eu le sentiment. L'ide chemina lentement, d'elle-mme, dans l'inconscient,la sensation des besoins nouveaux qui se manifestaient venant dterminer au jour lejour les modifications immdiatement ncessaires, mais sans qu' aucun moment lapense ait t incite anticiper l'avenir, se tracer un plan d'ensemble et diriger,en consquence, la marche des vnements. Dans ces conditions, toute thoriepdagogique tait impossible.

    Il n'en est plus de mme au XVIe sicle. Cette fois, la tradition scolaire cesse dese dvelopper dans le mme sens que par le pass ; une rvolution est en prparation.Au lieu que le mouvement continue suivre, paisiblement et silencieusement, la voieo il tait engag depuis sept sicles, brusquement il s'en dtourne et en cherche uneautre entirement nouvelle. Dans ces conditions, il n'tait plus possible de laisser leschoses suivre spontanment leur cours ordinaire, puisqu'il fallait, au contraire, leurrsister, leur barrer la route, leur faire rebrousser chemin. A l'instinct, l'habitudeacquise, il fallait opposer une force antagoniste qui ne pouvait tre que celle de larflexion. Puisque le systme nouveau auquel on aspirait ne pouvait pas se raliserpar une simple et grande transformation de celui qui tait en vigueur, il fallait doncbien qu'on comment par le construire tout entier et de toutes pices par la pense,avant de pouvoir chercher le faire passer dans les faits ; et, d'autre part, pour luidonner une autorit qui l'impost aux esprits, il ne suffisait pas de l'noncer avec,chaleur, il fallait l'accompagner de ses preuves, c'est--dire des raisons qui semblaientle justifier; en un mot, il fallait en faire la thorie. Voil pourquoi nous voyons brus-quement clore au XVIe sicle toute une littrature pdagogique, et c'est pour lapremire fois dans notre histoire scolaire. C'est Rabelais, c'est rasme, c'est Ramus,c'est Bud, Vivs, c'est Montaigne, pour ne parler que de ceux qui intressent plusspcialement la France. Pour retrouver une production aussi abondante, il faut des-cendre ensuite jusqu'au XVIIIe sicle, c'est--dire jusqu' notre seconde grandervolution pdagogique. L'apparition de cette multitude de doctrines ne tient pas d'unhasard qui aurait fait natre ce moment une pliade de penseurs; mais c'est la criseviolente traverse alors par notre systme d'ducation qui a veill la pense et suscitles penseurs.

    Et ainsi nous nous trouvons disposer, pour faire l'histoire de l'enseignement auXVIe sicle, d'informations trs prcieuses qui nous manquaient jusqu' prsent.Jusqu'ici, en effet, la matire immdiate de nos recherches, c'taient les institutionsscolaires ou pdagogiques telles qu'elles apparaissent, quand elles sont constitues,tout au moins quand elles ont dj pris une premire forme extrieure et sensible,quand elles sont autre chose que des projets, quand elles ont dj commenc fonc-tionner dans les murs, car nous ne pouvons les saisir qu' ce moment. Quant auxmouvements d'ides, aux aspirations, aux tendances dont ces institutions procdent etqu'elles traduisent, dont elles sont la consquence visible, nous ne pouvons pas lesobserver directement; car, pour les raisons que nous avons dites, tout cela se passaitdans l'inconscient, sans que les hommes eux-mmes en eussent un sentiment distinct.Nous ne pouvions que les conjecturer aprs coup d'aprs les effets produits, c'est--dire d'aprs les institutions scolaires et les mthodes pdagogiques qu'ils avaientsuscites.

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    Au XVIe sicle, au contraire, l'observateur se trouve dans des conditions bien plusfavorables. Car, ces processus mentaux qui nous chappaient jusqu' prsent, nouspouvons ici les observer directement, puisqu'ils viennent se montrer au-dehors, fleur de peau, pour ainsi dire, dans les oeuvres de pdagogues. Les thories pdagogi-ques, en effet, ne sont autre chose que l'expression des courants d'opinion qui travail-lent, en matire d'ducation, le milieu social o elles ont pris naissance. Le pdago-gue, c'est une conscience plus large, plus sensible, plus claire que les consciencesmoyennes, et o les aspirations ambiantes viennent se heurter avec plus de force et declart. Ainsi nous pourrons cette fois pousser l'analyse plus loin qu'il ne nous taitpossible jusqu'alors : et au-del de l'organe scolaire, au-del des pratiques pdagogi-ques constitues, nous pourrons descendre jusqu' ces tats profonds de la consciencesociale, d'o tout le reste dcoule, et qui prcdemment se drobaient l'observation.Essayons donc d'utiliser dans cet esprit les grandes doctrines pdagogiques de laRenaissance qui sont parvenues jusqu' nous. Il ne s'agit pas d'tudier chacune d'elles part, dans tous les dtails de son conomie intrieure, d'en faire en un mot la mono-graphie, mais, au contraire, de les rapprocher, de les clairer les unes par les autres,de voir les cts par o elles se confondent et les cts par o elles divergent les unesdes autres, de manire dgager les grands courants d'opinion qu'elles traduisent, etqui sont la racine des rformes scolaires dont nous aurons nous occuper ensuite.

    Je dis : les grands courants d'opinion... C'est qu'en effet, la Renaissance est unproduit de facteurs trop complexes pour que des mouvements d'opinion trs diffrentsne se soient pas fait jour au mme moment. On peut prvoir par avance que, sans s'enrendre compte, les peuples ont d tre travaills par des tendances, par des concep-tions divergentes. Il en est deux notamment qu'il nous parat trs important dedistinguer. Non pas sans doute qu'elles s'excluent et se repoussent radicalement ; il estdes points par o elles se confondent ; aussi, il n'y a peut-tre pas un seul des grandspenseurs de la Renaissance qui n'ait senti et exprim l'une et l'autre quelque degr.Mais, d'un autre ct, elles sont trop diffrentes pour que le mme esprit puisse ais-ment pouser et pouse l'une et l'autre galement. Suivant les pdagogues, la naturede leur gnie personnel, le milieu o ils ont vcu, c'est tantt l'un, tantt l'autre qu'ilssentent plus vivement et qu'ils reprsentent aussi de faon plus adquate. Alors, il estrelativement facile de les dissocier, sauf rechercher leurs rapports et leurs points decontact.

    De ces tendances, la premire est celle dont Rabelais est l'incarnation la pluscomplte et la plus puissante. La dfinir d'un mot n'est pas facile. Voyons de prs enquoi elle consiste.

    L'ide qui domine toute l'uvre de Rabelais, c'est l'horreur de tout ce qui estrglementation, discipline, obstacle apport la libre expansion de l'activit. Tout cequi gne, tout ce qui contient les dsirs, les besoins, les passions des hommes est unmal : son idal est une socit o la nature, affranchie de toute contrainte, peut sedvelopper en toute libert. C'est cette socit parfaite que ralise la fameuse abbayede Thlme dont le rglement tient tout entier dans cette formule trs simple : Fais ceque voudras. Toute la vie des Thlmites, dit Rabelais, tait employe non par lois,statuts ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre . Ils mangeaient, buvaient,dormaient quand ils voulaient, comme ils voulaient, autant qu'ils voulaient. Nullemuraille ce monastre, construit tout au rebours des monastres ordinaires. Point devux, bien entendu, puisque les vux ont pour objet de lier, d'enchaner la volont.Pas mme de cloches ni d'horloges qui dcoupent la journe en tranches dfinies, enpriodes dlimites consacres des occupations dtermines. Les heures sont

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    comme des bornes mises au temps; il faut que lui aussi coule avec aisance et enlibert, sans qu'il ait, pour ainsi dire, conscience de lui. Ce qui est la racine de toutecette thorie, c'est ce postulat fondamental de toute la philosophie rabelaisienne, quela nature est bonne, tout entire, sans rserve, sans restriction. Mme les besoins quipassent pour les plus bas ne font pas exception; en dpit du prjug, ils sont bonspuisqu'ils sont dans la nature. C'est, comme on voit, cette conviction de la bontfondamentale de la nature qui est la base du ralisme de Rabelais. S'il en est ainsi,pourquoi rglementer ? Rglementer la nature, c'est lui imposer des bornes, c'est lalimiter, c'est, par consquent, la mutiler. Toute rglementation est donc un mal, puis-que c'est une destruction gratuite et sans raison.

    Ce qu'il y a au fond de cette conception, c'est une impatience de tout frein, detoute borne, de tout ce qui arrte, c'est un besoin d'espaces infinis, o l'homme puisselibrement dvelopper toute sa nature. C'est cette ide que l'humanit, telle que l'a faitel'ducation traditionnelle, n'est qu'une humanit tronque, incomplte, diminue.C'est la conviction qu'il y a en nous des rserves presque illimites d'nergie inutili-se, qui ne demandent qu' se dployer, mais qu'un dplorable systme dcourage etrefoule, alors qu'il faudrait, au contraire, leur mnager des ouvertures par o ellespuissent s'chapper et se rpandre au-dehors. Au-del de la vie mdiocre, trique,coupasse et artificielle que tranent la gnralit des hommes, Rabelais en conoitune autre, o toutes les forces de notre nature seraient utilises sans exclusion en m-me temps que portes un degr de dveloppement dont l'humanit ne se souponnepas capable, et c'est cette vie-l qui lui parat tre la vie vritable. Voil, vraisem-blablement, pourquoi c'est dans des gants que s'incarne l'idal rabelaisien. C'est quedes gants seuls sont de taille le raliser. Le gant, c'est le modle populaire du sur-homme, de l'homme suprieur l'homme moyen. Or, il s'agit justement de dpasserla condition humaine moyenne. Il tait donc tout naturel que cette humanit leveau-dessus d'elle-mme prt facilement dans l'imagination des formes et des propor-tions gigantesques.

    Appliquons ce principe l'ducation ; quelles sont les consquences qui endcoulent ?

    C'est, videmment, qu'il faut exercer chez l'enfant toutes les fonctions du corps etde l'esprit sans distinction et que chacune, de plus, doit tre porte au plus haut degrde dveloppement dont elle est susceptible. Aucun des acquts de la civilisation nedoit lui rester tranger. Gargantua d'abord, Pantagruel ensuite, seront des hommescomplets, auxquels rien ne manque, des hommes universels. Les forces du corps,l'habilet manuelle, les arts d'agrment, les connaissances pratiques comme thori-ques de toute sorte, rien ne doit tre laiss de ct et, en chaque spcialit, tout ce quise peut savoir doit tre puis. Gargantua ne se bornera pas apprendre la musique ;il saura jouer de tous les instruments, il connatra tous les mtiers, il sera au courantde toutes les industries. Il allait observer, dit Rabelais, comment on tiroit les mtauxou comment on fondoit l'artillerie ; ou alloit voir les lapidaires, orfvres et tailleurs depierreries, ou les alchymistes et monnoyeurs ; ou les haultelissiers (faiseurs de tapis-series de haute lisse), les tissotiers (faiseurs de tissus), les velotiers, les horologiers,miralliers (faiseurs de miroirs), imprimeurs, organistes, tincturiers . Il visitait lesbouticques des drogueurs, herbiers et apothecaires, et soigneusement considroit lesfruicts, racines, feuilles, gommes, semences.... ensemble aussi comment on lesadultroit . Allait voir les basteleurs, trjectaires et theriacleurs (charlatans), etconsidroit leurs gestes, leurs ruses, leurs sobressaulx et beau parler . Mme intem-prance, mme luxuriance dans tout ce qui concerne l'ducation physique. Jeux

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    d'adresse et gymnastique tiennent dans sa journe une place considrable. Il se livre une vritable orgie d'exercices physiques. Changeant de vestements, monstoit susun coursier, sus un roussin, SUS un genet, sus un cheval barbe, cheval legier, et luidonnoit cent quarieres ; le faisoit voltiger en l'air, franchir le foss, saulter le palys,court tourner en un cercle, tant destre comme senestre... De sa lance assere...rompoit un huys, enfonoit un harnoys, acculoyt un arbre, enclavoyt un anneau... Puisbranloit la picque, sacquoit de l'espe 2 mains, de l'espe bastarde, de l'espagnole,de la dague et du poignard... Couroit le cerf, le chevreuil, l'ours, le daim... Jouoit lagrosse balle... Luctoit, couroit, saultoit , etc. Sans doute, suivant le mot de Sainte-Beuve, Rabelais s'amuse ici. Cependant, ces fantaisies gigantesques ne sont pas sim-ples amusements. Ce qu'il y a d'excessif et d'exubrant dans ce programme n'est passeulement d aux dbordements d'une imagination effrne, mais tient troitement la conception que Rabelais se faisait de l'homme et de la vie, c'est--dire la naturede son idal.

    Mais ce qui doit tenir dans les proccupations de l'ducateur une place tout faitprpondrante, c'est la science. En effet, suivant Rabelais, c'est par la science et parelle seule que l'homme peut arriver raliser pleinement sa nature; elle est donc lacondition mme de la batitude. Toutes les autres formes de l'activit humaine nesont que les degrs infrieurs qui mnent ce stade suprme. C'est ce que montrebien le rcit allgorique qui remplit les dernires pages du livre. F. Jean desEntommeures, premier abb de Thlme, s'est embarqu en compagnie de Panurge ets'aventure travers des contres fabuleuses la recherche de la formule du bonheur.Ils arrivent donc dans une le lointaine, o s'lve un temple mystrieux consacr la dive Bouteille ; c'est cette bouteille mystique que nos voyageurs viennent de-mander le secret du bonheur. Or, interroge par Panurge, elle rpond d'un mot et d'unseul : boire. Boire, c'est l'ivresse qui donne la batitude.

    Il est hors de doute que cette rponse a un sens allgorique. Ce n'est pas pour treiniti aux joies de l'ivresse vulgaire que Panurge a fait ce long voyage : de ces joies, ilavait dj, par lui-mme, une trs suffisante exprience. Rabelais, lui-mme, nousavertit que, dans le temple de la dive Bouteille, rien ne doit tre pris la lettre : tout yest symbole et raisons mystiques . On n'y est admis que si l'on a tmoign aupralable, par un acte symbolique, que l'on a le vin en mpris ; que si, l'imitation des pontifes et tous personnages qui s'adonnent et ddient contemplation deschoses divines , on a su se maintenir l'esprit hors toute perturbation des sens,laquelle plus est manifeste en yvrognerie qu'en autre passion quelle qu'elle soit .Ainsi, les penses les plus leves, les plus hautes maximes morales sont graves surles murs, afin de disposer les fidles au recueillement qui convient. Enfin, ce qui estpeut-tre plus significatif, c'est que ce qui sort de la dive Bouteille, ce n'est pas duvin, c'est de l'eau, bonne et frache eau de fontaine, limpide et argentine . Ainsi, dittrs justement M. Gebhardt, l'ivresse dont l'homme gotera les transports aumoment o il atteindra sa fin propre n'est autre chose que le ravissement de l'esprit,l'allgresse hroque de la pense qui s'est abreuve de vrit . La soif dont il est iciquestion, c'est la soif insatiable de la science, et c'est bien ainsi que l'entend Bacbuc,la prtresse du lieu : Notez, dit-elle, F. Jean et Panurge, notez, amis, que de vindivin on devient, et n'y a argument tant sr ni art de divination moins fallace... Carpouvoir il a d'emplir l'me de toute vrit, tout savoir et philosophie. Et quellesolennit dans les paroles qu'elle prononce au moment o elle remet aux deux amistrois flacons de cette eau merveilleuse : Allez, amis, en protection de cette sphreintellectuale de laquelle en tous lieux est le centre et n'a en lieu aucun circonfrence,que nous appellons Dieu : et, venus en vostre monde, portez tmoignage que sous

  • mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e partie. 11

    terre sont les grands trsors et choses admirables... Ce que du ciel vous apparois, ceque la terre vous exhibe... n'est comparable ce qui est en terre cach.

    Ainsi le souverain bonheur doit tre recherch dans cet tat o se trouve l'mequand elle se plonge avec enthousiasme dans le fleuve de la science. Quand on se faitde la science une si haute ide, quand on l'aime d'une passion aussi absolue, aussiimmodre, on doit naturellement tendre rclamer que l'ducateur en abreuve sonlve, sans compter, sans modration ni mnagement d'aucune sorte. Seule la posses-sion intgrale de la science humaine pourra lui permettre de satisfaire ce besoinfondamental de sa nature. Il faut lui apprendre non pas telles ou telles branches dusavoir, mais le savoir dans sa plnitude; il faut l'initier aux joies de l'ivresse scienti-fique. Je n'ai pas d' aultre trsor, crit Gargantua Pantagruel, que de te voir unefois en ma vie absolu et parfaict... en tout scavoir libral et honneste. Somme, que jevoy (en toi) un abyme de science . -Et dj, l'ampleur de cette conception, on al'impression que nous nous loignons de l'idal mdival. Cependant, le Moyen Age,lui aussi, a aim la science ; lui aussi connut, plus peut-tre qu'aucune poque, lesgrands enthousiasmes intellectuels. Mais ce qui achve de diffrencier Rabelais et decaractriser la nouvelle orientation dont il est le reprsentant, c'est la manire dont ilconoit cette science dont il est si passionnment, si perdument pris.

    Pour le Moyen Age, la science se rduisait l'art tout formel de combiner commeil convient les propositions du syllogisme dialectique. Pour Rabelais, au contraire, ilfaut avant tout savoir des choses, acqurir des connaissances positives. Pantagruel,s'il suit les conseils de son frre, tels qu'ils sont formuls dans l'admirable lettre dulivre II, ne se bornera pas apprendre l'arithmtique, la gomtrie, le droit civil quisont encore des disciplines formelles ; je veux ardemment que tu t'adonnes curieu-sement la connaissance des faits de nature , qu'il n'y ait mer, riviere, ni fon-taine dont tu ne cognoisses les poissons ; tous les oiseaux de l'air, tous les arbres,arbustes, et fructices des forets, toutes les herbes de la terre, tous les mtaux cachsau ventre des abymes, les pierreries de tout orient et midy, rien ne te soit incogneu .Puis, par frquentes anatomies, acquiers toi parfaicte congnoissance de l'aultremonde, qui est l'homme .

    Et, cependant, il s'en faut que la science de la nature, la connaissance des chosesextrieures constitue pour Rabelais le tout de l'enseignement. Il y a aussi les langues,et c'est mme elles qu'il rserve expressment la premire place. J'entens et veulxque tu apprennes les langues parfaictement. Premirement la Grecque comme le veultQuintilien, secondement la Latine, et puis l'Hebracque pour les Sainctes Lettres, et laChaldacque et Arabicque pareillement. Mais quel est le but de cet enseignementphilologique ? S'agit-il de former le got de l'lve, de l'initier aux beauts de la litt-rature classique et de lui apprendre les imiter ? Ces proccupations sont presquecompltement trangres Rabelais. C'est tout au plus si, en passant, Gargantua re-commande son fils de former son style quant la Grecque l'imitation de Platon,quant la Latine de Cicron . Il est difficile de voir dans ce conseil trs bref et jeten passant un grand enthousiasme littraire. Mais ce qui montre avec vidence que,pour Rabelais, l'intrt pdagogique de ces tudes est ailleurs, c'est la nature desauteurs dont il recommande plus spcialement la lecture. Si son but tait, avant tout,de faire de son lve un fin lettr, il devrait se borner lui faire mditer les chefs-d'oeuvre de la littrature classique. Or, nous le voyons, au contraire, composer sonprogramme avec une parfaite insouciance de la valeur littraire des crivains. Gar-gantua nous dit qu'il se dlecte galement lire les Moraulx de Plutarche, les beaulxDialogues de Platon, les Monumens de Pausanias et les Antiquitez d'Atheneus .

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    Singulier clectisme que celui qui met ainsi Platon sur le mme pied qu'Athne,Plutarque et Pausanias. Dans un autre passage (1, 24), on voit le Rusticque dePolitian, obscur auteur du XVe sicle, plac ct des Travaux d'Hsiode et desGorgiques de Virgile. Manifestement, ses auteurs prfrs ne sont pas les grandscrivains, les grands potes, les grands orateurs, mais les compilateurs les plus richesen renseignements, en informations de toute sorte. C'est Pline, Athne, Dioscoride,Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppien, etc. Beaucoup de ces noms ne sont connusque des rudits. Si Virgile est cit, c'est comme l'auteur des Gorgiques et parce queles Gorgiques contiennent de curieux dtails sur les procds agricoles des anciens.L'antiquit n'est donc pas pour Rabelais un instrument de culture esthtique, unmodle de style, d'lgance littraire, mais une mine de connaissances positives. C'esten rudit qu'il l'apprcie, et c'est en rudit qu'il veut la faire tudier. S'il la fait con-natre, c'est qu'il est curieux de savoir ce que les anciens ont pens et dit sur la natureet sur eux-mmes, sur les choses et sur leur vie; c'est, en un mot, et pour reprendre lepoint de vue de Rabelais, c'est que, si on l'ignore, c'est honte qu'une personne se diescavante .

    Ainsi, c'est toujours du savoir qu'il s'agit. La littrature, elle aussi, n'est qu'unmoyen de satisfaire, d'apaiser partiellement cette soif ardente de savoir que ressentRabelais et qu'il voudrait communiquer la jeunesse par la voie de l'enseignement. Ily a ainsi comme deux sortes de sciences, d'une part, la connaissance directe des cho-ses, du monde, de la nature ; de l'autre, la connaissance des hommes, surtout deshommes de l'Antiquit, de leurs opinions, de leurs murs, de leurs croyances, deleurs usages, de leurs doctrines, etc. Mais, si, pour la clart de l'exposition, j'ai crudevoir distinguer ces deux formes du savoir, cependant, il est certain que, pourRabelais, elles n'taient pas vraiment sparables l'une de l'autre. Pour lui, savoir leschoses, c'tait, en grande partie, savoir ce que les anciens ont dit des choses.

    Assurment, il serait inexact de dire que Rabelais n'ait pas eu lui-mme le sens dela ralit et de ce qu'elle avait par elle-mme d'ducatif ; il n'tait pas sans se rendrecompte de l'intrt qu'il y avait mettre directement l'enfant en contact avec elle.Certaines des leons que reoit Gargantua ressemblent, par certains cts, ce quenous appelons aujourd'hui : leons de choses. Quand il est table, on lui parle de lavertus, proprit, efficace et nature de tout ce qui... estoit servi,: du pain, du vin, del'eau, du sel, des viandes, poissons, fruictz, herbes, etc. . Mais l'autre point de vuerapparat aussitt : car on lui parle de ces choses et de leurs proprits travers lestextes anciens qui en traitent. Ce que faisant, aprint en peu de temps tous lespassages ce comptent en Pline, Athne, Dioscoride, Jullius Pollux, etc. Quand ilse promne dans la campagne, il visite les arbres et les plantes , mais de quellemanire ? En les confrant, dit Rabelais, avec les livres des Anciens qui en ontcrit, comme Thophraste, Dioscoride, Marcinus, Pline, etc. Quand il joue auxosselets avec son matre, recoloient les passages des auteurs anciens esquels estfaite mention ou prise quelque mtaphore sur iceluy jeu . Il y a l un trait tout faitcaractristique de la notion que la Renaissance se faisait de la science, mme leshommes qui en avaient l'ide la plus haute. La science directe, objective de la natureet l'rudition purement livresque sont inextricablement confondues, et c'est la secondequi bien certainement constitue la partie la plus importante du savoir. Ce qui attireRabelais et tous les hommes de son temps, ce qu'ils brlent de savoir, ce sont moinsles choses en elles et pour elles-mmes que les textes qui en parlent. Entre la ralit etl'esprit, le texte s'intercale, et trs souvent c'est lui qui est l'objet immdiat de lascience et de l'enseignement. Tant il a t difficile l'homme de se dbarrasser de

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    tout intermdiaire pour entrer en contact direct et en communion avec ce monde quil'entoure et qui parat si proche, alors qu'en ralit il est si loin de nous.

    Par l, on le voit, Rabelais et son temps se rattachent au Moyen Age et la scolas-tique. Le livre reste, malgr tout, l'objet d'un culte superstitieux, quoique d'un autregenre ; le texte reste chose sacro-sainte. Mais, d'un autre ct, quel changement,quelle rvolution s'accomplit ! C'est tout autre chose qu'on vient chercher dans lelivre, outre que, au-del du livre, on n'est pas sans voir merger, quoique timidementet d'une manire incertaine, la chose. Jusqu' prsent, les socits europennesn'avaient connu qu'un enseignement tout formel ; elles taient passes du formalismegrammatical au formalisme dialectique. Voici, enfin, qu'apparat pour la premire foisl'ide d'un enseignement nouveau qui aurait pour objet non de faire contracter l'esprit une dextrit toute formelle, mais de le nourrir, de l'enrichir, de lui donner dela substance. Au lieu de ces disputes o il s'exerait vide, o il ne pouvait que setendre nerveusement sans s'alimenter, voici qu'une riche matire est mise sa porte,qu'il est invit s'assimiler. Le savoir proprement dit devient la chose dsirable parexcellence; on en sent mme le prix un tel point, on en est tellement pris qu'ilapparat aux esprits comme une sorte d'absolu qui est lui-mme sa propre fin. On nepense mme pas qu'il est l pour autre chose que pour lui-mme, qu'il est un moyenen vue d'un but dont il tire sa valeur. Il semble, au contraire, qu'il est bon par lui-mme, sous toutes ses formes et tous les degrs. Ce qu'on veut, ce n'est pas savoirce qui est utile ceci ou cela, la culture de l'intelligence, par excellence, ou lapratique de la vie ; ce qu'on veut, c'est savoir, purement et simplement, mais savoir leplus qu'il est possible. Toute ignorance est mauvaise ; toute connaissance est un bien;mme celles qui ne servent rien sont recherches avec passion et accueillies avecjoie. C'est ainsi que Rabelais s'intresse aussi bien aux singularits des polygraphes,aux rcits les plus purils des anecdotiers, aux dtails les plus insignifiants de lamythologie qu'aux doctrines des grands philosophes ou aux institutions sociales despeuples. Il connat tous les oracles, tous les auteurs, toutes les fantaisies prophtiquesde l'ancien monde, toutes les bacchantes qui entourent le char de Bacchus. Il n'accor-de pas plus d'attention aux thories de Platon sur l'immortalit, qu' telle opinionbizarre d'Hippocrate, qu' tel problme trange comme celui-ci que proposait Alexan-dre Aphrodise : Pourquoi le lion qui, de son seul cri, pouvante tous animauxseulement craint et rvre le coq blanc.

    On voit aisment comment cette soif insatiable de connaissance n'est qu'uneconsquence de ce besoin d'illimit que nous avons trouv la racine des conceptionsrabelaisiennes. Puisque c'est par la science que l'homme ralise le mieux sa nature, ilest naturel que l'activit intellectuelle, plus encore que toute autre, dpasse facilementun peu la mesure. Et ce besoin d'illimit lui-mme n'est que la traduction, dans l'ordremoral, du trait par lequel, dans le chapitre prcdent, nous avons cru pouvoir carac-triser la Renaissance. La Renaissance, avons-nous dit, c'est le moment o lessocits europennes sont entres dans la pleine jeunesse. Or, il est dans la nature dela jeunesse d'ignorer tout ce qui est bornes et limites. Parce qu'elle sent en elle uneplthore de vie qui ne demande qu' s'couler, il lui semble qu'elle n'aura pas tropd'espace libre devant elle pour y dployer son activit. Elle aspire l'infini. L'idequ'un moment peut venir o elle doive s'arrter lui est insupportable, et elle la nie.C'est seulement avec le temps que l'homme apprend la ncessit de la mesure et de lamodration. C'est seulement par l'exprience qu'il dcouvre les limites infranchis-sables de sa nature et qu'il apprend les respecter. Les peuples sont sujets cette

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    gnreuse illusion de la jeunesse, tout comme les individus, et cela aide comprendrecette pdagogie de Rabelais qui n'est, sur ce point, que l'interprte de son temps.Nous verrons, en effet, que ces aspirations ne lui sont point spciales et que la Re-naissance a fait effort pour raliser cet idal irralisable.

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    Deuxime partie : De la Renaissance nos jours

    Chapitre IILa Renaissance (suite)Le courant humaniste. rasme

    Retour la table des matires

    Nous avons dtermin dans la dernire leon l'un des deux grands courantspdagogiques qui se sont fait jour la Renaissance : c'est celui qui a trouv dansl'uvre de Rabelais son expression la plus caractrise. Ce qui le distingue de toutautre, c'est ce qu'il y a de gigantesque dans l'idal o il tend. Il traduit un besoin devie la fois intense et diverse, une sorte d'aspiration vers une humanit dont les for-ces, toutes les forces, seraient portes un degr de dveloppement que le spectaclede l'homme moyen ne permet pas de souponner. Il s'agit d'affranchir la naturehumaine des bornes troites dans lesquelles l'a renferme une ducation artificielle etde l'amplifier dans tous les sens. Mais il est un ordre de facults qu'il faut exercer etexalter plus particulirement que toutes les autres, parce qu'elles nous expriment plusminemment, ce sont les facults cognitives, c'est la facult de connatre sous tous sesaspects. L'homme ne ralise vraiment sa nature que s'il fait reculer les limites de saconnaissance aussi loin qu'il est possible, que s'il largit sa conscience de manire ce qu'elle embrasse l'Univers. Il n'est vraiment et absolument heureux que dans l'tatd'exaltation o se trouve l'intelligence en possession de la vrit ; c'est dans les joiesde l'ivresse scientifique qu'il doit chercher la batitude suprme. Il y a, il est vrai,

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    dans cette conception quelque chose de tellement illimit qu'on pourrait tre tent, aupremier abord, de n'y voir qu'une fantaisie, une sorte de rverie potique dans la-quelle se serait complu l'imagination de Rabelais. Mais ce qui montre bien qu'il s'agitici de tout autre chose que d'une construction personnelle, c'est que nombreux sont leshommes de la Renaissance qui ont voulu cet idal et qui ont cherch le raliser.Sans doute, et nous le verrons dans quelques instants, il n'est pas le seul qui ait alorsoccup les esprits ; mais il plane sur toute cette poque dont il traduit certainement unaspect.

    Et d'abord, s'il est quelqu'un qui ait rellement vcu cette morale et qui se soitappliqu lui-mme cette pdagogie, c'est Rabelais. Bien loin qu'il l'ait construitecomme une sorte de roman, elle ne fait que rsumer l'ducation qu'il s'tait donne lui-mme. Toutes les langues dont il recommande l'tude Pantagruel par la bouchede Gargantua, il les possdait ; rudit passionn, il connaissait tout de l'Antiquitjusqu'aux minuties ; mdecin, jurisconsulte, archologue, thologien, il est, en outre,un des premiers qui aient procd des expriences d'anatomie ; enfin, par la maniredont il parle des arts de son temps, des mtiers, de la gymnastique, il montre bienqu'aucune de ces techniques ne lui est trangre. Et il s'en faut qu'il soit le seul avoirdploy une aussi prodigieuse activit. Voil Ramus, par exemple : il n'est pas dediscipline humaine que non seulement il ne connaisse, mais dont il n'ait trait avecune certaine matrise. Humaniste minent, c'est, en mme temps, un dialecticien quientreprit de substituer la scolastique une dialectique nouvelle ; grammairien, il fitlui-mme une grammaire latine, une grammaire grecque et une grammaire franaise,et sa grammaire grecque est encore cite avec loge un sicle plus tard par Lancelot ;il entreprit une rforme rationnelle de l'orthographe ; il fut un des premiers mathma-ticiens de son temps ; il crivit sur l'optique et sur l'astronomie des scolae physicae,o il essaye de substituer aux spculations abstraites du Moyen Age une science de lanature, bien qu'il ignore encore la mthode exprimentale ; il composa un ouvrage detactique militaire, De militia Caesaris, dont on fit grand cas pendant assez longtemps.Sans tre un spcialiste en droit et en mdecine, il n'tait pas sans s'en tre occupe.Enfin, il essaya de rformer la thologie.

    Mais c'est surtout en Italie que l'on rencontre de ces gants intellectuels, de ceshommes universels qui sont un des traits caractristiques de la Renaissance. Ce n'estpas sans raison que Dante, dj, tait appel par les uns pote, par les autres philo-sophe, par d'autres encore thologien, comme le rapporte Boccace. Quiconque a lu laDivine Comdie est oblig de reconnatre qu'il n'y a gure dans le monde des corpset dans le monde des esprits un objet important qu'il n'ait approfondi et sur lequel ilne se soit prononc avec une autorit souveraine, mme quand son opinion se rsumeen quelques mots . Nous savons, d'autre part, qu'il dessinait merveilleusement, qu'iltait grand amateur de musique; aussi, son pome renferme sur les arts de son tempsdes indications qu'un homme trs comptent pouvait seul donner. Faut-il rappeler lesnoms de Pie de La Mirandole, de Lonard de Vinci, du pre de Cellini, qui fut lafois architecte, musicien, dessinateur, pote, etc. ? Mais le plus extraordinaire de cesgnies, c'est Lon-Baptiste Alberti (mort la fin du XVe sicle), et qui parat avoirralis la lettre l'idal rabelaisien. Ds son enfance, Alberti a excell dans tout ceque les hommes applaudissent. On raconte de lui des tours de force et d'adresseincroyables : on dit qu'il sautait pieds joints par-dessus les paules des gens ; que,dans le dme, il lanait une pice d'argent jusqu' la vote de l'difice ; qu'il faisaitfrmir et trembler sous lui les chevaux les plus fougueux. Voil pour la force physi-que et l'habilet manuelle. Sous l'empire de la ncessit, il tudia le droit pendant delongues annes, jusqu' tomber malade d'puisement; lorsqu' un ge avanc il

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    constata que sa mmoire avait baiss, mais que son aptitude pour les connaissancesexactes restait entire, il s'adonna l'tude de la physique et des mathmatiques, sansprjudice des notions pratiques les plus diverses, car il interrogeait les artistes, lessavants et les artisans de tout genre sur leurs secrets et leurs expriences. Il cons-truisit une chambre optique qui fit l'admiration de ses contemporains. Voil pour cequi concerne la science. Enfin, il apprit la musique sans matre, ce qui n'empchapas ses compositions d'tre admises des gens du mtier... De plus, il s'occupait depeinture et de modelage et faisait mme de mmoire des portraits et des bustes frap-pants de ressemblance... Qu'on ajoute cela une grande activit littraire : ses critssur l'art, en gnral, offrent au lecteur d'importants tmoignages pour l'tude de laforme l'poque de la Renaissance, particulirement en ce qui concerne l'architec-ture. Puis viennent des compositions latines en prose, des nouvelles, dont plusieursont t prises pour des ouvrages de l'Antiquit, de joyeux propos de table, des lgies,des glogues.... des traits de morale, de philosophie, d'histoire, des discours, desposies, mme une oraison funbre en l'honneur de son due . Voil pour ce quiregarde la culture artistique et littraire. Ne dirait-on pas le prototype de Pantagruel etde Gargantua ?

    Ainsi, il est donc bien certain que l'idal rabelaisien tait aussi, du moins enpartie, l'idal de son temps. L'homme qu'il voulait former par l'ducation tait l'hom-me qu'il avait voulu tre et, avec lui, beaucoup de ses contemporains. Son uvren'exprime donc pas une pense personnelle, mais traduit une tendance de son sicle.Seulement ce n'est pas la seule qui ait alors sollicit l'opinion. Il en est une autre qui,au mme moment, passa au premier plan. Bien que par certains cts elle ne soit passans se rapprocher de la premire, elle n'en est pas moins trs diffrente ; elle corres-pond une tout autre orientation de l'esprit public. Ne nous tonnons pas de voir unemme socit traverse, au mme instant, par des courants divergents ou mmecontradictoires. N'arrive-t-il pas sans cesse que l'individu est divis contre lui-mme ;qu'une partie de lui-mme est entrane dans un sens, alors que tout le reste est attirdans une autre direction ? Or, ces divergences, voire mme ces contradictions, sontpeut-tre encore plus normales chez les peuples que chez les individus. Surtout ellessont invitables aux poques dcisives et de transition ; il est donc tout naturel que leXVIe sicle ne puisse pas tenir dans une seule et unique formule.

    Cette seconde tendance, que nous allons essayer de dterminer, est celle qui trou-ve son expression la plus parfaite dans l'uvre d'rasme, et c'est l que nous pouvonsl'tudier. Il est vrai qu'rasme n'est pas un Franais, et que nous nous occupons icisurtout de l'enseignement tel qu'il est dans notre pays. Mais, outre qu'rasme vcut enFrance, notamment pendant sa jeunesse, puisqu'il fut lve du collge Montaigu, sonaction ne saurait se localiser dans aucun pays dtermin. Ce fut un homme europen ;son influence ne fut pas moindre chez nous que dans son pays natal. Nous pouvonsdonc tre assures que ses ides et ses aspirations en matire d'ducation taient aussicelles de la socit franaise, qu'elles comptaient des reprsentants dans toutes lesgrandes socits d'Europe. Elles sont principalement exposes dans les trois ouvragessuivants : Anti barbaros, c'est une violente diatribe contre l'enseignement scolasti-que ; Declamatio de pueris ad virtutem ac litteras statim et liberaliter instituendis,idque protinus a nativitate, et, enfin, un trait De ratione studii ou du plan d'tudes.

    Quand on lit les premires pages du Plan d'tudes, on pourrait croire, au premierabord, qu'rasme poursuit le mme idal que Rabelais. rasme, en effet, rclame, luiaussi, du matre une science universelle. Il faut, dit-il, qu'il sache tout : omnia sciatnecesse est. Je ne me contenterai pas, ajoute-t-il, de dix ou douze auteurs, mais

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    j'exige qu'il ait parcouru tout le cercle de la science, orbem doctrinae ; je veux qu'iln'ignore rien, alors mme qu'il se proposerait de n'enseigner que les lments. Il devraavoir tudi tous les crivains de tous les genres et de toutes les spcialits ; qu'il lised'abord les meilleurs, mais qu'il n'en laisse aucun, mme parmi les plus mdiocres,dont il n'ait got. Il tudiera donc la philosophie, de prfrence chez Platon et chezAristote, la thologie chez Augustin, Chrysostome, Basyle, Ambroise, Hironosyme,la mythologie chez Homre et chez Ovide, la cosmographie (entendez gographie)chez Pomponius Mla, Ptolme, Pline ; l'astrologie, l'histoire, les diffrentes scien-ces naturelles. S'il n'a pas un gnie suffisant pour s'assimiler ces connaissances ency-clopdiques, il devra au moins possder ce qu'il y a d'essentiel dans chacune de cesdisciplines (et l'on sait qu'rasme s'tait appliqu lui-mme la rgle de conduitequ'il prescrivit ainsi autrui). Il semble donc qu'il soit anim de la mme soif desavoir, du mme enthousiasme scientifique, du mme besoin de connatre pour con-natre que nous avons rencontr chez Rabelais. En ralit, les deux doctrines ne seressemblent gure que dans la lettre

    l'inspiration est toute diffrente.

    Et, tout d'abord, si le matre est tenu de possder cet immense savoir, ce n'est paspour le communiquer progressivement l'lve, mais, au contraire, c'est, en partie,pour le lui pargner. Je vois bien, dit rasme, aprs avoir numr toutes les con-naissances qu'il exige du matre, je vois bien que vous froncez le sourcil et m'accusezd'imposer un trop lourd fardeau au prcepteur; c'est vrai. Mais, si je charge ce pointun homme, c'est pour allger la tche du plus grand nombre. Je veux qu'un seul lisetout, pour que chacun n'ait pas besoin de tout lire. L'lve, lui, n'aura nullementbesoin de connatre tous les auteurs, mais seulement quelques-uns choisis parmi lesmeilleurs, et la liste qu'en dresse rasme n'est pas bien longue : Lucien, Dmosthneet Hrodote; Aristophane, Homre et Euripide, voil pour les Grecs ; Trence, certai-nes comdies de Plaute, Virgile, Horace, Cicron, Csar, Salluste, si l'on veut, voilpour les Latins. Cette modration, cette extrme discrtion dans la composition duprogramme scolaire contraste singulirement avec les exigences intemprantes deRabelais. videmment, pour rasme, la science n'est pas un bien en soi, le bien parexcellence auquel l'homme doit chercher participer le plus possible ; car, s'il en taitainsi, l'lve n'en saurait tre exempt. Au lieu d'tre la fin de l'ducation, le savoirn'est plus qu'un instrument d'action entre les mains du matre, un moyen dont il abesoin pour atteindre le but o il doit tendre. Mais ce but est ailleurs. O donc est-il eten quoi consiste-t-il ?

    Ce but, rasme l'nonce d'ordinaire dans les termes suivants: orationis facultatemparare. Il s'agit de former chez l'enfant la facult de discourir, entendez de discourirsoit oralement, soit par crit. Ce qu'il appelle orationis facultas, c'est l'art de dvelop-per une ide, non pas seulement dans une langue correcte, mais lgante, abondante,approprie au sujet, etc. C'est l'art d'analyser sa pense, d'en disposer les lmentsdans l'ordre le meilleur et surtout de lui donner, l'expression convenable; en un mot,c'est l'art de parler ou d'crire. Voil quel est, pour rasme, l'art par excellence, celuiqu'il faut avant tout autre inculquer l'enfant. Il n'y a, dit-il, rien de plus admirableni de plus magnifique que le discours (oratio), quand, riche d'ides et de mots, ilcoule abondamment tel qu'un fleuve d'or. En d'autres termes, la facult qu'il fautexercer, dvelopper avant toutes les autres, c'est la facult verbale ; c'est ce que dcla-re expressment rasme au dbut de son Plan d'tudes. La connaissance, dit-il, peutprendre deux formes. Il y a celle des ides et celle des mots, rerum ac verborum.

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    C'est par les mots qu'il faut commencer, verborum prior. Il ajoute, il est vrai, queles ides ont plus de valeur, rerum potior. Mais nous verrons plus tard ce qu'il entendpar l; en tout cas, ce qui est certain, c'est que l'enseignement verbal doit, lui seul,occuper toute la jeunesse. Vivs, qui pourtant est sur ce point plus modr qu'rasme,estime que jusqu' quinze ans l'enseignement doit se rduire la seule tude deslangues. C'est donc dans cette tude que rasme, avec Vivs, faisait consister lamatire principale de l'ducation intellectuelle.

    Ce but une fois pos - et nous verrons plus tard ce qui l'explique - toute une pda-gogie nouvelle en dcoule.

    La seule manire d'apprendre aux jeunes gens crire d'un style pur et lgant,c'est de les faire vivre dans le commerce le plus intime possible des grandes uvreslittraires qui leur servent de modle et au contact desquelles leur got puisse seformer. Or, au XVIe sicle, les seules langues qui satisfaisaient cette conditiontaient les langues anciennes. D'o vient l'importance prpondrante attribue au latinet au grec par rasme, Vivs et tant d'autres qui y voient l'aliment intellectuel parexcellence.

    Or, c'est l, il faut le comprendre, une grande nouveaut. Sans doute, pour leMoyen Age aussi, le latin tait la langue scolaire, d'une manire peut-tre mme plusexclusive qu' l'ge suivant : la langue nationale tait, en effet, compltement banniedes Universits et des Collges; les lves ne devaient mme pas s'en servir dansleurs conservations, alors qu'au contraire certains pdagogues de la Renaissance enpermettent l'emploi mme dans les explications. Seulement, les scolastiques ne son-geaient pas lui attribuer une valeur ducative ; ils s'en servaient comme d'unelangue vivante, commode parce qu'elle tait comprise des diffrentes nationalits,mais qui ne diffrait pas en nature des idiomes vulgaires. Ils trouvaient tout naturelque, comme toute langue vivante, elle continut voluer de manire exprimer lesides nouvelles et les besoins nouveaux qui se faisaient jour. Aussi ne craignaient-ilspas de le dformer quand c'tait ncessaire, d'y introduire des nologismes qui taientautant de barbarismes, mais qui ne les choquaient aucunement. Au contraire, pourrasme et Vivs, ces dformations taient autant d'actes d'impit et de vandalisme.C'est que, pour eux, le latin n'tait pas simplement une langue internationale com-mode. Ils y voyaient un instrument incomparable d'ducation. Et puisque le latindevait le rle qui lui tait ainsi attribu ce fait qu'il tait une langue littraire, le seullatin qui, de ce point de vue, et droit de cit dans les classes tait celui qui prsentaitce caractre au plus haut degr, c'est--dire le latin de l'poque classique. Lui seulpouvait rendre les services qu'on en attendait.

    Aussi bien, loin qu'il y ait lieu de le laisser se mler la vie et voluer avec elle, ilfallait, au contraire, l'en retirer, le soustraire aux changements, le dbarrasser detoutes les altrations et de toutes les corruptions qu'on y avait introduites, et le main-tenir dans l'tat de puret et de perfection o il tait pass vers le sicle d'Auguste ;c'est fig sous cette forme immuable qu'il fallait dsormais l'enseigner. Il s'agissaitdonc, en ralit, d'un tout autre latin qu'au Moyen Age ; c'est le latin comme languemorte qui, pour la premire fois, entrait dans l'enseignement. Et c'est pourtant de cettelangue morte qu'on allait faire le modle d'aprs lequel devrait tre forme la pensedes vivants.

    Voil ce qui nous explique pourquoi l'lve n'a pas besoin de connatre tous lesauteurs, pourquoi une anthologie bien faite suffit. C'est qu'il ne s'agit pas de lui

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    donner des connaissances tendues et varies, mais seulement de former son got. Or,pour cela, ce qui importe, ce n'est pas qu'il connaisse une multitude d'auteurs, c'estqu'il ait pratiqu assidment les meilleurs, tous ceux qui peuvent lui servir de mod-les. Il faut donc les choisir, et avec discernement. La manire mme dont ils sontchoisis marque toute la diffrence qu'il y a entre les principes pdagogiques d'rasmeet ceux de Rabelais. Il n'est plus question de ces rudits, de ces compilateurs dontRabelais faisait ses lectures prfres ; les crivains dont l'tude est spcialementprescrite sont ceux que recommande leur mrite littraire : c'est Virgile, c'est Horace,c'est Homre, c'est Euripide. Il est vrai que le matre doit, lui, possder une plus largerudition. Mais ce n'est pas que cette rudition soit bonne par elle-mme et ait je nesais quelle vertu intrinsque ; c'est tout simplement qu'elle est ncessaire au matrepour qu'il puisse faire goter ses lves les uvres qu'il leur explique. Car, pourqu'ils en sentent le mrite littraire, encore faut-il qu'ils les comprennent, et, pour lesleur faire comprendre, il est indispensable qu'on soit au courant de toute la civili-sation ancienne. Aussi, si le matre doit connatre la mythologie, ce n'est pas qu'il soitutile de savoir de quoi sont faites les religions d'autrefois, c'est uniquement pourpouvoir interprter les potes dans les uvres desquels les mythes tiennent une sigrande place ; s'il doit avoir tudi la gographie, c'est pour pouvoir lire les histo-riens, et s'il doit avoir lu les historiens, c'est qu'il n'y a gure d'crivains chez qui il nesoit question d'vnements historiques. C'est pour la mme raison qu'il devra tre aucourant de l'art militaire et de l'art agricole, de l'art culinaire et de l'architecture ou dela musique dans l'Antiquit. L'rudition, loin d'tre une fin en soi, est donc mise auservice d'une autre culture; c'est un moyen d'explication littraire. rasme va jusqu'dire que, s'il faut tudier les choses de la nature et leurs proprits, ce n'est pas pourles connatre, mais pour pouvoir se rendre compte des mtaphores, comparaisons,figures de style de toute sorte qui en sont drives.

    Dj, on sent combien cette pdagogie nouvelle se rapproche de celle qui, avecdes attnuations et des corrections, est encore mise en pratique dans nos lyces. Mais,si l'on entre dans le dtail, les ressemblances sont peut-tre encore plus apparentes etplus importantes. C'est, en effet, avec rasme et ses contemporains qu'apparaissentcertains exercices scolaires qui sont encore la base de notre enseignement. C'est,d'abord, l'explication littraire des textes. Au lieu de l'expositio des scolastiques dontl'objet principal tait de reconstituer la marche logique de la pense, ce qui est main-tenant recommand c'est un commentaire qui fasse ressortir les beauts ou lescuriosits littraires de l'ouvrage expliqu. Le matre devra mettre en relief les lgan-ces, faire remarquer les archasmes ou les nologismes; il signalera les endroitsobscurs ou critiquables; il rapprochera du passage comment des passages du mmeauteur ou d'un autre qui rappellent le premier. N'est-ce pas ainsi qu'ont procd pen-dant des sicles nos professeurs de rhtorique ? Mme, si l'lve suit les conseilsd'rasme, il devra noter avec soin les expressions heureuses, les tournures, les dve-loppements qui paraissent plus particulirement dignes d'tre imits. C'est la premireforme du cahier d'expression que les rhtoriciens employaient encore il y a moins devingt ans. rasme a mme t jusqu' faire, sous le titre de Commentarius deverborum copia, un trait qui n'est autre chose qu'un vaste cahier d'expressions mis la disposition des rhtoriciens de l'avenir.

    Mais, pour apprendre crire, il ne suffit pas de lire, il faut s'essayer soi-mme crire. La plume, dit rasme, est le meilleur des matres dans l'art d'crire. De l unnouveau genre d'exercice, l'exercice de style, la composition crite, qui fait pour lapremire fois son apparition. Jusqu' prsent, il n'avait rien exist de pareil. Al'Universit, dans les collges du Moyen Age, le travail actif des lves se rduisait

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    aux rcapitulations et aux disputes. Comme on n'attachait alors d'importance qu'aufond et non la forme, comme les ides taient mme tenues de se couler dans lesformes impersonnelles du syllogisme, il ne pouvait mme pas venir l'esprit d'insti-tuer des exercices de style. Tout se passait oralement. On sait que l'ide a fait duchemin, puisqu'elle n'a pas tard tout envahir, sans laisser presque aucune place auxexercices oraux.

    Au reste, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que d'emble ces exercices ont pris laforme qu'ils ont garde presque jusqu'aujourd'hui. Sans parler des exercices de tra-duction, de versification, nous voyons apparatre la composition proprement dite,narration, dveloppement d'une pense morale, discours, lettre. Discours, par exem-ple, d'Agamemnon Mnlas pour l'engager renoncer sa vengeance ; discours deMnlas aux Troyens pour qu'ils lui rendent Hlne; lettre d'un ami Cicron pourl'engager refuser les conditions d'Antoine, etc. Tout comme aujourd'hui, le thmepropos devait tre accompagn d'une matire plus ou moins abondante, o setrouvaient indiques les principales ides dvelopper. D'ailleurs, rasme n'a pasinvent de toutes pices ce genre d'exercices ; il en empruntait l'ide aux rhteurs del'Antiquit, tels que Libanius, Snque, etc. Le XVIe sicle les a tirs du long som-meil o ils dormaient depuis si longtemps, leur a infus une vie nouvelle et leur adonn la forme sous laquelle ils sont parvenus jusqu' nous.

    Nous voil bien loin et de la scolastique et de Rabelais. Pour le Moyen Age, eneffet, comme pour Rabelais, c'tait la science qui tait l'instrument par excellence dela culture. Certes, ils avaient de la science une ide trs diffrente. Pour le MoyenAge, c'tait un tournoi, une escrime de la pense; pour Rabelais, c'tait un vaste etplantureux banquet o les plus robustes apptits pouvaient se satisfaire. Mais, pourl'un et pour l'autre, c'tait l'entendement, c'tait la facult soit de comprendre, soit deconnatre, de raisonner ou de savoir, qu'il fallait avant tout exercer et dvelopper.Pour rasme, c'est l'art de l'expression, c'est la facult littraire. Non pas, sans doute,qu'il exclue compltement toutes les connaissances scientifiques, mais la place qu'illeur accorde est plus que secondaire ; il ne les mentionne gure qu'accessoirement eten passant. Il dit bien, dans une lettre Vivs, que la connaissance des langues estune prparation de plus hautes disciplines, graviores disciplinae. Mais quoi serduisent ces disciplines ? Il n'ose pas proscrire compltement la lecture del'Organon ; il consent que l'lve, une fois reue la culture littraire, s'en occupe ;mais, il recommande qu'on n'y passe pas beaucoup de temps. La dialectique ne l'int-ressait que dans la mesure o elle pouvait servir d'auxiliaire la rhtorique. Demme, pour les mathmatiques, il suffira d'y avoir quelque peu got, degustare saterit. Pour la physique, il n'est pas plus exigeant ; il se contente que l'lve en aitquelque teinte, nonnullus gustus. Et, la manire dont il parle de physique dans deuxde ses Colloques familiers, il est vident que, pour lui, ces connaissances n'avaientgure d'intrt que comme matire des dveloppements littraires. Il s'y amuse raconter toute sorte de lgendes fabuleuses ou examiner des questions comme celle-ci: D'o vient que les antipodes qui sont sous nos pieds ne tombent pas dans le ciel ?

    Nous sommes donc en prsence d'une conception pdagogique trs diffrente decelle que nous avons observe jusqu'ici. Ce qu'elle a de caractristique, c'est que lalittrature y est considre comme la discipline la plus hautement ducative. C'est elle essentiellement qu'on demande les moyens de former les esprits. D'o vient doncl'importance si exceptionnelle, l'efficacit pdagogique qui lui fut ainsi attribue, etqu'elle a garde dans l'opinion pendant si longtemps ?

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    Une des causes qui ont suscit cette grande rvolution intellectuelle et morale dela Renaissance, c'est, avons-nous dit, l'accroissement de la fortune et du bien-trepublics. Or, un peuple qui s'enrichit s'veille des besoins nouveaux. Le luxe qui sedveloppe affine les caractres, qui s'adoucissent et deviennent moins brutalementcombatifs. Les hommes se dfont de leur rudesse et, par suite, des murs, des mani-res dont ils ne sentaient pas jusqu'alors la grossiret leur deviennent intolrables.Alors, peu peu grandit en eux le got de la socit polie avec ses lgances, sesPlaisirs plus dlicats, ses joies plus manires. Car une socit polie, c'est un milieuo l'pret des gosmes se dissimule tout au moins sous une sorte de sympathiegnrale et mutuelle, o l'on vit d'une vie un peu imaginaire, un peu idale, loin desralits de l'existence dont on se dtourne pour un instant, o l'esprit, par consquent,peut se recrer et se dtendre.

    Ce qui montre combien ce besoin tait ressenti par rasme, c'est un livre qu'ilcomposa : De civilitate morum puerilium, en vue prcisment d'apprendre la politesseaux enfants. Il attachait la politesse une telle importance qu'il en fait un des objetsessentiels de l'ducation. C'est la premire fois que la question tait traite d'unemanire spciale, mthodique et tendue ; c'est la preuve que ce got venait de natre.D'un autre ct, le succs extraordinaire qu'eut ce petit livre montre que cette ten-dance tait gnrale l'poque, qu'il rpondait une aspiration confusment ressen-tie. Deux ans ne s'taient pas couls depuis l'apparition de l'ouvrage Ble, en 1530,qu'il tait dj rimprim Londres. Mais c'est surtout en France qu'il fut apprci. Ily devint trs vite un livre usuel des coles, un manuel de classe. A partir de 1537, lestraductions et les imitations se succdent sans interruption.

    D'ailleurs, Rabelais partage aussi ce sentiment. Que reproche-t-il, en effet, cesprofesseurs Sorbonnagres qui furent d'abord chargs d'instruire Gargantua ? D'enavoir fait une sorte de lourdaud, de malappris, qui ne sait pas tenir sa place dans lasocit. A tant son pre aperut que vraiment il tudiait trs bien... toutefois qu'enrien ne proufitait et, qui pis est, en devenait niays, reveur et tout rassott. Est-il dansle monde ? Toute sa contenance est de pleurer comme une vache , de se cacher le visage avec son bonnet , sans qu'il soit possible de lui tyrer aucune parole . Ace maladroit, ce rustre, produit de la vieille ducation, Rabelais oppose le savoir-vi-vre, le dcorum parfait, la politesse d'Eudmon, jeune page tant bien testonn, tantbien pousset, tant bien tir, tant honneste en son maintien que trop mieuxressembloit quelque petit angelot qu'un homme . Invit saluer Gargantua, Eudmon..., le bonnet au poing, la face ouverte, la bouche vermeille, les yeulx assu-rs, et le regard assis sur Gargantua, avec modestie juvnile, se tint sur ses pieds, etcommena le louer et magnifier... avec gestes tant propres, prononciation tant distinc-te, voix tant loquente et langage tant orn et bien latin que mieux ressembloit unGracchus, un Cicron ou un milien du temps pass qu'un jouvenceau de ce sicle .Qu'est-ce, d'ailleurs, que l'abbaye de Thlme, sinon la socit la plus polie, la pluslgante, la plus raffine qui ait jamais t imagine ? Le bonheur que l'on y gote estfait tout entier des joies que des esprits divers prouvent se voir, s'entretenir, commercer ensemble.

    Ce qui, d'ailleurs, donnait un corps ces aspirations, ce qui les dterminait et, enmme temps, les rendait plus vives, c'est que cette socit polie, dont on sentaitconfusment le besoin, n'tait pas construire ni imaginer de toutes pices. Il enexistait, ds lors, un exemplaire relativement parfait que l'on avait sous les yeux :c'tait le monde de la noblesse. Le jeune chevalier, en effet, tait lev tout autrementque le jeune clerc, que le futur bachelier s arts. On lui enseignait non la dialectique,

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    mais l'quitation, l'escrime, la gymnastique, la danse, le chant, la musique, les bonnesmanires, l'art de se tenir, de parler avec convenance, de converser agrablement. Onne lui apprenait pas ncessairement l'art d'crire; mais il connaissait en gnral plu-sieurs langues trangres et toutes les formes de la littrature hroque, depuis cellesque nous a lgues l'Antiquit. Aussi, ds le Moyen Age, les chteaux, les cours desseigneurs constituent autant de foyers de vie lgante, o la jeunesse jouait un rletout fait prpondrant. Or, maintenant que, par suite des changements survenus dansla distribution de la fortune publique, la distance entre les diffrentes classes avaitdiminu, maintenant que les classes aises se sentaient rapproches de la noblesse, iltait naturel qu'elles prouvassent le dsir de reproduire leur usage, d'imiter pourleur propre compte ce modle de vie raffine qu'elles avaient admir, envi de loin,pendant des sicles, sans songer mme qu'elle pt devenir leur un jour.

    En fait, il n'est pas douteux que cet idal de la chevalerie n'ait hant l'esprit despdagogues du temps, de certains d'entre eux tout au moins. C'est la politesse descours que rasme se propose de vulgariser dans son De Civilitate; il nous en avertitds le dbut de son trait. Le jeune Eudmon, ce produit de la nouvelle ducation,nous est prsent comme un jeune page. Et qu'est-ce que l'abbaye de Thlme, sinonune socit de gentilshommes et de gentilles dames, mais o la noblesse intellectuelleest mise sur le mme pied que la noblesse de sang ? Mme, si l'on songe la placequ'y tiennent les conversations relatives aux sentiments tendres, c'est une vritablecour d'amour.

    Or, par quel moyen atteindre le but o l'on tendait ainsi ? Comment dfaire leshommes de leur rudesse et de leur grossiret, comment leur faire acqurir la finessede got et la dlicatesse ncessaires cette existence plus noble qu'ils ambitionnaient,sinon en les faisant vivre dans le commerce intime des littratures, o le gnie despeuples les plus lettrs, les plus affins, les plus civiliss qu'ait jusqu'alors connusl'histoire est venu s'exprimer, et o nous le retrouvons encore aujourd'hui ? De cepoint de vue, les peuples anciens et surtout leurs grands crivains devaient toutnaturellement apparatre comme les instituteurs dsigns. C'est bien de l qu'il fautpartir, quand on veut apprcier cette pdagogie, ce que nous ferons dans le prochainchapitre.

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    Deuxime partie : De la Renaissance nos jours

    Chapitre IIILa pdagogie du XVIe sicleComparaison des deux courantsHumaniste et rudit

    Retour la table des matires

    Nous avons successivement dtermin les deux grands courants pdagogiques quise sont fait jour au XVIe sicle. Le premier, que reprsente Rabelais, se caractrisepar un besoin d'amplifier la nature humaine dans tous les sens, mais surtout par ungot intemprant pour l'rudition, par une soif de savoir que rien ne peut apaiser. Lesecond courant, qu'rasme personnifie, n'a pas cette ampleur et ne manifeste pas de sihautes ambitions : au contraire, il rduit tout le principal de la culture humaine laseule culture littraire, et il fait de l'tude de l'Antiquit classique l'instrument presqueunique de cette culture. L'art d'crire et de parler tient ici la place qu'occupait le sa-voir dans la pdagogie rabelaisienne. L'objet essentiel de l'ducation serait d'exercerl'lve goter les chefs-duvre de la Grce et de Rome et les imiter avec intel-ligence. Ainsi le formalisme pdagogique, dont nous paraissions la veille de nouslibrer avec Rabelais et les grands rudits du XVIe sicle, nous ressaisit avec rasme,sous une forme nouvelle. Au formalisme grammatical de l'poque carolingienne, auformalisme dialectique de la scolastique, succde maintenant un formalisme d'unnouveau genre : c'est le formalisme littraire.

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    Aprs avoir ainsi caractris ce second courant, il nous fallait chercher l'expli-quer. La question est d'autant plus importante qu'il y a des rapports vidents entre cesconceptions pdagogiques, en apparence si lointaines, et celles qui sont encore labase de notre enseignement classique. Il est donc d'un trs grand intrt de savoir d'oelles sont venues, quels besoins elles rpondaient.

    Or, au moment mme o se manifeste cette tendance pdagogique nouvelle, seproduisait dans les murs un changement dont on peut difficilement exagrer l'im-portance : c'est la formation d'une socit polie. Sans doute, comme nous l'avons dit,le monde de la noblesse, le monde des chteaux avait toujours constitu un milieuspcial o, sous l'influence dominante des femmes, les murs et les manires taientempreintes d'une lgance et d'une courtoisie qui ne se retrouvaient pas ailleurs.Mais, au XVIe sicle, ce besoin de politesse, d'affinement, ce got pour les plaisirsplus dlicats de la socit s'intensifient en mme temps qu'ils se gnralisent. On peutvoir, dans le livre de M. Bourciez : Les Murs polies et la littrature de cour sousHenri II, comment, ce moment, aux tournois, aux grandes chevauches, aux lon-gues chasses o la chevalerie, en temps de paix, trouvait ses distractions, succdentles cercles et les salons, o la femme joue encore le rle prminent.

    Ce qui prouve d'ailleurs que ce besoin tait trs vif, c'est que, quand les moyensde le satisfaire par les voies normales manquaient, on s'ingniait en artifices. Leslettrs, disperss sur toute la surface de l'Europe, ne pouvant s'entretenir oralement,remplaaient les plaisirs de la conversation par ceux de la correspondance. Nepouvant causer, ils s'crivaient. La littrature pistolaire prit alors une importance etun dveloppement tout fait exceptionnels. Ptrarque nous dit qu'il avait pass unebonne partie de sa vie crire des lettres. Ces lettres n'taient pas de simples messa-ges familiers comme ceux que nous crivons aujourd'hui, et dont le but est derenseigner un absent sur ce que nous faisons et sur ce que nous devenons. C'taientdes morceaux littraires, o l'on traitait quelque sujet d'intrt gnral, quelqueproblme de morale, quelques questions littraires, comme on et pu faire dans unsalon. Ils ne s'adressaient pas d'ailleurs un seul correspondant, mais, sous forme decopies tout au moins, passaient de main en main, circulaient. L'ensemble des lettrsd'Europe formait ainsi comme une socit de beaux esprits qui, tout en tant dispersssur tous les points du continent, de Naples Rotterdam, de Paris Leipzig, ne laissaitpas d'avoir son unit, tant tait grand le soin que mettaient ses membres se tenir enrapports et commercer malgr la distance.

    Or, il est bien clair que la scolastique n'avait rien de ce qu'il fallait pour satisfaireces gots nouveaux, qu'elle ne pouvait, au contraire, que froisser. N'attachant aucuneimportance la forme, elle ne craignait pas de plier brutalement la langue toutes lesncessits de la pense, sans aucun souci de la puret ou de l'harmonie. Par suite de laplace si considrable qu'elle faisait la discussion, elle dveloppait le got, non desides dlicates, nuances, mesures, mais, au contraire, des opinions arrtes, angles droits, artes saillantes, susceptibles de s'opposer nettement les unes auxautres, et les disputes violentes qui naissaient de ces oppositions ne pouvaient quefavoriser une rudesse de murs semblable celle que les tournois et les autres exer-cices analogues entretinrent pendant si longtemps chez les nobles chevaliers.L'tudiant du Moyen Age tait proccup d'craser son adversaire sous le poids deses arguments, mais sans aucun souci de plaire et de sduire. La ngligence de satenue, la rusticit de son attitude, de ses manires traduisait le mme tat d'esprit.

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    Voil ce qui explique l'horreur - le mot n'a rien d'exagr - que les hommes de lanouvelle gnration prouvrent pour la scolastique et ses mthodes. La violence deleurs invectives parat, au premier abord, dtonner par son exagration dans unequerelle purement pdagogique. Mais c'est que la question tait en ralit plus large.Le XVIe sicle ne reproche pas simplement la scolastique d'avoir employ tels outels procds scolaires contestables ou regrettables, mais d'avoir t une cole debarbarie et de grossiret. De l les expressions de barbarus, de stoliditas, derusticitas qui reviennent sans cesse sous la plume d'rasme. Pour ces esprits dlicats,un scolas. tique, c'est, la lettre, un barbare (qu'on se rappelle le titre du livred'rasme : Antibarbaros), qui parle une langue peine humaine, aux sons rudes, auxformes inlgantes, qui ne se plat qu'aux disputes, aux cris assourdissants, aux batail-les de paroles et autres, qui ignore, en un mot, tous les bienfaits de la civilisation, toutce qui fait le charme de la vie. On conoit aisment les sentiments que pouvait inspi-rer ce systme d'enseignement des hommes dont l'objectif tait de faire une huma-nit plus douce, plus lgante, plus cultive.

    Le seul moyen d'atteindre ce but, de dfaire les esprits de leur grossiret, de lespolir, de les affiner, tait de les faire vivre en contact et dans le commerce familierd'une civilisation lgante, raffine, dont ils pussent se pntrer. Or, la seule quisatisft alors cette condition, c'est celle des peuples classiques, telle qu'elle s'taitexprime et conserve dans les uvres de leurs grands crivains, potes, orateurs,etc. ; il tait donc tout naturel que l'on vt en eux les instituteurs ncessaires de lajeunesse. Qui donc, dit rasme, qui donc a pu incliner ces rudes hommes de l'gede pierre vers une vie plus humaine, vers un caractre plus doux, vers des murs pluspolices ? N'est-ce pas les lettres ? Ce sont elles qui forment l'esprit, qui adoucissentles passions, qui brisent les lans indomptables du temprament. Or, il n'y avaitpour cela d'autre littrature constitue et dveloppe que celle de Rome et de laGrce.

    C'tait avec tout ce qui restait de cette littrature qu'il fallait composer le milieumoral o, de ce point de vue, devait tre form l'enfant. Et voil d'o vient la place siconsidrable que les monuments de la civilisation grco-latine prennent alors dansl'attention publique. Si on les estime et si on les admire, si l'on cherche les imiter, cen'est pas qu'ils aient t exhums ce moment et qu'en se rvlant ils aient inculqusubitement aux hommes le got des belles-lettres. Tout au contraire, c'est parce que legot des belles-lettres, parce que le got d'une civilisation nouvelle venait de natre,qu'ils sont devenus tout d'un coup l'objet d'un pieux enthousiasme ; car ils apparurent,et cela lgitimement, comme le seul et unique moyen dont on dispost pour donnersatisfaction ce besoin nouveau. Si cette vaste littrature tait reste nglige jusque-l, ce n'tait pas qu'elle ft ignore - nous avons vu que les uvres principales taientconnues - mais on n'en apprciait pas les vertus, parce qu'elles ne rpondaient aucunbesoin du temps. Si, au contraire, elles prenaient alors au regard de l'opinion, ou toutau moins d'une certaine opinion, une valeur incomparable, c'est qu'une mentalitnouvelle tait en train de se former qui ne pouvait se raliser qu' leur cole. Et mmeon peut se demander si la frquence plus grande des trouvailles, des exhumations quise firent cette poque ne vient pas de ce que, comme on apprciait dsormais le prixde ces dcouvertes, on s'ingniait davantage les provoquer. Pour trouver, il fautchercher, et l'on ne cherche bien que ce que l'on se sent intress trouver.

    Ainsi la pdagogie humaniste n'est pas le produit d'un accident ; elle tient, aucontraire, un fait dont on peut difficilement exagrer l'influence sur l'histoire moralede notre pays ; je veux dire la formation d'une socit polie. Si, en effet, la France

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    est devenue, ds le XVIe sicle, un foyer de vie littraire, d'activit intellectuelle,c'est parce qu'il s'est form chez nous, ce mme moment, une socit choisie, unesocit de beaux esprits laquelle nos crivains se sont adresss. Ce sont les ides,les gots de cette socit qu'ils ont traduits, c'est pour elle qu'ils ont crit, c'est pourelle qu'ils ont pens. C'est l, c'est dans ce milieu particulier que s'est labor leprincipal de notre civilisation depuis le XVIe jusqu'au milieu du XVIIIe sicle. Or,l'objet de l'ducation, telle que la conoit rasme, est de prparer l'homme de cettesocit spciale et restreinte.

    Par l mme se trouve indiqu le caractre essentiel, en mme temps que le vicefondamental, de cette pdagogie. C'est qu'elle est essentiellement aristocratique. Lasocit qu'elle a pour objet de former a toujours eu son centre la cour et s'esttoujours recrute dans les milieux de la noblesse ou, tout au moins, dans les milieuxaiss. Et c'est l, en effet, et l seulement que pouvait natre cette fine fleur d'lganceet de politesse qu'il s'agissait avant tout de faire clore et de dvelopper. Ni rasme,ni Vivs n'ont le sentiment qu'au-del de ce petit monde, brillant mais limit, il y ades masses profondes dont il y aurait lieu de se proccuper, dont l'ducation devraitrelever le niveau intellectuel et moral, amliorer la condition matrielle.

    Quand l'ide leur traverse l'esprit, c'est bien rapidement et sans qu'ils jugentncessaire de l'examiner longuement. Comme il se rend bien compte que cette duca-tion coteuse n'est pas faite pour tout le monde, rasme se demande ce que feront lespauvres; la rponse qu'il fait l'objection n'a rien de compliqu : Tu demandes, dit-il, ce que pourront faire les pauvres. Comment ceux qui peuvent peine nourrir leursenfants pourront-ils leur donner l'ducation qui convient et l'entretenir ? A cela, je nepuis rpondre que par ce mot de l'auteur comique : On ne peut exiger que notrepouvoir aille aussi loin que notre vouloir. Nous montrons la meilleure manire deformer l'enfant, nous ne pouvons donner les moyens de raliser cet idal. Il se borne 'souhaiter que les riches viennent en aide aux esprits bien dous qui seraientempchs, par la pauvret, de dvelopper leurs aptitudes. Et il ne parat mme pasapercevoir que, quand bien mme cette ducation serait mise la porte de tous, ladifficult ne serait pas rsolue: car cette ducation gnralise ne rpondrait pas auxbesoins du plus grand nombre. Le plus grand nombre, en effet, a avant tout besoin devivre, et ce qu'il lui faut pour vivre, ce n'est pas de savoir parler avec art, c'est desavoir penser droitement, de manire savoir agir. Pour lutter efficacement contre leschoses et contre les hommes, il faut des armes solides et non ces brillants ornementsdont les pdagogues humanistes sont tout occups parer l'esprit.

    Combien la scolastique, en dpit de ses abstractions, tait anime d'un esprit pluspratique, plus raliste et social ! La dialectique, en effet, rpondait des besoins rels.Le conflit des esprits, la concurrence des ides constitue un lment et un lmentimportant de la vie. D'ailleurs, la force, la nervosit acquise par la pense, grce cette forte gymnastique, taient susceptibles d'tre utilises dans bien des emploissociaux. Aussi, il faut se garder de croire que les coles mdivales n'aient servi qu'faire des songeurs, des abstracteurs de quintessence, d'inutiles ergoteurs. Tout aucontraire, c'est l que se formrent les hommes d'tat, les dignitaires ecclsiastiques,les administrateurs de l'poque. Cette culture, tant dcrie, faisait des hommes d'ac-tion. C'est l'ducation, recommande par rasme, qui ne prpare aucunement la vie.La rhtorique y prend la place de la dialectique. Or, si la rhtorique avait sa raisond'tre dans l'ducation des peuples anciens, alors que l'loquence tait une carrire, etmme la carrire par excellence, il n'en tait plus de mme au XVIe sicle, o ellen'avait plus qu'une bien petite place dans la vie srieuse. Une pdagogie qui faisait de

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    la rhtorique la principale des disciplines scolaires ne pouvait donc dvelopper quedes qualits de luxe, sans rapport avec les ncessits de l'existence.

    Mais ce premier vice en implique un autre. Si cette ducation est une ducation deluxe, c'est parce qu'elle ne cultive que des qualits littraires, c'est--dire esthtiques.Or, une culture exclusivement ou essentiellement esthtique contient en elle-mme ungerme d'immoralit ou, tout au moins, de moindre moralit. En effet, l'art, par dfini-tion, se meut dans le domaine de l'irrel, de l'imaginaire. Alors mme que les tresreprsents par l'artiste sont emprunts la ralit, ce n'est pas leur ralit qui fait leurbeaut. Peu m'importe que le personnage que le pote fait vivre dans ses chants aitexist dans l'histoire; si je l'admire, c'est parce qu'il est beau, et mon admiration neserait en rien diminue s'il tait tout entier cr par l'imagination de l'artiste. Mme,quand l'illusion est trop complte et nous fait prendre pour relle la scne qui nous estreprsente, le plaisir du beau s'vanouit. Nous ne le gotons que si nous avonsconscience que les vnements dont nous sommes les tmoins ne sont pas suscep-tibles d'affecter vraiment des destines humaines, de faire souffrir des hommescomme nous, dans leur chair ou dans leur me, que si nous pouvons voir les chosesqui nous sont dcrites d'un tout autre il que quand elles se prsentent nous dans lavie relle. En un mot, nous ne pouvons prouver pleinement l'impression esthtiquequ' condition de perdre de vue la ralit.

    La morale au contraire est du domaine de l'action, qui ne peut se prendre qu' desobjets rels, ou se perdre dans le vide. Agir moralement, c'est faire du bien des tresen chair et en os, c'est changer quelque chose dans la ralit. Mais, pour prouver lebesoin de la changer, de la transformer, de l'amliorer, il faut ne pas s'en abstraire, ilfaut y tenir, au contraire, il faut l'aimer, malgr ses laideurs, ses petitesses, ses mes-quineries. Il faut non s'en dtourner pour porter ses regards sur un monde imaginaire,mais, au contraire, avoir les yeux fixs sur elle. Voil pourquoi une culture esthtiqueintemprante, en nous dtournant du monde rel, dtendrait les ressorts de l'activitmorale. Ce n'est pas en apprenant combiner des ides, ou agencer harmonieusementdes phrases ou des sons ou des couleurs, qu'on apprend faire son devoir. Et l'art peutd'autant plus faire de mal sous ce rapport qu'il est plus habile se voiler lui-mmeses insuffisances. Car il peut choisir la morale elle-mme pour matire de ses cra-tions et, nous mettant sous les yeux des spectacles idaux d'une haute moralit, ilnous fait vivre en ide une existence qui, sauf qu'elle est imaginaire, fictive, a lesaspects extrieurs de la vie vraiment morale. Or nous prenons volontiers au srieux cesimple jeu de l'esprit. On est tout prt se croire pieux, parce qu'on sait louer la pitavec loquence ou parce qu'on l'entend avec plaisir louer loquemment ; on se croitun homme de devoir, parce qu'on sait parler du devoir avec proprit, ou parce qu'ongote les dveloppements bien conduits o il en est parl. Est-il besoin de dire que cen'est l qu'une fausse vrit ? Car la vrit, en son essence, consiste agir, sedpenser, mettre quelque chose de soi hors de soi, et non construire dans le silen-ce de l'esprit de beaux tableaux, des figures mouvantes que l'on contemple intrieu-rement. La vertu du plus lettr n'est trop souvent qu'une vertu d'imagination.

    Mais, si ce vice est inhrent toute culture exclusivement littraire et esthtique,il y a dans la culture spciale, dont les humanistes du XVIe sicle nous tracent leplan, quelque chose de particulier qui aggravait le danger. De quoi s'agit-il en effet ?De mettre l'enfant en prsence de la civilisation antique, non pas simplement pourqu'il la connaisse en rudit, pour qu'il sache de quoi elle est faite, mais pour qu'il s'enpntre, pour qu'il en emboive les humeurs , comme dira plus tard Montaigne,puisqu'elle doit servir le former. Il doit la vivre : puisque les principaux exercices

  • mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e partie. 29

    consistent faire parler les Anciens, il faut qu'il s'assimile leur manire de penser. Or,n'y a-t-il pas une vritable monstruosit historique et pdagogique vouloir formerun homme du XVIe sicle au moyen d'une civilisation qui avait atteint son apogequinze sicles plus tt ? Est-ce donc que la morale laquelle aspirait le XVIe sicle,celle dont il avait rellement besoin, pouvait vraiment n'tre autre chose que lamorale paenne restaure et revivifie ? Mais alors il faudrait considrer le christia-nisme comme une sorte de hors-duvre historique, de dtour laborieux, mais inutile,qu'aurait pris l'humanit, puisqu'il devait la ramener finalement son point de dpart.Il n'est pas ncessaire de faire voir ce que cette conception a d'inadmissible. La vrit,c'est que la longue volution qui s'tait poursuivie depuis la fin de l'Empire romaintout le long du Moyen Age, avait eu pour rsultat de mettre au jour un certain nombred'ides morales, jusque-l inconnues, et qui, tout en tant elles-mmes destines voluer, se transformer (car il n'y a rien d'immuable, mme en morale), pouvaienttre cependant, considres comme acquises l'humanit. La principale, celle quipeut tre considre comme la caractristique de cette nouvelle thique, qui est deve-nue la ntre, c'est l'ide de devoir.

    Les moralistes de la Grce et de Rome l'avaient ignore, ou, en tout cas, enavaient un sentiment bien obscur et bien faible ; car, ni en latin, ni en grec, il n'existede mot qui rende l'ide de devoir, ni d'expression qui en tienne lieu. Ils concevaient lamorale non sous la forme d'une loi imprative qui commande, et laquelle il fautobir parce qu'elle commande, mais comme un idal sduisant qui attire, et verslequel la volont se porte spontanment ds qu'elle a russi l'entrevoir. Pour eux, leproblme moral se posait dans les termes suivants : quel est le souverain bien, c'est--dire le bien suprmement dsirable ? Ils se reprsentaient le chemin du bonheur sousdes formes diffrentes, mais ils concevaient la vertu comme insparable de labatitude, et c'est pourquoi toutes leurs doctrines, mme les plus leves, mme celledes Stociens, sont empreintes d'un eudmonisme dont elle n'ont jamais pu se df