figures du mythe portugais dans les deux derniers romans d'eça de queiroz

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Hmory o/Euro,m,n Ideas, Vol. 16, No. 4-6. pp 44-446. 1993 Prrnted m Great Britain 0191-6599/93 %6.00+0.00 Pergamon Press Ltd FIGURES DU MYTHE PORTUGAIS DANS LES DEUX DERNIERS ROMANS D’ECA DE QUEIROZ MARIE H~L~ZNE PIWNIK* La fin du siecle dernier est au Portugal un moment propice a une reflexion sur I’effondrement national. Relayant un premier mouvement nt a l’universitt de Coi’mbre, elle s’etait developpee dans les an&es 70 5 Lisbonne, sous l’impulsion d’un groupe de jeunes intellectuels en effervescence, qui avait pris pour nom 0 Cen6cuio (Le Cenacle). Convoquant le public a des conferences provocatrices, les orateurs, arborant des tenues destinees a ‘epater le bourgeois’ entretenaient l’auditoire de themes plus ou moins corrosifs, dont les ‘Causes de la decadence des peuples peninsulaires’. Ces olibrius en apparence allaient devenir, qui de brillants Ccrivains, qui de profonds essayistes, souvent en menant de front des carritres politiques ou diplomatiques. Citons entre autres Antero de Quental, poete, Oliveira Martins, historien, dont notre collegue Claire Cayron est en train de traduire la monumentale Histoire du Portugal, Teofilo Braga, essayiste et futur president de la Premiere Rtpublique Portugaise (1910), enfin Eta de Queiroz, immense romancier que Valery Larbaud fit assez tot connaitre en France, et que sa carriere consulaire devait mener a Paris pour les dix dernieres annees de sa vie. Pas dupes, semble-t-il, a l’itgard de leur reussite sociale, ces hommes arrives n’hesiteront pas, autour de la cinquantaine, a se retrouver pour un ironique banquet des ‘Vaincus de la Vie’, appellation oti se lisent aistment toutes les d&illusions que l’age et les r&alit& avaient entrainees par rapport aux idtaux en partie proudhoniens de leurs jeunes an&es. L’annte 1890, avec 1’Ultimatum anglais interdisant au Portugal de se reconstituer un Empire en joignant 1’Angola et le Mozambique en un seul territoire, est pour tous le douloureux moment de la prise de conscience presque a coup stir irreversible, d’un Portugal rtduit a la ‘petite maison lusitanienne’, selon l’expression bien connue de Camoens. On ne s’etonnera done pas qu’Eca de Queiroz, le plus mordant, le plus destructeur de ces esprits, finisse de rtgler ses comptes avec une oligarchic qu’il pourfend depuis ses debuts, tant dans ses romans que dans ses articles, la rendant responsable du processus de dtvalorisation tragique qui a empgcht son pays de rejoindre le concert des nations europtennes. Pourtant l’interprttation que la critique a coutume de donner aux deux derniers romans d’Eca, publits a titre posthume, A Ilustre Casa de Ramires (L’Illustre Famille Ramires) et A Cidade e as Serras (La Ville et les Montagnes, prochainement publie en francais), ne va pas du tout dans le sens que je dis. Je n’insisterai pas longuement sur les opinions les plus courantes, mais citerai tout de m&me le grand et regrette critique Gaspar Simdes, pour lequel Eta de Queiroz, *Universitk de Bordeaux-3, Domaine Universitaire, 33405 Talence Cedex, France. 441

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Page 1: Figures du mythe Portugais dans les deux derniers Romans d'eça de Queiroz

Hmory o/Euro,m,n Ideas, Vol. 16, No. 4-6. pp 44-446. 1993

Prrnted m Great Britain

0191-6599/93 %6.00+0.00 Pergamon Press Ltd

FIGURES DU MYTHE PORTUGAIS DANS LES DEUX DERNIERS ROMANS D’ECA DE QUEIROZ

MARIE H~L~ZNE PIWNIK*

La fin du siecle dernier est au Portugal un moment propice a une reflexion sur I’effondrement national. Relayant un premier mouvement nt a l’universitt de Coi’mbre, elle s’etait developpee dans les an&es 70 5 Lisbonne, sous l’impulsion d’un groupe de jeunes intellectuels en effervescence, qui avait pris pour nom 0 Cen6cuio (Le Cenacle). Convoquant le public a des conferences provocatrices, les orateurs, arborant des tenues destinees a ‘epater le bourgeois’ entretenaient l’auditoire de themes plus ou moins corrosifs, dont les ‘Causes de la decadence des peuples peninsulaires’. Ces olibrius en apparence allaient devenir, qui de brillants Ccrivains, qui de profonds essayistes, souvent en menant de front des carritres politiques ou diplomatiques. Citons entre autres Antero de Quental, poete, Oliveira Martins, historien, dont notre collegue Claire Cayron est en train de traduire la monumentale Histoire du Portugal, Teofilo Braga, essayiste et futur president de la Premiere Rtpublique Portugaise (1910), enfin Eta de Queiroz, immense romancier que Valery Larbaud fit assez tot connaitre en France, et que sa carriere consulaire devait mener a Paris pour les dix dernieres annees de sa vie.

Pas dupes, semble-t-il, a l’itgard de leur reussite sociale, ces hommes arrives n’hesiteront pas, autour de la cinquantaine, a se retrouver pour un ironique banquet des ‘Vaincus de la Vie’, appellation oti se lisent aistment toutes les d&illusions que l’age et les r&alit& avaient entrainees par rapport aux idtaux en partie proudhoniens de leurs jeunes an&es.

L’annte 1890, avec 1’Ultimatum anglais interdisant au Portugal de se reconstituer un Empire en joignant 1’Angola et le Mozambique en un seul territoire, est pour tous le douloureux moment de la prise de conscience presque a coup stir irreversible, d’un Portugal rtduit a la ‘petite maison lusitanienne’, selon l’expression bien connue de Camoens.

On ne s’etonnera done pas qu’Eca de Queiroz, le plus mordant, le plus destructeur de ces esprits, finisse de rtgler ses comptes avec une oligarchic qu’il pourfend depuis ses debuts, tant dans ses romans que dans ses articles, la rendant responsable du processus de dtvalorisation tragique qui a empgcht son pays de rejoindre le concert des nations europtennes.

Pourtant l’interprttation que la critique a coutume de donner aux deux derniers romans d’Eca, publits a titre posthume, A Ilustre Casa de Ramires (L’Illustre Famille Ramires) et A Cidade e as Serras (La Ville et les Montagnes, prochainement publie en francais), ne va pas du tout dans le sens que je dis. Je n’insisterai pas longuement sur les opinions les plus courantes, mais citerai tout de m&me le grand et regrette critique Gaspar Simdes, pour lequel Eta de Queiroz,

*Universitk de Bordeaux-3, Domaine Universitaire, 33405 Talence Cedex, France.

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ayant epousi: sur le tard une jeune noble, tpouse du m&me coup les inttrets de la classe a laquelle appartient sa femme et, dans Cidade e Serras, ferait l’apologie d’un retour aux sources par le biais dune sorte de n&o-feodalisme agraire renouant avec une tradition aristocratico-agricole. De m&me pour Gaspar Simdes le htros de Zlustre Casa, Goncalo Ramires, qui emigre temporairement au Mozambique pour y faire fortune, illustrerait une solution de repli qu’Eca proposerait a l’oligarchie nobiliaire portugaise, de grande tradition au Portugal: l’exploitation de terres lointaines.

Jo50 Medina, un des historiens portugais les plus subtils et les plus litttraires, pense que Cidade est une manifestation de nationalisme exacerbt, qui s’explique par l’aigreur de l’exile, la carrikre d’Eca de Queiroz s’etant dtroulee entierement a l’ttranger.

Eduardo Lourenco lui-mirme, essayiste portugais qui a obtenu recemment le prix Charles Veillon, conceit la derniere phase d’Eca comme une ‘alltgorie compensatoire’, le souhait dun ‘reflux de la Civilisation vers le foyer idealist’ et reconstruit dun ‘Portugal de rke et de fable’. Mais Lourenco ajoute que la peinture caricaturale queirozienne invite a ‘dtcouvrir avec plus de passion que l’ironie de surface ne le laisserait supposer, la face authentique d’une patrie que personne, peut-&tre, n’aura autant aimte et detesteel. Et il rappelle qu’Eca n’a jamais adhere au courant traditionaliste qui se constituait au Portugal a la fin du sitcle sous le nom de Saudosismo (et selon lequel il fallait s’en tenir a la saudade, au regret perpttuel d’un passe glorieux), rtpondant sur un ton sarcastique au jeune poete Albert0 de Oliveira: ‘Ne trouvez-vous pas que le Nativisme et le Traditionalisme comme fin suprZme de l’effort intellectuel et artistique sont quelque peu mesquins? L’humaniti: ne reside pas tout entikre entre les berges du Minho et le cap Santa Maria, et un &tre pensant ne peut dtcemment passer sa vie a murmurer en extase que les rives du Mondego sont belles’. Cependant, Lourenco reste perplexe devant Zlustre Casa de Ramires; il y voit une alltgorie aussi piniblement construite que le roman dans le roman qui constitue la structure du livre; ce roman dans le roman, prtcisons-le, est un roman historique qui retrace sous la plume du htros de la fiction premiere, Goncalo Ramires, la biographie d’un des ses glorieux andtres.

En revanche Teresa Rita Lopes ne s’embarrasse d’aucune nuance et voit dans Zlustre Casa de Ramires un livre qui vise une veritable ‘resurrection du Portugal’ et de ses valeurs eternelles.

J’ai pu ailleurs proposer des analyses tout autres des deux derniers romans d’Eca de Queiroz. J’ai ainsi montre (dtmontrt) que Cidade e Serrasest avant tout un furieux pamphlet contre le symbolo-decadentisme, dont la lecon rejoint celle de Zola dans les Trois Villes et que Zlustre Casa de Ramires, B travers le personnage de Goncalo, tense incarner le Portugal selon le texte lui-meme dans une page citlkbre de son finale, offre la satire la plus desesperee de la rtalitt nationale telle qu’Eca la percevait a la veille de sa mort.

11 se trouve que je suis maintenant amen&e a confirmer tout en les affinant mes interpretations en m’attachant au role jout par les mythes fondateurs dans ces deux derniers romans, essentiellement dans Zlustre Casa de Ramires, mais avec une inttressante cristallisation autour du ‘stbastianisme’ (mythe resurgent de type compensatoir autorisant tous les espoirs de resurrection nationale nC lors de la disparition d’un jeune roi portugais, Dom Sebastiao, lors de la bataille d’El-

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Ksar-el-Kebir (1578), dont le corps ne fut pas retrouvt, et dont on escompte ptriodiquement, de ce fait, qu’il rtapparaisse pour sauver le Portugal) dans Cidade e Serras. Le Portugal en effet, comme toute nation s’est constitue autour de mythes fondateurs, lies a des idnements reels devenus ltgendaires, soit au moment des origines, soit lors de sa construction identitaire, ou de sa resistance a l’ttranger (en l’occurrence I’Espagne), le stbastianisme ttant a classer parmi les mythes du recours supreme, si je peux me permettre l’expression.

11 se trouve que dans Ilustre Casa de Ramires le jeune htros, Goncalo Mendes Ramires, jeune noble de province oisif, qui vit de maigres rentes en &ant de s’enrichir par la deputation et/au un beau mariage qui redore son blason, est charge par un de ses compagnons d’ttudes, fondateur d’une petite revue nationaliste, de ‘ressusciter le Portugal, son ame herdique, sa volontt sublime’, a travers I’histoire d’un des ses ancetres, la famille Ramires ttant anttrieure au premier roi de Portugal. L’entreprise est place d’emblte sous le signe de la derision la plus caustique, et j’en donne deux exemples: Le compagnon d’itudes du jeune Goncalo a fondi ses Annales pour ‘assourdir le Portugal de beuglements qui sur tous les toits proclament la nouvelle inesptrte de la grandeur du Portugal’. Ainsi il renouera avec la tradition, aide de Goncalo Ccrivant l’histoire de ses ai’eux, de cette ‘kyrielle de Ramires de toute beautt’, y compris ce conseiller a la Cour d’Appe1, qui avait mange deux cochons de lait d’affilte un soir de Noel. ‘Ce n’est certes qu’un ventre, commente-t-il. Mais quel ventre! 11 y a dans ce ventre une htrdique vitalite qui prouve la race, cette race plus forte que toutes celles qu’a pu engendrer la force de la race humaine, comme dit Camoens’. ‘Oui vraiment, conclut-il, ce serait d’un chic. Caramba! D’un chic a en crever!’

N’insistons pas. Reste a Goncalo a choisir lequel de ses a’ieux se p&era le mieux a cette

campagne pour la resurrection nationale. 11 n’a en effet que l’embarras du choix, Eta ayant pris soin de les passer en revue lors de sa presentation du personnage de Goncalo, en les associant aux grands moments mythiques de la creation de 1’Etat portugais. Ainsi un certain Lourenco Ramires est-il aux cot&s d’Afonso Henriques, premier roi de Portugal quand il est visitt par le Christ a la veille de la bataille d’ourique (1139) miraculeuse apparation qui lui donne la victoire contre les Maures et lui permet de faire avancer sa reconnaissance par le pape comme roi (rex-1179). A Aljubarrota (1385), premiere grande victoire contre les Espagnols, reelle certes, mais glosee a l’infini dans des r&its de type legendaire, Diogo Ramires met en dtroute a lui seul une armee d’arbalttriers, tue le gouverneur de Galice et foule aux pieds la banniere castillane. A El-Ksar-el- Kebir, quand disparait celui qui sera d&s lors le symbole du recours miraculeux en cas de situation desesperee, Dom Sebastiao, le jeune Paula Ramires se fond au coeur des troupes maures contre lesquelles il s’ttait elan&.

Je n’entre pas dans plus de details, d’autres noms celebres, d’autres episodes fameux sont cites, qui voient au coude a coude un Ramires et un personnage de ltgende. Je remarque que le ton est pour une fois strieux-pour autant qu’Eca y parvienne-et que l’ironie feroce ne reparait qu’a l’tvocation d’andtres beaucoup plus ricents, et qui temoignent par consequent de la decadence de la noblesse, oublieuse de ses missions a partir, en gros, de Pierre II (1683-1706). 11 y a d’ailleurs une phrase-charniere cl&: ‘Deja pourtant comme la nation, la noble race dtgtnhe’ (p. 8). Prtcisons aussi que si Goncalo Porte son choix sur un

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denommi: Tructesindo-pas moins-Ramires (lequel v&cut pretendument au temps de Sanche I (XIIe sibcle) et des luttes ouvertes par sa succession entre Alphonse II et les soeurs de ce dernier, contraintes de faire appel a Alphonse de Leon, pour regler le confht), c’est qu’ainsi il n’aura qu’a recopier la poeme htrdique que lui avait d&die vers 1830 (au passage, un croc-en-jambe au roman historique en vogue chez les Romantiques, qu’Eca abomine) un sien oncle, et barde de surcroit, Duarte. Goncalo est en effet incapable de crter oeuvre originale, degradation significative.

Le roman a partir de la joue done de deux intrigues, I~int~gue premiere, qui conte l’histoire des diverses compromissions, marchandages, felonies et lachetes de Goncalo, et l’intrigue seconde, qu’il rtdige lui-m5me et oti il fait l’apologie, a travers son a’ieul Tructesindo, des vertus de sa caste, et de la race: loyauti, courage, fidtliti: etc. 11 s’agit d’un contrepoint constamment cheville par de subtiles mises en abyme qu’il serait trop long de developper ici.

Goncalo parvient-il a se rtgenerer grace au commerce qu’if entretient de cette facon avec un anc&re-modele? On peut le penser lors dune premiere lecture. En effet, lui qui n’a cesse de fuir tout au long du roman comme un couard alors m&me qu’on lui demandait justice pour les offenses dont il s’ittait rendu coupable, fait un jour face a l’un de ses adversaires, et le vainc. II revient alors chez lui, dit le texte, ‘superbement virilise, devenu un homme’. Des lors, et grace a l’echo flatteur qu’a suscitt son combat singulier dans le Landerneau electoral, son siege de depute lui est acquis, il va vivre a Lisbonne, part ensuite pour le Mozambique,

etc. Le fait qu’a la veille de cette victoire il se soit vu remettre en r&e par ses

anc&tres rtunis a son chevet l’epee qui en avait fait des vainqueurs au long de l’histoire portugaise, a autorise, on s’en doute, une glose triomphaliste. Le symbole, phallique cela va de soi, de puissance que lui transmettaient ses p&es, tel un relais, voila qui ne faisait qu’appuyer l’interpretation d’une veritable resurrection de Goncalo. Ce sont en effet ceux-la mZme dont il a Cti: question au debut du roman, qui ont contribut! a edifier la grandeur nationale, et que la legende a mythifies: le combattant d’Aljubarrota Diogo Ramires, l’expedition- naire d’El-Ksar-el-Kebir Paulo Ramires, et celui qui a assist5 Afonso Henriques a Ourique, sans compte les autres.

L’on a du cependant pour etablir une coherence proceder a une assimilation discutable: quelques jours avant son r&e, Goncalo est prevenu par son valet qu’un fouet ayant appartenu a ses anc&tres a et& retrouve au grenier, dont le jeune homme decide alors de faire son ‘fouet de guerre’. Comme c’est a I’aide de ce fouet qu’il terrasse l’adversaire que j’ai evoque plus haut, une confusion volontaire fouet-tpte a permis aux commentateurs de voir en Goncalo, tout a coup, le digne successeur de ses dieux.

Cette interpretation me semble pourtant pour le moins abusive, si ce n’est totalement erronte. En quoi Goncalo, qui s’itait eerie dans son r&e: ‘chers ai’eux, B quoi me servent vos armes si votre ame me fait dtfaut’, a-t-i1 retrouve cette Bme, qui incarne l’herdisme mythique du Portugal? Avec son fouet il a ch%titt 5 cheval un paysan a pied qui defendait son honneur avec un baton de fortune, et la scene est d&rite par Eta comme un veritable et clinique accbs d’hysttrie dans la phase dite de la decharge. Hormis ce court passage, oti il s’acharne aussi sur un gamin et manque de tuer un vieillard, Goncalo n’est gukre ‘virilise’ que pour brailler sur

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son domestique, dont jusque la il tcoutait les conseils. Pour le reste, les compromissions et les veuleries s’accumulent, protegees desormais par ce qu’on pourrait appeler le courage de la lachett, le courage de l’hypocrisie. Goncalo n’aura plus peur de dissimuler, dissimuler par exemple qu’il a ferme les yeux sur la liaison de sa soeur Gracinha avec le gouverneur qui lui a fait avoir son siege de depute. 11 la remettra dans le droit chemin, l’tlection pas&e.. . Et sa carriere n’aura rien a envier a celle de son p&e, tour a tour ‘rtgentrateur et ‘progressiste’ (les deux partis qui alternaient au pouvoir au Portugal dans la deuxikme moitit du XIXe sitcle sur le mode de la tacite complicite). Goncalo, qui a lui aussi retournt sa veste, s’il part pour le Mozambique aprks un relatif sursaut de luciditt a l’egard de sa vie mondaine dans la capitale, ne fera pas grand chose de son projet, sans doute gtntreux dans son principe, mais qui se redle surtout &tre une fuite devant des problemes financiers insolubles. Son retour, dans un dtlai tres bref, et qui est dtfinitif, montre qu’il s’apprete a mener desormais a Lisbonne la vie d’aristocrate desoeuvre qui lui convient, mais cette fois, avec les moyens ntcessaires . . .

De l’epte au fouet, se situe done la degradation d’un systkme de valeurs a l’autre, pour une noblesse qui cultive, en somme, l’apparence de ce qui put Ctre la grandeur du groupe dont elle est originaire. 11 n’y a plus rien a espirrer d’elle, que, peut-&tre, sa valeur esthttique, son dandysme. Mais ceci est une autre histoire.

Eta de Queiroz en tout cas, ayant dans Ilustre Casa de Ramires expose la dtgentrescence d’une caste a travers le personnage de Goncalo, tlabore un contre-modtle avec Jacinto, le htros de Cidade e Serras, jeune noble lui aussi qui, Ccoeure des exces auxquels conduit la civilisation mattrialiste, dont il avait d’abord chant6 les louanges depuis son hotel particulier parisien du 202 Champs Elystes, decouvre en regagnant ses proprietts du nord du Portugal les valeurs primitives, le bonheur, la generosite, une sorte de saintett a la Francois d’Assise. Lui aussi ‘ressuscite’ et ‘virilise’, aprks une veritable descente aux enfers dans le Paris decadent de la fin de siecle, il construit pour son domaine de Tormb un projet utopique de type paternaliste oti l’on peut voir entre autres une sorte de conte philosophique dont une des morales serait qu’il faut ‘cultiver son jardin’.

Que penser alors de sa rencontre avec un vieil illumine qui voit en lui un envoyit de Dom Sebastiso, et pourquoi pas Dom Sebastiao lui-mbme? Nombreux sont les commentateurs qui lisent cette scene comme un ralliement d’Eca au messianisme de tradition au Portugal depuis la disparition du monarque a El- Ksar-el-Kebir, les propheties du savetier Bandarra et leur embellissement par le grand sermonnaire baroque Antonio Vieira. Mais comment ne pas etre frappt, apres l’tpisode du vieillard illumine, par les propos tenus par l’alter egb/faire- valoir de Jacinto, Zit Fernandes, faux ingenu, faux rustre qui exprime bien souvent la pen&e du scripteur. Jacinto s’etant &tonne qu’il put encore y avoir dans le royaume un stbastianiste, voici ce qu’il dit:

Nous le sommes tous encore au Portugal, mon vieux Jacinto. A la montagne comme a la ville, chacun d’entre now attend son Dom Sebastigo. M&me la loterie de la Misericorde est une forme de stbastianisme. Moi tous les matins, m&me s’il n’y a pas de bromllard [le roi D. Sebastiao avait disparu dans un brouillard], je guette pour voir si le mien arrive. Le mien, ou la mienne, parce que moi je compte sur une D. Sebastiana.

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N’est-ce pas qu’Eca de Queiroz, a la veille de sa mort, en proie a une lucidite tragique, constate que ses contemporains ne peuvent que choisir d’adherer a un idtologie-refuge, que d’autres diront utopique ou m&me de depassement. Sur le mode de la raillerie et du sarcasme, il dtcrit des positions qui seront bientot celles d’un Pessoa p&rant l’avenement d’un Cinquieme Empire.

Bien siIr, pour Eta, la lecon a tirer de l’effondrement national, qu’aurait peut- &tre pu Cviter-croit-il sans doute, a une Cpoque oti on peut encore croire a cela-une exploitation coloniale rationnelle, et non pas des vi&es impitrialistes assurant la luxueuse oisivete d’une poignee de priviliigits, la lecon a tirer est qu’il faut regarder la ritaliti: nationale et thcher de la dignifier mattriellement et spirituellement. Lecon qui reste valable pour le Portugal d’aujourd’hui, et qui ne dtmerite pas de celle que vehiculent ses grands mythes fondateurs.

Universitt de Bordeaux-3 Marie-Helene Piwnik