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Ribera Jean-Michel - Voyages et découvertes – 2 e Bac Pro Description des moeurs Tupinambas (Brésil – 1557) « Ayant particulièrement traité des lieux où avons fait plus long séjour après avoir pris terre et de celui principalement où aujourd’hui habite le Seigneur de Villegagnon et autre Français […] reste d’en écrire ce qu’en avons connu pour le séjour que nous y avons fait […] Elle a été et est habitée pour aujourd’hui, outre les Chrétiens […] de gens merveilleusement étranges et sauvages, sans Foi, sans loi, sans religion, sans civilité aucune, mais vivant comme bêtes irraisonnables, ainsi que la nature les a produits, mangeant racines […] qui vivent tout nus, ainsi qu’ils sortent du ventre de la mère, tant hommes que femmes, sans aucune honte ou vergogne. Si vous demandez s’ils font cela par indigence, ou pour les chaleurs, je répondrai qu’ils pourraient faire quelques chemises de coton, aussi bien qu’ils savent faire lits pour coucher, ou bien pourraient faire quelques robes de peaux de bêtes sauvages et s’en vêtir […], car ils ont abondance de bêtes sauvages, et en prennent aisément […] Mais ils ont cette opinion d’être plus allègres et dispos à tous exercices, que s’ils étaient vêtus […] Le peuple de l’Amérique est fort sujet à quereller contre ses voisins […] et n’ayant autre moyen d’apaiser leur querelle, se battent fort et ferme […] Ils chargent les uns les autres de coups de flèches confusément, de masses et épées de bois […] Ils se prennent et mordent avec les dents en tous endroits, qu’ils se peuvent rencontrer […] montrant quelquefois pour intimider leurs ennemis les os de ceux qu’ils ont vaincus en guerre et mangés ; bref, ils emploient tous moyens pour fâcher leurs ennemis […] Et au retour de ceux qui s’en vont en leur pays avec quelque signe de victoire, Dieu sait les caresses et hurlements qui se font. Les femmes suivent leurs maris à la guerre, non pour combattre […], pour leur porter et administrer vivres et autres munitions requises à telle guerre […] La plus grande vengeance dont les sauvages usent et qui leur semble la plus cruelle et indigne, est de manger leurs ennemis. Quand ils en ont pris aucun en guerre, s’ils ne sont les plus forts pour l’emmener […] ils lui couperont bras ou jambes et avant que le laisser le mangeront, ou bien chacun en emportera son morceau, grand ou petit […] Le prisonnier rendu en leur pays […] sera fort bien traité, quatre ou cinq jours […] cependant est traité des meilleures viandes que l’on pourra trouver, s’étudiant à l’engraisser, comme un chapon en mue, jusque au temps de le faire mourir […] Ce prisonnier ayant été bien nourri et engraissé, ils le feront mourir, estimant cela à grand honneur. Et pour la solennité de tel massacre, ils appelleront leurs amis plus lointains, pour y assister et en manger leur part […] Il sera donc mené, bien lié et garrotté de cordes en coton en la place publique […] et la sera assommé comme un pourceau, après plusieurs cérémonies […] Incontinent le corps étant mis en pièces, ils en prennent le sang et en lavent leurs petits enfants mâles, pour les rendre plus hardis, comme ils disent, leur remontrant que quand ils seront venus à leur âge, ils fassent ainsi à leurs ennemis […] Ce corps ainsi mis par pièces et cuit à leur mode, sera distribué à tous, quelque nombre qu’il y ait, à chacun son morceau. Quant aux entrailles, les femmes communément les mangent et la tête ils la réservent à pendre au bout d’une perche […] en signe de triomphe et victoire, et spécialement prennent plaisir à y mettre celles des Portugais […] Voilà de quelle direction se gouverne ce pauvre peuple brutal […] Ils se marient les uns avec les autres, sans aucunes cérémonies. Le cousin prendra la cousine, et l’oncle prendra la nièce sans différence ou répréhension, mais non le frère la soeur. Un homme d’autant plus qu’il est estimé grand pour ses prouesses et vaillances en guerre, et plus lui est permis avoir de femmes pour le servir et aux autres moins. Car à vrai dire, les femmes travaillent plus sans comparaison, c’est à savoir à cueillir racines, faire farines, breuvages, amasser les fruits, faire jardins et autres choses, qui appartiennent au ménage […] Ils vous donneront une fille pour vous servir le temps que vous y ferez, ou autrement ainsi que

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Ribera Jean-Michel - Voyages et découvertes – 2e Bac Pro

Description des mœurs Tupinambas (Brésil – 1557)

« Ayant particulièrement traité des lieux où avons fait plus long séjour après avoir pris terre et de celui principalement où aujourd’hui habite le Seigneur de Villegagnon et autre Français […] reste d’en écrire ce qu’en avons connu pour le séjour que nous y avons fait […] Elle a été et est habitée pour aujourd’hui, outre les Chrétiens […] de gens merveilleusement étranges et sauvages, sans Foi, sans loi, sans religion, sans civilité aucune, mais vivant comme bêtes irraisonnables, ainsi que la nature les a produits, mangeant racines […] qui vivent tout nus, ainsi qu’ils sortent du ventre de la mère, tant hommes que femmes, sans aucune honte ou vergogne. Si vous demandez s’ils font cela par indigence, ou pour les chaleurs, je répondrai qu’ils pourraient faire quelques chemises de coton, aussi bien qu’ils savent faire lits pour coucher, ou bien pourraient faire quelques robes de peaux de bêtes sauvages et s’en vêtir […], car ils ont abondance de bêtes sauvages, et en prennent aisément […] Mais ils ont cette opinion d’être plus allègres et dispos à tous exercices, que s’ils étaient vêtus […]

Le peuple de l’Amérique est fort sujet à quereller contre ses voisins […] et n’ayant autre moyen d’apaiser leur querelle, se battent fort et ferme […] Ils chargent les uns les autres de coups de flèches confusément, de masses et épées de bois […] Ils se prennent et mordent avec les dents en tous endroits, qu’ils se peuvent rencontrer […] montrant quelquefois pour intimider leurs ennemis les os de ceux qu’ils ont vaincus en guerre et mangés ; bref, ils emploient tous moyens pour fâcher leurs ennemis […] Et au retour de ceux qui s’en vont en leur pays avec quelque signe de victoire, Dieu sait les caresses et hurlements qui se font. Les femmes suivent leurs maris à la guerre, non pour combattre […], pour leur porter et administrer vivres et autres munitions requises à telle guerre […] La plus grande vengeance dont les sauvages usent et qui leur semble la plus cruelle et indigne, est de manger leurs ennemis. Quand ils en ont pris aucun en guerre, s’ils ne sont les plus forts pour l’emmener […] ils lui couperont bras ou jambes et avant que le laisser le mangeront, ou bien chacun en emportera son morceau, grand ou petit […] Le prisonnier rendu en leur pays […] sera fort bien traité, quatre ou cinq jours […] cependant est traité des meilleures viandes que l’on pourra trouver, s’étudiant à l’engraisser, comme un chapon en mue, jusque au temps de le faire mourir […] Ce prisonnier ayant été bien nourri et engraissé, ils le feront mourir, estimant cela à grand honneur. Et pour la solennité de tel massacre, ils appelleront leurs amis plus lointains, pour y assister et en manger leur part […] Il sera donc mené, bien lié et garrotté de cordes en coton en la place publique […] et la sera assommé comme un pourceau, après plusieurs cérémonies […] Incontinent le corps étant mis en pièces, ils en prennent le sang et en lavent leurs petits enfants mâles, pour les rendre plus hardis, comme ils disent, leur remontrant que quand ils seront venus à leur âge, ils fassent ainsi à leurs ennemis […] Ce corps ainsi mis par pièces et cuit à leur mode, sera distribué à tous, quelque nombre qu’il y ait, à chacun son morceau. Quant aux entrailles, les femmes communément les mangent et la tête ils la réservent à pendre au bout d’une perche […] en signe de triomphe et victoire, et spécialement prennent plaisir à y mettre celles des Portugais […] Voilà de quelle direction se gouverne ce pauvre peuple brutal […] Ils se marient les uns avec les autres, sans aucunes cérémonies. Le cousin prendra la cousine, et l’oncle prendra la nièce sans différence ou répréhension, mais non le frère la sœur. Un homme d’autant plus qu’il est estimé grand pour ses prouesses et vaillances en guerre, et plus lui est permis avoir de femmes pour le servir et aux autres moins. Car à vrai dire, les femmes travaillent plus sans comparaison, c’est à savoir à cueillir racines, faire farines, breuvages, amasser les fruits, faire jardins et autres choses, qui appartiennent au ménage […] Ils vous donneront une fille pour vous servir le temps que vous y ferez, ou autrement ainsi que

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vous voudrez et vous sera libre de la rendre, quand bon vous semblera, et en usent ainsi coutumièrement […] Pour obvier à cela, le Seigneur de Villegagnon à notre arrivée défendit sous peine de la mort, de ne les accointer, comme chose illicite au Chrétien. Vrai est, qu’après qu’une femme est mariée, il ne faut qu’elle se joue ailleurs, car si elle est surprise en adultère, son mari ne fera faute de la tuer, car ils ont cela en grande horreur. Et quant à l’homme, il ne lui fera rien, estimant que s’il le touchait, il acquerrait l’inimitié de tous les amis de l’autre, qui engendrerait une perpétuelle guerre […] Les femmes pendant qu’elles sont grosses ne porteront pesants fardeaux, et ne feront chose pénible […] La femme accouchée quelques autres femmes portent l’enfant tout nu laver à la mer ou à quelque rivière, puis le reportent à la mère, qui ne demeure que vingt et quatre heures en couche. Le père coupera le nombril à l’enfant avec les dents comme j’ay vu y étant […] La nourriture du petit enfant est le lait de la mère, toutefois que peu de jours après sa naissance lui bailleront quelques gros aliments, comme farine mâchée, ou quelques fruits. Le père incontinent que l’enfant est né lui baillera un arc et flèche à la main, comme un commencement et protestation de guerre et vengeance de leurs ennemis […] Après avoir décrit les mœurs, façon de vivre, et plusieurs autres manières de faire de nos Amériques, reste à parler de leurs funérailles et sépultures. Quelque brutalité qu’ils aient, encore ont-ils cette opinion et coutume de mettre les corps en terre, après que l’âme est séparée, au lieu où le défunt en son vivant avait pris plus de plaisir, estimant ainsi qu’ils disent, ne le pouvoir mettre en lieu plus noble, qu’en la terre qui produit les hommes, qui portent tant de beaux fruits, et autres richesses utiles et nécessaires à l’usage de l’homme […] Par ceci peut-on connaître que nos sauvages ne sont point dénués de toute honnêteté qu’il n’y ait quelque chose de bon […] Ils mettent donc leurs morts en une fosse, mais tout assis […] Les enfants du trépassé au bout d’un mois inviteront leurs amis, pour faire quelque fête et solennité à son honneur. Et là s’assembleront peints de diverses couleurs, de plumages, et autre équipage à leur mode, faisant mille passe-temps et cérémonies […] André Thevet, Les singularités de la France antarctique…, Paris, 1558, p 51, 54, 62, 70, 71, 74-77, 79, 80-83.

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Les Tupinambas du Brésil (1557)

Introduction :

Nature des documents : Notre étude porte sur deux documents de natures différentes. Le

premier d’entre eux est un récit de voyage d’André Thevet publié en 1557. En fait il s’agit

d’un recueil d’extraits tirés de son ouvrage intitulé Les singularités de la France antarctique,

œuvre phare de la littérature de voyage au XVIe siècle, dans lequel Thevet rédige une

description minutieuse du Nouveau Monde, et en particulier des mœurs des indiens cannibales

de la baie de Guanabara (Rio de Janeiro) : les Tupinambas. Réimprimé en 1558 à Anvers,

traduit dès 1561 en Italien puis plus tard en Anglais, le récit de Thevet suscita un grand intérêt

tout au long du XVIe siècle ; les poètes de la Pléiade en particulier vantèrent les mérites de ce

nouveau « Jason » qui rapportait vers la vieille Europe la vision d’un Nouveau monde conquis

sous l’égide de Henri II.

Le second document est une gravure en bois extraite de l’ouvrage de Han Staden, Nus, féroces

et anthropophages, publié à Marbourg en 1557. L’ouvrage connaît un grand succès ; traduit

en plusieurs langues, il fut réimprimé à de nombreuses reprises. Véritable document

ethnographique, il constitue un témoignage saisissant sur les coutumes des tribus Tupi au

XVI e siècle. À l’origine, le récit de Hans Staden était illustré de 50 gravures, qui apportaient

une information complémentaire d’une autre nature, celle transmise par le regard.

Auteurs : André Thevet est né à Angoulême en 1504 selon son épitaphe, vers 1517 au plus

tard si l’on se réfère à son propre récit extrait de la Cosmographie universelle. Il est placé à

l’âge de 10 ans au couvent des franciscains. Il y reste jusqu’en 1556, puis grâce à l’appui et la

protection de grandes familles nobiliaires, les La Rochefoucauld et les Guise, il entreprend de

grands voyages à partir de 1549 (îles grecques, Turquie, Égypte, Palestine et Syrie). Il relate

son périple dans un ouvrage paru à Lyon en 1554 sous le titre de Cosmographie du Levant. Sa

curiosité se porte ensuite vers le Nouveau monde. Il fait partie en tant qu’aumônier de

l’expédition de Villegagnon qui quitte la France en 1555. Le Cordelier tombe rapidement

malade et doit regagner la métropole dès 1556. Sur les instances du cardinal de Sens, Thevet

publie donc le récit de son voyage. Il obtient sa sécularisation en 1558, devient précepteur des

enfants du procureur général Gilles Bourdin, puis cosmographe du roi en 1560. Il exerce cette

Page 4: Exemple des Tupinambas.pdf

fonction sous les trois derniers Valois (de François II à Henri III). Il devient également

aumônier de Catherine de Médicis vers 1580. À la mort de Henri III, il perd sa charge de

cosmographe du roi, adhère à la Ligue et est nommé grâce au duc de Mayenne, en juillet

1591, lieutenant particulier en la vicomté de Montivilliers, près du Havre. La fin de sa vie est

compliquée par les dissensions avec Jean de Léry, qui publie en 1578 une relation de

l’expédition de Villegagnon au Brésil, réfutant certaines de ses erreurs. Il meurt à Paris le 23

novembre 1592. Il est également l’auteur de la Cosmographie universelle, publiée en 1575,

composée de quatre cartes et de 228 bois gravés.

Hans Staden, né à Homberg vers 1525, entreprend en temps qu’arquebusier le voyage vers les

Indes à bord d’un navire portugais. Il débarque dans la région de Pernambouc en janvier 1549.

Malgré des aventures semées d’embûches, il décide de repartir vers le Nouveau monde à la

suite de son retour dans la péninsule ibérique. Il quitte Séville sur un navire espagnol. À la

suite d’un naufrage, Staden et l’équipage doivent gagner un établissement portugais (Saint-

Vincent). Un jour de décembre 1553, il est fait prisonnier par les Tupinambas. Commence

alors un longue période de captivité (environ dix mois), où cours de laquelle il est menacé à

plusieurs reprises d’être mis à mort et dévoré par la tribu. Il est finalement racheté par

l’équipage d’un vaisseau français venu faire du commerce avec les Tupinambas. De cette

longue et terrible captivité, Staden de retour en Europe en février 1555 rédige un récit relatant

son séjour aux Amériques, l’un des témoignages les plus saisissants du Brésil pré européen.

Contexte historique : Le contexte historique est celui de l’expédition de Nicolas Durand de

Villegagnon en direction du Brésil. En effet, le 14 août 1555, deux navires quittent Dieppe

avec une double mission : tout d’abord, concurrencer les puissances ibériques sur leur propre

terrain en s’attaquant au maillon faible de la chaîne : le Brésil dont les Portugais n’occupent le

littoral que de manière discontinue. Les équipages normands avaient depuis longtemps

l’habitude de venir sur la côte brésilienne charger le bois de braise. Des relations avaient été

établies avec les tribus Tupi du littoral. Le but était ensuite de créer une colonie de

peuplement permettant de détourner du royaume de France le spectre de la guerre civile en

exportant vers les Indes une population désireuse d’aventures et qui ne demandait qu’à

participer à ce projet.

La France est en guerre en 1555, la cinquième guerre opposant les Valois et les Habsbourg.

Le conflit avait repris lorsque l’armée de Henri II s’était lancée à la conquête des trois

évêchés : Metz, Toul et Verdun. En octobre 1552, Charles Quint avait entrepris sans succès le

Page 5: Exemple des Tupinambas.pdf

siège de Metz. La ville de Sienne s’était soulevée et placée sous la protection du roi de

France, mais Monluc avait été dans l’obligation de capituler après une défense héroïque. De

plus, les tensions religieuses étaient croissantes au sein du royaume de France. L’église

protestante avait une existence bien réelle (le premier synode national serait organisé à Paris

en 1559) et l’idéal de concorde religieuse semblait plus difficile à réaliser. Henri II avait en

horreur l’hérésie et pensait que la dissidence confessionnelle était porteuse de subversion

politique. L’édit de Paris (novembre 1549) définit « les mal sentants de la Foi » comme

séditieux, celui de Châteaubriant (juin 1551) fait juger les hérétiques sans appel aussi bien par

les cours inférieures que par les parlements, celui de Compiègne (juillet 1557) prévoit

l’extension des cas de peine de mort sans appel. Il est important de garder à l’esprit

l’existence de ces tensions religieuses, car elles jouent un rôle capital dans le devenir de la

France antarctique et de l’expérience brésilienne.

Analyse des documents et problématique : Ces documents : le récit de Thevet et la gravure

extraite de l’ouvrage de Staden offrent une description minutieuse et précise des mœurs des

tribus Tupi du Brésil pré colonial. Ils nous apportent des informations essentielles sur le mode

de vie des indiens, sur leurs coutumes, extraordinairement étonnantes pour les européens qui

vont à leur rencontre. Ces voyageurs jettent un véritable regard d’ethnologue sur ces sociétés

indiennes du Nouveau monde à l’époque de la découverte ; en particulier sur les cultures

anthropophages de certains de ces peuples d’Amérique. Car le choc des civilisations réside

bien dans ce fait ; l’incompréhension est totale vis-à-vis de ce rituel inhérent aux tribus

Tupinambas qui provoque en Europe un mélange de répulsion et de fascination.

Ces récits permettent également de mettre en avant la situation du Brésil dans la seconde

moitié du XVIe siècle et d’étudier la confrontation entre les Portugais et les Français, les

premiers étant présents depuis plusieurs décennies sur le territoire brésilien, les seconds

tentant de s’immiscer dans le jeu colonial, dont les règles étaient très largement aux mains des

ibériques.

Plan :

1 – La France Antarctique : l’entreprise de Villegagnon

2 – La vision de l’autre : les mœurs des Tupinambas

3 – Le choc de l’anthropophagie

Page 6: Exemple des Tupinambas.pdf

1 ) La France antarctique : l’entreprise de Villegagnon :

Il est nécessaire avant d’évoquer les tentatives françaises d’implantation au Brésil de rappeler

que cette terre est considérée comme portugaise et que son exploitation est monopole royal en

vertu du traité de Tordesillas (près de Valladolid), signé en juin 1494, qui assurait la sécurité

des navigations espagnoles et portugaises et déterminait surtout des zones réservées sur les

découvertes à venir. Au Brésil, les Portugais se sont rapidement lancés dans l’exploitation du

bois brasil et sont entrés en contact avec les tribus locales. André Thevet souligne d’ailleurs à

de nombreuses reprises l’hostilité existante entre ces Portugais et les indiens Tupinambas. En

effet, ces derniers « prennent plaisir à mettre » la tête « des Portugais… au bout d’une

perche ». Le roi de Portugal, Jean III, avait engagé une politique de colonisation active, en

confiant à des capitaines donataires des lots de 50 lieux devant constituer des postes de

défense. Les nobles portugais en charge de ces donations avaient des pouvoirs très étendus.

Le système avait été généralisé en 1532. Certains reçoivent plus d’une donation, et on trouve

15 donations pour 12 donataires. Le plus célèbre d’entre eux est Duarte Coelho à

Pernambouc. Le 7 janvier 1549, Jean III nomme un gouverneur général et capitaine, Tomé de

Sousa, résidant à Bahia qui a pour charge de fonder une capitale, Salvador, pourvue d’un port

et gardée par un bastion. Le gouverneur avait l’autorité de distribuer les terres. Mais le

territoire très vaste du Brésil n’était occupé que de manière discontinue.

C’est au cœur de cette occupation parcellaire que les Français tentent d’implanter une colonie

de peuplement. Tout au long du XVIe siècle, des marchands français de Dieppe, Rouen ou

Honfleur firent le voyage de l’Amérique du Sud et entrèrent en contact avec les tribus

côtières. Ils installèrent un très profitable commerce entre le Brésil et le royaume de France, à

base de bois, de perroquets, singes, coton, or et huiles médicinales. Dans la seconde moitié du

siècle, on rencontre sur les côtes brésiliennes des Rochelais et Saintongeais. Pour certains

marchands bretons, le voyage vers le Brésil est devenu une habitude. Les Portugais qui

esquissent un véritable État colonial engagent une véritable guerre contre les Français. Les

récits de Staden et Thevet font échos de cette rivalité entre les deux royaumes. Des

expéditions militaires sont menées par les Portugais pour tenter de chasser les navires

marchands du littoral brésilien. En vain, puisque de 1540 à 1580, une quinzaine de navire

mouillent chaque année dans la baie de Guanabara (Rio de Janeiro). Les établissements

Page 7: Exemple des Tupinambas.pdf

commerciaux portugais se multiplient néanmoins, en particulier les moulins à sucre qui

enracineront la présence lusitanienne au Brésil.

C’est en novembre 1555, après quatre mois de navigation que l’expédition française conduite

par Villegagnon (cité par Thevet l. 2 et 48) touche les côtes brésiliennes. Financé

partiellement par Henri II et patronné par l’Amiral de Coligny, le projet de colonisation, qui

reçoit le nom de France Antarctique, est confié à Nicolas Durand de Villegagnon, chevalier de

Malte, homme de mer éprouvé, acquis aux idées de Melanchton. Le pilote est Nicolas Barré et

Thevet participe au voyage en tant qu’aumônier. Installer la présence française au cœur même

des possessions portugaises et espagnoles (en Amérique du Sud) est un projet politique

ambitieux, doublé d’intentions commerciales non dissimulées. Le roi de France veut profiter,

de même que les Espagnols et les Portugais de cette manne émanant du Nouveau monde.

L’Amiral de Coligny y voit aussi l’occasion de créer une colonie dans laquelle les catholiques

et les protestants pourraient pratiquer leur Foi librement.

Les 600 colons s’installent dans la baie de Rio de Janeiro et construisent un fort, baptisé fort

Coligny, afin de tenir en échec les éventuelles offensives portugaises et indiennes. Mais le

danger vient en réalité de l’intérieur. Des dissensions naissent au sein de la colonie.

Villegagnon tente d’imposer à ses compagnons une discipline rigoureuse, en particulier il leur

interdit d’avoir tout commerce sexuel avec les femmes des tribus voisines. C’est ce que

mentionne Thevet lorsqu’il évoque la libéralité des Tupinambas dans ce domaine : « Ils vous

donneront une fille pour vous servir le temps que vous y ferez, ou autrement ainsi que vous

voudrez et vous sera libre de la rendre, quand bon vous semblera, et en usent ainsi

coutumièrement… Pour obvier à cela, le Seigneur de Villegagnon à notre arrivée défendit

sous peine de la mort, de ne les accointer, comme chose illicite au Chrétien » (l. 46-49). La

révolte éclate finalement, durement matée par Villegagnon. Une partie des colons s’allie aux

tribus environnantes et fait peser une menace permanente sur la colonie française.

Villegagnon fait alors appel à son ancien condisciple de la faculté de droit d’Orléans, Jean

Calvin, afin qu’il lui envoie de nouveaux colons. Il semblerait qu’à la suite de l’échec de cette

première implantation, l’amiral est songé à bâtir au Brésil un refuge pour les protestants

persécutés. En fait, seuls quatorze calvinistes, dont deux pasteurs (Guillaume Chartier et

Pierre Richer) répondent à l’appel. Jean de Léry fait également partie du voyage. Ils

débarquent en mars 1557 au Brésil et sont accueillis à bras ouverts. Quelques femmes et des

artisans s’installent dans la colonie. Des vivres, du bétail et des semences avaient été

Page 8: Exemple des Tupinambas.pdf

également apportés. Pourtant, les dissensions renaissent ; la polémique religieuse gonfle au

sein de la petite colonie française, à l’image de ce qui se produit dans le royaume de France.

La rupture se produit lors de la Pentecôte 1557 à la suite d’une divergence sur le sens de

l’Eucharistie. Villegagnon défend la doctrine de la Présence réelle et expulse les huguenots de

la colonie, qui l’accusent de participer à la messe anthropophage des papistes. Les protestants

quittent l’île Coligny et regagnent le continent. Lorsqu’en janvier 1558, cinq calvinistes

retournent vers Villegagnon après avoir renoncé à un voyage périlleux vers l’Europe, ils sont

jetés aux fers et trois d’entre eux sont même noyés parce qu’ils refusent d’abjurer leur Foi.

L’année suivante, conscient de son échec, Villegagnon regagne la France. Il confie la garde de

Fort Coligny à son neveu, Bois-le-Comte, mais le 15 mars 1560 la garnison portugaise de

Mem de Sâ s’empare du fort, mettant ainsi fin aux ambitions françaises au Brésil. C’est la fin

de l’entreprise coloniale de la France Antarctique.

Dans le royaume de France, la conjuration d’Amboise est dévoilée ; les préoccupations du

jeune roi François II se tourne exclusivement vers les affaires intérieures du royaume.

2 ) La vision de l’autre : les mœurs des Tupinambas :

C’est au cours de « son long séjour » passé sur la terre du Brésil et en particulier où « habite le

Seigneur de Villegagnon et autres Français », que Thevet recueille les informations

nécessaires à la composition de son récit. Véritable regard d’ethnologue porté sur une

civilisation aujourd’hui éteinte. Alfred Métraux et Claude Lévi-Strauss ont montré tout

l’intérêt que pouvait avoir ce récit ancien de quatre siècles qui décrit les curiosités rencontrées

dans les pays traversés et les mœurs des peuples étudiés lors du voyage. Le contact avec les

coutumes de ces tribus Tupi devait alimenter de nombreux débats sur la nature des hommes

« sauvages ». Ainsi que l’indique Bartolomé Bennassar, les Européens eurent à faire ici à une

humanité différente, comparable à celle rencontrée par Christophe Colomb lors de ses

premiers voyages.

La surprise, ce fut d’abord la nudité totale, décrite aussi bien par Staden que par Thevet : « ….

gens merveilleusement étranges et sauvages… vivant comme bêtes irraisonnables, ainsi que la

nature les a produits…. qui vivent tout nus, ainsi qu’ils sortent du ventre de la mère, tant

hommes que femmes, sans aucune honte ou vergogne… ils ont cette opinion d’être plus

allègres et dispos à tous exercices, que s’ils étaient vêtus… » (l. 4-8, 11-12) Cette nudité, si

elle est impensable en Europe n’offense pourtant pas les chroniqueurs qui observent et notent

la beauté des corps. Le calviniste Jean de Léry ne voit rien de répréhensible dans cette nudité

Page 9: Exemple des Tupinambas.pdf

simple et « ordinaire », au contraire des fards, fausses perruques, cheveux tortillés et autres

robes des femmes européennes. Cette nudité (à l’image de celle d’Adam dans le jardin

d’Eden) paraît si naturelle aux indiens qu’ils refusent les vêtements que leur donnent les

Français. Thevet note d’ailleurs qu’il s’agit d’un choix de vie volontaire de la part des

Tupinambas ; ceux-ci en effet auraient les moyens s’ils le désiraient de se vêtir dans la mesure

où « ils savent faire lits pour coucher, ou bien pourraient faire quelques robes de peaux de

bêtes sauvages… car ils ont abondance de bêtes sauvages, et en prennent aisément… » (l. 9-

11)

Tous les chroniqueurs notent des traits communs aux tribus du Brésil : une certaine affabilité,

une aptitude à la communication et un goût prononcé pour la fête accentuée par la boisson de

liqueurs enivrantes fabriquées à base de manioc. De la même façon, ils se sont attardés sur les

mœurs sexuelles des indiens. Les européens considéraient que ceux-ci vivaient en état de

péché permanent. L’homosexualité assez répandue, l’inceste et la polygamie suscitaient leur

réprobation. Thevet note que le mariage se contractait « sans aucunes cérémonies », que « le

cousin prendra la cousine, et l’oncle prendra la nièce sans différence et répréhension… »

(l.40-41). La monogamie était la pratique habituelle et la fidélité était de règle entre

« époux » ; l’adultère féminin en particulier était regardé avec horreur : « Vrai est, qu’après

qu’une femme est mariée, il ne faut qu’elle se joue ailleurs, car si elle surprise en adultère, son

mari ne fera faute de la tuer, car ils ont cela en grande horreur » (l. 49-51). Il n’était rien fait à

l’homme adultère, par peur d’attirer l’inimitié des membres de sa famille ou de ses amis et

d’entraîner le clan dans une guerre permanente (l.51-53). Thevet souligne néanmoins que le

prestige social était assuré par un grand nombre de femmes, cinq ou six, attribuées à ceux qui

s’étaient montrés les plus vaillants au combat : « Un homme d’autant plus qu’il est estimé

grand pour ses prouesses et vaillances en guerre, et plus lui est permis avoir de femmes pour

le servir… » (l 42-43)

Services d’autant plus importants que dans la société des Tupinambas les rôles sont

parfaitement établis ; si les hommes chassent et pêchent, ce sont incontestablement les

femmes qui assurent le plus gros du travail pour la communauté. Thevet écrit en effet : « …

les femmes travaillent plus sans comparaison, c’est à savoir à cueillir racines, faire farines,

breuvages, amasser les fruits, faire jardins et autres choses qui appartiennent au ménage… »

(l.43-45). Les femmes assurent le renouvellement des générations ; on veille d’ailleurs à ce

qu’elles ne s’épuisent pas lorsqu’elles sont enceintes puisqu’elles « … ne porteront pesants

fardeaux et ne feront chose pénible… pendant qu’elles sont grosses… » (l. 54-55). L’homme

Page 10: Exemple des Tupinambas.pdf

participe à la mise au monde de l’enfant ; il est celui qui coupe le cordon ombilical, avec ses

dents, ainsi que Thevet affirme l’avoir vu faire : « Le père coupera le nombril à l’enfant avec

les dents… » (l.56-57). Le nouveau né est porté vers la mer ou une rivière pour être lavé avant

d’être rendu à sa mère qui l’allaite jusqu’à l’âge de 18 mois environ (l. 54-55, 57-58).

Les rites funéraires décrits par Thevet sont particulièrement intéressants. Le chroniqueur

insiste sur la simplicité des actes accomplis et la coutume des Tupinambas qui consiste à

mettre en terre le défunt dans un lieu qui lui était cher. Sa vision européocentriste le pousse à

percevoir dans cet acte une attitude chrétienne « … par ceci peut-on connaître que nos

sauvages ne sont point dénués de toute honnêteté qu’il n’y ait quelque chose de bon… » (l.

67-69). Il écrit cela après avoir insisté sur la brutalité de ces peuples (l.63). Ainsi en est-t-il du

récit de Thevet qui oscille sans cesse entre des opinions contradictoires, lorsqu’il décrit les

différents aspects de ce qu’il a vu au Brésil, s’intéressant à toutes les « circonstances

diverses » qui composent ce pays. La particularité des Tupinambas résidant dans le fait qu’ils

installent le mort en position assise dans une fosse (l. 69). Ainsi qu’ils en ont l’habitude, les

amis du défunt se réuniront un mois plus tard autour de sa tombe pour faire la fête en son

honneur (l. 69-72). Ces indiens n’étaient donc pas dénués de rites, de lois, voire de religion,

vivant comme « bêtes irraisonnables », ainsi que le laisse supposer le début du texte de Thevet

(l. 5-6).

Pourtant, ces peuplades furent rapidement diabolisées par les européens. L’image du Brésil

transmise sur le vieux continent se caractérisa en effet par une certaine dichotomie : le pays

jouissait d’une nature paradisiaque, mais les habitants étaient marqués par l’empreinte du

diable. Bien loin de conforter l’image du « bon sauvage » que Colomb avait diffusée en

évoquant les Arawaks, les Tupinambas et les ethnies voisines du Brésil se livraient à une

guerre perpétuelle. Leur tempérament les poussait à des rivalités permanentes ; les conflits

renaissaient de génération en génération. Les palissades présentes sur les gravures illustrant le

récit de Staden témoignent des précautions prises à l’égard d’éventuels ennemis. Thevet écrit

ainsi : « Le peuple de l’Amérique est fort sujet à quereller contre ses voisins… et n’ayant

autre moyen d’apaiser leur querelle, se battent fort et ferme... Ils chargent les uns les autres de

coups de flèches confusément, de masses et épées de bois… Ils se prennent et mordent avec

les dents en tous endroits qu’ils se peuvent rencontrer… » (l. 13-16) Le chroniqueur souligne

que les femmes accompagnent parfois les hommes dans leurs campagnes guerrières, non pour

se battre, mais pour les ravitailler en nourriture et « munitions ». (l. 20-21) L’enfant dès sa

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naissance est symboliquement initié à l’art de la guerre et de la chasse. C’est sur lui que

reposera plus tard la survie de la tribu. Ainsi Thevet écrit que « le père incontinent que

l’enfant est né lui baillera un arc et flèche à la main, comme un commencement et protestation

de guerre et vengeance de leurs ennemis… » (l.59-61)

3 ) Le choc de l’anthropophagie :

Ainsi que le note subtilement Frank Lestringant : « le plat de résistance des Singularités est

sans conteste l’évocation au chapitre XVII de l’anthropophagie rituelle des Tupinamba ». En

effet, c’est par ce rite essentiel de la vie sociale des indiens que s’achèvent les guerres. Pour

les Européens c’est le choc culturel par excellence, et la nouvelle de l’anthropophagie suscite

sur le vieux continent une horreur généralisée. Selon frère Vicente de Salvador, l’un des

premiers chroniqueurs du Brésil, le diable ayant compris son échec en Europe se serait replié

en Amérique, ainsi que le cannibalisme en rendait témoignage. En 1550, des Tupinambas

ramenés par des marchands sont l’attraction principale des spectacles marquant l’entrée de

Henri II à Rouen. On regarde avec un mélange de fascination et de répulsion ceux que l’on

décrit comme anthropophages. En même temps, des questions se posent sur leur place dans la

nature humaine et dans la destinée divine du monde. Ces hommes, certes privés de la lumière

de la vérité de la vraie religion, ne sont-ils pas les représentants de l’état de nature, non

perverties par les excès de la « civilisation moderne » ?

C’est dans ce contexte que parait l’ouvrage de Thevet dont les descriptions de

l’anthropophagie sont absolument remarquables. Le Cordelier français a parfaitement saisi

que le rituel des Tupinambas ne devait pas se réduire à une simple nutrition. Rompant avec la

tradition des premiers découvreurs qui faisaient ressembler ces indiens cannibales aux loups

garous des croyances populaires, Thevet pratique une description « neutre » du rituel

anthropophage, en relate les différentes étapes sans user d’une tonalité indignée et horrifiée.

Tout au plus peut-on parfois sentir sa désapprobation : « Voilà de quelle direction se gouverne

ce pauvre peuple brutal… » (l. 38-39) En ce sens, il jette sur ces actes un regard véritablement

« scientifique », un regard de témoin, mais non de juge. Montaigne lui-même en 1580, dans

son célèbre chapitre XXXI des Essais au livre premier intitulé Des cannibales, porte-t-il un

jugement indulgent sur le cannibalisme des indiens d’Amérique, empreints « d’une naïfveté

originelle » : « Nous les pouvons donq bien appeler barbares, eu esgard aux règles de la

raison, mais non pas eu esgard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie ». Des

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témoins comme Staden, Léry ou Thevet avaient bien compris qu’il ne fallait pas donner de

l’anthropophagie une lecture au premier degré. Il n’empêche que les gravures extraites de

l’ouvrage de Staden allaient marquer les consciences, en plaçant le lecteur devant la réalité du

rituel du cannibalisme.

La motivation de l’anthropophagie était plus culturelle et sociale que strictement nutritive ou

relevant d’un besoin biologique. Elle est un rituel qui s’inscrit dans l’activité guerrière des

Tupinambas. Thevet indique ainsi qu’au moment du combat, ces derniers montrent

« quelquefois pour intimider leurs ennemis les os de ceux qu’ils ont vaincus en guerre et

mangés… » (l. 16-17). Ainsi que le note Jean-Paul Duviols : « Les indiens agissaient selon un

rituel qui reconnaissaient la vengeance comme l’expression suprême de la justice ». Le

cannibalisme était ainsi systématique ; tous les ennemis capturés devaient être mis à mort à

plus ou moins longue échéance et dévoré par la tribu entière. Staden précise que les

Tupinambas mangent le corps de leurs prisonniers par haine et non parce qu’ils manquent de

vivres. Thevet écrit au sujet de ce sentiment de « vendetta » : « La plus grande vengeance

dont les sauvages usent et qui leur semble la plus cruelle et indigne, est de manger leurs

ennemis… » (l.21-23). Au risque de multiplier à l’infini la nécessité de vindicte à l’égard de

l’ennemi, ce code de l’honneur n’a pas échappé au chroniqueur français. Staden est dans une

position différente dans la mesure où il est le vaincu et qu’il risque à tout moment de servir de

repas ; situation, convenons-en, quelque peu inconfortable !

Chaque indien partant au combat emportait avec lui une corde lui permettant de capturer un

ennemi. Le retour au village était triomphal ; il s’agissait d’un très grand honneur. Staden

explique même qu’il fut obligé de crier en arrivant sur son futur lieu de supplices : « Moi,

votre repas, me voici ! ». Il n’y avait aucune précipitation dans la suite du cérémonial et les

prisonniers n’étaient parfois mis à mort que quelques semaines, voire quelques années plus

tard. Entre-temps, ils étaient généralement bien traités, bien nourris et pouvaient vivre dans

une relative liberté. Thevet écrit : « Le prisonnier rendu en leur pays… sera fort bien traité…

cependant est traité des meilleures viandes que l’on pourra trouver, s’étudiant à l’engraisser,

comme un chapon en mue, jusque au temps de le faire mourir… » (l. 25-28). S’il s’agit d’un

homme, on lui attribue même une femme chargée de s’occuper de lui jusqu’au jour de son

immolation. Si des enfants naissent de cette union temporaire, ils seront aussi invariablement

mis à mort. Ainsi, le prisonnier qui vivait sous le toit de son maître (celui qui l’avait capturé)

ne pouvait se faire d’illusions sur ce qui l’attendait. Durant cette période, les interlocuteurs les

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plus désagréables semblaient être les vieilles femmes. Le jour de la mise à mort était

déterminé par le conseil des guerriers et donnait lieu à de grandes réjouissances : « Et pour la

solennité du tel massacre, ils appelleront leurs amis plus lointains, pour y assister et en

manger leur part… » (l. 29-30) Car il s’agit d’un repas communautaire et la fête est collective.

Le prisonnier est ensuite conduit sur la place du village et là il est assommé « comme un

pourceau » souligne Thevet, généralement par celui qui l’a capturé. Cette exécution avait

traditionnellement lieu le cinquième jour de la fête. Le cadavre était ensuite roussi sur le

boucan, démembré, puis dépecé ainsi que le montre la gravure, avant d’être rôti. Chaque

membre de la communauté devait en avoir une part, des plus âgés aux plus jeunes

(nourrissons) (l.30-36). Alfred Métraux précise que les soins culinaires étaient confiés aux

vieilles femmes (voir gravure). Parfois, les invités ramenaient un morceau de la victime dans

leurs propres villages. Seul l’exécuteur du prisonnier ne participait pas au festin. Il devait

jeûner et prenait un autre nom en référence à l’acte qu’il venait de commettre. Il ne restait

plus en guise de triomphe qu’à porter au bout d’une perche la tête de la victime.

La colonisation européenne et l’évangélisation ont conduit à la disparition progressive de ces

rituels de mise à mort et d’anthropophagie.

Conclusion :

Les chroniques de Thevet et Staden constituent une source fondamentale pour appréhender les

civilisations aujourd’hui disparues que furent les tribus Tupi du Brésil au XVIe siècle. Elles

sont également précieuses pour savoir quels sentiments furent éprouvés par ces européens qui

entreprirent le voyage vers le Nouveau monde et se trouvèrent face à des peuples étranges,

aux mœurs si éloignés de celles auxquelles ils étaient habitués. Leurs récits sont des

témoignages vivants de la confrontation parfois brutale de deux civilisations ; les Tupinambas

étaient condamnés à décroître sous la poussée ambitieuse et conquérante des européens.

Ces chroniques permettent aussi d’en savoir plus sur l’éphémère France Antarctique,

ambitieux projet visant à une installation durable des Français au Brésil, qui s’avéra être un

« pétard mouillé » et qui tourna au désastre en quelques années.

Bibliographie :

BENNASSAR (Bartolomé) et MARIN (Richard), histoire du Brésil, 1500-2000, Paris,

Fayard, 2000.

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BENNASSAR (Bartolomé), « Dieu, le diable et le bon sauvage, la découverte du Brésil »,

L’Histoire, n° 243, mai 2000, p 82-87.

DUVIOLS (Jean-Paul), L’Amérique espagnole vue et rêvée. Les livres de voyages de

Christophe Colomb à Bougainville, Paris, Promodis, 1985.

LESTRINGANT (Frank), André Thevet, cosmographe des derniers Valois, Genève, Droz,

1991.

MAURO (Frédéric), Histoire du Brésil, Paris, PUF, 1971.

METRAUX (Alfred), La civilisation matérielle des tribus Tupi-Guarani, Paris, Lie Geuthner,

1928.

METRAUX (Alfred), L’anthropophagie rituelle des Tupinamba in religions et magies

indiennes d’Amérique du Sud, Paris, Gallimard, 1967.

MONTAIGNE (Michel de), « Des cannibales », dans Les Essais, Tome 1, Paris, Folio

Gallimard, 1965, p 300-314.

STADEN (Hans), Nus, féroces et anthropophages, Préface de Marc Bouyer et Jean-Paul

Duviols, Paris, Métaillé, 2005.

THEVET (André), Les singularités de la France antarctique, Le Brésil des cannibales au

XVIe siècle, Préface de Frank Lestringant, Paris, La Découverte / Maspéro, 1983.