faculte de medecine pierre et marie curie
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UNIVERSITE PIERRE ET MARIE CURIE (PARIS 6)
FACULTE DE MEDECINE PIERRE ET MARIE CURIE
ANNEE 2016 N° 2016PA06S011
THESE
PRESENTEE POUR LE DIPLOME
DE DOCTEUR EN MEDECINE DiplĂŽme dâEtat
SPECIALITE : PSYCHIATRIE
PAR
Mme Laelia BENOIT
NĂ©e le 20/09/1987 Ă Paris 11Ăšme
PRESENTEE ET SOUTENUE PUBLIQUEMENT LE 22 MARS 2016
MĂ©daille dâArgent de lâUniversitĂ© Paris V. ______________
Penser le risque de schizophrénie :
Enjeux pronostiques lors du travail clinique
auprĂšs de jeunes patients.
DIRECTEUR DE THESE : TAIEB Olivier
PRESIDENT DE THESE : MORO Marie Rose
2
Cette thÚse pour le diplÎme de docteur en médecine constitue une adaptation aussi fidÚle que
possible dâun mĂ©moire de sociologie rĂ©alisĂ© dans le cadre du Master 2 mention SantĂ©, Populations et
Politiques Sociales de lâEcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (E.H.E.S.S., Paris).
EncadrĂ© par M. Nicolas Henckes, sociologue, au cours de lâannĂ©e universitaire 2014-2015,
puis soutenu et discuté le 30 septembre 2015 en présence de M. Sébastien Dalgalarrondo,
anthropologue, le contenu de ce travail nâa subi que dâinfimes remaniements avant dâĂȘtre acceptĂ© au
titre de thĂšse dâexercice de mĂ©decine, et ce grĂące au soutien de M. le Dr Olivier TaĂŻeb.
La fragilitĂ© de cet essai, sa richesse Ă©galement je lâespĂšre, rĂ©side dans la volontĂ© de conduire
une analyse sociologique du travail médical, en étant simultanément jeune médecin et étudiante en
sciences sociales.
3
« - Mais voici la question qui me prĂ©occupe : si Dieu nâexiste pas, qui
donc gouverne la vie humaine, et en gĂ©nĂ©ral, lâordre des choses sur la
terre ?
- Câest lâhomme qui gouverne ! se hĂąta de rĂ©pondre le poĂšte courroucĂ©,
bien que la question, il faut lâavouer, ne fĂ»t pas trĂšs claire.
- Pardonnez-moi, dit doucement lâinconnu, mais pour gouverner, encore
faut-il ĂȘtre capable de prĂ©voir lâavenir avec plus ou moins de prĂ©cision,
et pour un dĂ©lai tant soit peu acceptable. Or â permettez-moi de vous le
demander -, comment lâhomme peut-il gouverner quoique ce soit, si non
seulement il est incapable de la moindre prévision, ne fût-ce que pour
un dĂ©lai aussi ridiculement bref que, disons, un millier dâannĂ©es, mais
si en outre, il ne peut mĂȘme pas se porter garant de son propre
lendemain ? ».
Lâinconnu â le Diable - sâadressant au poĂšte Ivan Bezdomny.
Le MaĂźtre et Marguerite (Boulgakov, 1940)
4
Remerciements
Aux membres du jury, Mme la Professeure Marie Rose Moro, M. le Professeur Thierry
Baubet et M. le Professeur Bruno Falissard. Merci pour votre engagement pour la santé des
jeunes, en particulier pour favoriser leur accĂšs aux dispositifs de soins en psychiatrie. Merci
pour lâintĂ©rĂȘt que vous portez aux dĂ©marches interdisciplinaires et Ă la mĂ©thode
complĂ©mentariste. Merci enfin dâavoir acceptĂ© de lire et de critiquer ce travail.
A mon directeur de thĂšse de mĂ©decine, M. le Docteur Olivier TaĂŻeb, merci pour lâintĂ©rĂȘt que
vous portez aux sciences sociales. Merci dâavoir encouragĂ© et soutenu la proposition de ce
travail au titre de thÚse de médecine.
A mon directeur de master de sociologie, M. Nicolas Henckes, merci de mâavoir initiĂ©e aux
mĂ©thodes des sciences sociales et dâavoir encadrĂ© la rĂ©alisation de cette Ă©tude.
A M. Jean Paul GaudilliĂšre et Ă lâĂ©quipe du CERMES3. Merci pour votre accueil chaleureux.
A toutes les personnes communément appelées « patients », « familles », « jeunes »,
« adolescents » et « parents » qui se sont inquiĂ©tĂ©es de leur propre avenir ou de celui dâun
proche.
A toutes les personnes appelées « psychiatres » qui ont accepté de participer à mes entretiens.
Merci de mâavoir accordĂ© votre confiance, votre temps et vos idĂ©es.
A mes collĂšgues et amis pour lâintĂ©rĂȘt et le soutien que vous avez portĂ© Ă cette initiative.
Merci pour votre relecture et vos conseils avisés.
A ma famille. A mes amis.
A ceux qui demeureront prĂ©sents malgrĂ© lâabsence.
A ceux qui ne sont pas encore arrivés.
A ceux qui gardent les portes ouvertes.
5
Table des matiĂšres Remerciements ...................................................................................................................................... 4
Note au lecteur ....................................................................................................................................... 7
INTRODUCTION ................................................................................................................................. 9
Pourquoi Ă©tudier le pronostic psychiatrique ?.......................................................................... 11
MĂ©thodes ............................................................................................................................... 12
RĂ©sultats ................................................................................................................................ 13
1. LA DIFFICULTE DU PRONOSTIC ............................................................................................ 15
1.1. Quâest-ce quâun pronostic ? ......................................................................................... 15
Le pronostic : une catégorie théorique ou appliquée ................................................................... 16
Faire un pronostic : une pratique médicale .................................................................................. 19
Lâutilisation du pronostic en mĂ©decine ......................................................................................... 21
1.2. Lâincertitude liĂ©e Ă la pratique mĂ©dicale ....................................................................... 26
Lâincertitude inhĂ©rente Ă la mĂ©decine .......................................................................................... 26
Lâincertitude liĂ©e au pronostic ....................................................................................................... 34
1.3. Lâincertitude liĂ©e Ă lâadolescence .................................................................................. 36
LâindĂ©termination entre crise dâadolescence et maladie .............................................................. 36
LâĂ©volution de lâadolescent : entre imprĂ©visibilitĂ© et structuration progressive .......................... 41
1.4. Lâincertitude liĂ©e Ă la schizophrĂ©nie.............................................................................. 43
Lâhistoire de la schizophrĂ©nie, une histoire de la chronicitĂ© ......................................................... 43
Prédire la schizophrénie : une mort sociale annoncée ? .............................................................. 47
Le fonctionnement social : un pronostic complexe ...................................................................... 55
1.5. Dâinextricables incertitudes ......................................................................................... 60
2. LâAMBIVALENCE DES PSYCHIATRES A LâEGARD DU PRONOSTIC ............................ 62
2.1. LâimpossibilitĂ© et lâinĂ©vitabilitĂ© du pronostic ..................................................................... 63
Eviter en vain de penser Ă lâavenir ................................................................................................ 63
La question dâavenir condamnĂ©e Ă rester sans rĂ©ponse ............................................................... 68
2.2. Osciller entre optimisme et pessimisme ............................................................................ 71
Ătre optimiste sans ĂȘtre dans le dĂ©ni ............................................................................................ 72
Ătre pessimiste sans abandonner lâespoir ..................................................................................... 75
2.3. Sâattendre Ă des problĂšmes mais en anticiper dâautres ...................................................... 79
Attendre de « ramasser les morceaux » : refuser lâanticipation ................................................... 80
« Ne pas louper le coche » : anticiper un futur incertain .............................................................. 82
2.4. Parler dâavenir sans prĂ©dire, une influence sans engagement ............................................ 87
6
« Je ne suis pas Monsieur MĂ©tĂ©o » : lâinterdit de prĂ©dire............................................................. 87
« Donner son point de vue » : influencer sans sâengager ............................................................. 89
Alerter sans alarmer : contrĂŽler lâĂ©motion dâautrui ...................................................................... 90
2.5. Le soin précoce en psychiatrie : une culture du secret ....................................................... 91
DĂ©tecter des troubles sans les objectiver ..................................................................................... 91
PrĂ©venir lâaggravation vers une maladie mentale : un service rendu impossible Ă dĂ©montrer ... 93
3. LE TRAVAIL CLINIQUE EN SITUATION INQUIETANTE .................................................. 97
3.1. Quâest-ce quâune situation inquiĂ©tante ? .......................................................................... 98
Une rencontre clinique au-delĂ de lâexpĂ©rience ordinaire ........................................................... 98
Seul le psychiatre discerne une menace invisible ....................................................................... 102
Savoir que la crise annonce une catastrophe ............................................................................. 111
Lâengagement du psychiatre devient impĂ©ratif .......................................................................... 120
3.2. Quel est le travail du psychiatre face à une situation inquiétante ? ................................... 122
Regarder le danger en face ......................................................................................................... 122
Croire en la prophétie auto-réalisatrice ...................................................................................... 126
Synchroniser divers interlocuteurs.............................................................................................. 135
Sâengager sur le plan personnel .................................................................................................. 142
Rester prudent sur la durée ........................................................................................................ 147
Garder les portes ouvertes .......................................................................................................... 152
CONCLUSION .................................................................................................................................. 157
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................................ 160
ANNEXE : Grille dâentretien ........................................................................................................... 166
7
Note au lecteur
Lâobjet de ce travail Ă©merge au printemps 2013, alors quâĂ©tudiante en huitiĂšme annĂ©e de
mĂ©decine, jâeffectue un stage dâinterne dans un service parisien destinĂ© Ă lâhospitalisation, le plus
souvent contrainte, de personnes rĂ©sidant dans lâun des quartiers les plus pauvres de la capitale. En
assistant Ă une rĂ©union dâĂ©tablissement, jâapprends que lâanalyse des questionnaires de satisfaction
renseignĂ©s par les personnes Ă lâissue de leur hospitalisation fait Ă©merger comme principale plainte le
manque dâinformation mĂ©dicale. En observant les consultations et les Ă©changes informels de lâĂ©quipe
en lâabsence des patients, je constate que cette plainte semble fondĂ©e. Les raisons prĂ©cises de
lâhospitalisation, les effets nocifs de certains traitements, le diagnostic posĂ© ou encore les conditions Ă
remplir pour ĂȘtre autorisĂ© Ă quitter lâhĂŽpital, sont autant de thĂ©matiques frĂ©quemment Ă©ludĂ©es lors des
entretiens mĂ©dicaux. Ce mode de communication extrĂȘmement flou mâinterpelle alors Ă diffĂ©rents
Ă©gards. Dâune part, il va Ă lâencontre de lâenseignement dispensĂ© en facultĂ© de mĂ©decine, oĂč jâai dĂ»
apprendre â jusquâĂ ĂȘtre en mesure de le rĂ©citer de mĂ©moire â le contenu du texte de loi de mars 2002
portant sur les droits Ă lâinformation des personnes en situation de soin. Celui-ci stipule que les
personnes malades ont le droit dâĂȘtre informĂ©es sur leur Ă©tat de santĂ© et les diffĂ©rentes investigations
ou traitements menés, cette information constituant un préalable à leur consentement ou à leur refus
des soins. Dâautre part, cette maniĂšre Ă©vasive de sâexprimer ne fait lâobjet dâaucune rĂšgle formelle et
me plonge dans lâembarras Ă titre individuel. Lorsque je me trouve seule en situation de recevoir des
personnes hospitalisées, je leur dévoile aisément ma vision actuelle de ce qui pourrait leur poser
problĂšme. Constatant que mes collĂšgues plus expĂ©rimentĂ©s procĂšdent Ă lâinverse, je suis bien en peine
pour dĂ©terminer quelle serait la bonne maniĂšre dâagir lors de mon futur exercice psychiatrique. Les
apports théoriques les plus présents en psychiatrie, notamment la psychanalyse, ne répondent
aucunement Ă ce double questionnement. Comment comprendre la contradiction entre les textes de loi
et les pratiques dâinformation mĂ©dicale ? Comment mes collĂšgues communiquent-ils et de quelle
maniĂšre devrais-je mâexprimer dans une telle situation?
Lâengagement dans cette recherche a donc rĂ©trospectivement puisĂ© son souffle en rĂ©action Ă
diverses représentations. Au malaise suscité par le travail en milieu fermé avait répondu mon
identification aux personnes errant dans les couloirs exigus de lâhĂŽpital et interrogeant les soignants
quant à leurs perspectives de sortie. Au désir de partager mes doutes avait trouvé écho les demandes
de parents inquiets de lâavenir dâun enfant Ă peine majeur, et hospitalisĂ© pour un premier dĂ©lire. Le
silence de mes collĂšgues enfin avait ravivĂ© une rancune que jeune Ă©tudiante dĂ©jĂ jâavais ressentie Ă
lâencontre de certains mĂ©decins. Combien de visites au « lit du malade » oĂč, Ă lâissue dâun discours
technique destiné à son public, le professeur éludait une question de bon sens posée par le patient,
tournait les talons et sortait de la chambre suivi dâun peloton de blouses blanches ? Lâorientation
sociologique de ce travail sâest ainsi trouvĂ©e lestĂ©e de mes reprĂ©sentations. Les patients et leurs
familles mâapparaissaient mĂ©prisĂ©s par des mĂ©decins peu enclins au partage des savoirs. Cette
fascination Ă lâĂ©gard de lâautre, ici les personnes profanes et une mĂ©thode sociologique destinĂ©e Ă les
dĂ©fendre, sâapparentait Ă un contre-transfert culturel (Devereux, 1967).
Comment dĂ©voiler l'implicite de certaines pratiques soignantes lorsque lâon est soi-mĂȘme
soignant et que lâon partage cet implicite ? SinguliĂšre rencontre alors que celle du chercheur avec un
objet de recherche familier quâil sâefforce de rendre Ă©tranger. Si la discipline Ă©thique aurait questionnĂ©
la pratique psychiatrique du point de vue dâun soignant, si lâanthropologie aurait inscrit la subjectivitĂ©
8
du chercheur au cĆur de lâanalyse, la sociologie incite Ă une importante distanciation vis-Ă -vis de
lâobjet de recherche. Comment interroger les pratiques de son propre groupe dâappartenance, les
psychiatres, au risque de se voir questionné sur sa propre identité ? Comment emprunter, mimer,
assimiler les usages dâun nouveau groupe, les sociologues, qui renvoie de prime abord le chercheur Ă
son statut dâĂ©tranger ? En dĂ©plaçant lâangle par lequel il saisit lâobjet, le chercheur se dĂ©centre et se
dĂ©porte lui-mĂȘme au risque de vaciller. Tout au long du voyage interdisciplinaire, il avance sur le fil,
aidé par celles et ceux qui partagent le goût du détour (Benoit, 2015).
Deux ans ont passé et le sujet initial de ce travail de thÚse a été infléchi vers celui du pronostic,
en raison de lâexistence dâune littĂ©rature sur la communication mĂ©dicale en psychiatrie et de la
possibilité de bénéficier du soutien de la Ville de Paris, via le projet intitulé "Risque de psychose et
anticipation du malheur dans la psychiatrie contemporaine. Approche sociologique", et de celui de
lâA.N.R. « PSYFRING Aux limites de la psychiatrie. Une histoire et une sociologie des psychoses
précoces et phénomÚnes apparentés depuis l'aprÚs-guerre en France et en Allemagne », contributeurs
que je tiens ici Ă remercier. Ce changement de sujet a Ă©tĂ© un exercice dĂ©licat, dans la mesure oĂč la
question du pronostic ne mâapparaissait pas centrale dans la pratique psychiatrique. Prendre en
considération ce travail pronostique a été un changement de perspective progressif, car, tout comme
les collĂšgues ayant participĂ© aux entretiens, mon raisonnement sâĂ©laborait plus aisĂ©ment en termes de
diagnostics que de pronostics.
Dans lâimpossibilitĂ© de me trouver simultanĂ©ment psychiatre et sociologue au cours de ce
travail jâai Ă©tĂ© confrontĂ©e Ă lâexpĂ©rience dâun clivage, intermittent certes, mais Ă lâorigine de
négociations identitaires et de doutes quant à mon orientation professionnelle. Il me semble y
reconnaĂźtre lâexpĂ©rience riche et complexe du mĂ©tissage, certaines tranches de vie en France, dâautres
au BrĂ©sil. Lâadaptation sans cesse, lâambivalence souvent, le secret parfois, car ce qui est admis dâun
cĂŽtĂ© de la rive ne le serait que difficilement de lâautre. Afin dâexpliciter le travail ordinaire des
psychiatres jâai tentĂ© de poser un regard naĂŻf sur des usages observĂ©s et transmis de maniĂšre
informelle. Laborieuse naïveté que celle du chercheur initié à la pratique, dont mes interlocuteurs
psychiatres nâĂ©taient pas dupes. Comment analyser les thĂ©matiques sensibles Ă©voquĂ©es par mes
collĂšgues sans que la mĂ©thode sociologique ne sâapparente Ă une trahison ?
A eux seuls, les titres successifs de cette Ă©tude â « LâEtrange Ado, un futur Schizo ? » en
sociologie, puis « Penser le risque de schizophrĂ©nie » en mĂ©decine â esquissent les contours dâĂ©cueils
diplomatiques propres Ă lâinterdisciplinaritĂ©. Ici sâopĂšre un jogo de cintura, (« jouer de sa taille », faire
preuve de flexibilitĂ©) une expression brĂ©silienne que lâon accompagne de prĂ©fĂ©rence dâun petit pas de
danse : contourner un obstacle imaginaire dâun dĂ©hanchement, les bras en balancier. Qui sait sâadapter
peut se sortir de situations délicates ou négocier des réalités apparemment incompatibles. Mi danse, mi
esquive, jâapprĂ©cie cette expression car le jogo de cintura fait de la multiplicitĂ© des possibles un jeu
dâenfant. Au plaisir certain que jâai eu Ă passer de lâautre cĂŽtĂ© du miroir sâaccompagne le dĂ©sir de
tisser et de conserver différentes affiliations. Assumer plusieurs voies, les revendiquer, les critiquer et
ĂȘtre Ă mĂȘme de les tourner en dĂ©rision me semble ouvrir un espace de pensĂ©e invitant Ă la rĂ©flexion
commune. Ce jogo de cintura est Ă©galement celui des psychiatres spĂ©cialistes dâenfants et
dâadolescents qui dĂ©voilent ici les nombreuses ressources dont ils disposent pour gĂ©rer les incertitudes
de leur travail quotidien.
9
INTRODUCTION
Au cours des vingt derniĂšres annĂ©es, la prĂ©diction de troubles mentaux est devenue lâun des
enjeux prioritaires de la recherche et des politiques de santé dans le champ psychiatrique.
Cette prĂ©occupation est liĂ©e au dĂ©veloppement et Ă la diffusion dâun ensemble dâoutils et
dâinstitutions dĂ©diĂ©s Ă la dĂ©tection de symptĂŽmes avant-coureurs de la psychose, chez de
jeunes patients ayant recours Ă la psychiatrie en lâabsence de trouble mental avĂ©rĂ©. Ces
nouvelles stratĂ©gies de prĂ©vention se fondent sur lâintervention Ă un stade prĂ©coce de la
pathologie, avant que celle-ci ne soit complÚtement déclarée et reposent sur la création de
services spĂ©cialisĂ©s adossĂ©s Ă des rĂ©seaux dâadressage, Ă mĂȘme de proposer des Ă©valuations
diagnostiques approfondies et des programmes dâaccompagnement personnalisĂ©s.
Lâanticipation est ainsi devenue un Ă©lĂ©ment central du discours psychiatrique international et
rencontre un écho favorable au sein des médias. Ce travail de thÚse de médecine a été réalisé
au sein dâun programme de recherche de sociologie visant Ă dĂ©crire le dĂ©veloppement dans le
champ de la santĂ© mentale de politiques et dâinstitutions dĂ©diĂ©es Ă la prĂ©vention et aux
interventions précoces, en France, en Allemagne et en Suisse1. Si ces pratiques existent
maintenant en routine dans la plupart des pays europĂ©ens, il nâexiste en France que peu
dâinstitutions proposant une prise en charge standardisĂ©e des pathologies Ă©mergentes chez les
sujets jeunes.
Lâune des hypothĂšses explorĂ©es par mon travail est que le faible Ă©cho rencontrĂ© en France
pour les pratiques dâintervention prĂ©coce sâexplique notamment par les attitudes des
psychiatres français Ă lâĂ©gard de la pratique du pronostic et des prĂ©dictions dans le champ de
la schizophrĂ©nie. Il faut dĂšs Ă prĂ©sent souligner que la France bĂ©nĂ©ficie dâune politique de
secteur pĂ©dopsychiatrique, ainsi que de rĂ©seaux de Maisons dâAdolescents offrant lâaccĂšs Ă
des soins psychiatriques prĂ©coces et de proximitĂ© sur lâensemble du territoire. Si la capacitĂ©
des institutions psychiatriques Ă prĂ©venir lâapparition de troubles mentaux chez les sujets
jeunes constitue dans le monde anglo-saxon un argument politique fort destiné à ouvrir des
1 Programme bénéficiant du soutien de la Ville de Paris, via le projet "Risque de psychose et anticipation du
malheur dans la psychiatrie contemporaine. Approche sociologique", et de lâA.N.R. « PSYFRING Aux limites de la psychiatrie. Une histoire et une sociologie des psychoses prĂ©coces et phĂ©nomĂšnes apparentĂ©s depuis l'aprĂšs-guerre en France et en Allemagne ».
10
institutions sanitaires jusque-lĂ inexistantes2, lâoffre de soins Ă©tablie en France rend cette
question moins pressante. Toutefois, des enquĂȘtes internationales ont dĂ©jĂ montrĂ© que les
psychiatres français se distinguaient par une mĂ©fiance Ă lâĂ©gard des pratiques diagnostiques en
gĂ©nĂ©ral, et de lâutilisation dâinstruments standardisĂ©s de diagnostic en particulier. Une
rĂ©ticence Ă sâengager dans des pronostics, Ă envisager lâavenir et Ă lâĂ©voquer avec leurs jeunes
patients, pourrait en effet expliquer que des stratégies fondées sur la systématisation de ces
pratiques rencontrent peu dâĂ©cho en France. Si les psychiatres partisans des approches
prĂ©dictives estiment constituer lâavant-garde dâune nouvelle psychiatrie qualifiĂ©e de
« prĂ©dictive, prĂ©ventive, personnalisĂ©e et participative »3, lâusage que font les psychiatres
français des prédictions dans leur exercice quotidien auprÚs de jeunes patients demeure
méconnu. Toutefois, les patients dont les troubles vagues pourraient traduire aussi bien des
symptĂŽmes prĂ©curseurs dâune schizophrĂ©nie quâun malaise en lien avec lâadolescence,
reprĂ©sentent des cas ordinaires pour les psychiatres spĂ©cialistes de lâenfance et de
lâadolescence. Face Ă ces situations cliniques, les psychiatres se questionnent nĂ©cessairement
sur lâavenir de leurs jeunes patients. Ils rĂ©alisent des pronostics, câest-Ă -dire des pratiques
mĂ©dicales consistant Ă prĂ©voir, anticiper, ou prĂ©dire lâavenir. Cette thĂšse met en lumiĂšre les
enjeux pronostiques traversant le travail quotidien des psychiatres spécialistes de
lâadolescence : Comment se reprĂ©sentent-ils lâavenir de ces jeunes personnes? PrĂ©voient-ils la
survenue dâune schizophrĂ©nie? Sâengagent-ils dans son anticipation? Enfin, dans quelle
mesure communiquent-ils leurs prévisions aux jeunes patients et à leurs familles?
Le choix dâune mĂ©thode sociologique nâest pas ordinaire pour une thĂšse de doctorat en
mĂ©decine. Dans ce travail entamĂ© aprĂšs deux ans de stages dâinterne, je questionne lâexercice
mĂ©dical et par lĂ -mĂȘme ma future pratique. Comment devient-on psychiatre ? Comment mes
collĂšgues pensent-ils et comment agissent-ils ? Comment comprendre la maniĂšre dont ils
travaillent ? Comment resituer le spectacle qui se dĂ©roule chaque jour Ă lâhĂŽpital et le rĂŽle de
chaque protagoniste, au sein du grand contexte sociĂ©tal ? Si la psychologie et lâĂ©thique sont
2 En Australie, les recherches dĂ©montrant lâefficacitĂ© de soins prĂ©coces chez des adolescents ou de jeunes
adultes identifiĂ©s comme Ă risque de psychose, ont constituĂ© un argument fort pour les professionnels de santĂ© engagĂ©s dans la crĂ©ation dâinstitutions psychiatriques gratuites destinĂ©es aux jeunes (McGorry, Bates, & Birchwood, 2013).
3 LâintitulĂ© des 8
Ăšme JournĂ©es Internationales des Pathologies Emergentes de lâAdolescent et du Jeune Adulte
(JIPEJAAD), organisĂ© par le service hospitalo-universitaire de lâHĂŽpital Sainte Anne Ă Paris, mentionne ainsi que « La France participe peu Ă ces efforts concernant lâidentification et le suivi des jeunes Ă haut risque de transition psychotique, en dehors de lâexpĂ©rience pilote du CJAAD », une unitĂ© du mĂȘme service.
11
des outils épistémologiques précieux pour aborder le travail clinique de maniÚre individuelle
et collective, la sociologie en propose une vision complémentaire. En traduisant les discours
entendus et les pratiques observées en termes de normes professionnelles cohérentes, les
sciences sociales autorisent un dĂ©centrage Ă mĂȘme de resituer lâexpĂ©rience individuelle au
sein dâenjeux sociĂ©taux. Ainsi, en adressant la question pronostique aussi bien Ă mes
collĂšgues internes quâĂ des psychiatres expĂ©rimentĂ©s, jâinterroge le rĂŽle social de mes pairs
dans une tentative pour construire le mien. Ici, questionner, qualifier et critiquer, constituent
autant une mĂ©thode sociologique que personnelle : apprĂ©hender lâĂ©trangetĂ© des pratiques
professionnelles, sây intĂ©resser dĂ©libĂ©rĂ©ment, les explorer, les apprivoiser, pour enfin les
rendre familiĂšres.
Dans ce chapitre dâintroduction, je propose dâexpliciter la problĂ©matique de cette recherche,
les diverses significations du pronostic en mĂ©decine, puis dâexposer la mĂ©thode et les
principaux résultats de mon analyse.
Pourquoi Ă©tudier le pronostic psychiatrique ?
Si les pratiques pronostiques sont un élément essentiel du travail clinique, elles
demeurent peu Ă©tudiĂ©es aussi bien en mĂ©decine quâen sociologie. Une exception notable est le
travail fondateur de Nicholas Christakis consacré aux pratiques pronostiques en cancérologie.
Face Ă une situation de cancer en stade terminal, les cancĂ©rologues se montrent rĂ©ticents Ă
rĂ©pondre aux questions de leurs patients, et lorsquâils prĂ©disent leur durĂ©e de survie, leurs
estimations comportent un biais dâoptimisme systĂ©matique (Christakis, 2001).
La psychiatrie de lâenfance et de lâadolescence est une autre situation clinique oĂč
lâĂ©tude du pronostic apparait pertinente. Si la mort nâest pas lâissue la plus commune des
troubles mentaux, le suicide représente toutefois un risque réel dans de nombreuses
pathologies psychiatriques. Toutefois, lâĂ©ventualitĂ© quâun patient dĂ©veloppe un grave trouble
mental tel que la schizophrénie ou la bipolarité, en particulier à un jeune ùge, est une
perspective Ă peine moins effrayante pour le patient, sa famille et le psychiatre lui-mĂȘme.
Cette situation, que jâappelle la « situation inquiĂ©tante », est frĂ©quente lors du travail
quotidien des psychiatres auprĂšs de jeunes patients. Elle Ă©merge de la rencontre dâun
12
adolescent ou dâun jeune adulte dont les problĂšmes pourraient reflĂ©ter aussi bien un malaise
ou des comportements transgressifs typiques de lâadolescence, que les premiers symptĂŽmes
dâune schizophrĂ©nie dĂ©butante. Dans cette thĂšse, jâemploie plus frĂ©quemment lâexemple de la
schizophrĂ©nie que celui de la maladie bipolaire, en ce quâil constitue pour les psychiatres eux-
mĂȘmes lâĂ©ventualitĂ© la plus inquiĂ©tante (cf : chapitre 1, troisiĂšme partie).
MĂ©thodes
Jâai conduit une sĂ©rie dâentretiens approfondis avec des psychiatres français, spĂ©cialistes
de lâenfance et de lâadolescence, aidĂ©e en cela par mon rĂ©seau professionnel dâinterne en
pĂ©dopsychiatrie. Certains collĂšgues ont acceptĂ© de diffuser une proposition dâentretien par
courriel à leurs propres collÚgues. Les psychiatres ont été contactés par un message
électronique intitulé « Anticiper le futur des jeunes en psychiatrie », et proposant de partager
leur expérience sur la question suivante : « Comment le pronostic, ou le fait d'anticiper le
futur, s'intÚgre-t-il dans votre travail auprÚs de jeunes patients ? ».
Les participants exerçaient auprĂšs dâenfants, dâadolescents et de jeunes adultes, au sein de
diffĂ©rentes structures : des institutions publiques dâhospitalisation ou de consultation en lien
avec les secteurs psychiatriques ou des centres hospitalo-universitaires, des centres médico-
éducatifs, des cabinets privés, des centres de consultation destinés aux étudiants, et des
institutions de soins-Ă©tudes. LâĂ©chantillon, composĂ© de 12 psychiatres, 6 hommes et 6 femmes
a Ă©tĂ© constituĂ© au fil de lâanalyse selon la technique dâĂ©chantillonnage thĂ©orique. Ces
psychiatres mâont accordĂ© un entretien approfondi de une Ă deux heures, visant Ă explorer
différentes dimensions de leur travail clinique. Les entretiens ont été entiÚrement retranscrits
et les analyses menées selon la méthodologie de la Grounded Theory. Ainsi, la grille
dâentretien constituĂ©e aprĂšs une revue de la littĂ©rature a Ă©tĂ© ajustĂ©e au fil des entretiens,
laissant émerger de nouvelles thématiques de maniÚre inductive entre chaque entretien, et ce
jusquâĂ saturation des donnĂ©es.
Les enjeux pronostiques ont été explorés selon les dimensions suivantes:
le sens donné aux notions de pronostic, de prédiction et de prévention
le raisonnement clinique des praticiens lorsquâils sont confrontĂ©s Ă lâĂ©ventualitĂ©
dâune Ă©volution vers la schizophrĂ©nie
13
la maniĂšre dont ils communiquent leurs pronostics Ă leurs jeunes patients, Ă leurs
proches ou Ă leurs collĂšgues.
RĂ©sultats
Alors que les psychiatres que jâai interrogĂ©s se dĂ©clarent rĂ©ticents Ă sâengager dans des
prĂ©dictions, ils sont Ă mĂȘme de dĂ©crire lâomniprĂ©sence du pronostic dans leur exercice
quotidien.
La variĂ©tĂ© des usages du pronostic et la difficultĂ© des psychiatres Ă les mettre en Ćuvre
a émergé comme le premier axe de cette analyse. En effet, leur rencontre avec un adolescent
prĂ©sentant des troubles flous les confronte Ă un ensemble dâincertitudes pour lâavenir. Ces
incertitudes sâexercent selon trois lignes de tension que je dĂ©crirai dans le premier chapitre :
les incertitudes liĂ©es au raisonnement mĂ©dical, les incertitudes liĂ©es Ă lâadolescence, et les
incertitudes liĂ©es Ă la schizophrĂ©nie. Ces trois sources dâincertitudes sâentremĂȘlent de maniĂšre
inextricable et tendent à faire du raisonnement pronostique une authentique difficulté pour les
psychiatres (Chapitre 1).
Lâambivalence des psychiatres Ă lâĂ©gard du pronostic constitue le deuxiĂšme axe de
cette thĂšse. Ils expriment une gĂȘne manifeste lorsque je les questionne sur leur vision et leur
usage du pronostic, et cette question semble de prime abord leur ĂȘtre imposĂ©e par mon
questionnement. NĂ©anmoins, si les trois facettes du pronostic - la prĂ©vision, lâanticipation et la
prĂ©diction, ne sont pas spontanĂ©ment Ă©voquĂ©es par les psychiatres, ceux-ci sont Ă mĂȘme
dâĂ©voquer diverses situations de leur travail quotidien oĂč ils en font usage. Le deuxiĂšme
chapitre de cette thÚse est consacré à la description de cette ambivalence, dont je suggÚre
quâelle Ă©mane dâune insoluble contradiction entre lâattente que les psychiatres puissent
prĂ©dire lâavenir dâun jeune patient faisant lâexpĂ©rience de difficultĂ©s Ă©motionnelles, et leur
impossibilité à ce faire (Chapitre 2)
Enfin, le troisiĂšme chapitre est consacrĂ© Ă dĂ©crire une situation clinique oĂč la vision de
lâavenir du patient que se fait le psychiatre conduit Ă lâĂ©mergence dâun sentiment dâinquiĂ©tude
et lâincite Ă agir de maniĂšre spĂ©cifique. Cette situation se caractĂ©rise par lâexistence de
symptĂŽmes indĂ©terminĂ©s chez lâadolescent et de comportements Ă la limite de la dĂ©viance
14
sociale. La gravitĂ© de la situation dĂ©coule alors de lâexistence dâun problĂšme psychiatrique
massif chez lâadolescent, mais qui reste paradoxalement invisible et pour lequel aucune action
spĂ©cifique nâest entreprise. Le psychiatre craint alors une aggravation des difficultĂ©s du jeune
et le dĂ©clenchement dâun trouble mental sĂ©vĂšre. Cette « situation inquiĂ©tante » confronte le
psychiatre Ă plusieurs exigences contradictoires : celle dâalerter le jeune et sa famille sur le
risque de trouble mental tout en Ă©vitant de mentionner une maladie qui nâexiste pas encore, et
celle de prĂ©venir la survenue du trouble tout en doutant de lâefficacitĂ© de son action mĂ©dicale.
Cette situation de travail clinique confronte les psychiatres Ă une importante tension quâils ne
sont en mesure de rĂ©soudre quâau prix dâun intense engagement Ă©motionnel (Chapitre 3).
15
1. LA DIFFICULTE DU PRONOSTIC
La situation de travail sur laquelle porte cette recherche est particuliĂšrement sensible.
En effet, le pronostic dâun risque de schizophrĂ©nie Ă lâadolescence confronte le psychiatre Ă
de nombreuses incertitudes. De diverses origines et pouvant ĂȘtre associĂ©es, ces sources
dâincertitudes sont Ă©voquĂ©es par les psychiatres au cours des entretiens lorsquâils expliquent
que les pratiques pronostiques reprĂ©sentent lâun des aspects les plus complexes de leur travail
clinique. Dans ce premier chapitre, je distingue les différents sens du mot « pronostic » et
quatre sources dâincertitude contribuant Ă sa difficultĂ© : les incertitudes liĂ©es Ă la pratique
mĂ©dicale, les incertitudes liĂ©es Ă lâadolescence, les incertitudes liĂ©es Ă la schizophrĂ©nie, et
enfin les incertitudes Ă©mergeant de lâincapacitĂ© du psychiatre Ă discriminer les trois premiĂšres
sources dâincertitude.
1.1. Quâest-ce quâun pronostic ?
Lors des entretiens que jâai menĂ©s, les psychiatres Ă©voquaient leurs pronostics en
employant une grande variété de termes. Afin de poursuivre mon propos en toute clarté, il me
faut expliciter les différentes significations du mot « pronostic » dÚs à présent.
En mĂ©decine, il est possible de distinguer deux notions diffĂ©rentes du pronostic. Dâune part, le
pronostic correspond Ă une catĂ©gorie dĂ©crivant le dĂ©roulement dâune maladie, que cette
catĂ©gorie soit thĂ©orique â par exemple dans les manuels mĂ©dicaux â ou quâelle soit appliquĂ©e
dans la rĂ©alitĂ© Ă un patient et Ă sa maladie. Dâautre part, le pronostic correspond Ă une
pratique mĂ©dicale, lorsque le mĂ©decin prĂ©voit le dĂ©roulement dâune maladie pour un patient
donné. La pratique pronostique comporte alors trois dimensions.
La premiĂšre est la prĂ©vision, câest-Ă -dire lâaction du mĂ©decin lorsquâil se
reprĂ©sente lâavenir dâun patient donnĂ©.
La deuxiĂšme est lâanticipation, qui consiste Ă agir en fonction dâune prĂ©vision de
maniĂšre Ă prĂ©venir ou Ă maĂźtriser la survenue dâun Ă©vĂšnement.
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La troisiĂšme action pronostique du mĂ©decin sâapparente Ă une prĂ©diction, câest-Ă -
dire Ă la communication au patient dâun pronostic le concernant.
Le pronostic : une catégorie théorique ou appliquée
Le pronostic thĂ©orique: le dĂ©roulement ordinaire dâune maladie
Lorsquâil constitue une catĂ©gorie thĂ©orique, le pronostic se rĂ©fĂšre au dĂ©roulement habituel
dâune maladie au cours du temps. Observer une personne souffrant dâune maladie et rĂ©pĂ©ter
cette observation un grand nombre de fois conduit à faire émerger une représentation
thĂ©orique du dĂ©roulement dâune telle maladie. Le « pronostic de la schizophrĂ©nie » dĂ©signe
alors une notion gĂ©nĂ©rale de la maniĂšre dont dĂ©bute, se poursuit, et sâachĂšve ce trouble. Cette
Ă©volution thĂ©orique peut ne concerner quâune sous-population spĂ©cifique de personnes
malades, mais reste néanmoins abstraite.
« Pour moi le pronostic câest⊠Il y a plusieurs choses. Il y a le pronostic au niveau dâune maladie ; on parle des adultes-lĂ ? Ou des jeunes adultes ? Parce que je ne vois pas forcĂ©ment ça de la mĂȘme maniĂšre chez des enfants, chez les ados, et chez les adultes. » (12)
Le pronostic théorique désigne ainsi une représentation relativement stable du déroulement
dâune maladie. Lâhistoire dite « naturelle » de la maladie est pensĂ©e comme un enchaĂźnement
successif dâĂ©tapes - le dĂ©but de la maladie, son cours, et sa fin. Le pronostic thĂ©orique dâune
maladie sâapparente alors au terme anglais de « natural course ». FrĂ©quemment stabilisĂ© par
une vision statistique, ce pronostic se présente comme une connaissance constante et fiable.
Les manuels, articles et enseignements médicaux consacrent ainsi pour chaque maladie, une
partie spécifiquement dédiée au pronostic théorique du trouble.
Nicholas Christakis emploie pour désigner le pronostic théorique, le terme de
« pronostic réel » (Christakis, 2001). Il fait ainsi référence à des connaissances théoriques
médicales fondées sur la moyenne des déroulements de plusieurs maladies, supposées
objectives et fiables. Néanmoins, qualifier ce pronostic de « réel », revient à considérer que
dâautres pronostics pourraient ĂȘtre fictifs. Or, jâestime que le pronostic, mĂȘme lorsquâil se
réfÚre non à une théorie mais à une pratique médicale, constitue une situation sociale tout
aussi réelle. Je préfÚre donc parler de pronostic théorique pour désigner une représentation du
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déroulement de la schizophrénie partagée et admise par les psychiatres par le biais de
lâapprentissage mĂ©dical.
Le pronostic appliquĂ© : le dĂ©roulement de la maladie dâun patient donnĂ©
Lorsquâil constitue une catĂ©gorie appliquĂ©e, le pronostic se rĂ©fĂšre au dĂ©roulement de la
maladie dâun patient prĂ©cis, bien rĂ©el et connu du mĂ©decin. Cette catĂ©gorie correspond Ă
lâapplication du pronostic thĂ©orique dans la vie rĂ©elle, afin de dĂ©crire le devenir dâune
personne, de sa maladie, ou de lâun de ses symptĂŽmes. Les questions suivantes appellent ainsi
une réponse en termes de pronostic appliqué : « Que vont devenir ces hallucinations ? Vont-
elles sâaggraver ou disparaitre ? » « Que va devenir M. X ? Pourra-t-il sortir de lâhĂŽpital la
semaine prochaine et reprendre le travail ? ». Ces questions nâappellent pas de rĂ©ponses
purement thĂ©oriques, mais doivent intĂ©grer un ensemble de paramĂštres et dâĂ©ventualitĂ©s liĂ©s Ă
une situation de vie rĂ©elle. Ces Ă©lĂ©ments rĂ©els â spatiaux, temporels et humains â façonnent
lâapplication de la thĂ©orie Ă une situation donnĂ©e.
Lorsque le pronostic sâapplique au dĂ©roulement de la maladie dâun patient, le cours du
temps produit un changement. Le pronostic appliquĂ© sâinscrit alors dans une chronologie et la
distinction de sens se fait plus claire entre les termes de pronostic, de cours de la maladie et
dâĂ©volution. Le pronostic dĂ©signe alors une reprĂ©sentation de lâavenir au dĂ©but de la maladie,
telle que lâimagine le mĂ©decin. Le cours de la maladie observĂ© par la suite, ne sera plus ni
« naturel » ni dĂ©terminĂ© dâavance, mais pourra contredire la prĂ©vision initiale. Enfin,
lâĂ©volution observĂ©e (outcome) correspond Ă la derniĂšre observation effectuĂ©e dâune personne
malade, que ce soit en raison de la fin de la maladie, ou de la fin de la séquence temporelle
dâobservation. Le terme anglais dâoutcome peut ĂȘtre traduit littĂ©ralement par le mot rĂ©sultat.
De fait, il est utilisĂ© dans les articles mĂ©dicaux pour dĂ©signer lâĂ©volution observĂ©e Ă la fin de
lâĂ©tude, Ă©volution qui en constitue prĂ©cisĂ©ment le rĂ©sultat. De la mĂȘme maniĂšre, dans son
travail clinique, le psychiatre observe la maniĂšre dont a Ă©voluĂ© un patient quâil suit depuis un
certain temps. La personne change, elle évolue, et vient confirmer ou contredire une prévision
initiale. Dans son travail sur les pratiques de pronostic des cancérologues, Christakis désigne
ce résultat final par le terme de « pronostic réalisé ». Je ne souhaite pas utiliser cette
expression, car lâĂ©tymologie du mot pronostic (du grec prognostikos, « connaĂźtre dâavance »)
implique une reprĂ©sentation a priori de lâavenir, alors que le sens selon lequel Christakis
emploie ce terme Ă©voque une vision a posteriori dâun Ă©vĂšnement. Pour dĂ©signer une catĂ©gorie
appliquĂ©e Ă la rĂ©alitĂ©, jâemploierai donc le mot pronostic lorsquâil sâagit dâune prĂ©vision
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orientĂ©e vers le futur, et le terme dâĂ©volution observĂ©e lorsquâil sâagit dâune vision
rĂ©trospective de lâĂ©vĂšnement.
Quel est lâobjet du pronostic ?
Quâil soit thĂ©orique ou appliquĂ©, le pronostic-catĂ©gorie concerne aussi bien le devenir dâune
personne malade que celui de sa maladie. Le pronostic dâune personne souffrant dâun trouble
mental porte donc simultanément sur la vie de cette personne - sa subjectivité, ses identités et
ses rĂŽles sociaux - que sur lâĂ©volution de sa maladie, que celle-ci soit apprĂ©hendĂ©e en termes
de symptĂŽmes ou dâexpĂ©rience subjective. Ces dimensions sont profondĂ©ment reliĂ©es et
paraissent indissociables lors du raisonnement médical. Un psychiatre peut par exemple se
poser les questions pronostiques suivantes : « Que me dira le devenir Mr X sur lâĂ©volution de
sa schizophrĂ©nie ? », « Comment lâĂ©volution de la schizophrĂ©nie de Mr. X va-t-elle modifier
le déroulement de vie ? », ou « comment ce choix de vie de Mr. X peut-il influencer le cours
de sa schizophrĂ©nie ? ». Une psychiatre travaillant dans une unitĂ© dâhospitalisation de soins-
Ă©tudes, destinĂ©e Ă associer des soins psychiatriques au maintien dâune scolaritĂ©, dĂ©crit ainsi
une vision complexe du pronostic.
« Des orientations [scolaires] cela veut dire aussi sans doute un pronostic, Ă la fois pour le jeune et pour sa famille. Et si il y a un meilleur suivi aprĂšs la sortie, on sait tous que câest de meilleur pronostic parce quâil y a moins de rechutes â en principe â et donc une meilleure qualitĂ© de vie. Quelle que soit la pathologie. » (10)
Le pronostic porte aussi bien sur des critÚres sociaux - la scolarité du jeune - ou médicaux
- le suivi et les rechutes - que sur la maniÚre dont le trouble façonne le rÎle social et
lâexpĂ©rience subjective de cette personne. Lâarticulation Ă©troite et sans cesse Ă©volutive entre
les rĂŽles sociaux dâun individu et ses expĂ©riences subjectives font de la personne et de sa
maladie des objets indissociables auxquels sâapplique la catĂ©gorie de pronostic (A. L. Strauss,
1959).
19
Faire un pronostic : une pratique médicale
Lorsquâil se rĂ©fĂšre Ă une pratique mĂ©dicale, le pronostic dĂ©finit lâaction du mĂ©decin
lorsquâil prĂ©voit le dĂ©roulement de la maladie dâun patient donnĂ©. A ce titre, le pronostic
constitue lâun des trois actes fondamentaux de la mĂ©decine : le diagnostic, le pronostic et la
thérapie. Ainsi, identifier une maladie, prédire son évolution et la soigner sont trois maniÚres
pour les médecins de donner du sens à la maladie et à leurs actions. Si ces trois dimensions
sont profondément reliées les unes aux autres, elles sont pensées comme des catégories
distinctes au cours de lâapprentissage mĂ©dical et plus gĂ©nĂ©ralement dans le mode de
raisonnement des médecins (Christakis, 2001). Pour désigner leur pratique pronostique, les
mĂ©decins emploient lâexpression « faire un pronostic ». Dans cette acception, le pronostic
comporte trois dimensions : la prĂ©vision, lâanticipation, et la communication dâune prĂ©vision.
Il mâa Ă©tĂ© Ă plusieurs reprises nĂ©cessaire dâexpliciter le sens de cette expression au cours du
dialogue, de maniĂšre Ă partager la mĂȘme implication que celle de mon interlocuteur.
La prĂ©vision : se reprĂ©senter lâavenir dâun patient
Faire un pronostic est en premier lieu un acte de pensée du médecin. Celui-ci utilise
certaines donnĂ©es pour envisager un futur comme probable, ici lâavenir du patient et de sa
maladie. « Faire un pronostic » nâest que partiellement synonyme de « prĂ©voir ». Car la
prévision comporte deux sens : non seulement concevoir un futur par la pensée, mais aussi
prendre des dispositions en vue de son éventualité. Lorsque le médecin pense en termes de
pronostic, il ne fait quâenvisager un futur comme trĂšs probable. Ceci ne correspond quâau
premier sens de « prĂ©voir ». Câest la raison pour laquelle jâemploie souvent dans les entretiens
la question « comment imaginez-vous lâavenir ? ». Parler de reprĂ©sentation de lâavenir
permet ainsi de nâĂ©voquer que le premier sens de la « prĂ©vision », celui de se projeter par la
pensĂ©e dans le futur, sans que cela ne prĂȘte Ă consĂ©quence.
Une fois que le mĂ©decin a imaginĂ© lâavenir du patient â ce qui peut dĂ©jĂ ĂȘtre qualifiĂ© de
« faire un pronostic » - celui-ci peut choisir de prendre ou non des dispositions en vue de cette
éventualité. Ici, il semble nécessaire de distinguer deux actions différentes. Ou bien le
mĂ©decin sâattend Ă un Ă©vĂšnement, ou bien il lâanticipe. Sâattendre Ă un Ă©vĂšnement
nâimplique pas de modifier ses actions ou sa conduite en fonction de lâĂ©vĂšnement Ă venir.
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Dans sa forme transitive, le verbe attendre implique la permanence dâun Ă©tat au cours dâune
sĂ©quence temporelle. « Attendre quelquâun » signifie rester dans un lieu jusquâĂ ce que la
personne arrive. Celui qui attend reste immobile, et attend quâun changement se produise.
Lorsque le mĂ©decin fait un pronostic pour un patient, il peut choisir de sâattendre Ă un
évÚnement sans pour autant entreprendre une action spécifique en vue de cette éventualité.
Par exemple, un patient peut dire Ă son psychiatre quâil a arrĂȘtĂ© de prendre ses traitements. Le
psychiatre peut alors sâattendre Ă ce quâune rechute de la maladie survienne, sans pour autant
dĂ©cider dâintervenir. Il peut attendre avec inquiĂ©tude le rendez-vous suivant, sans toutefois
agir par avance au vu de cette éventualité.
Lâanticipation : agir sur la base dâune prĂ©vision
A ce titre, lâanticipation se distingue de lâattente. Anticiper signifie agir comme si lâon
disposait de quelque chose qui nâexiste pas encore. Dans sa forme transitive, « anticiper »
signifie faire quelque chose avant le moment prévu. Dans sa forme intransitive, « anticiper »
signifie devancer lâaction de quelquâun. Lorsquâil anticipe, le mĂ©decin agit et modifie sa
conduite en fonction dâune Ă©ventualitĂ© Ă laquelle il a pensĂ© mais qui nâexiste pas encore dans
le moment prĂ©sent. Par exemple, le mĂȘme psychiatre, lorsquâil sâattend Ă une rechute de la
maladie aprĂšs que le patient ait arrĂȘtĂ© de prendre le traitement, peut choisir dâanticiper la
rechute en prévenant ses collÚgues voire la famille du patient. Dans un autre exemple, le
mĂ©decin peut envisager lâĂ©ventualitĂ© de lâapparition dâune maladie pour un patient. En
choisissant dâattendre, le mĂ©decin est passif et le temps est actif pour dĂ©terminer si la maladie
apparaĂźtra ou non. En choisissant dâanticiper, le mĂ©decin tente de devancer lâaction du temps
et prend des dispositions en vue de lâĂ©ventuelle apparition de la maladie.
La prédiction : communiquer ses prévisions
Lorsquâil communique ses prĂ©visions, le psychiatre se trouve en situation dâinteraction. Il
Ă©voque ses reprĂ©sentations de lâavenir ou annonce la survenue dâun Ă©vĂšnement Ă une
personne, à sa famille ou à des collÚgues. Ce deuxiÚme sens de « faire un pronostic »
sâapparente Ă une prĂ©diction. La prĂ©diction serait la maniĂšre dont le psychiatre communique,
exprime et donc rend publique, lâidĂ©e quâil se fait du pronostic dâun patient. PrĂ©dire signifie
annoncer dâavance ce qui doit arriver, il sâagit donc une anticipation. Toutefois, lâĂ©tymologie
21
de « prĂ©diction » (du latin praedicere) â parler dâavance â implique diffĂ©rents sens en français.
Prédire évoque une intuition, un raisonnement, une conjecture, voire une inspiration
prĂ©tendument surnaturelle. DĂšs lors que le psychiatre Ă©voque sa reprĂ©sentation de lâavenir
avec une autre personne, son anticipation revĂȘt une dimension interpersonnelle, et les propos
quâil tient engagent sa responsabilitĂ©. Ce faisant, il crĂ©e des attentes chez ses interlocuteurs et
les appelle Ă se prĂ©parer. Lâengagement peut ĂȘtre ainsi pensĂ© comme une forme de pari,
impliquant une prise de risque dâordre moral pour la personne qui sây livre (Becker, 1960).
Lâimplication surnaturelle et lâengagement moral attachĂ©s au mot « prĂ©diction » sont Ă©voquĂ©s
par les psychiatres que jâai rencontrĂ©s pour refuser dâemployer ce terme. En pĂ©dopsychiatrie il
convient, non de faire des prédictions, mais de communiquer des attentes ou de « donner son
point de vue » (cf : chapitre 2 partie 4). Reste que toute forme dâexpression implique
dâengager sa responsabilitĂ©. Ainsi, la communication dâune prĂ©vision engage le psychiatre
face Ă un avenir incertain. A lâinverse, conserver secrĂšte une reprĂ©sentation du futur autorise
que son éventuelle réalisation ne demeure connue que de son détenteur, le psychiatre.
Lâutilisation du pronostic en mĂ©decine
Utilisation du pronostic pour les décisions cliniques
Le pronostic est en lien étroit avec les deux autres actions médicales que sont le diagnostic et
le traitement. Ainsi, lorsquâun psychiatre conçoit une attente pronostique, cette attente
façonne ses futures hypothÚses diagnostiques et ses options thérapeutiques. Une jeune
psychiatre explique ici que lâĂ©volution observĂ©e dâune patiente lui permettrait de rĂ©Ă©valuer
son diagnostic, ses choix de traitement, et de concevoir de nouvelles attentes pronostiques. En
formant un systĂšme de vases communicants avec le diagnostic et le traitement, le pronostic
constitue ainsi une donnée essentielle du processus de décision clinique.
« Si elle rechutait, et bien lĂ , ça changerait le diagnostic. On passerait de la bouffĂ©e dĂ©lirante aiguĂ« Ă la schizophrĂ©nie et donc la prise en charge ! Puisque lĂ on se dit que ce sera vraiment un traitement sur la vie, un traitement mĂ©dicamenteux, et un suivi Ă vie. Donc⊠Câest Ă ce niveau-lĂ que ça change un peu la donne. » (12)
Les attentes pronostiques du médecin contribuent également à sa décision de surveiller ou non
le patient. La surveillance peut ainsi ĂȘtre lâunique action du mĂ©decin, lorsque celui-ci nâest
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pas en mesure de poser de diagnostic ni dâindication de traitement. La frĂ©quence des
consultations, leur durĂ©e, les Ă©valuations qui y sont menĂ©es, le choix dâalerter le patient, ses
proches, ou encore des collÚgues sont autant de maniÚres dont la surveillance du médecin
sâexerce en rĂ©ponse Ă ses attentes pronostiques.
« Ces gamins-lĂ , moi jâai lâĆil dessus, parce que je sais que⊠de temps en temps ça vire pas bien, ça oui. Mais, mais je conseille que le suivi soit continuĂ©, je donne des adresses, quand ils arrĂȘtent ici je dis quâil faut continuer etc. » (6)
En retour, Ă©viter de concevoir des attentes pronostiques peut ĂȘtre une stratĂ©gie de
temporisation. Selon Davis, en dĂ©clarant quâil est trop tĂŽt pour envisager lâavenir, le mĂ©decin
fait usage dâune incertitude pronostique fonctionnelle visant Ă contrĂŽler les attentes du patient
et de ses proches (Davis, 1960). Par ailleurs, cet évitement du pronostic soulage le médecin,
lâautorise Ă gĂ©rer ses propres attentes et Ă sâaccorder du temps.
« Il faut attendre. Et ça ce nâest pas le temps dâune hospitalisation. Ce nâest mĂȘme pas toujours le temps des soins Ă©tudes. Mais il faut attendre que la tempĂȘte hormonale cesse un peu. Et ça, il faut du temps.
- Avec lâidĂ©e que câest aussi le temps qui vous dira ?
Oui, le temps ça câest central. *âŠ+ Alors pour ce qui est de rentrer dans la schizophrĂ©nie⊠heu⊠heu⊠(soupir)⊠Oui, je dirais quâon a toujours un regard assez⊠- peut-ĂȘtre câest une façon de se dĂ©gager de la question ? â tendu sur le futur. Sur le temps. Mais je pense vraiment que câest le plus grand des alliĂ©s. Que lâon ne soit pas pris par le temps. Que lâon arrive Ă le reprendre un peu en main, Ă vivre avec. » (10)
Utilisation du pronostic dans lâinteraction avec le patient
Communiquer des pronostics permet aux médecins de générer la confiance de leurs patients
dans les soins (Christakis, 2001). Si elle était amenée à évoquer un diagnostic de trouble
psychotique avec un sujet jeune, une pĂ©dopsychiatre ferait usage dâattentes pronostiques
optimistes de maniĂšre Ă relativiser la gravitĂ© du trouble, Ă diminuer lâanxiĂ©tĂ© du patient et Ă
lâencourager Ă garder espoir.
« Si par exemple la pathologie sâamĂ©liore bien, jâentourerai le diagnostic de la notion de sĂ©vĂ©ritĂ©, quâil y en a des plus ou moins sĂ©vĂšres, et ça mâaiderait Ă le dire. Par exemple, de dire « vous voyez il y a des formes pas trop sĂ©vĂšres, et qui ne rechutent pas trop » (rire). *âŠ+ Pour⊠nuancer je dirais ». (12)
La communication dâattentes pronostiques constitue un partage dâinformation. Si ce dernier
permet de rĂ©pondre aux attentes du patient et de ses proches, il peut sâavĂ©rer menaçant pour le
médecin comme pour le patient. Une psychiatre dénonce une « idéologie de la transparence »
23
justifiant la communication dâattentes pronostiques en dĂ©pit de lâincertitude de lâavenir et
susceptible dâexposer les parents au dĂ©sespoir.
« Il y a des gens qui le disent, mais moi je ne le dis jamaisâŠ. Bah ça se dit. Dans le discours habituel, dans le discours de transparence : « il faut que les parents sachent, il faut que les patients sachent⊠». Ăa se dit. Oui. Et puis les bĂ©bĂ©s Ă risque ! Par exemple, risque dâautisme. Les bĂ©bĂ©s Ă risque. Ăa se dit, hein ! Ăa se dit, avec une philosophie de « puisquâon y a pensĂ©, il faut ĂȘtre transparent, il faut le dire, il faut responsabiliser les patients, et cetera ». Moi je ne suis pas du tout Ă lâaise avec ça. » (6)
En comparant la prédiction de la schizophrénie à celle de risques annoncés par les médecins
lors dâune Ă©chographie obstĂ©tricale, cette psychiatre critique lâĂ©volution contemporaine de
pratiques médicales orientées vers la gestion des risques. A ce titre, les stratégies de détection
de la schizophrĂ©nie avant que celle-ci ne soit totalement dĂ©clarĂ©e sâinscrivent dans la
continuitĂ© de changements sociĂ©taux marquĂ©s par lâessor des politiques de gestion des risques
(Beck, 1986), et dâun contrĂŽle politique Ă©troit de lâĂ©tat de santĂ© des individus favorisĂ© par
lâessor de la biomĂ©decine (Rose, 2001, 2007). Le dĂ©veloppement des prĂ©visions dans le
champ médical et psychiatrique remodÚle les attentes des différents acteurs et leurs relations
sociales (Castel, 1981; Shim, Russ, & Kaufman, 2007). Ces approches fondées sur un idéal
dâautonomie, mettent lâaccent sur les capacitĂ©s de lâindividu Ă prendre soin de sa santĂ©. La
principale critique qui leur est adressée est de promouvoir la responsabilisation individuelle
au détriment de la responsabilité sociale (Rose, 1996). Ainsi, se savoir « à risque » de
dĂ©velopper un trouble mental confronte la personne Ă lâinjonction dâadopter les
comportements susceptibles dâĂ©viter sa survenue. Dans cette approche libĂ©rale, le patient
moderne, informé et responsabilisé, non seulement peut mais surtout doit se prendre en
charge lui-mĂȘme.
A lâinverse un psychiatre estime que la communication dâattentes pronostiques rĂ©pond Ă une
demande lĂ©gitime des parents, ces derniers Ă©tant par ailleurs Ă -mĂȘme de rechercher ses
informations grĂące Ă internet si le psychiatre refuse de les communiquer.
« Si les parents te posent vraiment la question de comment ça Ă©volue, je pense quâil ne faut pas leur cacher ça, parce quâils vont le trouver de toute façon sur internet. *âŠ+ Et souvent ils arrivent et ils le savent, hein ! Câest-Ă -dire que câest mĂȘme eux qui te le disent « jâai vu que ça pouvait Ă©voluer comme ça, quâest-ce que vous en pensez ? »⊠*âŠ+ Câest peut-ĂȘtre ça quâon a de diffĂ©rent avec les psychiatres⊠dâavant, câest que lâinformation, tout le monde lâa. *âŠ+ » (8)
Lâinformation mĂ©dicale Ă©tant dĂ©sormais accessible, le maintien du secret ne constituerait plus
un enjeu de pouvoir professionnel. Ainsi, alors quâau dĂ©but des annĂ©es 2000, les recherches
24
sur internet nâĂ©taient menĂ©es que par un nombre restreint de patients, particuliĂšrement curieux
et qualifiĂ©s dâ « experts » (Ziebland, 2004), Internet sâapparente aujourdâhui Ă une tierce
personne venant modifier la communication médecin-patient (Blumenthal, 2010). Toutefois,
ce mĂȘme psychiatre estime que la communication dâattentes pronostiques, mĂȘme lorsquâelle
sâattache Ă rĂ©pondre au mieux Ă une demande, peut sâavĂ©rer dĂ©licate Ă mettre en Ćuvre. Elle
suppose une fine gestion relationnelle de la personne et de ses proches, de maniĂšre Ă ajuster
les modalités de communication aux attentes de ses interlocuteurs.
« - Jâai vu des psychiatres qui mâont dit « câest une idĂ©ologie de la transparence ». Que maintenant il faudrait tout dire. Quâest-ce que tu en penses ?
*âŠ+ Je pense que câest un peu un mauvais procĂšs de dire⊠lâidĂ©e de la transparence totale. Ce nâest pas ça ! On ne dit jamais tout. Mais on essaye de comprendre dâavantage ce que les patients et les parents ont envie et ont besoin de savoir. Et Ă ce moment-lĂ , effectivement, les infos il ne faut pas les cacher. Sinon câest garder un pouvoir sur lâautre. Mais câest rassurant de garder ce pouvoir. ⊠Enfin je dis ça, câest la situation idĂ©ale de donner lâinfo qui est souhaitĂ©e. Mais ce nâest pas toujours facile de le faire. » (8)
Un psychiatre Ă©voque la maniĂšre dont il appelle des personnes souffrant de troubles mentaux
et leurs proches Ă anticiper une forte limitation de leur rĂŽle social.
« Il y a certains schizophrĂšnes oĂč jâen parle devant eux, et jâannonce la nĂ©cessitĂ© dâune tutelle. Parce que je vois des parents ĂągĂ©s, je ne sais pas jusquâoĂč ils pourront⊠Je dis « vous savez, aprĂšs vous... bon», donc on aborde ça. Est-ce quâil ne faut pas une tutelle pour votre enfant ? Lâenfant il a trente ans. Vous voyez. Tout ça ce sont des choses extrĂȘmement violentes. » (5)
Ainsi, la communication dâattentes pronostiques remodĂšle les fonctions sociales de la
personne, la dispensant de certaines obligations sociales et lui en imposant de nouvelles
(Parsons, 1951). Ce psychiatre estime que la divulgation du pronostic peut alors sâavĂ©rer
particuliĂšrement violente pour la personne et ses proches, lorsquâelle implique un changement
radical de perception de son rÎle social. Ayant restreint les entretiens effectués pour ce travail
à un échantillon de psychiatres, la maniÚre dont les personnes concernées gÚrent leurs attentes
et leur ressenti en termes dâavenir ne peut ĂȘtre Ă©voquĂ©e ici.
Utilisation du pronostic dans les rapports professionnels entre médecins
La justesse des pronostics dâun mĂ©decin, câest-Ă -dire le fait que ses prĂ©dictions se voient
confirmĂ©es ou infirmĂ©es par lâĂ©volution observĂ©e, constitue un critĂšre de jugement de sa
compétence par ses collÚgues. Dans son étude, Christakis montre que les cancérologues sont
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rĂ©ticents Ă communiquer leurs attentes pronostiques aux personnes souffrant dâun cancer
incurable concernant le temps quâil leur reste Ă vivre, et quâils portent un jugement nĂ©gatif
envers ceux de leurs collÚgues susceptibles de le faire. La prédiction de troubles mentaux en
psychiatrie est soumise au mĂȘme interdit professionnel. AprĂšs avoir communiquĂ© un
pronostic pessimiste qui sâest rĂ©vĂ©lĂ© faux, un psychiatre justifie sa conduite en argumentant
les raisons qui lâont conduit Ă une telle Ă©valuation et considĂšre que ses collĂšgues lui ont
apportĂ© un soutien quâils Ă©taient en droit de lui refuser.
« Je pense Ă une autre jeune femme qui sâĂ©tait dĂ©fenestrĂ©e. *âŠ+ Jâai dit au service de rĂ©Ă©ducation, jâai dit ââEcoutez, en tout cas, il faut quâon la soigne comme psychotiqueââ. *âŠ] Ils Ă©taient rĂ©ticents pour me suivre. *âŠ+ Jâai toujours Ă©tĂ© trĂšs prudent sur les diagnostics, et lĂ câĂ©tait une des rares fois oĂč je ne lâĂ©tais pas, tellement les choses Ă©taient graves. Vous voyez ? *âŠ+ Jâai continuĂ© Ă prendre des nouvelles de cette famille, et il est apparu au fil de lâĂ©volution quâen fait, il nây avait plus du tout de trace du dĂ©lire. *âŠ+ Et quand cette jeune femme arrive Ă lâĂąge de 24 ans elle est complĂštement rĂ©tablie. *âŠ+ Les collĂšgues me disent « elle est magnifique ! Elle fait des Ă©tudes ! Elle vit quoi ». *âŠ+ Les collĂšgues je leur dis ââJe me suis foutu dedansââ. Alors ils me disent ââOui mais sauf que tu as quand mĂȘme demandĂ© Ă ce quâelle soit traitĂ©e comme une psychotique. Et on peut interroger le fait que si elle nâavait pas reçu les traitements neuroleptiques, le psychodrame, la thĂ©rapie familiale, on peut se demander si elle sâen serait sortie aussi bienââ. Bon, donc ils sont gentils avec moi (rires). » (5)
Ce psychiatre estime que la bienveillance de ses collĂšgues Ă son Ă©gard nâĂ©tait pas
nĂ©cessairement attendue dans une telle situation, oĂč la norme professionnelle consiste Ă juger
les compĂ©tences dâun mĂ©decin aussi bien sur la justesse de ses diagnostics et de ses pronostics
que sur sa réticence à les exprimer, qualifiée de prudence.
Utilisation du pronostic comme outil administratif
A lâheure actuelle, prĂ©dire la durĂ©e des soins dâun patient devient une activitĂ© mĂ©dicale dans
un systÚme de soins bureaucratisé et soumis à une politique de contrÎle des dépenses de santé.
Estimer et déclarer un pronostic, a fortiori lorsque la maladie est chronique, est un élément
indispensable de la planification du suivi médical. Un psychiatre déploie ainsi divers
pronostics lui permettant dâorganiser le suivi dâune personne quâil vient de rencontrer. En
comparant ce quâil estime ĂȘtre sa propre durĂ©e dâexercice avant son dĂ©part en retraite, la durĂ©e
prévisible du suivi de cette personne, et ses limitations de rÎle social, il anticipe le parcours
quâelle fera au sein du systĂšme de santĂ© et de la sociĂ©tĂ©. De mĂȘme, le remboursement de
certains soins nĂ©cessite la constitution dâun dossier de handicap, oĂč le psychiatre formule par
Ă©crit le pronostic selon lequel lâĂ©tat de santĂ© de la personne nĂ©cessitera des soins de longue
durée.
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« LĂ , jâai rencontrĂ© un jeune de 29 ans, avec ses parents. *âŠ+ Donc je dis Ă la fin du premier entretien ââOui il vous faut un psychiatre, quelquâun de stabilisĂ©. Il faut que je vous dise que moi aujourdâhui je ne sais pas si je vais travailler 1 an ou 10 ans ou 15 ans. Donc il faut que vous le sachiezââ. Donc si je reçois votre fils câest nĂ©cessairement pour lâorienter vers un systĂšme de soin stabilisĂ©, il faut requalifier Ă la MDPH, parce que ces troubles sont trop bĂ©nins du point de vue de la MDPH donc il nâa pas un dossier consistant sur la gravitĂ© des troubles, et son inadaptation au monde social adulte. » (5)
1.2. Lâincertitude liĂ©e Ă la pratique mĂ©dicale
Se reprĂ©senter lâavenir, lâanticiper et formuler cette attente Ă autrui, sont trois actions
pronostiques comportant une grande part dâincertitude. Que cette incertitude soit inhĂ©rente Ă
lâexercice de lâart mĂ©dical dans son ensemble, ou spĂ©cifique au pronostic, elle constitue une
difficultĂ© pour celui qui rĂ©alise lâacte pronostique.
Lâincertitude inhĂ©rente Ă la mĂ©decine
Les sources dâincertitude mĂ©dicale
Tout en ayant connaissance des donnĂ©es concernant lâĂ©mergence de troubles psychotiques, un
jeune psychiatre se dit dans lâincapacitĂ© de faire un pronostic.
«Il nây a aucune façon â et ça câest aussi une donnĂ©e que jâai appris â quâiI nây a aucune façon de savoir comment cela va Ă©voluer. On sait quâil y a un tiers des cas, un tiers des cas, un tiers des cas, mais âŠpfffâŠ. Toutes les Ă©tudes qui ont â enfin, Ă moins que tu en connaisses dâautres et je suis prĂȘt Ă les avoir, hein ! â mais quâil nây a aucune façon vraiment de savoir si on est dans le premier tiers, le deuxiĂšme tiers ou le troisiĂšme tiers, quoi. » (8)
Son incertitude concernant le pronostic-processus de la schizophrĂ©nie lui semble tout dâabord
Ă©merger des zones dâombres du progrĂšs mĂ©dical, puis il conçoit rapidement un doute sur ses
propres connaissances du savoir mĂ©dical et, se trouvant dans lâincapacitĂ© Ă distinguer ces
deux premiĂšre sources dâincertitude, me pose la question de mes propres connaissances, qui
seraient Ă mĂȘme de lâaider Ă reconnaitre la source de son incertitude. Selon RenĂ©e Fox, la
gestion de lâincertitude est une dimension fondamentale de lâapprentissage mĂ©dical (Fox,
1957). Les mĂ©decins sont formĂ©s tout au long de leurs Ă©tudes Ă gĂ©rer lâincertitude, laquelle a
selon elle trois sources. La premiĂšre rĂ©sulte dâune connaissance incomplĂšte du savoir
médical existant, la deuxiÚme des limites inhérentes à la science médicale, et la troisiÚme
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de lâincapacitĂ© Ă distinguer les deux premiĂšres sources dâincertitude, câest-Ă -dire, lorsque
le mĂ©decin ne parvient pas Ă dĂ©terminer si son incertitude est due Ă son ignorance ou Ă
lâincomplĂ©tude de la science mĂ©dicale.
Ce mĂȘme psychiatre Ă©voque ainsi lâenseignement informel quâil transmet Ă une interne alors
en stage dans lâunitĂ© dâhospitalisation pour adolescents. Si celle-ci est encline Ă penser que
ses incertitudes pronostiques résultent de lacunes théoriques, il lui confesse son propre échec
Ă prĂ©voir le futur des adolescents, tout en dĂ©clarant quâil ne sâagit pas dâun manque de
compĂ©tence mais dâune incertitude inhĂ©rente Ă la mĂ©decine et en dĂ©finitive irrĂ©ductible.
« [Mon interne] me disait « jâai du mal Ă comprendre certaines fois les ados ». Et finalement elle me dit « je nâai pas assez de bagage, il faudrait que je lise plus. Mais notre formation ne nous permet pas de lire suffisamment. On nâa pas le temps de construire trop sur le plan thĂ©orique ». Ce Ă quoi je lui rĂ©pondais que je pense que chez lâado de toute façon, câest compliquĂ© de le penser. Parce que dĂšs que tu le penses, hop ! â dĂšs que tâarrives Ă le penser â hop ! il a changĂ©. Un truc comme ça quoi. Que tu es obligĂ© de te confronter Ă lâimmĂ©diatetĂ©. Et que si tu penses trop loin, le temps que tu penses, et bien il a dĂ©jĂ changĂ©. Et ta pensĂ©e nâest dĂ©jĂ plus dâactualitĂ©.»
Selon Fox, lâabsence dâindication claire sur les limites des connaissances requises confronte
lâĂ©tudiant Ă une incertitude sur lâĂ©tendue du savoir Ă maitriser et le responsabilise face Ă une
situation peu structurĂ©e. Il comprend quâil lui sera impossible dâacquĂ©rir le savoir mĂ©dical de
maniĂšre exhaustive mĂȘme lorsquâil sera un mĂ©decin expĂ©rimentĂ©. Lâenseignement mĂ©dical
thĂ©orise lâidĂ©e quâun degrĂ© dâincertitude minimal et irrĂ©ductible est inhĂ©rent Ă la mĂ©decine
malgrĂ© le progrĂšs scientifique et que le savoir mĂ©dical nâest que provisoire. A mesure que
lâĂ©tudiant apprend, une partie de son incertitude disparait. Il est moins enclin Ă penser que son
doute provient de son propre manque de connaissances, et admet plus volontiers les difficultés
quâil ressent. Il observe que ses professeurs et ses camarades font lâexpĂ©rience de la mĂȘme
incertitude, et apprend les normes relatives Ă son expression. A lâinverse, un Ă©tudiant qui
parait sûr de ses connaissances sera réprimandé par ses camarades pour sa prétention, alors
quâil rencontrera leur approbation en exprimant ses doutes (Fox, 1957).
Si lâincertitude pronostique est inĂ©vitable, un psychiatre souligne que celle-ci est Ă©laborĂ©e et
remaniĂ©e lors dâĂ©changes avec ses jeunes patients et leurs familles. Bien plus que les
connaissances thĂ©oriques, la qualitĂ© de sa relation avec le patient doit ĂȘtre au centre des
préoccupations du psychiatre.
« Si on a Ă©tĂ© trĂšs investi et quâon va avoir un pronostic imaginons nĂ©gatif et quâon sâest trompĂ©, les familles pourraient nous en vouloir, dâavoir restreint, dâavoir limitĂ©. *âŠ+ Donc moi je dirais que
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le plus important câest la qualitĂ© de la relation que nous avons pu tisser. Ăa mâest arrivĂ© de me tromper, dâavoir des patients qui revenaient, que je mâĂ©tais trompĂ©, on a pu en rediscuter. Et ils sont revenus ici parce que la qualitĂ© de la relation Ă©tait bonne. Je ne me rappelle plus si câĂ©tait le diagnostic, le pronostic ou le traitement. Je ne sais pas. Moi je dirais peu importe. Enfin ici, je peux parler de moi, je pense quâon peut se tromper, ça peut arriver, mais que si tout a Ă©tĂ© fait de bonne foi et que la relation Ă©tait bonne et mĂȘme le fait de pouvoir venir dire au mĂ©decin ââtu tâes trompĂ© ââ, que ça soit dans un sens ou dans un autre ça permet de travailler. » (11)
En effet, le travail en psychiatrie, dont les classifications diagnostiques présentent un faible
niveau dâobjectivitĂ© et de technicitĂ©, confronte le praticien Ă la gestion dâune forme de relation
continue et globale au patient de laquelle Ă©merge une incertitude relationnelle, liant les
problÚmes personnels du patient, les facteurs sociaux, les éléments cliniques, et sa propre
implication Ă©motionnelle. La gestion de cette incertitude et du risque dâerreur par les
psychiatres plus expérimentés consiste à « faire preuve de bon sens » (Fox, 1957).
Lâincertitude en mĂ©decine ne provient pas uniquement des doutes du praticien et peut Ă©merger
de dĂ©saccords entre diffĂ©rents mĂ©decins au sujet dâun mĂȘme problĂšme. Une psychiatre
sollicite ainsi lâavis de ses collĂšgues, dont elle constate les opinions divergentes, tout en
agissant en définitive selon ses propres certitudes. Le désaccord entre collÚgues, loin
dâaccentuer le doute du mĂ©decin, est interprĂ©tĂ© comme le reflet de la gravitĂ© du problĂšme Ă
résoudre, et appelle à une action collective et coordonnée.
« Le fait que jâai en tĂȘte que ce patient, disons, probablement dĂ©lire ⊠heu⊠- mĂȘme si câest une question qui est dĂ©battue entre les gens qui sâoccupent de lui, moi et dâautres personnes qui sâen occupent qui nâont pas tout Ă fait cette vision - disons que le fait que moi jâai ça en tĂȘte vient incontestablement modifier la façon dont je mâoccupe de lui. » (1)
Selon Fox, lâĂ©tudiant en mĂ©decine constate en assistant Ă des rĂ©unions que les dĂ©saccords de
mĂ©decins expĂ©rimentĂ©s rĂ©vĂšlent lâincertitude de la communautĂ© mĂ©dicale face Ă des
problÚmes non résolus (Fox, 1957).
Apprendre Ă contrĂŽler lâincertitude
Face Ă lâincertitude que constitue lâĂ©ventualitĂ© dâun trouble mental grave, plusieurs
psychiatres que jâai rencontrĂ©s prennent position en accord avec des courants de pensĂ©e ou
avec les usages en vigueur au sein de leur Ă©quipe.
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« Le discours de transparence, ââIl faut que les parents sachent, il faut que les patients sachentââ. *âŠ+ Ăa se dit, avec une philosophie de ââPuisquâon y a pensĂ©, il faut ĂȘtre transparent, il faut le direââ *âŠ+ Câest une position. Ce nâest pas celle que je prendrais moi. Si dâautres collĂšgues la soutiennent et sont Ă lâaise avec, trĂšs bien ! MaisâŠMoi je ne suis pas du tout Ă lâaise avec ça. Je ne la prends jamais. Et lĂ , je ne parle pas toute seule (rire) parce que la majoritĂ© des collĂšgues ici ne parlent pas comme ça aux familles et aux enfants. » (6)
« Ici, ce que beaucoup disent â on nâest pas tous Ă le penser, mais beaucoup quand mĂȘme, on est nombreux Ă le penser â câest que câest compliquĂ© de poser des diagnostics chez lâadolescent. » (8)
Ainsi, une stratĂ©gie de contrĂŽle des incertitudes consiste Ă sâaffilier Ă un courant de pensĂ©e.
Selon Hughes « ceux qui sont soumis aux mĂȘmes risques professionnels vont Ă©laborer un
raisonnement collectif, quâils se transmettront les uns les autres pour sâencourager,
construisant des défenses collectives contre le monde profane » (Hughes, 1971, Mistakes at
work [1951] : 318, in Light 1979). Lâaffiliation Ă un courant de pensĂ©e constitue ainsi une
dĂ©fense collective contre dâĂ©ventuelles critiques extĂ©rieures.
Les psychiatres qui ont participĂ© Ă ce travail sont spĂ©cialistes de lâenfant et de lâadolescent, et
argumentent certaines de leurs attitudes Ă lâĂ©gard du pronostic par leur « position de
psychiatre de lâadolescent », câest-Ă -dire par leur spĂ©cialisation.
« - Ce qui mâintĂ©resse câest de savoir comment tu rĂ©flĂ©chis dans ces situations-lĂ . Comment tu penses Ă lâavenir⊠Quâest ce qui te pose problĂšme ?
- Alors, jâai plein de façons de te rĂ©pondre, donc câest compliquĂ©. Peut-ĂȘtre une premiĂšre chose câest de dire quâil y a une position de psychiatre de lâadolescent, qui est de se confronter Ă lâadolescence. A lâimmĂ©diatetĂ© de lâadolescence. »
En effet, le contrĂŽle des incertitudes est un enjeu central de lâapprentissage des mĂ©decins en
dĂ©but de carriĂšre (Light, 1979). Les incertitudes liĂ©es au savoir mĂ©dical, peuvent ĂȘtre
contrĂŽlĂ©es en limitant lâĂ©tendue du domaine Ă maĂźtriser par le biais dâune spĂ©cialisation, et en
résolvant les incertitudes résiduelles par le biais de décisions collectives.
Un psychiatre expérimenté souligne que sa position de psychanalyste détermine entiÚrement
la maniĂšre dont il considĂšre les enjeux pronostiques de ses jeunes patients.
« - Vous rencontrez un adolescent [âŠ] qui a un problĂšme pour lequel il est impossible de poser un diagnostic. Mais qui vous inquiĂšte, qui pourrait ĂȘtre le dĂ©but dâun trouble grave. Dans ces situations prĂ©cises â que moi, en fait, jâai trouvĂ© assez frĂ©quentes â comment est-ce que vous imaginez lâavenir, ou le pronostic de ces patients ?
- Mais câest une question trĂšs gĂ©nĂ©rale ça. Moi je mâintĂ©resse trĂšs peu Ă la psychiatrie. Câest quand mĂȘme important. Je pense que je suis devenu psychiatre pour devenir psychanalyste, au
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dĂ©part, quand jâavais votre Ăąge *âŠ+. Jâai toujours Ă©tĂ© en pĂ©dopsy aussi, parce que sans doute que si jâavais envie de devenir psychanalyste câĂ©tait mieux. *âŠ]
- Ah oui, dâaccord. Et, pour la question du pronostic, lâapproche psychanalytique, mais en fait, quâest-ce que ça ch⊠?
- Non mais câest quand mĂȘme !âŠcâest trĂšs important je trouve quand mĂȘme !! Parce que du coup⊠par exemple, je ne pense pas tellement en termes diagnostiques. Câest assez rare que je me demande si un patient est schizophrĂšne, voilĂ . Et câest assez rare que je pense quâil lâest. GĂ©nĂ©ralement quand câest le cas câest parce que quelquâun dâautre a dit quâil Ă©tait schizophrĂšne.
- Dâaccord. Câest une question que vous ne vous posez pas ?
- Non. » (4)
Les lieux de formation incarnent différents courants de pensée et le médecin est soumis à une
forte pression pour choisir son camp. Ces courants affectent son mode de formation, les cas
quâil sera amenĂ© Ă soigner, et le dĂ©roulement de sa carriĂšre. Si les jeunes mĂ©decins
considĂšrent quâil faut traiter de la meilleure maniĂšre possible un problĂšme, Ă lâissue de leur
formation cette analyse objective a laissĂ© place Ă la conviction que le courant de pensĂ©e quâils
ont choisi en constitue la meilleure maniĂšre (Light, 1979).
La pratique exclusive de la psychanalyse, le choix ou le refus de la prescription
mĂ©dicamenteuse, lâapplication de mĂ©thodes enseignĂ©es par des prĂ©dĂ©cesseurs ou de thĂ©ories
consensuelles au sein de son Ă©quipe de travail, constituent autant dâĂ©coles de pensĂ©e
permettant de contrĂŽler lâincertitude pronostique.
« - Mon prof en Italie en faisant une caricature nous disait que son prof Ă lui, qui actuellement aurait eu 160 ans â oui, cela fait longtemps (sourire) â disait que la schizophrĂ©nie ne pouvait se diagnostiquer quâĂ lâautopsie. Ce qui ne veut pas dire dans le cerveau ! Mais quâen ayant revu la vie dâune personne, on peut dire ââil Ă©tait schizophrĂšne ou pas ââ
- Ah oui. Câest un peu extrĂȘmeâŠ
- Oui, mais, câest dans ce systĂšme-lĂ que jâai grandi. Donc moi je dirais, que oui. » (10)
Ces courants de pensée offrent en effet des réponses aux problÚmes non résolus sous la forme
de croyance ou de philosophies, et dĂ©finissent des normes dâaction Ă suivre lors de situations
dâincertitude.
« Jâai une idĂ©e de la prĂ©vention, lĂ vraiment, chevillĂ©e au corps *âŠ+ - parce quâil se trouve que je suis psychanalyste *âŠ+ â je pense que plus tĂŽt on sâoccupe des difficultĂ©s des enfants, des adolescents⊠Mieux on, enfin, plus on permet une Ă©volution favorable. » (1)
« - Cela vous arrive de parler de schizophrénie ou de risque de schizophrénie avec vos patients ?
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- Oui, alors, trĂšs trĂšs tard. TrĂšs trĂšs tard. LĂ je continue â au vu de lâexpĂ©rience dont je vous ai parlĂ© tout Ă lâheure aussi â Ă suivre cette rĂšgle des anciens, qui est ââpas moins de cinq ans dâĂ©volutionââ quand mĂȘme. » (5)
« Câest un gros souci que beaucoup de psychiatres ne prescrivent pas, parce que, câest quand mĂȘme botter en touche. *âŠ+ Mes collĂšgues me disent, oui mais on prĂ©fĂšre que ce soit aprĂšs dix-huit ans. Et moi je trouve ça violent de laisser des jeunes dans quelques annĂ©es de souffrance, sous prĂ©texte que dâun dogme. » (5)
Eviter dâexercer certaines pratiques, ici les prescriptions mĂ©dicamenteuses, permet de
sâaffranchir dâun vaste ensemble de procĂ©dures qui y sont liĂ©es, et de diminuer
considĂ©rablement le degrĂ© dâincertitude.
« Alors moi je ne prescris plus. Le dispositif me permet de ne pas le faire. *âŠ+ Donc moi jâai plus Ă y penser. Je dirais que câest quand mĂȘme une position confortable. » (3)
« En psychiatrie, le diagnostic sâaccompagne souvent dâun traitement. ChimiothĂ©rapique. *âŠ+ Mais comme en fait, moi je nâai pas de pratique psychiatrique â peut-ĂȘtre que je me mĂ©fie de ça aussi, que je mâen dĂ©fends â du coup, je nâai pas un investissement considĂ©rable sur ce genre de problĂšme. *âŠ+ Lâoption du mĂ©dicament, et du diagnostic qui va avec, tout ça, et des Ă©chelles quâon fait maintenant. De ces tas de trucs. *âŠ+ Les Ă©chelles de dĂ©pression⊠Vous ne travaillez pas avec ça vous ? Non mais parce quâil y a des gens qui travaillent avec ça hein. » (4)
NĂ©anmoins, le choix dâune Ă©cole de pensĂ©e ne sâavĂšre pas suffisant pour rĂ©soudre certains
problÚmes complexes auxquels le psychiatre se trouve confronté. Déléguer à des collÚgues
extérieurs à son courant idéologique la réalisation de tùches pénibles, le soulage alors de ses
incertitudes résiduelles.
« Je suis psychiatre, bon. Mais, au fil des annĂ©es, comme je suis psychanalyste, et surtout psychanalyste, jâai renoncĂ© Ă travailler en tant que prescripteur auprĂšs de mes patients. *âŠ+ Je lâai adressĂ© Ă un collĂšgue, qui est chef de service, et je lui ai demandĂ© de le voir, pour une prescription. Donc ce patient a Ă©tĂ© mis sous traitement, ce qui me permettait dâĂȘtre dĂ©gagĂ©e un peu de cette question. Parce que je considĂšre que câest le mĂ©decin qui prescrit qui au fond Ă©value la symptomatologie des choses, notamment par rapport Ă une question dâhospitalisation. » (1)
« Cette patiente a fini par ĂȘtre transfĂ©rĂ©e dans un autre service pour avoir des Ă©lectrochocs, des ECT. ⊠Alors, nous, on nâen fait pas, et on trouve que câest quand mĂȘme extrĂȘmement compliquĂ©. Tu vois ?... On ne pose jamais lâindication non plus. Disons quâon lâa transfĂ©rĂ©e dans un autre service oĂč ils ont posĂ© lâindication. » (8)
Enfin, faire confiance à leurs collÚgues permet aux psychiatres de gérer leur incertitude.
Ainsi, le sentiment dâĂ©chec dâune psychiatre expĂ©rimentĂ©e vis-Ă -vis dâun jeune patient
nâĂ©veille quâun faible degrĂ© dâincertitude sur ses propres compĂ©tences. MalgrĂ© une intense
incertitude pronostique, elle décrit la maniÚre dont elle préserve son autonomie et celle des
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collÚgues auxquels elle a délégué les soins, en leur accordant de principe sa confiance et son
respect.
« Je suis obligĂ©e de faire confiance aux confrĂšres de lâhĂŽpital. Je leur fait le crĂ©dit quâils font bien leur travail. Mais je ne peux pas faire autre chose (rire). *âŠ+⊠Parce quâon nây arrive pas ! On nây arrive pas. Enfin, moi je nây arrive pas ! Moi je nây arrive pas. Donc, lui, assez vite, jâai dit quâil fallait une consultation hospitaliĂšre. Et les parents y sont allĂ©s, et ça a bien accrochĂ©. Ăa sâest bien passĂ© ! Et lĂ je suis obligĂ©e de faire confiance, aprĂšs, une fois que jâai dit ça, câest aux collĂšgues de faire la partie.» (6)
En effet, au cours de leur carriÚre, les médecins apprennent que les compétences techniques
sont indispensables pour prendre des dĂ©cisions, mais quâen dernier recours, leur expĂ©rience
clinique offre le meilleur contrĂŽle sur lâincertitude. En effet, le caractĂšre personnel du
jugement clinique fournit une dĂ©fense trĂšs efficace contre les critiques et sâaccompagne dâune
sensation de maĂźtrise qui tend Ă le rendre auto-validant (Davis, 1960; Light, 1979). Enfin,
lâautonomie croissante du mĂ©decin au cours de sa carriĂšre lui permet de contrĂŽler son
incertitude par lâutilisation des mĂ©thodes de son choix, sans se sentir surveillĂ© par ses
collĂšgues. Le respect envers les autres mĂ©decins intervenant dans une mĂȘme prise en charge,
la non-intervention dans leur travail, et la tendance à considérer les désaccords comme de
simples diffĂ©rences de style dâexercice, contribuent Ă prĂ©server cette autonomie individuelle.
Light suggÚre que les médecins sont confrontés à des incertitudes massives dans les champs
disciplinaires dont les paradigmes sont les plus fragiles et dont les mĂ©thodes Ă©chouent Ă ĂȘtre
Ă©valuĂ©es de façon objective. En psychiatrie, lâacquisition dâun contrĂŽle sur ces incertitudes est
alors facilitĂ©e par la capacitĂ© du mĂ©decin Ă minorer la perception de son degrĂ© dâincertitude,
de maniĂšre Ă sâautoriser Ă agir. Light souligne que le choix dâune idĂ©ologie constitue pour se
faire un outil puissant (Light, 1979).
Lâinterdiction des statistiques et le raisonnement au cas par cas
Une source dâincertitude mĂ©dicale provient de la tension entre la mobilisation de
connaissances théoriques et le raisonnement au cas par cas. En effet, solliciter les psychiatres
sur leur exercice quotidien les amÚne à développer des raisonnements par cas cliniques
(Freidson, 1970). Central dans lâenseignement mĂ©dical, le cas clinique consiste Ă considĂ©rer
lâhistoire de chaque patient comme unique, et Ă refuser de la gĂ©nĂ©raliser (Hunter, 1991).
Toutefois, si les psychiatres considĂšrent que lâutilisation des statistiques nâest pas fiable en
pratique clinique, ils sont Ă mĂȘme dâutiliser des probabilitĂ©s lors de leur raisonnement au cas
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par cas. Les psychiatres opĂšrent un raisonnement cyclique, allant des donnĂ©es thĂ©oriques Ă
leurs pratiques cliniques, en intégrant des souvenirs de leurs expériences précédentes.
« On a fait une Ă©tude de devenir, Ă laquelle jâai participĂ©. Sur 80 adolescents ĂągĂ©s entre 12 et 19 ans au moment de leur hospitalisation, avec tous un diagnostic de trouble bipolaire type I. ⊠Et, un tiers, Ă lâĂąge adulte - donc Ă 8 ans en moyenne de devenir â sont dans un spectre schizophrĂ©nique ! *âŠ+: un tiers !!! A dix ans de devenir. Donc jeunes adultes et tout ça. Pour lesquels il y avait un diagnostic de trouble schizoaffâ ou schizophrĂ©nie ! Donc double question. LĂ , je me fais moi-mĂȘme ma discussion dialectique. Parce que cette jeuneâŠ*âŠ+ JâĂ©tais sĂ»re quâelle Ă©tait bipolaire ! Et pour la patiente dont tu parles⊠aussi ! Donc bon.» (7)
Selon Timmermans et Angell, lâessor de la mĂ©decine des preuves (Evidence Based Medicine),
contribue Ă modifier les processus dĂ©cisionnels des mĂ©decins et leur gestion de lâincertitude.
Si les mĂ©decins quâils qualifient de « lecteurs » se tiennent informĂ©s de recommandations
pratiques, les médecins « chercheurs » se réfÚrent aux articles de recherche fondamentale,
acquiĂšrent un ensemble de donnĂ©es issues de lâexpĂ©rience clinique et de rĂ©sultats objectifs, et
développent un « jugement clinique fondé sur les preuves » (evidence-based clinical
judgment). A ce titre, lâexistence de preuves contradictoires incite les mĂ©decins Ă fonder leur
dĂ©cision sur des considĂ©rations humaines, en prenant en compte ce qui semble ĂȘtre la
meilleure option pour un patient donné, dans un contexte précis (Timmermans & Angell,
2001).
Enfin, si les médecins considÚrent que les statistiques ne sont pas utilisables à titre individuel,
ils sont Ă mĂȘme dâutiliser des statistiques dans leur discours lorsquâils se voient obligĂ©s de
communiquer des pronostics (Christakis, 2001; MĂ©noret, 2007).
« Ăa peut mâarriver de le dire aux parents. Quand ils me posent cette question-lĂ , de savoir le pronostic, bah je, ouais⊠Parce que câest quand mĂȘme des chiffres quâon a, quoi. Bah, tu le dis, tu peux le dire, quand tu as fait un diagnostic de bouffĂ©e dĂ©lirante. » (8)
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Lâincertitude liĂ©e au pronostic
Lâincertitude pronostique fonctionnelle (Davis, 1960)(6)
Face au questionnement incessant des parents, frustrĂ©s de ne pas obtenir assez dâinformations,
un psychiatre rappelle continuellement que lâĂ©volution de leur enfant est imprĂ©visible.
« Il y a une part trĂšs forte dâincertitude. Moi je passe mon temps dans les entretiens, quand les parents me disent « mais quâest-ce quâil a et quâest-ce que ça va donner ? », je passe mon temps Ă leur dire que je ne suis pas devin. Que je ne peux pas savoir comment cela va Ă©voluer. » (8)
Lâincertitude pronostique de ce psychiatre, dite fonctionnelle, lui permet de ne pas se
contredire auprĂšs des familles au fil des rendez-vous. Selon Davis, au-delĂ de leur sentiment
dâincertitude, les mĂ©decins peuvent invoquer dĂ©libĂ©rĂ©ment lâincertitude de leur jugement
comme une stratĂ©gie permettant dâĂ©viter de sâengager dans certaines considĂ©rations auprĂšs
des patients ou des familles. Dans ses travaux, Fred Davis met ainsi en lumiĂšre lâusage que
font les mĂ©decins de lâincertitude pronostique lors du suivi dâenfants ayant contractĂ© une
poliomyélite (Davis, 1960). Dans les premiÚres semaines qui suivent la survenue de la
maladie, les médecins sont confrontés à une incertitude réelle sur les éventuelles séquelles que
gardera lâenfant, et en font Ă©tat aux parents. AprĂšs trois mois de suivi, la qualitĂ© de la
rĂ©cupĂ©ration de lâenfant leur permet dâĂ©valuer avec un degrĂ© dâincertitude trĂšs faible les
séquelles de la poliomyélite qui persisteront. Néanmoins, les médecins continuent à répondre
de maniÚre évasive sur le pronostic, laissant les parents espérer une meilleure récupération
que celle possible. Cette incertitude pronostique est utilisĂ©e par les mĂ©decins dans lâidĂ©e de
permettre aux parents de dĂ©couvrir dâeux-mĂȘmes le handicap moteur de leur enfant, et de sây
habituer de maniĂšre progressive et « naturelle ». De la mĂȘme maniĂšre, un psychiatre dĂ©crit le
travail qui consiste Ă faire accepter aux parents que les troubles de leur enfant vont se
poursuivre sur une longue durĂ©e, en dĂ©pit dâincertitudes diagnostiques et pronostiques.
« Câest une douche froide pour les parents de voir que leur enfant une fois quâils ont accompagnĂ© lâhospitalisation de leur enfant pour trois, quatre, cinq, six mois et puis lâhospitalisation arrive Ă terme ââOuf ! on est sortis dâaffaireââ. Non ! Ils lâadressent Ă lâhĂŽpital de jour. Et lĂ , ça commence Ă ĂȘtre une confrontation Ă la chronicisation. *âŠ+ Donc câest dĂ©jĂ accompagner les parents Ă accepter que cela va prendre du temps quoi. Câest un peu ce que je vous disais par rapport aux hĂŽpitaux de jour. On nâest pas sorti dâaffaire quoi. » (10)
Lâutilisation de lâincertitude fonctionnelle permet au mĂ©decin dâĂ©viter dâĂȘtre confrontĂ© Ă des
réactions parentales de choc ou de désespoir, et est encouragée par des normes
35
professionnelles suggĂ©rant que la famille de lâenfant ne serait de toute maniĂšre pas en mesure
de comprendre le sens de sa prĂ©diction. Davis dĂ©crit ainsi un accord tacite de lâĂ©quipe de soin
pour maintenir les familles dans lâignorance.
«Du point de vue du patient, quâest-ce que ça veut dire « risque » ? Vous imaginez les parents qui ressortent dâune consultation « Ah je suis soulagĂ© ! Mon enfant a un risque de schizophrĂ©nie ». Câest super rassurant, hein ? (ton ironique) » (6)
Davis distingue quatre modalitĂ©s dâinteraction relatives au pronostic, selon le sentiment de
certitude du mĂ©decin vis-Ă -vis de ses attentes pour lâavenir (pronostic certain ou incertain), et
son choix de le communiquer au patient (pronostic déclaré au patient ou non déclaré). Dans le
premier cas, la communication ouverte, le médecin ressent un haut degré de certitude vis-à -
vis de ses attentes pour lâavenir, et choisit de les partager avec le patient. A lâinverse, lâaveu
dâincertitude, dĂ©crit la situation oĂč le mĂ©decin ne sait rĂ©ellement pas quel sera lâavenir du
patient, et lui exprime son ignorance Ă ce sujet. Selon Davis, lâaveu dâincertitude est
fréquemment utilisé par les médecins de famille et les psychiatres, pour les uns en raison de
leur relation privilĂ©giĂ©e au patient, pour les autres en raison du haut degrĂ© dâincertitude du
savoir psychiatrique. Ces deux modes de communications sont caractérisés par une parfaite
adĂ©quation entre ce que le mĂ©decin pense et ce quâil dit au patient.
« Je leur dis que je ne suis pas devin ! *âŠ+ Il nây a aucune façon de savoir comment cela va Ă©voluer. *âŠ+. Donc tu leur dis les choses de façon honnĂȘte, en disant ââVoilĂ , on sait que globalement il y a trois façons dâĂ©voluer, mais quâon est incapable de savoir de quelle façon cela va Ă©voluerââ. » (8)
Au contraire, le mĂ©decin peut choisir de ne pas communiquer au patient ce quâil pense. La
communication Ă©vasive permet au mĂ©decin de tenir le patient dans lâignorance dâun
pronostic qui lui apparait pourtant certain. En répondant aux attentes du patient sur la forme
mais pas sur le fond, la communication évasive permet au médecin de maintenir son contrÎle
sur le patient en augmentant le degrĂ© dâincertitude de ce dernier (Light, 1979). Les
informations Ă©vasives sont encouragĂ©es au sein de lâhĂŽpital par le caractĂšre impersonnel des
relations entre le patient et le médecin. La dissimulation, qui consiste à faire une prédiction
au patient, tout en ayant des attentes trĂšs incertaines pour lâavenir, est favorisĂ©e par les
situations oĂč la rĂ©putation du mĂ©decin dĂ©pend de lâopinion favorable du patient. Ainsi, dans
un contexte dâexercice libĂ©ral, lâaveu dâincertitude reprĂ©sente une prise de risque pour le
médecin, le patient pouvant choisir de consulter un concurrent (Davis, 1990).
36
(Davis, 1960) Certitude Incertitude
Pronostic communiqué au
patient
Communication ouverte Dissimulation
Pronostic dissimulé au
patient
Communication Ă©vasive Aveu dâincertitude
LâimprĂ©visibilitĂ© du futur, un soulagement pour le mĂ©decin
En dĂ©clarant son incapacitĂ© Ă rĂ©aliser un pronostic fiable, un psychiatre se distancie dâune
fonction sociale de détection et de prévention des troubles mentaux, tout en soulignant que
lâincertitude maintient Ă©veillĂ©e sa curiositĂ© vis-Ă -vis de lâavenir du patient.
« Si on me donne la recette magique qui me fait dire « celui-lĂ , il va ĂȘtre psychotique », je veux bien la prendre (sourire). Ca rĂšglerait pas mal de questions, mais au mĂȘme temps ça rendrait le boulot un peu chiant, moi je pense (rire). Je pense que câest ça qui est intĂ©ressant aussi, câest de ne pas savoir, dans ce quâon fait. » (8)
En effet, la certitude dâun mauvais pronostic reprĂ©sente un poids moral pour le mĂ©decin.
PrĂ©server lâincertitude du pronostic est ainsi une source dâespoir pour le mĂ©decin lui-mĂȘme, et
entretient lâintĂ©rĂȘt quâil porte Ă son travail (Christakis, 2001).
1.3. Lâincertitude liĂ©e Ă lâadolescence
Les diverses conceptions de lâadolescence contribuent aux incertitudes des psychiatres
lorsquâils se trouvent confrontĂ©s Ă un jeune patient dont les symptĂŽmes flous pourraient
Ă©voquer aussi bien une banale « crise dâadolescence » que les signes avant-coureurs dâun
trouble mental grave.
LâindĂ©termination entre crise dâadolescence et maladie
37
Les psychiatres que jâai rencontrĂ©s se trouvent en difficultĂ© pour distinguer le tourment
« normal » de lâadolescent dâun Ă©ventuel trouble psychiatrique.
« Ce qui serait intĂ©ressant *âŠ+ ce serait dâarriver Ă dĂ©limiter justement ce qui revient Ă une espĂšce de crise dâadolescence â on peut voir toutes sortes de choses dâailleurs â et puis ce qui correspond vraiment Ă la psychopathologie psychiatrique » (4)
La réticence à utiliser les classifications diagnostiques de psychiatrie adulte chez leurs jeunes
patients est partagĂ©e par la plupart des psychiatres spĂ©cialistes dâadolescents que jâai
rencontrĂ©s. Selon eux, Ă lâadolescence, la frĂ©quence de manifestations apparemment
pathologiques et en réalité normales, rend vaine toute tentative de classification. Cette idée est
soulignée avec conviction par un psychiatre, qui modÚre ensuite son propos en admettant que
certains signes peuvent refléter un authentique trouble mental.
« On voit tous les jours des ados qui ont des manifestations, que si on prend le DSM câest du dĂ©lire. Des hallucinations. Câest extrĂȘmement frĂ©quent les hallucinations chez les ados. Ce nâest absolument pas psychotique ! ⊠Enfin⊠ça peut, ça peut. Hein, je ne dis pas que ça ne lâest pas. Ou que ça ne lâest jamais. Mais ce nâest jamais forcĂ©ment psychotique. Câest rarement psychotique on va dire. » (8)
Ainsi, lâadolescence semble ĂȘtre une maladie normale et temporaire. LâatypicitĂ© en est la rĂšgle
et contribue Ă distendre les catĂ©gories diagnostiques psychiatriques, accroissant lâincertitude
du psychiatre quant aux limites entre le normal et le pathologique.
« Les ados qui seraient peut-ĂȘtre une population, hein, Ă risque de psychose, et sans quâon puisse vraiment la dĂ©finir⊠Tous ces ados qui ont des syndromes dĂ©pressifs atypiques. Ce qui est classique chez lâado, puisque le syndrome dĂ©pressif est atypique.» (8)
Lâadolescence est perçue comme une pĂ©riode de tempĂȘte et de passion (dâaprĂšs le mouvement
littéraire germanique du « Sturm und Drang », de la seconde moitié du XVIIIÚme siÚcle),
aussi bien par lâopinion publique que par les professionnels de santĂ© (Arnett, 1999). Ces
bouleversements, caractĂ©risĂ©s par des conflits avec les parents, des troubles de lâhumeur, et
des prises de risque, ont trouvé un support théorique grùce aux modÚles neuro-
développemental, biologique, social, et psychanalytique. Le modÚle neuro-développemental
souligne lâimportance des remaniements cĂ©rĂ©braux, de la reconfiguration des rĂ©seaux
neuronaux grĂące Ă un mĂ©canisme dâĂ©lagage synaptique (Dennis et al., 2013). Les nouvelles
capacitĂ©s de raisonnement des adolescents qui en rĂ©sultent, en particulier lâaccĂšs Ă
lâabstraction, leur permettent de saisir la complexitĂ© des situations et favorisent lâexpĂ©rience
de lâintrospection et du doute, au risque de menacer leur bien-ĂȘtre. Ces avancĂ©es en
neurosciences ont contribuĂ© Ă façonner lâimage dâun « cerveau adolescent » douĂ©
38
dâĂ©tonnantes capacitĂ©s de reconfiguration (Giedd, 2015). Les changements biologiques dus Ă
la puberté (influence des bouleversements hormonaux), et des paramÚtres de leur socialisation
(apparence physique, exigences scolaires, mode de relation amoureux) sont autant de facteurs
dâinstabilitĂ© de leur humeur.
Enfin, la psychanalyse thĂ©orise les intenses variations Ă©motionnelles, lâhumeur
dĂ©pressive et les conflits avec les parents comme le reflet dâune rĂ©activation du conflit
Ćdipien Ă la pubertĂ©. De maniĂšre caricaturale, Anna Freud considĂšre que le calme de certains
adolescents est pathologique car il dissimule leurs bouleversements intérieurs sans que ceux-
ci ne puissent trouver leur rĂ©solution dans une forme dâexpression. Lâabsence de tourment Ă
lâadolescence serait ainsi en soi pathologique « ĂȘtre normal pendant la pĂ©riode dâadolescence
est en soi anormal » (Anna Freud, 1958, p. 267, in Arnett, 1999). De mĂȘme, si les psychiatres
dĂ©signent certains comportements dâadolescents par des catĂ©gories diagnostiques, ils estiment
que ceux-ci ne sont en rien pathologiques.
« Les adolescents, ils ont des fonctionnements psychotiques normaux à certains moments » (8)
La particularitĂ© de la situation consistant Ă prĂ©dire lâĂ©mergence dâun trouble mental chez
un jeune patient, tient Ă lâenjeu crucial que constitue la jeunesse, tant comme pĂ©riode de
survenue de la plupart des troubles mentaux graves, que comme période située au début de la
vie dâune personne. Toutefois, si la jeunesse est une catĂ©gorie distincte de lâadolescence, elle
ne constitue pas une phase de la vie clairement sĂ©parĂ©e de celles qui lâencadrent (Galland,
2001). LâentrĂ©e des jeunes dans la vie adulte, caractĂ©risĂ©e par une indĂ©pendance Ă©conomique,
rĂ©sidentielle et affective est plus tardive, marquĂ©e par une dĂ©synchronisation entre lâaxe
dâautonomisation professionnelle et celui dâautonomisation familiale et matrimoniale
(Galland, 1996). La jeunesse constitue néanmoins une période charniÚre, marquée en France
par lâurgence de lâinsertion socio-professionnelle, Ă lâissue dâorientations scolaires
difficilement réversibles, et échelonnées sur une période restreinte de quelques années (Van
de Velde, 2004). Cette temporalité de court terme influence le travail des psychiatres, qui
formulent des attentes à brÚve échéance vis-à -vis de leurs jeunes patients (Henckes,
unpublished). Enfin, si les attentes des professionnels vis-Ă -vis de jeunes souffrant de
handicap psychique sont formulĂ©es, non en termes dâautonomisation, mais dâ « engagement »
dans certains projets (Parron, 2011), les attentes des psychiatres vis-Ă -vis dâadolescents sans
trouble mental Ă©vident ne sont pas connues Ă ce jour.
39
Néanmoins, depuis les années 2000 en psychologie, des discours contradictoires
tentent de dĂ©limiter la pĂ©riode de transition de lâadolescence Ă lâĂąge adulte, et de donner du
sens Ă lâexpĂ©rience subjective des personnes concernĂ©es. Je mâappuierai sur deux articles, lâun
amĂ©ricain, lâautre français afin de dâillustrer deux visions extrĂȘmes de cette pĂ©riode de vie. En
2000, Arnett propose le terme dâadulte Ă©mergent, pour dĂ©signer les personnes ĂągĂ©es de 18-25
ans, de maniĂšre Ă isoler une pĂ©riode de vie distincte de lâadolescence et de lâĂąge adulte selon
des aspects dĂ©mographiques, subjectifs et dâexploration identitaire (Arnett, 2004). Cette
période de transition est caractérisée par une diversité et une grande instabilité
démographique, relative au lieu de résidence (autonome ou au domicile parental), à la
poursuite des Ă©tudes, et Ă lâinsertion professionnelle. Dâun point de vue subjectif, les adultes
émergents ne se perçoivent ni comme adolescents, ni comme adultes. Si ce sentiment pourrait
ĂȘtre considĂ©rĂ© comme secondaire Ă une instabilitĂ© socio-professionnelle et Ă lâabsence
dâengagement dans le mariage ou la parentalitĂ©, Arnett montre que le sentiment dâatteindre
lâĂąge adulte est moins liĂ© Ă une transition dĂ©mographique quâĂ trois dimensions subjectives :
se sentir responsable de soi-mĂȘme, prendre des dĂ©cisions indĂ©pendantes, et acquĂ©rir une
indĂ©pendance financiĂšre. Enfin, lâĂ©mergence de lâĂąge adulte offre diverses opportunitĂ©s
dâexpĂ©riences amoureuses, professionnelles et idĂ©ologiques que les adultes Ă©mergents
souhaitent entreprendre. Cette période ne consiste donc pas uniquement à se préparer au rÎle
dâadulte, elle permet de vivre des expĂ©riences pour soi-mĂȘme, avant dâassumer des
responsabilitĂ©s dâadultes durables et contraignantes. Les travaux dâArnett, basĂ©s sur des
études socio-démographiques et une approche phénoménologique place les personnes en
position dâacteur, et non dâobjet de soin. Les adultes Ă©mergents sont crĂ©ditĂ©s dâune volontĂ©
propre, font des expĂ©riences dont ils ont lâinitiative, dans un contexte de changements
sociĂ©taux autorisant une pĂ©riode dâexploration de soi-mĂȘme en toute indĂ©pendance (Arnett,
2000).
Un article français de 2003 dâAnatrella offre une vision sensiblement diffĂ©rente de la
transition de lâadolescence Ă lâĂąge adulte (Anatrella, 2003). Dâune part, les catĂ©gories dâĂąges
et les termes employĂ©s diffĂšrent de ceux dâArnett. La pubertĂ© sâĂ©tend de 11 Ă 18 ans,
lâadolescence de 18 Ă 24 ans, et celle-ci est prolongĂ©e dâune pĂ©riode appelĂ©e « adulescence »,
de 24 à 30 ans. Alors que les « adulescents » ont des caractéristiques socio-démographiques
comparables Ă celles des « adultes Ă©mergents », lâinterprĂ©tation que fournit Anatrella de leurs
expĂ©riences subjectives se distingue de celle dâArnett. Si lâinstabilitĂ© et la diversitĂ© socio-
professionnelle de ces jeunes est pensĂ©e par Arnett comme une phase dâexploration du rĂŽle
social adulte, Anatrella critique le refus de ces jeunes de devenir adultes et condamne les
40
effets pervers de normes Ă©ducatives laxistes qui entretiennent les individus dans un Ă©tat
dâimmaturitĂ© :
« LâĂ©ducation contemporaine fabrique des sujets collĂ©s Ă lâobjet et qui sont, mĂȘme sâils sâen dĂ©fendent, des ĂȘtres dĂ©pendants.*âŠ+ LâĂ©ducation, dans son lĂ©gitime souci de veiller Ă la qualitĂ© relationnelle avec lâenfant, a Ă©tĂ© trop centrĂ©e sur le bien-ĂȘtre affectif, parfois au dĂ©triment des rĂ©alitĂ©s, des savoirs, des codes culturels et des valeurs morales, nâaidant pas les jeunes Ă se constituer intĂ©rieurement. *âŠ+ Il est vrai aussi quâen magnifiant lâenfance et lâadolescence, la sociĂ©tĂ© laisse entendre quâil nây a pas de plaisir Ă grandir et Ă exister comme adulte. ».
Si Arnett évoque les multiples expériences amoureuses, professionnelles et idéologiques des
jeunes comme autant dâopportunitĂ©s dâexploration identitaire, Anatrella les interprĂšte comme
le reflet dâune souffrance et dâune fragilitĂ© de la « construction » et de la « structuration
subjective » de lâindividu. Les adulescents souffrent dâune « crise de lâintĂ©rioritĂ© » et dâune
fragilisation du « self », ainsi que dâune « immaturitĂ© temporelle » les empĂȘchant de se
projeter dans lâavenir. Ainsi, les changements rapides dans les domaines professionnels et
affectifs, sont considĂ©rĂ©s comme problĂ©matiques par Anatrella. Selon Arnett, lâexpĂ©rience de
divers métiers, études, ou partenaires sexuels, est autorisée par une faible surveillance
parentale et des pressions sociales encore réduites pour stabiliser son statut professionnel et
marital. Elles permettent une phase dâexploration de soi, sĂ©curisĂ©e par un possible soutien
parental, avant dâassumer un rĂŽle dâadulte contraignant. Au contraire, Anatrella critique
lâindĂ©pendance partielle de ces jeunes, qui reflĂšte leur individualisme et leur incapacitĂ© Ă se
plier aux conventions sociales. Pour accepter ces normes - désignées par la métaphore du réel
- et devenir des citoyens Ă part entiĂšre, ces jeunes ont besoin de soutien psychologique.
«Et si, malgrĂ© une vie professionnelle, certains continuent dâhabiter chez leurs parents, dâautres, qui ont dĂ©mĂ©nagĂ©, en restent dĂ©pendants. Ils ont besoin dâĂȘtre soutenus dans ce qui leur apparaĂźt ĂȘtre une Ă©preuve du rĂ©el, afin de sâaccepter et de se mettre en Ćuvre dans la rĂ©alitĂ© ». (Anatrella, 2003)
Ainsi, cette transition de lâadolescence Ă lâĂąge adulte, dĂ©signĂ©e par des tranches dâĂąge et des
termes variĂ©s, fait lâobjet de visions thĂ©oriques radicalement diffĂ©rentes dans le champ
psychologique. Dâune part, il sâagit dâune initiative des jeunes, sâaccordant une pĂ©riode
dâexploration dâeux-mĂȘmes, rendue possible par de faibles contraintes sociales. Dâautre part,
il sâagit dâune pathologie psychique, causĂ©e par un dĂ©clin moral et Ă©ducatif de la sociĂ©tĂ©
contemporaine, dont les responsables désignés sont les parents du jeune, et qui appelle à un
changement de modĂšle Ă©ducatif.
« La fragilitĂ© du self, une vision temporelle rĂ©duite aux envies du moment, Ă lâĂ©vĂ©nementiel, et une intĂ©rioritĂ© restreinte aux rĂ©sonances psychiques les confinent dans lâindividualisme. Câest
41
pourquoi certains sont angoissĂ©s par lâengagement et la relation institutionnelle, tout en souhaitant se marier et fonder une famille. Ils prĂ©fĂšrent entretenir des relations intimistes et ludiques, Ă©videmment Ă plusieurs, mais qui restent un en-deçà du lien social. Les adulescents sont le rĂ©sultat dâune Ă©ducation centrĂ©e sur lâaffectif, les plaisirs immĂ©diats et la rupture des parents Ă travers le divorce â qui est, entre autres, Ă lâorigine, dans les reprĂ©sentations sociales, de lâinsĂ©curitĂ© affective, du doute de soi face Ă lâautre et du sens de lâengagement. Lâadulescence nâest pas une fatalitĂ©. Il est possible de promouvoir une Ă©ducation plus rĂ©aliste, qui nâenferme pas dans les objets mentaux et le narcissisme de lâadolescence, mais qui dĂ©veloppe lâintĂ©rĂȘt de devenir adulte ».(Anatrella, 2003)
LâĂ©volution de lâadolescent : entre imprĂ©visibilitĂ© et structuration progressive
Les pédopsychiatres qui ont participé à cette étude expriment une incertitude concernant la
nature de lâĂ©volution de leurs patients, ne sachant dĂ©terminer si lâadolescence constitue une
phase de mouvement dont lâissue est imprĂ©visible ou Ă lâinverse une phase de structuration
progressive.
Une phase de structuration progressive
Dâune part, lâadolescence est un processus progressif, continu et cumulatif (entretiens 3, 4 et
5). LâĂ©volution du jeune patient tend alors vers une fixation, soit du bon cĂŽtĂ© â lâabsence de
trouble mental - soit du mauvais cĂŽtĂ© â la prĂ©sence dâun trouble mental. Pour Ă©voquer cette
structuration, les psychiatres emploient la mĂ©taphore de la construction de lâindividu et la
mĂ©taphore dâune bifurcation au cours dâune trajectoire.
« On se structure peut-ĂȘtre Ă cet Ăąge-lĂ en tous les cas. Je parle de lâadolescence et des jeunes adultes. Autour de ses symptĂŽmes et de sa souffrance psychique. Qui reste, ou qui organise les choses.
- Qui participe à façonner la personne que va devenir⊠?
Oui oui. *âŠ+ De se dire « il est en train de sâinstaller dans un truc, lĂ âŠqui va lâamener Ă prendre des positions⊠à engager des choses⊠». (4)
Ainsi, face Ă lâĂ©ventualitĂ© de lâĂ©volution vers une schizophrĂ©nie, la trajectoire peut ĂȘtre
lĂ©gĂšrement inflĂ©chie par lâaction du psychiatre, Ă©vitant Ă lâadolescent de « basculer » (1) vers
le trouble mental qui le menaçait.
« Quand on est en train de travailler avec des adolescents, et quâon a cette impression, dâillusion, quâon est absolument sĂ»r dâavoir un effet qui fait que lâadolescent ne bascule pas du mauvais cĂŽtĂ©.» (4)
42
NĂ©anmoins, le passage du temps limite lâaction prĂ©ventive du psychiatre car, Ă lâĂąge adulte, la
structuration du jeune patient sera devenue irrĂ©versible : « câest un peu mort quoi » (4). Le
psychiatre doit alors « éviter que les choses ne se pérennisent » (4).
Une phase de mouvement imprévisible
Dâautre part, lâadolescence ne correspond pas Ă un processus de structuration mais Ă une
phase de mouvement imprĂ©visible. A lâadolescence, lâindividu change en permanence et dans
toutes les directions possibles. Il est en transformation et ni son passé, ni son présent ne
peuvent fournir dâindices pour prĂ©voir son avenir. Lâadolescence est ainsi dĂ©crite par des
mĂ©taphores de vie et de mouvement : « câest trĂšs vivant comme pĂ©riode » (4). Une psychiatre
explique que les adolescents vivent au jour le jour, et que leurs comportements sont
imprĂ©visibles (entretien 12). A ce titre, ĂȘtre adolescent sâapparente Ă faire lâexpĂ©rience dâune
maladie chronique, durant plusieurs années, caractérisée par des hauts et des bas permanents.
Selon Kathy Charmaz, la temporalité consistant à vivre « au jour le jour » souligne la
prĂ©caritĂ© dâune situation et la fragilitĂ© de la personne concernĂ©e (p. 178) (Charmaz, 1991). Un
psychiatre explique ainsi la maniÚre dont un adolescent a changé de comportement en
quelques heures, venant contredire ses attentes pronostiques.
« Le gamin, dont je tâai parlĂ© tout Ă lâheure, ça a Ă©tĂ© crescendo, crescendo toute la semaine derniĂšre, on nâarrivait pas Ă maitriser lâangoisse⊠Alors, bon. Je nâĂ©tais pas encore dans des questions de diagnostics de psychose. Mais bon, je me posais la question dâune gravitĂ© plus importante de son Ă©tat que ce que jâavais pensĂ© au dĂ©part. *âŠ+ Le pĂšre est venu voir lâado lâaprĂšs-midi, je les ai reçus en consultation en fin dâaprĂšs-midi⊠Les choses se sont largement apaisĂ©es⊠Tout câest apaisĂ©, que je retrouve lâado que jâavais vu au dĂ©part, beaucoup moins inquiĂ©tant. *âŠ+ Donc, au dĂ©part jâĂ©tais rassurĂ©, aprĂšs je me suis dit « bah lĂ , je pense quâon est quelque chose de compliquĂ©, de psychotique ou pas, mâenfin de compliquĂ© ». Et lâado et les parents mâont montrĂ© comment je mâĂ©tais plantĂ© quoi. Donc, je pense que câest tous les jours, et que câest particuliĂšrement vrai avec lâado. Quand tu penses quelque chose, lâado il a dĂ©jĂ changĂ© ! » (8)
Le rĂ©cit dâhistoires se rĂ©fĂ©rant Ă une erreur pronostique permet aux psychiatres dâillustrer
lâimprĂ©visibilitĂ© de lâadolescence et la vanitĂ© de tout pronostic mĂ©dical. Un psychiatre raconte
ainsi lâhistoire dâune patiente quâil nâa pas connu mais dont le rĂ©cit est transmis au sein de son
service. En dĂ©pit de lâextrĂȘme gravitĂ© des symptĂŽmes que cette adolescente prĂ©sentait - ceux-
ci ne laissant place Ă aucun doute quant Ă lâexistence dâune pathologie - elle a finalement
contredit tous les pronostics en devenant une adulte en parfaite santé.
43
«Je vais te donner un exemple dâune patiente, alors que je nâai pas connue. *âŠ+ Mes collĂšgues parlaient beaucoup dâune autre patiente qui Ă©tait dans le mĂȘme cas, donc une anorexie, extrĂȘmement forte, avec des fonctionnements extrĂȘmement psychotiques. Et globalement, elle avait vraiment, ça faisait peu de doute sur le diagnostic de psychose. MĂȘme si on ne lâa jamais posĂ©. *âŠ+ Cette patiente aujourdâhui va trĂšs bien, nâa pas du tout de diagnostic de psychose et fonctionne tout Ă fait normalement Ă lâĂąge adulte. (8)
Christakis désigne ces anecdotes par le terme de folklore, car elles sont transmises au sein du
service, concernent la violation dâun interdit et contiennent une morale pĂ©dagogique
(Christakis, 2001).
1.4. Lâincertitude liĂ©e Ă la schizophrĂ©nie
Lâhistoire de la schizophrĂ©nie, une histoire de la chronicitĂ©
Depuis le troisiÚme tiers du XIXÚ siÚcle, la chronicité est une dimension constitutive de la maladie mentale
Le pronostic dâune maladie est en grande partie responsable du sens que prend son diagnostic
et son traitement (Christakis, 2001). En effet, la durĂ©e dâune maladie et ses consĂ©quences dans
la vie dâune personne induisent une reprĂ©sentation de son diagnostic en termes de gravitĂ© et
de possibilitĂ©s de guĂ©rison. Lâhistoire de la catĂ©gorie diagnostique de schizophrĂ©nie sâest ainsi
construite sur la notion de chronicitĂ©, câest-Ă -dire dâĂ©volution de longue durĂ©e de la maladie.
La chronicitĂ© nâest devenu un marqueur de la maladie mentale quâĂ partir de la deuxiĂšme
moitié du XIXÚ siÚcle (Lanteri-Laura, 1972). La représentation de la schizophrénie comme
une maladie chronique sâenracine ainsi dans le paradigme de la psychiatrie moderne, selon
trois postulats de Kraepelin: les maladies mentales sont des catégories naturelles (théorie du
naturalisme médical), ce sont des conditions héréditaires et menant à une détérioration
progressive, et enfin, tous les symptÎmes des maladies mentales sont causés par des lésions
du cerveau ou du systÚme nerveux (Kraepelin, 1883). La catégorie de démence précoce, qui
préfigure celle de schizophrénie, est ainsi conceptualisée comme une perte progressive et
irrémédiable des facultés mentales de la personne. Si les travaux de Bleuler ont montré que le
pronostic de la schizophrĂ©nie pouvait ĂȘtre favorable, les symptĂŽmes de la maladie diminuant
44
au cours du temps (Kaplan, 2008), la vision de Kraepelin domine la pensée psychiatrique
jusque de nos jours.
La chronicitĂ© dâune maladie a une dimension sociale et constitue un critĂšre
dâorientation des personnes au sein dâun systĂšme de soin, rĂ©gissant leur circulation dâune
institution à une autre (Barrett, 1996; Rhodes, 1991). En retour, le développement de
nouvelles techniques, institutions et politiques de soins contribuent à redéfinir la notion de
chronicitĂ© de la schizophrĂ©nie (Henckes, 2011, 2012). Dâun point de vue constructiviste, les
symptÎmes de la schizophrénie constituent une transgression de rÚgles implicites de la société
(Scheff, 1966). En effet, le diagnostic de schizophrĂ©nie peut ĂȘtre posĂ© pour une personne dont
le discours est flou, les affects incohérents, qui exprime des croyances irrationnelles (délire),
des hallucinations auditives, avec ou sans dĂ©sintĂ©rĂȘt pour les activitĂ©s sociales
conventionnelles. Néanmoins, la majorité des transgressions restent transitoires et sont
ignorées par le groupe. Seules celles qui persistent sont considérées comme pathologiques et
conduisent Ă un Ă©tiquetage diagnostique (Scheff, 1970). Le diagnostic et le pronostic de la
schizophrénie sont ainsi indissociables, puisque le diagnostic repose sur un critÚre de durée.
LâĂ©tiquetage diagnostique implique donc la chronicitĂ©, et le diagnostic fige en retour lâavenir
de la personne en considérant ses troubles comme persistants au cours du temps.
Le travail de définition du pronostic de la schizophrénie, dans les années 1960
A partir des années 1960, la découverte des premiers traitements neuroleptiques, ainsi que le
mouvement de contestation de la psychiatrie contribuent à faire émerger une représentation
plus optimiste du pronostic de la schizophrĂ©nie. Des controverses Ă©clatent sur le sens Ă
attribuer au pronostic (Rollins, 1961; Todd, 1961). Le pronostic de la schizophrénie fait alors
lâobjet de travaux thĂ©oriques, cherchant Ă le dĂ©finir et Ă lâĂ©valuer selon des critĂšres rigoureux.
Strauss et Carpenter, deux psychiatres américains, critiquent la vision simpliste de
lâĂ©volution de la schizophrĂ©nie basĂ©e sur la seule durĂ©e dâhospitalisation, et lâexistence mĂȘme
dâune distribution bimodale de cette Ă©volution. En effet, la diminution des durĂ©es
dâhospitalisation permise par la « rĂ©volution thĂ©rapeutique » contribue-t-elle Ă amĂ©liorer la vie
des personnes malades, oĂč vient-elle occulter leurs besoins hors de lâhĂŽpital, auxquels se doit
de rĂ©pondre une psychiatrie dite sociale ? De mĂȘme, ils critiquent les travaux oĂč la distinction
binaire entre une « bonne » et une « mauvaise » Ă©volution de la schizophrĂ©nie, nâest dĂ©finie
45
que selon le jugement subjectif du psychiatre (Fowler, McCabe, Cadoret, & Winokur, 1972).
Strauss et Carpenter fournissent un effort méthodologique sans précédent pour définir
lâĂ©volution de la schizophrĂ©nie. La dĂ©finition du diagnostic initial sur des critĂšres rigoureux
croisant plusieurs mĂ©thodes, lâexclusion du critĂšre de chronicitĂ© de la dĂ©finition du diagnostic,
et la distinction de divers critĂšres dâĂ©valuation de lâĂ©volution observĂ©e (durĂ©e de
lâhospitalisation, symptĂŽmes, relations familiales, emploi) sont autant de nouvelles mĂ©thodes
qui contribuent à modifier la notion de pronostic de la schizophrénie. Défini aussi bien par des
éléments médicaux (la variation des symptÎmes) que par les caractéristiques sociales des
patients (comme la capacité à reprendre un travail), le pronostic de la schizophrénie ne
correspond plus Ă une distinction binaire entre les bonnes et les mauvaises Ă©volutions, mais
sâapparente dĂ©sormais Ă un continuum (J. S. Strauss & Carpenter, 1972).
A partir des années 1990, la détection et la prévention de la schizophrénie, deviennent un nouvel enjeu
Au milieu des annĂ©es 1990, lâĂ©mergence en Australie du concept dâ « Ă©tat mental Ă risque »
(at risk mental state, A.R.M.S.), souligne lâintĂ©rĂȘt du champ psychiatrique pour le repĂ©rage de
personnes à risque de développer une schizophrénie dans les mois qui suivent (Yung &
McGorry, 1996). La perspective dâune dĂ©tection prĂ©coce Ă lâaide de critĂšres diagnostiques
prĂ©cis, insuffle lâespoir dâune prĂ©vention spĂ©cifique de la schizophrĂ©nie (Yung et al., 1998).
Ces nouvelles stratégies de détection des maladies mentales se distinguent des méthodes de la
« psychiatrie sociale » et des approches en population générale, au profit de recherches en
physiopathologie et en clinique (Fusar-Poli et al., 2013; Fusar-Poli P, Bonoldi I, Yung AR, &
et al, 2012). Au cours des deux derniÚres décennies, la diffusion à la majorité des pays
développés de la détection des « états mentaux à risque » a progressivement reconfiguré le
rapport entre risque et maladie et suscité des controverses quant à la pertinence de la prise de
mĂ©dicaments par des jeunes sujets nâayant pas encore dĂ©veloppĂ© de trouble mental (Nieman
& McGorry, 2015). La perspective initiale, cherchant Ă prĂ©dire le risque de transition, câest-Ă -
dire le risque quâune personne prĂ©sentant un Ă©tat mental Ă risque ne dĂ©veloppe une
schizophrénie, a évolué de deux maniÚres apparemment opposées.
Dâune part, des Ă©tudes rĂ©vĂ©lant une moindre qualitĂ© de vie des personnes concernĂ©es
par un état mental à risque (Fusar-Poli, Rocchetti, et al., 2015; Lin et al., 2011), ont contribué
46
Ă Ă©largir la catĂ©gorie au profit dâun mouvement de promotion de la santĂ© mentale destinĂ© Ă
lâensemble des sujets jeunes. LâaccĂšs Ă ces services de soins spĂ©cialisĂ©s serait conditionnĂ©,
non plus par des critĂšres dâĂ©tat mental Ă risque, mais par une catĂ©gorie dâĂąge (12-25ans)
(McGorry, Bates, & Birchwood, 2013). La catégorie de « haut risque » est ainsi reconfigurée
vers une vision plus large de la santé mentale, soutenue par la volonté des acteurs de créer un
mouvement social autour de lâenjeu de la santĂ© mentale des jeunes (Coughlan et al., 2013). Ce
mouvement met lâaccent sur lâintĂ©rĂȘt des soins prĂ©coces â en anglais « early intervention » -
dans lâespoir de prĂ©venir lâapparition de troubles mentaux (Kuehn, 2010; Lieberman, Dixon,
& Goldman, 2013; Lower et al., 2015).
Dâautre part, la catĂ©gorie de ultra-haut risque a fait lâobjet de travaux sâinscrivant dans
un paradigme kraepelinien et visant à affiner les capacités de prédiction existantes (Falkai et
al., 2015). Ces études tentent de définir les marqueurs dont la combinaison permettrait une
fine prédiction du risque de schizophrénie. Différents symptÎmes cliniques (Cornblatt et al.,
2015; Fusar-Poli et al., 2016), anomalies dâimagerie cĂ©rĂ©brale (Cannon et al., 2015; McGuire
et al., 2015; Pantelis et al., 2005), génétiques, biologiques ou cognitives (Barbato et al., 2015)
sont ainsi individualisĂ©s et lâassociation entre leur prĂ©sence et le taux de transition
psychotique est évaluée. Ces études, visant à identifier et à classifier des sous-groupes de
personnes Ă haut risque de transition psychotique au sein de larges cohortes requiĂšrent des
capacitĂ©s dâanalyses de donnĂ©es exponentielles. DiffĂ©rentes modalitĂ©s de dĂ©tection et de soins
sont explorées et leurs résultats comparés en termes de taux de transition vers la psychose
(Fusar-Poli et al., 2013; Fusar-Poli, Frascarelli, et al., 2015). Ces derniĂšres annĂ©es, lâenjeu
consistant à prévoir la survenue de la schizophrénie est ainsi devenu central dans le discours
psychiatrique mondial, sâest associĂ© Ă lâĂ©mergence de nouvelles institutions. Ces nouvelles
stratégies visant à prévenir la schizophrénie avant que celle-ci ne soit tout à fait déclarée,
reposent Ă prĂ©sent sur des services spĂ©cialisĂ©s adossĂ©s Ă des rĂ©seaux dâadressage, Ă mĂȘme de
proposer des Ă©valuations diagnostiques et des programmes de soins aux jeunes patients. Ces
approches ont contribué à faire émerger un discours psychiatrique de vulgarisation suggérant
que la prĂ©vention de la maladie mentale peut ĂȘtre standardisĂ©e, que son efficacitĂ© est
quantifiable, et quâelle pourrait ĂȘtre menĂ©e par le biais de politiques de dĂ©tection destinĂ©es Ă la
population gĂ©nĂ©rale au mĂȘme titre que dâautres maladies reprĂ©sentant un enjeu de santĂ©
publique, telles que les maladies cardio-vasculaires ou le diabĂšte (Cabut, 2015; Carey, 2015;
Rosier, 2015). Enfin, si la rémission de la schizophrénie (en anglais « recovery ») suscite
lâintĂ©rĂȘt constant de la recherche en psychiatrie (Friedrich, 2014), Warner critique cette notion
comme servant des enjeux politiques, économiques et industriels, sans pour autant améliorer,
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ni la situation sociale, ni lâexpĂ©rience subjective des personnes souffrant de schizophrĂ©nie
(Warner, 2004).
Prédire la schizophrénie : une mort sociale annoncée ?
Un pronostic théorique effrayant
En dĂ©pit de donnĂ©es scientifiques et de lâaction de diverses associations dâanciens patients
visant Ă faire reconnaĂźtre que la schizophrĂ©nie nâempĂȘche en rien les personnes de mener une
vie affective et professionnelle satisfaisante, la schizophrénie demeure, aussi bien pour le
public que pour de nombreux professionnels de santé un synonyme de mort sociale.
« - Une personne moyenne, qui a une schizophrĂ©nie, [les psychiatres] lâimaginent comment sa vie ?
- âŠ. Hmm⊠je ne sais pasâŠ
- Comme imaginaire ?
- âŠ. Comme une catastrophe. Comme ce quâils ont vu dans les hĂŽpitaux psychiatriques. » (2)
Nicholas Christakis, en interrogeant des médecins cancérologues, souligne que le mot
« pronostic » leur Ă©voque dâemblĂ©e lâidĂ©e de mort (Christakis, 2001). Dans ce travail de thĂšse,
le pronostic ne porte pas sur la durĂ©e de vie dâune personne, mais sur lâĂ©ventuelle survenue
dâune schizophrĂ©nie chez un jeune patient. De prime abord, lâidĂ©e de mort semble donc ici
hors de propos. Néanmoins, les psychiatres qui ont participé à cette étude ont une vision
gĂ©nĂ©rale de lâavenir des personnes souffrant de schizophrĂ©nie extrĂȘmement nĂ©gative. Ils sont
Ă mĂȘme de dĂ©crire le pronostic thĂ©orique de la schizophrĂ©nie en termes de mort sociale
progressive et inĂ©luctable. Cette vision catastrophique de lâavenir, tout Ă fait consensuelle,
associe les idĂ©es dâune chronicitĂ© Ă vie, dâabsence dâintĂ©gration sociale, de dĂ©clin progressif
de la personne et de ses facultĂ©s. Elle vĂ©hicule lâidĂ©e dâune vie entiĂšre gĂąchĂ©e pour le jeune,
pénalisé non seulement par les rechutes de sa maladie, mais par la nécessité de soins
psychiatriques permanents Ă lâĂąge adulte, et la prise de traitements qui lui seront dĂ©lĂ©tĂšres.
« - Face Ă lâĂ©ventualitĂ© dâune schizophrĂ©nie, chez un ado, quâest ce qui te pose problĂšme quand tu imagines son avenir ?
- Heu (rire nerveux)⊠heu⊠quâest-ce qui est problĂ©matique ? âŠTout !! (rire â rire partagĂ©). Heu⊠Que ce soit une maladie grave, potentiellement sĂ©vĂšre, potentiellement rĂ©sistante, avec des traitements lourds qui vont avoir des effets indĂ©sirables Ă coup sĂ»r. Que ça va ĂȘtre Ă vie, alors
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que câest juste un ado⊠ou un jeune adulte qui a encore toute sa vie devant lui. Que ça va avoir des consĂ©quences sur sa vie en gĂ©nĂ©ral, sociale, professionnelle,⊠heu⊠enfin, Ă diffĂ©rents niveaux. Quâil va falloir avoir un suivi Ă vie et les ados ne sont pas forcĂ©ment fans, surtout sâil y a des pĂ©riodes oĂč ça va bien et tant mieux, mais il va falloir continuer le suivi, et continuer le traitement, malgrĂ© les effets indĂ©sirables. Je pense aussi notamment pour les effets indĂ©sirables, par rapport aux Ă©tudes, sur leurs effets cognitifs, le ralentissement. (12)
LâidĂ©e de schizophrĂ©nie reste indissociable de celle de handicap social. Un psychiatre
estimerait ainsi sâĂȘtre trompĂ© de diagnostic si lâun de ses jeunes patients souffrant de
schizophrĂ©nie se rĂ©vĂ©lait, aprĂšs quelques annĂ©es, jouir dâune parfaite autonomie dans sa vie
quotidienne.
« - Câest possible dâobtenir une autonomie normale ? Vous y arrivez ? Enfin je dis « normale », mais voilĂ , comme quelquâun qui nâaucun problĂšme, tout simplement.
- Alors, moi je dirais⊠Pour moi, les personnes que je vois redevenir « normales » pour prendre votre mot, je suis obligĂ© de me dire, quelques annĂ©es aprĂšs, que je mâĂ©tais trompĂ© sur le diagnostic de schizophrĂ©nie.*âŠ+ Je ne vois pas vraiment une thĂ©rapie resocialisant Ă 100% quand mĂȘme, sans symptĂŽmes. *âŠ+ Pour ceux qui seront sans symptĂŽmes quelques annĂ©es plus tard, câest le grand classique de la crise dâadolescence. On aura eu des Ă©volutions ââcomme psychotiqueââ quoi. » (5)
Avec une pointe dâironie, un psychiatre associe la schizophrĂ©nie Ă la maladie dâAlzheimer,
afin de souligner la vanitĂ© des mĂ©decins, qui, rassurĂ©s de prescrire dâinutiles mĂ©dicaments,
cachent au patient leur impuissance face Ă lâinexorable travail de destruction opĂ©rĂ© par la
maladie.
« - Si vous voyiez un psychotique, ou schizophrĂšne - enfin, ce ne sont que des mots, mais bon, ce ne sont que des idĂ©es - Ă lâhĂŽpital, et vous lui donnez un traitement. Sans doute que vous avez lâimpression de faire quelque chose en tant que mĂ©decin. *âŠ+ Donc, quelque part, ça doit ĂȘtre un soulagement pour le mĂ©decin de faire ça, puisque tout le monde le fait, y compris donner des traitements qui ne servent Ă rien. Donc ça se voit bien en ce moment, dans dâautres pathologies aussi. Ăa doit soulager le malade aussi parce que de toute maniĂšreâŠ
- Excusez-moi, quand vous dites dâautres pathologies, vous pensez à ⊠?
- Oui je pensais Ă lâAlzheimer. Vous savez, ils expliquent quâĂ©videmment les traitements contre Alzheimer ne servent absolument Ă rien mais quâon ne peut pas dire ça aux patients, parce que câest impossible de dire Ă un patient quâil nây a pas de traitement.
- Alors câest un peu pareil ?
- Nooon, jâexagĂšre beaucoup ! (rire) Mais en tous les cas il y a quand mĂȘme en mĂ©decine, une espĂšce de truc comme ça ! » (4)
Pour un autre psychiatre, la gravité de la schizophrénie rend particuliÚrement pertinentes les
rĂ©flexions et prises de dĂ©cision collectives par les mĂ©decins. Il rapproche ainsi lâannonce dâun
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diagnostic de schizophrénie du registre de gravité des décisions médicales prises de maniÚre
collective, comme câest le cas pour lâeuthanasie.
« - Donc vous dĂ©fendez plutĂŽt lâidĂ©e de poser un diagnostic Ă un moment donnĂ© ?
- Oui. Mais alors je pense que, plus on est dans un systĂšme collĂ©gial, mieux câest. Je pense que toutes les choses graves, elles doivent se travailler â je ne pense pas quâaux choses graves comme lâeuthanasie â mais je pense que pour toutes les choses graves, la dynamique collĂ©giale elle est intĂ©ressante. » (5)
Les psychiatres spĂ©cialistes de lâadolescence expriment ce sombre portrait du pronostic-
catégorie de la schizophrénie avec une certaine ambivalence. Une psychiatre rapproche ainsi
sa vision des représentations de sens commun, donnant raison aux appréhensions exprimées
par les parents quâelle rencontre, et considĂ©rant que lâexercice mĂ©dical conforte cette vision
péjorative du pronostic. Elle estime également que la schizophrénie promet un avenir plus
sombre que dâautres troubles psychiatriques chroniques, tout en doutant du bien-fondĂ© de
cette attente.
« [La mĂšre] posait la question de lâavenir, avec cette espĂšce de⊠avec trĂšs clairement dans ses reprĂ©sentations ⊠â enfin, qui ne sont pas dĂ©menties par la clinique â mais de schizophrĂ©nie Ă©gal ⊠voilà ⊠un devenir trĂšs pĂ©jorĂ© ». *âŠ+ Je pense quâon ne se dĂ©partit pas tant que ça dâune espĂšce de lien ou dâassociation entre : un trouble de lâhumeur ce serait moins dĂ©lĂ©tĂšre, ou ça permettrait quand mĂȘme une meilleure insertion quâun trouble schizophrĂ©nique. Ce qui⊠je ne suis pas si sĂ»re que ce soit si vrai. » (7)
Si les psychiatres expliquent leur vision du pronostic-catégorie par les spécificités de leur
exercice auprĂšs dâadolescents, ils estiment de maniĂšre contradictoire les effets de cet exercice
sur leur jugement. Certains considĂšrent que travailler auprĂšs dâadolescents conforte une vision
négative du pronostic. Si cette derniÚre émerge pour certains de la rencontre de jeunes patients
qui ont dĂ©veloppĂ© des troubles trĂšs tĂŽt et sont en grande difficultĂ©, dâautres estiment que ce
pessimisme rejoint les reprĂ©sentations de sens commun et est favorisĂ© par lâabsence de travail
auprĂšs dâadultes qui viendrait infirmer leurs prĂ©jugĂ©s.
Je ne sais pas si on a un biais pĂ©dopsy, par rapport aux reprĂ©sentations sur schizophrĂ©nie et devenir, *âŠ+ mais les patients qui dĂ©butent une schizophrĂ©nie ado ou mĂȘme prĂ©-ado, enfin, ils sont quand mĂȘme⊠leur pronostic est quand mĂȘme⊠Enfin, je veux dire câest un devenir plus sombre quâune schizophrĂ©nie Ă dĂ©but plus tardif, quoi. *âŠ+ Mais bon, voilĂ . AprĂšs, je ne sais pas si ça joue ça. Peut-ĂȘtre (dubitative). (7)
« Câest quelque chose quâon partage, Ă la fois sur le plan de la sociĂ©tĂ©, de lâimage de la folie, et de, de lâimage, que lâon peut avoir nous, de, de psychiatres dâadolescents qui ne sommes plus⊠Qui nâavons plus de ⊠Enfin, moi je continue Ă faire des gardes en adulte, donc je continue Ă voir des patients adultes. Mais normalement je ne suis plus confrontĂ© Ă ces patients psychotiques de secteur, de service fermĂ©, tout ça, quâon voit quoi. Et⊠le pronostic de la psychose est quand mĂȘme une dĂ©gradation cognitive au fur et Ă mesure des Ă©pisodes, il y a des images comme ça
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que lâon a. *âŠ+ Avec lâidĂ©e, quand mĂȘme, que lâadaptation sociale des patients psychotiques pose problĂšme, dâune façon ou dâune autre. » (8)
A lâinverse, une psychiatre estime que ce sont les spĂ©cialistes dâadultes qui sont confrontĂ©s Ă
la pire vision des consĂ©quences de la schizophrĂ©nie, le travail auprĂšs dâadolescents venant
Ă©pargner au psychiatre une confrontation Ă lâĂ©volution chronique du trouble.
« Les psychiatres dâadultes voient des Ă©volutions de schizophrĂšnes qui ont trente ans de schizophrĂ©nie derriĂšre eux, et il y en a câest pas trop mal, et il y en a câest catastrophique. *âŠ+ Donc les psychiatres dâadolescents, ils savent bien la suite, ils savent bien la suite. Mais je pense quâils ne la vivent pas pareil. Des choses toutes bĂȘtes comme les dyskinĂ©sies tardives des neuroleptiques. *âŠ+ Quand un ado a pris Ă haute dose des neuroleptiques quand il avait 16 ans et que les dyskinĂ©sies arrivent vingt ans plus tard⊠heu voilĂ ! Câest quand mĂȘme des choses terribles, hein ! *âŠ+ Les consĂ©quences Ă long terme de la maladie mentale peuvent ĂȘtre quand mĂȘme dramatiques ! » (6)
Ainsi, sâil existe une profonde ambivalence quant au bien-fondĂ© dâune vision dramatique du
pronostic-catĂ©gorie de la schizophrĂ©nie et Ă sa raison dâĂȘtre, celle-ci nâen demeure pas moins
consensuelle. Cette vision de la chronicitĂ© façonne lâimage que les psychiatres dâadolescents
se font des services spécialisés pour les adultes.
« Le CMP ça sâarrĂȘte Ă 18 ans. Et puis aprĂšs on passe au service adulte ! Et le service adulte pour le coup, en termes de pronostic, quand on a un jeune de 18 ans et quâon se retrouve dans la salle dâattente dâun CMP adulte⊠il y a de quoi vouloir fuir les soins ! »
Enfin, une psychiatre souligne que les difficultés posées par la chronicité de la schizophrénie
sont telles quâelles apparaissent effrayantes et insurmontables Ă de nombreux mĂ©decins.
Ceux-ci mettent alors en place des stratĂ©gies dâĂ©vitement de maniĂšre Ă refuser leurs soins Ă de
jeunes patients Ă risque de schizophrĂ©nie, avant mĂȘme que celle-ci ne survienne.
« Des psychothĂ©rapeutes qui ne prennent pas en thĂ©rapie au motif quâil y a un risque de psychose, câest quand mĂȘme trĂšs frĂ©quent ! *âŠ+ Si si ! Il y a eu pendant trĂšs longtemps, hein ââil nây a pas dâindication dâanalyse parce que *âŠ+ le sujet nâest pas assez solideââ. Ăa peut ĂȘtre vrai mais ce nâest pas systĂ©matique ! Donc, des thĂ©rapeutes qui tiennent le choc, des thĂ©rapeutes qui sâengagent sur 15 ans pour un patient schizophrĂšne ⊠renseignez-vous⊠il nây en a pas tant que ça. *âŠ+ Il y a plein de gens qui ne sâengagent pas hein ! » (6)
Un diagnostic contesté et tabou
La question du risque de schizophrénie confronte les psychiatres à celle de la schizophrénie
elle-mĂȘme. Sâil existe un lien symbolique Ă©troit entre le pronostic thĂ©orique de la
51
schizophrĂ©nie, considĂ©rĂ© comme catastrophique, et le sens de lâannonce de son diagnostic, en
termes de « risques », revient à une catégorisation diagnostique du jeune patient par
anticipation. A ce titre, ĂȘtre qualifiĂ© de « personne Ă risque de dĂ©velopper une maladie » est
une forme dâĂ©tiquetage pouvant ĂȘtre Ă©clairĂ©e par les approches constructivistes des
classifications médicales (Blaxter, 1978; Bowker & Star, 1999; Phil Brown, 1995; Hacking,
2001; Jutel, 2009). La question de la validité de la catégorie diagnostique de schizophrénie est
soulevée par divers auteurs en sciences sociales (Bannister, 1968; Boyle, 1990; Pilgrim,
2007), et se pose Ă©galement pour les psychiatres dans leur pratique (Leray, 1992). Si le
diagnostic de schizophrénie conserve une forte légitimité dans la littérature médicale
(Jablensky, 1997; Ripke et al., 2013), certaines Ă©quipes de recherche suggĂšrent dâabandonner
le terme de schizophrénie au vu de la grande variabilité clinique, génétique, des incertitudes
étiologiques et de la stigmatisation associées à ce trouble (Lasalvia, Penta, Sartorius, &
Henderson, 2015).
Les Ă©changes engagĂ©s entre le psychiatre et dâautres acteurs, au sujet du pronostic,
sont Ă©clairĂ©s par la sociologie de la communication. Il faut ainsi distinguer la situation oĂč le
psychiatre garde le pronostic pour lui-mĂȘme, de celles oĂč il en parle au patient, au patient et Ă
sa famille, Ă la famille seule, ou encore Ă ses propres collĂšgues. ConsidĂ©rons la situation oĂč un
psychiatre prĂ©dit Ă un patient lâapparition Ă©ventuelle dâune schizophrĂ©nie. Au moment oĂč le
psychiatre fait la prĂ©diction, la maladie nâexiste pas. Son existence se situe dans lâavenir, et
elle est envisagĂ©e comme une Ă©ventualitĂ©. NĂ©anmoins, pour prĂ©dire, le psychiatre est amenĂ© Ă
nommer ce quâil prĂ©dit, Ă savoir, la schizophrĂ©nie. Cette prĂ©diction crĂ©e une situation sociale
oĂč psychiatre et patient regardent vers lâavenir, et envisagent une situation dâannonce de
diagnostic. En France, lâannonce du diagnostic de schizophrĂ©nie cristallise une controverse
sur son intĂ©rĂȘt au sein de la littĂ©rature psychiatrique (Gremion, Mantelet, & Hardy, 2001;
Leray, 1992). Paradoxalement, lâomission du diagnostic de schizophrĂ©nie apparait
consensuelle parmi les psychiatres français (70 Ă 80% dâentre eux), lesquels se distinguent par
une rĂ©ticence Ă lâĂ©gard de la pratique des diagnostics et de lâutilisation dâoutils standardisĂ©s Ă
cet effet (Bayle et al., 1999; Ferreri et al., 2000). Cette réticence des psychiatres à annoncer le
diagnostic de schizophrĂ©nie, indique que celui-ci nâest pas le bienvenu (Pilgrim, 2007).
Dans mes entretiens, si les psychiatres disent ne pas employer la notion de risque de
schizophrĂ©nie lorsquâils communiquent avec leurs jeunes patients et leurs familles, ils
utilisent un large registre de vocabulaire pour contourner lâusage du mot schizophrĂ©nie, tout
en alertant sur lâincertitude de lâavenir. Ainsi, parler de « fragilitĂ© » de lâadolescent, de
52
symptĂŽmes « atypiques », ou de « risque de rechute » permet dâĂ©voquer une attente sans en
dire le nom. Parfois, ce sont les silences et les phrases interrompues qui laissent entrevoir le
mot qui ne peut ĂȘtre formulĂ©.
« - Câest un mot qui revient tout le temps « fragile ». Mais moi je me demande, mais quâest-ce câest un adolescent fragile ?
- Heu⊠Câest des fragilitĂ©s de construction identitaire. Câest des fragilitĂ©s narcissiques. Ăa recouvre plein de choses. Câest pour ça que je dis fragile⊠heu⊠âŠPour ne pas⊠Câest⊠Oui. ⊠Câest pour Ă©viter de parler de diagnostic. Câest pour Ă©viter de parler de diagnostic et de⊠âŠUn ado de 13 ans qui a un Rorschach qui montre des moments oĂč il se dĂ©structure, des identifications trĂšs compliquĂ©es, voire des problĂ©matiques identitaires. (soupir). Moi, je dis il est fragile, tu vois ? Parce que, Ă la fois il y a quand mĂȘme un risque important que ça Ă©volue vers une psychose. » (8)
De mĂȘme, lâemploi dâeuphĂ©mismes tels que « psychose », permet dâĂ©voquer la schizophrĂ©nie
par un mot dont le sens reste vague pour le patient et sa famille. En effet la définition du mot
psychose est extrĂȘmement variable selon les divers contextes thĂ©oriques auquel le psychiatre
peut choisir de se référer. La psychose constitue aussi bien une structure psychique non
pathologique et banale selon la théorie psychanalytique (la structure psychotique, qui se
distingue de la structure nĂ©vrotique), un trouble de lâhumeur (la psychose maniaco-
dĂ©pressive), dâautres troubles psychiatriques considĂ©rĂ©s comme graves, un trouble qui peut
prĂ©cĂ©der la survenue dâune schizophrĂ©nie (un risque de schizophrĂ©nie), ou encore un
synonyme parfait de la schizophrĂ©nie elle-mĂȘme.
« Moi je ne lâai jamais considĂ©rĂ© comme un schizophrĂšne. *âŠ+ Le fait quâon pose un diagnostic de psychose maniaco-dĂ©pressive â mĂȘme si, ce nâĂ©tait quand mĂȘme pas trĂšs Ă©vident *âŠ+ câest quand mĂȘme une PMD assez atypique, hein â il nâempĂȘche quand mĂȘme, que je pense que cette idĂ©e comme ça quâil allait quand mĂȘme finalement sortir de cet Ă©pisode, mĂȘme si ça a Ă©tĂ© trĂšs long *âŠ+, il nâempĂȘche quâensuite, il va repasser 15 ans, trĂšs trĂšs bien ! Et je pense que si on avait portĂ© un diagnostic⊠de psychoseâŠ, si on Ă©tait parti dans cette idĂ©e-lĂ ,âŠ. au sens psychiatrique du terme â parce que câest vrai que pour moi câest un psychotiqueâŠ
- Au sens psychanalytique⊠?
- Oui, voilà .» (1)
La psychose nâest pas un trouble.
« On peut ĂȘtre psychotique et avoir une bonne insertion sociale. On nâa mĂȘme pas besoin de guĂ©rir de la psychose ! Câest une structure. » (2)
Les psychoses sont divers troubles psychiatriques.
« Les diagnostics que jâai dans mon esprit sont les classiques de la psychiatrie française des annĂ©es 50, KretschmĂ©riens. NĂ©vrose, psychoses. Dans les psychoses, je mets schizophrĂšne, hĂ©bĂ©phrĂšne, paranoĂŻde, paranoĂŻaque, paraphrĂšne, des grandes catĂ©gories comme ça ! Et aprĂšs il
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y a la mĂ©lancolie, la dĂ©pression. Et puis la psychose maniaco-dĂ©pressive â qui est une psychose il ne faut pas oublier. Et avec les enfants, câest vrai que je prĂ©fĂšre rester sur la psychose, parce quây compris, je pense que câest plus mallĂ©able quâune schizophrĂ©nie, dans mes catĂ©gories diagnostiques, avant lâĂąge adulte. » (2)
La psychose est un risque de schizophrénie.
« Ils sont en train de sâorganiser sur un mode psychotique. Mais il nây a pas la dĂ©compensation schizophrĂ©nique. » (3)
« Une fois quâon est psychotique, on le reste quoi. Alors on nâest pas schizophrĂšne dĂ©lirant, mais on reste psychotique, avec ce risque-là ». (8)
La psychose est un synonyme de schizophrénie.
« La question dâune entrĂ©e possible dans un processus⊠dans une schizophrĂ©nie, dans une psychose chronique, pouvait se poser. » (7)
« Jâutilise beaucoup le psychodrame, avec des jeunes schizophrĂšnes, psychotiques. Et je vois que cela contribue vraiment Ă de bonnes stabilisations. » (5)
« Si vous voyiez un psychotique, ou schizophrÚne - enfin, ce ne sont que des mots, mais bon, ce ne sont que des idées » (4)
« Si les parents te posent vraiment la question de comment ça Ă©volue, je pense quâil ne faut pas leur cacher ça, parce quâils vont le trouver de toute façon sur internet. Tu tapes « schizophrĂ©nie » tu tombes sur plein de trucs *âŠ+ Souvent, câest eux qui te disent « jâai vu des choses sur la psychose, quâest-ce que vous en pensez ? ». (8)
Cette variabilitĂ© dâusage du mot psychose permet dâen conserver un sens mallĂ©able, qui
entretient le flou sur le caractÚre normal ou pathologique de la condition ainsi désignée.
TantĂŽt la psychose est la schizophrĂ©nie, tantĂŽt elle ne lâest pas. Lâutilisation de ce jargon est,
au-delĂ dâune forme dâincertitude diagnostique rĂ©elle et fonctionnelle, une maniĂšre pour le
psychiatre de parler de lâindicible, lors de son travail auprĂšs dâun jeune patient et de ses
parents. Lâemploi du mot psychose constitue donc une communication Ă©vasive dâincertitude
pronostique fonctionnelle, et autorise le psychiatre Ă une annonce a minima du diagnostic de
schizophrĂ©nie. La flexibilitĂ© de son sens permet en effet de dissocier lâannonce dâun trouble
de la valence pronostique qui lui serait associée, venant ainsi résoudre la tension entre la
nĂ©cessitĂ© de donner un diagnostic et la vision apocalyptique de lâavenir associĂ©e Ă la
schizophrénie.
« Je ne sais pas si jâavais parlĂ© de psychose⊠ou de dĂ©pression avec des Ă©lĂ©ments psychotiques. Mais je nâai pas lâimpression que finalement, ce soient des mots porteurs pour⊠et pour un jeune et pour ses parents. Je ne sais pas trop quelles reprĂ©sentations cela mobilise dĂ©jĂ . ⊠Si on Ă©tait amenĂ©s Ă dire âârisque dâĂ©volution schizophrĂ©niqueââ⊠⊠Et eux, ils sont en gĂ©nĂ©ral dans des attentes assez concrĂštes. Donc, avant dâen arriver Ă un travail autour du diagnostic⊠» (3)
54
Lâomission du mot schizophrĂ©nie par le psychiatre, principalement lorsquâil ne sâagit que
dâune Ă©ventualitĂ© encore incertaine, est justifiĂ©e par la crainte de stigmatiser le jeune patient.
NĂ©anmoins, mĂȘme lorsque la maladie apparaĂźt dĂ©jĂ prĂ©sente et certaine selon le psychiatre, ce
dernier reste rĂ©ticent Ă prononcer son nom. La divulgation ou lâomission du diagnostic de
schizophrĂ©nie est bien dĂ©crite par le concept dâ« awareness context ». Le contexte de
connaissance dĂ©signe la combinaison de ce que chaque acteur dâune situation sociale connait
de lâidentitĂ© de son interlocuteur, de sa propre identitĂ© aux yeux de lâinterlocuteur, et de ce
quâil choisit de rendre explicite (Glaser & Strauss, 1964). Cette analyse interactionniste
Ă©claire les modes de communication sur les maladies dont les reprĂ©sentations sont associĂ©es Ă
la mort (ex : cancer), ou Ă lâexclusion sociale (ex : schizophrĂ©nie).
Glaser et Strauss ont dĂ©fini quatre types dâawareness context, permettant de dĂ©crire les
diffĂ©rents types dâinteractions sociales, en sâinspirant des situations dâespionnage. Le contexte
ouvert est la situation oĂč chaque interlocuteur connait lâidentitĂ© rĂ©elle de lâautre et sa propre
identitĂ© aux yeux de lâautre. A lâinverse, lorsquâun des interlocuteurs ne connait ni lâidentitĂ©,
ni le point de vue de lâautre interlocuteur sur sa propre identitĂ©, il sâagit dâun contexte fermĂ©.
Le contexte de suspicion, est une modification du contexte fermé : un interlocuteur se doute
de la vraie identitĂ© de lâautre, ou bien de lâopinion de lâautre sur sa propre identitĂ© ; ou bien
les deux. Le contexte prétendu est une modification du contexte ouvert : les deux
interlocuteurs connaissent la vraie identitĂ© de lâautre, mais prĂ©tendent ne pas la connaĂźtre. Le
contexte fermĂ© a ainsi Ă©tĂ© utilisĂ© pour dĂ©crire la situation oĂč un patient mourant nâest pas
informĂ© de sa mort prochaine par lâĂ©quipe mĂ©dicale, qui adopte diverses stratĂ©gies pour
maintenir ce contexte fermĂ© (Glaser & Strauss, 1964). LâidĂ©e de devoir annoncer un
diagnostic de schizophrĂ©nie Ă un patient quâelle considĂšrerait dĂ©jĂ malade suscite ainsi
lâapprĂ©hension dâune jeune psychiatre, en raison du pronostic-catĂ©gorie qui lui est associĂ©. Le
pronostic est en effet en grande partie responsable du sens du diagnostic et du traitement, et
associé à une composante affective et émotionnelle forte (Christakis, 2001).
« - Est-ce que ça tâes dĂ©jĂ arrivĂ© de parler de lâĂ©ventualitĂ© de la survenue dâune schizophrĂ©nie, Ă un patient ou Ă sa famille ? En termes de risque, avant que la maladie ne survienne ?
- Alors⊠quand câest une premiĂšre bouffĂ©e dĂ©lirante aiguĂ« par exemple, hmm⊠non. Je parle de rechute. Je ne dis pas le terme schizophrĂ©nie, parce que, enfin, câest quand mĂȘme, ça fait peur, enfin, câest trĂšs stigmatisant. VoilĂ . Je dis quâil y a besoin dâun suivi, quâil y a besoin du traitement mĂȘme si va mieux. Et quâil est possible quâil y ait des rechutes et que dans ce cas-lĂ , quâil faudra quâon agisse en consĂ©quence de cause. âŠMais, mais, non. AprĂšs, si câest un patient, comme je te disais, dans un cas, plus insidieux, qui sâest repliĂ© au domicile, qui fume beaucoup de cannabis, qui, qui est vraiment devenu dĂ©lirant au fur et Ă mesure depuis longtemps *âŠ+ lĂ on est dâemblĂ©e dans la schizophrĂ©nie pour moi, donc, lĂ , je parlerai de schizophrĂ©nie.
- Tu en parles ? Tu donnes le diagnostic ?
55
(sourire) je nâai pas eu encore Ă le faire. JâapprĂ©hende beaucoup ! (sourire) Je pense que jâaurai du mal à ⊠Je pense que, je pense que ce sera dur pour moi de donner le diagnostic. Et, et Ă la fois je pense que câest important de le donner aussi ! *âŠ+ Je pense que je le donnerai, probablement pas dâemblĂ©e, probablement au bout dâun certain temps. Peut-ĂȘtre avec les questions, soit sur le traitement soit sur la maladie, qui viennent. Mais je me vois mal dire spontanĂ©ment que câest, que leur fils est schizophrĂšne. Câest une grande question que je me pose (rire). *...+ Le diagnostic en gĂ©nĂ©ral est difficile Ă donner *âŠ+, ceux qui sont pĂ©joratifs on a peur de les donner. Les autres ce nâest pas trĂšs grave. Parce que cela vient stigmatiser quelque chose, marquer quelque chose de⊠de dĂ©finitif, de, enfin, de handicap lourd⊠» (12)
Sâils considĂšrent que communiquer le diagnostic permet de rĂ©pondre Ă certaines attentes du
jeune ou de ses parents, les psychiatres préfÚrent ne pas en parler spontanément et attendre
que leur incertitude diagnostique soit rĂ©duite avant de sâengager dans une annonce, tout en
Ă©ludant la question dâun pronostic-catĂ©gorie irrĂ©versible et dĂ©sastreux. Un psychiatre ne
prononce le mot de schizophrénie devant ses patients que cinq ans aprÚs le début de la
maladie.
« - Cela vous arrive de parler de la schizophrĂ©nie ou dâun risque de schizophrĂ©nie avec vos patients ?
Oui, alors, trĂšs trĂšs tard. TrĂšs trĂšs tard. LĂ je continue *âŠ+ Ă suivre cette rĂšgle des anciens, qui est « pas moins de cinq ans dâĂ©volution » quand mĂȘme. Alors comment jâappelle le trouble si ce nâest pas⊠? Jâappelle cela un trouble Ă caractĂšre psychotique. Et « Ă risque Ă©volutif » je mets toujours. » (5)
Cette pratique souligne la difficulté de ma question de recherche. Comment les psychiatres
peuvent-il Ă©voquer avec leurs patients leur risque de dĂ©velopper une schizophrĂ©nie Ă lâavenir,
si lâemploi du mot « schizophrĂ©nie » au sein dâune consultation ne peut avoir lieu que
plusieurs années aprÚs le début de la maladie ?
Le fonctionnement social : un pronostic complexe
Les difficultés scolaires, un risque de schizophrénie ?
Un psychiatre critique avec ironie le lien entre la schizophrénie et les parcours scolaires ou
professionnels hors normes, et souligne par lĂ -mĂȘme lâimportance accordĂ©e par les
psychiatres spĂ©cialistes dâenfants et dâadolescents Ă lâinsertion scolaire de leurs jeunes
patients, lorsquâils se questionnent sur lâĂ©mergence dâun trouble mental.
56
« - Quâest-ce que câest un parcours atypique ?
- Bah ce nâest pas dans la norme ! Câest à ça que ça revient. (rire). Si vous ĂȘtes atypique et que vous devenez Mickael Jackson ça va. Et si vous ĂȘtes atypique et que vous devenez Ă©boueur, vous ĂȘtes un futur schizophrĂšne (rire)». (2)
Si les difficultés scolaires des adolescents sont évoquées par certains psychiatres comme une
question sociale, ces derniers considĂšrent que leur implication dans le parcours scolaire des
jeunes constitue un enjeu majeur de leur travail clinique.
« La question de lâinsertion des adolescents est aujourdâhui pour moi extrĂȘmement sensible par des symptĂŽmes qui ont dâabord une allure sociale, comme la dĂ©scolarisation. » (5)
« On en reçoit Ă©normĂ©ment et de plus en plus. Je pense que ça va ĂȘtre un problĂšme de santĂ© publique. De jeunes, alors, qui sont dĂ©scolarisĂ©s, ce quâon appelle des phobies scolaires, mais derriĂšre ce mot lĂ il y a plein de choses. Et alors ça, de tous les milieux. A la fois dans des familles trĂšs trĂšs prĂ©caires, mais aussi dans des familles trĂšs aisĂ©es. LâĂ©pidĂ©mie, ⊠enfin lâ « Ă©pidĂ©mie », parce que câest⊠Donc voilĂ . Quâest-ce que ça traduit le fait quâun jeune ne puisse mĂȘme plus sâinsĂ©rer Ă lâĂ©cole, se lever le matin ? » (3)
« Parce que pour le jeune cela passe dĂ©jĂ par une perte de son intĂ©gration Ă lâĂ©cole, mais qui est dĂ©jĂ une forme de dĂ©sinstitutionnalisation qui Ă mon avis est assez prĂ©occupante. » (3)
Ainsi, lorsque je suggĂšre Ă un psychiatre que le problĂšme de ces jeunes personnes pourrait
ĂȘtre uniquement de nature sociale, il prĂ©cise que, par son ampleur, celui-ci devient un trouble
individuel et pathologique.
« - ça me donne lâimpression, ce que vous dites, que ce ne serait pas tellement une maladie psychiatrique mais plutĂŽt un risque social ?
Oui, oui, oui. En tout cas câest une pathologie qui a un fort sous-bassement social. Câest des pathologies, enfin, parce quâĂ la fin on en arrive quand mĂȘme Ă , moi ce que jâestime, une psychopathologie ! Parce quâon est dans des troubles de la subjectivation ! Enfin, câest des jeunes qui nâarrivent pas Ă se construire comme sujet, comme sujet autonome.
- [âŠ] Les troubles imprĂ©cis ça veut peut-ĂȘtre dire quâil nây a rien derriĂšre Ă part une inadaptation sociale ?
Oui ! En tout cas, il y a eu quelque chose qui ne sâest pas mis en place dans la construction du ⊠de ce quâaurait dĂ» ĂȘtre en tout cas la construction du sujet. Dans la façon dont ça câest jouĂ© dans les interrelations familiales, dans⊠dans la groupalitĂ©. » (3)
Le décrochage scolaire des adolescents influence donc les attentes des psychiatres vis-à -vis de
lâĂ©ventualitĂ© apparition de troubles mentaux, en pratique clinique tout comme dans la
littérature psychiatrique.
« Mais alors, effectivement, les derniers exemples que jâai Ă mon cabinet de dĂ©crochages scolaires, câest des dĂ©buts de pathologie grave. » (6).
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Lors dâune confĂ©rence destinĂ©e au grand public, jâai pu constater que les psychiatres
impliqués dans les stratégies de détection précoce de la schizophrénie tentent de susciter une
inquiĂ©tude chez les parents, relative Ă la scolaritĂ© de leur enfant. Ainsi, un intĂ©rĂȘt soudain pour
des domaines tels que la philosophie ou la politique, et une baisse de la moyenne de
lâadolescent devraient inquiĂ©ter les parents sur lâĂ©ventualitĂ© dâune maladie mentale
Ă©mergente.
« *Lâadolescent dit+ quâil nâadhĂšre plus Ă cette sociĂ©tĂ©. Tout un argumentaire pseudo-philosophique existentiel, qui en fait est assez vide si on creuse. Et qui en fait, induit une forme de retard aux soins. Puisquâau dĂ©part effectivement, on entend ce rationnel, on comprend quâil puisse ĂȘtre en opposition avec un certain systĂšme. Mais il sâavĂšre en fait que dans certains cas, on nâest pas dans une thĂšse de philosophie, mais dans un dĂ©but de dysfonctionnement vrai. » *âŠ+ « DifficultĂ© de fonctionnement, câest ce que je vous ai dit. Câest commencer Ă ne plus voir ses copains comme avant, câest commencer Ă ne plus aller Ă ses matchs de foot comme avant⊠Et câest commencer Ă perdre, ne serait-ce quâun ou deux points de moyenne sur ses rĂ©sultats habituels ». (ConfĂ©rence destinĂ©e au grand public, Semaine dâInformation sur la SantĂ© Mentale 2015)
Vers une vie normale « dans certaines limites »
Les attentes des psychiatres concernant lâinsertion sociale des personnes ayant une
schizophrĂ©nie sont contradictoires. Le devoir du psychiatre serait de favoriser lâinsertion
sociale du patient ayant une schizophrénie, et ceci constituerait le critÚre de réussite de son
action médicale.
« Par rapport aux risques Ă©volutifs de la schizophrĂ©nie sur lesquels vous me mobilisez, lĂ , aujourdâhui, je pense que pallier Ă ces risques Ă©volutifs câest renforcer tout le rĂ©seau thĂ©rapeutique autour de lâadolescent et du jeune adulte. De le stabiliser. DâintĂ©grer un travail de rĂ©insertion scolaire ou professionnelle. Enfin tout ce quâon fait classiquement avec des personnes qui vont sâavĂ©rer aprĂšs quelques annĂ©es dâĂ©volution malgrĂ© tout dans la schizophrĂ©nie. » (5)
Paradoxalement, parvenir à une insertion sociale « normale » contredit le diagnostic de
schizophrénie car la désinsertion sociale est considérée comme un critÚre diagnostique à part
entiÚre de la schizophrénie.
- Câest possible dâobtenir une autonomie normale ? Vous y arrivez ? Enfin je dis « normale », mais voilĂ , comme quelquâun qui nâaucun problĂšme, tout simplement ?
Alors, moi je dirais⊠Pour moi, les personnes que je vois redevenir « normales » pour prendre votre mot, je suis obligĂ© de me dire, quelques annĂ©es aprĂšs, que je mâĂ©tais trompĂ© sur le diagnostic de schizophrĂ©nie. » (5)
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Une psychiatre souligne que la schizophrénie demeure considérée comme le trouble mental le
plus dĂ©lĂ©tĂšre pour lâinsertion socio-professionnelle dâune personne.
« Je pense quâon ne se dĂ©partit pas tant que ça dâune espĂšce de lien ou dâassociation comme ça, entre : le trouble de lâhumeur ce serait moins dĂ©lĂ©tĂšre, ou ça permettrait quand mĂȘme une meilleure insertion [socio-professionnelle+ quâun trouble schizophrĂ©nique. » (7)
Une personne souffrant de schizophrĂ©nie et dont lâĂ©volution serait satisfaisante aurait ainsi
une vie normale « dans certaines limites ». Certains enjeux dâinsertion sociale qui
apparaissent prioritaires chez une jeune personne deviennent ainsi secondaires aprĂšs le
diagnostic de schizophrĂ©nie. Une psychiatre explique que la guĂ©rison nâest pas un enjeu
pronostique pour la psychose, mais que ces attentes portent plutĂŽt sur la maniĂšre dont la
personne pourra gérer sa maladie et aménager son quotidien.
« Câest Ă©vident que quand je vois un patient psychotique jâai pas lâillusion que je vais le guĂ©rir. Mais jâai quand mĂȘme lâillusion que son devenir dĂ©pend aussi de la façon dont il va gĂ©rer son trouble, dont il va lâamĂ©nager, dont il va vivre avec, de ce quâil va en faire, et cetera⊠Et que donc, voilĂ . Il y a une part variable, et câest lĂ -dessus quâon agit dans la thĂ©rapie. Ce qui est fixĂ©, par dĂ©finition il ne peut rien⊠(rires)⊠Par contre je pense que sur la part variable, je pense quâon peut quand mĂȘme⊠que les choses ne sont pas scellĂ©es. MĂȘme si câest vrai quâelles sont limitĂ©es, quand mĂȘme, dans une certaine mesure. *âŠ+ Le fait quâil ait des difficultĂ©s aussi graves, ça va nĂ©cessiter beaucoup de soin, beaucoup dâaide, beaucoup dâinvestissement. Mais, moyennant quoi il va pouvoir Ă©voluer positivement⊠dans certaines limites. ». (1)
Tout en travaillant dans une institution dédiée à la reprise scolaire, un psychiatre exprime une
ambivalence quant Ă lâenjeu que reprĂ©sente le maintien dâune scolaritĂ© pour favoriser
lâinsertion sociale des jeunes patients.
« Quels moyens on va donner au jeune de pouvoir sâintĂ©grer dans la sociĂ©tĂ© ? ⊠AprĂšs est ce que câest forcĂ©ment au travers des Ă©tudes ? Câest lĂ tout le volet, âŠcâest ce que lâon met en place comme hĂŽpitaux de jour, en tout cas soins au long cours. *âŠ+ Câest ça notre mission je dirais, de permettre aux jeunes de rĂ©intĂ©grer lâextĂ©rieur avec un certain Ă©quilibre. En tout cas meilleur que celui qui les avait emmenĂ©s Ă ĂȘtre hospitalisĂ©s. Câest toute la rĂ©insertion sociale qui passe au travers du travail ou au travers dâautres types de soins ou de tout ce qui est lâenjeu de la scolaritĂ©.» (11)
Enfin, la reprĂ©sentation des psychiatres dâune inadĂ©quation entre la sociĂ©tĂ© et la personne
ayant une schizophrĂ©nie, soulĂšve des contradictions quant Ă son origine. Dâune part, le
problĂšme vient de la sociĂ©tĂ©, dâautre part le problĂšme vient de la personne qui a une
schizophrĂ©nie et son insertion professionnelle ne serait possible quâaux dĂ©pends de son
entourage.
« Je pense quand mĂȘme que la sociĂ©tĂ© nâest pas adaptĂ©e Ă ces patients, et, enfin bon. Alors, je me dis que câest vrai pour toute pathologie psychiatrique, mais, câest quelque chose quâon a particuliĂšrement en tĂȘte dans la psychose quoi. » (8)
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« Parce que ââpas de difficultĂ©ââ mais de quel point de vue ?! Parce que le patient schizophrĂšne, de son point de vue, il nâa pas de difficultĂ©s, mais que son voisin de bureau dit ââmais ce nâest pas possible dâavoir quelquâun Ă cĂŽtĂ© comme ça qui fonctionne de façon aussi imprĂ©visible ou avec des trucs paradoxaux !!!ââ ». (6)
Ainsi, le pronostic-catĂ©gorie de la schizophrĂ©nie sâapparente intrinsĂšquement Ă handicap,
câest-Ă -dire Ă une limitation du rĂŽle social de la personne qui en souffre. Si les psychiatres ne
sont pas dĂ©faitistes, ils estiment que lâinsertion sociale de leurs jeunes patients sera plus
compliquée.
« Alors ce nâest pas irrĂ©mĂ©diable que les patients psychotiques ne fassent pas dâĂ©tudes par exemple. Non, non non. Au contraire, je ne pense pas que ce soit irrĂ©mĂ©diable. Je pense que câest plus compliquĂ©. Il y en a quand mĂȘme⊠Câest plus compliquĂ©, câest plus compliquĂ©. » (8)
Une psychiatre souligne ainsi lâintĂ©rĂȘt pour ces personnes de filiĂšres dâemplois protĂ©gĂ©s,
destinées à limiter leurs difficultés professionnelles.
« Et câest pour ça que parfois, des patients comme ça, il vaut mieux quâils soient dans un circuit dâemploi protĂ©gĂ©. Parce quâau moins tout le monde le sait. Et au moins, le milieu de travail qui accepte dâengager ce patient au plan du travail, sait quâil est en difficultĂ© et quâil faudra amĂ©nager des choses. *âŠ+ Dans un emploi lambda câest un peu compliquĂ©, hein. MĂȘme si les Ă©quipes sâadaptent, mais câest quand mĂȘme compliquĂ©. » (6)
Le pronostic fonctionnel est individuel et modulable
Selon les psychiatres, le pronostic de la schizophrĂ©nie est imprĂ©visible du fait dâimportantes
variations individuelles. Le futur dâune personne est ainsi dĂ©terminĂ© par la personne elle-
mĂȘme et des facteurs sociaux, affectifs, mĂ©dicaux, ou biologiques, tout aussi nombreux
quâincontrĂŽlables.
« AprĂšs cela dĂ©pend de tellement de variables, parce quâil nây a pas un schizophrĂšne qui est comme lâautre et heureusement quoi ! AprĂšs, toutes les composantes dĂ©jĂ de lâatteinte de la personne, de son Ăąge, des solutions quâon arrive Ă mettre en place, et de tout lâĂ©tayage environnemental. Familial et tout le reste. » (10)
Si le pronostic de chaque personne souffrant de schizophrénie est unique, celui-ci est
essentiellement déterminé par ses caractéristiques sociales. Ainsi, la valence sociale du
pronostic peut remplacer les éléments médicaux, en particulier lorsque ces derniers ne
peuvent ĂȘtre amĂ©liorĂ©s par lâaction mĂ©dicale (Christakis, 2001).
« Moi, au fond ce que je pense, câest quâon peut ĂȘtre schizophrĂšne, et faire des Ă©tudes, travailler, pourquoi pas se marier⊠heu, enfin. Câest-Ă -dire que lâĂ©volution dâun schizophrĂšne elle peut ĂȘtre
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extrĂȘmement diffĂ©rente. On peut passer sa vie en hĂŽpital psychiatrique, on peut passer sa vie en hĂŽpital de jour⊠on peut finalement arriver Ă travailler⊠» (1)
Ainsi, le fonctionnement social des personnes souffrant de troubles mentaux et en particulier
leur insertion socio-professionnelle constituent un enjeu pronostique majeur selon les
psychiatres, lorsquâils sont confrontĂ©s Ă lâĂ©ventualitĂ© de la survenue dâun tel trouble pour lâun
de leurs jeunes patients.
« Il a complĂštement lĂąchĂ© ! Enfin, lâannĂ©e scolaire derniĂšre, il a dû⊠Ses parents ont essayĂ© lâinternat, en dĂ©but dâannĂ©e *âŠ+. Et il a tenu un trimestre. Et aprĂšs, il nâest plus jamais retournĂ©. Donc ça veut dire que toute lâannĂ©e derniĂšre, de janvier Ă juin, il nâa pas Ă©tĂ© scolarisĂ©. Il a Ă©tĂ© hospitalisĂ© en fin dâannĂ©e scolaire. Il Ă©tait en quatriĂšme.
- Est-ce que cela vous a fait craindre des choses pour la suite, pour lui ?
Ah, et bien sâil ne sort pas de son inhibition, oui, bah oui ! Parce que sâil fout toute sa scolaritĂ© en lâair. Oh !! A un niveau⊠Enfin, mĂȘme sâil avait de bonnes bases, sâarrĂȘter quatriĂšme troisiĂšme et ne pas pouvoir reprendre⊠Lâavenir nâest quand mĂȘme pas tout Ă fait le mĂȘme que quand on a au moins terminĂ© ces Ă©tudes secondaires.» (6)
MĂȘme aprĂšs le dĂ©but de la maladie, la valence sociale du pronostic est modulable au cours du
temps (Davis, 1990). Une psychiatre explique ainsi la maniĂšre dont lâurgence Ă insĂ©rer un
jeune patient dans le monde du travail lâinciterait Ă inflĂ©chir la valence du pronostic.
« Un jeune qui nâa pas fait du tout dâĂ©tudes Ă 25 ans, on aurait envie sâil en est capab le de lui faire faire quelque chose de professionnalisant, directement, pour quâil puisse ĂȘtre embauchĂ© quand mĂȘme quelque part. Et⊠sâil nâen est pas capable parce quâil est trop handicapĂ©, et bien, un ESAT, un emploi en milieu protĂ©gĂ©. » (12)
1.5. Dâinextricables incertitudes
A lâheure actuelle, il existe ainsi un contraste entre lâensemble des donnĂ©es mobilisĂ©es
par les psychiatres dans leur pratique quotidienne, et les nombreuses incertitudes restantes.
Les enjeux liés à la jeunesse dans le champ de la santé mentale, font émerger des tensions
entre un modĂšle neuro-dĂ©veloppemental et sociĂ©tal. Si lâorigine de la schizophrĂ©nie est
conceptualisĂ©e depuis les annĂ©es 1990 selon un modĂšle de vulnĂ©rabilitĂ© individuelle soumis Ă
lâeffet de facteurs de stress lors de la maturation cĂ©rĂ©brale, les catĂ©gories dâadolescence et de
jeunesse tendent Ă ĂȘtre redĂ©finies aussi bien sur le plan biomĂ©dical que sociĂ©tal.
61
Lâadolescence sociale et biologique devient une pĂ©riode prolongĂ©e au-delĂ de 25 ans, et la
maturation cĂ©rĂ©brale pourrait perdurer tout au long de la vie dâun individu.
Par ailleurs, lâintĂ©rĂȘt de la dĂ©tection et de la prĂ©vention de la schizophrĂ©nie cristallise
en France un débat au sein de la profession psychiatrique depuis les années 1990. En effet, si
lâintervention prĂ©coce constitue la pierre angulaire dâun discours psychiatrique visant Ă
développer des politiques de santé spécifiquement dédiées à la jeunesse dans les pays anglo-
saxons, la politique de secteur offre en France depuis un demi-siĂšcle un maillage
dâinstitutions psychiatriques publiques destinĂ©es aux enfants et aux adolescents. Lâespoir
dâune prĂ©vention de la schizophrĂ©nie et lâactivisme social du recovery sont critiquĂ©es comme
des rĂ©actions Ă lâimpasse des neuroleptiques, se manifestant par un idĂ©al nĂ©o-libĂ©ral
dâautonomie et de responsabilisation des personnes malades (Braslow, 2013).
Enfin, dans la situation clinique qui mâintĂ©resse, les trois sources dâincertitudes que je
viens de dĂ©crire, liĂ©es Ă au raisonnement mĂ©dical, Ă lâadolescence et Ă la schizophrĂ©nie,
apparaissent inextricables. Rencontrer un patient dont les difficultés pourraient traduire aussi
bien une crise dâadolescence que lâĂ©mergence dâune psychose confronte le psychiatre Ă un
pronostic difficile, du fait dâincertitudes enchevĂȘtrĂ©es : chaque patient pourrait ĂȘtre un
adolescent typique ou un futur schizophrĂšne ; chaque Ă©volution aussi bien de la personne que
de la maladie est unique et continue quoiquâimprĂ©visible ; chaque rencontre clinique se situe Ă
un instant prĂ©cis de cette Ă©volution indĂ©terminĂ©e ; et aucune donnĂ©e thĂ©orique nâest Ă mĂȘme
de répondre à un questionnement clinique. Ainsi, le jugement que porte le psychiatre sur cette
situation clinique oscille ainsi de maniĂšre permanente et cyclique.
« Câest toujours difficile de faire la part des choses dans ces moment-lĂ , entre ce qui est de lâordre dâune crise dâadolescence et ce qui est de lâordre dâune crise plus profonde du psychisme. Donc on se retrouve toujours un peu Ă faire le contrepoids que ce soit dâun cĂŽtĂ© ou lâautre. Arriver Ă trouver la partie saine et donc le cotĂ© ââadolescentââ dans un enfant qui ne va pas bien, pour dire aux parents ââRegardez, ça câest plutĂŽt sain et ça câest plutĂŽt de lâordre de la pathologieââ. Ou Ă certains moments, les parents qui sont justement en train de dire ââcâest un adolescent, câest une crise dâadolescent ââ et nous on est en train de dire ââNon câest un dĂ©sinvestissement objectal. Il nâarrive plus Ă investir une relation objectaleââ. (10)
Lorsquâils se questionnent sur lâavenir de leurs jeunes patients, les psychiatres sont donc
confrontés à de nombreuses incertitudes qui font du raisonnement pronostique une réelle
difficulté de leur travail clinique. Cette nécessité et cette complexité inhérente à leur exercice
quotidien ne peuvent ĂȘtre rĂ©solues que grĂące Ă une attitude ambivalente Ă lâĂ©gard des
pronostics.
62
2. LâAMBIVALENCE DES PSYCHIATRES A LâEGARD DU PRONOSTIC
Si les psychiatres se disent rĂ©ticents Ă sâengager dans des anticipations sur lâavenir de
leurs jeunes patients, la description quâils font de leur travail quotidien met en lumiĂšre leur
ambivalence Ă lâĂ©gard des pronostics. Jâemploie le terme dâambivalence selon la dĂ©finition de
lâambivalence sociologique de Robert K. Merton : lâexistence de normes contradictoires
induites par lâorganisation de certaines institutions sociales, comme la science ou la mĂ©decine
(Robert King Merton, 1976). Leur ambivalence Ă©merge de la contradiction entre lâidĂ©e que la
survenue dâune schizophrĂ©nie constitue un processus irrĂ©versible mais nĂ©anmoins incertain,
alors que par définition le psychiatre doit avoir une action pronostique et préventive, en
particulier chez un jeune patient pour lequel se pose nécessairement la question de son
devenir adulte. Ainsi, face Ă lâĂ©ventualitĂ© de la survenue dâune schizophrĂ©nie chez un
adolescent, le pronostic interroge les psychiatres. Sâils aimeraient se libĂ©rer de la question
dâun avenir quâils savent imprĂ©visible et incertain, celle-ci sâimpose Ă leur pensĂ©e. Conscients
que toute prĂ©vision sur lâavenir du jeune serait prĂ©somptueuse, les psychiatres ne peuvent
Ă©viter de forger des hypothĂšses et demeurent dans lâexpectative. Ils sâattendent Ă des
problĂšmes sans ĂȘtre en mesure de les anticiper et sont amenĂ©s Ă anticiper dans lâurgence de
questions dâavenir qui ne se poseront sans doute pas. Afin dâobtenir du patient et de sa famille
quâils acceptent leurs dĂ©cisions mĂ©dicales, les psychiatres sont confrontĂ©s Ă la nĂ©cessitĂ© de
communiquer leurs attentes sans se livrer à une prédiction à laquelle ils se montrent réticents.
Les psychiatres se doivent de surveiller lâĂ©volution du jeune sans le tourmenter par leur
propre inquiĂ©tude, ou dâalerter les parents sans susciter leur affolement. Enfin, la perspective
de la survenue dâune schizophrĂ©nie imprĂšgne leurs attentes pour lâavenir du jeune de tonalitĂ©s
Ă©motionnelles ambivalentes. Ils se doivent dâĂȘtre optimistes sans nourrir dâillusions face Ă la
gravitĂ© de la situation, et croire un minimum Ă quelque chose en dĂ©pit dâun pessimisme qui
confine parfois au dĂ©sespoir. Sâils connaissent les probabilitĂ©s dâĂ©volution vers la
schizophrĂ©nie, celles-ci Ă©chouent Ă rĂ©pondre aux questions quâils se posent en pratique. Si la
prĂ©vention de la schizophrĂ©nie leur parait une chimĂšre, ils Ă©prouvent lâintime croyance dâĂȘtre
parfois en mesure dâĂ©viter sa survenue par leurs soins, sans ĂȘtre en mesure dâobjectiver cette
conviction subjective dont ils doutent. Enfin, certains expriment une ambivalence critique vis-
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Ă -vis de leur rĂŽle de psychiatres dâadolescents, face Ă lâĂ©ventualitĂ© dâun dĂ©but de
schizophrénie chez leurs jeunes patients. TantÎt pessimistes absolus, tantÎt leurrés par
lâillusion magique de lâadolescence, ils dĂ©crivent un rapport ambivalent au temps. Sâils se
disent distraits des questions dâavenir par la nĂ©cessitĂ© dâagir au prĂ©sent en rĂ©ponse aux
besoins immĂ©diats des adolescents, ils pallient au quotidien les consĂ©quences dâune future
schizophrĂ©nie, par anticipation. Sâils ne se dĂ©clarent convaincus de lâexistence de la maladie
que lorsque celle-ci apparait Ă©vidente, ils sont Ă mĂȘme de dĂ©crire un questionnement
progressif et continu sur le devenir de leurs jeunes patients, qui ne sâachĂšve que lorsque plus
aucun doute nâest permis. Cette partie est consacrĂ©e Ă analyser la tension Ă©prouvĂ©e par les
psychiatres face Ă lâinĂ©vitabilitĂ© de la question de lâavenir de leurs patients et leur attitude
ambiguĂ« Ă lâĂ©gard des pratiques pronostiques.
2.1. LâimpossibilitĂ© et lâinĂ©vitabilitĂ© du pronostic
« On ne regarde pas vers lâavenir. Enfin, on regarde vers lâavenir mais sans savoir ce quâil y a » (8)
Eviter en vain de penser Ă lâavenir
La question de lâavenir de leurs patients pose un problĂšme quotidien et inĂ©vitable aux
psychiatres spĂ©cialistes des adolescents : « Alors, jâai plein de façons de te rĂ©pondre, donc câest
compliqué⊠» (8). Le pronostic au sens large représente pour eux une difficulté : « La question du
pronostic vous voyez comment câest difficile ! » (1). Les psychiatres se sentent enfermĂ©s dans des
attentes dont ils souhaiteraient se libĂ©rer et les interrogations quâils se posent sur le devenir de
leurs jeunes patients leurs apparaissent tout aussi insolubles quâincontournables.
Le pronostic au sens large est difficile
« - Est-ce que câest une question [le pronostic] qui se pose dans votre pratique ? [âŠ]
- Ah bah câest une question difficile Ă laquelle rĂ©pondre⊠parce que⊠(Soupir) Comment dire ? ⊠*âŠ+ on est souvent embĂȘtĂ© avec la question du diagnostic je dirais Ă lâadolescence⊠*âŠ+
- [Le] pronostic, est ce que câest quelque chose qui vous pose question, mais avec lequel vous ĂȘtes un peu embĂȘtĂ© pour travailler ? Ou alors est ce que câest quelque chose qui ne se pose pas comme question ?
- Non, non ! Alors la question se pose toujours, et je suis bien embĂȘtĂ© (rire gĂȘnĂ©). âŠHeu, alors. *âŠ+ Donc je dirais, le pronostic, oui, est une question quâon se pose toujours.» (10)
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Evoquer cette question en entretien plonge les psychiatres dans un embarras que traduisent de
longs silences, des phrases inachevĂ©es ou des soupirs. Certains expriment leur gĂȘne par le rire
ou la dĂ©rision. Quel que soit lâobjet du raisonnement pronostique, ce dernier paraĂźt confronter
les psychiatres à une expérience inconfortable. A mes questions concernant leurs anticipations
certains rĂ©pondent par lâembarras ou lâhumour.
Lâanticipation de la survenue de la maladie (la prĂ©vention)
« - Est-ce que câest possible dâĂ©viter la survenue de la schizophrĂ©nie ?
- Ha !! (rire) Bonne question ! (rire). Je serais curieux dâavoir la tendance de tes rĂ©ponses auprĂšs des psychiatres ! ⊠(sĂ©rieux) Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je ne sais pas. » (8)
« - Est ce que parfois vous avez lâimpression que [la survenue de la schizophrĂ©nie] peut ĂȘtre Ă©vitĂ©e ?
- âŠheu⊠(long silence, soupir) ⊠Alors ⊠(soupir). ⊠heu⊠Vous me posez des questions difficiles vous ! (rire)
- Oui câest dur
- ⊠heu je nâen sais rien. » (10)
Lorsque je les questionne sur leur maniĂšre de communiquer leurs attentes pronostiques
au patient, les psychiatres expriment leur stupéfaction voire leur incrédulité.
La communication du pronostic (la prédiction)
« Est-ce que tu penses que les psychiatres doivent donner le pronostic au patient ? Faire des prédictions ?
- (rire) Faire des prédictions ?!! (rire et stupéfaction) » (12)
Enfin, la question de la faillibilitĂ© de leurs prĂ©dictions les laisse perplexes, bien quâils
admettent sa pertinence.
La faillibilitĂ© dâune prĂ©diction
- Est-ce que vous pensez que, se tromper de pronostic, ça engage la responsabilité médicale ?
- Bah, se tromper de pronosticâŠ
- Faut-il encore le dire, hein !
- (rire) Oui, câest ça⊠*âŠ+ Oui, oui. Câest vrai que câest une question, oui. Ăa pourrait ĂȘtre une question, oui. Câest vrai. » (1)
Les psychiatres tentent de mettre à distance cet embarras suscité par leurs attentes pour
lâavenir et sont Ă mĂȘme de dĂ©crire diffĂ©rentes stratĂ©gies dâĂ©vitement, lĂ©gitimĂ©es par les
diverses Ă©coles de pensĂ©e auxquelles ils adhĂšrent. NĂ©anmoins, face Ă lâĂ©ventualitĂ© dâune
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schizophrĂ©nie, ils ne rĂ©ussissent Ă sâaffranchir que de maniĂšre provisoire de leurs
questionnements pronostiques. Ainsi, une psychiatre estime que sa « position de
psychothérapeute » lui enjoint de se libérer du raisonnement pronostique afin d'élaborer les
conflits psychiques de son jeune patient, mais elle nây parvient pas, conçoit diverses attentes
pour lâavenir et se sent enfermĂ©e dans une attitude expectative.
« Je pense en particulier Ă un patient dont je mâoccupe actuellement, qui est adolescent⊠heu les questions que je me pose quant Ă son pronostic, disons son diagnostic et son pronostic, viennent interfĂ©rer avec la façon dont je mâen occupe. *âŠ+ Je suis son psychothĂ©rapeute, donc je suis sensĂ©e pouvoir me libĂ©rer un peu de la question⊠je dirais⊠symptomatologique, pour pouvoir permettre dâĂ©laborer quelque chose par rapport Ă ce qui lui arrive. Il est Ă©vident que le fait que jâai en tĂȘte que ce patient âŠ. disons probablement dĂ©lire *âŠ+ vient incontestablement modifier la façon dont je mâoccupe de lui. *âŠ+ Je me mĂ©fie de ce qui pourrait survenir. » (1)
La segmentation professionnelle et le travail en réseau sont une autre stratégie pour éviter
dâavoir Ă se poser la question du pronostic, en tentant de la dĂ©lĂ©guer Ă des collĂšgues. Cette
mĂȘme psychothĂ©rapeute adresse ainsi son patient Ă un collĂšgue prescripteur pour se libĂ©rer de
ses attentes pronostiques. Pour autant, elle ne se trouve aucunement délivrée de son
inquiĂ©tude et ses craintes demeurent inchangĂ©es au fil du temps, sâimposant Ă elle dâune
sĂ©ance Ă lâautre.
« Voir un patient en psychothĂ©rapie quand on se demande sâil va se suicider, câest quand mĂȘme trĂšs trĂšs compliquĂ©. Donc⊠et câest trĂšs envahissant. A ce moment-lĂ on nâest plus libre de ce quâon fait, parce quâon a cette inquiĂ©tude de se dire « il faut que je fasse en sorte quâau sortir de cette sĂ©ance, ça puisse tenir jusquâĂ la suivante ». Donc voilĂ , un petit peu comme ça. Une prĂ©occupation vis-Ă -vis de ce patient. Donc je lâai adressĂ© Ă un collĂšgue, qui est chef de service, et je lui ai demandĂ© de le voir, pour une prescription. Donc ce patient a Ă©tĂ© mis sous traitement, ce qui me permettait dâĂȘtre dĂ©gagĂ©e un peu de cette question. Parce que je considĂšre que câest le mĂ©decin qui prescrit qui au fond Ă©value la symptomatologie des choses, notamment par rapport Ă une question dâhospitalisation. Mais, au fond, Ă©videmment je nâĂ©tais pas dĂ©gagĂ©e pour autant. Et donc au bout de quelques semaines de traitement, qui nâĂ©tait pas vraiment efficace, ⊠jâai rappelĂ© ce collĂšgue et je lui ai dit que moi jâĂ©tais extrĂȘmement inquiĂšte. Que je pensais quâil y avait un risque de passage Ă lâacte. »
Un psychiatre explique en dĂ©but dâentretien que la « position de psychiatre dâadolescent »
empĂȘche le raisonnement pronostique par lâimpĂ©ratif de ne penser Ă lâavenir quâĂ trĂšs court
terme, cette immĂ©diatetĂ© Ă©tant imposĂ©e par la temporalitĂ© des adolescents eux-mĂȘmes
(entretien 12). Cette attitude est lĂ©gitimĂ©e par une vision thĂ©orique de lâadolescence comme
une pĂ©riode de tempĂȘtes et de dĂ©bordements imprĂ©visibles, destinĂ©s Ă sâapaiser au fil du
temps, sans que ce chaos passager ne prĂ©sage en rien de lâavenir. Cette thĂ©orie supporte une
norme professionnelle dâĂ©vitement du raisonnement pronostique.
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« - Ce qui mâintĂ©resse câest de savoir comment tu rĂ©flĂ©chis dans ces situations-lĂ . Comment tu penses Ă lâavenir ? Quâest ce qui te pose problĂšme ?
- Alors, jâai plein de façons de te rĂ©pondre, donc câest compliquĂ©. Peut-ĂȘtre une premiĂšre chose câest de dire quâil y a une position de psychiatre de lâadolescent, qui est de se confronter Ă *âŠ+ lâimmĂ©diatetĂ© de lâadolescence. *âŠ+, dâĂȘtre beaucoup dans lâimmĂ©diatetĂ© et pas forcĂ©ment dans le pronostic Ă plusieurs annĂ©es *âŠ+ Je pense que chez lâado *âŠ+ si tu penses trop loin, le temps que tu penses, et bien il a dĂ©jĂ changĂ©. Et ta pensĂ©e nâest dĂ©jĂ plus dâactualitĂ©. Donc ça câest une premiĂšre chose qui fait quâen termes de pronostic, on nâest pas dans des ⊠Je pense que câest pour ça quâon a une position diffĂ©rente des psychiatres dâadultes. Câest que câest compliquĂ© de penser trop loin, si tu veux. » (8)
Un peu plus tard dans lâentretien, le psychiatre revient cependant sur cette affirmation, pour la
considĂ©rer comme une stratĂ©gie dâĂ©vitement. Distraits par les situations urgentes quâils ont Ă
gĂ©rer, les psychiatres dâadolescents disent ne penser quâĂ lâimmĂ©diat et Ă©luder les questions de
long terme. NĂ©anmoins dĂšs que le tumulte de leur travail sâapaise, leur imagination reprend le
dessus, et les confronte Ă des attentes pour lâavenir de leurs jeunes patients dont ils auraient
préféré se détourner :
« *âŠ+ Le risque Ă court terme câest le quotidien de la psychiatrie de lâadolescent. On est dans lâimmĂ©diatetĂ© encore une fois.
- Donc le risque Ă long terme il est moins prĂ©sent ? Ou il nâa pas sa place ?
- Je pense quâil est plus prĂ©sent dans la tĂȘte des psychiatres que dans la tĂȘte des ados, ça câest Ă©vident. Et que dans la tĂȘte des parents.
- Et comment il est prĂ©sent dans la tĂȘte des psychiatres alors ?! Moi, câest ça qui mâintĂ©resse !...
- (rire)
- âŠmĂȘme sâil nâest pas dit aux ados ni aux parents. Comment est-ce quâil est prĂ©sent ?
- Je pense quâil est prĂ©sent quand on sâarrĂȘte et quâon y rĂ©flĂ©chit, si tu veux (rire). Et quand on en parle entre nous (rire). ⊠Mais quand on est dans le travail quotidien on nây pense pas. On nây pense pas. ⊠Ăa arrive quâon y pense. En termes de, effectivement, quand on se dit « Cet ado, il est tellement fragile. Comment ça va se⊠comment ça va se terminer ? ». On ne sait pas. On ne sait pas. âŠDonc⊠bah, on reste avec nos questions, on nâa pas de rĂ©ponse quoi. » (8)
Si les psychiatres spĂ©cialistes de lâadolescence considĂšrent que leur mode de raisonnement au
jour le jour est imposĂ© par le rythme des adolescents, ils sont Ă mĂȘme dâexpliquer leur choix
de travailler auprĂšs de jeunes patients comme une stratĂ©gie dâĂ©vitement des questionnements
de long terme. Ce rapport au temps, donnant la prioritĂ© Ă lâurgence et au raisonnement de trĂšs
court terme fait ainsi lâobjet dâune vision ambivalente par les psychiatres. TantĂŽt imposĂ© par
les adolescents et légitimé par une théorie des variations brutales de leur humeur, tantÎt
recherchĂ© par le psychiatre pour se soustraire aux attentes dâun avenir tout aussi prĂ©visible
que sombre, associĂ© Ă lâidĂ©e de chronicitĂ© et Ă la vision du pronostic-catĂ©gorie de la
schizophrénie.
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« Les psychiatres dâadultes sont quand mĂȘme rĂ©guliĂšrement confrontĂ©s Ă la chronicitĂ© sur des annĂ©es des annĂ©es des annĂ©es. Par dĂ©finition, lâadolescence ça passe, hein ! Donc les psychiatres dâadolescents ne sont pas confrontĂ©s Ă la chronicitĂ© de la mĂȘme façon. Pas du tout ! Ils sont confrontĂ©s aux explosions, aux ados qui font tourner tout le monde en bourrique, qui mettent tout en Ă©chec, qui se font virer de partout. Mais ⊠Mais les⊠les pathologies comme ça, quâil faut accompagner sur 15 ans, 20 ans, 30 ans, ça câest les Ă©quipes dâadultes qui sont confrontĂ©es à ça. » (6)
Si les attentes pronostiques du psychiatre sont limitĂ©es par lâincapacitĂ© de lâadolescent Ă
imaginer son propre futur, cette absence dâattente du principal intĂ©ressĂ© leur impose le devoir
dâimaginer son futur Ă sa place. BriĂšvement libĂ©rĂ© des raisonnements pronostiques par son
travail auprĂšs dâadolescents, le psychiatre se retrouve aussitĂŽt confrontĂ© au devoir moral de
concevoir des attentes dâavenir pour un jeune qui en serait incapable.
« - Est-ce que ces situations sont frĂ©quentes ? Celles oĂč tu vois des ados, des jeunes, pour lesquels se pose la question de leur avenir ?
- Et bien pas trop. LĂ , jâai des lycĂ©ens en seconde, premiĂšre. Ce nâest pas non plus terminale, mais⊠Moi quand je leur demande ce quâils veulent faire aprĂšs, souvent, ils ne savent pas trop. Ils nâimaginent pas trop. Ils ne se projettent pas. *âŠ+ Je dirais que jâai deux types de situations. Soit câest des situations qui se sont assez vite apaisĂ©es avec les consultations, oĂč le jeune travaille bien, enfin que ça roule, quâil nây a pas de retentissement scolaire important, ou, on va dire, que, du coup on ne se pose pas plus la question que pour un adolescent, disons lambda. *âŠ+ Soit les ados vont trĂšs mal et on en est pas Ă se projeter 10 ans plus tard, mais, hmm, dans les deux ans qui suivent. DĂ©jĂ parfois câest mĂȘme trĂšs au jour le jour. Les ados amĂšnent beaucoup ça je trouve, le jour le jour. Jâai une autre ado, *âŠ+ ce nâest pas possible de parler de lâavenir avec elle. Parce quâelle ne peut pas, elle ne peut pas se projeter dans lâavenir. » (12)
« Je prends en charge lâado, lĂ , en ce moment, et que câest normal, câest notre position de soignant mais dâadulte surtout. Et que je travaille ça avec lâado et avec les parents. De dire que câest normal que ce soit compliquĂ© pour lâado de se projeter Ă plus du lendemain, Ă plus de 6 mois, Ă plus de⊠Et que nous câest important de le faire. Mais câest compliquĂ©. » (8)
Enfin, la question pronostique semble tout aussi inutile quâinĂ©vitable. En rĂ©ponse Ă mes
questions concernant leurs attentes sur lâĂ©ventuelle survenue dâune schizophrĂ©nie, plusieurs
psychiatres dĂ©clarent que cette question ne leur est dâaucune aide dans leur travail, avant
dâadmettre se la poser malgrĂ© tout.
« Enfin, moi ça ne me sert pas Ă grand-chose, quand je vois un gamin de 15 ans, de me dire « ah bah, il va ĂȘtre schizophrĂšne ». Ăa ne me sert pas Ă grand-chose.
- Oui. Mais vous y pensez quand mĂȘme ou pas ?
- Oui ! oui. »
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La question dâavenir condamnĂ©e Ă rester sans rĂ©ponse
Si la question pronostique sâimpose fatalement au psychiatre, celle-ci est condamnĂ©e Ă
demeurer sans rĂ©ponse. Toute tentative pour prendre en considĂ©ration ce problĂšme quâils
souhaiteraient oublier, ne vient que rappeler son caractĂšre insoluble.
« On ne regarde pas vers lâavenir. Enfin, on regarde vers lâavenir mais sans savoir ce quâil y a, quoi. Sans savoir ce quâil y a. Il y a une part dâincertitude-lĂ . Il y a une part trĂšs forte dâincertitude.» (8)
« Câest une population quâon a et dont on aâŠ. on a du mal vraiment Ă cerner le devenir, tu vois ? On se pose rĂ©guliĂšrement la question. On en parle pas mal entre nous, de finalement : âŠquâest-ce quâils deviennent ? On ne le sait pas. » (8)
« Jâai en tĂȘte que je ne sais pas du tout ce que sera son avenir, câest-Ă -dire, je ne sais pas. *âŠ+ Je ne sais pas ce quâil en adviendra. Effectivement, moi je me pose la question : est-ce que ce patient va devenir schizophrĂšne ? *âŠ+ Moi je ne sais pas. *âŠ+ Câest vrai que câest un patient, câest pour ça que je dis que je ne sais pas trĂšs bien son devenir. » (1)
« Pour le moment elle va bien, elle nâa plus de symptĂŽmes dĂ©lirants, alors je ne sais pas, je ne peux pas deviner si elle va rechuter ou pas » (12)
« Le pronostic, oui, est une question quâon se pose toujours. Et je dirais quâon reste trĂšs souvent en suspens parce quâon nâa pas de nouvelles. Et on a nâa pas de nouvelles, mais est-ce que câest parce quâils vont mieux ? Parce quâils sont passĂ©s Ă autre chose ? *âŠ+ Donc quelque part on ne sait jamais⊠on ne sait pas grand-chose de ce quâils deviennent. » (10)
Si le psychiatre bénéficie de nombreuses informations théoriques, celles-ci lui apparaissent
toujours insuffisantes pour diminuer son degrĂ© dâincertitude lorsquâil conçoit des attentes
pour lâavenir dâun patient donnĂ©. Si plusieurs mĂ©decins sont intĂ©ressĂ©s par les donnĂ©es
concernant lâĂ©volution de leurs jeunes patients, ils dĂ©clarent ne les mobiliser quâavec
prudence lorsquâils rĂ©flĂ©chissent Ă lâavenir dâun patient donnĂ©. Cette attitude est sous-tendue
par lâapprentissage du raisonnement mĂ©dical au cas par cas, la valorisation de lâexpĂ©rience
clinique, et le principe statistique selon lequel un résultat valide pour un grand nombre
dâindividus nâest pas fiable Ă lâĂ©chelle individuelle. MalgrĂ© les Ă©lĂ©ments de comprĂ©hension
quâil possĂšde, les attentes pronostiques du psychiatre restent donc sans rĂ©ponse.
« Ce quâon dit, câest quâil y en a un tiers qui entrent dans la pathologie chronique, un tiers qui font un Ă©pisode unique, et un tiers qui font des Ă©pisodes rĂ©cidivants. Ceux-lĂ , je ne les ai pas vus ce tiers-lĂ . Peut-ĂȘtre quâils existent, hein. Mais je ne les ai pas vus *rire+. *âŠ+ Il nây a aucune façon de savoir comment cela va Ă©voluer⊠On sait quâil y a un tiers des cas, un tiers des cas, un tiers des cas, mais *âŠ+ il nây a aucune façon vraiment de savoir comment⊠si on est dans le premier tiers, le deuxiĂšme tiers ou le troisiĂšme tiers quoi. » (8)
A ce titre, Pilnick et Zayts soulignent que lorsquâils annoncent le rĂ©sultat dâun test antĂ©natal,
les médecins évoquent les risques en utilisant des probabilités de type « un risque parmi X »,
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tout en entourant cette formule â apparemment prĂ©cise â de la notion dâincertitude, voire en
ne la dĂ©crivant quâen termes dâestimation (Pilnick & Zayts, 2014).
Ainsi, chaque patient est considĂ©rĂ© comme unique, et doit faire lâobjet dâun raisonnement tout
aussi unique, mĂ©morisĂ© sous la forme dâune histoire singuliĂšre (Hunter, 1991). Les mĂ©decins
sont ainsi dĂ©couragĂ©s dâappliquer les conclusions de recherches collectives dans leur pratique
clinique, au profit dâun raisonnement individuel fondĂ© sur leur expĂ©rience clinique et les
histoires de patients quâils ont connu prĂ©cĂ©demment. Les psychiatres dĂ©crivent ainsi une
tension entre le respect dâune norme valorisant lâĂ©valuation clinique subjective et la maniĂšre
dont les résultats chiffrés influencent leurs attentes pronostiques vis-à -vis de leurs jeunes
patients. Une psychiatre souligne la tension entre son raisonnement clinique et lâutilisation de
résultats de recherches auxquelles elle participe.
« Moi je pense que, au vu du tableau *âŠ+ quâil y a quelque chose, cliniquement, qui te fait dire que câest plutĂŽt un trouble bipolaire. ⊠Mais bon. Au mĂȘme temps, on a fait une Ă©tude de devenir, Ă laquelle jâai participĂ©. Sur 80 adolescents ĂągĂ©s entre 12 et 19 ans au moment de leur hospitalisation, avec tous un diagnostic de trouble bipolaire type I. ⊠Et, un tiers, Ă lâĂąge adulte - donc Ă 8 ans en moyenne de devenir â sont dans un spectre schizophrĂ©nique ! » (7)
Une autre psychiatre explicite lâimpĂ©ratif selon lequel le travail de recherche mĂ©dicale et la
pratique clinique doivent rester distincts. NĂ©anmoins elle est Ă mĂȘme de dĂ©crire la maniĂšre
dont la recherche rencontre ses propres attentes pronostiques pour certains enfants. Tout en
distinguant sa pratique de la recherche, elle mobilise les résultats des études pour accroitre sa
surveillance de certains enfants, venant ainsi anticiper la survenue de la schizophrénie en
proposant aux parents de ces enfants de poursuivre des soins psychiatriques le plus longtemps
possible.
« *Une Ă©quipe de recherche sâintĂ©resse+ Ă ce quâon voit dans les troubles des apprentissages et qui pourrait ĂȘtre prĂ©dictif dâune transition psychotique. Ăa câest leur hypothĂšse. *âŠ+ Parce que, je vois bien les profils de patients qui les intĂ©ressent et les profils de patients pour lesquels, moi je me pose des questions. Câest typiquement les gamins, quâon appelle dyspraxiques. *âŠ+ Mais moi je ne me vois pas dire que jâai observĂ© ça, et dire Ă des parents « bah voilĂ , votre fils-lĂ , il vient de rentrer au collĂšge. Lâabstraction, ça ne va pas du tout ». Enfin, ça je peux le dire. Mais « par contre dans les Ă©quipes de recherche, on pense quâil y a, quâil y a, quâil y a 30% de risques quâil y ait une Ă©mergence psychotique Ă lâadolescence !! ». Bah ouais, mais ça câest pas possible !! *âŠ+ On peut peut-ĂȘtre le penser, on peut faire un travail de recherche lĂ -dessus, mais en clinique, ce nâest pas possible ! Et par contre, que ces gamins-lĂ , moi jâai lâĆil dessus, parce que je sais que⊠de temps en temps ça vire pas bien, ça oui. Mais, mais je conseille que le suivi soit continuĂ©, je donne des adresses, quand ils arrĂȘtent ici je dis quâil faut continuer etc.» (6)
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Deux psychiatres admettent penser en termes de probabilitĂ©s mĂȘme lorsquâils raisonnent au
cas par cas, mais lâusage de ces statistiques ne lĂšve en rien leurs incertitudes. Ils demeurent
dans lâimpossibilitĂ© de trouver une rĂ©ponse Ă leur question pronostique.
« Câest une question difficile Ă laquelle rĂ©pondre⊠parce que⊠(Soupir) Comment dire ? Câest tellement variable Ă lâadolescence. On se base un peu parfois sur les statistiques, ou sur des statistiques personnelles quand on arrive Ă identifier certains profils. » (10)
« - Mais, et vous ? Cela vous arrive de penser comme cela dans votre pratique ? De vous dire, ââPeut-ĂȘtre quâil y a une chance sur deuxââ ?
- Et bien, je vous dis, je pense Ă ce petit jeune qui Ă©volue, il chemine vers la psychose, mais peut ĂȘtre que je me trompe. VoilĂ . ⊠(silence). Ăa peut arriver, oui ça peut arriver. » (11)
Dâautres psychiatres Ă©ludent mes questions sur leurs attentes en parlant uniquement de
patients pour lesquels ils ont déjà posé un diagnostic de schizophrénie. La maladie serait alors
impensable tant quâelle nâest pas dĂ©jĂ prĂ©sente, venant fusionner le futur et le prĂ©sent, les
attentes et les constats. Cette stratégie consiste à ne voir que ce qui est déjà là , à parler de
pronostic Ă venir en termes dâĂ©volution passĂ©e, sous-tendue par la vision thĂ©orique de la
schizophrĂ©nie comme une maladie dont seule lâĂ©volution chronique permet de faire le
diagnostic. Selon la classification du DSM-5, le diagnostic de schizophrĂ©nie ne doit pas ĂȘtre
posĂ© tant que les troubles nâont pas persistĂ© sur une pĂ©riode minimale de 6 mois (DSM-5,
2013). Cette pĂ©riode minimale dâincertitude laisse au psychiatre le temps de se questionner
sur lâavenir du patient. Or, en admettant ne distinguer que deux catĂ©gories de patients selon
une délimitation claire entre le normal et le pathologique, les psychiatres détournent la
question de leurs attentes pronostiques, pour centrer la discussion sur leur raisonnement
diagnostique. En effet, le diagnostic est un acte médical mieux maßtrisé par les médecins que
le pronostic (Christakis, 2001).
« Beaucoup de questions peuvent ĂȘtre abordĂ©es en travaillant le diagnostic. Plus que le pronostic. De dire ââvoilĂ votre enfant est en train de, selon nous, dâentrer dans la schizophrĂ©nieââ
- Mais, câest un moment ou vous ĂȘtes sĂ»r du diagnostic ou pas encore ?
- Oui, oui. Moi, oui, en tous cas⊠Alors mon prof en Italie en faisant une caricature nous disait que son prof Ă lui, qui actuellement aurait eu 160 ans - cela fait longtemps (sourire) â disait que la schizophrĂ©nie ne pouvait se diagnostiquer quâĂ lâautopsie. Ce qui ne veut pas dire dans le cerveau ! Mais quâen ayant revu la vie dâune personne, on peut dire si elle Ă©tait schizophrĂšne ou pas. » (10)
Ainsi, bien que lâapparition du trouble soit progressive, certains psychiatres disent ne pas
envisager sérieusement cette hypothÚse tant que le doute est permis, puis décrivent un
basculement brutal de leur opinion lorsque la maladie apparait Ă©vidente.
71
« Avant de me convaincre quâun patient est rĂ©ellement en train de rentrer dans un processus schizophrĂšne, il faut vraiment que jâen sois convaincu. Donc je dirais quâĂ partir du moment oĂč jâen suis convaincu⊠heu⊠la plupart des fois, câest vrai ! » (10)
Les psychiatres estiment ainsi que le doute est levé lorsque le patient atteint la majorité ou que
ses troubles deviennent manifestes. Cette opposition entre dâune part lâinterdiction
dâenvisager lâhypothĂšse diagnostique chez lâadolescent et dâautre part lâĂ©vidence du
diagnostic chez lâadulte, constitue une stratĂ©gie dâĂ©vitement des incertitudes pronostiques.
« Moi jâai posé⊠deux fois le diagnostic de psychose, et Ă chaque fois câĂ©tait des patients qui Ă©taient ĂągĂ©s de 17, 18 ans. Et avec des⊠vraiment des manifestations de dĂ©compensation schizophrĂ©nique. Avec des Ă©lĂ©ments dĂ©lirants importants, de mĂ©canismes multiples, et puis une rĂ©elle dissociation. ⊠LĂ oĂč il nây avait vraiment pas de doute, jâai envie de dire. » (8)
Pour autant, quelles que soient les stratĂ©gies dâĂ©vitement mises en Ćuvre, la question de
lâavenir sâimpose au psychiatre, tout aussi repoussante quâinĂ©vitable. Elle constitue un poids
que le psychiatre aimerait ne pas avoir Ă assumer, et quâil assimile Ă une fatalitĂ©.
« - Est-ce que ça tâest dĂ©jĂ arrivĂ© de devoir parler au jeune et Ă ses parents pour leur conseiller de rĂ©Ă©valuer certains projets dâavenir ? Des projets dâorientation par exemple ?
- Alors, conseiller je ne sais pas. LĂ par exemple jâai une jeune, qui a un Ă©tat-limite assez grave, et elle est en ITEP. Ăa se passe mal, donc par la force des choses⊠*âŠ+ câest vrai que pour elle, on rĂ©Ă©value le projet dâorientation ». (12)
2.2. Osciller entre optimisme et pessimisme
Lorsquâils sont confrontĂ©s Ă lâĂ©ventualitĂ© de la survenue dâune schizophrĂ©nie chez un
adolescent, les psychiatres décrivent une profonde ambivalence émotionnelle. Cette attitude
constitue une norme professionnelle et sâapparente au travail Ă©motionnel selon Arlie R.
Hochschild. Les émotions et les sentiments ne sont ni spontanées ni incontrÎlables, mais
gouvernĂ©es par des rĂšgles sociales (Hochschild, 1983). Le travail Ă©motionnel de lâindividu
consiste alors Ă gĂ©rer le ressenti et lâexpression de lâĂ©motion pour les rendre adĂ©quats dans un
contexte social donné (Hochschild, 2003). Les psychiatres décrivent ainsi une morale
professionnelle favorisant lâattribution dâune tonalitĂ© Ă©motionnelle complexe, mouvante et
ambivalente à leurs attentes pronostiques. Ils se déclarent tantÎt confiants, tantÎt inquiets, et
tiraillĂ©s entre deux visions de lâavenir pour leur patient dont ils condamnent les extrĂȘmes.
Face Ă lâincertitude pronostique, se montrer optimiste est un devoir professionnel, mais le
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surcroit dâoptimisme serait une erreur dĂ©plorable. A lâinverse, lorsque la survenue dâune
schizophrénie apparait inévitable, les psychiatres se déclarent profondément pessimistes, tout
en considĂ©rant quâil est de leur devoir de ne jamais abandonner lâespoir, si faible soit-il.
Ătre optimiste sans ĂȘtre dans le dĂ©ni
Si les psychiatres considĂšrent quâil est de leur devoir de se montrer plus optimistes que
pessimistes face Ă lâĂ©ventuelle survenue dâune schizophrĂ©nie, ils se montrent ambivalents
quant Ă cette attitude. TantĂŽt utile au patient, tantĂŽt dĂ©lĂ©tĂšre, lâoptimisme est considĂ©rĂ© aussi
bien comme un outil de travail que comme une dangereuse prise de risque. Lâoptimisme
fonctionnel est ainsi utile en situation dâincertitude pronostique, pour gĂ©rer les relations avec
les patients, en négociant leurs attentes, leurs décisions, et en modulant leurs espoirs et leurs
dĂ©ceptions. QualifiĂ© dâadaptĂ© ou dâajustĂ©, cet optimisme nâest nĂ©anmoins admis que dans
certaines limites, au-delĂ desquelles il est considĂ©rĂ© excessif. DĂšs lors quâils Ă©voquent leur
optimisme, les psychiatres manifestent une profonde ambivalence en condamnant le danger
que représenterait son excÚs.
« On a plutĂŽt intĂ©rĂȘt Ă pĂ©cher par optimisme â je parle du pronostic â que par pessimisme. Câest-Ă -dire, souvent, on nâa pas grand-chose Ă perdre Ă penser que⊠ça ira mieux (rire). Enfin, quâil va y arriver. *âŠ+ Mais effectivement, il y a des moments oĂč, en effet, je pense que ça pourrait ĂȘtre dangereux. Par exemple, de ne pas voir que ce patient a un risque de se suicider. *âŠ+ Je pense que, encore une fois, on gagne plus Ă ĂȘtre optimiste que pessimiste. Et les patients le sentent je crois. Ils sâappuient beaucoup lĂ -dessus, sur le fait quâon y croie quand mĂȘme. Donc câest trĂšs important » (1)
« AprĂšs ça sert aussi dâĂȘtre optimiste, par exemple pour dĂ©dramatiser. Je ne dis pas le contraire ; ça peut permettre de dĂ©dramatiser une situation ââce nâest pas si grave que çaââ⊠Mais, mais, jâai lâimpression que câest ĂȘtre optimiste mais pas trop optimiste. Parce que trop optimiste, jâai lâimpression, que câest, que câest au-dessus. Et lâun nâempĂȘche pas lâautre. On peut ĂȘtre optimiste et dĂ©dramatiser aussi une situation sans ĂȘtre trop optimiste. ⊠(silence)⊠» (12)
Ainsi, les psychiatres condamnent lâattitude consistant Ă se montrer « trop » optimiste vis-Ă -
vis dâun avenir incertain, attitude quâils qualifient de dĂ©ni, dâillusion, dâangĂ©lisme,
dâutopisme, ou dâoptimisme de surcroĂźt. Lâattitude expectative doit ainsi ĂȘtre adossĂ©e Ă une
tonalitĂ© Ă©motionnelle dont lâintensitĂ© est contenue dans certaines limites, mesurĂ©e, et ajustĂ©e Ă
la situation.
« - Est-ce que le psychiatre se doit dâĂȘtre optimiste pour lâavenir de lâado ? Est-ce que lâoptimisme a un effet bĂ©nĂ©fique direct ?
- Oui. Oui, je pense que câest important. Alors, ne pas ĂȘtre utopique, hein (rire) ! Je pense quâil y a une certaine mesure Ă avoir. » (8)
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Lâoptimisme excessif se distingue de lâoptimisme mesurĂ© et est dĂ©sapprouvĂ© par les
psychiatres. QualifiĂ© de dĂ©ni ou dâillusion, il traduit une incapacitĂ© Ă se placer au mĂȘme
niveau que le patient, Ă le comprendre et Ă Ă©couter sa souffrance, tout autant quâĂ percevoir la
gravitĂ© de sa situation. Lâoptimisme excessif sâapparente Ă une forme dâacharnement
thĂ©rapeutique en psychiatrie. AveuglĂ©, le psychiatre se reprĂ©sente lâavenir meilleur quâil ne
lâest et sâimagine pouvoir combattre la maladie alors quâil est en rĂ©alitĂ© impuissant.
Oui oui, il y a un truc magique Ă lâadolescence, ouais un peu mĂ©galo, oui magique. OĂč on sâimagine que tout est possible. Alors que sans doute ça ne lâest pas. (4)
Cette tension entre lâillusion et la rĂ©alitĂ©, entre la croyance magique et la dĂ©sillusion imprĂšgne
le discours des psychiatres sur leurs propres compétences. Ainsi le déni fait courir le risque de
se considérer omnipotent. Qualifié de « mégalo », ou de « tout-puissant » le psychiatre
excessivement optimiste se leurre en sâestimant Ă mĂȘme dâempĂȘcher la survenue de la
schizophrĂ©nie ou dâen prĂ©venir les consĂ©quences. Un psychiatre critique ainsi certains
collĂšgues pour leur vision de lâavenir teintĂ©e dâoptimisme naĂŻf et dĂ©pourvue de rĂ©alisme.
« On a peut-ĂȘtre, en tout cas moi personnellement, moins dâangĂ©lisme que certains collĂšgues *âŠ+ peut-ĂȘtre plus optimistes. Alors peut-ĂȘtre quâeux ont connu au moment de leurs Ă©tudes une situation qui Ă©tait quand mĂȘme beaucoup plus facile, oĂč il y avait encore⊠un ascenseur social, oĂč il y avait encore une possibilitĂ© dâenvisager que les choses allaient sâamĂ©liorer. Jâai lâimpression quâon est plus rĂ©alistes. *âŠ+ Et je trouve⊠beaucoup plus ouverts sur dâautres approches, dĂ©jĂ cliniques, et puis mĂȘme disciplinaires *âŠ+ La prise en considĂ©ration dâenjeux sociaux⊠Moi quand je dis ça Ă certains confrĂšres psychanalytiques ils sont⊠Je dirais quâils sâintĂ©ressent Ă la construction de la subjectivitĂ© uniquement dans une histoire individuelle, sans prendre en considĂ©ration le fait quâelle est, Ă©videmment, en articulation avec des phĂ©nomĂšnes sociĂ©taux. » (3)
Lorsque lâoptimisme confine au dĂ©ni celui-ci devient un artifice qui ne sert au psychiatre quâĂ
se rassurer, alors mĂȘme quâil nĂ©glige le patient. Par son aveuglement, il oublie dâĂ©couter sa
souffrance, voire il lâentraĂźne Ă sa suite dans lâillusion dâun avenir impossible, risquant ainsi
de dĂ©cevoir les espoirs quâil aura nourri chez le jeune et chez sa famille.
« En mĂȘme temps, il ne sâagit pas non plus de dire ââBah il y a aucun problĂšme. Pourquoi il ne pourrait pas faire maths sup ? Pourquoi il ne pourrait pas faire et ceteraââ. Il y a quand mĂȘme⊠il y a des choses oĂč on sent bien que ce sera trĂšs difficile ! Voire parfois impossible ! » (1)
Ce faisant, il court le risque de porter préjudice au patient, de le blesser, et de susciter sa
défiance. Le patient risque alors de rejeter la médecine dans son ensemble, et le médecin
sâexpose Ă devoir gĂ©rer des relations difficiles tout autant que la perte de ses propres espoirs.
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Ainsi les psychiatres manifestent une profonde ambivalence, encourageant lâoptimisme,
dĂ©sapprouvant son excĂšs. Si les limites de lâoptimisme mesurĂ© restent indĂ©terminĂ©es, les
consĂ©quences de lâoptimisme de surcroit sont connues et redoutables : il alimente de futures
dĂ©sillusions et compliquera le travail ultĂ©rieur du psychiatre. Lâoptimisme modĂ©rĂ© permet
ainsi de contenir les attentes des patients et de leurs familles de maniĂšre Ă faciliter la poursuite
des soins en prĂ©venant dâĂ©ventuelles dĂ©ceptions.
« Etre trop optimiste ça peut ne pas ĂȘtre adaptĂ©. Du coup, que ce soit en dĂ©saccord avec la situation rĂ©elle. *âŠ+ Le psychiatre banaliserait â presque du dĂ©ni quoi â enfin quelque chose des troubles, et que donc peut-ĂȘtre le jeune pourrait ne pas se sentir entendu par exemple. Et donc, du coup, ça ne serait pas, ça ne lâaiderait pas forcĂ©ment sâil a besoin dâĂȘtre entendu. Trop optimiste, jâai lâimpression que câest se rassurer soi-mĂȘme ! Enfin, ce nâest plus ĂȘtre thĂ©rapeutique, enfin, ce nâest plus essayer dâĂȘtre ajustĂ© quoi.
- Et est-ce que cela pose problĂšme pour la suite dâĂȘtre trop optimiste?
Heu, oui, quâil y ait des dĂ©ceptions. Parce que si on a mis dans la tĂȘte des familles « mais si ça va aller, il va rĂ©ussir son bac », par exemple, comme objectif. Et que ça vient du mĂ©decin, donc ce nâest quand mĂȘme pas rien pour les familles quand le mĂ©decin, la parole du mĂ©decin a un impact fort. *âŠ+ les parents vont croire, je pense, vont se rattacher Ă cette parole, et si jamais il Ă©choue, ils risquent dâĂȘtre déçus. *âŠ+ Que cela ne discrĂ©dite aussi le mĂ©decin, quelque part, de ne plus avoir confiance en lui. *âŠ+ Et ce mĂ©decin-lĂ , mais quâest-ce quâil en est des autres mĂ©decins ? Ou des autres professionnels ? ⊠Bon, lĂ je vois le pire (rire) ⊠Mais voilĂ , si il y a une trĂšs mauvaise expĂ©rience, une trĂšs grosse dĂ©ception, est-ce que du coup cela ne peut pas, au pire, empĂȘcher tout nouveau soin ? Enfin, les parents vont partir avec leur gamin et dire « ça ne sert Ă rien les psy »⊠(long silence) ⊠Et puis ĂȘtre déçu soi-mĂȘme aussi en tant que mĂ©decin. ⊠Mais, heu⊠aprĂšs je ne sais pas quel retentissement cela peut avoir, mais ⊠enfin⊠je ne sais pas. » (12)
Si les psychiatres ont le devoir dâĂȘtre optimistes sans ĂȘtre dans le dĂ©ni, ils manifestent cette
juste mesure Ă©motionnelle par lâexpression dâune lutte constante contre leur propre dĂ©sir
dâillusion. Ainsi la modĂ©ration se caractĂ©rise par une ambivalence Ă©motionnelle organisĂ©e
autour dâun questionnement incessant. Lâoptimisme nâest mesurĂ© que lorsquâil sâaccompagne
dâune vigilance du psychiatre Ă lâĂ©gard de lui-mĂȘme. DĂšs lors que le psychiatre doute, il est
conscient du risque de déni, et son optimisme demeure adapté.
« Câest encore plus dĂ©licat Ă rĂ©pondre Ă cette question parce que je dirais il y a une part dâoptimisme et une part de dĂ©ni de ma part, je ne sais pas ce qui recouvre de quoi, mais le fait quâavant de me convaincre quâun patient est vraiment en train de rentrer dans un processus schizophrĂšne il faut vraiment que jâen sois convaincu. » (10)
Les pĂ©dopsychiatres tĂ©moignent ainsi dâun positionnement spĂ©cifique favorisant
lâintrospection et le doute relatif aux fondements de leur choix de spĂ©cialisation. Consacrer
leurs soins aux enfants et aux adolescents leur Ă©vite en effet dâĂȘtre confrontĂ©s Ă la chronicitĂ©
et Ă lâĂ©volution de leurs patients souffrant de troubles mentaux graves. Ont-ils dĂ©cidĂ© de ne
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soigner que de jeunes patients pour éviter ces déceptions et préserver leur optimisme ? Ont-ils
fait ce choix pour conserver leurs illusions ?
« Peut-ĂȘtre on fait aussi psychiatrie de lâadolescent parce quâon ne veut pas ĂȘtre confrontĂ© Ă quelque chose dâune rĂ©duction de notre toute-puissance, câest quelque chose qui nous laisse un peu la possibilitĂ© d'imaginer que la vie peut rester rose.» (10)
Ainsi, ces psychiatres estiment-ils que leur spĂ©cialisation doit sâaccompagner de lâimpĂ©ratif
moral de douter dâeux-mĂȘmes. Se montrent-ils raisonnablement optimistes ou utopiques ?
Aident-ils leurs patients ou se croient-ils omnipotents ? Sâestimant vulnĂ©rables face Ă la
tentation de lâillusion, les pĂ©dopsychiatres se doivent de conserver une part de dĂ©fiance envers
eux-mĂȘmes et de dĂ©velopper leur rĂ©flexivitĂ©.
« On a lâimpression par exemple quand on sâoccupe dâadolescents que parfois on les aide beaucoup, et que ça change beaucoup, ou quâon leur a Ă©vitĂ© de sombrer dans je ne sais trop quoi. Alors, câest peut-ĂȘtre quand mĂȘme un truc quâil faudrait⊠examiner... en nous⊠ce que⊠câest peut-ĂȘtre un peu ⊠*âŠ+ Moi jâai vu plein de psychiatres dâados qui effectivement sâimaginent quâils sont quasiment dans la prĂ©vention de la psychose ou je ne sais pas quoiâŠenfin !
- Et est-ce que câest possible la prĂ©vention, ou pas vraiment ?
Moi je nâen sais rien ! Mais je pense quâil faut⊠Câest peut-ĂȘtre intĂ©ressant de le penser, mais, parce que ça aide Ă travailler sans doute. Mais au mĂȘme temps câest quand mĂȘme assez⊠un peu mĂ©galo⊠Je ne sais pas quoi. Câest louche ! » (4)
Sâils dĂ©clarent attribuer une tonalitĂ© optimiste Ă leurs attentes pronostiques, les psychiatres
manifestent une profonde ambivalence dans leur maniÚre de façonner, de moduler, de faire
usage, et de porter un jugement sur cet optimisme, lorsquâils sont confrontĂ©s Ă lâĂ©ventuelle
Ă©mergence dâun trouble mental grave.
Ătre pessimiste sans abandonner lâespoir
En miroir de lâattitude prĂ©cĂ©dente, les psychiatres manifestent un pessimisme empreint
dâambivalence lorsquâils sâattendent Ă voir Ă©merger un trouble mental grave chez lâun de leurs
jeunes patients. Sâil est de leur devoir dâĂȘtre prĂ©occupĂ©s par lâavenir, lucides face aux
difficultĂ©s Ă venir, ils sâimposent de lutter contre un pessimisme absolu en nâabandonnant
jamais lâespoir. Si le psychiatre est convaincu quâil ne pourra ni empĂȘcher la survenue de la
maladie ni prévenir ses conséquences, il met en tension un pessimisme de fond et un
optimisme dans lâaction. Ainsi, dans le doute, il a le devoir de conserver lâespoir, de croire un
minimum en quelque chose. Garder lâespoir est une condition indispensable pour mettre en
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Ćuvre un optimisme fonctionnel, venant contrecarrer le dĂ©sespoir absolu, et autoriser lâaction
mĂ©dicale. Sâil est profondĂ©ment pessimiste en lui-mĂȘme, le psychiatre conserve donc un
optimisme fonctionnel quâil exprime au patient et Ă ses proches, de maniĂšre Ă Ă©viter que la
situation ne leur apparaisse dĂ©nuĂ©e de perspectives pour lâavenir. Il remodĂšle ainsi ses propres
attentes, de maniÚre à créer une nouvelle perspective laissant le champ libre au déploiement
de son action mĂ©dicale, perspective quâil communique ensuite au jeune et Ă ses parents.
« Je peux ĂȘtre assez pessimiste. En gĂ©nĂ©ral. De fond quoi. Enfin, je peux ĂȘtre optimiste des fois (rire)⊠mais⊠mais⊠*âŠ+. ⊠Donc, aprĂšs, ĂȘtre optimiste⊠DĂ©jĂ je dis que je suis un peu pessimiste, mais bon un petit peu quoi. Je ne suis pas non plus complĂštement pessimiste hein, il ne faut pas exagĂ©rer (rire), mais, du coup je vais lutter contre ça en rĂ©flĂ©chissant. DĂ©jĂ en en parlant Ă dâautres personnes qui pourront mâaider, si jâai du mal Ă voir quelque chose de constructif, qui vont mâaider Ă ce que ce soit plus constructif. Enfin, je ne vais pas mâisoler avec « ça va finir de la pire maniĂšre », non. Je vais avoir tendance Ă aller voir les autres, Ă demander, Ă rĂ©flĂ©chir ensemble. Et Ă trouver des idĂ©es qui pourront aider dâavantage. *âŠ+
- Tu me dis que tu restes pessimiste, mais que tu essayes de faire au mieux. Câest ça ?
Oui. ⊠⊠Oui ! Parce que, la jeune dont je te parlais, qui ne va plus en cours, qui fume 12 joints par jour, qui fait nâimporte quoi et qui se met en danger, je ne peux pas dire que je vais ĂȘtre optimiste pour elle. Mais ĂȘtre pessimiste cela ne veut pas dire abandonner tout espoir. En fait câest plutĂŽt ça. Je vais ĂȘtre pessimiste parce que jâai lâimpression que cela risque de mal finir, mais en mĂȘme temps, si on fait des choses, peut-ĂȘtre, peut-ĂȘtre que ça va sâamĂ©liorer. Et on va essayer de le faire. Oui. » (12)
Une psychiatre évoque la maniÚre dont son discours vise à éviter le désespoir des parents en
insistant sur les aspects positifs de la situation de leur enfant. Ainsi Maynard souligne la
tendance des mĂ©decins Ă minimiser les aspects nĂ©gatifs dâun diagnostic grave â la
séroconversion au V.I.H. - et à souligner ses points positifs lors de la communication avec
leurs patients (Maynard, 2006).
« Jâessaie quand mĂȘme, que ce que je vais dire aux parents, ne vienne pas entrainer une sorte de dĂ©couragement qui laisserait penser quâil nây a rien Ă faire, que câest foutu. ââil est foutu, il va passer sa vie Ă lâhĂŽpital psychiatrique⊠voilà ⊠on va laisser tomberââ. *âŠ+ Moi, je parle plutĂŽt en termes de gravitĂ©. *âŠ+ mais jâinsiste toujours sur ce quâil peut y avoir dâĂ©volutif positivement. *âŠ+ ââTout ce que je peux dire câest que les difficultĂ©s sont graves donc il va falloir beaucoup de soinsââ. VoilĂ . ââEt on va essayer de lui permettre dâexploiter les potentialitĂ©s quâil a au maximumââ. Et puis, Ă ce moment-lĂ , et bien, jâĂ©voque tous les points positifs : ââil est intelligent, donc on va essayer de lui permettre de faire des Ă©tudes dans un lieu qui lui permettra de faire des Ă©tudes malgrĂ© ses difficultĂ©s, on va essayer de lui permettre de nouer des liens et cetera⊠dâĂȘtre accompagnĂ© dans ses relationsââ. Je pense quâon est lĂ pour ça Ă lâadolescence, parce que si on commence Ă dire ââVoilĂ , faut tirer le rideau ââ» (1)
Si plusieurs psychiatres dĂ©crivent un pessimisme fondamental nuancĂ© dâespoir et lâexpression
dâun optimisme fonctionnel, une psychiatre dĂ©crit une colĂšre fonctionnelle venant imprĂ©gner
son action médicale lorsque ces attentes pronostiques sont trÚs négatives. Elle souligne encore
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lâimpĂ©ratif moral consistant Ă lutter contre le pessimisme inhĂ©rent Ă lâexercice clinique en
psychiatrie.
« Moi je dis tiens, si on ne prend pas garde il risque dâĂ©voluer comme ci ou comme ça en mâappuyant sur mon expĂ©rience des adultes. VoilĂ . Par exemple surtout quand il y a des toxicomanies ou des dĂ©pendances Ă lâalcool ou les personnalitĂ©s-limites qui parfois mettent Ă feu et Ă sang les services en adulte. Je vois un peu comment ils sont quand ils sont plus jeunes *âŠ+ Parfois je me dis ââattentionââ et je tiens un discours trĂšs musclĂ©.
- Cela vous rend plus pessimiste ?
Pas pessimiste, non ! PlutĂŽt en colĂšre, une fausse colĂšre. Pour leur dire, quâil ne faut pas banaliser des alcoolisations.
- Vous intervenez plus vite ?
Oui moi je pense, oui ! Non, non, alors si on est pessimiste dans notre boulot⊠Non. Câest plus une forme de mise en garde. »
A lâinverse, lorsque leurs attentes pronostiques sont positives et que le jeune patient semble
hors de danger, les psychiatres sont Ă mĂȘme de valoriser le maintien dâun soupçon de
pessimisme, et de communiquer cette attente pronostique au patient par quelque réserve vis-à -
vis de lâavenir. Ce pessimisme mesurĂ© et fonctionnel participe Ă la gestion des attentes du
patients, Ă celles du psychiatre envers lui-mĂȘme, et Ă la planification de son action mĂ©dicale.
En conservant un soupçon de pessimisme, le psychiatre anticipe une éventuelle déception du
patient et tente de la contenir dans certaines limites de maniĂšre Ă en faciliter la gestion
ultĂ©rieure. En envisageant le pire mĂȘme lorsquâil sâattend au meilleur, le psychiatre se prĂ©pare
à toutes les hypothÚses, planifie son action pour réagir au mieux, tout en évitant de se trouver
dans une situation oĂč ses propres attentes seraient déçues.
« Enfin, lĂ je dois dire que jâai beaucoup de facteurs positifs avec cette jeune. *âŠ+ Câest un cas, plutĂŽt de bon pronostic je dirais. Elle nâa plus du tout dâĂ©lĂ©ments dĂ©lirants, donc voilĂ . Mais. Oui, si elle devait rechuter, probablement, que lâon repasserait par une hospitalisation parce que⊠enfin, je ne sais pas ce que tu veux savoir en fait â
- Moi, je veux savoir comment tu imagines lâavenir en fait. Quelles sont les questions que tu te poses. Quand tu me dis, « si elle rechutait⊠»âŠ
Oui, si elle rechutait, dĂ©jĂ je pense quâon passerait par une hospitalisation, par un traitement. » (12)
Ainsi je suggĂšre que les psychiatres manifestent une profonde ambivalence Ă©motionnelle
lorsquâils sont confrontĂ©s Ă lâĂ©ventualitĂ© de lâĂ©mergence dâun trouble mental chez leurs jeunes
patients. Cette ambivalence constitue une norme professionnelle et est considérée comme un
devoir moral, mais constitue avant tout une modalitĂ© dâengagement dans lâaction mĂ©dicale.
En manifestant un optimisme modĂ©rĂ© le psychiatre est Ă -mĂȘme de contrĂŽler au mieux ses
attentes et celles du patient, lĂ oĂč un optimisme excessif lâexposerait Ă devoir gĂ©rer de futures
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difficultés professionnelles. En retour, si le désespoir absolu décourage le psychiatre de toute
initiative, conserver un soupçon de pessimisme mĂȘme lorsque ses attentes pronostiques sont
favorables lui permet de garder le contrĂŽle au sein de son travail. En anticipant une
déconvenue, en gérant les attentes du patient et en planifiant son action médicale, il se prépare
Ă conserver le contrĂŽle de la situation clinique, quelque soient les Ă©vĂšnements. Face Ă
lâĂ©ventualitĂ© de la survenue dâune schizophrĂ©nie, les psychiatres alternent ainsi diffĂ©rentes
postures Ă©motionnelles, complexes, mouvantes, dynamiques, quâils considĂšrent comme un
outil de travail.
Pour autant, si la profonde ambivalence Ă©motionnelle permet aux psychiatres de maintenir un
niveau Ă©levĂ© de contrĂŽle au sein de leur travail clinique, ils sont Ă mĂȘme de dĂ©crire des
sentiments plus tranchĂ©s lorsquâils cessent dâassurer le suivi de leurs jeunes patients. Lorsque
le psychiatre cesse dâassurer le suivi du jeune, la disparition de cette ambivalence
fonctionnelle au profit dâun pessimisme ou un optimisme sans rĂ©serve, trouve une
justification dans les thĂ©ories sur lâadolescence. Lorsque lâadolescence est considĂ©rĂ©e comme
une phase de structuration irréversible, la fin du suivi représente la fin de la structuration et
permet de justifier la fin de lâambivalence Ă©motionnelle du psychiatre. Lorsque lâadolescence
est considĂ©rĂ©e comme une transition dont les limites ne sont pas connues et dont lâissue est
imprévisible, la fin du suivi autorise le psychiatre à exprimer un optimisme sans réserve pour
lâavenir du patient. En prenant exemple sur certains patients quâil a vu aller mieux aprĂšs la
fin du suivi, un pĂ©dopsychiatre explique rester fondamentalement optimiste pour lâavenir de
ses patients. Il justifie son point de vue par une vision de lâadolescence comme une pĂ©riode
dont les limites sont floues et excĂšdent de plusieurs annĂ©es lâĂąge de fin du suivi.
« Lâadolescence si on suit les nouvelles Ă©tudes qui sont en train de nous montrer quâelle se termine vers vingt-cinq ans, donc pas Ă lâĂąge adulte. *âŠ+ ça laisse lâouverture a tout possibilitĂ© de dĂ©ploiement, Ă©panouissement, câest le terme français qui me plait beaucoup ââ fleur qui sâouvre ââ et que parfois elle ne sâouvre pas au moment, mais câest aprĂšs. Parfois on est agrĂ©ablement surpris de tout un tas de choses qui se produisent aprĂšs voilĂ . » (10)
En sâappuyant sur lâexemple de patients quâil a Ă©tĂ© amenĂ© Ă rencontrer aprĂšs la fin du suivi et
dont lâĂ©volution Ă©tait dĂ©cevante, un autre psychiatre dĂ©crit un pessimisme profond, dĂ©nuĂ©
dâambivalence, concernant les jeunes patients quâil cesse de suivre et pour lesquels il conçoit
il sâattend Ă la survenue dâun trouble mental grave. Il justifie ce pessimisme sans rĂ©serve par
la thĂ©orie selon laquelle lâadolescence est une pĂ©riode de structuration progressive et
irréversible.
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« Il y a aussi une espĂšce de pessimisme, quand mĂȘme, Ă dĂ©faut dâĂȘtre optimisme. Il y a des patients des fois, on a lâimpression quâils ont basculĂ© dans un truc et puis que câest mort quoi. Ăa se voit surtout chez les patients quâon ne voit pas un certain temps quand ils sont jeunes, et quâon revoit un peu aprĂšs je trouve. Jâai Ă©tĂ© surpris moi des fois, de voir quâils nâĂ©taient plus adolescents. Quâils Ă©taient installĂ©s dans un machin, lĂ . Que câĂ©tait un peu mort quoi. Quâon avait perdu lâenthousiasme de lâadolescence quoi, oĂč de ce quâon peut projeter lĂ -dessus. » (4)
Ainsi, la fin du suivi du jeune patient autorise la rĂ©solution de lâambivalence Ă©motionnelle
fonctionnelle, et lâexpression par le psychiatre dâune tonalitĂ© Ă©motionnelle stable qui se voit
justifiĂ©e par diverses thĂ©ories sur lâadolescence.
2.3. Sâattendre Ă des problĂšmes mais en anticiper dâautres
Lâambivalence des psychiatres se manifeste dans leur maniĂšre dâagir, conformĂ©ment ou non,
Ă leurs attentes. PremiĂšrement, ils peuvent concevoir des attentes pour lâavenir, sans ĂȘtre en
mesure de sâengager dans des anticipations. Dans lâexemple suivant, une psychiatre craint
lâeffet dâun mĂ©dicament sur les capacitĂ©s de concentration dâun jeune patient et sur ses
rĂ©sultats scolaires, sans ĂȘtre en mesure dâĂ©viter cette consĂ©quence par une diminution ou un
arrĂȘt du traitement. En effet, la psychiatre craint tout autant le risque de nuire aux Ă©tudes du
patient par le maintien du mĂ©dicament, que le risque de rechute de la maladie Ă lâarrĂȘt du
médicament. Prise dans un dilemme insoluble, elle conçoit diverses attentes sans possibilité
dâinfluencer sur le cours des Ă©vĂšnements par une anticipation, câest Ă dire par une prise de
décision concrÚte.
« On sent que le traitement a un effet pĂ©joratif sur ses Ă©tudes. Et ça câest, et ça câest une question que je me pose assez souvent. En quoi le traitement⊠peut, peut nuire aussi Ă lâavenir de ses jeunes ? Parce que le but câest non seulement quâils ne dĂ©lirent plus, en lâoccurrence sâils dĂ©lirent, mais câest aussi quâils rĂ©ussissent leur vie. Et pas, quâils nâaient jamais leur bac, et quâils ne rĂ©ussissent Ă rien faire mĂȘme sâils ne dĂ©lirent plus. *âŠ+ Comment traiter, par les mĂ©dicaments, jâentends ? ⊠Quâest-ce qui est le plus favorable ou dĂ©favorable Ă long terme ? *âŠ+ Le jeune est gĂȘnĂ© par le traitement. Il arrĂȘte le traitement. Il rebosse un peu mieux. Il rechute. Il revient en hospitalisation. On lui remet le traitement. Et comme ça câest un cercle vicieux. » (12)
DeuxiĂšmement, la situation inverse peut se produire. Le psychiatre anticipe alors la survenue
dâun Ă©vĂšnement par son action, alors quâil ne sâattend pas nĂ©cessairement Ă ce que cet
Ă©vĂšnement se produise. Il devance une Ă©ventualitĂ©, en faisant un choix qui sâavĂšrera
difficilement rĂ©versible, et dont lâintĂ©rĂȘt ne sera Ă©vident que si lâĂ©vĂšnement attendu se produit,
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sans quoi il serait délétÚre au patient. En poursuivant son récit, la psychiatre illustre cette
attitude en limitant par anticipation les options scolaires et professionnelles du jeune patient,
de maniĂšre Ă ce quâil ait de grandes chances dâobtenir une qualification, mĂȘme si celle-ci est
dâune valence sociale moindre. Cette anticipation est un rĂ©el pari sur lâavenir, fondĂ© sur
lâattente dâun Ă©ventuel handicap pour le jeune. Il existe ainsi une tension entre des
circonstances que le psychiatre attend sans ĂȘtre en mesure de les Ă©viter, et dâautres quâil est
amenĂ© Ă anticiper sans savoir sâil doit les attendre.
« Donc oui, dâautant plus que les gens sont jeunes et quâils nâont pas encore fait leurs Ă©tudes. *âŠ+ Câest une Ă©tape les Ă©tudes qui est compliquĂ©e Ă mon avis avec ce traitement-lĂ . *Câest+ important de ne pas louper le coche des Ă©tudes. Parce quâaprĂšs, Ă 25 ans, câest trop tard quelque part. *âŠ+ Un jeune qui nâa pas fait du tout dâĂ©tudes Ă 25 ans, on aurait envie sâil en est capable de lui faire faire quelque chose de professionnalisant, directement, pour quâil puisse ĂȘtre embauchĂ© quand mĂȘme quelque part. » (12)
Attendre de « ramasser les morceaux » : refuser lâanticipation
Les psychiatres manifestent une ambivalence face aux Ă©vĂšnements quâils attendent sans tenter
de les anticiper. Constater le caractÚre inéluctable de certaines attentes, tout en regrettant de
ne pouvoir empĂȘcher leur survenue, les amĂšne Ă lâexpression dâune attente anxieuse. Une
psychiatre exprime une vive apprĂ©hension Ă lâidĂ©e de devoir adresser ses jeunes patients dans
des services de psychiatrie pour les adultes lorsquâils ont atteint la majoritĂ©. Tout en
admettant la nécessité du relais, elle conçoit des attentes pessimistes sur le devenir de ses
patients, et se sent impuissante aussi bien Ă maĂźtriser son imagination quâĂ Ă©viter le relais.
« Le relais ado-adulte, pour moi, est trĂšs compliquĂ© *âŠ+ on passe à ⊠- câest ma vision, ce nâest que ma vision ! - ⊠à un milieu adulte oĂč tout va trĂšs vite. OĂč on ne prend plus le temps. *âŠ+ En pĂ©dopsy, nous, quand on voit ce quâil se passe en psychiatrie adulte, on se dit « mais il aurait besoin de plus de soins, mais il aurait besoin de plus de choses ! », et que lâon a peur quâil se dĂ©grade, du fait dâavoir moins de choses, moins de prise en charge. Le voyant passer en adulte." (12)
En « gardant en tĂȘte » sans lâanticiper, un Ă©vĂšnement dramatique auquel ils sâattendent, les
psychiatres limitent leur action Ă une simple vigilance. Selon ChĂąteauraynaud et Torny, la
vigilance est une maniĂšre de se prĂ©parer Ă lâimprĂ©vu, sans pour autant chercher Ă agir sur la
survenue de lâĂ©vĂšnement : « Pour Ă©viter dâavoir Ă rĂ©pondre au coup par coup et sous lâemprise
de lâurgence, de multiples acteurs sâefforcent de se placer le plus en amont possible des
processus. [âŠ] Si lâon ne peut pas tout prĂ©voir, lâidĂ©e sâimpose que lâon peut ĂȘtre vigilant et
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accompagner les processus de façon Ă faire face aux inĂ©vitables ââsurprisesââ, âârĂ©vĂ©lationsââ et
autres ââĂ©lĂ©ments nouveauxââ » (p. 17) (Chateauraynaud & Torny, 1999). Une psychiatre
imagine ainsi les consĂ©quences dĂ©sastreuses pour son patient dâune rupture amoureuse.
NĂ©anmoins, elle nâanticipe pas cette attente et choisit de surveiller le patient, tout en se
prĂ©parant Ă agir en cas de besoin. Elle reste prise dans une tension entre ses attentes et lâaction
quâelle ne peut mener, pour des raisons morales et Ă©thiques, ainsi contrainte Ă observer le
dĂ©roulement dâĂ©vĂšnements quâelle pressent dramatiques et inĂ©vitables mais dont elle ne peut
encore ĂȘtre certaine.
« Je ne suis pas dans une position dâintervention *âŠ+ Je peux avoir en tĂȘte que si ça se passait mal avec une fille, ça pourrait ĂȘtre un autre facteur qui pourrait le dĂ©stabiliser. *âŠ+ Bon, au mĂȘme temps je ne vais pas le dissuader de rencontrer une fille ! (rires) Je vais juste, voilĂ , dire⊠enfin,⊠ĂȘtre vigilante⊠avoir ça en tĂȘte⊠que ça va peut-ĂȘtre ĂȘtre compliquĂ©. Quâil va falloir faire avec ! (rire). *âŠ+ ForcĂ©ment il va en frĂ©quenter, je ne sais pas comment ça va se passer. Et voilĂ , je serai lĂ pour ramasser les morceaux (rires)» (1)
Une autre psychiatre exprime des attentes chargĂ©es dâinquiĂ©tude Ă lâidĂ©e dâadresser un jeune
patient Ă un rĂ©seau de dĂ©tection de troubles mentaux standardisĂ©. Lorsque je lui suggĂšre quâil
existe des centres experts, elle exprime une vision péjorative des outils standardisés de
dĂ©tection et dâanticipation des troubles mentaux. Elle dĂ©crit alors son travail auprĂšs dâun
patient quâelle pourrait ĂȘtre tentĂ©e de leur adresser. Elle manifeste ainsi une double
ambivalence entre la volontĂ© de laisser perdurer la situation Ă lâidentique, tout en surveillant
le patient sans que celui-ci ne soit alertĂ©, et le sentiment de nâĂȘtre ni en mesure dâagir sur le
cours des Ă©vĂšnements, ni dâĂȘtre soulagĂ©e du contenu de son attente.
« Un centre-expert, non. Alors dĂ©jĂ , je ne connais pas. Mais jâimagine le concept. Ăa fait trĂšs peur. Non, mais si. Enfin, jâimagine quâils cochent « qui fume du cannabis », « qui a dĂ©jĂ fait un Ă©pisode », jâimagine ce genre de choses. ⊠Câest toute la question dâanticiper une maladie quâon nâa pas encore ! Enfin, je trouve ça assez compliquĂ©, ça peut faire assez peur. AprĂšs, on a des traitements pour la schizophrĂ©nie, mais je, je⊠Moi, je ne sais pas⊠Enfin, je pense que je garderais en tĂȘte, sâil y a un certain nombre dâĂ©lĂ©ments peut-ĂȘtre qui mâinquiĂštent, pour une Ă©volution vers⊠OĂč je me dis que peut-ĂȘtre ce jeune, il pourrait Ă©voluer comme ça, je lâaurais en tĂȘte. Enfin voilĂ . Je le garderais dans un coin de ma tĂȘte, peut-ĂȘtre en rĂ©Ă©valuant de temps en temps. *âŠ+ Enfin je pense que dans ce cas-lĂ sâil y a un point dâappel je serai vite plus inquiĂšte, et je rĂ©agirais plus vite. *âŠ+ Je ne suis pas trĂšs bonne en anticipation ! (rire). Je te dis, cela se rĂ©sumerait Ă plutĂŽt, le garder dans un coin de ma tĂȘte, mais pas en faire des Ă©valuations structurĂ©e, pas lâenvoyer dans un centre-expert, pour affoler tout le monde. *âŠ+ Jâaurais pas envie de lui faire subir tout ça. » (12)
Pour ces psychiatres, les questions des effets des médicaments et des conséquences de leur
arrĂȘt sont une source majeure dâambivalence. Plus que toute autre action thĂ©rapeutique quâils
pourraient entreprendre, ceux-ci les mettent face Ă des dilemmes quâils ne peuvent rĂ©soudre.
Les psychiatres sont pris entre la nécessité de prescrire des médicaments à leurs patients, le
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constat des effets dĂ©lĂ©tĂšres quâils occasionnent - difficultĂ©s de concentration, prise de poids,
impuissance sexuelle - le désir de les interrompre, et la vision de conséquences tout aussi
nĂ©fastes de leur arrĂȘt (entretien 12). Ici encore, le choix de ne pas agir, en maintenant le
traitement Ă lâidentique, ne libĂšre aucunement le psychiatre de son inquiĂ©tude pour lâavenir,
qui le préoccupe continuellement.
« La question que je me pose par rapport au traitement comme je disais tout Ă lâheure, moi je me demande ââquel neuroleptique donner ? ââ *âŠ+ AprĂšs, câest vrai quâon a des rĂ©ticences Ă changer de traitement mĂ©dicamenteux quand il y en a un qui marche je trouve. *âŠ+ Moi-mĂȘme, je vais ĂȘtre un peu rĂ©ticente Ă le changer, par peur de le changer pour quelque chose de moins bon. » (12)
« Ne pas louper le coche » : anticiper un futur incertain
Si les psychiatres attendent certains problĂšmes sans les anticiper, ils sont Ă mĂȘme
dâanticiper dâautres problĂšmes dont la survenue est trĂšs incertaine. Je prendrai lâexemple de la
maniÚre dont les psychiatres anticipent la future scolarité de leurs jeunes patients, bien avant
dâavoir les informations nĂ©cessaires pour juger de la pertinence de leurs choix. Face Ă
lâĂ©ventualitĂ© de la survenue dâune schizophrĂ©nie, les psychiatres anticipent les enjeux liĂ©s au
pronostic fonctionnel du trouble et sont amenĂ©s Ă prendre des dĂ©cisions dans lâurgence, en
raison dâun contexte français imposant des orientations scolaires prĂ©coces et difficilement
réversibles (Galland, 2011). Cette tension entre la précision de leurs anticipations et le vague
de leurs attentes suscite une profonde ambivalence chez les psychiatres, qui se manifeste Ă
diffĂ©rents niveaux. Un jeune psychiatre travaillant en unitĂ© dâhospitalisation pour des
adolescents, illustre les différentes tensions qui seront décrites dans la partie suivante.
« - On essaye de maintenir le plus souvent hein, une ⊠une formation quelle quâelle soit.*âŠ+ On essaye de maintenir au maximum un temps scolaire. Surtout peut-ĂȘtre pour les ados qui seraient peut-ĂȘtre une population, hein, Ă risque de psychose. *âŠ+ Mais conseiller des orientations scolaires, ça, on le fait tous les jours, câest notre pain quotidien.
- Est-ce que ça vous arrive de devoir encourager une reprise scolaire quand câest difficile pour lâado ?
- Oui oui
- Ou bien au contraire, peut-ĂȘtre parfois de devoir dĂ©conseiller certaines Ă©tudes ?
- Mmm câest plus compliquĂ©, mmmh
- -y compris peut-ĂȘtre par rapport Ă des attentes familiales, âŠest-ce que ça vous arrive de devoir anticiper un problĂšme et de les dĂ©conseiller ?
- On le fait souvent. Hein. On le fait souvent. *âŠ+
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- Et est-ce que ça vous arrive quâun ado ait envie de faire une filiĂšre exigeante, mais que ce soit plutĂŽt le psychiatre qui anticipe que ça va ĂȘtre compliquĂ© ?
- Ăa arrive, mais je suis toujours prudent sur ma capacitĂ© Ă juger de ses propres capacitĂ©s, hein. Câest pour ça que je laisse dâavantage les profs avec qui on travaille, juger de ça. Alors, oui, ça arrive quâon le dise en termes⊠*âŠ+ De discuter lâidĂ©e quâen ce moment, ils ne sont pas capables. Mais de la mĂȘme façon, câest ââen ce momentââ.
- Câest temporaire ?
- VoilĂ , câest temporaire. Parce que je crois que le symptĂŽme psychiatrique il peut empĂȘcher effectivement les apprentissages, mais⊠pas forcĂ©ment, il ne va pas forcĂ©ment agir sur les capacitĂ©s au long terme si tu veux. VoilĂ . Donc, par contre câest vrai quâon travaille avec les ados pour quâils arrivent Ă faire le deuil de certaines choses. » (8)
« AprĂšs, Ă 25 ans, câest trop tard » : un climat dâurgence
LâidĂ©e que lâinsertion socio-professionnelle des jeunes adultes sâinscrit dans une fenĂȘtre
temporelle restreinte et unique pousse le psychiatre Ă agir en urgence, mĂȘme lorsquâil nâest
pas certain de lâaction Ă mener. La tonalitĂ© Ă©motionnelle de lâurgence rehausse leurs
ambivalences relatives au pronostic. Si certains psychiatres déclarent anticiper les difficultés
dâinsertion des adolescents dans un monde professionnel dont les portes se referment Ă
mesure que le temps passe, dâautres expriment aux parents leur incapacitĂ© Ă agir sur lâavenir
scolaire de leurs enfants. Pour autant, tous anticipent â que ce soit dans leurs actions ou dans
la communication de leurs attentes aux parents â la survenue dâune Ă©chĂ©ance quâil est pressant
de prendre en considération.
« Les psychiatres dâadolescents sont lĂ pour essayer que quelque chose sâaccroche quand mĂȘme au niveau de la socialisation aussi. Que les Ă©tudes se terminent, ou quâune orientation vers quelque chose de professionnel puisse marcher. De mettre le pied Ă lâĂ©trier de ce cĂŽtĂ©-lĂ . Quand ça marche tant mieux ! Et puis⊠heu⊠aprĂšs quand ça ne marche pas, bah, dĂ©jà ça, il y a un moment de la vie oĂč ce nâest plus rattrapable.» (6)
« Le fait quâĂ©ventuellement leurs enfants ne rĂ©ussissent pas dâĂ©tudes, finalement, je nây pourrai pas forcĂ©ment grand-chose. Dans lâimmĂ©diat en tout cas. Parce quâil y a un problĂšme de tempo. Le travail psychothĂ©rapique est long, les Ă©tudes nâattendent pas et cetera⊠Donc je nây pourrai pas forcĂ©ment grand-chose. Par contre on peut certainement aider Ă ce quâils envisagent les choses autrement. » (4)
Si les psychiatres considĂšrent quâil nâest pas de leur ressort de dĂ©cider de lâorientation scolaire
de leurs patients, et que câest le rĂŽle des enseignants, ils sont Ă mĂȘme de dĂ©crire des situations
oĂč ils influencent lâorientation scolaire de leurs jeunes patients, en se fondant sur leurs
attentes pour lâavenir. Cette anticipation est une contrainte que le psychiatre aimerait dĂ©lĂ©guer
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aux enseignants, mais quâil assume inĂ©vitablement tout en doutant de la lĂ©gitimitĂ© de son
autorité dans le domaine scolaire, et de ses compétences pronostiques. Les psychiatres
dĂ©crivent ainsi les contours dâun partage des actes pronostiques entre lâinstitution mĂ©dicale et
lâinstitution scolaire. Ils estiment que les enseignants sont les plus compĂ©tents pour Ă©valuer les
capacitĂ©s scolaires de leurs jeunes patients, mais quâils Ă©chouent Ă prendre en considĂ©ration
les troubles mentaux et du fonctionnement social que seul le psychiatre est Ă mĂȘme de
percevoir et dâanticiper.
« Combien de fois jâai vu un prof de maths prendre en main un jeune Ă©tudiant Ă un niveau de licence et en faire un agrĂ©gĂ© de maths ! Alors je disais « mais je ne comprends pas, comment câest possible ? ». *âŠ+ DĂ©lirant, oui. Et ce nâĂ©tait pas une pathologie crĂ©ative, hein. Non, non, il avait une vraie efficience dans les maths, et puis il y allait. Bon aprĂšs, mon boulot câĂ©tait quand mĂȘme Ă lâĂ©poque la COTOREP, et puis de trouver un emploi protĂ©gĂ©. » (5)
« Avec elle, on a travaillĂ© le deuil de⊠de la filiĂšre scientifique. Quâelle nâa jamais acceptĂ©. Finalement, elle avait acceptĂ© avec lâidĂ©e dâaller faire une STL en soins-Ă©tudes. Le montage Ă©tait compliquĂ©. Le soins-Ă©tudes lâa rĂ©Ă©valuĂ©e, sâest rendu compte quâelle avait les capacitĂ©s de faire S. Ils lâont inscrite en S et lĂ elle craque, elle a fait un passage Ă lâacte suicidaire. »
Anticiper la restriction dâactivitĂ©s, pour limiter un Ă©ventuel handicap
Les psychiatres sont amenĂ©s Ă anticiper un handicap qui ne surviendra peut-ĂȘtre pas, en
limitant le niveau dâinsertion socio-professionnelle de leurs jeunes patients. Le handicap
représente « toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie
dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou
définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou
psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant. » (Loi n°2005-102 pour
lâĂ©galitĂ© des droits et des chances, la participation et la citoyennetĂ© des personnes
handicapées, article 114, 2005). En effet, le contexte français exige des orientations scolaires
précoces et irréversibles pour les adolescents. Ainsi, les psychiatres imaginent un pronostic-
catĂ©gorie de la schizophrĂ©nie marquĂ© par une absence dâinsertion socio-professionnelle, quâils
tentent dâanticiper par des orientations scolaires vers des cursus que leurs patients seront Ă
mĂȘme de mener Ă leur terme. La pire Ă©ventualitĂ© consistant Ă nâobtenir aucun diplĂŽme, les
psychiatres incitent leurs jeunes patients Ă choisir des filiĂšres moins exigeantes. En effet, dans
le meilleur des cas, ils sâattendent Ă ce quâune personne souffrant de schizophrĂ©nie ne soit
restreinte que pour certaines de ses activités, et mÚne une vie qualifiée de normale « dans
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certaines limites » (entretien 1). Les psychiatres expliquent ainsi favoriser le « confort de
vie », dĂ©notant la vision dâun pronostic fonctionnel, dont lâenjeu est centrĂ©, non sur la
promotion dâune carriĂšre, mais sur la stabilitĂ© dâune insertion professionnelle.
« Je me pose des questions sur notre place pour faire un peu une mission de santĂ© publique, je dirais. Dans le sens de⊠bah ⊠parfois effectivement ⊠⊠peut-ĂȘtre pas poser des diagnostics mais quand mĂȘme, si ça arrive ! Et de faire des Ă©valuations, et des orientations. Et des orientations cela veut dire aussi sans doute un pronostic, Ă la fois pour le jeune et pour sa famille. *âŠ+ On essaye de leur donner un confort de vie, une qualitĂ© de vie. *âŠ+ Câest le cĂŽtĂ© chronique de notre spĂ©cialitĂ©. » (11)
Par ailleurs, le niveau dâexigence de certaines Ă©tudes façonne Ă©galement les attentes
pronostiques des psychiatres. Des Ă©tudes soumettant le jeune patient Ă de fortes pressions de
réussite, comme les classes préparatoires, sont perçues comme un facteur de rechute de sa
maladie qui compromettrait la réussite des études.
« - Est-ce que, avoir cette idĂ©e en tĂȘte que cela pourrait aller plus mal, peut vous encourager à ⊠soit dĂ©conseiller certaines Ă©tudes ...?
- Certainement ! Certainement. Moi je pense que ce patient, ⊠je ne crois pas dâailleurs que ce soit son projet, mais je pense que je lui dĂ©conseillerais de faire une prĂ©pa par exemple. Typiquement ! Alors que si je le considĂ©rais comme un bon nĂ©vrosĂ© - alors que câest un garçon qui a des capacitĂ©s scolaires, qui est trĂšs intelligent - je nâaurais certainement pas la mĂȘme position. Si tant est que jâaie Ă me positionner. » (1)
Cette mĂȘme psychiatre prend le mĂ©tier de pilote de de ligne comme exemple dâune profession
quâelle dĂ©conseillerait Ă un jeune patient aprĂšs un premier Ă©pisode de trouble psychiatrique.
« - Est-ce quâil y a des mĂ©tiers oĂč la question des antĂ©cĂ©dents se poserait ?
⊠Oui, bofâŠhmm, ça pourrait jouer⊠Il se trouve que ce patient veut faire des Ă©tudes de commerce. Ăa ne mâinquiĂšte pas particuliĂšrement. Il me dirait je veux ĂȘtre pilote de ligne, peut- ĂȘtre que ça mâinquiĂšterait (rires). Câest vrai quâĂ ce niveau-lĂ , je ne suis pas du tout intervenue parce quâil nây a pas lĂ quelque chose qui mâa inquiĂ©tĂ©e. » (1)
Lâenjeu pour les psychiatres consiste ainsi Ă rĂ©ussir lâinsertion socio-professionnelle du
patient, tout en estimant quâelle ne peut prĂ©tendre Ă une valence sociale optimale. Cette
ambivalence se manifeste par le souci de favoriser la poursuite dâĂ©tudes et lâobtention dâun
diplĂŽme, tout en restreignant les options dâorientation scolaire de leurs jeunes patients,
lorsquâils sâattendent Ă la survenue dâune schizophrĂ©nie. En dâautres termes, le degrĂ© de
qualification a peu dâimportance, pourvu que le jeune entre rapidement dans le monde du
travail. Les psychiatres sont donc Ă mĂȘme de conseiller des Ă©tudes dâemblĂ©e moins valorisĂ©es
socialement mais favorisant une insertion rapide, tout en exprimant une profonde ambivalence
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relative au bien-fondĂ© de leurs attentes. En effet, face Ă lâĂ©ventualitĂ© dâune maladie qui nâest
pas encore lĂ , ils restreignent le futur statut social du jeune patient en anticipant un handicap
qui ne surviendra peut-ĂȘtre pas.
« Ce ne sera pas forcĂ©ment des choses qui lâintĂ©ressent de la mĂȘme maniĂšre. Si Ă la base il Ă©tait plutĂŽt intĂ©ressĂ© par les Ă©tudes, lĂ ce sera une dĂ©ception. Si Ă la base il nâĂ©tait pas trĂšs intĂ©ressĂ©, ce ne sera pas forcĂ©ment une dĂ©ception. Mais voilĂ . Ce sera quelque chose de peut-ĂȘtre moins intĂ©ressant, peut-ĂȘtre moins bien payĂ© aussi. Enfin, pas forcĂ©ment, mais ça peu. De moins valorisant par rapport Ă la sociĂ©tĂ©, Ă son entourage⊠De moins Ă©panouissant pour lui. ⊠(long silence) » (12)
« Quand on commence dans cette voie-là , on a du mal à changer de voie » : prendre des décisions irréversibles
« Si jamais on les lance dans une voie dâULIS ou de SECPA, *âŠ+, ils auront du mal Ă revenir en IMPRO. Il y a des voies qui sont un peuâŠQuand on commence dans cette voie-lĂ , on a du mal Ă changer de voie, et câest difficile Ă 12 ans de savoir ce quâils pourront faire Ă 16 ans. *âŠ+ Câest une question que moi je me pose, enfin, qui se pose en ce moment, parce que câest vrai quâil faut dĂ©cider trĂšs tĂŽt pour les enfants, les imaginer plusieurs annĂ©es plus tard. Et je trouve ça assez dur de se reprĂ©senter comment sera un enfant, puisque il Ă©volue, Ă la fois⊠A tout niveau quoi. » (12)
Les psychiatres doivent anticiper dans lâurgence, et estiment disposer dâune pĂ©riode restreinte
de quelques annĂ©es pour favoriser lâinsertion professionnelle de leurs patients. Si les choix
quâils font dans lâurgence auront des consĂ©quences de long terme, les psychiatres ne sont Ă
mĂȘme de se reprĂ©senter lâavenir de leurs patients Ă trĂšs court terme, de lâordre de quelques
mois.
« - Comment la question du pronostic se pose-t-elle dans votre travail auprĂšs dâadolescents [âŠ] pour lesquels vous suspectez un dĂ©but de schizophrĂ©nie ?
On nâanticipe pas tant que ça. Je dirais quâon est aussi dans des orientations dans le prĂ©sent. On ne prĂ©voit pas si loin que ça. Je reçois ici des enfants de 6 ans jusquâĂ 15, maximum 16 ans. Jâavais aussi une consultation Ă Paris oĂč on avait des enfants jusquâĂ la fin du collĂšge, vers 14 ans. Les orientations dans la rĂ©alitĂ© câest ââ est-ce quâil va aller Ă tel collĂšge ? Ou est-ce quâil va aller en IMPro, ou en hĂŽpital de jour ? ââ Les orientations pratiques sont en fonction du prĂ©sent. » (2)
Ils expriment ainsi une profonde ambivalence entre un devoir dâanticipation, de maniĂšre Ă
« ne pas louper le coche », et lâindĂ©termination de leurs attentes pour lâavenir Ă long terme.
Celles-ci se fondent sur les problĂšmes actuels des adolescents et confrontent le psychiatre Ă la
nĂ©cessitĂ© dâimaginer les futures capacitĂ©s scolaires du patient au regard de difficultĂ©s actuelles
parfois importantes. Les psychiatres traduisent cette tension par un double discours. Dâune
part ils considĂšrent les choix dâorientation scolaire comme temporaires et rĂ©versibles, Ă mĂȘme
dâĂȘtre optimisĂ©s selon lâĂ©volution de lâadolescent et lâamĂ©lioration de ses capacitĂ©s scolaires.
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Dâautre part ils considĂšrent ces orientations comme permanentes et dĂ©finitives, et ne
sâattendent pas Ă ce que le jeune patient puisse un jour reprendre son projet initial. Dans un
systÚme scolaire favorisant un cursus sans interruption et des orientations précoces et
irréversibles, les choix temporaires répondant à une difficulté passagÚre imposent au jeune
patient le deuil prĂ©maturĂ© dâun vaste univers des possibles.
« On a vu des Ă©volutions inattendues, surprenantes, dans un sens ou dans lâautre, et donc on est plus prudent, plus rĂ©servĂ©. [...] Moi quand je dis Ă des parents « votre fils il ne faut pas quâil fasse une prĂ©pa ». Ce nâest pas du long terme. *âŠ+ Parce que la prĂ©pa câest dans six mois. Et dans six mois je sais que, vu lâĂ©tat dans lequel il est aujourdâhui, il ne sera pas capable. Ensuite, peut-ĂȘtre quâil deviendra chef dâentreprise ! Mais il ne sera pas passĂ© par la prĂ©pa. Parce que la prĂ©pa il se trouve que ça se passe maintenant, et que je sais que maintenant il ne peut pas. » (1)
Cette ambivalence se manifeste par une prĂ©occupation relative au degrĂ© dâadĂ©quation entre
lâorientation proposĂ©e et les attentes des jeunes patients. La tension quâĂ©prouve le psychiatre
Ă©merge de la crainte de contraindre lâadolescent et ses parents Ă renoncer Ă certains projets
pour son avenir, en se fondant sur des attentes pour lâavenir dont il mesure lâincertitude.
« Je ne sais pas ce que lâon peut envisager au niveau de la scolaritĂ© parce que, ce qui lâintĂ©resse câest de travailler avec des enfants. Et elle, elle, enfin moi je pense quâelle nâest pas capable de sâoccuper de petits enfants, quâil faudrait quelque chose de⊠de, deâŠ, pas forcĂ©ment dans le relationnel justement. Un peu plus ritualisĂ©. Et quelque chose dâun peu professionnalisant. Mais que elle, ce nâest pas ce qui lâintĂ©resse. ⊠Et savoir ce que, ce quâon peut faire. » (12)
« Est-ce quâils reprendront les mĂȘmes Ă©tudes quâavant ? Est ce quâils pourront arriver au bout de tout ce quâils voulaient ? Certains oui, dâautres doivent se rĂ©adapter, se rĂ©orienter. » (10)
Ainsi, face Ă lâĂ©ventualitĂ© de la survenue dâune schizophrĂ©nie, lâambivalence du psychiatre
Ă©merge de la nĂ©cessitĂ© dâanticiper de maniĂšre dĂ©finitive le cursus scolaire et le statut social de
leurs jeunes patients en fonction dâattentes quâils savent tout aussi incertaines et temporaires.
2.4. Parler dâavenir sans prĂ©dire, une influence sans engagement
« Je ne suis pas Monsieur MĂ©tĂ©o » : lâinterdit de prĂ©dire
Sâils dĂ©crivent des situations oĂč ils communiquent leurs attentes Ă leurs patients, lâemploi du
mot prĂ©diction est largement condamnĂ© par les psychiatres que jâai interrogĂ©s. PrĂ©dire
consiste non seulement à « dire ce quâon prĂ©voit devoir arriver, par raisonnement ou par
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conjecture », mais à « annoncer d'aprÚs des rÚgles certaines qu'une chose doit arriver » ou
« annoncer qu'une chose qui est future adviendra » (Littré). Les psychiatres estiment que le
mot prédiction ne correspond pas à leurs pratiques de communication, et lui attribuent une
valence pĂ©jorative. PrĂ©dire consiste ainsi Ă Ă©noncer une attente en dĂ©pit de lâincertitude de
lâavenir, exposant le psychiatre Ă un risque dâerreur inconsidĂ©rĂ© et engageant de maniĂšre
imprudente sa responsabilité.
« Est-ce que on peut dire prĂ©diction ? Alors je prends votre mot parce que câest le vĂŽtre. Moi je nâaurais pas osĂ© pour moi dire que jâai un travail prĂ©dictif Ă ce moment-lĂ . Ce nâest pas cela. Mais il y a indĂ©niablement le souci de lâavenir.» (5)
« *âŠ+ Jâavais une anticipation positive⊠et ⊠il a dĂ©crochĂ© quand mĂȘme. ⊠Mais ce nâest pas une prĂ©diction. Jâinsiste.
- Dâaccord. Alors, est-ce que vous pourriez mâexpliquer ce qui fait que câest une anticipation, mais pas une prĂ©diction ?
- Ce mot ne convient pas pour notre discipline.
- Alors⊠Est-ce que vous pourriez mâexpliquerâŠComment ? Pourquoi ?
- Parce que prĂ©diction, câest comme si câĂ©tait Ă©crit. Et quand on reçoit des enfants et des adolescents avec lâidĂ©e que la suite est dĂ©jĂ Ă©crite, ce nâest pas une bonne idĂ©e. *âŠ+ La responsabilitĂ© que lâon a, en prĂ©disant ce qui va se passer, elle est Ă©norme. Et franchement pour le faire, il faut vraiment ĂȘtre sĂ»r de soi. Enfin, les gĂ©nĂ©ticiens ne le font plus, hein ! *âŠ+ Et Dieu sait si eux ont les molĂ©cules sous le nez et tout le reste. Nous, on nâa pas tout ça.» (6)
Dans mes entretiens, le mot « prédiction » est employé pour dénigrer les modalités de
communication sur lâavenir employĂ©es par des collĂšgues, lorsque les psychiatres se montrent
en dĂ©saccord avec celles-ci. Leur divergence porte soit sur le contenu de lâattente formulĂ©e,
soit sur le choix de communiquer cette attente au patient. Ainsi, « prédire » est un acte
désapprouvé par la communauté des psychiatres et consiste à exprimer à un collÚgue une
vision jugĂ©e trop prĂ©cise de lâavenir dâun patient.
« La sĂ©cu mâa appelĂ© en disant ââEst-ce quâon passe en invaliditĂ© ?ââ. Jâai dit ââEcoutez, il reste encore quelques mois. Il est en hĂŽpital de jour, ça va un peu mieux avec lâhĂŽpital de jour, il passe des concours administratifs. Je voudrais quand mĂȘme quâon aille au bout des trois annĂ©es avant dâinscrire lâinvaliditĂ©ââ [...]. La collĂšgue a lâassurance maladie a dit ââDâaccord, jâattends. Mais vous savez que⊠VoilĂ ââ. Alors elle, elle Ă©tait en prĂ©diction ! » (5)
PrĂ©dire est Ă©galement condamnable lorsquâil sâagit de rĂ©vĂ©ler au patient une attente estimĂ©e
pertinente mais trop alarmante pour lui ĂȘtre communiquĂ©e.
« Le terme de prĂ©diction est complĂštement Ă cĂŽtĂ© de la plaque pour ce genre de pathologie. Parce que ce nâest jamais la guĂ©rison qui est visĂ©e ! » (6)
« On en voit maintenant, des enfants qui ne se dĂ©veloppent pas trĂšs bien, avec des troubles des apprentissages, et pour lesquels les mĂšres avaient entendu au moment de la grossesse, de la part de lâĂ©chographe ââOh la la, mais votre bĂ©bĂ© il y a quelque chose qui ne va pas etc, etcââ. Mais sans
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pouvoir dire. Mais ça, ils parlent de prĂ©diction lĂ aussi. Et il y a des mĂšres qui nâen dĂ©collent pas ! *âŠ+ Câest⊠traumatique. Traumatique, traumatique. » (6)
Si communiquer une attente pronostique comporte une dimension prophétique, les médecins
nâidentifient jamais leur rĂŽle Ă celui dâun prophĂšte (Christakis, 2001). Ainsi, dans les
situations oĂč les psychiatres expriment leur incertitude pronostique Ă leurs patients, ils sont Ă
mĂȘme dâĂ©voquer la divination (devin, boule de cristal), pour mieux en distinguer le rĂŽle quâils
estiment ĂȘtre le leur.
« Câest mĂȘme [les parents] qui te le disent : ââJâai vu que ça pouvait Ă©voluer comme ça, quâest-ce que vous en pensez ?ââ⊠Heu⊠Moi, je ne suis pas Monsieur MĂ©tĂ©o encore une foisâŠ
- Comment est-ce tu leur dis, du coup ?
- Je leur dis que je ne suis pas devin ! Je leur dis que je ne suis pas devin ! » (8)
« Je dis toujours mon point de vue tout en disant que je nâai pas une boule de cristal.» (11)
« Donner son point de vue » : influencer sans sâengager
Si la « prĂ©diction » dĂ©signe ainsi selon les psychiatres lâĂ©nonciation imprudente dâune attente
pour lâavenir engageant leur responsabilitĂ©, ils sont nĂ©anmoins Ă mĂȘme de dĂ©crire dâautres
modes de communication pronostique permettant de limiter lâengagement de leur
responsabilitĂ© en cas dâerreur. Se distinguent ainsi de la prĂ©diction deux modalitĂ©s
dâexpression dâattentes pronostiques: la communication Ă©vasive, et la communication dâune
attente prĂ©cise jointe Ă un aveu dâincertitude, qualifiĂ©e de « donner son point de vue ». La
communication Ă©vasive permet dâexprimer une attente dont le contenu demeure vague et
indĂ©terminĂ©, allant jusquâĂ se limiter Ă une prĂ©occupation, une inquiĂ©tude pour lâavenir du
patient. Ainsi une psychiatre distingue la prĂ©diction de lâexpression dâune apprĂ©hension floue,
dont le contenu imprĂ©cis ne saurait engager sa responsabilitĂ© en cas dâerreur. Elle souligne de
plus la pratique consistant Ă communiquer ses attentes uniquement aux collĂšgues, et non aux
principaux intéressés, à savoir les patients et leurs familles.
« - Est-ce que tu penses que les psychiatres doivent donner le pronostic au patient ? Faire des prédictions ?
- (rire) Faire des prédictions !! (rire)
- Oui, je dis prĂ©diction exprĂšs (je ris). Au sens oĂč câest un pronostic, que tu ne fais pas juste pour toi, mais qui est partagĂ© avec le patient. Est-ce que tu penses que ça doit faire partie du travail des psychiatres ? Et est-ce que toi, tu le fais ?
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- Partager⊠Aux parents ou Ă lâĂ©quipe ? Parce que, Ă lâĂ©quipe, oui, je partagerais. Par exemple, le fait dâĂȘtre pessimiste, de, enfin, en Ă©quipe de pouvoir dire « mais comment ça va se finir cette histoire ? », mais dans quelque chose dâun peu flou aussi. Sans ĂȘtre extrĂȘmement prĂ©cis. Sans se dire, « il va finir Ă la rue forcĂ©ment », enfin bon. Mais « prĂ©diction aux parents » alors ça, moi je nâen fais pas (Ă©clate de rire). Je ne me mouille pas sur les prĂ©dictions faites aux parents !» (12)
Au contraire « donner son point de vue » consiste à exprimer des attentes précises permettant
dâinfluencer les choix par anticipation des patients tout en Ă©vitant que ces dĂ©cisions ne leur
apparaissent imposĂ©es. Face Ă lâincertitude pronostique, le psychiatre limite lâengagement de
sa responsabilitĂ© en cas dâerreur. Ce mode de communication rĂ©vĂšle une tension entre le
devoir dâalerter les patients sur leur avenir, et le degrĂ© de contrainte exercĂ© par le psychiatre,
qui engage de maniÚre proportionnelle sa responsabilité. Exprimer une incertitude
pronostique fonctionnelle lui permet alors de dâajuster le degrĂ© de contrainte exercĂ©e au degrĂ©
de responsabilitĂ© quâil souhaite assumer.
« Je peux faire des mises en garde et donner mon point de vue, parce que je pense que si on ne le fait pas on ne fait pas notre travail. *âŠ+ Je me permets cela quand jâai matiĂšre dâavant qui me fait imaginer que cela pourrait mettre en danger le jeune. *âŠ+ AprĂšs câest Ă nous dâassurer, et de recoller les morceaux *âŠ+. Avec le temps jâai pris la mesure que, de quelle place on peut dire Ă quelquâun ââne fais pas ci, ne fais pas çaââ ? Par contre *âŠ+ je dis toujours mon point de vue tout en disant que je nâai pas une boule de cristal.» (11)
« Il y a des mĂ©decins trĂšs interventionnistes qui vont dire ââNon ! Ăa ce nâest pas possible !ââ. *âŠ+ Moi je ⊠je ne me sens pas de faire ça, souvent. Câest-Ă -dire que je ne suis pas ⊠on peut ĂȘtre sollicitĂ© en tant que conseil et tout ça⊠Mais je ne suis pas dans la toute-puissance de lâanticipation. On peut donner notre point de vue. *âŠ+ Il y a de la prĂ©vention, mais de lĂ Ă avoir des positions trĂšs tranchĂ©es en disant ââLà ça ne va pas ĂȘtre possible !ââ, en tout cas moi, personnellement, cela mâest difficile. *âŠ+ Cela rejoint un peu la question de la contrainte.» (7)
Alerter sans alarmer : contrĂŽler lâĂ©motion dâautrui
Enfin, les psychiatres se disent attentifs Ă alerter sans alarmer. Lorsque les attentes
pronostiques sont de nature à susciter le désarroi, ils soulignent une tension entre la nécessité
de communiquer ces attentes et celle de gérer les réactions de détresse subséquentes.
« JâĂ©tais extrĂȘmement prĂ©occupĂ© sur la façon dont jâallais pouvoir lâannoncer aux parents. *âŠ+ JâĂ©tais hyper-stressĂ© avant lâentretien en disant ââMais comment je vais le dire ? Et comment je vais amener ça ? Et il ne faut pas que je sois trop alarmisteââ. » (8)
La communication pronostique peut ainsi sâapparenter Ă une tĂąche ingrate. Lorsquâelle lui
apparait indispensable, le psychiatre ne peut sây soustraire. NĂ©anmoins, dĂšs lors que
lâannonce dâattentes pronostiques pessimiste peut ĂȘtre dĂ©lĂ©guĂ©e Ă dâautres interlocuteurs du
jeune patient, le psychiatre se sent dĂ©livrĂ© dâune pĂ©nible responsabilitĂ©.
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« Ce qui lâintĂ©resse câest de travailler avec des enfants, et elle, elle, enfin moi je pense quâelle nâest pas capable de sâoccuper de petits enfants. *âŠ+ Ses parents lui ont dĂ©jĂ dit que ce nâĂ©tait pas possible. Les Ă©ducateurs aussi. Donc câest vrai que je ne me suis pas mouillĂ©e dâavantage. Je nâen ai pas remis une couche. Enfin, si ses parents avaient dit, oui, tout Ă fait, je me serais un peu plus positionnĂ©e.» (12)
Un psychiatre souligne la tension issue de la nĂ©cessitĂ© dâalerter ses interlocuteurs sans les
alarmer. Il divulgue ainsi de maniĂšre partielle ses attentes pronostiques afin dâĂ©viter de
susciter des réactions de détresse chez ses patients ou leurs familles.
« Je pense que câest parfois compliquĂ© de tout dire. Quâil faut trouver une façon de dire sans⊠alarmer. » (8)
2.5. Le soin précoce en psychiatrie : une culture du secret
DĂ©tecter des troubles sans les objectiver
Si les psychiatres soulignent la nĂ©cessitĂ© dâĂȘtre attentif trĂšs prĂ©cocement aux difficultĂ©s
des enfants et des adolescents - avant que celles-ci ne puissent ĂȘtre qualifiĂ©es de maladies - ils
se montrent réticents vis-à -vis des tentatives pour objectiver ces troubles. Ainsi les outils
standardisĂ©s conçus dans lâespoir de repĂ©rer les jeunes patients Ă risque de dĂ©velopper des
troubles mentaux suscitent une mĂ©fiance et un scepticisme partagĂ© par lâensemble des
psychiatres participant à cette étude. Le suivi psychiatrique leur parait nécessaire dÚs le début
des difficultĂ©s, mais les psychiatres anticipent plus volontiers les mĂ©faits dâune dĂ©tection
standardisĂ©e que son intĂ©rĂȘt Ă©ventuel. Cette ambivalence sâinscrit dans un dĂ©bat actuel au sein
de la profession psychiatrique sur la place à accorder aux outils automatisés de prédiction des
troubles mentaux. Suscitant tout Ă la fois lâintĂ©rĂȘt dâĂ©quipe de recherche, la fascination des
mĂ©dias, et lâaversion de nombreux psychiatres cliniciens, la dĂ©tection automatisĂ©e du risque
de schizophrénie chez des personnes en bonne santé alimente un débat nourri de craintes, de
mises en gardes Ă la lumiĂšre des pires heures du passĂ©, dâespoirs et de fantasmes (Cabut,
2015; Rosier, 2015). Pols et Moser ont soulignĂ© la maniĂšre dont lâadoption de techniques
automatisées en pratique clinique médicale faisaient émerger une notion du soin chaleureux
(warm care) comme opposé à la froide technologie (cold technology) (Pols & Moser, 2009).
92
Une jeune psychiatre exprime ainsi son appréhension envers les évaluations structurées et une
vive inquiétude, tout en admettant ne pas avoir connaissance du travail effectué dans les
« centres-experts » (entretien 12).
Un psychiatre ayant connaissance de lâexistence de services proposant des Ă©valuations
standardisĂ©es, apprĂ©hende tout autant les consĂ©quences dâun tel bilan pour ses jeunes patients
et leurs parents. Il estime que son Ă©valuation clinique est suffisante lorsquâil rencontre un
patient et nâenvisage dâadresser Ă ces centres que des patients nâayant pas encore de suivi
psychiatrique et concernés par une situation sociale précaire. Ainsi, les outils standardisés
nâapportent pas de valeur ajoutĂ©e au sens clinique du psychiatre, lequel suffit Ă son travail.
« Je nâai pas un a priori dĂ©favorable. Quand ils sont venus se prĂ©senter ici *âŠ+ je me suis dit que je mâen servirais oui, pour certains patients. Mais, je trouve que la batterie de questions *âŠ+ sur la schizophrĂ©nie je dirais, câest peut-ĂȘtre prĂ©tentieux, mais jâai tendance encore Ă me faire confiance pour me laisser Ă©voluer. Y compris avec le flou des premiers mois, parfois plus. PlutĂŽt que dâexposer le patient et sa famille Ă une batterie de questions qui diront ââvous ĂȘtes psychotique ou schizophrĂšneââ *âŠ+ Je dirais que je prĂ©fĂšre utiliser ce type de travail pour des professionnels qui ne sont peut-ĂȘtre pas dans la psychiatrie. *âŠ+ Des services Ă©ducatifs par exemple. Ou des services de protection. Et je leur dirais « mais il faudrait que vous voyez un mĂ©decin qui vous aide Ă orienter ce garçon vers un centre expert pour que lâon comprenne si ce garçon est effectivement dans ce type dâĂ©volution ». *âŠ+ Pas pour le mĂȘme patient par contre. Si moi je travaille, avec ce patient-lĂ , cette hypothĂšse du diagnostic je prĂ©fĂšre la garder pour moi. » (5)
La plupart des psychiatres expriment une profonde rĂ©ticence Ă lâidĂ©e dâutiliser les outils
standardisés de détection développés dans le monde anglo-saxon. Ils dénoncent la volonté
dâobjectivation sous-jacente Ă leur Ă©laboration, et se dĂ©clarent sceptiques sur lâintĂ©rĂȘt de telles
approches.
« Je pense quâil faut toujours rester un maximum objectif, mais que ce nâest pas possible. Quand on touche au psychisme on est forcĂ©ment subjectif. Câest une position quand mĂȘme Ă connaĂźtre et Ă assumer. La façon dont tu le vois, ça reste la façon dont tu le vois. Je pense quand mĂȘme quâil y a une tendance psychiatrique de plus en plus forte Ă vouloir objectiver les symptĂŽmes. Et, je pense que lâon se doit dâĂȘtre beaucoup plus subjectif, parce que lâon travaille avec le psychisme de lâautre.» (8)
Un jeune psychiatre dĂ©crit ainsi le positionnement subjectif et la mĂ©fiance Ă lâĂ©gard de
lâobjectivitĂ© comme deux devoirs professionnels. Au-delĂ dâun devoir, ce positionnement
critique vis-Ă -vis du positivisme, et lâimprĂ©visibilitĂ© du futur sont considĂ©rĂ©s comme lâun des
intĂ©rĂȘts de la spĂ©cialisation en psychiatrie.
« Ăa reste des statistiques ! Si on me donne la recette magique qui me fait dire « celui-lĂ , il va ĂȘtre psychotique », je veux bien la prendre [sourire]. Ca rĂšglerait pas mal de questions hein, mais au mĂȘme temps ça rendrait le boulot un peu chiant, moi je pense [rire]. » (8)
93
Deux psychiatres considĂšrent que les tentatives de dĂ©tection prĂ©coce, avant la survenue dâune
schizophrĂ©nie, sont vouĂ©es Ă lâĂ©chec.
« - Est-ce que vous avez connaissance des travaux des équipes qui travaillent sur les risques de schizophrénie ? Qui font des cohortes et voient ce que les gens deviennent ?
Non, je nâai pas lu les travaux, non. Moi je pense que câest trĂšs compliquĂ© de dĂ©montrer quoi que ce soit. » (1)
Lâun dâentre eux anticipe mĂȘme avec ironie la situation consistant Ă informer un patient dâune
maladie quâil nâa pas encore. Selon lui, la prĂ©vention des troubles mentaux repose, non sur
une détection utilisant des outils standardisés, mais sur un suivi médical.
« - [Est-ce que vous connaissez] les travaux des Ă©quipes sur les risques de schizophrĂ©nie ? [âŠ]
- Non. Dâabord, câest vieux comme la lune. Et puis, je ne vois pas trĂšs bien lâutilitĂ©. Ăa sert Ă quoi ?
- Il y a lâidĂ©e de la prĂ©vention⊠?
- Ah oui ? (rire) Quelle prĂ©vention ? On te prĂ©vient ââAttention, bientĂŽt tu vas avoir des idĂ©es bizarresââ ?! Alors, dis-moi. Alors, comment on fait pour prĂ©venir ? *âŠ+ Ăa câest de la clinique ! Oui, je ne pense pas que ça marchera. » (2)
PrĂ©venir lâaggravation vers une maladie mentale : un service rendu impossible Ă dĂ©montrer
Lorsque je leur demande sâil est possible dâĂ©viter la survenue de la schizophrĂ©nie, plusieurs
psychiatres paraissent dĂ©contenancĂ©s. LâidĂ©e dâune prĂ©vention de la schizophrĂ©nie leur
semble surprenante, voire incongrue. Un psychiatre est amusĂ© par la question, lâautre
abasourdi, et tous deux admettent ne pas savoir sâil serait possible dâempĂȘcher lâĂ©mergence de
ce trouble. Ils mettent en lumiÚre une norme professionnelle considérant la schizophrénie
comme une maladie dont la survenue sâapparente Ă une fatalitĂ©, la question de sa prĂ©vention
apparaissant alors dénuée de sens.
« - Est-ce que câest possible dâĂ©viter la survenue de la schizophrĂ©nie ?
Ha ! (rire) Bonne question ! (rire). Je serais curieux dâavoir la tendance de tes rĂ©ponses auprĂšs des psychiatres ! ⊠(sĂ©rieux) Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je ne sais pas. *âŠ+ Je nâai pas de rĂ©ponse Ă te donner. Je ne sais pas, je ne sais pas. » (8)
- Est-ce que la prise en charge vous avez lâimpression quâelle pourrait Ă©viter la survenue dâune schizophrĂ©nie ? Est-ce que parfois vous avez lâimpression que cela peut ĂȘtre Ă©vitĂ© ?
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âŠheu⊠(long silence, soupir) ⊠Alors ⊠(soupir). Vous me posez des questions difficiles vous ! (rire)
- Ouais câest dur
⊠heu je nâen sais rien. (10)
Un psychiatre estime que le mot prĂ©vention ne fait pas sens dans sa spĂ©cialitĂ©, puisque lâidĂ©e
mĂȘme dâempĂȘcher la survenue de la psychose par des soins psychiatriques est illusoire.
«Moi jâai vu plein de psychiatres dâados qui effectivement sâimaginent quâils sont quasiment dans la prĂ©vention de la psychose ou je ne sais pas quoiâŠenfin ! Je nâaurais pas dit que je faisais de la prĂ©vention. Jâaurais plutĂŽt dit quâon accompagnait des gens Ă un moment oĂč on pouvait leur permettre de trouver une solution. Parce que « prĂ©vention » câest utilisĂ© en termes dâĂ©pidĂ©miologie, moi je trouve ! Par exemple moi jâai rencontrĂ© des gens qui disaient que la prĂ©vention de la schizophrĂ©nie, effectivement câĂ©tait la pĂ©dopsychiatrie. Ce nâest pas vrai du tout. » (4)
Cependant, plusieurs psychiatres estiment que leur travail clinique est une forme de
prĂ©vention, quâils qualifient de secondaire, dont le patient peut tirer bĂ©nĂ©fice en dĂ©pit de ses
troubles mentaux. Ces notions sont théorisées en épidémiologie de la santé mentale par trois
volets de prévention : primaire, secondaire et tertiaire (Caplan, 1964). Ces différentes
significations du mot prĂ©vention pointent un dĂ©placement des attentes pronostiques. Il sâagit,
non dâanticiper lâapparition dâune maladie, mais de pallier Ă lâaggravation et aux
consĂ©quences sociales dâun trouble dĂ©jĂ existant.
« Câest de la prĂ©vention secondaire. Je suis convaincu de lâintĂ©rĂȘt de ce travail avec de grands adolescents, oui.
- Est-ce que vous pensez que cela pourrait permettre dâĂ©viter la survenue dâune schizophrĂ©nie ?
LĂ , je ⊠(soupir)⊠Je suis convaincu quâun certain nombre de jeunes, par leurs processus de remĂ©diation, vont Ă©viter des aggravations excessives *âŠ+ Pallier Ă ces risques Ă©volutifs câest renforcer tout le rĂ©seau thĂ©rapeutique autour de lâadolescent et du jeune adulte. De le stabiliser. DâintĂ©grer un travail de rĂ©insertion profess⊠heu⊠enfin scolaire ou professionnelle. Enfin tout ce quâon fait classiquement avec des personnes qui vont sâavĂ©rer aprĂšs quelques annĂ©es dâĂ©volution malgrĂ© tout dans la schizophrĂ©nie.» (5)
Si tant est que la schizophrĂ©nie puisse ĂȘtre Ă©vitĂ©e grĂące Ă leur travail, les psychiatres estiment
quâil serait impossible de le dĂ©montrer. De mĂȘme, ils doutent quâil soit un jour possible de
prouver lâefficacitĂ© de leur travail visant Ă favoriser lâinsertion sociale de leurs patients. Ce
scepticisme se nourrit dâune profonde incertitude concernant le devenir de chaque personne.
Leur ambivalence Ă lâĂ©gard de leur travail de prĂ©vention est formulĂ©e par un questionnement
incessant et cyclique : comment prouver lâefficacitĂ© de toute action mĂ©dicale si lâĂ©volution
95
dâune personne pourrait sâexpliquer uniquement du fait de ses ressources individuelles,
sociales et familiales ?
« Je ne sais pas trĂšs bien comment dĂ©finir la prĂ©vention. Mais⊠traiter un patient, câest-Ă -dire ĂȘtre thĂ©rapeutique, câest quand mĂȘme ĂȘtre dans la prĂ©vention quâil aille plus mal ! (rire) *âŠ+
- Est-ce quâil est possible dâĂ©viter la survenue de la schizophrĂ©nie, par une prise en charge, justement, thĂ©rapeutique ?
Alors, franchement, la survenue de la schizophrĂ©nie, lĂ je nâen suis vraiment pas sĂ»re. Je pense quâon peut prĂ©venir un certain nombre de choses. Je pense que plus tĂŽt on sâoccupe des difficultĂ©s des enfants, des adolescents⊠Mieux on, enfin, plus on permet une Ă©volution favorable. *âŠ+ Mais sâil sâagit de la schizophrĂ©nie, dire que, parce quâon va sâoccuper dâun enfant ou dâun adolescent, on lâempĂȘchera dâĂȘtre schizophrĂšne⊠Je ne vois pas comment est-ce quâon peut le dĂ©montrer, dĂ©jĂ ! Parce quâil y en a qui ne vont pas le devenir. Est-ce quâils le seraient devenus sans nous ? Qui pourra le dire ? Il y en qui vont le devenir. Est-ce que si on avait fait autrement, quâon sâen Ă©tait plus occupĂ©, plus tĂŽt et cetera, ils ne le seraient pas devenus ? Câest impossible de le dire aussi. Donc ma conviction, moi, je ne suis pas du tout sĂ»re quâon puisse empĂȘcher un patient de devenir schizophrĂšne. *âŠ+ Peut-ĂȘtre que simplement, câest des patients qui de toute façon nâauraient pas Ă©voluĂ© de la mĂȘme façon. Ou peut-ĂȘtre que grĂące Ă la prise en charge on leur a Ă©vitĂ© de finir Ă lâhĂŽpital psychiatrique, et on leur a permis une certaine adaptation, dâĂȘtre moins en difficultĂ©. Moi je trouve que câest extrĂȘmement difficile. Dâabord ça ne dĂ©pend pas que de la prise en charge. Dâabord, Ă©videmment il y a un entourage familial, il y a un entourage social.» (1)
Par instants, les psychiatres expriment lâintime conviction que leur travail clinique prĂ©vient
lâĂ©mergence de troubles mentaux chez leurs jeunes patients. Ils soulignent nĂ©anmoins
lâabsence de preuve de leur efficacitĂ© et assimilent cette impression Ă une croyance en
employant le registre du dĂ©sir, de la persuasion et de lâillusion. Lâambivalence des psychiatres
se manifeste ainsi par un scepticisme Ă lâĂ©gard de leurs jugements et par la certitude que la
survenue de troubles mentaux est Ă©vitable grĂące au travail clinique, tout en restant
inaccessible aux tentatives dâobjectivation.
Jâaimerais bien que ça serve Ă quelque chose, et je pense que ça sert Ă quelque chose. Si jâĂ©tais persuadĂ© que ça ne servait Ă rien, je pense que je ferais autre chose. Jâai plein dâidĂ©es dâautres choses Ă faire ! (rire). (8)
« Est-ce que au fond, il y a quelque chose qui sâest dĂ©clenchĂ© dans un contexte familial trĂšs particulier et est-ce que, finalement, avec la thĂ©rapie, le fait que lâon soit tout de mĂȘme assez vigilant, le fait que la famille ce soit rassemblĂ©e autour de ses difficultĂ©s⊠Est-ce que tout ça ne sera pas quâune espĂšce dâĂ©mergence, au moment de lâadolescence, dont il va finir par rĂ©cupĂ©rer, Ă peu prĂšs totalement ?» (1)
« Quand on est en train de travailler avec des adolescents, et quâon a cette impression, dâillusion, quâon est absolument sĂ»r dâavoir un effet qui fait que lâadolescent ne bascule pas du mauvais cĂŽtĂ©. Est-ce que câest vrai ou bien est-ce que câest juste lâillusion des psys ? Est-ce quâon leur Ă©vite⊠? Peut-ĂȘtre pas. Et peut-ĂȘtre que si (rire). *âŠ+ Enfin moi quand mĂȘme je serais tentĂ© de penser que si on ne fait rien Ă un certain moment les choses vont quand mĂȘme plus mal. Vous ne pensez pas vous ? *âŠ+ Mais ça doit ĂȘtre difficile Ă dĂ©montrer ! » (4)
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Dans ce chapitre jâai dĂ©crit les diffĂ©rentes dimensions de lâambivalence des psychiatres Ă
lâĂ©gard du pronostic. Bien quâils se dĂ©clarent rĂ©ticents Ă faire des pronostics lors de leur
travail clinique quotidien, les psychiatres que jâai interrogĂ© ne parviennent pas Ă Ă©chapper Ă
cette contrainte. Il en résulte de nombreuses contradictions quant à la maniÚre dont ils pensent
devoir agir vis-Ă -vis de leurs patients, contradictions quâils ne parviennent Ă concilier quâau
prix de questionnements permanents et dâun intense engagement Ă©motionnel.
97
3. LE TRAVAIL CLINIQUE EN SITUATION INQUIETANTE
Lors de mes entretiens, les psychiatres Ă©taient Ă mĂȘme de dĂ©clarer que la rencontre avec
certains adolescents Ă©tait particuliĂšre du fait de lâinquiĂ©tude qui en rĂ©sultait. Jâappellerai donc
cette rencontre clinique particuliÚre la « situation inquiétante ». Dans cette situation, le
psychiatre sâattend Ă ce que lâadolescent dĂ©veloppe un grave trouble mental - le plus souvent
une schizophrĂ©nie â tout en demeurant dans lâincertitude quant Ă son avenir. En faisant du
modĂšle du lanceur dâalerte de Chateauraynaud et Torny le fil conducteur de mon analyse, je
suggÚre ici que la tension émergeant de cette situation est liée au sentiment du psychiatre
dâĂȘtre seul face Ă un problĂšme dâune extrĂȘme gravitĂ© tout en se trouvant dans lâimpossibilitĂ©
de mettre en Ćuvre les trois dimensions habituelles de sa pratique mĂ©dicale : le diagnostic, la
thĂ©rapeutique et le pronostic. La tension entre dâune part lâintensitĂ© de son inquiĂ©tude qui
commande une action impĂ©rative, et dâautre part son incapacitĂ© Ă mener des actions mĂ©dicales
efficaces, le conduisent Ă un engagement Ă©motionnel et moral dans son travail clinique.
Le travail clinique du psychiatre doit alors permettre de concilier diverses exigences
contradictoires vis-à -vis du patient et de sa famille. Son exercice clinique répond ainsi à deux
logiques diffĂ©rentes : la gestion des risques par la vigilance et lâalerte dâune part, et la
prĂ©vention et la protection du patient dâautre part. Si le psychiatre se doit dâalerter le patient
sur la menace dâune maladie mentale, la simple formulation de cet avertissement risque
dâaggraver le trouble du jeune patient par un effet performatif. Ainsi, les psychiatres estiment
que parler de la schizophrénie ou débuter un traitement médicamenteux risquent de
compromettre lâavenir de leurs jeunes patients. Sâattendre Ă la survenue dâune schizophrĂ©nie,
communiquer cette attente, ou donner un mĂ©dicament dont lâindication principale est le
traitement de la psychose, sont autant dâactes Ă mĂȘme de dĂ©stabiliser le jeune patient et de lui
ĂȘtre dĂ©lĂ©tĂšres. La crainte de la prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice est ainsi Ă©voquĂ©e par les psychiatres
pour expliquer leur rĂ©ticence Ă sâengager dans des pronostics. Ainsi, la contradiction entre une
logique dâalerte et une logique de protection, associĂ©e Ă un haut niveau de risque et
dâincertitude pour lâavenir, ne peut ĂȘtre rĂ©solue par les psychiatres quâau travers dâun intense
engagement moral et Ă©motionnel Ă lâĂ©gard de leurs jeunes patients, qui perdure tout au long de
leur suivi.
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Les psychiatres dĂ©crivent enfin leur positionnement vis-Ă -vis du pronostic par lâattitude
consistant à « garder les portes ouvertes ». Cette métaphore traduit une stratégie complexe
de mĂ©dicalisation, de prise de dĂ©cision en situation dâincertitude et de gestion des relations
avec le patient et sa famille. Lâouverture constitue Ă©galement une forme de spiritualitĂ© et une
stratĂ©gie dâĂ©conomie Ă©motionnelle, toutes deux indispensables au travail clinique
psychiatrique.
3.1. Quâest-ce quâune situation inquiĂ©tante ?
Une rencontre clinique au-delĂ de lâexpĂ©rience ordinaire
Lorsque les psychiatres dĂ©crivent certaines situations comme inquiĂ©tantes, ils les opposent Ă
dâautres situations qui ne leur font pas craindre lâĂ©ventualitĂ© dâune Ă©volution vers la
schizophrĂ©nie. La situation inquiĂ©tante se distingue ainsi de lâordinaire, et Ă©veille lâattention
du psychiatre. Je suggÚre ici que le caractÚre extraordinaire de la situation inquiétante tient au
fait que le psychiatre se trouve entravé dans les trois dimensions de la pratique médicale : le
diagnostic, le pronostic et le traitement. Ce dernier ne peut catégoriser aisément le jeune
patient quâil rencontre. Est-il malade ? Est-il normal ? Comment interprĂ©ter ses problĂšmes
actuels ? Comment comprendre son passĂ© ? Un traitement pourrait-t-il lâaider ? Lorsque ces
dimensions demeurent indĂ©terminĂ©es, lâinquiĂ©tude du psychiatre croit rapidement. Il se trouve
face à une situation inquiétante.
Un jeune pas tout Ă fait normal
Les psychiatres qui mâont accordĂ© des entretiens distinguaient spontanĂ©ment la situation
inquiĂ©tante dâune situation ordinaire rassurante. Cette derniĂšre, qui les conforte quant Ă un
moindre risque de survenue dâun grave trouble mental, ne soulĂšve aucune difficultĂ©
diagnostique, thérapeutique ou pronostique. Cette situation émerge dÚs la premiÚre rencontre
avec le patient ou lors du suivi, au regard de lâĂ©volution observĂ©e. Le jeune patient montre un
fonctionnement social tout Ă fait conventionnel, ce qui rassure le psychiatre quant au
diagnostic de schizophrĂ©nie. De plus, il demande Ă ĂȘtre soignĂ© ou tout du moins se conforme
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aux soins qui lui sont proposés. Enfin, il évolue conformément aux attentes du psychiatre, ce
qui traduit une dimension pronostique rassurante. En effet, certains psychiatres considĂšrent
lâĂ©volution comme un parcours temporel et spatial, le jeune sâĂ©loignant ou se rapprochant de
la psychose. SâĂ©loigner du risque de schizophrĂ©nie consiste ainsi Ă maintenir un
fonctionnement social conventionnel en dépit de difficultés déjà existantes et à formuler une
demande de soins.
Dans la situation ordinaire rassurante, le patient poursuit un parcours scolaire ou
professionnel dans la norme et est décrit comme dépassant certains obstacles au fil du temps.
Le parcours social, notamment scolaire et le parcours de soin sont considérés par le psychiatre
comme des Ă©tapes qui permettent de juger du caractĂšre inquiĂ©tant ou non de lâĂ©volution du
jeune. Ainsi, le fait quâun jeune consulte au B.A.P.U., une consultation dĂ©diĂ©e aux Ă©tudiants Ă
lâuniversitĂ©, est considĂ©rĂ© par un psychiatre comme le signe dâun faible risque dâĂ©volution
vers la schizophrénie. Pour autant, il souligne que de nombreux jeunes patients poursuivent
des Ă©tudes universitaires en dĂ©pit dâimportants troubles mentaux. Par contraste, la
schizophrĂ©nie apparait alors tout Ă fait incompatible avec le maintien dâun fonctionnement
social normal.
« le BAPU et le CMPP relĂšvent du mĂ©dico-social dâun point de vue administratif. Donc on nâest pas dans le sanitaire, donc on a un recrutement moins lourd. *âŠ+ LĂ comme ça, ça fait longtemps que je nâai pas eu dâexemple au BAPU dâinquiĂ©tude sur des Ă©volutions, alors non pas psychotique, mais schizophrĂ©nique je dirais. On reçoit beaucoup dâadolescents qui, je dirais, ont des troubles graves de la personnalitĂ©, avec des structures psychotiques, mais pas sur un tableau dâĂ©volution schizophrĂ©nique. On est dans des troubles narcissiques graves, dans des jeunes qui sont dans une espĂšce de toute puissance et un dĂ©ni de la rĂ©alitĂ©, mais sans quâil y ait ou le retrait, ou les angoisses de morcellement, ou une efflorescence dĂ©lirante trĂšs claire. Cela reste assez sectorisĂ©.» (3).
Un parcours universitaire est ainsi considéré comme un élément rassurant vis-à -vis du risque
dâĂ©volution vers la schizophrĂ©nie. LâentrĂ©e Ă lâuniversitĂ© est dĂ©crite comme un obstacle
difficilement franchissable pour les jeunes concernés par une évolution vers la schizophrénie,
mais également comme une protection pour ceux qui ont déjà obtenu le diplÎme du
baccalaurĂ©at, comme le souligne lâemploi de la mĂ©taphore de la digue.
« Ce sont des jeunes *âŠ+ qui sont quand mĂȘme dĂ©jĂ Ă lâuniversitĂ©. Donc je dirais quâon a dĂ©jĂ passĂ© un peu la premiĂšre digue. Ăa veut dire quâils ont quand mĂȘme eu leur bac, et quâils ont quand mĂȘme dĂ©jĂ investi un cursus. Je pense⊠Ils sont dĂ©jĂ un peu loin des premiers risques de dĂ©compensation, sur le mode de la schizophrĂ©nie. »
100
Dâautre part, le fait quâun jeune demande des soins, sâinquiĂšte dâĂȘtre schizophrĂšne et
entreprenne une psychothérapie de sa propre initiative est considéré comme une
caractéristique rassurante. Pour autant, cette demande laisse émerger une tension entre ce qui
vient reflĂ©ter lâabsence de trouble et ce qui est rendu possible par lâaction mĂ©dicale : est-ce
lâabsence de risque qui permet la mĂ©dicalisation, ou la mĂ©dicalisation qui diminue le risque de
schizophrĂ©nie? De mĂȘme, la parfaite adĂ©quation entre lâavis du psychanalyste et le discours
du jeune - exprimĂ©e par lâattribution dâune conscience, dâune « Ă©laboration » et dâune
rĂ©flexivitĂ© au jeune â rassure dâemblĂ©e le psychiatre sur lâabsence de risque de schizophrĂ©nie,
tout en confirmant a posteriori lâefficacitĂ© du travail psychothĂ©rapeutique.
« Ce sont des jeunes qui font une demande *âŠ+, qui ont une dĂ©marche individuelle autour dâune psychothĂ©rapie. *âŠ+ Ceux quâon reçoit et ceux avec lesquels on arrive Ă travailler, câest quâils ont une conscience, Ă un niveau ou Ă un autre de leur mal-ĂȘtre et de leur souffrance. Donc il y a une forme de demande qui peut ĂȘtre travaillĂ©e ou Ă©laborĂ©e. » (3)
« Quand je vois les adolescents â parce que ce risque-lĂ nâest pas trop prĂ©sent et quâils peuvent sâengager dans un travail psychothĂ©rapique - quand je les vois comme analyste, câest plutĂŽt la question de comment ils mobilisent leur Ă©nergie et leur position subjective. *âŠ+ Ceux qui peuvent Ă©laborer, ça fait un appui pour quâils se sortent de leurs histoires. Graves. Et ceux qui ont dĂ©crochĂ©, ça fait un appui de moins, quoi. Donc du coup il nây a plus que la rĂ©ponse mĂ©dicamenteuse ou institutionnelle.» (6)
De mĂȘme, une psychiatre oppose une situation ordinaire rassurante Ă une situation
inquiĂ©tante. Ce faisant, elle souligne la maniĂšre dont lâattitude de lâadolescente rĂ©pond Ă ses
attentes diagnostiques, thérapeutiques et pronostiques.
«[la situation ordinaire rassurante] La jeune qui a fait sa bouffĂ©e dĂ©lirante aiguĂ«, elle est bien socialisĂ©e, elle est bien intĂ©grĂ©e, *âŠ+ elle a des amis, elle fait des activitĂ©s sportives - elle fait du basket, câest un sport collectif - elle va au lycĂ©e, elle est bien entourĂ©e. *âŠ+ Elle ne fume pas. [Situation inquiĂ©tante :] Dans le cas du jeune, qui se renferme petit Ă petit dans sa chambre, qui vit la nuit, qui ne parle plus Ă personne, qui va plus au lycĂ©e, qui nâa plus dâamis, câest vrai que câest beaucoup plus inquiĂ©tant, et je dirais mĂȘme plus difficile Ă gĂ©rer. *âŠ+ [Situation ordinaire rassurante] LĂ je dois dire que jâai beaucoup de facteurs positifs avec cette jeune. En lâoccurrence, mĂȘme si elle a des effets indĂ©sirables elle est dâaccord pour continuer Ă prendre le traitement, elle ne pose pas de difficultĂ© Ă ce niveau-lĂ . Donc câest un cas, plutĂŽt de bon pronostic. » (12)
Un jeune pas tout Ă fait malade
Une autre situation clinique se distingue de la situation inquiétante. Lorsque la rencontre avec
le jeune a lieu aprĂšs lâĂ©mergence dâun trouble mental, lâaction du psychiatre en est facilitĂ©e.
Cette situation ordinaire « pathologique », est aisée à catégoriser sur le plan diagnostique,
101
pronostique et thérapeutique. Ainsi, le fonctionnement social du jeune apparait nettement
dĂ©viant et lâindication de traitement est Ă©voquĂ©e comme une Ă©vidence. La prĂ©sence de
symptĂŽmes faciles Ă catĂ©goriser favorise une mĂ©dicalisation rapide. Câest le cas lorsque le
jeune patient prĂ©sente une aggravation de ses troubles, lâindication relevant alors dâune
logique dâurgence.
« Il faut protĂ©ger nos patients. On ne peut pas les exposer Ă une dĂ©compensation, qui je pense est quand mĂȘme dĂ©vastatrice. Ce nâest pas rien dâĂȘtre hospitalisĂ©, de dĂ©compenser, de se mettre Ă dĂ©lirer, etc. Il faut quand mĂȘme Ă©viter ça. Il faut Ă©viter quâun patient se suicide, ça me parait ĂȘtre Ă©videment le B.A.BA. Donc il y a deux trois choses comme ça quâil faut Ă©viter. » (1)
Si elle est décrite comme défavorable au patient, la situation ordinaire pathologique soulage
les psychiatres de lâincertitude pronostique relative Ă la survenue de la maladie. Cet
évÚnement a eu lieu, le trouble mental est déjà présent, et cette situation de travail parait plus
confortable pour les psychiatres. Lorsque la schizophrĂ©nie parait Ă©vidente, lâaction mĂ©dicale
ne rencontre que peu dâobstacles.
« [La situation inquiĂ©tante] ce nâest pas tout Ă fait les cas typiques de schizophrĂ©nie, oĂč classiquement on dit que ces des jeunes qui peuvent fonctionner relativement bien, oĂč il nây a pas eu forcĂ©ment de point dâappel dans lâenfance ou dans la petite enfance, et oĂč il y a quand mĂȘme une cassure brutale. Mais du coup, la brutalitĂ© de cet effondrement fait que ça peut se travailler sans doute dâavantage que quand câest quelque chose qui sâest enkystĂ©, qui sâest chronicisĂ© » (3)
Soit que le jeune patient appartienne Ă un milieu social faisant lâobjet dâune surveillance par
les services sociaux et sanitaires et dâĂ©ventuelles mesures coercitives, soit quâil se conforme
de lui-mĂȘme au traitement proposĂ©, la situation ordinaire pathologique autorise le psychiatre Ă
déployer les dimensions thérapeutique et de surveillance de son travail clinique.
« [la situation ordinaire pathologique] On a des ados pour lesquels ça se passe plus tĂŽt, mais du coup il y a des parcours avec pas mal de ruptures, ou des ados oĂč on a des situations sociales compliquĂ©es, oĂč je dirais que ça craque plus tĂŽt parce quâil nây a pas⊠LĂ , dans cette situation-lĂ [la situation inquiĂ©tante], il y avait une espĂšce de capacitĂ© des parents Ă contenir les dĂ©bordements et le trouble de leur fils, parce quâils avaient des moyens financiers, et parce que ce nâest pas le genre de familles pour lesquelles on fait un signalement, ou pour lesquelles les services scolaires sâinquiĂštent de la mĂȘme façon que sâil Ă©tait dans une situation prĂ©caire. » (3)
Au contraire, la situation inquiĂ©tante se distingue de lâordinaire. ConfrontĂ© Ă des incertitudes
sur la nature du problĂšme du jeune, sur son avenir et sur la maniĂšre de le traiter, le psychiatre
se trouve confronté aux limites de son action habituelle. Pour autant, il perçoit un danger qui
éveille son inquiétude.
102
Seul le psychiatre discerne une menace invisible
LâinquiĂ©tude du psychiatre tĂ©moigne de sa vigilance
La situation inquiétante représente avant tout une expérience subjective. Si les psychiatres
sont rĂ©ticents Ă parler en termes de risques, ils dĂ©crivent nĂ©anmoins la perception dâune
menace. Le risque appartient en effet aux représentations sociales, alors que le danger relÚve
du domaine de la perception (Chateauraynaud & Torny, 1999). Ainsi, tout en demeurant
ambivalent vis-à -vis des pronostics et en maintenant un doute sur sa propre expérience
subjective, le psychiatre perçoit une forme dâĂ©trangetĂ©. Une menace plane sur la situation
clinique, et ce danger éveille son inquiétude.
« Pour parler simplement, je me méfie de ce qui pourrait survenir. » (1)
« MĂȘme si câest juste un fantasme, ça organise quand mĂȘme lâinquiĂ©tude du psychothĂ©rapeute. De se dire « il est en train de sâinstaller dans un truc, lĂ âŠqui va lâamener Ă prendre des positions⊠à engager des choses⊠» (4)
Le terme dâinquiĂ©tude est employĂ© par les psychiatres eux-mĂȘmes, et jâutiliserai ici la
dĂ©finition quâen donne le LittrĂ© : « une agitation pĂ©nible et douloureuse que cause une crainte
quelconque ». Si les psychiatres peuvent ressentir une inquiĂ©tude, celle-ci nâest pas une
composante omniprĂ©sente de leur travail quotidien. LâĂ©ventualitĂ© de la survenue dâune
schizophrĂ©nie chez un adolescent constitue lâune des principales prĂ©occupations du
psychiatre. Cet Ă©tat dâalerte est considĂ©rĂ© comme un devoir moral. Il apparait lĂ©gitime en
raison des conséquences dramatiques qui sont envisagées pour le jeune. Si le psychiatre est en
mesure de sâinquiĂ©ter lorsquâune situation inquiĂ©tante se prĂ©sente Ă lui, câest quâil maintient
un Ă©tat de vigilance continue dans son travail clinique. « Lâalerte nait sur fond de veille, de
surveillance et dâattention et suppose lâactivation de la mĂ©moire » (p. 35) (Chateauraynaud &
Torny, 1999). Ainsi une psychiatre explique la maniĂšre dont elle se montre continuellement
vigilante, attentive Ă lâĂ©mergence dâune schizophrĂ©nie lorsquâelle rencontre ses jeunes
patients. Sâagissant dâun grave danger, elle reste Ă©veillĂ©e, prĂȘte Ă confronter toute nouvelle
situation clinique à son expérience antérieure. Cette connaissance de la menace lui permet de
sâinquiĂ©ter et de se prĂ©parer Ă agir au plus vite.
« - Si on imagine plutĂŽt les adolescents qui pourraient vous inquiĂ©ter. Quels sont les Ă©lĂ©ments quâils vous apportent qui vous inquiĂštent pour lâavenir ?
- En tant que psychiatre câest Ă©videmment la question dâune pathologie psychotique qui Ă©mergerait. Et lĂ dont on sait que câest quand mĂȘme⊠heu⊠bah câest ⊠quelques fois ça tourne
103
quand mĂȘme trĂšs mal, hein ! *âŠ+ Tout le monde a la trouille, hein. Tout le monde a la trouille. *âŠ+ Et on peut avoir une schizophrĂ©nie et, et sâadapter⊠pas si mal. Mais bon, quand on parle de schizophrĂ©nie, on est quand mĂȘme inquiet. *âŠ+ Câest sĂ»r quâon est inquiet, on est inquiet pour ça. Moi je pense que ça câest quand mĂȘme assez largement partagĂ©. » (6)
Selon ChĂąteauraynaud et Torny, lâattention-vigilance varie selon que la personne est surprise
par un phénomÚne inattendu, que celui-ci correspond au contraire à ses attentes, ou encore
quâil sâagit dâun croisement des deux situations prĂ©cĂ©dentes. La personne sâattend alors Ă
quelque chose mais est surprise par lâampleur et la nature du phĂ©nomĂšne. Cette mĂȘme
psychiatre explique ainsi la maniĂšre dont son inquiĂ©tude vis-Ă -vis dâun patient sâest
brusquement amplifiĂ©e lorsque celui-ci nâa plus rĂ©pondu Ă ses attentes en psychothĂ©rapie, ce
quâelle nâavait pas anticipĂ© au dĂ©but du suivi.
« Câest lĂ oĂč moi jâai Ă©tĂ© inquiĂšte ! Pas dâĂ©laboration du tout. Un fait, et puis rien. Les faits, « câest comme ça ». Il nây a rien Ă y faire. Câest lĂ oĂč moi je lâai senti sâĂ©loigner, sâĂ©loigner, sâĂ©loigner.
- Donc, est-ce que câest comme si ce que vous proposez en psychothĂ©rapie - ?
Ah oui, il nây Ă©tait plus ! Il ne pouvait plus sâen saisir ! *âŠ+ Les derniĂšres fois oĂč je lâai vu il nâĂ©tait pas du tout en Ă©tatâŠCela nâavait pas de sens quoi. [âŠ] Alors quâau dĂ©but moi je pensais quâelle allait fonctionner. Eh bien, il a dĂ©crochĂ© de ça. Et moi je nâavais pas anticipĂ© quâil dĂ©crocherait Ă ce point-lĂ . » (6)
Une menace invisible aux yeux dâautrui
La situation inquiĂ©tante se caractĂ©rise par lâexistence dâun problĂšme massif chez un
jeune patient, mais qui reste paradoxalement invisible et contenu. Seul le psychiatre perçoit le
danger, alors que ni les parents, ni les collĂšgues, ni le jeune lui-mĂȘme ne lâont reconnu. Ainsi,
Chateauraynaud et Torny dĂ©crivent les lanceurs dâalertes comme des personnages en nombre
rĂ©duits qui, face Ă des signes inconnus pour lâexpĂ©rience ordinaire, identifient la nature dâun
phénomÚne, du fait de leur expérience antérieure.
Dâune part le problĂšme peut passer inaperçu car il est lui-mĂȘme invisible. Le patient est
alors décrit par des métaphores du registre de la surface et de la profondeur, offrant
lâapparence de la normalitĂ©, malgrĂ© lâexistence dâun trouble dissimulĂ© dans lâĂ©paisseur de son
ĂȘtre. Lorsquâelle contredit les attentes du psychiatre, son Ă©volution est alors estimĂ©e
inauthentique. Ainsi, le jeune montre une « pseudo-intĂ©gration » sâil ne prĂ©sente pas de
difficultĂ© de fonctionnement social alors que le psychiatre pense quâil devrait en exister une.
Le rĂŽle du psychiatre est alors celui de mener lâenquĂȘte, dâatteindre cette profondeur de lâĂȘtre,
et dâen extraire le problĂšme afin dâen dĂ©voiler la nature au grand jour. Ce travail est dĂ©crit par
104
la métaphore de la mine industrielle (Barrett, 1996), évoquant un effort de forage de
lâenveloppe de surface du patient et de recherche approfondie par la brĂšche entrouverte.
« A mon sens il est dĂ©jĂ dĂ©lirant, mĂȘme si au fond, câest quelque chose qui nâest pas trĂšs explicite, qui nâapparait que si on approfondit quand mĂȘme⊠Si on en reste Ă la surface, on pourrait penser quâil ne lâest pas. Moi je pense quâil lâest. » (1)
Dâautre part le problĂšme du jeune peut passer inaperçu, non parce quâil est invisible mais
parce que lâon ne le voit pas. Les psychiatres sont Ă mĂȘme de dĂ©crire diffĂ©rentes maniĂšres de
ne pas tenir compte de ce trouble pourtant manifeste : le déni et la dissimulation.
PremiĂšrement, les personnes peuvent choisir de ne pas voir le trouble, de nier son Ă©vidence.
Lorsquâil existe un dĂ©saccord entre le psychiatre et le jeune, son entourage, ou des collĂšgues,
sur lâexistence dâun problĂšme, le psychiatre considĂšre que ceux-ci ferment les yeux sur un
trouble flagrant.
« - Est-ce quâil peut y avoir un dĂ©calage de point de vue entre ce que les parents pensent et ce que vous en pensez ?
Le problĂšme câest la gĂ©nĂ©ralisation de votre question. Câest trĂšs variable. Il y a des parents qui sont dans un dĂ©ni trĂšs important. Et des parents qui sont dans le pessimisme le plus accablant. *âŠ+ Il y a des folies qui sont insupportables pour certains parents. Il y en a dâautres pour lesquels câest supportable parce quâil y a du dĂ©ni. » (2)
« Sa mĂšre Ă©tait trĂšs trĂšs accrochĂ©e Ă son insertion scolaire. Au fait quâil tienne Ă lâĂ©cole. Et câĂ©tait aussi associĂ© pour elle au fait quâil Ă©tait Ă©ventuellement prĂ©coce. *âŠ+ En fait, il Ă©tait assez dysharmonique. » (7)
La mĂ©taphore du dĂ©ni traduit alors ce refus dâaccepter lâĂ©vidence, câest-Ă -dire de se conformer
aux vues du psychiatre. ProlongĂ© dans le temps, le dĂ©ni favorise la poursuite de lâĂ©volution
inquiétante vers une issue péjorative pour le jeune.
« - Vous pourriez mâexpliquer un petit peu, le dĂ©ni ?
Des parents ? âŠheu⊠Eh bien, câest quand ils ne reconnaissent pas â enfin câest difficile de dire Ă la juste mesure (rire), en tout cas Ă la mesure que lâon peut mesurer nous â le degrĂ© dâatteinte de fonctionnement psychique de leur enfant.
- Dâaccord
Ils ne le voient pas ou ils ne le reconnaissent pas, ou ils le minimisent. Ou ça se traduit avec une demande informelle dâadoption ici. *âŠ+ On risque dâavoir des familles qui tenteraient de dĂ©poser les enfants ici, parce quâils savent plus quoi en faire, parce quâils ont peur de tout ça, parce quâils ne comprennent pas ce qui se passe et quâils voient lâenfant fonctionner bien ici avec nous. *âŠ+ Je pense quâen gĂ©nĂ©ral câest compliquĂ© dâimaginer que quelquâun quâon aime soit fou. Je le dirai comme cela. On nâa pas envie de le penser. » (10)
La thématique de la souffrance et des métaphores du registre de la perception sont utilisées
pour décrire le déni. Ne pas voir, ne pas entendre, ne pas reconnaßtre la souffrance du jeune
105
patient contribuent Ă rendre invisible le trouble mental. Cette tendance fermer les yeux face Ă
la menace concerne tous les acteurs, et le psychiatre considĂšre quâil est de son devoir de rester
vigilant, sans quoi il sombrerait lui aussi dans le déni.
« Le psychiatre banaliserait, enfin quelque chose des troubles, et que donc peut-ĂȘtre le jeune pourrait ne pas se sentir entendu par exemple. » (12)
« Câest compliquĂ©, parce que la plupart des jeunes ne sont pas dans la reconnaissance quâil y a une souffrance. » (3)
« Le dĂ©ni des parents prend le plus souvent cette forme-lĂ : la non reconnaissance de la souffrance, donc dâattribuer au jeune une part active dans le dĂ©sinvestissement. » (10)
« On pourrait dire quâil y a peut-ĂȘtre des gens qui nâont pas envie de considĂ©rer lâimportance de la souffrance de lâautre. » (4)
« Ce qui leur fait peur aussi, au quotidien, pour les Ă©ducateurs aussi, câest de travailler avec leur dĂ©ni eux-mĂȘmes. *âŠ+ Et câest un travail continu dâentendre la voix de lâenfant, pas les projections sur lâenfant.» (2)
En niant lâexistence dâun trouble mental, les autres personnes attribuent aux actions du jeune
patient un sens erronĂ©, câest-Ă -dire diffĂ©rent de celui que leur attribue le psychiatre. Par
exemple, un fonctionnement social dĂ©viant peut ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme de la mauvaise volontĂ©
par les parents alors que le psychiatre estime quâil reflĂšte un trouble mental. Se faisant, ils
alimentent les difficultĂ©s du jeune, qui ne cessent dâempirer.
« Câest ça qui est paradoxal parce que *les parents+ sont trĂšs souvent inquiets du devenir de lâenfant, mais comme si il y avait une participation active dans la mise en Ă©chec. Je dirais que le dĂ©ni contribue Ă alimenter quelque chose dâun enjeu relationnel difficile, liĂ© au fait que câest sa faute. ââ Il ne comprend pas, il ne se bouge pas, il ne fait pas ci, fait pas ça, pourquoi il le fait pas ?ââ» (10)
Au contraire, le patient lui-mĂȘme peut exprimer des opinions que le psychiatre considĂšre
comme irrationnelles. La persistance du déni malgré le suivi constitue alors une source de
tension pour le psychiatre. Lâampleur du dĂ©ni est en effet proportionnelle Ă celle du trouble. A
mesure que celui-ci émerge, le maintien du déni requiert un effort de plus en plus important.
LâidĂ©e que cet effort continu et croissant deviendra sous peu insoutenable organise
lâinquiĂ©tude du psychiatre. Le patient et ses parents ne se conforment pas Ă sa vision du
problÚme en dépit de la persévérance dont il fait preuve pour les en convaincre. Le déni tend
alors vers la pathologie et les attentes pronostiques du psychiatre se font plus pessimistes.
Dans la citation suivante, lâinadĂ©quation entre les ambitions dâun adolescent et ses rĂ©sultats
scolaires apparait si importante au psychiatre que celui-ci la qualifie de déni, voire de délire.
Ainsi Kathy Charmaz souligne que lorsquâun patient exprime sa croyance dans le pouvoir de
106
lâauto-motivation, cette idĂ©e peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme du dĂ©ni par les mĂ©decins (p. 20)
(Charmaz, 1991).
« Les parents Ă©taient rivĂ©s sur la question du scolaire *âŠ+ avec une banalisation trĂšs trĂšs massive, voire vraiment un dĂ©ni des troubles de ce jeune. *âŠ+ Mon rĂŽle cela a Ă©tĂ© de travailler avec les parents et le jeune, pour une espĂšce de prise de conscience, ou en tout cas de, ⊠lâidĂ©e que les parents puissent rĂ©aliser la gravitĂ© des troubles de leur fils *âŠ+ Donc finalement il a rĂ©ussi Ă avoir son bac.
- Alors, est-ce quâon sâinquiĂšte plus tard et donc câest moins bien ? Ou est-ce que paradoxalement, on pourrait dire que ça lui a peut-ĂȘtre permis dâavoir son bac ?
Oui, je vois. Moi, je crois quâen termes de pronostic, puisque câest votre question, ça entretient un dĂ©ni qui aprĂšs est extrĂȘmement difficile Ă travailler. *âŠ+ Parce que ça ne peut Ă©videmment pas tenir sur le long terme, mais le dĂ©ni est tel que du cĂŽtĂ© du jeune⊠*âŠ+ Scolairement il est sur une espĂšce dâeffondrement, mais il dit toujours « oui, je vais faire le barreau. Si je veux, je peux ».
- Est-ce que câest irrĂ©aliste ?
Oui câest irrĂ©aliste. Et ça en devient presque dĂ©lirant. On se retrouve lĂ , il a eu 3 Ă son oral de bac mais il dit « oui oui, câest bon. Jâai eu mon brevet donc je peux avoir le barreau ». (3)
« Le truc préoccupant » : un phénomÚne dangereux de nature indéterminée
Contrairement aux situations ordinaires, la situation inquiétante se caractérise par
lâimpossibilitĂ© du psychiatre Ă agir dans les trois dimensions habituelle de sa pratique
mĂ©dicale - le diagnostic, le pronostic et le traitement â en dĂ©pit de la perception dâun danger.
Sâil a reconnu la menace invisible aux yeux dâautrui, il ne peut catĂ©goriser aisĂ©ment le trouble
mental que prĂ©sente le jeune patient. De mĂȘme, son Ă©volution passĂ©e lui apparait douteuse
sans pour autant pouvoir ĂȘtre qualifiĂ©e de pathologique. Enfin, le traitement reprĂ©sente une
difficultĂ©. Soit que le jeune patient nâen fasse pas la demande dans le cas dâune
psychothĂ©rapie, soit que le psychiatre doute de son intĂ©rĂȘt dans le cas dâun mĂ©dicament,
lâaction thĂ©rapeutique Ă mener lui semble loin incertaine.
Des quasi-symptĂŽmes inclassables
Si lâexistence dâun problĂšme mental chez lâadolescent ne fait aucun doute pour le psychiatre,
la nature de ce problÚme reste indéterminée. La tension décrite par les psychiatres provient de
problÚmes flous, mal définis, qui sont à la limite du symptÎme, mais dont le caractÚre
dramatique ne fait aucun doute selon eux. Ainsi, une alerte nait de la capture dâun phĂ©nomĂšne
subtil, porteur de nouveautĂ©. Le lanceur dâalerte, ici le psychiatre, est initialement surpris par
107
la découverte de quelques éléments épars, des indices ténus et hétérogÚnes. Ceux-ci ne
représentent a priori aucun ensemble cohérent. Pour autant, ils éveillent son inquiétude
(Chateauraynaud & Torny, 1999). Le paradoxe de cette situation provient ainsi de lâapparente
contradiction entre un adolescent qui semble quasiment normal mais qui préoccupe son
psychiatre. Les troubles de lâadolescent se situent Ă la limite des symptĂŽmes psychiatriques,
dont ils reprĂ©sentent une formĂ©e attĂ©nuĂ©e ou partielle. Câest lâincomplĂ©tude de ces symptĂŽmes
qui empĂȘche leur catĂ©gorisation nosographique, laquelle transformerait la situation en cas
typique.
« Une espĂšce dâidĂ©ation dĂ©lirante Ă bas bruit, *âŠ+ une espĂšce de dĂ©lire *âŠ+ une espĂšce dâathymhormie ou de retrait *âŠ+, des dĂ©fenses quand mĂȘme pseudo-obsessionnelles, *âŠ+ Ă la limite de lâautomatisme mental » (3).
Par ailleurs, le problĂšme de lâadolescent peut-ĂȘtre de nature si vague quâil ne peut ĂȘtre nommĂ©
comme un symptÎme psychiatrique. Il est alors désigné par un vocabulaire du registre de
lâindĂ©termination (ça, quelque chose, truc, chose), soulignant lâexistence dâun phĂ©nomĂšne de
nature inconnue.
« Il est en train de sâinstaller dans un truc, lĂ âŠqui va lâamener Ă prendre des positions⊠à engager des choses⊠Soit un type de relation avec les autres, soit un problĂšme dâĂ©tudes, soit un problĂšme familial. Enfin, des tas de choses. *âŠ+ Câest assez inquiĂ©tant moi je trouve ce genre de chose.» (4)
Si les symptĂŽmes sont dĂ©crits comme indĂ©terminĂ©s câest que lâinterprĂ©tation des
comportements du patient laisse place au doute, quâil soit individuel ou collectif. Dâune part,
le psychiatre peut ĂȘtre dans lâincapacitĂ© Ă dĂ©terminer si un comportement est normal ou
pathologique (Fox, 1957). Dâautre part, lâincertitude quant au sens Ă donner Ă certains
comportements fait lâobjet dâune construction collective. Le psychiatre, bien que certain de
son interprétation, peut se trouver en désaccord sur ce point avec ses collÚgues. De
lâopposition entre certitudes individuelles Ă©merge un doute collectif quant au caractĂšre normal
ou pathologique du comportement du patient.
« Le fait que jâai en tĂȘte que ce patient, disons, probablement dĂ©lire - mĂȘme si câest une question qui est dĂ©battue entre les gens qui sâoccupent de lui, moi et dâautres personnes qui sâen occupent qui nâont pas tout Ă fait cette vision - disons que le fait que moi jâai ça en tĂȘte vient incontestablement modifier la façon dont je mâoccupe de lui. *âŠ+ Moi jâai en tĂȘte que je ne sais pas du tout ce que sera son avenir, câest-Ă -dire, je ne sais pas. A mon sens il est dĂ©jĂ dĂ©lirant, mĂȘme si au fond, câest quelque chose qui nâest pas trĂšs explicite, qui nâapparait que si on approfondit quand mĂȘme⊠Si on en reste Ă la surface, on pourrait penser quâil ne lâest pas. Moi je pense quâil lâest.» (1)
108
De mĂȘme, le comportement du jeune peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme le reflet soit de sa volition,
soit de sa maladie. Selon Barrett, lâĂ©quipe psychiatrique opĂšre une alternance permanente de
déconstructions et de reconstructions du patient schizophrÚne, en interprétant ses actions
comme le reflet de sa maladie ou de sa personnalité (Barrett, 1996). Livia Velpry souligne
quâen psychiatrie, le point de vue du patient est construit et remaniĂ© par des interactions
sociales spécifiques et que sa prise en compte par les professionnels est trÚs relative (Velpry,
2008). Dans la situation inquiĂ©tante, les psychiatres dĂ©crivent lâimpossibilitĂ© de distinguer
lâexpression du libre-arbitre du jeune, de celle de symptĂŽmes vagues et incomplets.
« Pour des histoires dâhoraires il a - sous le prĂ©texte de contraintes horaires en tout cas - il a arrĂȘtĂ© sa thĂ©rapie. Mais, ce que me disait sa thĂ©rapeute câest quâil Ă©tait de toute façon trĂšs trĂšs persĂ©cutĂ©, que ça ne prenait pas beaucoup de sens pour lui. » (3)
« LĂ jâen ai un, qui est plus jeune, qui est en cinquiĂšme, qui sâest dĂ©jĂ fait virer de son Ă©tablissement. *âŠ+Et lui est dans une espĂšce de toute-puissance, de dĂ©ni. *âŠ+ Et il disait, ââde toute façon la seule façon pour moi pour que ça aille, câest que je fasse de la boxeââ
- Ah oui, câest une idĂ©e ça ! Pour faire de la compĂ©tition ?
Non non. Câest une espĂšce de paralogisme justement. Câest-Ă -dire que lâon nâest pas dans quelque chose de construit, de rationnel. Câest ça qui ne va pas, il est dans une espĂšce de rapport trĂšs agressif Ă tout le monde, ce qui fait quâil se fait rejeter. Et lui, la solution à ça, câest de dire « je vais faire de la boxe ». Donc on voit bien Ă travers cette solution, quâon est Ă©videmment dans le dĂ©ni, et dans une espĂšce de raisonnement qui commence Ă devenir complĂštement Ă cĂŽtĂ© de la plaque. » (3)
Sâil est impossible de dĂ©finir prĂ©cisĂ©ment les troubles de lâadolescent, ceux-ci sont pourtant
dĂ©crits comme dramatiques. La tension de cette situation inquiĂ©tante provient ainsi dâun
problÚme échappant à une catégorisation en termes de maladie, mais dont le psychiatre
perçoit la gravitĂ©. Ainsi, ce nâest pas la nature du trouble du jeune mais son ampleur et son
intensité qui organisent la préoccupation du psychiatre. Dans la citation suivante, une
psychiatre explique que son jeune patient, dont le comportement ne peut ĂȘtre considĂ©rĂ©
entiÚrement déviant au vu de son expérience de vie, la préoccupe du fait de ses difficultés
émotionnelles. Néanmoins, ce comportement « presque » déviant constitue le premier signal
Ă©veillant lâattention de la psychiatre, avant que celle-ci ne la reporte sur lâexpĂ©rience
subjective de lâadolescent.
« Je pense Ă un adolescent *âŠ+ admis pour un dĂ©crochage scolaire progressif, et qui a fuguĂ© du domicile pendant deux semaines entiĂšres. *âŠ+ Un adolescent qui Ă©tait quand mĂȘme trĂšs sur la rĂ©serve, qui Ă©tait trĂšs persĂ©cutĂ© par la figure maternelle. Par sa mĂšre. Et, certaines bizarreries de comportement, comme de ne pas quitter ses vĂȘtements pour dormir. VoilĂ , dans la chambre, de ne pas quitter son sac Ă dos. MĂȘme si les choses ont Ă©tĂ© finalement transitoires et nâont pas persistĂ©. Et quâon aurait pu, peut-ĂȘtre en rationnalisant un peu, mettre ça sur le compte dâune fugue de 15 jours, oĂč tu restes avec tes affaires. *âŠ+ La question dâune entrĂ©e possible dans un processus⊠dans une schizophrĂ©nie, dans une psychose chronique, pouvait se poser. Mais, avec, voilĂ , hormis ce vĂ©cu trĂšs persĂ©cutif, il avait des tendances interprĂ©tatives, dans le discours quâon
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pouvait tenir, lâimpression quâon Ă©tait quand mĂȘme tous contre lui, et puis une tension interne tout Ă fait, tout Ă fait tangible et tout Ă fait importante. » (7)
Un passé qui éveille le soupçon
Tout comme les quasi-symptÎmes du jeune patient, son passé éveille les soupçons du
psychiatre. En dĂ©pit de lâimage de lâadolescence comme une succession de bouleversements
imprévisibles et sans précédent, les psychiatres qui évoquent les situations inquiétantes
considĂšrent lâĂ©volution du problĂšme comme un processus continu et de longue durĂ©e, mais
dont le sens demeure en suspens. Lâexistence du trouble prĂ©cĂšde la rencontre entre
lâadolescent et le psychiatre, et constitue lâaboutissement dâune transformation progressive,
débutée dans un passé lointain. Initialement minime, le trouble croßt au fur et à mesure que le
temps passe, venant situer le dĂ©but des soins Ă lâissue dâun parcours dĂ©jĂ avancĂ©. Les
psychiatres dĂ©crivent ainsi un problĂšme quâil est encore impossible de qualifier de maladie,
mais dont la chronicité est déjà établie. Le phénomÚne puise son énergie dans sa durée,
sâaggrave Ă mesure, et devient une menace pour lâavenir.
« La durĂ©e et la gravitĂ© du dĂ©ni, câest-Ă -dire le nombre dâannĂ©es qui ont passĂ© entre lâĂ©mergence de difficultĂ©s - qui sont sans doute trĂšs anciennes â parce que quand on reprend ces jeunes-lĂ , on se rencontre quâil y a eu des troubles trĂšs trĂšs prĂ©cocement. Je dirais dĂšs les interactions primaires, dĂšs la petite enfance ou quoi. Mais ça on le dĂ©masque⊠AprĂšs on voit quâil y a eu dans tous les espaces de socialisation, depuis lâĂ©cole mĂȘme, des difficultĂ©s trĂšs importantes. Qui nâont fait que sâaccentuer donc.» (3)
Si cette dynamique continue semble entraßner le jeune patient vers une issue péjorative,
lâĂ©volution actuelle surprend le psychiatre, par la survenue dâĂ©vĂšnements favorables, ou le
maintien de la situation en lâĂ©tat. Le contraste entre lâĂ©volution attendue et lâĂ©volution
observée, loin de résoudre la situation inquiétante, constitue une nouvelle source de tension
pour le psychiatre qui ne sait si ses craintes pour lâavenir du jeune doivent sâen voir
confirmées ou infirmées.
« Mon rĂŽle ça a Ă©tĂ© de travailler avec les parents et le jeune, pour une espĂšce de prise de conscience, ou en tout cas de, ⊠lâidĂ©e que les parents puissent rĂ©aliser la gravitĂ© des troubles de leur fils, parce quâils Ă©taient, comme je vous le disais, pris par ce discours autour de la scolaritĂ©, le bac. Donc finalement il a rĂ©ussi Ă avoir son bac. Je ne sais pas trop comment il a fait, parce quâil Ă©tait tellement parasitĂ© dans sa pensĂ©e, avec des dĂ©fenses quand mĂȘme pseudo-obsessionnelles, mais qui Ă©taient quand mĂȘme Ă la limite de lâautomatisme mental. Et puis avec des ruminations en permanence. *âŠ+ Parce quâil pouvait comme ça prĂ©senter⊠paraĂźtre quasi normal comme ça au premier abord, et puis dĂšs quâon allait un peu plus loin quand mĂȘme, on sentait quâil y avait une espĂšce de dĂ©lire mĂ©galomaniaque.
- Et est-ce que vous avez du anticiper la suite de ses Ă©tudes ?
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Oui. Alors, les parents lâont inscrit dans une boĂźte privĂ©e. Alors moi jâai, jâai, jâai Ă©tĂ© quand mĂȘme, jâai Ă©tĂ© un peu dans la rĂ©alitĂ© en disant ââĂ©coutez, vu comment il fonctionne en ce moment, je ne sais pas si câest⊠sâil va pouvoir tenirââ.» (3)
Ainsi, puisant sa source dans lâindĂ©termination du passĂ©, le futur du jeune patient concernĂ©
par la situation inquiétante apparait tout à fait incertain.
« Câest vrai quâil y a parfois, dans des situations comme ça, oĂč⊠oĂč on ne sait pas trop oĂč on va, et oĂč les choses ne sont pas trĂšs claires » (1)
Un problĂšme difficile Ă traiter
A lâinverse, mĂȘme si le diagnostic et le pronostic sont clairs aux yeux du psychiatre, la
situation inquiétante peut émerger de son impossibilité à soigner le jeune patient de maniÚre
satisfaisante. Soit quâun traitement ne puisse ĂȘtre mis en Ćuvre, soit que celui-ci sâavĂšre
inefficace, le psychiatre demeure insatisfait de la dimension thérapeutique de son travail.
PremiĂšrement, le trouble du patient est ancien et apparait encore contenu sans avoir recours
aux soins. Si le traitement nâest lĂ©gitimĂ© ni par une logique dâurgence ni par une demande du
jeune patient ou de ses parents, le psychiatre est entravé dans ses actions thérapeutiques. Ici,
une psychiatre Ă©voque une situation inquiĂ©tante oĂč le diagnostic du jeune patient lui parait
Ă©vident et son avenir tout tracĂ©. NĂ©anmoins, elle demeure dans lâinconfort car elle ne peut
instaurer un mĂ©dicament, ni mĂȘme des consultations psychiatriques. Elle sâattend Ă ce quâune
aggravation brutale des troubles dĂ©bloque un jour la situation. La dĂ©cision dâinstaurer un
mĂ©dicament serait alors justifiĂ©e par une logique dâurgence.
« Lui il nây avait aucun doute sur le diagnostic, Ă savoir que câest une psychose infantile, prĂ©coce. Avec un trajet complĂštement chaotique. Et ce gamin, Ă lâadolescence, lui il a Ă©voluĂ© vers une dissociation. *âŠ+ De toute façon les parents ne voulaient absolument rien entendre. *âŠ+ Ils ne voulaient mĂȘme pas voir de psychiatre, ils venaient juste parce que câĂ©tait un centre rĂ©fĂ©rent pour les apprentissages. *âŠ+ MaisâŠil va arriver un jour Ă lâhĂŽpital en dĂ©compensation. Câest comme ça. *âŠ+ Il aura des mĂ©dicaments dans lâurgence. Câest sĂ»r ! *âŠ+ Si les parents avaient acceptĂ©, je lâaurais envoyĂ© vers un confrĂšre, un psychiatre dâadulte qui aurait dit aux parents et Ă ce gamin ââpeut-ĂȘtre quâon va essayer un traitementâââ *âŠ+ Lâinterne qui Ă©tait lĂ se posait la question ââmais pourquoi est-ce que ça nâa pas Ă©tĂ© fait ?!ââ. Et puis aprĂšs, quand elle a vu les parents, elle a compris ! (rire) Que câĂ©tait infaisable. Infaisable. Et elle aussi elle est arrivĂ©e Ă la conclusion, que lors dâune de ces gardes aux urgences⊠que peut-ĂȘtre un jour elle le verrait aux urgences ! (rire) » (6)
DeuxiĂšmement, lorsque le jeune patient et ses parents acceptent le traitement, câest alors le
psychiatre lui-mĂȘme qui doute du bien-fondĂ© de son indication. Quâil sâagisse dâune
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psychothĂ©rapie ou dâun traitement mĂ©dicamenteux, lâintĂ©rĂȘt du traitement lui apparait
incertain. Le patient concerné par une situation inquiétante, ni malade ni tout à fait normal,
pose avec acuité la question des bénéfices du traitement et de ses effets délétÚres. Une
psychiatre évoque aussi bien les effets indésirables des neuroleptiques, que le risque
dâaggravation des troubles lors dâune psychothĂ©rapie. Dans la situation inquiĂ©tante, toute
action thĂ©rapeutique du psychiatre risque ainsi dâaggraver le pronostic du jeune patient.
Le risque de la psychothérapie
« Je ne pense pas que ce soit une bonne idĂ©e quand un gamin est limite, dâaller sâembarquer dans un travail Ă rĂ©fĂ©rence psychanalytique⊠dâemblĂ©eâŠcomme ça, quand il nây a pas, tout un cadre autour. Ca ce nâest pas une bonne idĂ©e, hein. Alors lĂ , lĂ , je suis quasi sĂ»re que ce nâest pas une bonne idĂ©e ! ca dĂ©pend si on est seul ou sâil y a quelquâun dâautre aussi. Ce nâest pas du tout la mĂȘme chose ! Si on sait que le cĂŽtĂ© psychiatrique est assurĂ© par quelquâun, et bien trĂšs bien. Mais sâil nâest pas assurĂ© par quelquâun, soit on le met en place, soit on prend la place ! Mais, câest quand mĂȘme une prioritĂ©, quoi ! » (6)
Le risque du médicament
« On ne va quand mĂȘme pas donner des neuroleptiques Ă 12 ans, au motif quâil y aurait un risque de transition psychotique. Mâenfin ! Enfin, peut-ĂȘtre que ça arrivera, hein ! Mais moi je pense que câest une vraie question. Alors, en plus, pour celui dont je vous ai parlĂ© : il a eu tous les mĂ©dicaments, hein ! Et ça ne va pas mieux. Et il a pris 15 kilos. Et alors lĂ , moi, je me pose des questions. Je me dis « et si on ne lâavait pas traitĂ© du tout ? ». Est-ce que ce serait pire ? Et je nâaurai jamais la rĂ©ponse. Parce que lĂ , ça nâa pas endiguĂ© un processus qui a dĂ©passĂ© tout le monde. Il a eu les antidĂ©presseurs, il a eu les neuroleptiques. Les gens qui ont prescrit sont des gens qui connaissent les mĂ©dicaments, je nâai aucun doute lĂ -dessus. Ils nâont pas fait « comme ça », ils ont rĂ©flĂ©chi Ă leur prescription. Et ça nâa pas aidĂ© ce gamin. » (6)
Les incertitudes diagnostiques, pronostiques et thérapeutiques entourant la situation
inquiĂ©tante entravent toutes ses actions mĂ©dicales ordinaires. Câest prĂ©cisĂ©ment lâimpuissance
du psychiatre qui nourrit son inquiétude. Si les difficultés du jeune révÚlent un problÚme dont
la nature demeure indéterminée, la situation inquiétante est déjà critique. En effet, seul le
psychiatre sait quâil est en train dâassister, avec le jeune patient et ses parents, au
dĂ©veloppement dâun trouble mental face auquel tous les moyens dâactions ordinaires seront
insuffisants.
Savoir que la crise annonce une catastrophe
La situation inquiĂ©tante est une situation de crise, dont le psychiatre sait quâelle pourrait ĂȘtre
le premier Ă©pisode dâun trouble mental chronique. Une crise ne tient ni Ă la nature des
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problĂšmes survenant, ni Ă la difficultĂ© Ă les rĂ©gler, ni Ă lâampleur des incertitudes, mais
principalement à « la mise en cause de la crédibilité et de la légitimité des acteurs politico-
administratifs et des experts formellement tenus de garantir la sécurité collective » (Gilbert,
2013). Ainsi, le caractĂšre critique ne tient ni Ă la gravitĂ© de la psychose, ni Ă lâincertitude
concernant sa survenue, mais Ă lâimpuissance du psychiatre qui, tout en ayant reconnu les
premiers symptÎmes du trouble, ne peut mener aucune action médicale ordinaire pour
protĂ©ger le jeune patient. Il reprĂ©sente pourtant lâautoritĂ© chargĂ©e dâassurer la sĂ©curitĂ© des
diffĂ©rents protagonistes : le patient, ses proches, et lui-mĂȘme. NĂ©anmoins, il se trouve
confrontĂ© Ă lâĂ©mergence dâune maladie face Ă laquelle il sait dâores et dĂ©jĂ que tous les
moyens dâaction ordinaires sâavĂšreront insuffisants. Le psychiatre se trouve alors soumis Ă
une double tension. Sâil est le lanceur dâalerte ayant identifiĂ© les signes avant-coureurs dâune
catastrophe, il est tout autant lâexpert dĂ©crĂ©dibilisĂ©, incapable dâendiguer lâapparition du
trouble mental dont cette jeune personne risque de souffrir. Or, la catastrophe tient moins Ă la
nature et Ă la gravitĂ© de lâĂ©vĂšnement ou Ă ses consĂ©quences, quâĂ son caractĂšre irrĂ©versible, et
Ă lâabsence de maĂźtrise du cours des choses. Ainsi, « Ă travers la catastrophe, câest la
continuité de la vie quotidienne qui est menacée, et partant, la confiance dans les dispositifs
chargés de garantir cette sécurité » (p. 28) (Chateauraynaud & Torny, 1999). La situation
inquiĂ©tante est ainsi une crise sur le point dâatteindre ses limites, et la survenue dâun grave
trouble mental â comme le trouble bipolaire ou la schizophrĂ©nie â sâapparente Ă une
catastrophe.
Une crise sur le point dâatteindre ses limites
Le trouble est contenu au prix dâefforts colossaux
Lorsquâil nâest pas ignorĂ© par le dĂ©ni, le trouble du jeune peut-ĂȘtre masquĂ© par son entourage,
de maniĂšre passive ou active. Dans lâexemple suivant, le statut social Ă©levĂ© de la famille
constitue un leurre pour les institutions scolaires, sanitaires et sociales, qui négligent la
surveillance du jeune. Certaines familles dissimulent activement le trouble du jeune, usent de
leur influence, voire se livrent à de véritables fraudes afin de maintenir une apparente
normalité.
« Jâai pas mal de jeunes qui sont dans cette situation-lĂ , qui sont de milieux plutĂŽt aisĂ©s, et qui du coup, voilà ⊠Je pensais lĂ Ă un jeune qui a 18 ans, qui a changĂ© 6 fois dâĂ©tablissement en 6 ans. Câest-Ă -dire quâĂ chaque fois quâil y a une difficultĂ©, les parents font, soit des dĂ©marches auprĂšs du rectorat, trouvent soit des Ă©tablissements privĂ©s, soit⊠ils sont allĂ©s Ă un moment jusquâĂ un
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peu trafiquer les bulletins pour⊠Ce qui fait quâon se retrouve dans une situation oĂč tout a Ă©tĂ© toujours Ă peu prĂšs colmatĂ© ». (3)
Câest au prix dâefforts colossaux que le problĂšme du jeune patient reste contenu dans
certaines limites. Cependant, Ă couvert, son trouble progresse inexorablement. Il se
dĂ©veloppe, sâamplifie, et se renforce, comme le souligne la mĂ©taphore de lâincubation.
« Une espĂšce dâidĂ©ation dĂ©lirante Ă bas bruit, qui Ă mon avis couvait dĂ©jĂ depuis plusieurs annĂ©es, mais qui restait assez sectorisĂ©e. *âŠ] Il y avait une espĂšce de capacitĂ© des parents Ă contenir les dĂ©bordements et le trouble de leur fils, parce quâils avaient des moyens financiers, et parce que ce nâest pas le genre de familles pour lesquelles on fait un signalement » (3)
Si le fonctionnement scolaire déviant du jeune aurait dû alerter de longue date son entourage
sur lâexistence dâun trouble mental, cet Ă©chec scolaire est contenu au prix dâune coĂ»teuse
adaptation de son environnement social. Le recours Ă des institutions tolĂ©rantes peut-ĂȘtre
facilité par une aisance financiÚre, mais ne suffit pourtant pas endiguer le processus en cours.
LâĂ©volution se poursuit et Ă©puise une Ă une des ressources qui ne peuvent ĂȘtre mobilisĂ©es
quâune seule fois, comme les Ă©tablissements scolaires, entraĂźnant le jeune et ses parents dans
une fuite en avant afin de tenter de contenir une difficulté qui ne semble déjà plus maßtrisable.
« Vers la 6Úme
, 5Ăšme
, ça a commencĂ© par ââ NâĂ©coute pas ses professeurs, Ă©lĂšve infernalââ. Des choses qui ressemblaient Ă de lâinsolence. Avec des Ă©coles qui ont craquĂ© les unes aprĂšs les autres, avec des renvois. Il a fait au moins 3 collĂšges. CâĂ©taient des parents qui voulaient absolument le scolariser dans le privĂ©. Le privĂ© nâa pas tenu, et il a finalement atterri dans son collĂšge de quartier, que les parents ne voulaient pas, sous prĂ©texte quâil Ă©tait mal frĂ©quentĂ©. Enfin, *rire+ câest le seul collĂšge qui lâa accueilli. » (6)
En dĂ©pit de lâeffort croissant nĂ©cessaire pour sâadapter au trouble du fonctionnement social du
jeune, celui-ci et ses parents ne demandent pas de soins. Ce faisant, ils Ă©chappent au contrĂŽle
des institutions scolaires et sanitaires, et ne remplissent pas le rĂŽle de soutien attendu dâeux
par le psychiatre. Les soins prennent du retard alors que lâĂ©volution progresse toujours.
Parfois estimĂ©s complices du problĂšme ou trop en difficultĂ© pour ĂȘtre des interlocuteurs
fiables, les parents reprĂ©sentent alors un obstacle devant ĂȘtre contournĂ© afin de rendre possible
lâaction mĂ©dicale.
« Qui fait appel à vous ?
Soit ça passe par les parents quand ils ne sont pas complices. Soit ça passe par lâĂ©cole, par le mĂ©decin scolaire, ça peut mĂȘme passer parce quâil y a une interpellation ou quoi. Mais la plupart du temps ils nous Ă©chappent. Câest-Ă -dire que les services de soins, tels quâils fonctionnent, attendent quâil y ait une demande, et ne sont pas forcĂ©ment adaptĂ©s pour traiter ces cas-lĂ . *âŠ+ Donc lĂ on est impuissants. Et tout le monde est impuissant. LâĂ©ducation nationale, ils ne savent pas comment faire donc⊠Parce que, en gĂ©nĂ©ral, on sâappuie quand mĂȘme sur les parents. » (3)
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« Je suis particuliĂšrement prĂ©occupĂ©e par cette jeune en ce moment. Parce quâen plus de ses difficultĂ©s, il y a le cannabis, lâalcool, les scarifications, des rapports sexuels non protĂ©gĂ©s. Et en plus de ça ses parents sont vietnamiens mais pas du tout intĂ©grĂ©s. Ils ne parlent ni ne comprennent le français, ils ne viennent pas en consultation, et donc on ne peut rien travailler avec cette jeune en fait. Donc, donc lĂ je suis en fait assez inquiĂšte. Donc lĂ , il y avait dĂ©jĂ une information prĂ©occupante qui avait Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e. » (12)
Lâadolescent « fragile » : les signaux annonciateurs de la rupture
La situation inquiĂ©tante laisse entrevoir des signes annonciateurs de la catastrophe. Lorsquâils
dĂ©crivent les signes laissant prĂ©sager de la survenue dâun grave trouble mental, les psychiatres
emploient la métaphore de la construction de la personne et de sa maladie. Tel un édifice en
construction, le jeune patient se situe à une étape intermédiaire de son développement.
Lâadolescent grandit et lâexpertise du psychiatre consiste Ă Ă©valuer la qualitĂ© de sa maturation.
Toutefois, certains signes invisibles pour autrui éveillent son attention sur la fragilité de cette
construction. Lorsquâils dĂ©crivent les liens entre le jeune patient et sa maladie, les psychiatres
dĂ©crivent cette construction de deux maniĂšres diffĂ©rentes, lâune active et rĂ©versible, lâautre
passive et irréversible. Dans le premier cas, le jeune patient construit quelque chose de
maniÚre active et positive, par exemple sa vie, sa personnalité ou sa « structure ». Mais sa
construction est fragile, rĂ©versible et menace de sâeffondrer. La construction du jeune doit
pourtant lui permettre de rĂ©sister Ă la folie, tel un Ă©difice dâingĂ©nierie conçu pour contenir une
force naturelle puissante. Lâadolescent est cependant Ă la limite de ses capacitĂ©s, il est « Ă la
frange » (entretien 3). Parfois, un premier incident parvient Ă ĂȘtre maĂźtrisĂ©, mais Ă mesure que
le trouble progresse, la pression quâil exerce sur la structure augmente, et celle-ci montre des
signes de faiblesse.
« On est aussi dans une histoire longue. Donc lĂ , ça se fissure, mais ça se fissure lentement, et sur quelque chose qui est en place depuis des annĂ©es. *âŠ+ Câest-Ă -dire quâĂ un moment, le rĂ©el commence un peu Ă sâinfiltrer. » (3)
Dans le deuxiÚme cas, le patient est construit de maniÚre passive et négative, il est modelé et
façonnĂ© par son trouble. Lâimage est alors celle dâun matĂ©riau mallĂ©able dont le façonnage est
irrĂ©versible, cumulatif et unidirectionnel. Si le patient demeure encore souple Ă lâadolescence,
autorisant un travail dâinflexion de sa trajectoire par le psychiatre, il se rigidifie ensuite
rapidement Ă lâĂąge adulte.
« On se structure peut-ĂȘtre Ă cet Ăąge-lĂ en tous les cas - je parle de lâadolescence et des jeunes adultes, autour de ses symptĂŽmes et de sa souffrance psychique, qui reste, ou qui organise les choses.
115
- Qui participe à façonner la personne que va devenir⊠?
Oui oui. Alors, je ne sais pas si câest vrai, hein. Mais ça se dit, et je trouve que ça sâentend quand mĂȘme pas mal. Et puis dans tous les cas, mĂȘme si câest juste un fantasme, ça organise quand mĂȘme lâinquiĂ©tude du psychothĂ©rapeute. De se dire « il est en train de sâinstaller dans un truc, lĂ âŠqui va lâamener Ă prendre des positions⊠à engager des choses⊠». Soit un type de relation avec les autres, soit un problĂšme dâĂ©tudes, soit un problĂšme familial. Enfin, des tas de choses. Et que câest ça qui va organiser sa vie alors quâau fond il y avait toutes sortes de choses qui sâouvraient Ă lui si⊠Câest assez inquiĂ©tant moi je trouve ce genre de chose. » (4)
Une fuite en avant en dépit du bon sens
En dĂ©pit des signes dâalerte, le jeune patient et ses parents sont lancĂ©s dans une fuite en avant
qui inquiĂšte le psychiatre. La poursuite du fonctionnement en lâĂ©tat est dĂ©crite par la
mĂ©taphore de la bulle spĂ©culative. Il nây a aucun retour en arriĂšre possible et lâĂ©volution ne
fait que se poursuivre en dépit du bon sens.
« A force dâhospitaliser comme ça en crise, et de ne pas se donner les moyens dâun projet de soins qui est vraiment⊠qui va sâinscrire dans la pĂ©rennitĂ© et la durĂ©e⊠DĂ©jĂ on ne crĂ©e pas les conditions de cette autonomie qui va permettre Ă un jeune adulte aprĂšs de reprendre sa vie et⊠Et puis, et puis voilĂ ! On crĂ©e les conditions de la prochaine crise. » (3)
Les causes de cette fuite en avant rĂ©sident dans la temporalitĂ© sociale Ă lâadolescence. Le
rythme scolaire est accĂ©lĂ©rĂ©, chaque orientation est irrĂ©versible et lâinsertion
socioprofessionnelle doit ĂȘtre le plus prĂ©coce possible. Les psychiatres dĂ©crivent ces
exigences sociales par la mĂ©taphore de la rĂ©alitĂ©. LâĂ©cole nâattend pas que la construction du
jeune soit solide, et ne lui donne aucune seconde chance. Lorsquâun Ă©tablissement scolaire a
exclu lâenfant, il ne le reprend pas.
« On voit pas mal dâadolescents qui sont dans ce que les gens appellent des phobies scolaires, ou des trucs comme ça. OĂč, lorsque ce ça se pĂ©rennise, ont des consĂ©quences assez redoutables. *âŠ+ Parce que la rĂ©alitĂ© nâattend pas. Parce que lâĂ©cole, jusquâau bac, on peut difficilement redoubler plus de deux fois. En plus, mĂȘme en redoublant deux fois dĂ©jà ça pose des problĂšmes. » (4)
Pris dans une course contre la montre, le jeune et ses parents Ă©puisent une Ă une des
ressources non renouvelables. Les psychiatres emploient la métaphore du parcours pour
décrire cette fuite en avant qui retarde les soins.
« Il a 13 ans, il est en cinquiĂšme. Donc il a dĂ©jĂ commencĂ© son parcours, il change dâĂ©tablissement dâune annĂ©e sur lâautre, ou il part en classe relais ou⊠Mais⊠je dirais que⊠Alors, je trouve quâon arrive dĂ©jĂ bien tard. » (3)
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Dans la situation inquiĂ©tante, la construction fragile fait lâobjet de menues rĂ©parations,
autorisant la poursuite du fonctionnement en lâĂ©tat. Le psychiatre, les parents et le jeune
rafistolent les dégùts tout en évitant de se confronter au véritable problÚme.
« Je dis pseudo-intĂ©gration, parce que quand on prend un jeune de 18 ans qui en six ans a fait six Ă©tablissements diffĂ©rents⊠On peut se demander de quelle adaptation il sâagit. » (3)
« Ce nâest mĂȘme pas reprĂ©sentable pour eux, en tout cas Ă ce moment du suivi, que leur enfant puisse ne pas ĂȘtre intĂ©grĂ©. *âŠ+ Sans arrĂȘt, ils raboutent, ils colmatent. » (3)
Ce blocage contribue Ă maintenir les difficultĂ©s mentales et Ă©motionnelles de lâadolescent
invisibles, et organise lâinquiĂ©tude du psychiatre, lequel dĂ©crit la situation inquiĂ©tante comme
une impasse, annonciatrice dâun futur bouleversement.
« On nâest plus libre de ce quâon fait, parce quâon a cette inquiĂ©tude de se dire ââ il faut que je fasse en sorte quâau sortir de cette sĂ©ance, ça puisse tenir jusquâĂ la suivanteââ » (1)
« On se retrouve dans une situation oĂč tout a Ă©tĂ© toujours Ă peu prĂšs colmatĂ©, et on arrive Ă un moment de blocage, parce que ça ne peut Ă©videmment pas tenir sur le long terme » (3)
Voir venir la catastrophe
Le psychiatre sâattend Ă une catastrophe, quâil ne peut anticiper par son action mĂ©dicale. Son
inquiĂ©tude est suscitĂ©e par lâimpossibilitĂ© dâagir dans le prĂ©sent pour prĂ©parer un avenir dont
les multiples indĂ©terminations empĂȘchent toute prise de dĂ©cision : une trouble mental va-t-il
se rĂ©vĂ©ler? Sâil survient, quelle serait sa nature ? Quelles seraient les causes de son
dĂ©clenchement ? Et quâadviendrait-t-il aprĂšs ?
Vers le basculement ou lâincomplĂ©tude
Dans un premier sens, la catastrophe attendue par le psychiatre est décrite par des métaphores
de rupture de continuitĂ©. Le jeune risque de perdre lâĂ©quilibre de « basculer », ou de plonger
irrémédiablement dans la folie. Le basculement désigne un évÚnement irréversible. Si ce
terme vient dĂ©signer lâapparition dâune maladie mentale grave, les psychiatres lâemploient
pour dĂ©signer le patient, et non son Ă©tat de santĂ©. Ce nâest pas la maladie qui apparait, mais le
patient qui se transforme brusquement. Soit celui-ci bascule - du cÎté de la santé mentale ou
du cĂŽtĂ© de la folie - soit il se « dĂ©structure », câest-Ă -dire que la construction de sa personne se
désordonne totalement et irrémédiablement. La catastrophe représente ainsi soit une rupture
de continuité dans la vie de la personne. Elle a alors un « avant » et un « aprÚs », est brutale et
irréversible.
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« La toute-puissance ne tient plus quoi⊠Mais ce nâest pas, il nây a pas de cassure ! Ce nâest pas⊠ça prend lâeau doucement. *âŠ+ Je ne sais pas maintenant ⊠dans quelle mesure il pourra⊠basculer au niveau structural. » (3)
Dans un deuxiĂšme sens, la catastrophe se produit lorsque la construction de lâadolescent reste
inachevĂ©e. Celui-ci demeure dĂ©pourvu de « structure », dans un Ă©tat dâincomplĂ©tude Ă©ternel.
Cet Ă©tat, thĂ©orisĂ© en psychanalyse par « lâabsence de structure » ou par la « structure
psychotique », causĂ©e par lâinaboutissement du conflit Ćdipien, sâapparente Ă une forme de
vie biologique, dĂ©signant des ĂȘtres vivants qui ne sont pas considĂ©rĂ©s comme des ĂȘtres
humains Ă part entiĂšre (Agamben, 1998). Le jeune dĂ©pourvu de structure dispose ainsi dâune
vie naturelle, mais non dâune vie qualifiĂ©e.
« Pour les enfants psychotiques, il nây a pas de latence, de mĂȘme que plus tard, il nây aura pas dâĂ©tat adulte vĂ©ritable â et mĂȘme, souvent, pas dâadolescence psychologique. Il est donc plus exact de se rĂ©fĂ©rer Ă des Ăąges chronologiques â pouvant correspondre par ailleurs Ă des Ăąges physiologiques â et non Ă des stades psychologiques » (p. 75) (Amado, 1969)
Dans lâexemple suivant, un jeune psychiatre emploie ces mĂ©taphores thĂ©oriques puis sâen
distancie rapidement pour décrire le contenu de ses craintes : une aggravation des difficultés
du jeune patient qui viendrait compromettre son avenir.
« LâidĂ©e que, oui, il est fragile en ce moment, et que les choses peuvent basculer dans un sens ou dans lâautre. Donc, quâil y a un « risque » - pour reprendre ton mot de risque â quâil bascule vers une maladie plus compliquĂ©e, vers une structuration plus, ou vers une absence de structure â tu le penses comme tu veux, le dĂ©bat nâest pas lĂ â mais que ça tourne mal et que ce soit compliquĂ© pour lui par la suite. Donc ça veut dire quâon va le surveiller de prĂšs, et quâon va mettre en place des soins pour lâaccompagner. Et pour Ă©viter que justement, il ne se dĂ©structure complĂštement. » (8)
Vers un avenir indéterminé
Dans la situation inquiĂ©tante, lâavenir prĂ©sente une double indĂ©termination. Dâune part,
la survenue de la catastrophe est incertaine et sa temporalitĂ© lâest tout autant. Elle pourrait
survenir immédiatement, dans un avenir à moyen terme, plusieurs années plus tard ou ne
jamais survenir au cours de la vie de la personne.
« « Est-ce que finalement, il va arriver Ă contenir ça, et quâil restera fragile mais que bien accompagnĂ©, il va pouvoir vivre avec ça ? *âŠ+ Est-ce que tout ça ne sera pas quâune espĂšce dâĂ©mergence, au moment de lâadolescence, dont il ne va finir par rĂ©cupĂ©rer, Ă peu prĂšs totalement ? Avec peut-ĂȘtre quelque chose qui apparaitra dans plusieurs annĂ©es dâailleurs. Ou peut-ĂȘtre pas. » (1)
118
Ainsi, Roberts et Clarke montrent dans leur analyse de récits de femmes ayant été traitées
pour un cancer du sein, la maniĂšre dont le dĂ©clenchement de la maladie - mĂȘme si celle-ci a
Ă©tĂ© soignĂ©e avec succĂšs - occasionne une rupture biographique et lâĂ©mergence dâune profonde
indĂ©termination de lâavenir, lequel demeure voilĂ© par la menace dâune rechute (Roberts &
Clarke, 2009). Pour le psychiatre de mĂȘme, le constat dâune premiĂšre « crise » chez un jeune
patient suscite une attitude expectative quant Ă lâĂ©ventuelle rĂ©pĂ©tition dâun tel Ă©vĂšnement.
Dâautre part, la nature de lâĂ©vĂšnement est incertaine. Si certains psychiatres dĂ©crivent
explicitement les changements de comportement du jeune patient qui viendraient les alarmer
(entretiens 3 et 12), dâautres Ă©voquent les termes gĂ©nĂ©raux de « rechute », de
« dĂ©compensation » ou « dâincidence » (entretien 7). Enfin, un psychiatre craint la survenue
dâun Ă©vĂšnement de nature tout Ă fait indĂ©terminĂ©e (entretien 4).
La nature de lâĂ©vĂšnement est clairement dĂ©crite
« - Tu gardes quoi comme hypothÚses de ce qui pourrait arriver ?
LĂ pour un jeune oĂč je pense quâil pourrait Ă©voluer vers la schizophrĂ©nie ? *âŠ+ quâil se mette Ă dĂ©lirer, alors soit sous lâeffet du cannabis, soit spontanĂ©ment *âŠ+ quâil se replie dâavantage, quâil nâait plus dâamis, quâil inverse son rythme nycthĂ©mĂ©ral⊠Que⊠LâinquiĂ©tude des parents ! *âŠ+ Quâil y ait des troubles du comportement, des bizarreries. âŠDes choses inhabituellesâŠ
- Des changements ?
Oui, des changements, oui. Dans son comportement, dans son rythme, dans ses activitĂ©s, dans ce quâil peut me dire. Enfin, si son discours Ă©tait bien construit et que ça devient tout dĂ©cousu, je vais mâinquiĂ©ter. » (12)
La nature de lâĂ©vĂšnement est indĂ©terminĂ©e
« Ăa ne va pas ĂȘtre forcĂ©ment une catastrophe. Si on arrive Ă passer du temps, un cap, Ă les aider, Ă ĂȘtre prĂ©sent⊠A ne pas les laisser sombrer dans je ne sais pas quoi. » (4)
Le « retour de la réalité » déclenchera la catastrophe
Si la survenue et la nature de lâĂ©vĂšnement attendu sont incertaines, sa cause est connue.
Selon les psychiatres, la catastrophe surviendra sous lâeffet de la « rĂ©alitĂ© ». Ainsi, la fuite en
avant du jeune et des parents en dépit de problÚmes inquiétants est désignée par la métaphore
de la bulle spéculative, et la survenue de la maladie mentale est causée par la métaphore de la
réalité. Telle une économie financiÚre, les difficultés mentales de la personne sont
temporairement masquĂ©es par une bulle spĂ©culative, laquelle menace dâexploser sous lâeffet
119
de lâĂ©conomie rĂ©elle. Ainsi, le trouble mental du jeune patient se rĂ©vĂšlera de lui-mĂȘme en
dehors du temps de consultation avec le psychiatre.
« Je laisse aussi faire les choses dans la rĂ©alitĂ© en dehors dâun temps de consultation. *âŠ+ On peut avoir des inquiĂ©tudes sans ĂȘtre certain. Soit dâune rechute psychiatrique⊠soit dâune incidence majeure. Et de se dire parfois aussi, bah⊠la rĂ©alitĂ© nous dira. » (7)
Câest lorsque la personne sera confrontĂ©e Ă des contraintes sociales, dĂ©signĂ©es par « la
réalité », que ses difficultés émotionnelles et psychiques se révÚleront dans toute leur
ampleur. Un psychiatre dĂ©crit ainsi un Ă©chec scolaire comme un « retour de la rĂ©alitĂ© » Ă
mĂȘme de faire dĂ©compenser son jeune patient.
« Câest ââje veux gagner beaucoup dâargent et pas beaucoup travaillerââ en gros. Mais dans quelque chose de⊠qui est pas du tout ancrĂ© dans le rĂ©el quoi. *âŠ+ Je suis inquiet sur le fait que lui il se construit vraiment sur une identitĂ© nĂ©gative, et je pense quâĂ un moment sâil y a un Ă©chec - et il va y en avoir un qui viendra tĂŽt ou tard â et il va y avoir une confronta... un retour comme ça du rĂ©el. » (3)
Le terme de « réalité » traduit des expériences émotionnelles douloureuses, tels le décÚs de
grands-parents, une rupture sentimentale ou tout autre Ă©vĂšnement grave.
« Je ne sais pas, il y a le dĂ©cĂšs de quelquâun qui lui est, enfin, dâun parent ou dâun grand-parent, *âŠ+ une rupture sentimentale, si câest un ado il a peut-ĂȘtre une petite copine ou un petit copain. ⊠Enfin si on pense quâil peut Ă©voluer vers une schizophrĂ©nie, câest-Ă -dire vers une dĂ©compensation psychotique, je me dis que cela pourrait ĂȘtre des facteurs favorisants ou dĂ©clenchants dâun Ă©pisode. »(12)
Si la rĂ©alitĂ© sâimpose au jeune patient et Ă ses proches, elle constitue Ă©galement une Ă©preuve
pour les actions du psychiatre. Les aménagements sociaux organisés autour du patient
révÚleront ainsi leur efficacité ou leur insuffisance à pallier à ses difficultés.
« Dans la vie au quotidien⊠heu⊠je dirais eux et leur proches vont pouvoir se retrouver confrontĂ©s Ă la rĂ©alitĂ©. Et câest au fil des jours. Au fil des expĂ©riences. Soit tout un tas de choses se mettent en place elles tiennent. Soit tout un tas de choses se mettent en place et ne tiennent pas. » (10)
Une psychiatre explique ainsi que la « réalité » sera une épreuve de vérité pour son jeune
patient et pour elle-mĂȘme, Ă lâissue dâune tentative dâinsertion professionnelle au sein dâune
unitĂ© de soins-Ă©tudes dont les exigences en termes dâhoraires et dâefficacitĂ© sont nettement
inférieures à celles du monde du travail.
« Câest ma curiositĂ© Ă moi de savoir sâil peut faire ce CFA, de tenir des horaires et tout ce qui est lâexigence de la rĂ©alitĂ©. Parce que la quand je lâai vu, il mâa bien dit que dans la bulle de *lâĂ©tablissement de soins-Ă©tudes] il savait que sâil nâĂ©tait pas lĂ ou quoi, ce nâĂ©tait pas trop grave. Alors que la perspective de vers quoi il va aller en nous quittant⊠*âŠ+ Il se demande sâil pourra. ââSi jâaurai droit Ă lâerreurââ ? Il dit ââje ne sais pas si
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je ne vais pas un jour chez mon employeur ou si je ne vais pas un jour au cours, jâai lâimpression que je me ferai virerââ. » (11)
DĂ©buter une psychothĂ©rapie peut Ă©galement ĂȘtre un changement suffisant pour dĂ©clencher la
catastrophe. Le psychothérapeute aurait alors été iatrogÚne, en aggravant les difficultés du
jeune par son action.
« Quand je suis encore dans les questions de « comment ça va⊠est-ce que ça peut virer sur une dĂ©compensation psychotique ? », je me garde de trop les ⊠de trop les interroger sur leur position subjective. Parce que quand un gamin, un ado, est limite⊠Si on va trop le chercher sur sa position subjective, câest comme ça quâon le fait dĂ©compenser aussi. Parce quâil nâest pas Ă mĂȘme de rĂ©pondre ! et que ça lâangoisse de trop ! Et quâil nâest pas assez solide. » (6)
Si la cause de la catastrophe qui menace le jeune patient est connue, ses conséquences sont
plus variables. Le suicide, le dĂ©lire, les hospitalisations, et lâabsence dâinsertion
professionnelle sont fréquemment évoqués par les psychiatres. Un psychiatre décrit également
la crainte que son patient ne commette des actes délictueux ou violents le conduisant à une
incarcération.
« Je ne sais pas trop sur quel mode il peut dĂ©compenser. A mon avis ce sera plus sur une violence extĂ©riorisĂ©e. Enfin il a dĂ©jĂ parfois des actes violents un peu inquiĂ©tants, et il risque Ă mon avis de sâenfermer dans une espĂšce de carapace identitaire, psychopathique ou dĂ©linquante, et de finir⊠⊠⊠incarcĂ©rĂ© ou en tout cas ⊠ou pris dans des fonctionnements⊠maf ⊠pseudo-mafieux ⊠enfin je ne sais pas trop. » (3)
Dâautres consĂ©quences ne sont que suggĂ©rĂ©es par les psychiatres. QualifiĂ©es de
« catastrophiques » (entretien 12), « redoutables » (entretien 4), ou de « dramatiques »
(entretien 6), leur indĂ©termination suscite moins dâinquiĂ©tude pour les psychiatres que leur
caractÚre incontrÎlable et irréversible.
Lâengagement du psychiatre devient impĂ©ratif
La gravitĂ© de la menace appelle le psychiatre Ă sâengager pour aider le jeune patient.
NĂ©anmoins, les incertitudes concernant les trois dimensions de sa pratique mĂ©dicale â le
diagnostic, le pronostic et le traitement â viennent entraver son action. Cette contradiction
entre lâimpĂ©ratif Ă agir et lâimpuissance, favorise lâĂ©mergence dâun coĂ»teux engagement
Ă©motionnel de la part du psychiatre.
121
Au cours des entretiens jâai frĂ©quemment employĂ© le mot dâinquiĂ©tude pour illustrer la
situation oĂč le psychiatre ne peut distinguer si le trouble du patient relĂšve dâune dĂ©tresse
adolescente ou de lâĂ©mergence dâun trouble mental grave. Je posais frĂ©quemment la question
suivante « Quâest-ce qui vous inquiĂ©terait si vous rencontriez un adolescent ? » ou
« Comment imaginez-vous lâavenir dâun adolescent qui vous inquiĂšte ? ». Tous les
psychiatres participants ont volontiers repris Ă leur compte cette terminologie. Je suggĂšre ici
que lâinquiĂ©tude du psychiatre est engendrĂ©e et modelĂ©e par la tension entre son attente dâun
avenir effroyable pour le jeune et son sentiment dâincapacitĂ© Ă agir sur ce futur.
« - Je mâattends un peu au pire quoi. GĂ©nĂ©ralement, je vois un peu le pire, le pire⊠heu⊠partout!! (Ă©clate dâun rire nerveux). Enfin, dans une situation, jâai tendance Ă voir un peu le pire (rire). A apprĂ©hender un peu le pire en tout cas.
- Et tu tây prĂ©pares au pire ?
- âŠheu⊠⊠(long silence)âŠ
- âŠOu juste ça tâinquiĂšte ?
- ⊠heu⊠Plus ça mâinquiĂšte, je pense. Je ne mây prĂ©pare pas non plus (rire). Non, parce que je ne me dis pas, je ne me dis pas non plus « ça ne peut ĂȘtre que ça ! », je ne me dis pas « ça sera ça ! Ce sera le pire ou quoi ». Je me dis que, enfin, « comment est-ce que ça va finir ? ». ⊠Je lâimagine plutĂŽt mal. ⊠Enfin, ça reste assez flou. Une anxiĂ©tĂ© assez floue. ⊠» (12)
Le terme dâinquiĂ©tude, tel quâil est employĂ© par les psychiatres et dĂ©fini dans le LittrĂ©4,
autorise une fine description de leur Ă©tat Ă©motionnel. En effet, si la peur a un objet, un motif
connu, lâinquiĂ©tude peut en ĂȘtre privĂ©e. Ne sachant quelle sera la nature exacte du trouble
mental, le malaise du psychiatre est privĂ© de cause identifiĂ©e. De plus, lâinquiĂ©tude traduit la
pĂ©nible expĂ©rience que fait le psychiatre de sa propre incapacitĂ© dâaction, face Ă des attentes
pronostiques qui le tourmentent. Enfin, lâinquiĂ©tude dĂ©crit lâagitation intĂ©rieure du psychiatre,
sa vigilance, son Ă©tat dâalerte. En un aller-retour perpĂ©tuel, ses questions pronostiques
insolubles ne se dissipent que pour mieux réapparaßtre à la vue du jeune patient dont le trouble
menace de le faire basculer dans la folie.
La situation de son jeune patient constitue ainsi pour le psychiatre un impératif à agir. Cette
personne ne vit pas uniquement lâexpĂ©rience dâune maladie, elle est façonnĂ©e et transformĂ©e
sous lâeffet dâun Ă©ventuel trouble mental. Assister Ă ce processus engage alors le psychiatre
qui en est tĂ©moin et lâincite Ă un travail dâalerte en dĂ©pit de son incertitude pronostique. En
effet, un individu nâest pas lanceur dâalerte par nature mais le devient par nĂ©cessitĂ©
4 LâinquiĂ©tude dĂ©signe « une agitation pĂ©nible et douloureuse que cause une crainte
quelconque » (Littré)
122
(Chateauraynaud & Torny, 1999). Dans la suite de ce chapitre je vais décrire la maniÚre dont
les psychiatres rĂ©solvent cette tension lors de leur travail clinique, par le biais dâun coĂ»teux
engagement personnel et Ă©motionnel venant rĂ©pondre Ă lâĂ©ventuelle Ă©mergence dâun trouble
mental grave.
3.2. Quel est le travail du psychiatre face à une situation inquiétante ?
Regarder le danger en face
Lâimportance du sens commun
LâinquiĂ©tude des psychiatres Ă©merge dâune perception intuitive et sensorielle du problĂšme de
leur jeune patient. Selon Chateauraynaud et Torny, le sens commun â en tant que fond
commun dâexpĂ©riences sensibles â est indispensable Ă lâĂ©mergence dâune alerte. En effet,
« lâexpĂ©rience de la catastrophe et la connaissance des dangers font partie intĂ©grante des
compétences que les personnes, y compris les plus démunies, développent pour survivre » (p.
25) (Chateauraynaud & Torny, 1999).
« - Quâest-ce qui inquiĂšte le thĂ©rapeute ?
- Souvent câest quand il y a ⊠on sent quâil y a un moment⊠une menace suicidaire par exemple, ⊠des⊠effectivement⊠des propos qui deviennent de plus en plus dĂ©connectĂ©s de la rĂ©alitĂ©, qui paraissent un peu dĂ©lirants. (3)
« On sentait quâil y avait une espĂšce de dĂ©lire mĂ©galomaniaque » (3)
« Il y a des choses oĂč on sent bien que ce sera trĂšs difficile ! » (1)
Ce sens commun est à prendre au sérieux, car la schizophrénie menace le cours entier de la
vie dâune personne.
« La majoritĂ© des psychiatres a des outils de sens commun âŠ. Câest ce que je vous disais, ââla schizophrĂ©nie comme pas guĂ©rissableââ, lâimmense majoritĂ© des psychiatres le disent comme ça. » (2)
123
Tout comme le sens commun, le « réalisme » consiste à regarder en face le danger que
représentent les enjeux sociétaux liés à la maladie mentale (entretien 3). Ainsi, avoir peur de
la maladie mentale est un devoir professionnel pour les psychiatres. Cette peur relĂšve du bon
sens, et nul ne doit lâignorer.
Mener une investigation subjective
Le psychiatre, guidé par sa perception sensorielle, discerne une menace et mÚne
lâinvestigation clinique. Il procĂšde Ă une Ă©valuation dâexpert, en partant de la surface du
patient pour aller chercher le trouble mental dans ses profondeurs (Barrett, 1996).
« Donc en creusant un peu, voilà ⊠Parce quâil pouvait comme ça prĂ©senter⊠paraĂźtre quasi normal comme ça au premier abord, et puis dĂšs quâon allait un peu plus loin quand mĂȘme, on sentait quâil y avait une espĂšce de dĂ©lire mĂ©galomaniaque » (3)
Dans la situation inquiĂ©tante, le psychiatre privilĂ©gie lâĂ©valuation subjective par rapport Ă une
recherche dâobjectivitĂ©. Chateauraynaud et Torny soulignent en effet quâune alerte nâa pas Ă
ĂȘtre objective, contrairement au modĂšle positiviste de la preuve formelle. Elle doit
uniquement « engendrer les bonnes épreuves, celles qui permettent de répondre à des doutes
et des interrogations qui font sens pour lâorganisation de la vie quotidienne » (ibid. p. 28).
Ainsi, la logique dâalerte adoptĂ©e par les psychiatres lorsquâils rencontrent un adolescent pour
lequel ils craignent la survenue dâune schizophrĂ©nie fait de la subjectivitĂ© leur outil de travail
le plus pertinent. Sâils sont rĂ©ticents Ă utiliser des outils pronostiques standardisĂ©s dans une
telle situation, le choix dĂ©libĂ©rĂ© de la subjectivitĂ© est en accord avec le rĂŽle de lanceur dâalerte
quâils endossent. En effet, « si le lanceur dâalerte humain reste supĂ©rieur Ă tout systĂšme
dâalarme objectivĂ© ou automatisĂ©, câest parce quâil peut faire jouer lâune contre lâautre une
capacitĂ© perceptuelle ouverte [âŠ], une facultĂ© dâinterprĂ©tation [âŠ] et une rĂ©flexivitĂ©
sâappuyant notamment sur la mise en tension de sa propension individuelle et de lâintĂ©rĂȘt
gĂ©nĂ©ral en adoptant le point de vue dâautrui » (ibid. p. 36). Une psychiatre Ă©voque ainsi la
maniĂšre dont elle serait tentĂ©e de procĂ©der par tĂątonnements dans la mise en Ćuvre dâun
traitement médicamenteux, lequel pourrait lui fournir des indices ténus et subjectifs sur la
nature du trouble de lâadolescent.
« Parfois, câest vrai que je serais tentĂ©e de faire une sorte de traitement dâĂ©preuve. Câest-Ă -dire de dire, ââau fond, si on lui mettait un petit peu de neuroleptiques, on verrait si ça lâamĂ©liore ». Et si ça lâamĂ©liore, câest quand mĂȘme un indice. Pour le diagnostic aussi. Et câest parfois aussi le cas pour un traitement antidĂ©presseur. De se dire « si on le met sous antidĂ©presseur, et sâil va
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vraiment mieux... on pourra dire⊠voilĂ . ». âŠAlors, bon, je ne suis pas si Ă lâaise que ça avec cette façon de travailler. Dâabord parce que moi je ne prescris pas. Parce que je suis plutĂŽt dans un certain minimalisme par rapport aux traitements mĂ©dicamenteux⊠Donc, ce que je vous dis, câest plutĂŽt une tentation » (1)
La situation inquiétante constitue une rencontre clinique en dehors de toute expérience
ordinaire pour le psychiatre. Face à un adolescent ni normal ni malade, sa méthode
dâinvestigation sâapparente Ă lâexploration dâun phĂ©nomĂšne inconnu. Par le biais dâessais
prudents, dâerreurs et de rĂ©ajustements, il sâadapte Ă la nouveautĂ©. Dans cette logique dâalerte,
ses capacités humaines subjectives surpassent celles de tout procédé objectif reposant
nécessairement sur des critÚres préétablis. Néanmoins, tant que le sens commun du psychiatre
et son évaluation subjective ne sont pas pris aux sérieux par ses interlocuteurs dans le déni,
son message dâalerte risque de ne pas ĂȘtre entendu. Il se doit alors de dĂ©noncer lâaveuglement
dâautrui face au danger.
DĂ©noncer lâaveuglement dâautrui
Lorsquâils sont confrontĂ©s Ă un adolescent qui les inquiĂšte, les psychiatres ont le devoir de
faire ouvrir les yeux de leur entourage sur le danger en présence. Le ton de leur discours
devient alors celui dâun procĂšs Ă lâencontre de ceux qui ignorent la menace. Si les parents ou
des collĂšgues « dans le dĂ©ni » sont accusĂ©s dâirresponsabilitĂ©, celle-ci nâest pas due Ă une
erreur dâapprĂ©ciation des difficultĂ©s du jeune patient mais Ă la lĂ©gĂšretĂ© avec laquelle ils
traitent cette question. Cette critique mâa ainsi Ă©tĂ© adressĂ©e par un psychiatre lors dâun
entretien.
« - Et dans le cas des adolescents qui vous inquiĂštent ? Par exemple, je ne sais pas, un adolescent qui dĂ©lire. Ou bien un adolescent qui aurait, disons de petites difficultĂ©s qui viennent sâajouter par ailleurs ?
- Pourquoi vous dites de petites difficultĂ©s, vous ?! Parce que⊠Mais ce sont des grosses difficultĂ©s, non ?! DĂ©jĂ quand vous dĂ©lirez vous ĂȘtes quand mĂȘme dans un truc, là ⊠Câest quelque chose de dĂ©lirer, hein ! » (4)
En effet, il ne sâagit pas uniquement de constater le problĂšme du jeune patient, mais
principalement de sâengager sur le plan moral. Il est impĂ©ratif de reconnaĂźtre que son
Ă©volution est bien plus quâun changement et quâil sâagit dâune transformation de tout son ĂȘtre.
A ce titre, Sue Estroff souligne que la schizophrĂ©nie est une maladie que lâon « est », plutĂŽt
quâune maladie que lâon a. Lâadolescent ne risque pas dâavoir une schizophrĂ©nie, mais de
devenir schizophrĂšne (Estroff, 1993). La situation est donc critique et « câest une des
125
caractéristiques des situations de crise de provoquer des écarts de comportements et des
dissonances de voix » (Chateauraynaud & Torny, 1999). Face Ă lâincrĂ©dulitĂ© et au mĂ©pris -
qui sont les deux modes principaux de rejet dâune alerte - le ton du lanceur dâalerte Ă©voque
celui de lâaccusation (ibid.). Ce mĂȘme psychiatre poursuit en dĂ©nonçant lâincompĂ©tence de ses
collĂšgues, lesquels ont failli Ă leur devoir de sâinvestir personnellement et Ă©motionnellement
pour aider une jeune patiente dont la situation lâinquiĂ©tait. Ce psychiatre reproche moins Ă ses
collÚgues leur évaluation des symptÎmes (la jeune fille délire-t-elle?) que leur faible
engagement affectif vis-Ă -vis de cette jeune fille, au regard de lâampleur de sa souffrance. Ici
encore, la quantification de la souffrance de cette jeune patiente repose sur le bon sens du
psychiatre, et nâa pas ĂȘtre objectivĂ©e.
« Je suivais une jeune fille qui avait un dĂ©lire de transformation corporelle. *âŠ+ Jâai considĂ©rĂ© quâelle Ă©tait trĂšs malade, et quâil fallait absolument quâil y ait une place rĂ©servĂ©e Ă cette grande maladie. *âŠ+ Elle devait passer de trĂšs mauvais moments, il fallait lâaider dans ce sens-lĂ . A ce moment-lĂ jâĂ©tais dans une institution oĂč tout le monde mâest tombĂ© dessus, en disant que non en fait, elle avait dit ça Ă un moment donnĂ© mais quâen rĂ©alitĂ© non elle ne dĂ©lirait pas. Donc, dâun cĂŽtĂ© il y a des gens qui disaient que ce nâĂ©tait pas signifiant de ce quâelle pouvait vivre. Il sâest avĂ©rĂ© que malheureusement jâavais parfaitement raison *âŠ+. Ce qui mâavait inquiĂ©tĂ© moi Ă ce moment-lĂ , ce nâĂ©tait pas tellement de me demander sâil elle allait devenir schizophrĂšne, câĂ©tait de me dire quâau fond cette jeune fille souffrait Ă©normĂ©ment. Et quâil fallait lâentendre et la considĂ©rer au niveau de cette souffrance, considĂ©rable. Que lâon ne pouvait pas la considĂ©rer, quelquâun qui avait des « petits problĂšmes » justement. *âŠ+
- Donc, là , il se jouait aussi un désaccord autour de cette jeune fille ?
- On pourrait dire quâil y a peut-ĂȘtre des gens qui nâont pas envie de considĂ©rer lâimportance de la souffrance de lâautre. » (4)
En effet, alerter consiste Ă interpeller autrui et Ă dĂ©noncer les marques dâindiffĂ©rence face au
problÚme. Ainsi, les aménagements de la famille qui retardent la prise en charge psychiatrique
tĂ©moignent de lâirresponsabilitĂ© des parents face Ă lâinadaptation sociale de leur enfant.
« - Je pense que les parents, de par leur situation, avaient permis que ce jeune, bon an mal an, ne soit pas trop repĂ©rĂ© et pris en charge. *âŠ+
- Avec une adaptation de la famille ?
- Oui. Alors, avec une complicité ! Qui en aidant le jeune avec plein de moyens et cetera, a fait que, bon an mal an, il a maintenu une espÚce de pseudo-intégration. » (3)
Dans une situation inquiétante, la dénonciation du déni constitue ainsi une étape essentielle de
lâalerte lancĂ©e par le psychiatre. En refusant de voir le problĂšme, les parents sont accusĂ©s
dâaccentuer le dĂ©ni de leur enfant jusquâĂ ce quâil devienne un prĂ©-dĂ©lire, câest-Ă -dire que
lâenfant ait une image de lui-mĂȘme trop en dĂ©saccord avec la rĂ©alitĂ©. Les parents se montrent
126
ainsi irresponsables, non seulement vis-à -vis de la société, mais surtout vis-à -vis de leur
enfant puisquâils contribuent Ă le rendre fou.
« Les parents non seulement entĂ©rinent mais entretiennent parfois le discours de leur enfant. Discours qui consiste Ă dire, en gros ââCâest pas moi qui vais mal, câest les profs qui sont nuls, câest lâinstitution scolaire qui est mauvaise, câestâŠââ. Alors du coup, pourquoi aller consulter un psy ? » (3)
Un psychiatre estime en revanche que de trop nombreuses critiques Ă lâencontre de la famille
risquent de le priver dâun interlocuteur utile, sans doute le seul Ă mĂȘme de porter une
assistance indéfectible au jeune patient souffrant de troubles mentaux, tout au long de sa vie.
« Aujourdâhui, quand je rencontre ces patients, avec la question de lâavenir. Câest de me dire : rien ne me dit que moi, ni mĂȘme parmi mes confĂšres, on le soignera suffisamment bien pour quâil puisse se passer de sa famille. Donc, aller taper dans la famille comme dans une fourmilliĂšre⊠je considĂšre ça aujourdâhui comme dangereux. » (5)
Croire en la prophétie auto-réalisatrice
Lâeffet performatif des actions mĂ©dicales
Lors des entretiens, les psychiatres Ă©taient Ă mĂȘme de dĂ©crire lâeffet performatif de leurs trois
actions médicales : le diagnostic, le traitement, et le pronostic. Le pronostic en particulier a un
impact sur lâĂ©volution des jeunes patients pour chacune de ses trois dimensions : concevoir
des attentes pronostiques, se livrer Ă des anticipations, ou communiquer ces attentes (la
prédiction). Les psychiatres font ainsi référence à la prophétie auto-réalisatrice telle que la
définit Merton, en se fondant sur le théorÚme sociologique attribué à W.I. Thomas : « à partir
du moment oĂč les hommes considĂšrent une construction sociale comme rĂ©elle, alors elle est
réelle dans ses conséquences » (Robert K. Merton, 1948). Cette notion a trouvé un écho en
psychologie de lâĂ©ducation, et donnĂ© lieu Ă plusieurs travaux dĂ©montrant que la reprĂ©sentation
quâont les professeurs des capacitĂ©s de leurs Ă©lĂšves influence les rĂ©sultats scolaires de ces
derniers (Robert K. Merton, 1948; Rist, 1970; Rosenthal & Jacobson, 1968). Elle a été
Ă©galement Ă©tĂ© utilisĂ©e par Christakis pour dĂ©crire la rĂ©ticence des cancĂ©rologues Ă sâengager
dans des prĂ©dictions vis-Ă -vis de leurs patients concernant le temps quâil leur reste Ă vivre.
Lorsquâils doivent nĂ©anmoins prĂ©dire le dĂ©lai de survenue de la mort, leurs estimations
comportent un biais systématique de surestimation de la durée de survie. Cet optimisme
127
ritualisĂ© sâexplique par la croyance des mĂ©decins dans une prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice : sous-
estimer la survie du patient pourrait avoir des conséquences néfastes, voire accélérer la
survenue de sa mort (Christakis, 2001).
Lâeffet performatif du diagnostic
PremiÚrement, certains psychiatres se montraient particuliÚrement réticents à évoquer des
diagnostics devant les patients et leurs familles. Un psychiatre Ă©voque ainsi lâeffet performatif
de la communication dâun diagnostic de schizophrĂ©nie, laquelle crĂ©e dâelle-mĂȘme la maladie.
A ce titre, Rosenberg souligne le rÎle croissant du diagnostic en médecine comme mode de
lĂ©gitimation de lâautoritĂ© mĂ©dicale et de contrĂŽle social en attribuant une signification
culturelle Ă une expĂ©rience individuelle (Rosenberg, 2002). Sâil Ă©voque cette idĂ©e en sâen
distanciant, ce psychiatre déclare ne pas faire usage des catégories diagnostiques
psychiatriques dans son travail clinique quotidien.
LâĂ©tiquetage par le diagnostic
« Dâun point de vue un peu fou comme ça, je dirais que jâai lâimpression que la maladie vient avec le diagnostic. Que tant que personne nâa dit que vous Ă©tiez schizophrĂšne, bah vous ne lâĂȘtes pas ! Vous ĂȘtes, ce que vous ĂȘtes. Ce cĂŽtĂ© de stigmatisation moi me gĂȘne beaucoup, moi en psychiatrie. MĂȘme Ă©normĂ©ment je pense. Et ce nâest pas lĂ -dessus que je mâappuie pour travailler, donc je nâai pas tellement de raison de poser un diagnostic psychiatrique. Ăa ne mâempĂȘche pas dâĂȘtre inquiet pour des tas dâautres raisons qui sont de lâordre des symptĂŽmes, ou des consĂ©quences des symptĂŽmes. (4)
DeuxiĂšmement, un psychiatre critique avec ironie lâeffet performatif du diagnostic sur la
maniĂšre dâinterprĂ©ter le parcours de vie dâune personne. DĂšs lors que celle-ci a eu des
difficultĂ©s dâinsertion sociale et des difficultĂ©s psychiques, les attentes pour son avenir seront
pessimistes et chaque élément de son passé sera réinterprété a posteriori comme le signe
avant-coureur dâune schizophrĂ©nie. Ainsi selon Bruno Latour, en sciences, la preuve est un
Ă©lĂ©ment Ă©quivoque et qui nâest reconnu comme valide que pour stabiliser un accord entre les
différents acteurs (Latour, 1989).
Lire le passé à la lumiÚre du diagnostic
« Moi quand jâai appris la psychiatrie en CHU, mon chef de service me disait beaucoup quâils Ă©taient courants dans la schizophrĂ©nie, les parcours atypiques.
- Quâest-ce que câest un parcours atypique ?
Bah, toute personne à « parcours atypique, plus des idĂ©es dĂ©lirantes » âŠmĂ©fie-toi, câest un schizophrĂšne !
128
- Mais câest quoi un parcours atypique ?
Bah ce nâest pas dans la norme ! Câest à ça que ça revient. (rire) Si vous ĂȘtes atypique et que vous devenez Mickael Jackson ça va. Et si vous ĂȘtes atypique et que vous devenez Ă©boueur, vous ĂȘtes un futur schizophrĂšne. *âŠ+ Une insertion sociale prĂ©caire. Ou trop dâangoisse par exemple. Et puis, aprĂšs coup tout prouve tout ! ââAh ça câĂ©tait dĂ©jĂ la schizophrĂ©nieâŠââ. » (2)
La quĂȘte identitaire des adolescents contribue Ă©galement Ă lâeffet performatif du diagnostic de
trouble mental. Ce dernier, une fois évoqué, devient un rÎle social et une identité subjective
pour lâadolescent, qui prĂ©fĂšre conserver une Ă©tiquette sociale dĂ©viante plutĂŽt que de devoir
renoncer Ă jouer son rĂŽle.
« Câest plus frĂ©quent quâon ne le pense chez lâado. Ils sont dans de tels questionnements identitaires de « qui je suis ? Et comment ĂȘtre ? », que finalement si on leur donne un mode dâemploi, mĂȘme si câest un mode dâemploi de folie, et bien, ils le prennent. PlutĂŽt que de ne pas savoir faire, autant faire dâune façon, plutĂŽt que de ne pas savoir faire⊠» (8)
Lâeffet performatif du pronostic
Si la communication dâun diagnostic fournit une Ă©tiquette venant attribuer une signification
sociale Ă lâexpĂ©rience subjective dâun trouble, la situation inquiĂ©tante concerne des
adolescents qui ne souffrent dâaucun trouble catĂ©gorisable. Dans cette situation, prĂ©dire
lâĂ©ventualitĂ© dâune schizophrĂ©nie est non seulement un Ă©tiquetage, mais crĂ©e de toutes piĂšces
une identité de schizophrÚne pour un adolescent jusque-là vierge de tout trouble mental. Toute
parole du psychiatre est ainsi appropriĂ©e par lâadolescent, mĂȘme si ses difficultĂ©s ne
constituent en rien les prĂ©mices dâune maladie mentale.
Lâinfluence de prĂ©dictions
« Les ados ils sont en construction, et ils sont en recherche identitaire. Ils sont paumĂ©s. Ceux quâon voit ils sont paumĂ©s dans ces questions-lĂ trĂšs souvent, et si tu vas fixer quelque chose en disant « vous ĂȘtes psychotique » - câest un peu caricatural, mais â *âŠ+
- Et donc, est-ce que parler de risque de schizophrĂ©nie, mĂȘme si on dit que câest juste un risque, hein, que ce nâest pas sĂ»r⊠Est-ce que en fait, cela pourrait avoir des consĂ©quences directes sur le patient ?
Oui. Oui, ça peut, ça peut. Câest une des possibilitĂ©s. Alors, je ne dis pas que ça le fait systĂ©matiquement. Mais sur des ados qui justement, sont dans des problĂ©matiques de construction identitaire, de pertes de repĂšres et de difficultĂ©s par rapport Ă leurs identifications, cela peut venir fixer quelque chose qui, peut-ĂȘtre, aurait pu Ă©voluer autrement. Je trouve que câest un peu jouer les apprentis sorciers dans beaucoup de situations.» (8)
Ce psychiatre dĂ©crit ainsi les adolescents comme des ĂȘtres en construction, particuliĂšrement
vulnĂ©rables Ă la communication dâattentes pronostiques et diagnostiques. Cependant, mĂȘme si
le psychiatre ne divulgue en rien ses attentes, sa pensĂ©e elle-mĂȘme a un effet performatif sur
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lâĂ©volution des jeunes patients. Ainsi, penser que les difficultĂ©s du jeune pourraient ĂȘtre liĂ©es
à une psychose représente déjà une lourde menace pour son avenir.
Lâinfluence des attentes pronostiques (lâeffet de la pensĂ©e du psychiatre)
« Lâado, il est encore en construction, il est encore dans un entre deux oĂč il existe et surtout, et parfois seulement parce quâil existe dans ta tĂȘte. *âŠ+ La façon dont tu le penses, câest en partie la façon dont il va se penser lui et dont il va ĂȘtre. Donc câest pour ça que je disais tout Ă lâheure : le penser psychotique, il va forcĂ©ment un peu lâĂȘtre. *âŠ+ Effectivement, penser, penser la psychose, pour la suite, cela a plus de consĂ©quences que de penser des troubles non fixĂ©s qui peuvent Ă©voluer autant vers la psychose que vers la nĂ©vrose. » (8)
Enfin, la derniĂšre dimension du pronostic, lâanticipation, a Ă©galement un effet sur lâĂ©volution
du jeune patient. Un psychiatre souligne que les anticipations scolaires créent un handicap
pour le jeune qui nâa pas lieu dâĂȘtre. Les orientations dans des classes spĂ©cialement dĂ©diĂ©es
aux élÚves déviant de la norme contribuent à fixer une difficulté scolaire passagÚre du fait
dâun processus de sĂ©lection irrĂ©versible des enfants par lâinstitution scolaire, sĂ©lection dont les
psychiatres se rendent complices.
Lâinfluence des anticipations scolaires
« La prolifĂ©ration du mĂ©dical dans les Ă©coles est une psychiatrisation Ă outrance ! On a remplacĂ© lâexclusion par la sĂ©grĂ©gation. Et avec la sĂ©grĂ©gation votre pronostic est engagĂ©. Un gamin en CLIS, pour quâil aille dans un lycĂ©e normal, il faudra quâil sây mette de bonne heure.*âŠ+ Et les psychiatres sont complices, ce sont eux qui font des certificats, pour faire de leurs petits patients des handicapĂ©s. *âŠ+ Câest une mesure pĂ©dagogique, ce nâest pas une prescription mĂ©dicale ! Il nây a pas besoin dâĂȘtre fou, handicapĂ©, je ne sais pas quoi. On nâavait quâĂ dire « irons dans cette classe les enfants qui ont besoin, et câest lâĂ©cole qui dĂ©cide ». *âŠ+ LâĂ©cole exige des bilans, la MDPH exige des bilans, mais ce nâest pas Ă©crit dans la loi. *âŠ+Pour matĂ©rialiser bien la chose.
- Et donc, ce que vous voulez dire, câest que quand un enfant rentre en CLIS son avenir scolaire compromis ?
En tout cas, il est sĂ©rieusement entamĂ©. SĂ©rieusement. Des fois, des fois au collĂšge ils ont une deuxiĂšme chance. Des fois. Mais il est sĂ©rieusement entamĂ©. Ce qui renforce lâidĂ©e que la CLIS est nĂ©cessaire ! Ils disent ââcâest bien la preuve quâil avait besoin dâune CLISââ ! » (2)
Lâeffet performatif du traitement
La prescription de mĂ©dicaments dont lâindication principale est le traitement de la
schizophrĂ©nie a Ă©galement un effet performatif sur lâavenir du jeune patient. ConsidĂ©rĂ©s
comme devant ĂȘtre prescrits Ă vie, ces traitements sont poursuivis indĂ©finiment, aucun
psychiatre nâosant les arrĂȘter par la suite, par crainte dâune dĂ©compensation. Un psychiatre
estime ainsi que lâintroduction des neuroleptiques a favorisĂ© lâĂ©mergence dâune vision de la
schizophrĂ©nie comme une maladie incurable. Sâil Ă©tait possible de guĂ©rir de la schizophrĂ©nie
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avant lâintroduction des neuroleptiques, leur indication actuelle de prescription continue crĂ©e
la chronicité du trouble par son effet performatif.
« Câest Ă©tonnant de voir que dans les annĂ©es 50, entre 15 et 20% des schizophrĂšnes guĂ©rissent. GuĂ©rissent. On parle de guĂ©rison du schizophrĂšne Ă gogo ! En 2015, il nây a aucun schizophrĂšne qui guĂ©rit. *âŠ+ Avec lâintroduction des psychotropes, les psychotropes deviennent pronostiques aussi.
- Et du coup câest lâinvention des psychotropes qui transforme la schizophrĂ©nie en maladie Ă vie ?
*âŠ+ Vous connaissez un seul psychiatre qui ose arrĂȘter un traitement neuroleptique ? *âŠ+ Quand vous dites Ă un gamin de 18 ans quâil est schizophrĂšne, vous pouvez ĂȘtre la plus « open-minded » du monde, vous ĂȘtes en train de lui dire quâil va crever de schizophrĂ©nie. Donc dire en fait « psychotique », et bien on Ă©chappe un peu à ça. *âŠ+
- Mais jâai quand mĂȘme lâimpression que pour certains ados de 18 ans justement, il nây a pas de nom qui est dit, mais il y a quand mĂȘme un traitement.
- Oui. Câest exactement ce que je dis. Le traitement est un diagnostic. Et un pronostic. *âŠ+ AprĂšs, lâavantage des jeunes fous câest quâils sont trĂšs rebelles, donc ils peuvent arrĂȘter leur traitementâŠ*âŠ+ Parfois, je prĂ©fĂšre que les gens trouvent un psychiatre de confiance avec lequel ils peuvent dĂ©battre et discuter de tout ça et en parler, et arrĂȘter le traitement ensemble.
- Est-ce que les psychiatres sont prĂȘts Ă arrĂȘter⊠?
- Oui, oui. Encore une fois, le traitement, ce nâest pas un but dans la vie, non plus. Mais câest difficile, mĂȘme pour un psychiatre trĂšs bon aujourdâhui, de dire ââje vais arrĂȘter les neuroleptiquesââ. Câest trĂšs difficile. Pour quelquâun qui a 30 ans, et que ça fait 10 ans quâil en a, on a tout de suite lâimpression quâon prend des risques dĂ©mesurĂ©sâŠ
- Et quâest-ce que câest ce risque ?
La dĂ©compensation ! Quâil recommence Ă dĂ©lirer, quâil soit hospitalisé⊠Mais câest Ă©vident, sâil va bien avec, alors il reste comme ça. Mais les effets secondaires sont terribles. *âŠ+
- Et vous pensez que les gens tentent, ou pas alors?
Moi je pense que les gens ne tentent pas, non.»
Pour autant, ce point de vue doit ĂȘtre nuancĂ©. Plusieurs psychiatres mâont confiĂ© avoir acceptĂ©
dâarrĂȘter les traitements, en accord avec leurs jeunes patients. Dans la citation suivante, une
psychiatre Ă©voque la rechute dâune jeune fille Ă lâarrĂȘt de son traitement, la longue
hospitalisation quâelle a dĂ» subir, et le douloureux impact de cette dĂ©cision. La rechute
contribue Ă©galement Ă modifier les attentes pronostiques et les hypothĂšses diagnostiques font
ici lâobjet dâune nĂ©gociation entre la psychiatre spĂ©cialiste dâadolescents et le psychiatre
spĂ©cialiste dâadultes.
« La question de ces jeunes, rĂ©currente et tout ça câest de dire ââEst-ce que je suis malade ? Est-ce que je suis malade pour toujours ? Quâest-ce que jâai ?ââ, ou ââEt puis lĂ je me sens bien doncââ. VoilĂ . Et Ă un moment donnĂ©, dans cette situation-lĂ particuliĂšre, de ne pas pouvoir justifier le maintien dâun traitement mĂ©dicamenteux. Et traitement que donc on a arrĂȘtĂ©. (silence) Et il y a eu une rechute. *âŠ+ Une bonne rechute. Il y a un Ă©pisode dĂ©lirant. *âŠ+ Et Ă ce moment-lĂ , cette jeune de 18 ans, est hospitalisĂ©e en urgence sur son secteur adulte. *âŠ+ Cela a Ă©tĂ© une lourde hospitâ, elle a Ă©tĂ© vraiment vraiment pas bien⊠Et, et, la question se posait, Ă ce moment-lĂ , pour le collĂšgue adulte qui la recevaitâŠdâun processus schizophrĂ©nique ! *âŠ+ Alors. Bon. Câest vrai que, vu le tableau initial, vu la rĂ©cupĂ©ration, moi jâavais parlĂ©, bon, plutĂŽt dâun risque de trouble de
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lâhumeurâŠ. Et, bon. Quand on en a discutĂ© avec le collĂšgue adulte, heu, jâĂ©tais⊠finalement⊠plus lĂ -dessus » (7)
Un psychiatre explique que lorsquâil se pose la question dâun Ă©ventuel dĂ©but de schizophrĂ©nie
chez un adolescent, il préfÚre prescrire des médicaments utilisés aussi bien pour le traitement
de la schizophrĂ©nie que pour dâautres troubles. Au-delĂ de pallier Ă son incertitude
diagnostique, ce choix de mĂ©dicament permet dâentretenir une incertitude pronostique
fonctionnelle. Si le mĂ©dicament est utilisĂ© dans diverses maladies, alors lâadolescent ne saura
pas quelles sont les attentes du psychiatre pour son avenir. Cette incertitude pronostique
fonctionnelle permet dâĂ©viter lâeffet performatif du traitement sur le pronostic du jeune
patient. Dans lâextrait suivant, le psychiatre explique que choisir un mĂ©dicament uniquement
utilisé dans le traitement de la schizophrénie, suppose de concevoir cette éventualité pour
lâavenir du jeune. Comme je lâai Ă©crit prĂ©cĂ©demment, cette attente pronostique, mĂȘme si elle
nâest quâune pensĂ©e secrĂšte du psychiatre, va directement influencer lâavenir de lâadolescent.
« - Est-ce que ça vous arrive de tenter, avec un ado dans une situation est atypique, pour lequel se pose la question dâune Ă©ventuelle future schizophrĂ©nie, par exemple les dĂ©pressions atypiques dont tu parlais, est- que ça vous arrive de tenter un traitement dâĂ©preuve neuroleptique ? Sans diagnostic, hein.
- Oui ! Sauf que⊠Alors je vais encore te rĂ©pondre de maniĂšre encore dĂ©tournĂ©e, hein (rire). Oui. On en utilise rĂ©guliĂšrement oui. *âŠ+ Mais, encore une fois, câest des traitements qui ont diffĂ©rentes indications. *âŠ+ Donc, quand on les met, on ne les met jamais dans lâidĂ©e que ça va guĂ©rir leur psychose, que ça va soulager leur psychose. PlutĂŽt, on les vend parce quâon y croit sur le plan de lâimpulsivitĂ© notamment. Et notamment on insiste sur lâidĂ©e quâon ne les met jamais au long cours. *âŠ+ Parce que toute la problĂ©matique du traitement au long cours, du traitement Ă vie, et de tout ce que ça implique. ⊠Donc on voit lâautre cĂŽtĂ©. Et câest compliquĂ© dâimaginer traiter un ado Ă vie. *âŠ+ DĂ©jĂ câest moins connotĂ© pour lâado. Et ça câest extrĂȘmement important ! *âŠ+ Je crois que pour lâado, comment tu le penses, câest essentiel. » (8)
Faire bon usage de la prophétie auto-réalisatrice
La situation inquiétante éclaire la maniÚre dont les pronostics des psychiatres sont influencés
par leur croyance dans la prophétie auto-réalisatrice. Les psychiatres craignent que la
communication de leurs attentes pronostiques ne catalyse la survenue du trouble mental chez
leurs jeunes patients, ou nâaggrave leurs difficultĂ©s. Annoncer des attentes pessimistes, que ce
soit au jeune ou Ă ses parents influencera leur maniĂšre de se reprĂ©senter lâavenir et par
consĂ©quent lâĂ©volution elle-mĂȘme. La norme professionnelle interdisant les prĂ©dictions est
alors décrite comme un véritable outil de prévention du trouble et comme un engagement
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moral. A ce titre, faire bon usage de la prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice sâapparente Ă lâimpĂ©ratif de
ne pas nuire, « primum non nocere », du serment dâHippocrate.
« La question du pronostic en psy câest un peu pareil. Si on annonce quelque chose qui va arriver de façon inĂ©luctable, et bien, âŠ, on, ⊠ça arrive. ⊠Câest connu en Ă©conomie ça, la prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice. Si on ne laisse pas les choses ouvertes, et bien, Ă©videmment, si on considĂšre que « vous avez une PMD ça va Ă©voluer comme si comme ça », et bien, pourquoi faire une psychothĂ©rapie ? Ce quâon a dans la tĂȘte pour un patient, ça influe sur ce que lui va en faire. Et alors câest vrai pour les enfants et les adolescents, et puis câest vrai aussi dans le discours quâon tient aux parents. Parce que si les parents projettent que câest rĂąpĂ©, Ă©videment, mĂȘme si on ne leur dit pas Ă eux⊠ça va aussi influer sur lâĂ©volution. (1)
Un jeune psychiatre souligne lâinterdiction professionnelle dâĂ©voquer des troubles mentaux
chroniques et graves comme la bipolarité ou la schizophrénie chez les adolescents.
« Poser un diagnostic de dĂ©pression ça ne nous pose pas de problĂšme. Mais poser des diagnostics de psychose, de maladie bipolaire, de⊠tout ça. Je trouve ça compliquĂ© chez lâadolescent. Je trouve ça compliqué⊠Et⊠je⊠Bon. On se lâinterdit un petit peu. On se lâinterdit un petit peu. » (8)
Ainsi, lâinterdiction de prĂ©dire un risque de trouble mental Ă de jeunes patients est
profondément liée à la crainte de la prophétie auto-réalisatrice. Au contraire, dans leur travail
clinique auprĂšs dâadultes, les psychiatres expliquent que lâomission du mot « schizophrĂ©nie »
leur permet de gĂ©rer de nombreuses incertitudes mĂ©dicales, lâabsence de demande
dâinformations de la part du patient et tout en prĂ©servant une relation de « bonne qualitĂ© »
(Leray, 1992). La crainte dâentrainer une stigmatisation sociale et une expĂ©rience subjective
douloureuse sont Ă©galement des arguments classiques (Atkinson, 1989; Marie-Carmen
Castillo, Lannoy, Seznec, Januel, & Petitjean, 2008; Leray, 1992). Toutefois, Atkinson
critique lâattitude charitable et moralisante des psychiatres dissimulĂ©e derriĂšre la volontĂ© de
ne pas nuire, et Castillo montre que les personnes cherchent activement des informations sur
leur trouble, sont soulagées de connaitre leur diagnostic et que cette annonce améliore leurs
relations avec leur psychiatre (Atkinson, 1989; M. -C. Castillo, Urdapilleta, Petitjean, Seznec,
& Januel, 2008).
NĂ©anmoins, les entretiens que jâai rĂ©alisĂ©s auprĂšs de psychiatres spĂ©cialistes dâadolescents
mettent en lumiÚre une autre dimension sous-jacente à la « volonté de ne pas nuire ».
Prononcer le mot de schizophrĂ©nie, prĂ©cisĂ©ment lorsquâil ne sâagit que dâune Ă©ventualitĂ©,
sâapparente Ă une malĂ©diction. Le mot lui-mĂȘme, tel un mĂ©diateur de la prophĂ©tie auto-
rĂ©alisatrice, risque dâinfluencer considĂ©rablement le pronostic du jeune patient, alors en bonne
santĂ© et au tout dĂ©but de sa vie. Au contraire, lâidĂ©e selon laquelle lâavenir du patient sera
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amélioré grùce au suivi psychiatrique est une croyance revendiquée comme un outil de travail
efficace.
« Donc, si, je me dis quâon les aide un petit peu ces ados. Quâon les aide un petit peu. Sinon câest sĂ»r que je ferais autre chose.
- Alors câest un peu une croyance⊠?
Oui. Et je pense que câest aussi cette croyance qui fait que ça marche.» (8)
Ainsi, en dĂ©pit de son ambivalence Ă©motionnelle â tantĂŽt optimiste mais pas trop, tantĂŽt
pessimiste sans sombrer dans le dĂ©sespoir â le psychiatre sâengage dans lâaction auprĂšs du
jeune patient. Il a lâimpĂ©ratif moral de croire en quelque chose, malgrĂ© un sentiment dâĂ©chec
permanent. Ainsi, une jeune psychiatre explique la maniĂšre dont le devoir professionnel de
croire en la prophétie auto-réalisatrice lui est enseigné par une psychologue plus expérimentée
de son service.
« Tu as un sentiment dâimpuissance, dâĂ©chec un peu permanent. Et, en en discutant avec la psychologue dans le service tout ça, elle mettait en avant que, vraiment, avoir⊠avoir⊠pour lâenfant, câest quelque chose qui lâaiderait Ă Ă©voluer. Et quâil fallait, quâil fallait y croire. Et quelque part, il faut y croire. Il faut croire. Il faut croire un minimum Ă quelque chose. VoilĂ . Elle, elle pense que si on nây croit pas, on ne peut pas faire avancer les choses. »(12)
Si lâaction du psychiatre â par sa pensĂ©e ou par sa pratique â influence un tant soit peu le
devenir du patient, alors celui-ci se doit dâadopter une attitude optimiste, de maniĂšre Ă faire
bon usage de la prophétie auto-réalisatrice et à protéger le patient contre la menace du trouble
mental. Dans la situation inquiĂ©tante, le psychiatre nâa rien Ă perdre à « croire en quelque
chose » jusquâĂ ce que le doute ne soit plus permis. Cette gestion de lâincertitude est
considĂ©rĂ©e par les psychiatres comme ni plus ni moins dĂ©raisonnable quâune autre, et
sâapparente de ce fait au pari pascalien.
Enfin, mĂȘme lorsque la survenue dâun grave trouble mental ne laisse plus de place au
doute, continuer à « croire en quelque chose » conserve deux fonctions essentielles dans le
travail clinique. Dâune part cette croyance encourage le psychiatre Ă poursuivre son action,
dâautre part elle traduit un bon usage de la prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice, de maniĂšre Ă ĂȘtre le
plus bĂ©nĂ©fique possible au patient. Une psychiatre est ainsi convaincue que lâun de ses
patients nâaurait jamais eu une Ă©volution aussi favorable de son trouble mental chronique si
celui-ci avait été considéré de nature schizophrénique. Au-delà du suivi et des traitements mis
en place, la conviction de la mĂšre de cet homme et de sa psychiatre quâil ne souffrait pas de
schizophrĂ©nie mais dâune psychose maniaco-dĂ©pressive, a contribuĂ© Ă son Ă©volution positive.
La prophétie auto-réalisatrice agit ainsi par le biais de la communication avec le patient, mais
134
Ă©galement par celui de lâinfluence directe de la pensĂ©e du psychiatre, du patient, et de ses
proches.
« Câest vrai que moi je ne lâai jamais considĂ©rĂ© comme un schizophrĂšne. Moi je pense que justement, quand il a fait sa premiĂšre grande bouffĂ©e dĂ©lirante, moi je pense que ça aurait Ă©tĂ© une erreur de faire un diagnostic de schizophrĂ©nie. Parce que je pense que ça aurait barrĂ© beaucoup de choses, Ă ce moment-lĂ . Et je pense que ça aurait Ă©tĂ© nĂ©gatif, mĂȘme sur le plan de son Ă©volution. Il se trouve que ce patient a une mĂšre psychiatre, et que ça a jouĂ© aussi dans la façon dont il a Ă©tĂ© traitĂ©. Et alors mĂȘme que cette bouffĂ©e dĂ©lirante Ă©tait extrĂȘmement importante, il nâa pas Ă©tĂ© hospitalisĂ© ce patient. Il a Ă©tĂ© traitĂ© par le chef de service de sa mĂšre, qui sâen est occupĂ© Ă domicile. Avec des neuroleptiques et cetera. *âŠ+ Il nâĂ©tait pas question pour sa mĂšre, qui Ă©tait une femme de formation psychanalytique, de considĂ©rer quâil Ă©tait schizophrĂšne. En tout cas, je pense que ça a Ă©tĂ© bĂ©nĂ©fique, parce que⊠de fait, je pense quâaujourdâhui, de recevoir un diagnostic ⊠- Ă lâĂ©poque je ne sais pas exactement le diagnostic qui a Ă©tĂ© fait, je pense que câĂ©tait un diagnostic de bouffĂ©e dĂ©lirante -, mais en tout cas au deuxiĂšme Ă©pisode, le fait quâon pose un diagnostic de psychose maniaco-dĂ©pressive â mĂȘme si, câĂ©tait quand mĂȘme pas trĂšs Ă©vident *âŠ+ NâempĂȘche quand mĂȘme, que je pense que cette idĂ©e comme ça quâil allait quand mĂȘme finalement sortir de cet Ă©pisode, mĂȘme si ça a Ă©tĂ© trĂšs long ⊠*âŠ+ NâempĂȘche quâensuite, il va repasser 15 ans, trĂšs trĂšs bien ! »(1)
Pour autant, la croyance dans la prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice sâinscrit et se remodĂšle dans la
temporalité du soin psychiatrique. Si les psychiatres craignent son influence en début de suivi
dâun jeune patient dont lâavenir est indĂ©terminĂ©, ils sont Ă mĂȘme de sâen distancier a posteriori
lorsque lâĂ©volution a battu en brĂšche le pronostic annoncĂ© initialement. Ce nâest alors plus la
prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice qui est responsable de lâĂ©volution positive du patient, mais le suivi
psychiatrique. Un psychiatre évoque ainsi une jeune fille pour laquelle il a posé un diagnostic
de psychose qui sâest rĂ©vĂ©lĂ© erronĂ© quelques annĂ©es plus tard. Ses collĂšgues lâont alors
rassuré en lui disant que ce diagnostic leur avait permis de la soigner « comme psychotique »
et que les multiples modalitĂ©s de traitement mises en Ćuvre (psychothĂ©rapie, mĂ©dicaments,
psychodrame, suivi de sa famille) avaient contribué à son évolution favorable (entretien 5).
Une autre psychiatre dĂ©crit la douloureuse expĂ©rience dâun jeune patient pour lequel un
diagnostic de schizophrĂ©nie sâest Ă©galement rĂ©vĂ©lĂ© erronĂ©. Elle se distancie nĂ©anmoins de la
prophétie auto-réalisatrice pour considérer que les soins psychiatriques et le long suivi de
toute la famille sont responsables de lâĂ©volution positive de ce patient.
Moi jâen ai eu un comme ça avec ce diagnostic, ce qui me vient dâun jeune qui est venu avec le diagnostic de schizophrĂšne. *âŠ+ Mais je le sentais pas du tout du tout schizophrĂšne ce garçon Ă la premiĂšre rencontre. Et câest sans doute un trouble de la personnalitĂ© avec une grande fragilitĂ© narcissique mais ce nâĂ©tait pas un schizophrĂšne. Et câest le temps qui a permis de le dire et on a beaucoup travaillĂ© ce diagnostic de schizophrĂ©nie et lâimpact que cela avait eu sur lui et sur ses parents. Et quand il est parti aprĂšs avoir eu le bac, et pour faire des Ă©tudes universitaires, il pouvait nous dire comment cela avait Ă©tĂ© douloureux, pour eux que cela avait fait peur, que cela avait inquiĂ©té⊠Bon enfin oui. *âŠ+
- Câest ce que disent certains psychiatres, câest que quand on dit ââvous ĂȘtes schizophrĂšne, finalement les adolescents pourraient peut-ĂȘtre sâapproprier, ce diagnostic ?
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Nâimporte qui. Le cotĂ© histrionique. Quand on pense Ă tous les diagnostics câest lâhystĂ©rie. Ceci Ă©tant, il a une forme de fragilitĂ© mais il est bien suivi, il fait une psychothĂ©rapie, on lâa beaucoup accompagnĂ©, il y a eu tout un travail avec toute la famille, parce quâon soigne aussi les parents, quoi ! » (10)
Ainsi, quel que soient la prĂ©diction initiale et lâĂ©volution observĂ©e, les psychiatres estiment en
dĂ©finitive que leurs soins ont Ă©tĂ© bĂ©nĂ©fiques. Si en dĂ©but de parcours, il sâagit dâĂ©viter que la
prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice ne dĂ©clenche un trouble ou nâaggrave lâexpĂ©rience subjective du
jeune, en fin de suivi au contraire, les psychiatres estiment que leurs soins ont répondu à une
authentique souffrance du jeune et de sa famille mĂȘme en lâabsence de trouble mental grave,
voire quâils ont empĂȘchĂ© la survenue du trouble.
Peu de psychiatres Ă©voquent la possibilitĂ© quâun adolescent ne se saisisse de lâannonce dâun
risque de trouble mental pour contester lâopinion du psychiatre et contredire par ses actions le
pronostic initial. Dans la situation inquiétante, le jeune patient est le plus souvent objet, soit
de lâinfluence de la prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice, soit des soins psychiatriques. Seul un
psychiatre mentionne la maniĂšre dont les adolescents et leurs familles peuvent se saisir dâun
pronostic pessimiste et de lâexpĂ©rience de prĂ©cĂ©dentes hospitalisations pour rĂ©agir et dĂ©passer
leurs propres difficultés.
« On essaye de les [les parents] informer sur un pronostic Ă court et moyen terme en leur disant ââĂ©coutez, la situation risque dâexploser de nouveauââ. *âŠ+ AprĂšs il y a une autre question encore qui concerne les ados parfois. Qui est celle dâen avoir marre dâĂȘtre hospitalisĂ© (rire). Et de lĂącher un peu ce fonctionnement lĂ et de dire ââmais quâest-ce que je peux faire pour ne pas me retrouver toutes les deux trois minutes aux urgences et aprĂšs sur le secteur, et aprĂšs hospitalisĂ© sous contrainte ?ââ. VoilĂ , quand ils se fatiguent dâĂȘtre sous contrainte ! (rire)
- Du coup câest lâado qui dĂ©cide de changer quelque chose, câest ça ?
Je pense quâil y a un truc qui bouge Ă un certain moment. Je pense plus Ă lâĂąge adulte quand ça retombe directement sur leurs Ă©paules. (long silence) Mais oui il y a des fois oĂč on se dit ââPeut ĂȘtre quâils vont en avoir marre de se faire constamment hospitaliserââ. Ăa peut rĂ©veiller le jeune et parfois ça peut aussi rĂ©veiller la famille. » (10)
Synchroniser divers interlocuteurs
Lorsquâil sâinterroge sur lâĂ©ventuelle Ă©mergence dâun trouble mental grave chez un
jeune patient, le psychiatre doit sortir du blocage que constitue la situation inquiétante. Il ne
peut rester seul face au processus en cours et doit sâentourer dâinterlocuteurs avec lesquels il
partage un langage commun. Le jeune patient, sa famille, et les collĂšgues, sont autant
136
dâinterlocuteurs auxquels le psychiatre doit transmettre son message. Il associe alors deux
dimensions de son travail clinique : une dimension dâalerte et une dimension pĂ©dagogique. Ce
faisant, il travaille Ă ce que tous ces acteurs se mettent au mĂȘme niveau, se synchronisent,
aussi bien dans leur perception du problĂšme du jeune, que dans les actions quâils mettront en
Ćuvre pour y rĂ©pondre.
Faire appel aux collÚgues : « je ne reste pas seule »
Une des premiĂšres actions du psychiatre lorsquâil se demande si un jeune patient va
dĂ©velopper un trouble mental grave est dâalerter ses collĂšgues. Les psychiatres que jâai
rencontrĂ©s Ă©taient Ă mĂȘme de dĂ©crire le dĂ©ploiement rapide dâun dispositif qualifiĂ© de « mise
en place dâun rĂ©seau ». Cette interpellation dâautres professionnels offre en premier lieu une
rĂ©ponse Ă lâinquiĂ©tude du psychiatre. Ainsi, la citation suivante illustre la maniĂšre dont les
collĂšgues, certes investis dâun rĂŽle professionnel, constituent avant tout un entourage humain
pour la psychiatre. Leur présence la réconforte et lui permet de partager ses craintes pour
lâavenir du patient. Son discours, passant de « je ne reste pas seule » à « pour que lâon ne soit
pas seul », traduit la transformation de son vécu subjectif en expérience collective, grùce au
dialogue avec des interlocuteurs ayant vécu des expériences similaires.
« - Comment vous faites pour un adolescent qui vous inquiÚte ?
« Je ne reste pas seule. Je mets une consultation hospitaliĂšre, ou un autre psychiatre en libĂ©ral avec moi. Pour quâon ne soit pas seul. Et pour ne pas ĂȘtre Ă toutes les places au mĂȘme temps. Ne pas ĂȘtre celle qui Ă©coute lâadolescent, celle qui sâoccupe de lâorientation scolaire, celle qui sâoccupe des parents⊠Parce quâon nây arrive pas ! On nây arrive pas. Enfin, moi je nây arrive pas ! Moi je nây arrive pas. *âŠ+ Si je suis vraiment inquiĂšte, moi je demande lâavis de collĂšgues. Et je demande Ă©ventuellement un bilan. Si je suis vraiment trĂšs inquiĂšte. Je ne reste pas toute seule, hein. A me dire « ça va arriver ? Ăa ne va pas arriver ? » et cetera. Non (rire), ce nâest pas une bonne idĂ©e ! » (6)
Le soulagement du psychiatre provient également de la possibilité de déléguer certaines
tĂąches ingrates. Les risques immĂ©diats pour le jeune patient, les indications dâhospitalisation
et la prescription de médicaments, une fois prises en charge par le réseau, libÚrent le
psychiatre, de sorte quâil puisse sâinvestir dans son travail de psychothĂ©rapeute.
« Quand le thĂ©rapeute a ces inquiĂ©tudes, il en fait part au consultant de façon Ă prĂ©server lâespace de la thĂ©rapie et de ne pas ĂȘtre pris dans des angoisses massives, par la crainte quâil y ait un passage Ă lâacte *âŠ+ Sâil y a une indication dâhospitalisation, ça se travaillera avec le consultant. *âŠ+ Je pense que le thĂ©rapeute est prĂ©servĂ© justement de ça, de ce qui se passe dans la rĂ©alitĂ©. En partie tout du moins. Câest sans doute une des conditions du travail psychothĂ©rapeutique.
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Câest quâon ne soit pas sans arrĂȘt repris par ââQuâest-ce qui va se passer ?ââ ⊠« Quels vont ĂȘtre les projets ?ââ.» (3)
Le réseau autorise également la diffraction de la surveillance exercée sur le jeune, de maniÚre
Ă ce que celle-ci reste discrĂšte. Une psychiatre regrette ainsi de ne pas ĂȘtre tenue informĂ©e par
ses collĂšgues Ă lâhĂŽpital, ce qui lui aurait permis dâavoir des nouvelles de son jeune patient
sans faire part de sa préoccupation à la famille.
« Je sais que ça câĂ©tait mal passĂ© en hospitalisation⊠Mais oĂč est-ce quâil a Ă©tĂ© rĂ©orientĂ© ? ⊠Je ne sais plus lĂ . Avec les hĂŽpitaux qui ne prennent pas la peine dâappeler les thĂ©rapeutes⊠Et puis en libĂ©ral on ne peut pas rappeler les familles. *âŠ+ Câest intrusif ! Si on ne me donne pas de nouvelles, depuis mon cabinet je ne peux pas tĂ©lĂ©phoner pour dire ââEt dites-donc, oĂč ça en est ?ââ » (1)
En deuxiÚme lieu, le réseau organise le travail des psychiatres vis-à -vis des familles. Tel un
plan de bataille, cette segmentation professionnelle est décrite par des métaphores spatiales,
chacun devant ĂȘtre Ă sa place et jouer son rĂŽle. Lorsque le dĂ©ni de la famille empĂȘche lâaction
du psychiatre, le réseau devient le « réel » et sert de contre-pouvoir. Il permet de segmenter la
famille en sous-unitĂ©s â la famille, les parents, le jeune seul â et de diffracter les pressions et
les injonctions sur les parents. Cette segmentation professionnelle est généralement théorisée
en psychanalyse par la segmentation du contre-transfert.
« Moi je lâai reçu en tant que consultant. Donc je le recevais avec ses parents. Et puis on a essayĂ© de mettre en place une thĂ©rapie, donc, lĂ câĂ©tait un espace que pour lui. *âŠ+ Alors le dispositif est toujours bifocal, donc quand il y a une thĂ©rapie, il y a toujours un espace de consultation. De façon Ă diffĂ©rencier les lieux entre lâespace psychique, oĂč câest lâespace de la thĂ©rapie⊠et puis un espace oĂč on tient un peu les deux rĂȘnes, câest-Ă -dire quâon est dans une dialectique entre la question de la rĂ©alitĂ© de ce qui se passe dans lâintĂ©gration sociale, dans les projets scolaires, et au mĂȘme temps, quel sens cela a pour ce jeune, quelles reprĂ©sentations il sâen fait. » (3)
Un psychiatre décrit ainsi la maniÚre dont le dialogue régulier avec un autre interlocuteur, ici
une psychologue, permet de faire envisager progressivement aux parents un projet pour leur
enfant quâils auraient certainement refusĂ© sâil avait Ă©tĂ© seul Ă le formuler.
« Quand un enfant prĂ©pare la suite, de ce quâil va faire dans les annĂ©es Ă venir, les parents et lâenfant rencontrent un psychologue qui nâest pas le rĂ©fĂ©rent. *âŠ+ Mais câest un psy qui fait lâorientation *âŠ+ qui va proposer dâautres choses : un hĂŽpital de jour ? un internat ? Et on en discute avec la famille. La famille en rediscute avec moi ââlĂ -bas on mâa dit queâŠââ. Et ce pingpong-lĂ permet Ă une famille qui aimerait se sĂ©parer dâun enfant et qui nâoserait jamais me le dire, et bien, de dire lĂ -bas ââJe pense quâil est temps quâil aille en internatââ. » (2)
Cette segmentation professionnelle en « rĂ©seau » permet enfin de communiquer au patient et Ă
la famille des incertitudes diagnostiques sous la forme dâun dĂ©saccord entre collĂšgues. Si
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reconnaĂźtre de maniĂšre individuelle une incertitude diagnostique ou se contredire entre
collĂšgues risque de discrĂ©diter les psychiatres, faire Ă©tat dâune rĂ©flexion collective sur le
trouble du jeune patient permet dâĂ©viter que les incertitudes de la situation inquiĂ©tante ne
soient un obstacle à sa médicalisation (entretiens 1 et 5).
« Je pense que pour toutes les choses graves, la dynamique collĂ©giale elle est intĂ©ressante. Vraiment. Ou dâĂȘtre Ă deux ou Ă trois. Par exemple un psychiatre prescripteur et un psychanalyste. Ou un psychiatre prescripteur et une Ă©quipe de thĂ©rapie familiale. LĂ câest intĂ©ressant je trouve de rĂ©flĂ©chir Ă plusieurs. De pouvoir en parler au patient et Ă la famille de façon cohĂ©rente. Ce qui ne veut pas dire consensuelle. CohĂ©rent câest de dire « on sait que Dr⊠ne veut pas penser que ce trouble est celui-lĂ . On le lui a dit. Il sait quâon vous le dit. Et nous on vous dit que ce trouble est plutĂŽt celui-lĂ dâaprĂšs nous. *âŠ+ On est au courant du dĂ©saccord. Le pire câest si on fait les choses sans se comprendre, ou quâon les fait Ă lâopposĂ©. » (5)
GĂ©rer les attentes des parents
Inquiéter les parents à la « juste mesure »
Le travail clinique du psychiatre vis-Ă -vis des parents consiste Ă ajuster leur niveau
dâinquiĂ©tude vis-Ă -vis du jeune pour le rendre identique au sien. Les parents ne doivent ĂȘtre ni
trop inquiets, ni pas assez. Ils doivent se prĂ©occuper de lâavenir de leur enfant dans une juste
de mesure, câest-Ă -dire ĂȘtre aussi inquiets que le psychiatre lui-mĂȘme. Cette adĂ©quation ou
inadĂ©quation sâaccompagne de lâattribution dâune intention aux parents. Ainsi, un psychiatre
exprime son soulagement lorsquâil apprĂ©hende de devoir alarmer des parents et dĂ©couvre
quâils sont en rĂ©alitĂ© tout aussi inquiets que lui. Ils sont alors considĂ©rĂ©s des interlocuteurs
fiables et suffisamment compétents pour comprendre leur propre enfant.
« Au dĂ©but de mon clinicat, quand jâavais Ă discuter de la fragilitĂ© â sans Ă©voquer la psychose mâenfin â ⊠chez des ados extrĂȘmement fragiles, et quâon sentait extrĂȘmement fragiles⊠JâĂ©tais extrĂȘmement prĂ©occupĂ© sur la façon dont jâallais pouvoir lâannoncer aux parents. En fait les parents le savaient ! Les parents le sentaient. Et Ă chaque fois, jâĂ©tais hyper-stressĂ© avant lâentretien en disant « Mais comment je vais le dire ? Et comment je vais amener ça ? Et il ne faut pas que je sois trop alarmiste ». Et finalement les parents le savaient. Et ça les rassure quand on leur dit ce quâils pensent. Et quâils nâosaient pas se dire. *âŠ+ En fait, les parents ils connaissent trĂšs bien leurs ados. » (8).
Au contraire, lorsque les parents sont moins préoccupés que le psychiatre par le
comportement de leur enfant ou quâils lâinterprĂštent dâune autre maniĂšre que la sienne, ils
sont considérés irresponsables au regard du danger. Le travail clinique du psychiatre consiste
alors Ă les inquiĂ©ter par le biais dâun intense engagement Ă©motionnel et dâune argumentation
destinée à les convaincre de la gravité de la situation. Chateauraynaud et Torny décrivent ainsi
139
la « logique du procĂšs » employĂ©e par les lanceurs dâalerte lorsquâils doivent rĂ©veiller des
interlocuteurs se méprenant sur la gravité de la menace (Chateauraynaud & Torny, 1999).
« Il mâest arrivĂ© de militer auprĂšs de familles en leur disant que leur enfant ne pourrait pas aborder les choses de cette façon-lĂ , parce quâils ne tenaient pas assez compte de ses difficultĂ©s, qui Ă©taient quand mĂȘme trĂšs trĂšs importantes. Il y a une situation dont je me souviens trĂšs bien, parce que jâavais fini par mâĂ©nerver un peu. Jâavais dit effectivement aux parents que ce quâil avait⊠heu⊠que ces difficultĂ©s Ă©taient trĂšs graves. Quâon ne pouvait pas aborder les choses de façon Ă©ducative comme ils le faisaient. Parce quâils nâarrĂȘtaient pas de âŠ. Ils disaient quâil ne travaillait pas assez, ceci cela. ⊠Et quâil fallait quâils considĂšrent quâil avait une sorte de maladie trĂšs grave dont il fallait vraiment sâoccuper. » (4)
En retour, les parents sont tout aussi incapables de comprendre leur enfant lorsquâils sont
« trop » inquiets, câest-Ă -dire plus que ne lâest le psychiatre. Leur prĂ©occupation en devient
presque pathologique, mĂȘme lorsquâelle repose sur des arguments rationnels. Ainsi, une
psychiatre explique que la mĂšre dâun adolescent, souffrant elle-mĂȘme de bipolaritĂ©, craint que
son fils ne dĂ©veloppe le mĂȘme trouble quâelle. Si sa prĂ©occupation est pertinente du fait des
difficultĂ©s de son fils et de donnĂ©es scientifiques soulignant lâimportance des antĂ©cĂ©dents
familiaux dans la survenue de la bipolaritĂ© ; câest en revanche le degrĂ© dâinquiĂ©tude de la
mĂšre qui agace la psychiatre.
« Il faut dire que la maman elle est quand mĂȘme trĂšs envahissante, et trĂšs particuliĂšre. Et nâarrivant pas Ă piger ce qui se passait pour son fils. Et horriblement inquiĂšte. Disant ââjââespĂšre quâil ne va pas devenir comme moiââ. Une femme trĂšs chaleureuse aussi, mais bon, ayant un passé⊠*âŠ+ Ils nâavaient que ça en tĂȘte les parents. Ils nâavaient que ça en tĂȘte. Ils nâavaient que cette question en tĂȘte ! Est-ce quâil va ĂȘtre bipolaire comme sa mĂšre ? Ils nâavaient que ça en tĂȘte les parents ! » (6)
PrĂ©parer les parents Ă devoir sâadapter
Le psychiatre doit faire accepter aux parents son point de vue sur le trouble du jeune et leur
parler dâavenir pour les prĂ©parer, soit Ă sây adapter, soit Ă le changer. PremiĂšrement, le
psychiatre doit rĂ©vĂ©ler aux parents que la nature du problĂšme de leur enfant nâest pas celle
quâils pensent. Le psychiatre doit dĂ©centrer leur regard, en relativisant les difficultĂ©s sociales
de leur enfant pour le recentrer sur ses difficultĂ©s individuelles. Ce travail dâindividualisation,
désigné par la métaphore de la « prise de conscience », consiste à faire accepter aux parents
que la sociĂ©tĂ© nâest en rien responsable du trouble de leur enfant (entretien 3).
DeuxiÚmement, le psychiatre communique des pronostics pessimistes pour préparer les
parents Ă sâadapter aux difficultĂ©s de leur enfant, ce qui est qualifiĂ© dâ « assumer la rĂ©alitĂ© ».
140
Un psychiatre explique la maniĂšre dont le niveau dâexigence scolaire des parents fait lâobjet
dâune nĂ©gociation et progressivement revu Ă la baisse.
« Et ça arrive rĂ©guliĂšrement quâon travaille avec les parents pour quâils sâautori-⊠pour quâils, quâils fassent le deuil un petit peu, de certaines Ă©tudes. *âŠ+ Les filiĂšres S, il y a beaucoup beaucoup de parents qui considĂšrent que si ce nâest pas S, ce nâest pas bien. AprĂšs tu as le deuxiĂšme niveau, câest si ce nâest pas GĂ©nĂ©ral ce nâest pas bien. » (8).
Pour un autre psychiatre, lâindividualisation du problĂšme consiste Ă faire accepter aux parents
lâĂ©chec scolaire de leur enfant, sans concevoir de dĂ©ception trop importante Ă cet Ă©gard.
« Le fait quâĂ©ventuellement leurs enfants ne rĂ©ussissent pas dâĂ©tudes, finalement, je nây pourrai pas forcĂ©ment grand-chose. Dans lâimmĂ©diat en tout cas. Parce quâil y a un problĂšme de tempo. Le travail psychothĂ©rapique est long, les Ă©tudes nâattendent pas et cetera⊠Donc je nây pourrai pas forcĂ©ment grand-chose. Par contre on peut certainement aider Ă ce quâils envisagent les choses autrement. Que ce ne soit pas pour eux par exemple â je prends un exemple idiot â une espĂšce de blessure narcissique, qui fera quâils ne peuvent plus ni supporter leurs enfants, ni ce quâil se passe, et quâils se dĂ©priment eux-mĂȘmes, ou quâils le vivent de façon insupportable. » (4)
« Assumer la rĂ©alitĂ© » consiste Ă©galement Ă tolĂ©rer un moindre degrĂ© dâautonomie de la part
du jeune patient que de la part de ses frĂšres et sĆurs. En individualisant le trouble, le
psychiatre prépare les parents à accorder un statut particulier au jeune patient au sein de sa
famille. En miroir, la responsabilitĂ© de pallier aux difficultĂ©s du jeune est elle-mĂȘme
individualisĂ©e : les parents doivent se prĂ©parer Ă lâassumer en grande partie seuls.
« Ăa peut mâarriver de dire Ă des parents, par exemple qui me disent ââMais vous comprenez, Ă son Ăąge, son frĂšre, sa sĆur, ils se dĂ©brouillaient, donc on ne voit pas pourquoi etc.ââ, de dire ââBah oui, mais lui, il ne peut pas, il faut que vous lâaccompagnez. Sâil nâarrive pas Ă sâinscrire tout seul Ă la fac, voilĂ , il faut que vous lâaccompagniez dans ces dĂ©marches. Parce que sâil nây arrive pas, câest du fait de ses difficultĂ©s, donc vous devez supplĂ©erââ.» (1)
Faire changer le jeune et sa famille
Vis-Ă -vis de lâadolescent, le travail du psychiatre sâapparente Ă un traitement moral. Il sâagit
Ă©galement dâindividualiser son problĂšme, et de lui faire admettre lâexistence de ses difficultĂ©s.
« En gĂ©nĂ©ral, les ados, ils sâen rendent compte que câest compliquĂ©. Ils nâarrivent pas Ă le dire. *âŠ+ Et finalement, quand on le dit, câest quelque chose quâils savent dĂ©jĂ mais quâils nâarrivaient pas Ă dire. Et ça les rassure, ça les soulage. » (8)
Dâune part, le travail clinique du psychiatre consiste Ă mettre en lumiĂšre la souffrance du
jeune patient, de maniĂšre Ă mĂ©dicaliser ses difficultĂ©s de fonctionnement social. Dâautre part,
enseigner au jeune un discours sur la perception de sa souffrance individuelle, qualifiée de
141
« subjectivation » ou de travail « sur le dĂ©sir », permet ensuite au jeune lui-mĂȘme de tenir un
discours Ă ses parents Ă mĂȘme de faire Ă©voluer leurs attentes Ă son Ă©gard.
« On arrive Ă un moment oĂč lâado nâarrive plus Ă tenir. Il se dĂ©scolarise. Dans un contexte, parfois de dĂ©pression, parfois de conflit avec les parents, enfin dans diffĂ©rents contextes. Mais ce quâon travaille avec lâado câest que petit Ă petit il arrive Ă dire que câest trop dur, que câest trop compliquĂ©, que ce nâest pas ça quâil veut. Et, câest avec ces arguments-lĂ quâon va travailler avec les parents.
- Faire reconnaitre un vrai niveau de difficultés scolaires?
Ouiii⊠enfin, on va dâavantage travailler sur le dĂ©sir de lâado. Hein. Je pense que la question de lâautonomisation psychique, elle passe sur les choix et la capacitĂ© de lâado Ă faire des choix.» (8)
Le psychiatre est satisfait de son travail clinique lorsque lâadolescent et sa famille changent et
acceptent son point de vue, à savoir que la situation est inquiétante et que des soins
psychiatriques sont nĂ©cessaires. Lorsque les parents et le jeune montrent le mĂȘme degrĂ©
dâinquiĂ©tude que le psychiatre et adoptent le mĂȘme discours, leur interprĂ©tation du trouble
prend alors sens. Ils sont considĂ©rĂ©s autonomes et responsables tout en Ă©tant Ă mĂȘme de
penser par eux-mĂȘmes (par lâinsight et la subjectivation). Ce changement conduit le
psychiatre Ă concevoir des attentes pronostiques plus favorables pour lâavenir de lâadolescent,
en dépit de ses difficultés.
« Justement pour le pronostic dâun jeune, Ă partir du moment oĂč sa famille rĂ©ussit dâune part Ă accepter lâidĂ©e quâil puisse y avoir une souffrance je dirais et ĂȘtre dans une demande, moi je suis plutĂŽt rassurĂ©. Parce quâen gĂ©nĂ©ral on arrive quand mĂȘme Ă travailler les choses. Donc câest pour ça que ce nâest pas tant sur des aspects nosographiques que plus sur⊠sur la capacitĂ© dâun certain insight Ă un moment ou Ă un autre. Et ensuite dâavoir une demande et de pouvoir sâengager dans un processus thĂ©rapeutique. » (3)
Dans la situation inquiĂ©tante, la famille fait Ă©galement lâobjet dâun traitement moral.
Personnifiée comme une structure malade dont les différents éléments expriment leur
souffrance, elle ne peut sâadapter aux difficultĂ©s du jeune que grĂące Ă une profonde
transformation. IdĂ©e thĂ©orisĂ©e par lâapproche systĂ©mique, cette mĂ©tamorphose familiale,
consiste Ă adopter la mĂȘme perception du problĂšme du jeune et de lâaction Ă mener que celle
du psychiatre. Cette transformation ne peut se produire sans que le rĂŽle de chacun des
membres ne change, faisant alors changer celui des autres membres, par un effet
dâajustement. Cette transformation ne peut se produire sans que la famille ne fasse lâobjet
dâune dislocation prĂ©alable. QualifiĂ©e par la mĂ©taphore de la « sĂ©paration », cette
segmentation de la famille consiste Ă susciter lâaveu dâune souffrance par chacun des
membres, et Ă proposer un traitement tout aussi individuel. Ce travail clinique sâinscrit dans
une temporalitĂ© de longue durĂ©e et nĂ©cessite lâengagement personnel du psychiatre, qui doit
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tout à la fois alerter la famille sur le risque de trouble mental et façonner sa transformation par
son propre investissement affectif. Dans lâextrait suivant, une psychiatre explique ainsi
quâindĂ©pendamment de lâĂ©volution du trouble - qui sâaggrave parfois au fil du temps - un
enjeu pronostique fondamental est de faire changer la famille. LâunitĂ© dâhospitalisation en
soins-Ă©tudes dans laquelle elle travaille met en Ćuvre la sĂ©paration du jeune et de ses parents,
et permet une métamorphose familiale venant répondre aux difficultés liées à la situation
inquiétante.
« Le jeune change mais les familles aussi en gĂ©nĂ©ral, sur tant de temps de rencontres. *âŠ+ Il se passe quelque chose, *âŠ+ Tout ça fait que tout le monde chemine. VoilĂ on fait Ă un rythme, enfin voilĂ parce que parfois nos jeunes si ils souffrent câest quâils dĂ©noncent aussi ; ou ils ont trop absorbĂ© les souffrances dâun des parents ou des histoires familiales enfin. Nous si on les rencontre jeunes ça veut dire quâils ont commencĂ© Ă souffrir jeunes. *âŠ+ Le fait de les avoir avec nous, ils se remettent Ă fonctionner. Donc au niveau du pronostic⊠câest intĂ©ressant ça la sĂ©paration. *âŠ+ Parfois on rencontre des familles pour lesquelles le temps sâest arrĂȘtĂ©, avec la maladie avec les incidents de vie. *âŠ+ On a besoin du temps. De toute façon on est dans une spĂ©cialitĂ© ou câest que le temps qui nous dit, non ? Le diagnostic. Donc le temps fait un travail. Est ce quâil amĂ©liore ou pas ? Parfois il nous montre que ça va vers lâaggravation. Mais, parfois ça permet de partager, alors que la situation Ă©tait si douloureuse parce que ça câest apaisĂ©, parce que les gens se sont soignĂ©s se sont occupĂ©s dâeux. Ils seraient restĂ©s enfermĂ© dans la mĂȘme situation rien nâaurait changĂ©. Ce nâest pas que câest juste le temps, câest le temps du soin. Câest un temps avec du soin ! » (11)
Sâengager sur le plan personnel
Lorsquâil se demande si un adolescent est sur le point de dĂ©velopper un trouble mental grave,
le psychiatre sâengage personnellement selon quatre dimensions. Ces diffĂ©rentes
responsabilitĂ©s sont mobilisĂ©es aussi bien dans son rĂŽle de lanceur dâalerte que dans le rĂŽle
pĂ©dagogique quâil adopte pour synchroniser ses diffĂ©rents interlocuteurs. PremiĂšrement, il
doit faire preuve de bon sens et agir face Ă la menace. DeuxiĂšmement, en tant professionnel
de santé, il engage sa responsabilité contractuelle vis-à -vis du jeune patient et de ses parents.
TroisiÚmement, il mobilise sa responsabilité émotionnelle par un profond investissement
affectif dans son travail clinique. QuatriÚmement, il engage sa responsabilité morale, qualifiée
dâ « Ă©thique », par les psychiatres eux-mĂȘmes.
La responsabilitĂ© dans lâaction
Face Ă la situation inquiĂ©tante, sâengager dans une action relĂšve du bon sens. Passant dâun
rĂ©gime de vigilance ordinaire oĂč son travail auprĂšs dâadolescents consiste Ă ĂȘtre prĂ©sent et
attentif, le psychiatre est interpellĂ© par lâinquiĂ©tude quâĂ©veille en lui un jeune patient. Il se
143
doit alors de sâengager personnellement dans une action, quelle quâelle soit. Ainsi, selon
Chateauraynaud et Torny « ĂȘtre responsable, câest dâabord ĂȘtre Ă©veillĂ©, ĂȘtre prĂ©sent au monde,
assumer sa participation au cours des choses. On est appelé par la tùche » (p. 59)
(Chateauraynaud & Torny, 1999). Cet engagement dans une action est prioritaire car le
psychiatre pressent la gravitĂ© de la situation. Sâil ne peut assurer le suivi du jeune patient lui-
mĂȘme, il se doit dâintervenir, et de lâadresser au plus vite Ă un autre professionnel ou Ă une
institution Ă mĂȘme de poursuivre cet engagement. Un psychiatre craignant de ne devoir
bientĂŽt partir en retraite explique ainsi que son action consiste en un adressage rapide du
patient Ă un collĂšgue.
« Je me pose mĂȘme la question aujourdâhui si reçois quelquâun avec des troubles aussi graves, si jâaurai suffisamment de temps de travail avec lui pour ne pas crĂ©er une discontinuitĂ©, dans quelques annĂ©es. On peut mâimposer une retraite, en institution *âŠ+ Que devient aujourdâhui un premier entretien si on rencontre quelquâun qui va avoir besoin dâune trĂšs trĂšs grande continuitĂ© de travail ? *âŠ+ Donc je dis Ă la fin du premier entretien « oui il vous faut un psychiatre, quelquâun de stabilisĂ©. Il faut que je vous dise que moi aujourdâhui je ne sais pas si je vais travailler 1 an ou 10 ans ou 15 ans. Donc il faut que vous le sachiez. » (5)
Orienter Ă des collĂšgues ou Ă des institutions peut Ă©galement ĂȘtre une stratĂ©gie utilisĂ©e par les
psychiatres pour Ă©viter un engagement qui leur semble trop difficile Ă tenir.
« Des thĂ©rapeutes qui sâengagent sur 15 ans pour un patient schizophrĂšne ⊠renseignez-vous⊠il nây en a pas tant que ça. Câest ça, hein. Sâengager sur le long terme, câest ça hein. Ou sur une psychothĂ©rapie pour un patient qui est comme ça, trĂšs en difficulté⊠Ce nâest pas 6 mois hein ! » (6)
Ainsi dans le discours dâune psychiatre, lâhĂŽpital puis lâinternat - personnifiĂ©s par le terme
« tiers » - sont les seules institutions suffisamment solides pour sâengager Ă la hauteur du
trouble dâun jeune et opĂ©rer le travail de sĂ©paration Ă mĂȘme de faire changer toute la famille.
« - Et vous, dans lâĂ©quipe, comment est-ce que vous vous posiez la question de son avenir Ă cet ado ? Et quelles Ă©taient les prioritĂ©s pour vous ?
Alors, câĂ©tait, permettre que les liens se restaurent entre cet adolescent et sa mĂšre. *âŠ+ Mais au fil du temps se rendant compte que, il fallait maintenir un tiers assez⊠assez costaud, pour permettre un apaisement des liens. Donc, nos questionnements rejoignaient ceux de la mĂšre autour de la question de la protection de chacun. Et une bonne distance, enfin une meilleure distance, sans ĂȘtre dans la rupture ou la violence⊠parce que trop proche. Donc, de faire un projet Ă distance. VoilĂ . Donc une sĂ©paration permettant dâapaiser les relations. » (7)
La responsabilité professionnelle
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Sâils nâimaginent pas que les personnes souffrant de trouble mental puisse avoir une vie
dénuée de handicap, dans la situation inquiétante les psychiatres décrivent leur travail clinique
comme une tentative dâintĂ©gration sociale. Ce positionnement sâapparente Ă une
responsabilitĂ© professionnelle, au titre dâune obligation de moyens plutĂŽt que de rĂ©sultat.
« Câest vrai quâon essaye de maintenir au maximum un temps scolaire. Surtout peut-ĂȘtre pour les ados qui seraient peut-ĂȘtre une population, hein, Ă risque de psychose » (8)
« il est psychotique, faut que jâessaye, au maximum, quâil aille aussi loin que possible dans ses Ă©tudes, de protĂ©ger ça, parce que je pense quand mĂȘme que câest un Ă©lĂ©ment, voilĂ , je ne sais pas si je dirai de bon pronostic, mais enfin positif, favorable, ça va lâaider. » (1)
Ainsi, lorsquâil conçoit des pronostics alarmants pour un adolescent, le psychiatre, en tant que
professionnel de santĂ©, est soumis Ă une obligation contractuelle Ă lâĂ©gard du jeune patient et
de sa famille. Si avoir Ă rĂ©pondre dâune erreur de pronostic Ă©tait une Ă©ventualitĂ© envisagĂ©e par
les psychiatres que jâai rencontrĂ©s, ils ne craignaient pas quâune telle erreur puisse donner lieu
Ă des poursuites judiciaires. Ainsi, un psychiatre explique que son engagement Ă©motionnel
intense auprÚs des jeunes patients et de leurs familles lui permet de gérer les réactions de
détresse suscitées par une erreur de jugement médical.
« Je pense que si on a Ă©tĂ© trĂšs investi et quâon va avoir un pronostic imaginons nĂ©gatif et que ⊠et bien⊠quâon sâest trompĂ©, les familles pourraient nous en vouloir, dâavoir restreint, dâavoir limitĂ©. AprĂšs la question mĂ©dico-lĂ©gale est trĂšs dĂ©licate, je pense quâelle tient à ⊠Etre appelĂ© en jugement, dâavoir une enquĂȘte sur nous⊠beaucoup de choses dĂ©pendent de notre maniĂšre dâĂȘtre en relation avec eux. Donc moi je dirais que le plus important câest la qualitĂ© de la relation que nous avons pu tisser. Ăa mâest arrivĂ© de me tromper, dâavoir des patients qui revenaient, que je mâĂ©tais trompĂ©, on a pu en rediscuter. Et ils sont revenus ici parce que la qualitĂ© de la relation Ă©tait bonne. » (10)
Un autre psychiatre engage sa responsabilité professionnelle en informant explicitement un
patient de son jugement diagnostique et pronostique. Permettre au patient et Ă sa famille de
lire le contenu du certificat est ainsi une maniĂšre dâajuster la perception du problĂšme quâa le
patient Ă celle quâen a le psychiatre, et dâinstaurer un mode de relation fondĂ© sur la
communication dâinformations techniques et lâaveu dâincertitude.
« Je lui ai donnĂ© les certificats pour la MDPH, dâĂ©volution de type schizophrĂ©nique avec traits autistiques, et de persĂ©cution, voilĂ . Il mâa dit « jâapprends beaucoup de choses sur moi » avec un trait dâhumour,⊠mais. CâĂ©tait malheureux mais. *âŠ+ Jâappelle cela un trouble Ă caractĂšre psychotique. Et « Ă risque Ă©volutif » je mets toujours. Parce que, pour quâils sachent oĂč est-ce que je me positionne dans mes dĂ©cisions successives ! Et je trouve, que lĂ pour le coup, les cognitivistes sont bons. Parce que ils disent bien que quand on dit les choses, les patients savent quâils ont un repĂšre qui est le mĂȘme que le vĂŽtre, et ils acceptent les mots quâon emploie. Donc moi je leur donne toujours les certificats avant de les mettre sous enveloppe. Je leur fait lire, je leur dis « voilĂ ce que je vais mettre sous enveloppe, lisez-le. Vous pouvez me rapporter la lettre que la prochaine fois si vous voulez le lire avec votre famille ». Cela me semble indispensable. Indispensable. Y compris si je me trompe.». (5)
145
Enfin, comme nous lâavons vu dans la deuxiĂšme partie consacrĂ©e Ă lâambivalence des
psychiatres Ă lâĂ©gard du pronostic, le fait de prĂ©dire en « donnant son point de vue » (7, 11) et
celui dâanticiper les consĂ©quences sociales du trouble en influant sur lâorientation scolaire du
jeune patient, sont considérés comme relevant de la responsabilité professionnelle du
psychiatre.
La responsabilité émotionnelle
La responsabilitĂ© Ă©motionnelle du psychiatre consiste en lâimpĂ©ratif dâajuster son Ă©tat affectif
Ă celui du patient. Il se doit dâ« entendre la souffrance de lâautre » (entretien 4), celle du jeune
et celle de ses proches. Cet engagement Ă©motionnel suppose que le psychiatre sollicite sa
propre culpabilitĂ© pour sâimaginer en lieu et place de la personne et perçoive pleinement sa
souffrance, de maniĂšre Ă y rĂ©pondre au mĂȘme niveau dâintensitĂ©. Une psychiatre Ă©voque ainsi
avec une vive Ă©motion la dĂ©tresse de lâun de ses patients. Elle gĂ©nĂ©ralise son propos en
imaginant ce quâelle-mĂȘme ressentirait si elle Ă©tait un jeune homme souffrant de psychose et
de troubles de lâĂ©rection dus Ă la prise dâun neuroleptique. Cet engagement Ă©motionnel lui
permet de concevoir des attentes pronostiques variées pour son patient, dont les valences sont
tout aussi médicales que sociales ou psychologiques.
« Ce qui me prĂ©occupe aussi, câest les effets indĂ©sirables sexuels des neuroleptiques. Je me dis quâun jeune Ă 17 ans, avoir des problĂšmes dâĂ©rection câest compliquĂ©. Avoir des problĂšmes dâĂ©jaculation câest compliquĂ©. Que du coup ça⊠ça diminue lâobservance du traitement. Ăa aussi câest quelque chose⊠Jâavais eu un jeune patient schizophrĂšne, et, il ne pouvait plus Ă©jaculer, et⊠câĂ©tait une ca-ta-strophe pour lui. Vraiment. Il voulait arrĂȘter le traitement. Et je pense que ça doit ĂȘtre assez frĂ©quent, mĂȘme si on ne pose pas assez, pas forcĂ©ment la question. Et pour les antidĂ©presseurs aussi. Je pense quâon ne pose pas la question mais que ça doit avoir des effets. Et ça, ça me gĂȘne. ⊠Je pense que pour un homme Ă tout Ăąge ce serait gĂȘnant. Mais dâautant plus quâil commence Ă peine sa sexualitĂ©. Donc lĂ , je mâimagine lâarrĂȘt du traitement, les rechutes. Ou peut-ĂȘtre une apprĂ©hension des rapports sexuels. Donc plutĂŽt une inhibition, un repli, une tendance Ă ne pas aller vers les autres. Peut-ĂȘtre une dĂ©valorisation⊠Qui ne lâaideront pas Ă se sentir bien dans sa peau quelque part. Dans sa peau dâado-, dans sa peau de jeune, de jeune homme. Enfin. Tout simplement quoi. Lambda. DĂ©jĂ il est malade ! ⊠Mais en plus⊠» (12)
Lorsquâils travaillent auprĂšs de personnes souffrant de troubles mentaux graves et chroniques,
maintenir cet engagement Ă©motionnel Ă un niveau dâintensitĂ© Ă©levĂ© et sur une longue durĂ©e est
extrĂȘmement coĂ»teux pour les psychiatres. Supporter une telle charge Ă©motionnelle
sâapparente Ă une dimension de pĂ©nibilitĂ© dans leur travail. Diverses stratĂ©gies ont Ă©tĂ©
mentionnĂ©es par les psychiatres que jâai rencontrĂ©s pour Ă©viter cette tĂąche, telle la
146
spécialisation en pédopsychiatrie qui permet de cesser le suivi des patients aprÚs quelques
annĂ©es (6, 7, 10), ou le refus dâexercer un rĂŽle de psychothĂ©rapeute auprĂšs dâune personne
« fragile » - câest-Ă -dire Ă risque de trouble mental grave - ou auprĂšs dâenfants autistes.
« Il y a plein de gens qui ne sâengagent pas hein ! ⊠Les Ă©quipes qui sâengagent, enfin, les Ă©quipes qui sâengagent au long terme ⊠heu ⊠et les thĂ©rapeutes qui sâengagent sur le long terme câest parce quâils sont dans un rĂ©seau, câest parce quâils sont soutenus⊠Câest parce quâils aiment ce genre de difficultĂ©s ! Et parce quâils ont envie de creuser ! Et de mettre tout leur savoir psychothĂ©rapique Ă la disposition des patients. Mais ce nâest pas tous les thĂ©rapeutes, hein. Câest comme pour les enfants autistes ! Il nây a pas, tous les thĂ©rapeutes ne sâengagent pas avec des patients autistes. Câest quand mĂȘme super dur, hein ! » (6)
La responsabilité éthique
Dans la situation inquiĂ©tante, lâengagement rĂ©pond enfin Ă un impĂ©ratif moral, qualifiĂ©
dâ« Ă©thique » par les psychiatres eux-mĂȘmes. La responsabilitĂ© Ă©thique soulĂšve la question de
lâirrĂ©versibilitĂ© de nos actions, qui changent le cours des choses (Chateauraynaud & Torny,
1999). Le psychiatre alerte ainsi ses interlocuteurs sur la réversibilité des troubles du jeune
patient et convoque leur responsabilitĂ© quant aux actions quâils mĂšneront pour empĂȘcher la
survenue dâun trouble mental grave, ou en limiter les consĂ©quences. Selon un psychiatre, face
au processus en cours pour le jeune patient, la pire des attitudes serait de demeurer dans
lâinaction.
De toute façon, dans le doute moi je pense quâil faut plutĂŽt faire quelque chose que de ne rien faire. VoilĂ . On va peut-ĂȘtre finir comme ça : « dans le doute⊠». (4)
Engager sa responsabilité éthique consiste alors à agir en dépit du doute. Pour autant, la
nature de lâaction menĂ©e est trĂšs diffĂ©rente selon les psychiatres, et la dimension Ă©thique
rĂ©side plutĂŽt dans la fermetĂ© avec laquelle le psychiatre revendique son action. Ainsi, ĂȘtre
Ă©thique câest affirmer dĂ©libĂ©rĂ©ment son action, quelle quâelle soit. Pour une psychiatre,
lâaction Ă©thique consiste Ă tenter dâinfluencer le choix du patient en lui communiquant ses
attentes pronostiques, en dĂ©pit du doute et du risque dâerreur.
« Câest une question dâĂ©thique, pour nous. Enfin si on ne dit pas ce quâon pense, nous, mĂȘme si on peut se tromper, je pense quâon nâaura pas fait notre travail. Quand un patient vous dit quâil veut sortir, vous pouvez lui permettre de sortir parce que il nâest pas un danger, pour lui-mĂȘme ni pour autrui, mais que ce nâĂ©tait pas votre tempo, *âŠ+ de lui dire ââdâaccord on nâest pas dâaccord mais on ne peut pas vous retenirââ, *âŠ+ Dire Ă un patient quâon nâest pas dâaccord et bien voilĂ . » (11)
147
A lâinverse, pour une autre psychiatre, lâaction Ă©thique consiste Ă refuser de communiquer des
attentes pronostiques, en dĂ©pit des sollicitations formulĂ©es par les parents quâelle reçoit.
LâĂ©thique est selon elle une position quâil faut « tenir », câest-Ă -dire assumer et revendiquer,
en dépit de pressions extérieures.
« On ne sait pas tout dâavance. Alors que la question des parents quand ils viennent ici câest « quâest-ce quâil va devenir ? ». Et la majoritĂ© des rĂ©ponses câest « on nâen sait rien ! ». Et il faut tenir cette position ! Ici, on essaie de la tenir. *âŠ+ Câest une condition thĂ©rapeutique. Câest une position Ă©thique mĂȘme ! Câest une position Ă©thique. De recevoir un enfant, avec lâidĂ©e que tout nâest pas jouĂ©. » (6)
Enfin, pour un autre psychiatre, lâaction Ă©thique consiste Ă renoncer Ă agir sur la vie dâautrui.
En dĂ©clarant que chaque personne contrĂŽle elle-mĂȘme sa vie, il refuse dâagir, tout en faisant
de cette inaction une prise de position ferme et déclarée.
« AprĂšs il y a une question Ă la limite de lâĂ©thique qui est : chacun fait de sa vie ce quâil veut. Et en mĂȘme temps quand on voit â bien sĂ»r les schizophrĂšnes sont tout Ă fait capables dâaimer. â mais quand mĂȘme les relations avec les enfants et les relations prĂ©coces risquent dâen ĂȘtre fortement perturbĂ©es, donc ça câest une question trĂšs dĂ©licate et le fait de mâoccuper dâados je pense que ça mâĂ©vite de devoir trop me pencher sur cette question-lĂ . » (10)
Rester prudent sur la durée
LâĂ©mergence dâun trouble mental grave sâinscrit dans une temporalitĂ© de longue durĂ©e.
Plusieurs mois, plusieurs années, voire une décennie seront nécessaires pour savoir si le jeune
patient exprimait un malaise en lien avec son adolescence ou sâil montrait les prĂ©mices dâun
trouble mental. Pour autant, le niveau dâincertitude pour lâavenir et la nĂ©cessitĂ© de gĂ©rer ses
relations avec le jeune et sa famille incitent le psychiatre Ă la prudence. Ainsi, tout en mettant
en Ćuvre le travail clinique que jâai dĂ©crit prĂ©cĂ©demment dĂšs la rencontre avec le patient, le
psychiatre planifie en toute discrétion une surveillance de longue durée.
La patience: savoir attendre le déroulement des choses
Dans la situation inquiétante, le jeune patient a déjà vécu une ou plusieurs « crises », qui ont
conduit le psychiatre Ă envisager lâĂ©mergence dâun trouble mental (entretiens 1, 3, 4, 6, 7).
Pour autant, lâadolescent nâest ni dĂ©pourvu de difficultĂ©s, ni malade, et la situation prĂ©sente ne
permet aucunement au psychiatre dâaboutir Ă une conclusion dĂ©finitive. Tel le lanceur
148
dâalerte, le psychiatre sâengage alors dans une vigilance de longue durĂ©e, constituĂ©e
dâattention continue et de vĂ©rifications rĂ©guliĂšres. Une alerte se prĂ©sente ainsi comme une
modalisation du temps dont le trajet est plus ou moins linéaire, et ponctué de temps forts, les
« attracteurs temporels » (Chateauraynaud & Torny, 1999). Le présent est alors mis en tension
entre une sĂ©rie passĂ©e et une sĂ©rie future. Une psychiatre explique quâelle reste vigilante Ă
lâĂ©gard de lâun de ses patients qui a retrouvĂ© un fonctionnement social satisfaisant aprĂšs une
premiĂšre crise. Elle demeure attentive aux changements dans la vie de ce patient, qui seront
autant dâattracteurs temporels lâamenant Ă anticiper une aggravation de ses troubles.
Lâattention-vĂ©rification
« Sâil y a beaucoup de changements autour de lui aussi, *âŠ+ il faut peut-ĂȘtre ĂȘtre un peu plus attentif Ă ce quâil ressent, *âŠ+ sâil y a des Ă©vĂšnements graves qui se produisent. Parce que câest une pĂ©riode oĂč on peut penser quâil sera plus fragile et Ă risque de dĂ©compenser. »(12)
Selon Chùteauraynaud et Torny, la vigilance est un processus continu, de durée indéterminée,
puisque son amorce et sa suspension dĂ©pendent du processus lui-mĂȘme. Cette facultĂ© est
indispensable pour surmonter les basculements incessants entre lâinsouciance dâun cĂŽtĂ©
(lâindiffĂ©rence) et la panique de lâautre (lâexcĂšs dâimagination). Ainsi, « tout agent Ă©veillĂ© et
présent apprend à se couler dans le cours des choses » (ibid, p. 39). Poser un diagnostic
dâincertitude permet au psychiatre dâinscrire dans une fenĂȘtre temporelle restreinte, une
lecture prĂ©sente dâun trouble qui a Ă©voluĂ© par le passĂ© et continuera de le faire dans lâavenir
(Henckes & Rzesnitzek, unpublished). A ce titre, la catégorie de « fragilité » constitue un
diagnostic dâincertitude.
La « fragilitĂ© », un diagnostic dâincertitude
« Il y a quand mĂȘme un risque important que ça Ă©volue vers une psychose. Et Ă la fois, il y a quand mĂȘme un risque non nĂ©gligeable que⊠Avec du soin⊠Ou peut-ĂȘtre mĂȘme que le soin nây est pour rien, mais que lâĂ©volution fait que, cet ado-lĂ , il va se structurer sur un mode dâavantage nĂ©vrotique, et quâil va trĂšs bien fonctionner. Donc, lâidĂ©e de fragilitĂ©, câest dire « en ce moment il est fragile ». Enfin, tu vois, il y a une question de temporalitĂ©. (8)
Rester prudent sur une longue durée consiste également à maintenir le suivi psychiatrique du
patient le plus longtemps possible. Au-delĂ dâune surveillance, « maintenir un lien » traduit la
constance de lâengagement personnel â moral et Ă©motionnel - du psychiatre Ă lâĂ©gard du jeune
patient et de sa famille. Ainsi, pour gérer la détresse des personnes et les risques de suicide, la
stratĂ©gie dâun psychiatre expĂ©rimentĂ© consiste à « gagner du temps » en maintenant le contact
avec le patient. Ce faisant, il souligne la reprĂ©sentation de lâĂ©volution comme un parcours
spatial et temporel, chaque jour passé venant éloigner le jeune patient de la maladie mentale.
149
Telle une sentinelle fidÚle à son poste, le psychiatre doit rester présent et protéger le patient et
sa famille contre leurs difficultĂ©s. Ce faisant, le psychiatre est lui-mĂȘme thĂ©rapeutique, en tant
quâhumain, par son existence et sa disponibilitĂ©.
« Alors ça câest un truc aussi qui mâa beaucoup frappĂ© ! Câest un hasard sans doute. Mais les patients que jâai vus et qui se sont tuĂ©s, câest des patients que je ne voyais plus. Et je me suis souvent dit quâon avait eu tort dâarrĂȘter de les voir. De ne pas insister dâavantage. De lĂącher le truc. Finalement, les gens ils sont quand mĂȘme toujours beaucoup mieux quand ils voient quelquâun, hein ? MĂȘme ponctuellement. Quand vous voyez quelquâun, vous ĂȘtes quand mĂȘme mieux que quand vous ĂȘtes tout seul. *âŠ+ Oui, parce quâil y a quand mĂȘme toujours un transfert. Quelque chose finalement. Ils attendent quelque chose du mĂ©decin, du psychothĂ©rapeute, ou des gens qui peuvent les aider. Ou qui pensent pouvoir les aider. *âŠ+ Moi jâappellerais ça, de soutenir un dĂ©sir pour les parents. Et pour les patients. Les deux. Câest-Ă -dire quâil faut ĂȘtre solide, et ĂȘtre lĂ . Ne pas lĂącher le truc. *âŠ+ On se dit que si on arrive Ă gagner du temps et cetera⊠Ăa nâira pas trop mal. (4)
Manifestant son impuissance Ă prĂ©venir lâĂ©mergence du trouble mental ou ses consĂ©quences,
une psychiatre estime que la seule action Ă mener - certes insatisfaisante - consiste Ă maintenir
son engagement personnel Ă lâĂ©gard du jeune patient par une prĂ©sence continue et rĂ©guliĂšre.
« On peut avoir des inquiĂ©tudes sans ĂȘtre certain. Soit dâune rechute psychiatrique⊠soit dâune incidence majeure. Et de se dire parfois aussi, bah⊠la rĂ©alitĂ© nous dira. Et juste, on est lĂ . Et on reste lĂ . ExtrĂȘmement prĂ©sent, peut-ĂȘtre plus prĂ©sent, on intensifie notre prĂ©sence ⊠Mais voilĂ . VoilĂ . ⊠» (7)
Lâinfluence discrĂšte : de la contrainte Ă la protection
Afin de transformer le jeune et sa famille, et tout en restant vigilant face Ă lâĂ©ventuelle
Ă©mergence dâun trouble mental grave, le suivi psychiatrique doit sâinscrire dans une
temporalitĂ© de longue durĂ©e. Or, obtenir dâun jeune patient non malade quâil vienne en
consultation pendant plusieurs annĂ©es suppose dâentretenir de bonnes relations avec lui et ses
parents. En effet, le psychiatre souhaite médicaliser le problÚme du patient, sans pouvoir
légitimer son action médicale par une catégorisation diagnostique ou un risque immédiat.
Résoudre cette tension suppose de gérer avec finesse les interactions avec le patient et sa
famille en mesurant le degrĂ© dâalerte, de contrainte et dâengagement Ă©motionnel exercĂ© Ă leur
Ă©gard. Lâattitude du psychiatre oscille ainsi au sein dâun continuum allant de la contrainte Ă la
protection.
Sâil doit alerter et contraindre aux soins, le psychiatre doit respecter une « juste mesure », afin
dâinquiĂ©ter la famille et de justifier la poursuite du suivi, sans pour autant que la pression
exercée ne paraisse démesurée aux parents au regard des difficultés de leur enfant. Se montrer
150
trop inquiet ou trop autoritaire risque de faire du psychiatre un « prophÚte de malheur ». En
effet, tant que le lanceur dâalerte nâest pas suivi, il peut ĂȘtre qualifiĂ© de prophĂšte de malheur,
annonciateur de catastrophes jugées délirantes par ses interlocuteurs (Chateauraynaud &
Torny, 1999). Lâextrait suivant illustre la maniĂšre dont un psychiatre tente, en vain, de
parvenir Ă un juste de degrĂ© de contrainte afin dâaugmenter la frĂ©quence de ses consultations.
Tout dâabord, il exprime des attentes pessimistes pour lâavenir du jeune, le danger auquel il
sâexpose et son inquiĂ©tude Ă son Ă©gard. Il fait ainsi usage dâun pronostic fonctionnel visant Ă
choquer les parents pour augmenter la médicalisation existante (Christakis, 2001). Puis, il se
montre autoritaire tout en minimisant le degrĂ© de contrainte exercĂ© (« jâai Ă©tĂ© un peu dans la
rĂ©alitĂ© », « un peu posĂ© lâinjonction »). Enfin, il exhorte ses interlocuteurs Ă prĂȘter attention Ă
son message dâalerte (« Ă©coutez, lĂ ce nâest pas possible »). Ainsi, lorsquâil sâagit de
convaincre, lâalerte quitte sa dimension technique pour revĂȘtir une dimension dâinterpellation
dâautrui, portĂ©e par le corps de la personne, par son cri et son effroi (Chateauraynaud &
Torny, 1999). NĂ©anmoins dans cet exemple, la stratĂ©gie du psychiatre produit lâeffet inverse
de celui escompté. Ayant subi « trop » de contrainte, les parents cessent de venir aux rendez-
vous et le psychiatre demeure inquiet pour son jeune patient, tout en Ă©tant dans lâimpossibilitĂ©
de lui imposer un suivi psychiatrique.
« Les parents lâont inscrit dans une boĂźte privĂ©e. Alors moi jâai, jâai, jâai Ă©tĂ© quand mĂȘme, jâai Ă©tĂ© un peu dans la rĂ©alitĂ© en disant ââEcoutez, vu comment il fonctionne en ce moment, je ne sais pas si câest⊠sâil va pouvoir tenirââ *âŠ+ Nous, on avait un peu posĂ© lâinjonction en disant ââça nâaura de sens que si on rĂ©ussit Ă mettre en place deux sĂ©ances par semaine, parce que câest grave cliniquementâŠââ Parce quâon Ă©tait inquiet, ce que les parents nâentendaient pas du tout. Et finalement, donc moi Ă un moment il commençait Ă lĂącher, jâai dit ââEcoutez lĂ ce nâest pas possible. Il a arrĂȘtĂ© sa thĂ©rapie. Je vous vois une fois tous les mois, ça ne suffit pas. Votre fils est en danger, il lui faudrait un soinââ. Et puis, les parents ont Ă©tĂ© un peu heurtĂ©s. Je me suis dit que peut-ĂȘtre cela allait amener Ă une prise de conscience⊠Et puis jâai Ă©tĂ© dans lâinjonction en disant ââOn ne peut pas continuer comme ça *âŠ+ si on ne rĂ©ussit pas Ă mettre des soins adaptĂ©s Ă ce jeuneââ. Ils ont annulĂ© un rendez-vous. Et puis ils nâen ont pas repris dâautre. Et ⊠Je leur ai fait un courrier en insistant sur le fait que leur fils avait besoin de soinsâŠ
- Et il est revenu aprĂšs ?
Non. Je nâai pas eu de nouvelles. Jâavais informĂ© Ă©videmment son psychiatre traitant libĂ©ral. AprĂšs je nâai pas eu de nouvelles. » (3)
Ainsi, lorsque le patient est majeur, sâefforcer dâĂȘtre patient et conciliant vis-Ă -vis de ses
parents est parfois lâunique stratĂ©gie permettant au psychiatre de mener Ă bien lâengagement
de longue durée rendu impératif par la situation inquiétante.
« Pour pouvoir travailler, il faut une accroche du cĂŽtĂ© des parents. Il faut parfois beaucoup de patience⊠faire le dos rond⊠On ne peut pas travailler sâil y a du refus. » (3)
151
En revanche, lorsquâils conçoivent des attentes alarmantes pour lâavenir dâun patient mineur
et que les parents refusent toute mĂ©dicalisation, les psychiatres spĂ©cialistes dâenfants et
dâadolescents considĂšrent comme lâun des avantages de leur spĂ©cialitĂ© le fait de pouvoir
imposer des soins par le biais de mesures coercitives. Confrontée à une situation inquiétante,
cette jeune psychiatre estime que le « recours à la loi » constitue une sécurité dont ne
bĂ©nĂ©ficient pas ses collĂšgues spĂ©cialistes dâadultes.
« [Les parents] ne viennent pas en consultation, et donc on ne peut rien travailler avec cette jeune en fait. Donc, donc lĂ je suis en fait assez inquiĂšte. Il y avait dĂ©jĂ une information prĂ©occupante qui avait Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e. Câest lâintĂ©rĂȘt *âŠ+ par rapport Ă de jeunes adultes, les mineurs de 16-17 ans, ils ont encore leurs parents derriĂšre eux qui peuvent les amener en consultation par ⊠la peau du cou quelque part. Et câest⊠et câest trĂšs bien. Enfin, câest un avantage je trouve que lâon a en pĂ©dopsy, par rapport Ă la psychiatrie adulte. Je trouve que câest quand mĂȘme une chance en pĂ©dopsy de pourvoir encore avoir recours Ă de lâĂ©ducatif, du juge, la loi⊠les parents. » (12)
Lorsque le patient est mineur mais que le degrĂ© dâinquiĂ©tude du psychiatre reste modĂ©rĂ©, les
modalités de contrainte varient selon le lieu de soin et les capacités émotionnelles du
mĂ©decin. Sâil est possible dâimposer avec autoritĂ© des dĂ©cisions mĂ©dicales lorsque le patient
est hospitalisĂ©, le contexte de consultation fait privilĂ©gier au psychiatre lâattitude que jâai
qualifiĂ©e de « donner son point de vue » (cf. partie 4). Plus proche de lâinfluence protectrice,
cette attitude consiste à faire des prédictions pessimistes tout en rappelant au patient son libre-
arbitre. La tonalité émotionnelle employée par le psychiatre vise alors à réconforter plutÎt
quâĂ inquiĂ©ter lâinterlocuteur.
« Parce que la contrainte, ça rejoint un peu la question de la contrainteâŠ. Enfin, il y a des mĂ©decins qui sont dans une posture⊠parce que jâen ai cĂŽtoyĂ©, hein⊠Plus en hospitalisation, parce que le cadre de lâhospitalisation le permet ! Ce cĂŽtĂ©, de dire « câest soins-Ă©tudes ou rien ! ». *âŠ+ Genre « non vous ne reprendrez pas votre seconde dans lâĂ©tablissementâŠ! ». Sauf que tu peux te permettre de dire ça â enfin, moi je ne le ferais pas hein, en tout cas pas sous cette forme-lĂ â heu⊠parce que le gamin est hospitalisĂ©. Et oui ! [rire]. En ambulatoire, quand il sort de ton bureau et quâil rentre chez lui⊠Bon. Tu peux effectivement lui transmettre un certain nombre de tes doutes, et puis, et puis aprĂšs les choses cheminent. » (7)
Cette oscillation entre la protection et la contrainte met en lumiĂšre lâengagement Ă©motionnel
du psychiatre auprĂšs du jeune patient. Lorsquâils Ă©voquent leur maniĂšre de protĂ©ger les
patients pour lesquels ils craignent lâĂ©mergence dâun trouble mental grave, les psychiatres se
rĂ©fĂšrent Ă un travail de « care ». Si le care est une morale fondĂ©e sur le souci de lâautre au sein
dâune relation, il sâagit tout autant dâune forme de contrainte affective liant de maniĂšre
bilatérale celui qui protÚge à celui qui est protégé (Molinier, Laugier, & Paperman, 2009).
152
Lorsquâelle se trouve dans une situation inquiĂ©tante, une psychiatre psychanalyste explique
ainsi quâelle adapte son discours vis-Ă -vis de son patient pour le protĂ©ger.
« Jâai en tĂȘte que ce patient pourrait basculer. Du coup ça influence mon discours. Je pense que je suis plus vis-Ă -vis de lui dans une position plus rĂ©paratrice, et protectrice finalement, que je ne le serais si jâĂ©tais face Ă un adolescent que je considĂšre comme strictement nĂ©vrosĂ© par exemple. Je me positionnerai de façon diffĂ©rente, câest incontestable. » (1)
Pour autant, protéger le jeune dans le travail de psychothérapie consiste également à ne pas
lâinciter, ni Ă exprimer son opinion, ni Ă exercer son libre-arbitre. Craignant de prĂ©cipiter la
survenue de difficultĂ©s, le psychiatre considĂšre que lâadolescent est trop fragile pour se
questionner et prendre des décisions de maniÚre autonome.
« Alors lĂ , si moi, justement je ne suis pas tranquille sur une possible Ă©mergence de psychose, je ne vais pas le titiller justement sur « et vous quâest-ce que vous en pensez ? Mais au fond, vous quâest-ce que vous voulez ? ». *âŠ+ Je lui demande comment il vaaaa (avec de la lassitude dans la voix), je lui demande si ça se passe bien avec ses copaaiins, si ça se passe bien au lycĂ©Ă©Ă©e, avec son petit frĂšre ou sa petite sĆur ou ses parents. Mais je reste trĂšs factuelle, et moi Ă demander des nouvelles. *âŠ+ LĂ , ça me met effectivement, dans une position beaucoup plus maternante. *âŠ+ Câest un travail de consultation oĂč on accompagne quelquâun en fait. Câest un travail de mĂ©decin, psychiatre, consultant qui accompagne quelquâun.» (6)
Ainsi, lorsquâils effectuent le suivi dâun jeune patient pour lequel ils envisagent lâĂ©ventualitĂ©
dâun trouble mental grave, les psychiatres sont soumis Ă une double tension. Dâune part ils
doivent exercer sur le jeune et ses parents une contrainte dans une « juste mesure », oscillant
entre la coercition et la reconnaissance de leur libre-arbitre. Dâautre part ils adoptent une
attitude ambiguĂ« Ă lâĂ©gard du patient, tentant de le protĂ©ger du fait de ses difficultĂ©s, au risque
de le considĂ©rer comme un ĂȘtre inachevĂ© et non comme un sujet, maĂźtre de ses pensĂ©es et de
ses actes.
Garder les portes ouvertes
Dans ces deux chapitres, jâai dĂ©crit lâambivalence des psychiatres Ă lâĂ©gard des
pronostics et la maniÚre dont leur travail clinique se caractérise par un engagement personnel,
dĂšs lors quâils sâattendent Ă la survenue dâun trouble mental grave chez un jeune patient.
Lorsque les entretiens Ă©taient sur le point de sâachever, plusieurs psychiatres ont choisi de
conclure leur propos en rĂ©sumant leur attitude par lâidĂ©e de « garder les portes ouvertes ». Je
vais donc décrire cette attitude pour conclure ma description de leur travail clinique.
153
Sâils emploient peu le terme dâespoir, les psychiatres manifestent par la mĂ©taphore de
lâouverture, une alliance complexe entre leur ambivalence Ă lâĂ©gard du pronostic et leur
engagement personnel dans leur travail clinique. Ainsi, dĂ©clarer quâils gardent « lâavenir
ouvert » permet aux psychiatres de rĂ©soudre un ensemble dâexigences contradictoires que jâai
décrites précédemment : alerter rapidement leurs interlocuteurs tout en exprimant leur
incertitude diagnostique et pronostique ; déjouer la prophétie auto-réalisatrice tout en mettant
en Ćuvre la mĂ©dicalisation du jeune ; inquiĂ©ter les parents tout en ravivant leur espoir ;
rĂ©pondre Ă leurs attentes dâobjectivitĂ© sans induire de reprĂ©sentations subjectives pĂ©joratives ;
ou encore anticiper des orientations scolaires sans limiter le pronostic social du jeune. Les
citations suivantes illustrent par leurs intrinsĂšques contradictions la maniĂšre dont la
mĂ©taphore de lâouverture permet de rĂ©soudre la tension Ă laquelle est soumis le psychiatre.
En faisant usage de « lâouverture », une psychiatre peut ainsi argumenter la nĂ©cessitĂ© dâune
importante mĂ©dicalisation des troubles et anticiper la restriction dâactivitĂ© du jeune, tout en
exprimant aux parents son incertitude pronostique.
« Moi je laisse quand mĂȘme toujours les choses trĂšs trĂšs ouvertes. Je pense que câest trĂšs important de laisser les choses ouvertes. Dâabord parce que je crois que ⊠je dis 20 ans, 20 ans, mais on est dĂ©jĂ quasiment plus un adolescent⊠à 16 ans, les parents sont souvent trĂšs demandeurs au fond « mais alors ? Est-ce quâil pourra avoir une famille ? Est-ce quâil pourra faire des Ă©tudes normales ? Est-ce quâil pourra avoir un mĂ©tier comme les autres ?... ». Moi quand mĂȘme, je le dis, et je le dis parce que je le pense, je dis « je nâen sais rien. Tout ce que je peux dire câest que les difficultĂ©s sont graves donc il va falloir beaucoup de soins *âŠ+
- Et, est-ce que ça implique une rĂ©Ă©valuation⊠des projets dâavenir ?
- Oui voilĂ . Moi je pense quâil faut laisser des portes ouvertes. » (1)
« Lâouverture » fait Ă©merger un rapport ambivalent Ă la temporalitĂ©. Elle permet aux
psychiatres de sâengager dans un suivi de plusieurs annĂ©es auprĂšs du patient, en acceptant un
niveau de risque et dâincertitude Ă©levĂ©s. A ce titre, Brown et Graaf soulignent la maniĂšre dont
les personnes souffrant dâun cancer Ă un stade avancĂ© conçoivent une notion du temps - non
comme un continuum - mais comme une notion complexe, malléable et paradoxale, facilitant
le maintien de lâespoir et la construction pragmatique de diffĂ©rentes reprĂ©sentations de
lâavenir qui doivent nĂ©anmoins coexister au prĂ©sent (Patrick Brown & de Graaf, 2013). Une
psychiatre Ă©voque ainsi la longue durĂ©e de suivi dâun patient, 4 annĂ©es, et son propre
engagement personnel dans ce suivi. Au fil de ces annĂ©es, « lâouverture » a eu la fonction de
154
faire coexister différents futurs hypothétiques, aussi bien pour le patient et pour sa mÚre que
pour elle-mĂȘme.
« Ce patient je lâai suivi longtemps, 4 ans, jusquâĂ sa majoritĂ©. LĂ , le relais en psychiatrie adulte sâest fait lĂ , il y a trois semaines. *âŠ+ Bah oui, on investit un patient, on le dĂ©sinvestit ensuite⊠câest une sĂ©paration quoi. *âŠ+ Jâai eu la mĂšre Ă ce moment-lĂ , et qui a beaucoup remerciĂ©. *âŠ+ Mais surtout elle a dit « et vous mâavez toujours dit que ce nâĂ©tait pas fermĂ© pour son avenir ». Et quâen tout cas, câĂ©tait presque quâil nâĂ©tait pas condamnĂ© par un diagnostic de schizophrĂ©nie, quoi. » (7)
Faire coexister des futurs hypothétiques consiste pour cette psychiatre à donner une liste des
multiples diagnostics envisagés. Se faisant, elle énonce son incertitude diagnostique tout en
rĂ©pondant Ă une demande dâobjectivitĂ© croissante.
« Donc, de la difficultĂ© de laisser ouvert quelque chose. *âŠ+ MĂȘme moi lĂ , je ne suis pas sĂ»re du diagnostic ! ⊠Mais Ă la fois, je trouve que dans lâĂ©volution actuelle de dire « il faut quâon donne un diagnostic absolument », les parents viennent avec cette demande-là ⊠Des bilans en vue dâun diagnostic et cetera. Alors on bilante et on fait des diagnostics multiples (rire) qui sont une sorte de listing de diagnostics ! Mais bon, au mĂȘme temps on les a faits. » (7)
Ainsi, pour un autre psychiatre « laisser les portes ouvertes » consiste à encourager ses jeunes
patients Ă poursuivre des Ă©tudes. Poursuivre des Ă©tudes en dĂ©pit des troubles revient alors Ă
faire coexister différentes insertions sociales hypothétiques pour le jeune.
« Moi jâai toujours Ă©tĂ© dans le sens de continuer les Ă©tudes. Les gens qui ne savent pas oĂč ils en sont, il faut quâils continuent. Le plus possible. Quâils laissent des portes ouvertes. Câest une question de bon sens je pense. » (4)
Enfin, le maintien de « lâouverture » sâapparente Ă une communication Ă©vasive. Eluder les
questions du jeune patient permet Ă une psychiatre la gestion des attentes du patient et de sa
famille - dont les demandes sont ici contradictoires â et des relations intrafamiliales entre le
jeune et sa mĂšre.
Je ne me suis jamais prononcĂ©e clairement sur un diagnostic qui serait effectivement un diagnostic de trouble chronique, ce qui nâa pas Ă©tĂ© forcĂ©ment simple pour moi dans la justification de la poursuite dâun traitement, chez le jeune. Parce que ça, il prenait un traitement retard, et il demandait â surtout Ă la fin â pourquoi il le prenait. Et il disait que je nâavais jamais bien rĂ©ussi Ă le lui expliquer⊠(rire)âŠ. Parce que bon, je ne lui avais pas dit quâil Ă©tait schizophrĂšne donc⊠! (rire)⊠Et au mĂȘme temps, aussi de quâest-ce que ça a pu permettre chez cette mĂšre, pour lâinvestissement de son fils ? Bon, je ne sais pas. De laisser aussi ouvert quelque chose. » (7)
En tant que stratĂ©gie dâaction face au risque et Ă lâincertitude, « lâouverture » permet au
psychiatre de sortir de la situation de blocage que constitue la situation inquiétante. Comme le
souligne cette psychiatre, il ne sâagit pas uniquement dâune attitude optimiste vis-Ă -vis de
155
lâavenir, mais dâune stratĂ©gie dâanticipation. Elle exprime la conviction que son attitude
trouvera un Ă©cho chez le jeune patient, qui sâen saisira pour devenir acteur de sa propre
Ă©volution.
« [Il faut] se situer un peu en avant de lâenfant ou de lâadolescent. Pas trop loin, mais un petit peu en avant. Mais ça veut dire quâon fait le crĂ©dit quâil va y arriver. Si on fait la liste de « nâa pas fait ça. Moins deux Ă©cart-types, moins trois-Ă©carts types ». Bon, on a vite fait le tour. On ne prĂ©pare pas la suite.
- Dâaccord, donc est-ce que câest une question dâoptimisme⊠?
âŠpour pouvoir anticiper et laisser lâavenir ouvert. »
La psychiatre met ainsi en tension son investissement subjectif auprĂšs du patient et
lâĂ©valuation objective quâelle a pourtant menĂ©, en insistant sur la complĂ©mentaritĂ© des deux
approches. Cette tension entre lâajustement aux capacitĂ©s objectives du jeune et
lâinvestissement Ă©motionnel du psychiatre trouve un support thĂ©orique aussi bien en
psychologie du développement que dans les approches cognitivo-comportementalistes. En
sociologie des anticipations, Zinn a ainsi critiqué la dichotomie entre les stratégies
rationnelles et irrationnelles et soulignĂ© lâintĂ©rĂȘt des stratĂ©gies « dâentre-deux » dans la
gestion des risques et des incertitudes (Zinn, 2008). Lâusage de la confiance, des Ă©motions et
de lâintuition permet ainsi de pallier aux limites des instruments de calcul des risques. Dans
une situation de risque, la combinaison de stratégies objectives et subjectives facilite alors la
gestion de lâincertitude et la prise de dĂ©cision des acteurs.
Il existe indéniablement une forme de spiritualité dans le travail clinique psychiatrique,
sâinscrivant en particulier dans la croyance en la prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice. Selon Nicholas
Christakis, la conscience dâĂȘtre faillible dans leurs pronostics et lâidĂ©e que lâincertitude
pronostique entretient lâespoir suscite chez les cancĂ©rologues des sentiments spirituels
(Christakis, 2001). A ce titre, une psychiatre rappelle quâavoir confiance en lâavenir du patient
constitue une croyance et un véritable devoir professionnel.
« Il faut toujours rester sur la question du crĂ©dit que lâavenir ne va pas ĂȘtre aussi sombre que ça. La confiance, la confiance quâil peut arriver quelque chose de bon pour le patient. AprĂšs, si ça nâarrive pas, câest embĂȘtant (rire). Mais voilĂ ! Câest une position ! (rire) » (6)
Enfin, je suggĂšre que « garder les portes ouvertes » constitue une stratĂ©gie dâĂ©conomie
Ă©motionnelle pour le psychiatre. Au-delĂ des exigences contradictoires de son travail clinique
vis-Ă -vis des patients, cette Ă©conomie Ă©motionnelle est essentielle pour le psychiatre lui-
mĂȘme. Avoir confiance en lâavenir du patient lui permet de sâengager intensĂ©ment auprĂšs du
156
jeune et de sa famille durant le suivi, puis de se désengager tout aussi vite, en nourrissant
lâidĂ©e que des Ă©vĂšnements favorables adviendront par eux-mĂȘmes, sans quâil nâen soit plus
aucunement responsable.
« - Je pense quâil y a beaucoup de choses qui font que quelquâun sâintĂ©resse Ă la pĂ©dopsychiatrie, vous me laisserez-vous interroger sur les vĂŽtres (rire), mais il y a aussi cette question-lĂ . De ne pas vouloir se renfermer dans quelque chose qui ne laisse pas dâouverture et de possibilitĂ©s pour le futur
- Etre Ă un moment oĂč on peut faire quelque chose ?
- MĂȘme aprĂšs. Mais que ça laisse lâouverture a tout possibilitĂ© de dĂ©ploiement, dâĂ©panouissement, voilĂ câest le terme français qui me plait beaucoup ââ fleur qui sâouvre ââ et que parfois elle ne sâouvre pas au moment, mais câest aprĂšs. Parfois on est agrĂ©ablement surpris de tout un tas de choses qui se produisent aprĂšs voilĂ . Ăa laisse une ouverture pour la suite. »
« Garder les portes ouvertes » autorise ainsi lâinvestissement Ă©motionnel massif du psychiatre
en dĂ©pit de son ambivalence Ă chaque nouvelle rencontre quâil fait avec un jeune patient pour
lequel il sâattend Ă lâĂ©mergence dâun trouble mental grave. Dans cette situation clinique oĂč les
actions mĂ©dicales ordinaires semblent peu Ă mĂȘme dâinfluer sur le cours des Ă©vĂšnements, le
psychiatre préserve ainsi son meilleur instrument de travail: son engagement humain.
157
CONCLUSION
Dans ce travail de thĂšse, jâai dĂ©crit lâinfluence des pratiques pronostiques dans le
travail quotidien de psychiatres français spĂ©cialistes dâenfants et dâadolescents, lorsque ceux-
ci se questionnent sur lâĂ©mergence dâun grave trouble mental chez leurs jeunes patients. Si la
France se trouve en dĂ©calage par rapport Ă dâautres pays dĂ©veloppĂ©s quant Ă la diffusion de
stratĂ©gies de dĂ©tection standardisĂ©es et dâintervention prĂ©coces destinĂ©es Ă un jeune public, le
positionnement des psychiatres français Ă lâĂ©gard du pronostic contribue Ă expliquer cette
spécificité française.
La difficulté des psychiatres à faire des pronostics lors de leur travail clinique apparait
Ă©vidente dans cette analyse. Celle-ci Ă©merge de lâenchevĂȘtrement de nombreuses incertitudes
liĂ©es Ă leur pratique mĂ©dicale, au travail auprĂšs dâadolescents, et aux indĂ©terminations
demeurant actuellement au sujet de la schizophrénie.
La contradiction entre leur prĂ©occupation pour lâavenir de leurs jeunes patients, et
lâincertitude de chacune des composantes de leurs pronostics â la prĂ©vision, lâanticipation et
la prĂ©diction â font Ă©merger une ambivalence des psychiatres et une rĂ©ticence Ă sâengager
dans des approches prĂ©dictives. Une Ă©tude comparative de lâattitude des psychiatres Ă lâĂ©gard
du pronostic entre différents pays permettrait de distinguer les dimensions spécifiquement
françaises de cette ambivalence, de celles partagĂ©es par lâensemble des psychiatres lors de
leur travail clinique.
Si les thĂ©ories de lâĂ©tiquetage pointent le stigmate social associĂ© aux catĂ©gories
diagnostiques de psychose et leur impact sur lâexpĂ©rience subjective des personnes
concernées, ce travail met en lumiÚre une autre raison pour laquelle les psychiatres évitent de
communiquer leurs prĂ©visions concernant lâĂ©ventualitĂ© dâun trouble mental. La crainte de la
prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice joue un rĂŽle central dans la rĂ©ticence des psychiatres Ă lâĂ©gard des
prédictions. Si dans le travail de Nicholas Christakis, la prophétie auto-réalisatrice risque
dâaccĂ©lĂ©rer la mort de personnes souffrant de cancer mais nĂ©anmoins condamnĂ©es, elle
occupe une place sensiblement diffĂ©rente en psychiatrie. Lâannonce dâun risque de maladie
mentale constitue, non seulement une forme dâĂ©tiquetage dâune jeune personne, mais â par le
biais de la prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice â une modalitĂ© de production de problĂšmes mentaux ou
émotionnels qui ne se seraient autrement jamais manifestés. Ainsi, communiquer sur
158
lâĂ©ventualitĂ© dâun trouble mental, nâaccĂ©lĂšre pas uniquement sa survenue, mais peut le
dĂ©clencher. La notion de prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice et lâambivalence des psychiatres français
quant Ă lâefficacitĂ© dâune psychiatrie dite prĂ©ventive, contribuent Ă Ă©clairer leur rĂ©ticence Ă
lâĂ©gard de lâusage systĂ©matique dâoutils dâintervention prĂ©coce standardisĂ©s en population
générale.
Lâengagement Ă©motionnel de psychiatres a Ă©mergĂ© comme une donnĂ©e importante de
lâanalyse, qui pourrait ĂȘtre approfondie en explorant les notions de travail Ă©motionnel dans
lâexercice clinique des psychiatres. De plus, si les enjeux politiques de la segmentation
professionnelle psychiatrique se cristallisent en France sur la dichotomie entre lâusage de la
subjectivitĂ© et celle de lâobjectivitĂ©, mon analyse suggĂšre que plusieurs psychiatres combinent
ces deux approches dans leur travail clinique de maniĂšre Ă faciliter leurs processus
dĂ©cisionnels en situation dâincertitude, une hypothĂšse qui gagnerait Ă ĂȘtre approfondie par des
donnĂ©es de terrain. Par ailleurs, si certains psychiatres que jâai interrogĂ©s estiment que lâessor
dâune dĂ©marche positiviste caractĂ©ristique du monde anglo-saxon induit le dĂ©clin de lâusage
de la subjectivitĂ© parmi les psychiatres les plus jeunes, lâensemble des psychiatres que jâai
rencontrĂ©s, ĂągĂ©s de 28 Ă 75 ans, accordaient une place centrale Ă lâintersubjectivitĂ© dans leur
travail clinique.
Lâanalyse de ces entretiens nous permet dâexplorer une situation clinique ordinaire,
située à la frontiÚre du trouble mental : la situation inquiétante. Dans ce contexte, la vision de
lâavenir du patient que se fait le psychiatre lâinquiĂšte et le confronte Ă lâimpĂ©ratif de mener
diverses actions dont les logiques contradictoires ne peuvent ĂȘtre conciliĂ©es quâau prix dâun
engagement moral et affectif de longue durée auprÚs du jeune patient et de sa famille.
Dâune part, les cas-frontiĂšres que reprĂ©sentent ces adolescents en difficultĂ© sans ĂȘtre
malades soulignent les limites de processus décisionnels médicaux (Dodier, 1993), et la
frontiÚre ténue entre le fonctionnement social estimé conventionnel de personnes qualifiées
« dâadolescents » et les catĂ©gories de troubles psychiatriques. Un travail de terrain explorant
lâinfluence du suivi des patients sur la redĂ©finition de ces catĂ©gories dâincertitude permettrait
de mieux définir les processus décisionnels des psychiatres et leurs modalités de gestion du
doute diagnostique.
Dâautre part, la situation inquiĂ©tante offre un exemple du rĂ©gime de vigilance continue
exercĂ© par les psychiatres lors de leur travail quotidien, et des modalitĂ©s dâalerte quâils
mettent en Ćuvre, en tant quâacteurs concernĂ©s par la gestion de risques. Lâanalyse du travail
clinique psychiatrique selon un modĂšle de gestion des risques Ă©claire le rĂŽle central de la
159
subjectivitĂ© et son ascendant sur lâobjectivitĂ©. Ainsi, le meilleur lanceur dâalerte est le capteur
humain, dont le sens commun, la subjectivitĂ© et les capacitĂ©s dâadaptation expliquent quâil
demeure plus performant que le capteur technique, si sophistiqué soit-il. Si le rÎle des
psychiatres français auprÚs de leurs jeunes patients présentant des difficultés émotionnelles et
de leurs familles sâapparente ainsi Ă celui de lanceur dâalerte, leur rĂ©ticence Ă utiliser des
outils standardisés constitue alors une dimension intrinsÚque à leur travail clinique.
Enfin, la sĂ©paration de la pĂ©dopsychiatrie et de la psychiatrie adulte, Ă lâheure actuelle
instituĂ©e Ă lâĂąge de 18 ans, rend dĂ©licat le suivi dâune population dâadolescents et de jeunes
adultes entre lâĂąge de 15 et 25 ans. La limitation temporelle des suivis des jeunes patients,
adressĂ©s aprĂšs lâĂąge de 18 ans vers des services destinĂ©s aux adultes, semble en effet façonner
la maniĂšre dont les spĂ©cialistes de lâenfance envisagent le futur dâindividus quâils ne seront
plus amenĂ©s Ă revoir par la suite. Les pĂ©dopsychiatres que jâai interrogĂ©s soulignent combien
un suivi de plus longue durée pour leurs jeunes patients accompagnerait aussi bien une
pĂ©riode dâinsertion socio-professionnelle quâune pĂ©riode de vulnĂ©rabilitĂ© psychique, par un
accĂšs aux soins spĂ©cifiquement dĂ©diĂ©. Ainsi, lâouverture dâunitĂ©s destinĂ©es Ă de jeunes adultes
répondrait à un besoin croissant de prise en charge de cette population spécifique.
Je tiens à remercier chaleureusement mes collÚgues psychiatres qui se sont livrés avec
sincĂ©ritĂ© Ă lâexercice pĂ©rilleux de dĂ©voiler leurs prĂ©occupations concernant lâavenir de leurs
patients. Le fait quâils aient trouvĂ© lâidĂ©e dâune telle recherche intĂ©ressante et quâils aient pris
le temps de me rencontrer tĂ©moigne en soi de lâengagement personnel et de la rĂ©flexivitĂ© avec
laquelle ils exercent leur profession.
160
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ANNEXE : Grille dâentretien
Je mâintĂ©resse Ă la maniĂšre dont la pratique de faire des pronostics, ou dâanticiper lâavenir, influence le travail
des psychiatres auprĂšs des adolescents. En particulier dans le cas dâun adolescent que vous rencontrez, et chez
qui vous suspectez un dĂ©but de maladie grave (si exemple : psychose, trouble bipolaire), mais vous nâĂȘtes pas en
mesure de poser un diagnostic.
Est-ce que le pronostic câest un enjeu dans votre pratique ? Câest quoi le pronostic pour vous ?
Est-ce que lâĂ©ventualitĂ© dâune Ă©volution vers la schizophrĂ©nie vous a dĂ©jĂ posĂ© problĂšme ?
Est-ce que ces situations sont fréquentes ?
Quâest-ce qui les rend problĂ©matiques ?
Comment résout-on cette tension ?
PRONOSTIC
Comment anticipez-vous lâavenir pour un jeune patient ?
Quels sont les enjeux prioritaires pour ces jeunes ? (études, travail, famille, autonomie, social, mortalité, soins)
Selon vous, les psychiatres doivent-ils faire des prédictions sur le devenir du patient ?
PRISE EN CHARGE
Comment lâĂ©ventualitĂ© dâune Ă©volution vers la schizophrĂ©nie influe-t-elle sur votre prise en charge ?
Est-ce que cela influence le travail dâanalyste ?
Est-ce que le traitement médicamenteux est une option?
Est-ce que vous privilĂ©giez certains mĂ©dicaments en cas dâincertitude diagnostique ?
Vaut-il mieux essayer un mĂ©dicament sans ĂȘtre sĂ»r ou prendre le risque que lâadolescent ne bĂ©nĂ©ficie pas du
traitement ?
PREVENTION
Votre prise en charge permet-elle dâĂ©viter la survenue de certains problĂšmes ?
Est-ce que parler de prévention cela a un sens dans votre pratique en psychiatrie ?
Est-il possible dâĂ©viter que la schizophrĂ©nie ne survienne?
LITTERATURE Certaines Ă©quipes parlent de « risque de psychose »âŠ
Est-ce que parler de risque cela un sens dans votre pratique?
Est-ce que les notions théoriques sur le pronostic de la schizophrénie vous aident dans votre pratique ?
COMMUNICATION
Est-ce que vous abordez le pronostic avec ces jeunes ? Avec leurs familles ?
Est-ce que les patients vous posent des questions sur leur avenir ? sortie hĂŽpital / reprise Ă©tudes / arrĂȘt TTT /
sexualité, enfants
Est-ce que vous leur parlez de lâĂ©ventualitĂ© dâune Ă©volution vers la schizophrĂ©nie ?
Est-ce que les parents vous posent des questions sur lâavenir du jeune? Avez-vous Ă gĂ©rer leurs attentes ?
167
Devez-vous parfois conseiller au patient de réévaluer certains projets (encourager / déconseiller certaines
Ă©tudes) ?
Pensez-vous que parler dâune Ă©ventuelle Ă©volution vers la schizophrĂ©nie peut avoir des consĂ©quences sur
lâavenir du patient ?
Pensez-vous quâĂȘtre optimiste peut aider le patient Ă se rĂ©tablir ?
Pensez-vous quâĂȘtre trop optimiste sur son avenir peut nuire au patient ? Trop pessimiste peut nuire au patient
?
ERREUR / RESPONSABILITE
Est-ce que vous vous ĂȘtes dĂ©jĂ trompĂ© de pronostic au sujet de lâĂ©volution vers une schizophrĂ©nie?
Vous est-il arrivĂ© de devoir gĂ©rer les consĂ©quences dâune erreur de pronostic dâun autre mĂ©decin?
Est-ce que vous pensez quâune erreur de pronostic engage la responsabilitĂ© mĂ©dicale ?
Avez-vous dĂ©jĂ Ă©tĂ© surpris par lâĂ©volution dâun jeune patient ?
SEGMENTS PROFESSIONNELS (?)
Pensez-vous que les annĂ©es dâexpĂ©rience des psychiatres modifient leurs attentes pronostiques ?
Dans ces situations, y-a-t-il des pratiques / visions diffĂ©rentes en psychiatrie de lâadolescent et en psychiatrie
de lâadulte ?
QUâEST-CE QUI CHANGE QUAND IL Y A UN DIAGNOSTIC ? Vie normale / vie limitĂ©e
Est-ce que le diagnostic de schizophrénie vient limiter les futures attentes du psychiatre ?
Est-ce que le diagnostic soulage une tension pour le psychiatre ? Limite la responsabilité ?
168
RESUME :
Contexte: Ces vingt derniÚres années, la prédiction de la psychose chez de jeunes patients est devenue un enjeu
prioritaire de la psychiatrie Ă lâĂ©chelle internationale fondĂ© sur lâespoir dâune intervention Ă un stade prĂ©coce, dit
« état mental à risque ». Toutefois, les jeunes dont les difficultés pourraient traduire aussi bien des symptÎmes
prĂ©curseurs dâune psychose quâun malaise en lien avec lâadolescence, reprĂ©sentent des cas ordinaires pour les
pĂ©dopsychiatres. Dans ces situations cliniques, comment les psychiatres envisagent-ils lâavenir de leurs
patients ? Anticipent-ils la survenue de troubles mentaux ? Communiquent-ils des pronostics aux patients ou Ă
leurs familles ?
Méthodes : Des entretiens menés auprÚs de pédopsychiatres français ont exploré leurs pratiques pronostiques et
ont été analysés selon une méthode qualitative.
Résultats : Si les psychiatres ne déclarent pas spontanément faire des pronostics, ils décrivent des situations
inquiĂ©tantes oĂč leurs attentes pour lâavenir de jeunes patients les incitent Ă agir de maniĂšre spĂ©cifique. Ils
soulignent lâimpossibilitĂ© de rĂ©aliser des pronostics fiables, et la crainte de susciter des troubles mentaux ou
Ă©motionnels chez leurs jeunes patients sâils Ă©voquent un risque de maladie mentale (prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice).
Ces enjeux contradictoires ne sont gĂ©rĂ©s quâau prix dâune ambivalence Ă lâĂ©gard du pronostic et dâun intense
engagement Ă©motionnel au cours du suivi.
Conclusion : Les pĂ©dopsychiatres envisagent voire anticipent le risque dâĂ©mergence de trouble mental grave.
Toutefois, lâincertitude du pronostic en pĂ©dopsychiatrie souligne les limites floues entre symptĂŽmes atypiques et
trouble mental avéré.
MOTS-CLES :
Psychoses chez lâadolescent ** PrĂ©vention â SchizophrĂ©nie ** chez lâadolescent ** Pronostic
Ethique mĂ©dicale â PrĂ©dictions â Risque â DĂ©tection â PrĂ©vention â ProphĂ©tie auto-rĂ©alisatrice.
ABSTRACT :
Background: Over the last twenty years, predicting psychosis has become a priority of both research and policies
in the mental health field. While psychiatrists promoting those approaches defend the use of âat risk mental
statesâ categories, cases of patients presenting unclear symptoms that might be the signs of a beginning
psychotic process or might as well reflect some adolescent unease are commonplace in youth psychiatry. Yet
little is known about the routine practices of youth psychiatrists regarding prognosis. What kinds of expectations
do psychiatrists have when treating young patients? Do they anticipate future mental disorders? Do they
communicate their expectations to patients and their families?
Method: we asked a sample of French youth psychiatrists how they used prognosis in their daily work.
Interviews were analyzed using qualitative methodology.
Results: While most of them did not spontaneously mention the fact that they made prognostications when
treating young patients, psychiatrists described situations where their expectations regarding the future of their
patients were problematic and called for specific action. They stressed the impossibility of making a reliable
prognosis and feared to induce mental troubles if announcing them, as would do a self-fulfilling prophecy. These
contradicting expectations towards prognosis were only managed at the cost of ambivalent attitudes and a deep
emotional involvement.
Conclusion: Inconspicuous risk management is part of youth psychiatristsâ daily work, and indetermination of
prognosis reflects the many uncertainties concerning the boundaries between symptoms and existence in the
realm of severe mental disorders.
KEY-WORDS
Prognosis â Psychosis â Schizophrenia â Risk â Adolescent â Detection â Prevention â Self-Fulfilling Prophecy.