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1 Exemple de Commentaire Composé sur le poème « Oceano Nox » de Victor Hugo Composé en 1836, le poème « Oceano Nox » de Victor Hugo, entre dans une très ancienne tradition de poésies ayant pour thème le naufrage. Les catastrophes maritimes donnent aux poètes l’occasion de mettre en évidence la fragilité et l’impuissance humaine face à la nature déchaînée. Pour les poètes épiques, en particulier Homère (Odyssée, chant V) et Virgile (Enéide, chant I), le naufrage conduit à mettre en valeur l’héroïsme des protagonistes qui parviennent à survivre. Pour le poète élégiaque, il représente un malheur digne d’être commémoré. C’est ainsi que le poète latin Properce (Elégies, III, 7) a pleuré la disparition en mer du jeune Paetus et la désolation de sa mère, privée de sépulture pour son fils. C’est à la seconde tradition que se rattache Victor Hugo dans la composition d’Oceano Nox, poème inspiré par la vision d’une tempête sur la côte normande. Contrairement à de nombreux artistes romantiques, peintres et écrivains, Hugo ne reconnaît dans cette œuvre aucun caractère sublime au spectacle d’une mer déchaînée. C’est que le poème ne nous place pas dans le temps même de la tempête, mais après celle-ci, dans un moment de méditation sur le sort des naufragés. Il ne s’agit donc pas d’aborder un destin individuel mais bien le destin collectif de tous les marins disparus. La généralité du propos impose au poète de concentrer son attention autant sur l’événement tragique que sur ses conséquences sur les proches des victimes : le deuil impossible et l’inexorable oubli. Selon une stratégie qu’il cultive également dans d’autres genres, (qu’on songe par exemple au Dernier jour d’un condamné) Victor Hugo cherche à rendre sensible un drame humain, à lui donner vie en s’appuyant sur les sentiments de ses lecteurs. Quelles sont les ressources de la poésie pour produire cet effet pathétique ? Et comment Hugo transmet-il, à travers ce recours aux sentiments, l’universalité du drame ? Dans un premier temps, nous verrons la façon dont est exprimée la lamentation du poète face à la mer et aux drames qu’elle suscite, puis nous étudierons la mise en scène du travail de l’oubli favorisé par l’écoulement du temps, enfin nous montrerons en quoi Hugo s’appuie sur la sensibilité de ses lecteurs en insistant sur le contraste existant entre les vivants et les morts. « Oceano nox » se présente avant tout comme une lamentation : un long cri de protestation contre l’injustice du sort des marins

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Page 1: Exemple de Commentaire composé-Oceano nox

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Exemple de Commentaire Composé sur le poème « Oceano Nox » de Victor Hugo

Composé en 1836, le poème « Oceano Nox » de Victor Hugo, entre dans une très ancienne tradition de poésies ayant pour thème le naufrage. Les catastrophes maritimes donnent aux poètes l’occasion de mettre en évidence la fragilité et l’impuissance humaine face à la nature déchaînée. Pour les poètes épiques, en particulier Homère (Odyssée, chant V) et Virgile (Enéide, chant I), le naufrage conduit à mettre en valeur l’héroïsme des protagonistes qui parviennent à survivre. Pour le poète élégiaque, il représente un malheur digne d’être commémoré. C’est ainsi que le poète latin Properce (Elégies, III, 7) a pleuré la disparition en mer du jeune Paetus et la désolation de sa mère, privée de sépulture pour son fils. C’est à la seconde tradition que se rattache Victor Hugo dans la composition d’Oceano Nox, poème inspiré par la vision d’une tempête sur la côte normande. Contrairement à de nombreux artistes romantiques, peintres et écrivains, Hugo ne reconnaît dans cette œuvre aucun caractère sublime au spectacle d’une mer déchaînée. C’est que le poème ne nous place pas dans le temps même de la tempête, mais après celle-ci, dans un moment de méditation sur le sort des naufragés. Il ne s’agit donc pas d’aborder un destin individuel mais bien le destin collectif de tous les marins disparus. La généralité du propos impose au poète de concentrer son attention autant sur l’événement tragique que sur ses conséquences sur les proches des victimes : le deuil impossible et l’inexorable oubli. Selon une stratégie qu’il cultive également dans d’autres genres, (qu’on songe par exemple au Dernier jour d’un condamné) Victor Hugo cherche à rendre sensible un drame humain, à lui donner vie en s’appuyant sur les sentiments de ses lecteurs. Quelles sont les ressources de la poésie pour produire cet effet pathétique ? Et comment Hugo transmet-il, à travers ce recours aux sentiments, l’universalité du drame ? Dans un premier temps, nous verrons la façon dont est exprimée la lamentation du poète face à la mer et aux drames qu’elle suscite, puis nous étudierons la mise en scène du travail de l’oubli favorisé par l’écoulement du temps, enfin nous montrerons en quoi Hugo s’appuie sur la sensibilité de ses lecteurs en insistant sur le contraste existant entre les vivants et les morts.

« Oceano nox » se présente avant tout comme une lamentation : un long cri de protestation contre l’injustice du sort des marins disparus, et contre le pouvoir obscur de la mer. Il se distingue donc par son lyrisme. Cependant, la source de la voix lyrique n’est pas nettement identifiée : l’absence d’un « je » et d’une situation précise d’énonciation tend à impliquer le lecteur dans la plainte exprimée. Cette impression est confirmée à la fin du poème lorsqu’apparaît la première personne du pluriel « nous », sur laquelle s’achève l’œuvre. Tous les hommes qui ont eu l’opportunité d’écouter le bruit des flots sont engagés dans cette méditation sur le sort des marins. Dès lors, ce ne sont pas les sentiments du seul poète qui sont traduits par les interjections répétées (« Oh ! » v. 1 et v.16), par l’accumulation des exclamations dans les deux premières strophes, soulignée par l’anaphore de l’adverbe « combien » : il semble au contraire que ces exclamations émanent d’une voix collective. Pour accentuer la solennité de cet appel initial, Victor Hugo met à profit toutes les ressources du vers classique. L’alexandrin permet de mettre en valeur les parallélismes de construction (v. 1, v. 5, v. 12, v. 28, v. 30) : le second hémistiche, en faisant écho au premier, renforce le sentiment d’un processus inexorable et funeste. Victor Hugo cultive les effets de retardement afin de laisser suspendu le souffle et l’attention du lecteur devant ces destins tragiques. C’est ainsi que le premier hémistiche du premier vers « O combien de marins » ne se voit précisé par le groupe verbal que dans le deuxième hémistiche du troisième vers « se sont évanouis ! ». De même, l’épithète « enfouis » qui conclut la strophe doit être rapportée au premier terme du quatrième vers « Combien ». La longueur de ces constructions emboîtées produit une impression d’ampleur lyrique et d’emphase. Elles se trouvent par instant interrompues par des exclamations plus brèves qui ont pour rôle de traduire la violence de l’émotion. Il en va ainsi de l’apposition : « dure et triste fortune ! », ou encore du premier vers de la deuxième strophe, « Combien de patrons morts avec leur équipage ! » qui, en l’absence de verbe, donne le

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Entrée en matière
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Thème de la première partie
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Annonce du plan
arnaud bikard, 05/11/13,
Problématique
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Description de l’objet du texte
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sentiment d’une ellipse ou d’une incomplétude de la phrase. Le lyrisme est également porté par les apostrophes. Si les deux premières strophes parlent des marins à la troisième personne, les cinq strophes suivantes s’adressent aux marins eux-mêmes désignés à la deuxième personne du pluriel, et interpelés à travers une étrange métonymie : « pauvres têtes perdues ! », mais on comprend, au vers suivant qu’il faut prendre cette interpellation des têtes au sens littéral. Les marins sont directement impliqués dans l’essentiel du poème : « votre nom », « votre souvenir », « votre ombre ». À la dernière strophe, après la disparition totale du souvenir des marins, c’est aux flots que le poète s’adresse. Le « vous » désigne finalement la mer. Le changement de référent du pronom symbolise la dissolution des hommes dans l’élément qui les a dévorés.Comme le laisse voir l’adresse finale aux « flots », la mer fait l’objet, tout au long du poème, d’une personnification. En présentant comme vivants les éléments inanimés, Victor Hugo leur confère une nature agressive plus redoutable. L’océan est « aveugle », car on ne peut sonder ses profondeurs, mais aussi parce qu’il lui arrive d’avoir des accès de rage aveugle qui lui font tout détruire sur son passage. La métaphore du livre, pour représenter la vie des marins, est extrêmement classique mais elle contribue à assimiler l’ouragan à un personnage humain, sorte de censeur suprême, qui a « pris » les pages de ces livres et les a dispersées en soufflant. L’image acquiert une plus grande richesse si l’on considère que les taches blanches que dessine l’écume à la surface de la mer pourraient bien être les pages de ces livres démembrés. De plus, le livre symbolise la mémoire et le souvenir dont l’anéantissement constitue un objet essentiel du poème. Plus loin, ce sont les vagues qui sont assimilées à des soldats, ou à des pirates, quand il est dit qu’elles se chargent d’un « butin ». L’homme étant ici présenté dans une position passive de victime, les éléments sont sujets de nombreux verbes d’action, et définis par des qualificatifs humains (le temps « verse » et « jette », v. 29-30, l’orage est « vainqueur », v.33). Hugo ne fait donc qu’amplifier une tendance générale du poème lorsqu’il attribue aux flots, dans la strophe finale, des « voix désespérées » et la capacité, toute humaine, de raconter de « lugubres histoires ». Les histoires ainsi contées sont lugubres, non seulement parce qu’elles sont macabres, mais aussi parce que l’Océan est, dès le titre, placé sous le signe de l’obscurité. La disparition des marins est représentée la nuit, et non durant n’importe quelle nuit mais pendant une nuit traditionnellement associée aux mauvais présages, « une nuit sans lune » où règne une obscurité totale. Toutes les scènes décrites ont lieu à la nuit tombée : il en est ainsi des « veillées », mais surtout de ces « nuits où l’orage est vainqueur » et où les intempéries réveillent les souvenirs des veuves. Enfin, la mer se voit presque entièrement assimilée à la nuit puisque, à la dernière strophe, les marins ont sombré «  dans les nuits noirs » ? Où est la métaphore ? Dans le verbe « sombrer » qui signifierait alors disparaître ? Ou dans le substantif « nuits » qui représenterait alors les mers ? Le doute est volontairement laissé par le poète. Ce qui est certain, c’est qu’il a été sensible aux associations sonores du verbe « sombrer » auquel il associe le substantif « ombre » et l’adjectif « sombre », tous deux utilisés trois fois. Aux v. 29-30, l’obscurité croissante est soulignée par la rime intérieure « ombre / sombre / sombre ». Tout au long du poème, à l’image de la noirceur est associée celle de la profondeur insondable. C’est pourquoi Hugo utilise l’hyperbole « mers sans fond ». C’est aussi pourquoi, l’océan est assimilé à un « abîme », et les écueils sont « inconnus ». L’idée d’obscure profondeur est suscitée par un certain nombre d’adjectifs situés en fin de vers : « enfouis », « plongée », « enseveli ». Il faut prendre le terme « obscur » à la fois dans son sens littéral où il s’oppose à « clair », et dans son sens figuré où il s’oppose à « connu ». C’est pour cette raison qu’à la cinquième strophe, la noirceur des fonds marins est systématiquement mise en parallèle avec l’effacement de la mémoire. Les crimes de l’océan trouvent leur meilleur allié dans le travail de l’oubli.

Nous allons donc, dans un deuxième temps, analyser la façon dont l’action de l’océan est complétée par celle de l’oubli. Si le naufrage est immédiat, s’il est considéré comme achevé dès les premières strophes du poème, le travail de l’oubli est au contraire savamment mis en scène par le poète dans son évolution temporelle. C’est lui qui rythme l’enchaînement des strophes 3 à 7. Quant à la huitième et dernière strophe, elle ne fait que tirer les conséquences de l’achèvement total du travail de l’oubli. Par

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Transition et thème de la deuxième partie.
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conséquent, le poème est doté d’une dimension temporelle forte qu’il traduit, notamment, grâce aux temps verbaux. Dans la seconde strophe, le poète se situe, par l’imagination, au moment même où le naufrage a lieu. Il s’exclame donc au futur : « Nul ne saura ». A la strophe suivante, le naufrage a déjà eu lieu, et c’est l’attente infinie des proches qui est présentée. Le temps est donc maintenant un présent à valeur générale : « Nul ne sait ». Dans la même strophe, pour marquer l’achèvement irrévocable de l’attente, c’est le passé qui est employé : « qui n’avaient plus qu’un rêve » et « sont morts ». Hugo se permet, dans ces vers, une anticipation : pour accentuer l’effet du drame, il considère déjà la fin d’un processus (la mort des proches) dont il va s’attacher à décrire les différentes étapes dans les strophes suivantes (4 à 7).L’évolution temporelle y est marquée par des moyens directs et indirects. Trois étapes sont considérées dans l’évolution de l’oubli. À chaque étape, le cercle des personnes qui se souviennent des marins rétrécit inexorablement. La première est décrite du v. 19 au v. 26. C’est encore un assez vaste cercle (représenté par l’adjectif indéfini « Maints ») qui se rappelle les naufragés. Cette étape est la plus animée, la plus vivante du poème. La disparition est si récente que les fiancées des marins (« belles futures ») commencent à peine à céder aux avances de nouveaux hommes. On peut supposer qu’il ne s’est écoulé que quelques mois depuis le drame. La deuxième étape est présentée du v. 27 au v. 36. Elle est introduite par l’adverbe de temps : « Puis », qui est renforcé à la strophe suivante par l’adverbe de temps « Bientôt » (les deux vers introduits par ces adverbes expriment la même idée dans des termes différents). Cette fois, aux « Maints » de la première étape, succède l’adjectif « Seules ». Et les « belles futures » ont été remplacées par les « veuves aux fronts blancs ». Plusieurs années se sont écoulées : les femmes des marins ont vieilli et restent les uniques porteuses de leur mémoire. La dernière étape est résumée dans la septième strophe. Elle est introduite par la proposition subordonnée temporelle : « Et quand […]. C’est la mort de ces femmes « seules » qui marque son avènement. Dès lors, les pronoms indéfinis à référents humains sont remplacés par le pronom à référent inanimé  : « Rien », et la négation marque l’achèvement du processus temporel : « ne sait plus. » On notera que la plupart des termes qui mettent en évidence cette évolution sont placés en début de vers de façon à scander nettement le passage du temps. Comme il n’existe plus d’hommes pour se souvenir des marins, le poète se tourne vers les choses, mais elles-mêmes ne conservent aucune trace. Ce sont des choses de plus en plus fragiles, de plus en plus immatérielles qui sont évoquées comme pour renforcer le sentiment de la finitude. On comprend que la pierre tombale puisse garder le nom d’un mort, mais comment le saule dénudé par l’automne pourrait-il se souvenir ? Ce saule est avant tout l’arbre des cimetières. Saule pleureur, il symbolise le deuil : s’il ne se souvient pas, c’est que tout deuil est impossible. La chanson enfin est entièrement immatérielle : il s’agit de la complainte d’un mendiant anonyme. Elle incarne la tradition populaire, le souvenir des catastrophes transmis d’âge en âge. Elle est aussi fragile et misérable que celui qui l’entonne. Mais même de cette pauvre chanson, les marins sont exclus. Ayant éliminé toute trace de leur mémoire, il ne reste plus au poète qu’à réinvestir la mer du souvenir de ceux qu’elle a engloutis. Puisque ce sont les flots qui ont pris les marins, il ne reste qu’eux pour « savoir » et pour « raconter ». Mais le caractère tragique de ce dernier recours du poète repose dans le fait qu’il sait pertinemment qu’il ne s’agit là que d’une métaphore, et que les histoires que racontent les flots sont indéchiffrables.

La description de la marche de l’oubli a donc pour objectif de rendre plus sensible l’inéluctabilité du destin des marins, l’inévitabilité de leur disparition totale. La tristesse de cette réalité est accentuée, tout au long du poème, par l’opposition systématique entre le sort des morts et celui des vivants. Victor Hugo en appelle ainsi aux sentiments de ses lecteurs, cherchant à les impliquer, par la compassion, dans le déroulement de la tragédie. C’est ce que nous allons étudier dans un troisième temps. La pitié pour les marins est suscitée, dès la première strophe par le contraste existant entre la joie du départ « qui sont parti joyeux » et la tristesse de la destination finale « dans ce morne horizon ». Elle l’est ensuite surtout par l’image macabre du cadavre qui est évoquée à plusieurs reprises : les « têtes » roulent, comme celles des condamnés à mort guillotinés. Les « corps » se perdent dans l’eau. Non content d’évoquer ces « pauvres têtes », le poète veut susciter une impression

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Transition et thème de la troisième partie
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de douleur en les imaginant « heurtant » leurs fronts contre les rochers. C’est aussi l’idée d’une souffrance, psychologique cette fois, qu’il éveille en décrivant les fiancées des marins qui flirtent avec d’autres hommes : les pauvres morts sont ainsi présentés comme cocus. C’est pour que l’idée de tromperie soit prenne toute son efficacité que Victor Hugo a, pour une fois, utilisé une métaphore empruntée à la vie pour désigner les morts : ils dorment, mais dans des profondeurs glauques : « dans les goémons verts ». Pour mieux faire sentir le sort pitoyable des marins, Victor Hugo les oppose systématiquement aux vivants de la strophe 3 à la strophe 7. Il utilise pour cela deux stratégies inverses. D’une part, il accroit le sentiment de tristesse en évoquant le deuil des personnes les plus proches. A deux reprises (v. 18 et 36), quand il évoque ces deuils, il remplace l’alexandrin par un huitain, afin d’accentuer l’émotion en créant un moment de silence et de méditation, matérialisé par l’absence de ces quatre syllabes. D’autre part, il accentue le sentiment de pitié pour les marins en montrant, par contraste, la joie de ceux qui n’ont pas connu leur sort tragique. C’est un sentiment de vie concrète et familière qui oppose le monde de la terre au monde insaisissable et obscur de la mer. D’où l’impression de vivacité particulière que donne la strophe 4 : l’allitération en –r : « Aux rires, aux refrains, aux récits d’aventures » imite l’innocent le vif brouhaha de ces veillées animées. Les « ancres rouillées » sur lesquelles sont assis les cercles joyeux accentuent le sentiment de contraste : celles-ci ne connaissent plus les écueils ni les fonds marins. Contrairement, elles sont rentrées sur la terre ferme. Fixes et sédentaires, vénérablement rouillées par le temps, elles servent de banc aux hommes. Au début de la cinquième strophe, les questions posées au discours direct par les camarades des naufragés, résonnent d’autant plus tragiquement que le lecteur sait ce que ces amis ignorent : les disparus sont morts. Mais les vivants peuvent bien imaginer quelque destin glorieux et héroïque (« rois dans quelque île ») qui corresponde aux récits d’aventures qui les font rêver pendant les veillées. Ils peuvent même, comble d’ironie tragique, accuser les morts d’ingratitude, de les avoir « délaissés » pour vivre à un endroit où la vie est meilleure. En réalité, l’ingratitude est bien le fait des vivants, qui oublient vite, entraînés par la vie de tous les jours : les pêcheurs ont leurs barques, les paysans leurs charrues (v. 32). Mais si certains oublient, d’autres ne le peuvent pas, et leur deuil est un témoignage vivant de la tristesse. Il en est ainsi des proches de la strophe 3, qui attendent « tous les jours » jusqu’à leur mort, la réalisation de leur unique rêve : le retour des marins aimés. Il en est ainsi des veuves de la sixième strophe. Cependant, elles aussi semblent présenter quelques signes d’oubli : elles sont « lasses d’attendre », elles ne se souviennent des morts que durant les « nuits d’orage ». Enfin le zeugme efficace qui associe la cendre du cœur à celle du foyer, montre qu’il faut remuer les souvenirs anciens pour les faire renaitre, comme on remue les braises d’un feu de cheminée. Les vieilles qui disparaissent au début de la septième strophe, ont au moins la chance d’avoir une « tombe » alors que les marins sont privés de la moindre pierre. Le poète utilise cette métaphore pour évoquer leur fin afin de faire comprendre qu’elle est bien plus douce qu’une disparition en pleine mer. Ces femmes ferment les paupières comme on s’endort. Jusqu’à la dernière minute, le sort des hommes sur la terre est plus enviable que celui des naufragés. Victor Hugo s’attache donc à engager les sentiments du lecteur tout au long du poème, en soulignant le sentiment d’inquiétude qu’inspire la mer et en présentant par contraste la vie terrestre dans tout ce qu’elle peut avoir de familier et de rassurant. C’est aussi le rôle que jouent le saule pleureur et la complainte du mendiant : les vivants peuvent observer le premier s’effeuiller à l’automne et entendre la seconde chantée « à l’angle d’un vieux pont ». Si les proches des marins ont disparu, les vivants qui demeurent pour observer ces réalités simples, intemporelles, ce sont nous-mêmes, les lecteurs. C’est pour cette raison que le pronom « nous » n’apparaît qu’en fin du poème. Hugo a pris soin de rendre les destinataires de son poème partie prenante dans les deux dernières strophes. Il entend faire en sorte que ses lecteurs demeurent habités par une question lancinante. C’est celle qui résonne au début de la dernière strophe : « Où sont-ils, les marins […] ? » Mais c’est aussi la question, plus générale, sur le sens de la mort et de l’oubli que nous adressons dans le silence des cimetières «  où l’écho nous répond ». Malheureusement, la seule réponse que nous recevons nous est portée par notre propre voix. Et si nous la posons, comme Victor Hugo nous y invite, à la mer, il s’agit d’une réponse encore plus vague, encore plus mystérieuse, et peut-être plus angoissante : la réponse qu’apporte le bruit des flots.

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Hugo invite son lecteur à entendre, comme lui-même, dans le grondement familier de la marée montante, les « voix désespérées » des marins disparus à jamais.

Le poème « Oceano Nox » exprime donc, dans toute sa complexité, une vision tragique de l’élément marin. L’océan est un meurtrier et il ne dépend que de nous d’être sensibles aux drames qui se sont joués en son sein. La lecture de ce poème est censée éveiller chez le lecteur des sentiments universels, de tristesse, de compassion, et d’angoisse devant la mort injustifiée de ces hommes. « Oceano Nox » répond donc parfaitement à la fonction du poète, telle qu’elle a été définie par Victor Hugo dans un autre poème des Rayons et des Ombres  : « Dieu parle à voix basse à son âme /Comme aux forêts et comme aux flots. » Le poète est avant tout un éveilleur de sensibilité.

arnaud bikard, 05/11/13,
Ouverture (ici, vers l’ensemble de la vision poétique de Victor Hugo, mais l’ouverture peut porter sur d’autres auteurs).
arnaud bikard, 05/11/13,
Résumé de l’essentiel du texte