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1864 - Jules RENARD Ŕ 1910 Revue trimestrielle de création littéraire et artistique réalisée avec le soutien de la DRAC Ŕ Bourgogne et de la caisse de retraite AG2R-ISICA 1TRANSCRIPT
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FLORILEGE 144 Septembre 2011
1864 - Jules RENARD Ŕ 1910
Revue trimestrielle de création littéraire et artistique
réalisée avec le soutien de la DRAC Ŕ Bourgogne
et de la caisse de retraite AG2R-ISICA
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FLORILEGE est éditée par
l’Association Les Poètes de
l’Amitié.
ABONNEMENT (1 an- 4 n°) :
FRANCE : 28 Euros
AUTRES PAYS : 40 Euros
ASSOCIATION
LES POETES DE L'AMITIE
Président d’honneur :
Maurice CAREME †
Jean FERRAT †
Comité d’honneur :
Lucien GRIVEL †
M.-L. BETTOSINI †
Cécile POIGNANT †
Paulette-Jean SERRY †
Conseil d’Administration :
Président :
Stephen BLANCHARD
Membres :
Christian AMSTATT
Jean CHEVALOT
Annick GEORGETTE
K.J.DJII
Jean-Michel LEVENARD
Marie-Pierre VERJAT-DROIT
Cotisation à l’Association :
Actifs 21 Euros
Bienfaiteurs : 210 Euros
D. L. 3° TRIMESTRE 2011
IMPRIMERIE ABRAX
21800 QUETIGNY
EDITORIAL
Nous avons eu le grand plaisir de travail ler avec
les Amis de Jules Renard pour un cahier évoquant un
l i t térateur qui n’a pas eu le temps de donner sa pleine
mesure. Théoricien, i l nous a laissé surtout, en
quelque sorte , des travaux pratiques. C’est loin de
Paris Ŕ qu’il a toutefois toujours fréquenté Ŕ qu’il a
pu mûrir un style qui devait trouver de fortes
résonances dans le siècle suivant , celui d’une écri ture
« minimaliste ».
Merci à tous ceux dont l ’abonnement vient à
terme qui voudront bien nous renouveler leur
confiance. Et merci aux adhérents de l’Association
qui reçoivent leur « invitation » à l’Assemblée
générale du 26 novembre de veil ler, s’i ls ne peuvent
être présents, à nous transmettre leur pouvoir.
Aux lecteurs parisiens, un message plus spécial
pour les inviter à se rendre en page 27 pour prendre
connaissance des informations concernant les
représentations de la nouvelle pièce de théâtre de
Louis LEFEBVRE, Lubricité , que nous les convions
très chaleureusement à découvrir .
Pour l 'Equipe de FLORILEGE
Jean-Michel Lévenard.
Directeur de la publication : Stephen Blanchard
Comité de lecture-Rédaction : Annie Raynal, Marie-Pierre
Verjat-Droit, Jean Chevalot, Jean-Michel Lévenard,
K.J.DJII, Marie-Claude Lefèvre.
Pour toute correspondance concernant la Revue :
J-M. LEVENARD - 25 rue Rimbaud - 21000 DIJON
ou : e-mail : [email protected]
Les manuscrits, insérés ou non, ne seront pas rendus
Concernant l’Association :
S. BLANCHARD Ŕ 19 allée du Mâconnais Ŕ 2100 DIJON
- Joindre une enveloppe timbrée à tout courrier nécessitant
réponse
Exonérée de TVA - Prix : 8 Euros
C.P.P.A.P. : 0611 G 88402 - I.S.S.N. : 01840444
Participez au Prix d’Edition poétique de la Ville de Dijon
ou au Prix d’Edition poétique de la Ville de Beaune :
voir DES PASSANTES sur INTERNET
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SOMMAIRE N° 144 – Septembre 2011
CREATIONS
P. 4 Jean-Michel HATTON : 3 poèmes extraits de Cary St. & Thompson Ave.
P. 6 Johel MITÉRAN : L’antichambre à deux temps, nouvelle fantastique
P. 13 Claude VELLA : 2 poèmes extraits de son recueil A Fleur de Saisons, illustrés par Pierre
VELLA
P. 14 Sylvie RIGHETTI : 3 poèmes extraits de son recueil Silence des mots
P. 15 Stephen BLANCHARD : Dévisager sa vie, centon en hommage à Bernard Dimey
P. 16 Guillaume SIAUDEAU : 3 poèmes
P. 17 Hafsa SAIFI : 3 poèmes
P. 18 Jean-Louis BERNARD : 3 poèmes
P. 19 Stella Vinitcji RADULESCU : Rouge Désert (suite poétique)
P. 20 SKALDELINE : extraits de Tumeur d’Amour
P. 22 Olivier-Félix HOFFMANN : extraits d’Actes de poétries
P. 23 Christian AMSTATT : choix de tanka extraits de Tanka faire
CHRONIQUES‡
P. 24 La Chronique huronnique de Louis LEFEBVRE
P. 28 A ses enfants hors-la-loi, la littérature reconnaissante, par Jean CLAVAL : Philip Gordon WILIE
( 1902-1971), écrivain américain
P. 31 NOTES DE LECTURE par Louis DELORME, Nicole HARDOUIN
P. 33 DO BRASIL, par Yvan AVENA : L’art contemporain est-il un art de vivre ?
P. 35 Les lectures de Florent LHUISSIER
CAHIER JULES RENARD :
P. 36 Présentation du colloque Jules Renard, par Michel Autrand
P. 37 Pourquoi prendre ainsi à cœur le centenaire de la mort de Jules Renard, par Elisabeth REYRE
P. 42 Les silences de Jules Renard, par Bruno CURATOLO
P. 44 Jules Renard, le réel et son double, par Hugues LAROCHE
P. 49 Lire Jules Renard à haute voix, par Annick PAPARELLA-CULLARD
P. 55 Jules Renard, l’aimé mal-aimé, par Stéphane GOUGELMANN
P.58 La page des adhérents
P.59 L’Agenda des Poètes de l’Amitié
Illustrations de couverture et en pages 16 et 20 de Frédéric Beauvais
(http://fredbeauvais.viabloga et [email protected]
Ce numéro de FLORILEGE (Spécial Jules RENARD) a été réalisé avec l’aide
de la Direction régionale des Affaires Culturelles de Bourgogne
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Jean-Michel HATTON
né en 1981 à Anthony (Hauts-de-Seine). De retour en Provence après avoir vécu durant 10 ans aux
Etats-Unis.
A publié dans Verso, Comme en Poésie. Actuellement à la recherche d’un éditeur pour « La
Cavalcade, a Rock’n’Roll Story ».
extraits de Cary St & Thompson Ave.
bastilles et bagnes (pensée).
On y entre nu comme un
désert.
On y entre quelque fois comme
par erreur.
Et comme les foulées des saisons
se marquent plus arides,
leur fer plus cinglant sur
la peau
en colore les pigments de gris
et de brique.
La geôle s'insinue dans les veines,
la liberté qui s'épanche en gouttes
dévorantes de la lucarne barrée
effrite le coeur
heure par heure,
en poussière de pierre.
C'est un poison lent et âcre, que la solitude
du retranchement;
c'est le véritable maçon des prisons.
la cavalcade.
Aux cieux
je demande:
«Déshabillez-vous ! »
Devant moi, à mon lever
ôtez vos brumes
perdez ces lambeaux sombres
qui vous couvrent encore.
Etoiles et autres lunes
traînardes je vous encrerai
aux feuillets écornés
assoiffés, qui rodent dans
mes poches.
Quand je m'avancerai dans
les jardins, fleurs et plantes :
«Décorez-moi ! »
de vos pétales,
vos feuilles
seront ma cape, et vous frémirez
à mon passage, passionnément.
Des Invalides, en passant par
l'Institut de leurs dômes
trop riches, effeuillez-les de
leur or, tapissez-en les
flots de la Seine à côté.
Et Paris sera ma lampe
Et Paris sera mon écritoire.
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rebelle.
Sa chevelure lèche le ciel;
troupeau de gazelles
bondissantes, lapant les
steppes azurées de leurs sabots
de soie.
Ses bras
découvrent les chemins
que ses doigts griffent dans l'air,
sa respiration enveloppe ses élans
comme un châle frémit par le vent,
ses lèvres et ses paupières
haletantes
enfièvrent la rocaille sèche
de la robe de ses
dérobées, Ô tellement fraîches.
Ses hanches
telles les ailes d'un papillon
fouillent
chaque recoin d'air,
traduisent
avidement une à une les
runes oubliées,
et
s'abreuvent
d'une langue qui ne
s'épanche qu'avec le corps.
Oh, laissez-la, vous!
Ses pas, pulsant le sol saoul,
brûlent de l'aquilon Afghan
la poussière en diamants,
au son de cette musique
longtemps
interdite par les Talibans.
De la rebelle en treillis, la Kalashnikov
et les grenades ont disparus,
déchus
par des perles de sueur
que ses danses
tissent en rivière
sur son cou mat ;
aux yeux de ce jeune soldat
un petit homme de pas plus de seize
elle
n'est plus qu'un
cygne dans le désert
et il en pleure.
Il en pleure des pleurs saccadés,
qui sentent si bon la liberté
car
le môme ne savait pas que c'était si beau
de voir
une femme danser.
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L’antichambre à deux temps
Johel MITERAN
Né en 1968 à Beaune. Professeur à l’Université de Bourgogne, membre du
Laboratoire Le2i. Passionné de cinéma et de photographie ( voir http://johel.darqroom.fr),
il a également fondé un groupe musical s’adonnant à la chanson française , « Les Cols
Roulés » (http://colsroules.free.fr). Il a publié un fascicule sur les pavements vernissés du
Château de Gevrey-Chambertin (!) publié aux éditions Delatour, ainsi qu’un roman,
« Le bouquet », chez le même éditeur.
Un sentiment étrange m’avait poussé à
acheter cette vieille bâtisse la veille de mes
vingt ans. Le prix dérisoire, la situation et
l’aspect de la maison m’avaient décidé :
construite dans un ancien quartier de
Cherbourg, elle avait encore toutes les carac-
téristiques d’une maison de hameau normand.
Des pierres inégales, jointoyées irréguliè-
rement, semblaient arrachées depuis peu à la
terre, ou plutôt au granit érodé affleurant le sol.
Un toit d’ardoises grisâtres, recouvertes par la
mousse, laissait parfois passer un reflet bleuté.
Je regardai une dernière fois l’acte de
vente daté du 2 juillet 1990. Il stipulait que je
ne devais prendre possession de la maison que
le 23 juillet. Sans doute s’agissait-il d’une
volonté des héritiers qui m’avaient vendu la
demeure au décès de leur mère, et que je ne
connaissais que par correspondance. Nous
étions le 21, et j’étais, pour la troisième après-
midi consécutive, debout devant la porte dont
la peinture s’en allait par grandes écailles. Je
n’osai franchir l’obstacle malgré mon
impatience. La petite rue dans laquelle je me
trouvais était déserte. Elle avait dû être
goudronnée longtemps auparavant car
d’anciens pavés réapparaissent par endroits,
très usés.
Une fine bruine commença à se faire
sentir, humidifiant immédiatement l’atmo-
sphère, les toits et surtout l’acte de vente que
j’avais encore à la main. Je le pliai rapidement
et l’enfouis dans la poche de ma chemise. La
clef de la porte s’y trouvait déjà. Je
commençais à être moi-même assez humide
pour décider de trouver un abri : je me souvins
d’un petit bistrot, pas très éloigné, où je venais
autrefois avec mes amis du moment. Je courus
dans sa direction, l’averse devenant plus abon-
dante. J’arrivai là où je pensais le trouver :
l’endroit était en pleine rénovation ; le bistrot
avait disparu. Toujours au pas de course, je
revins devant la porte de ma future maison, la
clef à la main. Après tout, la pluie était un bon
prétexte pour entrer : si l’un des propriétaires
arrivait, il comprendrait certainement. Grelot-
tant autant d’impatience que de froid, j’intro-
duisis la clef. Je n’entendis pas le pêne glisser,
tant le mécanisme était doux et précis. La
porte, elle, était gonflée par l’humidité et refusa
d’abord de s’ouvrir. J’accentuai la pression.
Avec un frottement bruyant, elle libéra enfin le
passage et je pus pénétrer dans l’entrée.
La porte refermée, je me trouvai dans
une obscurité presque parfaite. Je cherchai à
tâtons un interrupteur ; en vain ! Je sortis mon
briquet, et actionnai le commutateur enfin
découvert grâce à la lumière de la flamme.
Rien ne se produisit. On avait dû couper le
compteur, pour éviter d’éventuels incidents.
Cela ne m’arrangeait pas : je devais tout
d’abord découvrir ce compteur, donc la cave,
un sous-sol ou quelque chose d’approchant. Je
me mis en quête d’un escalier ou d’une porte
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que je n’aurais pas empruntés lors de la visite
avec le vendeur.
Toujours à la lueur du briquet, je
traversai le hall, pour arriver dans une pièce
dont l’attrait principal consistait en une
immense cheminée, entièrement en pierres du
pays. A elle seule, elle devait suffire à ré-
chauffer une bonne partie de la maison.
Malheureusement, aucun morceau de bois ou
de papier abandonné ne pouvait m’aider à voir
clair dans la pièce. Je dus en faire le tour à
tâtons, tout en m’aidant du briquet de temps à
autre. Une porte donnait sur un escalier
montant à l’étage supérieur et une autre sur la
petite cuisine très simple, mais je ne trouvai
pas d’accès à la cave. Je visitai rapidement la
cuisine, sans résultat probant. Revenu dans la
pièce principale, je restai quelques instants à
réfléchir : le fait d’ouvrir les volets de la seule
fenêtre du salon, ou même de la lucarne de la
cuisine, aurait pu signaler ma présence. Or je
n’y tenais pas : je gardais à l’esprit la date
imposée que je ne respectais pas. De plus le
soir arrivait, car ces recherches dans l’obscurité
avaient pris un certain temps, et les nuages très
sombres auraient rendu ces ouvertures inutiles.
Je décidai toutefois d’inspecter l’étage
supérieur avant de quitter les lieux. Je gravis
les escaliers en colimaçon, tout en passant la
main sur la paroi recouverte de boiseries. C’est
en me guidant ainsi que je me blessai
légèrement sur une écharde : en allumant le
briquet pour constater l’ampleur des dégâts, je
remarquai une rainure plus profonde que les
autres dans le bois. La parcourant des doigts, je
compris qu’il s’agissait d’une porte, encastrée
dans la paroi de cet escalier, une porte sans
poignée, évidemment ! J’étais partagé entre le
désir de revenir le lendemain, avec une lampe
plus efficace, et celui de franchir le plus vite
possible cette porte. Je cédai à la tentation de la
curiosité, et continuai à parcourir le bois, tout
en appuyant plus fort dès que je sentais du jeu.
Comme la porte d’entrée, les lambris devaient
être gonflés d’humidité. J’accentuai mes
efforts, et donnai quelques coups de poing et de
pieds pour les faire jouer. Tout à coup, la porte
bascula : j’allumai avec impatience le briquet,
découvris un escalier de même type que celui
que je venais de quitter. Je descendis les
marches en colimaçon, en m’éclairant par
intermittences : au bout de quelques mètres, les
lambris laissaient la place à un mur. Alors que
je commençais à m’inquiéter de la longueur de
la descente, l’escalier s’arrêta enfin…
Je me trouvais face à une ouverture
circulaire, donnant sur une petite pièce elle-
même parfaitement ronde, sorte d’antichambre
à la cave, où je pénétrai enfin par une seconde
ouverture de même forme que la première.
Je retrouvai là des fils électriques
longeant les murs. Je les suivis et arrivai
rapidement au compteur que je mis en marche
à l’aide d’une petite manette. J’avisai alors un
commutateur que j’essayai aussitôt. Une
lumière crue m’éblouit quelques instants.
La pièce semblait entièrement creusée
dans le granit. Elle était quasiment vide, mis à
part quelques bouteilles de cidre qui traînaient
éparpillées sur le sol, et deux ou trois caisses
de bois. Dans l’une d’elles, un reste de cadran
d’horloge marquait irrémédiablement à peine
plus de neuf heures et demie. Passionné par la
mécanique en général, et par les mécanismes
précis en particulier, je l’inspectai atten-
tivement. Elle paraissait avoir subi des dégâts
importants, voire une explosion : les décors qui
surplombaient le cadran étaient dégradés, et
des traces noirâtres apparaissaient à la base.
Toutefois, le mécanisme lui-même ne semblait
pas avoir été touché. Je cherchai dans les
caisses une clef pour tenter de la remonter, en
vain. Finalement, avant de quitter les lieux, je
rassemblai les bouteilles afin de ne pas risquer
de glisser sur l’une d’elles, puis coupai succes-
sivement le compteur et l’interrupteur, me
retrouvant dans le noir absolu. Je décidai alors
de rentrer au petit hôtel où j’étais arrivé la
semaine précédente, pour revenir le lendemain
mieux équipé. Je remontai, inspectai discrè-
tement la rue par l’entrebâillement de la porte,
puis me glissai subrepticement à l’extérieur.
La bruine s’était intensifiée, ce qui
expliquait sans doute le nombre réduit de
passants. De plus, le début de la nuit apportait
une fraîcheur à repousser les plus aventureux.
Je commençais moi-même à être glacé lorsque
j’arrivai à l’hôtel. Je montai directement me
changer, et choisis des vêtements plus chauds.
Malgré la saison, un bon feu réchauffait la salle
à manger, que les hôteliers avaient maintenue
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dans la tradition normande. Je descendis un
peu plus tard prendre un léger repas : la plupart
des clients avaient terminé, et je ne tenais pas à
me faire remarquer, surtout dans un de ces
vieux quartiers de ville de province, où les
ragots ont tendance à se propager rapidement.
Tout en avalant une crêpe délicieuse et
en sirotant un verre de cidre local, excellent
certes, mais pour lequel il est recommandé
d’avoir un appareil digestif plutôt solide, je
repensai à mon intrusion dans cette maison. Le
mot intrusion me fit d’ailleurs sourire intérieu-
rement, puisque j’avais effectivement acheté
cette propriété presque un mois auparavant,
dans la plus grande légalité. Évidemment,
restait la clause spécifiée par les anciens pro-
priétaires… clause qui, si elle ne m’avait pas
choqué au départ, commençait à m’intriguer :
depuis que j’étais arrivé à Cherbourg, la
maison était manifestement restée déserte. Rien
ne semblait avoir changé depuis la visite avec
le vendeur, trois mois plus tôt. Ce n’était donc
pas pour déménager des meubles que l’on
m’avait imposé cette attente, d’autant que nous
avions convenu que je devais conserver le peu
de mobilier qui s’y trouvait. Enfin, j’avais reçu
la clef par courrier environ deux semaines
avant l’expiration du délai, ce qui ne me
paraissait pas logique. Peut-être les proprié-
taires avaient-ils annulé un éventuel voyage en
Normandie ? Cette hypothèse ne me satisfaisait
pas complètement. Qui plus est, cet escalier et
cette cave taillés dans le sous-sol me parais-
saient étranges. On m’avait bien parlé d’une
pièce située sous le rez-de-chaussée, mais la
descente m’avait paru plus longue que pour
une cave classique. D’ailleurs la porte d’accès
en était plutôt dissimulée. Pourtant, ne fût-ce
que pour relever le compteur, on devait bien
faire descendre quelqu’un, donc dévoiler
l’éventuel secret que représentait cette porte.
Mais je devais certainement faire travailler un
peu trop mon imagination ; aussi décidai-je de
me reposer. Le lendemain, les idées claires et,
en plein jour, tout ceci me paraîtrait certai-
nement beaucoup moins embrouillé. C’est
donc dans cette optique que je m’endormis,
d’un sommeil chargé de rêves plus ou moins
angoissants.
Lorsque je m’éveillai, tôt, le lendemain,
le soleil avait remplacé la bruine. Me méfiant
de la tournure qu’avait pris le temps la veille,
je ne me contentai pas d’une simple chemise,
mais emportai un bon blouson, dans la poche
duquel je glissai la clef, l’acte de vente et une
torche. Sur le chemin, je m’arrêtai acheter
quelques croissants à grignoter sur place. La
perspective de mon premier petit déjeuner dans
cette maison que je convoitais depuis mon
enfance me rendait encore plus impatient.
Au port, l’activité était faible : pour
observer les pêcheurs au plus fort de leur
métier, il aurait fallu partir encore plus tôt.
Maintenant, même la plupart des mouettes s’en
étaient allées avec la marée. Après avoir longé
les quais pendant un moment, je piquai vers
l’intérieur des vieux quartiers, d’où l’on
apercevait la montagne du Roule, colline
escarpée dont les enfants avaient parfois un peu
peur, sans doute à cause des légendes plus ou
moins fondées qui circulaient en ville à son
propos.
Enfin, je me retrouvai devant la porte
de la maison. Sans hésitation cette fois, je fis
fonctionner la serrure, entrai et me dirigeai
directement vers l’escalier menant à l’étage.
Un peu plus de lumière filtrant par les volets, je
n’eus pas à employer la torche dont je m’étais
muni, du moins jusqu’à la porte en lambris. Là,
le noir était toujours aussi profond ; j’allumai
donc ma lampe et ainsi éclairé, je descendis les
marches en colimaçon. J’arrivai rapidement
dans la cave où je mis le compteur en marche.
Je remontai alors dans la pièce principale et à
l’étage pour vérifier que tout était bien éteint,
ce qui était le cas. Même le vieux réfrigérateur
avait été débranché. Je visitai donc ainsi plus
précisément tous les recoins de la partie
supérieure de la maison, réservant l’escalier et
la cave pour la fin. Ayant reconnu les lieux, je
m’installai sur la grande table en bois brut de la
salle à manger, et me restaurai rapidement, tout
en essayant d’imaginer ce que donnerait cette
maison une fois habitée régulièrement.
La fin de mes provisions suspendit
momentanément mes réflexions. Je repris alors
le chemin de la cave. Arrivé près du compteur,
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j’inspectai plus précisément les lieux.
L’escalier était construit dans une sorte de
puits circulaire descendant sur une dizaine de
mètres. Il débouchait sur une petite pièce
également cylindrique dont le sol et le plafond
me semblaient plats, séparés par une hauteur
d’environ quatre mètres. La cave, elle, était
accessible par une ouverture située à l’opposé
de celle donnant sur l’escalier. Son entrée était
quasiment circulaire, comme si on avait voulu
utiliser le moins possible de droites lors de la
construction de ce lieu. Le fait me fut d’ailleurs
confirmé lorsque je me plaçai au centre de la
petite pièce : les deux seules ouvertures
formaient ainsi deux trous presque ronds, de
faible diamètre puisque je devais me baisser
pour franchir chacun d’eux. Bien que
l’architecture du lieu fût surprenante, je n’avais
pas de raison de m’y attarder plus longtemps.
J’éteignis la lumière de la cave et éclairai le
compteur à l’aide de ma torche afin d’abaisser
la manette.
Je remarquai qu’il tournait encore.
J’avais certainement oublié un circuit
électrique quelconque. Laissant le courant, je
vérifiai à nouveau tous les interrupteurs, tous
les éclairages. Tout semblait éteint. Je
descendis une nouvelle fois vérifier le
compteur : celui-ci tournait bien, et même
rapidement, comme en témoignait la petite
marque rouge sur le disque en rotation, qui
passait devant moi à intervalles courts et
réguliers. Un engin électrique fonctionnait
donc quelque part dans cette maison, mais où ?
Le meilleur moyen pour le trouver, me
semblait-t-il, était de suivre les fils depuis leur
départ. Encore une fois, j’aurais pu revenir un
autre jour, muni d’un appareil me permettant
de contrôler le courant, mais j’avoue que sur le
moment j’étais trop intrigué pour remettre ces
recherches à plus tard. Comme je l’ai déjà
signalé, le câble partant du compteur pour
alimenter la maison longeait d’abord le mur,
puis disparaissait derrière les lambris pour
réapparaître vers un interrupteur situé sur la
droite de la porte ouvrant sur l’escalier qui lui-
même menait à l’étage. De là partait le réseau
qui alimentait l’ensemble de la propriété et que
j’avais déjà vérifié. Pour trouver un éventuel
appareil, je devais donc concentrer mon
attention sur le passage entre la pierre et le
bois.
Muni de ma lampe, j’inspectai tout le
mur en montant, là où, logiquement, les fils
devaient se trouver. J’arrivai à la limite des
boiseries, vainement. Je suivis alors les joints
grossiers entre les pierres : ceux-ci étaient faits
d’une terre ocre, friable, qui avait tendance à
tomber facilement. Enfin, à hauteur de ma
taille, entre deux pierres, je vis un morceau de
gaine que je dégageai sans mal. Il semblait
venir d’en haut, et descendait jusqu’au fond de
cette sorte de puits où je me trouvais : il
s’enfonçait plus profondément dans le mur un
peu avant la fin de l’escalier, juste avant la
petite pièce cylindrique.
Tout à coup, alors que je m’évertuais à
desceller des pierres, plusieurs d’entre elles se
décrochèrent et roulèrent vers le fond de ce que
j’ai nommé la chambre ronde. Elles s’arrêtèrent
avec un son métallique. Ce bruit m’intrigua, et
je laissai le fil un moment pour m’intéresser de
plus près au sol qui avait rendu ce son étrange.
En dégageant les pierres tombées, j’aperçus
effectivement du métal sous la terre qui
recouvrait le sol de la pièce.
Je me mis donc à creuser à mes pieds à
l’aide d’un petit outil de jardinage que j’étais
remonté chercher. Sous quelques centimètres
de terre, apparut une sorte de trappe circulaire
d’environ un mètre de diamètre, qui, étran-
gement, n’était pas attaquée par la rouille.
L’endroit et la région étaient pourtant propices
à la corrosion ! Je cherchai à soulever la trappe,
si c’en était bien une, mais elle n’avait ni
poignée ni aucun autre moyen visible
d’ouverture.
J’appuyai donc sur toute la circon-
férence, centimètre par centimètre. Rien ne se
produisit. Je cherchai alors à mieux dégager le
contour et découvrit ainsi qu’elle était en léger
surplomb Ŕ quelques centimètres - par rapport
au reste du sol. Elle devait donc
vraisemblablement s’ouvrir vers le haut.
Pendant un moment, j’essayai de la tirer, de la
pousser, toujours sans résultat.
J’éclairai alors plus précisément le
dessus de la plaque qui dépassait du sol, et
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dégageai soigneusement ce qui pouvait rester
de terre. Je vis enfin apparaître, à demi effacé,
le même cadran que sur l’horloge aperçue la
veille. Mais ici, pas d’aiguille, aucun
mécanisme apparent. Je regardai machina-
lement ma montre : elle marquait neuf heures
et trente minute. Je me rappelai que l’horloge,
dans la cave, montrait à peine quatre minutes
de plus. Poussé par je ne sais quel réflexe, je
remontai au rez-de-chaussée, démontai fébri-
lement une poignée de porte, et redescendis
avec l’intention de m’en servir comme clef de
remontage. Je m’approchai de la caisse de bois,
et introduisis la poignée dans un des deux
orifices de l’ancienne horloge. A neuf heures
trente quatre précise, je fis faire un quart de
tour à cette clef improvisée. Ceci eut pour effet
de faire baisser l’intensité de la lumière fournie
par l’ampoule électrique. Je tournai encore
d’un quart de tour.
J’entendis simultanément le mécanisme de
l’horloge se mettre en marche, et un
grincement violent provenant de l’autre pièce.
Je fonçai vérifier : la colonne surmontée par le
dessin du cadran s’était enfoncée brutalement.
L’ensemble s’encastrait maintenant parfai-
tement dans le sol. J’avais certainement déclen-
ché quelque chose, mais quoi ?
Je décidai de remonter chercher si un chan-
gement s’était produit dans les étages
supérieurs. Environ une heure après, n’ayant
rien trouvé, je redescendis vers la chambre
ronde. La première fois que j’étais venu,
j’avais dénombré les marches qui y menaient
pour mesurer la profondeur approximative de
la cave. Machinalement, je comptais à nou-
veau, tout en redescendant.
Il manquait une marche.
Je remontai toujours en comptant, mais
arrivai au même résultat. Pourtant, j’étais sûr
du précédent compte, car je l’avais déjà vérifié
une ou deux fois. Je descendis donc dou-
cement, en faisant attention à ne pas
m’embrouiller. Évidemment, à la moitié de
l’escalier, je me trompai. Je montai à nouveau,
pour ensuite redescendre, le plus lentement
possible, répétant plusieurs fois chaque
nombre. Cette fois je ne doutai plus : une
marche avait bien disparu, et malgré une
inspection minutieuse de tout l’escalier, je ne
pus d’abord trouver d’explication. Finalement,
la logique l’emporta : le fond de la petite anti-
chambre ronde avait dû remonter exactement
de l’épaisseur d’une marche, l’escamotant en
apparence par la même occasion. De ce fait,
l’entrée de la cave avait dû diminuer d’autant
en hauteur.
J’allai donc vérifier ma conclusion sur
place. Malheureusement je n’avais pas fait
attention à la hauteur initiale de cette entrée,
pas plus qu’à celle de la cave elle même.
Toutefois, une bouteille que j’avais rangée
gisait couchée à même la terre, alors que
j’avais pris soin de la mettre debout. Quelque
chose avait donc bougé.
Je décidai alors de prendre un repère
plus net que je fis moi-même à l’aide de l’outil
dont je disposais, et ceci à plusieurs endroits,
plus particulièrement sur la dernière marche,
les murs de la cave et devant l’entrée, à côté de
la plaque, qui, elle, semblait être restée en
place. Je me remis ensuite à l’ouvrage que
j’avais entrepris, à savoir déblayer la terre
entourant la trappe, après avoir découvert que
le métal semblait en fait couvrir l’intégralité du
sol de la chambre ronde.
Repoussant tant bien que mal les
déblais dans la cave, je parvins enfin à avoir
une vue plus nette de l’endroit où je me
trouvais. Depuis un moment déjà, j’avais
décidé de laisser fonctionner le compteur, ce
qui me permettait de travailler, raison-
nablement éclairé par la petite ampoule de la
cave. Pour me reposer, je m’assis donc sur les
dernières marches, et contemplai à nouveau les
lieux : derrière moi et au dessus, l’escalier en
colimaçon. Devant, la toute petite pièce à peu
près circulaire, dont le diamètre ne devait pas
dépasser deux mètres. Au centre, la plaque, si
bien encastrée qu’on avait maintenant du mal à
la discerner. Partout sur le sol, du métal.
Une fois de plus, cette architecture me
paraissait plutôt étrange, du moins originale.
Mais ce qui me préoccupait à cet instant, c’était
surtout ce sol qui semblait monter, et ces fils
qui disparaissaient vers le haut. Je fis donc le
tour de mes repères et cette fois mes
hypothèses se confirmèrent : le sol bougeait
bien. Lentement, mais il montait. Je fis un
11
calcul rapide qui me rassura : s’il conservait
cette vitesse, il me restait une dizaine d’heures
avant de devoir m’inquiéter sérieusement,
c'est-à-dire avant que la sortie ne soit
complètement obstruée.
C’est en mesurant plus précisément la
hauteur de la chambre ronde que j’aperçus un
objet qui attira mon attention : une pièce
métallique dépassait au centre du plafond, sans
que j’arrive à déterminer ce dont il s’agissait.
Malheureusement, rien ne me permettait de
l’atteindre, puisque je ne possédais pas
d’échelle. Je réussis toutefois à escalader un
peu la paroi, en tout cas suffisamment, pour
voir qu’il s’agissait d’un petit cylindre terminé
par une barre d’abord verticale puis recourbée
horizontalement. Tout à coup, ma prise céda, et
je retombai ainsi violemment sur le fond,
entraînant quelques gravats dans ma chute.
J’éclairai aussitôt l’endroit ainsi découvert.
Contrairement à l’ouverture que je croyais
trouver, c’est encore du métal qui apparut. Il
semblait que le mur de cette antichambre
n’était pas en pierre, mais en alliage, recouvert
d’une sorte de dépôt. Toujours avec mon outil,
je grattai ainsi une bonne partie de la paroi,
poussant les gravats vers l’entrée de la cave,
qui commençait à être sérieusement obstruée.
L’entrée côté escalier, elle, était encore
largement dégagée.
Je travaillai ainsi longtemps, poussé par
je ne sais quelle idée exactement, mais je
pensais que j’avais encore un certain nombre
de choses à découvrir.
Soudain, alors que je finissais le
nettoyage de la paroi, la lumière s’éteignit. Je
pensais tout d’abord que l’ampoule avait grillé,
mais en m’approchant de l’entrée de la cave, je
compris qu’il s’agissait d’autre chose : l’entrée
était totalement obstruée du fait de la montée
du sol.
Les gravats avaient disparu.
Il semblait que la maison prenait vie, se
métamorphosait de plus en plus rapidement.
Inquiet, je regardai vers la sortie : l’escalier
était toujours là, quoique maintenant
légèrement en contrebas par rapport à moi. Une
odeur violente envahit l’atmosphère,
pestilentielle au point de donner la nausée : De
l’essence ! Une essence grasse, onctueuse,
huileuse. Une odeur tellement âcre que je fus
rapidement pris de vertiges : je me précipitai
vers l’ouverture donnant sur l’escalier.
Évidemment, surprise désagréable, celle-ci
était bouchée de la même manière que l’entrée
de la cave.
Je commençai à angoisser… d’autant que les
vapeurs environnantes étaient peu propices aux
réflexions claires et précises. Toutefois, je
commençais à comprendre où j’étais : une
pièce cylindrique et dont le fond montait
progressivement, deux ouvertures ou lumières,
l’une d’admission, l’autre d’échappement,
l’odeur d’essence, la pièce métallique courbe
au dessus de moi…
C’est d’elle qu’allaient venir les ennuis.
C’est elle qui avait besoin d’électricité. C’est
elle qui allait produire l’étincelle.
Même si l’emplacement des différents
éléments n’était pas très orthodoxe, je n’avais
plus de doute quant à la situation : elle était
dangereuse pour moi. Mais trouver une
solution à un tel problème lorsque les vapeurs
d’essence assaillent vos sens n’est pas aisé.
J’étais quasiment au bord de l’asphyxie. Une
idée fixe émergeait pourtant : à tout prix,
empêcher l’étincelle qui devait se produire
entre les deux électrodes situées au dessus de
ma tête, en les isolant ou en les mettant en
court circuit. La chaleur qui avait commencé à
augmenter depuis un moment, devenait de plus
en plus insupportable. Pourtant je devais
attendre que le sol soit assez haut pour que je
puisse atteindre la pièce recourbée toujours au
dessus de ma tête. Je tentai de ne pas
succomber à cette sorte de sommeil qui
semblait m’envahir et me conduire au bord de
l’évanouissement, en me forçant à marcher
sans arrêt.
Enfin, je décidai de tenter de mettre les
électrodes en contact. Cela devait empêcher
l’étincelle, et vraisemblablement arrêter la
marche du système. Avec beaucoup de chance,
l’inertie ferait redescendre le sol jusqu’à
dégager l’entrée de la cave, par laquelle
j’espérais m’échapper. J’attendis donc un
moment. Lorsque j’atteignis les électrodes, je
m’aperçus qu’il me manquait un objet me
12
permettant d’établir le contact. Je pensai à
placer la torche verticalement entre les
électrodes, mais elle était trop grande et le
verre risquait d’être isolant.
La pression augmentait, mais restait
supportable. Il devait y avoir une légère fuite,
ce qui me permettait de respirer encore.
Je pouvais enlever les piles pour les utiliser
entre les électrodes, mais je serais alors plongé
dans le noir complet, et risquerais de manquer
mon but. Je tentai finalement d’insérer le
briquet qui avait l’avantage d’être métallique.
Je devais éviter à tout prix de le faire
fonctionner par mégarde… Je le mis en place
le plus doucement possible. Il manquait
quelques millimètres.
Je fouillai fébrilement dans ma poche,
et sentis avec joie une pièce de monnaie. Je
parvins à la glisser afin d’assurer le contact
entre les différents éléments.
J’attendis quelques minutes, dans le silence et
l’obscurité.
Enfin je sentis le sol qui se mettait à
redescendre sensiblement.
J’avais évité l’explosion.
Je commençais alors à respirer un peu
mieux, quoique l’atmosphère fût encore
chargée de vapeurs d’essence: la sortie devait
être dégagée. En effet, le sol, en s’abaissant,
découvrait progressivement l’ouverture qui
avait été celle de la cave. Je me précipitai par le
trou dès que le passage fut suffisant. Dans la
cave, j’aperçus un petit tunnel, qui m’avait
échappé jusque là, et qui semblait monter vers
l’extérieur. Sans attendre, je m’y engouffrai, et
rampai quelques minutes avant d’apercevoir
une lueur. J’accélérai pour aboutir à une
ouverture située au ras du sol. De l’eau fraîche
coulait par les interstices de la grille qui
bouchait la sortie. Je la poussai sans difficulté,
et me hissai dehors, encore un peu titubant.
La nuit était tombée. Un lampadaire,
juste au-dessus de la bouche d’égout d’où je
sortais, éclairait la pluie fine qui me rafraîchit.
De l’autre côté de la rue, un jeune
motard était penché sur le moteur de son engin,
visiblement en panne. Je souris intérieurement,
et traversai la rue pour lui suggérer l’origine de
ses ennuis. L’allumage, sans aucun doute.
13
Claude VELLA
né en 1970 à Saint-Martin-d’Hères en Isère. Vit et travaille à Grenoble. Auteurs de poèmes et de
nouvelles, a publié dans différentes revues et anthologies.
2 poèmes extraits de « A fleur des saisons »,
recueil publié aux Editions Edilivre.com Ŕ Paris - 2011,
illustré par Pierre Vella.
Sourire matinal
S’approcher lentement aux rais d’un nouveau jour,
Ouvrir avec tendresse un cœur rempli d’amour,
Un cœur tout simplement que la douceur fait vivre.
Respirer le parfum que le printemps fait suivre,
Ignorer la blancheur d’une saison d’hiver,
Reprendre le plaisir des prés au manteau vert,
Et la gaieté des chants que sifflent les mésanges.
Mimer la passion que nous soufflent les anges,
Agripper l’existence à l’ultime bonheur,
Tenir en éventail la sève de sa fleur
Imprégnée aux couleurs d’une vive attitude.
Ne prendre que l’ampleur de cette certitude
A laquelle s’efface un temps froid hivernal,
Lorsque prend naissance un sourire matinal.
Voyage sous la neige
J’ai marqué de mes pas le gazon enneigé,
J’ai marché dans le vent, j’ai ressenti la brise,
Par des chemins glacés que la fraîcheur dégrise,
J’ai parcouru ma ville au soleil allégé.
Des flocons blancs tombaient d’un ciel bas sans nuage,
Dans un parc entrouvert à l’automne en congé
Sous les cris des enfants lorsque l’hiver s’engage.
La nuit avait sans doute un givre à conquérir,
Les bonshommes de neige ignoraient s’affaiblir
Et les matins donnaient à nouveau le voyage.
14
Sylvie RIGHETTI
3 extraits de silence des mots
les inaccoutumés
de la parole
du dialogue sans fariboles
aimeraient aussi
ouvrir la parabole
sur une robe volant de sens
en dentelles de mots
brodés de maux
sans susciter l’obole
pour s’exprimer librement
l’habit
de confiance en soi-même
d’expérience et de connaissances
se déplie
face à
l’averse de controverses déstabilisante
sans lui l’homme fuit
------------------------
-----------------------------
des enfants nourrissent
tout en fleurissant le sens
ils réveillent les tombes
rêve d’une vie
à fleurir tous les esprits
si petits soient-ils
rêve de petits
réduits
en grands
éternellement
cœur écartelé
rustiné
jamais complètement
colmater
désolé
les enfants de chair ou d’encre
je ne vous ai pas défendus
je crois tellement en vous
que les divergences d’opinion
ne peuvent salir
ni le sang
ni ne le sens
jaillis de mes profondeurs
vous faites corps avec moi
pourquoi vous défendre
vous êtes si grands
je vous aime tendrement
nul étant parfait
la critique aide parfois à évoluer
si elle ne souhaite couler
pardon colliers de mots
si je ne vous ai pas défendus
pour moi vous êtes au-dessus
15
Souffrance résonne en miroir,
élevée à l’intérieur,
elle parle à bouche close.
Ses larmes tranchent
l’impuissance du sens,
toute petite ou sans limite
voilà sa faillite.
Pourtant son écho tonne
au fond,
son trémolo loin de zéro
avec la douleur au saxo
tue l’impassibilité.
Ouvrir sa sensibilité,
se fragiliser,
devenir léger
pour ressentir l’humanité.
Tourner le dos à la souffrance
et attendre son boomerang
si intense de sens.
Apprivoiser la souffrance,
caresser sa menace,
face à face
elle trace.
La chance la danse
avec endurance.
La patience l’acclame
en grande dame
qui grandit.
La tolérance l’aseptise,
la rapetisse.
Les ennuis en souffrance
nuisent de leur nuit.
Affronter le temps de l’instant,
endurci et assagi de maux
et voir du cœur le beau.
Les défauts ont l’audace des maux,
à défaut de mots.
Le puits de bruits détruit.
Revenir à la source
aux fruits révélés
donne de vraies clés.
Si le sens s’amuse,
sa muse s’excuse,
place aux mots calvaires
qui deviennent repères
sans être vipère.
Osons opérer l’éphémère
pour arrimer la galère
Stephen BLANCHARD
DEVISAGER SA VIE (centon*)
à Bernard DIMEY
J’ai vécu comme un fou, un bon quart de ma vie
La clef dans le pot de fleur et la porte tirée
Les gosses qui m’ont connu, bien sûr, ils ont grandi
Je tire mon chapeau à ceux qui sont passés .
Dans les soirs cloutés d’or de l’enfant que j’étais
Se rallument soudain le rire et les chansons
Des programmes comm’ ceux-là, vous n’en verrez jamais
Quoiqu’ayant du principe et de la religion.
On regrette toujours les vertus de l’enfance
Tous les grands chevaux blancs qui couraient dans les rues
Qu’il me semble parfois, aujourd’hui quand j’y pense
Je peux dire, et c’est vrai, j’ai fait ce que j’ai pu.
J’ai toujours adoré Paris quand la nuit tombe
Les femmes de hasard qui passaient dans mon lit
Le jour où je n’aurai plus rien à dire au monde
On peut aller tout seul dévisager sa vie.
*Centon : le centon est un texte constitué de vers ou de
fragments à un ou plusieurs auteurs. Voici un centon que
j’ai formé à partir de l’œuvre de Bernard Dimey. Le
centon vient du mot latin Centro lui-même tiré du grec
Kentrôn qui désigne un habit fait de divers morceaux ou
de guenilles rapiécées. Dans le jeu du centon, la copie et
le plagiat sont légalisés ! Il en est de même pour les
montages artistiques de Braque ou Picasso. Le plus
périlleux dans ce jeu, c’est de donner un sens à l’œuvre.
16
Guillaume SIAUDEAU né en 1980. A publié « poèmes pour les chats borgnes » (Ed. Asphodèle), « Boucle-d’œil » (Ed. Nuit myrtide), « Quelques Crevasses » (Ed. du Petit Véhicule) et « La nuit se bat sans nous » (Ed. Le Coudrier) .On peut également le retrouver sur lameduseetlerenard.blogspot.com Une fille en forme de glace Cette fille en face sur le trottoir qui se fait grignoter par la lumière et moi qui regarde cette glace de chair fondre sous les langues du soleil et j'aimerais juste avoir son cornet entre les mains pour la regarder fondre de tous ses cheveux sous l'été Là où on va en sourire Il n'y a pas deux façons d'aller là-bas qu'elle m'a dit une seule façon et plusieurs sourires Il n'est possible d'y aller qu'entre mes bras et pour ça il faudra d'abord que tu me montres tes dents Le chien qui ne bouge plus Je marchais et j'ai vu ce chien affalé sur le bitume une pierre pleine de poils les yeux dirigés vers le ciel je l'ai contourné et dans son œil il m'a semblé voir une armée de chats se fendre la poire cent mètres plus loin j'ai compris que mourir comme un chien c'était garder au fond des yeux un peu de haine pour les ennemis qui passent
17
Hafsa SAIFI
Etudiante, jeune auteur algérienne.
Il est des gens Qui n’ont rien à manger Rien à boire Qui n’ont pas le courage De mendier Qui n’ont pas eu l’opportunité De travailler Qui n’ont pas eu la force Dans les bras pour se défendre Ils se sont endormis Qui dans un cimetière Qui dans un égout Et quand la foudre les a surpris Dans le sommeil Ils se sont réveillés en sursaut Comme des esclaves que le maître Surprend dans son périmètre
La vraie démocratie Peut-elle avoir lieu Dans un seul pays De l’Afrique égoïste Où la parole se fait rare Comme le pain En l’an quarante Et la répression Un antique exercice Barbare et demesuré De l’agonie à l’ossuaire
Sous un toit végétal Nous étions cachés Du ruissellement de la pluie Dans notre repaire Nous veillons En vigie Cette longue nuit Pleine de pas Qui traîne avec elle Son mot d’ordre improvisé Crie comme un bras Qui appelle autrement Et plus fortement A l’insurrection Contre l’involution Partout au bout des venelles Surgissent des rebelles Qui ont dégringolés de l’horizon Tentés Nous étions tous tentés De résister à l’assaut Comme en octobre 88 Lorsqu’il a plu Et que dans les rues L’hécatombe des pneus A dessiné Des arabesques éphémères D’écriture qui tue. C’est janvier Quel janvier qui fermente Dans nos têtes On a le plan clair Mais bordé soudain Par l’orage en sursaut Comme un contre-feu Derrière nos épaules Les ombromanes entrent en lice Cernent la ville tourmentée Aux quatre coins de marbre Il fait très calme Pour un rien L’élan de la révolte Se comprime Sur la branche d’un arbre Un cri d’oiseau vieux Entame un long sifflement Pressant et impatient Il nous exhorte à faire quelque chose Mais on ne sait pas quoi Après maintes viscissitudes On s’endort désemparé Dans la tombe de notre lâcheté
18
Jean-Louis BERNARD né en 1947 à Biarritz. Vit à Grenoble depuis 1975. A publié une vingtaine de recueils souvent
récompensés. En dernier lieu : Entre trace et obscur (2011) ; Calligraphie de l’Ombre (2010, Ed.
Jacques Brémond, Prix de la Ville de Béziers 2009) ; En lisière d’absence (2008, Ed. de l’Atlantique) ;
Au juste amont du songe (2007, La Licorne, Prix de l’Ecritoire d’Estieuges)... Publié dans de
nombreuses revues (dont Pages Insulaires, Traversées...), Prix de la Découverte Poétique 2011 de la
Fondation Simone Carfort.
Longtemps j’ai fréquenté les fleuves
puisé
aux pages blanches de leurs berges
rumeur des âges
neige sous les paupières
bu à leurs résurgences
geste décanté
dans l’infini du moi perdu
un embrun un seul
haut sur la rive
cimente nos châteaux de sable
de quelle ombre suis-je sillage
devenu
Un seul nom répété
sur le perron du crépuscule
le regret devient accueil
l’absence s’immerge
en mémoire archaïque
entre nous
et les espaces
la parole primordiale
et le blanc repentir
des certitudes
corruptrices d’offrandes
l’instant se suspend
aux premières pointes d’ombre
bientôt la ténèbre
nous prononcera
Ruissellent
les murailles d’océan
vers quel désert vers quelle
apesanteur
quel vent chevauchent
les parchemins brûlés
ceux qui nous protégeaient
des effractions de l’orage
sous les pontons de nos vaisseaux
clapotent
quelques images égarées
iront vers l’incertain
si la marée l’exige
et flambe la rumeur
à la vigie
des terres de saccage
19
Stella Vinitchi RADULESCU
Docteur en français, Stella Vinitchi Radulescu est une poétesse
d'origine roumaine. Auteur de plusieurs recueils de poèmes publiés
en Roumanie, aux États-Unis et en France, le Grand Prix "Art et
Poésie" lui a été décerné par la Société des Poètes et Artistes de
France en 2007 pour son livre Terre Interrompue et, en 2008, la
même Société lui a attribué le Grand Prix "Henri-Noël Villard"
pour son recueil Un cri dans la neige.
Ses poèmes ont été publiés dans un grand nombre de revues
littéraires, notamment aux Etats-Unis, en France, en Belgique, au Luxembourg et en
Roumanie.
Rouge Désert
Qu’est-ce qu’il y a
donc
entre
les mains qui
se séparent
à l’aube sinon
le monde
écrit à l’envers
comme
un désert
de roses
Œil rouge
sur la terre
noire
je parle
d’un temps
où
faute
de soleil
j’ai allumé
le jour
avec
mes larmes
Ou parcourant
langues
et distances
au pas
du chameau
blanc
la faille
dans la suite
de ses rêves
voilà déjà
ce qui s’appelle Ŕ
un nom au goût
de feu
et d’asphodèles
Le rouge
du départ
les pleurs en nous
font avancer
la barque
l’instant d’après
le réveil
une bouche
se pose
sur la page
ce qu’on veut
dire
crier
ou taire :
le sang de ces vieilles
cathédrales
J’oppose au ciel
une chemise
éphémère :
que ma naissance
soit première
à marquer
dans le calendrier
des roses
La vie s’installe
solitaire
comme un oiseau
égaré
porté par le vent Ŕ
un sourire
au bout du chemin
devinez
le poids de mon âme
20
SKALDELINE Né en 1970 à Fontenay-le-Comte. A publié 2 recueils de poèmes en prose, Et renaître enfin (éditions
An Amzer, 2003) et Sidera et Stellae (éditions Clapas, 2001). Publié également en revue dans
Portique, An Amzer, Froissart, Aujourd’hui poèmes, Encres vives...
TUMEUR D’AMOUR ( extraits)
Une cigarette se consume lentement dans le cendrier
Une bière s’évente en silence sur la chaise
Sur l’étagère trois bouquins de Jack London se dressent fièrement devant deux coquillages
rêveurs du Sahara
Les draps sont trop blancs, les murs sales
Dehors, une usine quelconque diffuse un bruit de grillon de nuit d’été.
Et je suis vivant
Bon Dieu, si incommensurablement vivant !
GAME OVER
L’odeur des jours nouveaux
Dans l’air qui fouette ma peau
Me broie les ailes
Me laisse tout frêle
Me brise le dos
Le sang des années mortes
Que le silence emporte
Coule de mes veines
Comme une sirène
Retourne aux flots
Je quitte l’Ancien Monde
Et son cortège immonde
De sourdes peines
De rires obscènes
D’espoirs qui tombent
De rêves qui fondent
Je pose mon passé sur scène
Et en tes mains fraîches et saines
Mon avenir qui gronde.
GUERISON
Délicate est la pluie
Qui survit à l’orage
Et apaise l’outrage
Des espoirs en sursis
Je sème, ô vaine attente
En tes plis et replis
Les cendres ébahies
De l’indomptable amante.
21
OPPRESSION
Je ne puis me figurer endroit ni temps plus oppressants que ceux-ci
Malgré ce zéphyr de bien-être qui promène parfois sa fraîcheur aurorale par els moiteurs de
mon visage et les rocailles brûlantes de mes pensées ; et malgré l’amour inouï de celle dont il
serait mille fois vain de parler,
Tout Ŕ chaque poussière, chaque seconde, chaque infime particule de ce monde immobile qui
m’encercle et m’asservit, et contre lequel il me faut guerroyer sans relâche pour sans cesse
repousser le spectre de la débâcle, de la défaite ultime, de mon esprit inanimé dans un corps
comptant les secondes Ŕ Tout
Me porte à bondir hors de ce lieu et de cette époque Ŕ Libre ! Ŕ en un cyclone chaotique et
désespéré...
Mais cet élan extraordinaire s’essouffle sur les parois jaunies et les illusions ancestrales.
PLUIE
Une pluie dense et lourde
Sans commune mesure avec ces langoureuses averses voilées de tiédeurs domestiques
S’abat sur les parois de ma gorge desséchée, me désaltère en même temps qu’elle
m’enflamme
D’obscures et douloureuses entailles boursouflées enflent de ma bouche à mes entrailles
Je ne puis ni vomir ni avaler
Et si je regarde le ciel de rose et de cuivre,
C’est pour détourner mes yeux des sillons de rancœur creusés par tes paroles, de peur d’y voir
germer et croître des arbres de souffrance porteur de fruits de mépris.
CONFIANCE
En vain me viole la perfide anxiété
Me narguent le doute charmeur et ses fourbes archers.
Le ciel peut bien se fondre en un brouillard informe,
Les traces de mes pas succomber en rafales sous d’épais typhons,
Je sais
Que le soleil de midi soufflera ses senteurs sur les ornières sanglantes
Que l’ardent crépuscule livrera aux étoiles les blessures insolentes
Et que l’aube viendra ; et mes paupières arides renaîtront du frisson de ses lèvres humides.
22
Olivier Félix HOFFMANN
Poète d’Alsace né en 1968, écrivant en dialecte, en français et en allemand. Egalement
chanteur folk en américain et alsacien. Ci-dessous, extraits d’Actes de poétries.
La poésie vue d’ici
Naît d’ailleurs
La poésie vue d’ailleurs
N’est pas d’ici
Poète maintenant
A jamais
Ventriloque éloquent
Couronné
Et cité
Sacrée dimension des mots Enflés de notre méconnaissance Profane Le profanateur ouvre le caveau Du sens profond Poétique Chassé de la cité
La poésie surgit
A l’interligne courbe
Des petits riens
L’âme slamme Scande l’essence Qui s’enflamme
L’effort coûte moins
Que la paresse
Et si le chemin Ne nous conduisait Et si le chemin Ne nous conduisait qu’à Et si le chemin Ne nous conduisait qu’à nous-mêmes
Etre de marbre
Tombe
Très bien
L’infini N’existe pas J’en suis revenu
L’intelligence se partage
Comme le bon pain
Le poète n’est que le pendant pendable du poème
23
Christian AMSTATT
Secrétaire des Poètes de l’Amitié, il a publié 4 recueils, essentiellement de poésie classique
(sonnets et autres formes fixes) et notamment un recueil de tanka, plaisamment intitulé
« Tanka faire ».
L’espace grandit dans l’univers infini qui va vers le froid Et nous pauvres égarés croyons fabriquer demain
Un merle immobile si noir dans la neige blanche Un peu de patience
Le temps des nids reviendra et les peines et les joies
Les ans qui s’entassent ne comptent plus les saisons Pourtant c’est facile
A chaque feuille qui tombe répond un flocon de neige
La révolution attire encor moins la foule que les élections
C’est que souvent elle tue quand l’isoloir lui protège
Je ne te promets pas d’être heureux en ce monde dans l’autre non plus
Religion ou politique même combat même mort
Urne d’élections ou bien urne funéraire quelle utilité ?
Dire que la plus transparente est aussi la plus opaque
Les livres ouverts croient toujours faire la nique aux livres fermés
Pourtant qu’il est beau le rêve face à l’ennui de la page
Les livres ouverts croient toujours faire la nique aux livres fermés
Pourtant qu’il est beau le rêve face à l’ennui de la page
Le livre des livres n’a besoin que d’une page où tout est écrit
C’est celles d’un ciel d’hiver qui restera toute blanche
Si tu crois voir dieu dis toi que c’est un mirage et ferme les yeux
Puis quand tu les rouvriras tu verras l’avenir : RIEN
24
La Chronique Huronnique
de Louis LEFEBVRE (Les Brenots - 58430 Arleuf)
agrémentée de dessins de Marie-Laine.
Stéphane HESSEL :
INDIGNEZ-VOUS !
Présent : Indigne-toi !
Indignons-nous !
Indignez-vous !
(L’impératif passé est inusité)
Voici un impératif qui pose problème.
L’indignation étant un sentiment de colère
né d’une injustice ou de tout autre infamie, il est
évident que cette colère, cette révolte, cette rage
est toute personnelle.
S’INDIGNER : la forme pronominale
montre encore plus que c’est moi qui... Je
m’indigne (je me) Tu t’indignes (tu te) Nous
nous indignons (nous nous). Un peu comme si le
MOI de ma conscience morale ordonnait au
MOI occupé à des taches quotidiennes de se
révolter.
Peut-on dire alors : INDIGNEZ-VOUS !
Voici un salaud qui bat sa femme. Il l’a
jetée à terre. Il lui flanque des coups de pied
dans le ventre.
Un brave quidam regarde la scène. Sans
s’indigner le moins du monde. Vous lui criez :
mais, bon Dieu ! indignez-vous !
Ce brave quidam vous regarde tout ahuri.
Il ne comprend pas.
Si l’indignation n’a pas éclaté en lui, votre
impératif ne la fera pas naître.
Je mets donc en doute le « INDIGNEZ-
VOUS » de Stéphane Hessel.
Indignez-vous ! : un vœu pieux s’il en est.
Il signifie que nous vivons dans un monde où
s’indigner est bien peu à la mode. Rien de plus
triste.
Il y a tant de sujets d’indignation ! Les
braves gens sont blasés. Et comme ils ne peuvent
pas être toujours indignés, ils restent amorphes.
J’ai lu le petit livre de Stéphane Hessel.
Je m’attendais à un beau coup de gueule.
Mais non. C’est une écriture bien sage. Un
petit devoir d’élève modèle. Pas un « nom de
Dieu ! » Pas un cri du cœur.
Au chapitre intitulé « Mon indignation à
propos de la Palestine »(page 17), il écrit :
« Gaza est une prison à ciel ouvert pour
un million et demi de Palestiniens ».
Le ton ne peut être plus neutre. « Une
prison à ciel ouvert » , c’est une expression
ressassée. Tout le monde l’a employée. Il écrit
encore :
« On nous a confirmé qu’il y avait eu mille
quatre cents morts Ŕ femmes, enfants, vieillards
Ŕ au cours de cette opération « Plomb durci »
menée par l’armée israélienne, contre seulement
cinquante blessés côté israélien. Que des juifs
puissent perpétrer des crimes de guerre, c’est
insupportable.
Hélas, l’histoire donne peu d’exemples de
peuples qui tirent les leçons de leur propre
histoire. »
Là aussi, Hessel constate bien tristement.
Ne sait-il s’indigner ?
Ou bien, c’est l’âge ?
« 93 ans. La fin n’est plus bien loin. »
écrit-il.
L’âge tarirait en nous les généreux
mouvements de révolte ?
Gide le note dans son Journal :
« Quand je cesserai de m’indigner, j’aurai
commencé ma vieillesse. »
« J’aurai commencé » : futur antérieur.
Dans l’ordre, il faut écrire : quand j’aurai
commencé ma vieillesse, je cesserai de
m’indigner.
On commence pas être un vioque, un vieux
con, et cesse alors toute velléité d’indignation.
Eh bien, non ! Non ! nom de Dieu !
l’indignation se renforce avec l’âge !
25
Et c’est logique. Vous êtes jeune, vous êtes
indigné par le comportement de certains sbires
qui maltraitent des malheureux. Vous êtes vieux
et vous constatez que des sbires maltraitent
toujours des malheureux. Rien de nouveau sous
le soleil ! Alors votre indignation est bien plus
grande.
Je n’ai cessé de m’indigner tout au long de
ma vie.
J’ai écrit parce que j’étais indigné :
romans, poèmes, chansons, pièces de théâtre. Et
si quelqu’un m’avait dit « indignez-vous ! », je
lui aurais ri au nez.
Vous trouvez peut-être que dans ma
chronique, il y a un peu trop de « nom de
Dieu ! ». Vous avez raison. Mais ces « nom de
Dieu !», ces jurons qui en appellent à Dieu, alors
que l’auteur est mécréant, prouvent seulement
que mon indignation demeure intacte.
NOM DE DIEU ! voici la Marine qui va
être au second tour des présidentielles ! NOM
DE DIEU ! mais j’enrage, moi ! J’ai envie de
casser quelque chose ! Ou de gifler quelqu’un !
NOM DE DIEU de NOM DE DIEU ! c’est
le 21 avril qui recommence ! Au secours ! Mort
aux cons ! NOM DE DIEU !
Un livre, un livre passionnant. un livre
nécessaire :
René POMMIER :
THÉRÈSE D’AVILA
TRÈS SAINTE ou CINTRÉE ?
aux éditions Kimé
René Pommier démontre, grâce aux écrits
de Thérèse d’Avila, que cette pauvre femme
imagine ses dialogues avec Jésus et invente toute
cette histoire effarante qui a fait d’elle une
sainte.
Ainsi Thérèse s’entête à prouver que ses
visions ne sont pas le produit de son
imagination :
« Que ce soit un effet de l’imagination,
c’est de toute impossibilité, car la seule beauté,
la seule blancheur d’une main de Notre-
Seigneur surpasse totalement la portée de notre
imagination. »
Elle écrit encore :
« Cet or et ces pierreries sont si différents
de ceux d’ici-bas, qu’il n’y a pas à les
comparer. »
Ou bien :
« la lumière qui frappe nos yeux et celle
qui brille dans ce séjour ne peuvent être
comparées... la clarté du soleil ne semble plus
ensuite que laideur... »
Il est facile de démontrer ( et Monsieur
René Pommier s’amuse beaucoup) que toutes
ces visions sont conformes à l’imagerie du temps
et à l’iconographie conventionnelle en vigueur.
Mais que Thérèse soit très sainte ou cintrée
(un joli chiasme, Monsieur le Mécréant !) cela
n’a guère d’importance, et on peut pardonner à
Thérèse ses extravagances, puisqu’elle est folle.
Mais il faut bien voir que sa folie est
dangereuse. Son amour pour Jésus est un amour
absolu, unique, jaloux, exclusif. Un amour qui
refuse le moindre partage, la moindre nuance. Le
« Je vous aime ! » de Thérèse signifie « Je
n’aime que Vous » et a comme corollaire : il
m’est impossible d’aimer autre chose. Aussi
Thérèse renie-t-elle notre ici-bas : aussi méprise-
t-elle tout ce qui est la terre.
« Je suis prête à quitter amis et parents. La
parenté est même ce qui me captive le moins :
les proches me sont singulièrement à charge. »
Oui, me dira-t-on, mais les croyants
aujourd’hui, n’ont que faire de cette sainte
d’antan !
Thérèse vivait au XVI° siècle, certes, mais
elle est devenue docteur de l’Eglise par la
volonté de Paul VI en septembre 1970. Thérèse
est de notre temps.
Elle est la première femme docteur de
l’Eglise et Paul VI, en la nommant, était en
contradiction avec les préceptes de saint Paul :
« Que les femmes se taisent dans les
assemblées. Elles doivent être soumises comme
le dit la Loi. Si elles désirent s’instruire qu’elles
interrogent leur mari à la maison ; car il est
malséant qu’une femme parle dans une
assemblée ».
Lettre aux Corinthiens ; I Ŕ 34
On admire, encore aujourd’hui, Thérèse
d’Avila et on la prend comme modèle.
26
On a vu dernièrement des millions de
chrétiens émus aux larmes par la béatification
d’un certain pape et souhaitant du fond du cœur
sa canonisation.
Ce pape qui sera certainement déclaré saint
est pourtant responsable de la mort de milliers
d’hommes, de femmes et d’enfants.
Non, sainte Thérèse Ŕ comme saint Eloi Ŕ
n’est pas morte et bien des croyants
« raisonnent » aujourd’hui, sans bien s’en rendre
compte, comme de véritables intégristes.
Encore une citation de René Pommier (une
citation pleine d’humour. Un régal). René
Pommier cite Bossuet. Celui-ci pense que Dieu
peut être fier de tout ce qu’il a fait : c’est
l’orgueil infini de Dieu. (Mais pour le Seigneur,
ce n’est pas un péché !)
Et René Pommier écrit :
« Comment ne pas se dire que le dieu de
Bossuet est un vrai personnage de Molière... »
page 154 Ŕ note 70
Voici le Big Godo mis au rang des Argan,
des Arnolphe, des Harpagon... Voici le divin
Creator tellement fait homme qu’il en devient un
personnage de comédie atteint de monomanie.
Voici à quoi en est réduit un Dieu trop
occupé des péchés de la terre.
Voyez-vous, je préfère René Pommier à
Stéphane Hessel.
René Pommier ne nous dit pas « Indignez-
vous ! ». Il prend sa Thérèse et nous la dépouille
de sa bure, de sa guimpe et de son auréole. Il
s’attache à ses écrits. Il nous les fait connaître. Il
les étudie. Il les commente. Il nous prouve que
Thérèse est folle et dangereuse.
Et pour finir, il éclate de rire.
Le rire de René Pommier est
communicatif. Lisez son livre. Vous verrez...
Le rire de René Pommier est décapant.
Le rire de René Pommier est
thérapeutique.
Le rire de René Pommier est nécessaire,
aujourd’hui, pour lutter contre la bêtise et
contrer les charlatans.
LA TRANSVERBERATION
(Rome, église Santa Maria della Victoria – LE
BERNIN 1598 – 1680)
Un transpercement particulier.
C’est Thérèse qui raconte :
« J’apercevais un ange auprès de moi,
du côté gauche, sous une forme corporelle.
Il n’était pas grand, mais petit et fort
beau.
Je voyais entre les mains de l’ange un
long dard qui était d’or et dont la pointe de
fer portait à son extrémité un peu de feu. Il
me semblait qu’il me passait ce dard au
travers du cœur et l’enfonçait jusqu’aux
entrailles.
Quand il le retirait, on eût dit que le fer
les emportait après lui, et je restais tout
embrasée du plus ardent amour de Dieu ».
Thérèse ajoute que cette indicible
douleur est une suavité excessive.
« Cette souffrance n’est pas corporelle
mais spirituelle. Et pourtant le corps n’est
pas sans y participer quelque peu et même
beaucoup. »
27
« Quelque peu et même beaucoup »...
Thérèse est seule à connaître l’extase et la
transverbération. On aimerait qu’elle nous donne
plus de détails. Voici que le corps est partie
prenante en cette affaire. Thérèse nous fait rêver.
J’ai dessiné à ma façon la
transverbération de ta sainte par Le Bernin.
Son ange est rigolard et tout heureux de
lui farfouiller dans les entrailles. Le mien aussi.
C’est chouette pour un ange de descendre sur
terre pour rigoler un peu.
Voici sans sa bure et
sa guimpe la femme dont
Jésus est le fiancé.
Ce n’était pas la
peine de venir vivre de la
vie d’un homme de la terre
Ŕ de s’incarner Ŕ pour
avoir si mauvais goût.
Marie-Laine..
Louis LEFEBVRE vous fixe
un rendez-vous parisien :
28
A SES ENFANTS HORS-LA-LOI,
LA LITTÉRATURE RECONNAISSANTE
par Jean CLAVAL
Philip Gordon WYLIE (1902-1971)
écrivain américain
Philip Wylie naît le 12 mai 1902 à Beverly
(Massachusetts), fils d’un ministre du culte presbytérien.
Après des études à l’Université de Princeton, il travaille
en usine, sur des bateaux, dans des fermes, comme agent
de presse, directeur en publicité, écrivain pour studios et
dans l’équipe du New Yorker. D’éducation largement
scientifique, il parle français, allemand et pratique même
un peu le russe. Il meurt le 25 octobre 1971 à Miami
(Floride).
Philip Wylie n’est guère connu du lecteur français
non anglophone que par les deux romans écrits en
collaboration avec Edwin Balmer, Le Choc des Monde ( When Worlds collide) et Après Le Choc des Mondes
(After Worlds collide), quelques nouvelles éparses dans
divers magazines et son roman posthume, La Fin du Rêve ( The End of the Dream).
Le Choc des Mondes et Après Le Choc des Mondes paraissent en France en 1952 et 1954 dans la
collection Le Rayon Fantastique chez Hachette. Le
premier titre avait fait l’objet d’une adaptation
cinématographique réalisée en 1951 par Rudolph Maté
(1898 Ŕ 1964) plus inspiré comme chef opérateur de la
Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer, Liliom de Fritz
Lang et To Be or not to Be d’Ernst Lubitsch qu’en
qualité de metteur en scène hollywoodien. Le film
édulcore fâcheusement la féroce description de
l’égoïsme, de la peur, de la lâcheté d’une humanité
menacée d’anéantissement par une catastrophe
planétaire.
Auteur prolifique en de multiples genres : romans
psychologiques, policiers, d’anticipation, nouvelles,
essais, articles, programmes de radio, publicité, histoires
et manuels de pêche, etc, outre l’impossibilité d’accéder
présentement à son œuvre complet,il ne paraîtrait pas
opportun de recenser ici la totalité de la production de
Philip Wylie, souhaitant seulement par quelques coups
de sonde donner un aperçu de ses qualités et talent bien
personnels.
Gladiator met en scène un surhomme paralysé par
l’incompréhension et l’incompétence des gens
ordinaires.
Dans Finnley Wren, la description d’une partouse,
avec moyens anticonceptionnels à la portée de tous,
amène le lecteur à se poser la question : nos enfants et
leurs enfants passeront-ils ainsi leurs loisirs ? Opus 21 nous offre une vision de l’activité
cérébrale d’un écrivain et de ses angoisses alors qu’il se
croit atteint d’un cancer. Ce roman comportant un sous-
titre savoureux, nous ne résistons pas à l’envie de le
transcrire in extenso : Musique descriptive
pour la plus basse époque Kinsey de l’âge
atomique Un concerto pour Orchestre d’un seul homme
Six arias pour feuilletons sirupeux Fugues, Antiennes et Rengaines
Experiment in crime relate les aventures d’un
jeune professeur entraîné dans le monde de la pègre, des
gangsters.
Dans le domaine de l’anticipation, assortie d’un
anticommunisme virulent, retenons Tomorrow ! et
Triumph qui , publié en 1962, nous plonge au cœur de la
Troisième Guerre Mondiale, l’Amérique du Nord
totalement détruite où ne survivent que quatorze
personnes réfugiées dans l’abri d’un millionnaire du
Connecticut.
Certainement l’œuvre la plus célèbre de Wylie
outre-Atlantique, Generation of Vipers parue en 1942
connut maintes réimpressions, dont celle de 1955 au
texte revu, préfacée et annotée par l’auteur. On peut
traduire littéralement son titre par Génération de Vipères
mais n’oublions pas que « viper » en argot désigne
également un fumeur de marijuana. Le seul énoncé de
certains chapitres comme par exemple Catastrophe,
Christ et Chimie ou Féodalité subjective, les deux
premiers, présage le ton de ce classique explosif riche en
commentaires, prévisions, moralisation indignée
assurant la pérennité des vues à longue échéance de
Wylie soucieux de vérité, réalité et de la liberté de
l’homme, particulièrement la liberté de l’esprit.
Nous en arrivons à La Fin du Rêve publié en
France en 1976 par les Editions Opta dans sa collection
Anti-mondes. Considérons ce chant du cygne comme un
testament, un résumé, une prophétie, un condensé en un
ultime message des préoccupations de Philip Wylie, de
sa morale et de ses avertissements.
29
Recto-verso du papillon « publicitaire » inséré
dans l’édition de 1976 de La Fin du Rêve.
Nous sommes en juin 2023. A Faraway, ville de
l’ancien Etat de New-York, vivent 4 000 personnes,
noyau de civilisation de l’espèce humaine réduite par ses
propres agissements ; il n’existe plus qu’une personne
sur cent de celles vivant au XX° siècle, hécatombe
résultant d’énormes erreurs irréversibles, de la débâcle
de l’environnement, d’une technologie universellement
polluante, de cataclysmes massifs.
Directeur intérimaire de la Fondation pour le
Préservation de l’Humanité, Will Gulliver recense écrits
et documents sur l’état « actuel » de la civilisation,
regroupant aussi bien faits mineurs que calamités
planétaires annonciateurs durant cinq décennies de la
montée du péril.
Dans les années 1970, de nombreuses
manifestations menaçantes se
font déjà jour : le smog en
extension à Londres et à Los
Angeles, les fuites de mazout
en mer et dans les ports,
l’accroissement du nombre
de rats supérieur à celui des
humains, le DDT concentré
dans les tissus graisseux de
l’homme, le déboisement, les
fleuves transformés en
égouts, la mort des lacs, la
multiplication des centrales
nucléaires, les voies ferrées
devenues radioactives du
fait du transport des
déchets.
En appoint des
dommages écologiques,
survint la «Saint-Valentin
Noire». Aigri, un
inspecteur de lignes à haute
tension, débordant de
ressentiment envers ses
employeurs et la société,
éprouvant un désir de
vengeance justifiée, procéda à
un sabotage causant un
désastre et un million cent
mille victimes pour New-
York et sa banlieue, plus de cinq millions dans le reste
du pays. Preuve était faite de la dépendance de l’homme
à la technologie et donc de sa vulnérabilité.
Une maladie, « la brume bleue », frappe les
récoltes. Afin de procéder à la révision des systèmes
d’élimination des déchets, des usines et installations
industrielles sont immobilisées ; la cessation de la
production d’une quantité de biens de consommation
entraîne un rationnement et un chômage massifs.
Découlant de l’épandage souterrain des puits de
vidange des déchets toxiques et corrosifs industriels, la
brume âcre révèle à l’analyse des traces de substances
nocives, des composés de l’arsenic, du chrome, du fluor,
du cadmium... La perte totale de récoltes de pommes de
terre et tomates se chiffre en millions de dollars.
L’éclatement d’une canalisation d’évacuation des
pluies d’orage libère un liquide vert visqueux qui brûle
gravement des enfants. De geysers jaillissent des flots
polluants contaminant les cours d’eau, tuant poissons et
oiseaux. Outre les nombreux désastres à l’évidence dus à
des fuites de puits, on impute à celles-ci certains
tremblements de terre, par glissement ou dérapage des
couches supérieures ou profondes lubrifiées par les
déchets.
Venant du Mexique, dangereuses pour l’homme,
des abeilles mutantes envahissent le Texas. L’insecticide
abondamment répandu affecte non seulement les reines
de l’abeille de la mort, mais stérilise les femelles de
plusieurs insectes utiles à la
pollinisation et provoque une
hécatombe de poissons, de
bovins, d’ovins et d’animaux
sauvages. Des essaims à la
recherche de nouveaux lieux
où s’installer pénètrent dans
les maisons, les magasins et
les églises provoquant
panique, collisions de
véhicules, piétinements et
incendies.
La rivière de Harlem,
bien qu’interdite aux bains
et à la natation car polluée
par les ordures, les égouts,
les déchets industriels
radioactifs, contamine les
contrevenants, surtout
enfants et adolescents.
Un chien qui fouille
les poubelles et mange les
restes de plats surgelés
devient gras et enflé ; au
moment où un passant
malintentionné lui lance une
allumette enflammée, il
libère une flatulence et
explose. De même, nourri
par sa gouvernante de plats
surgelés, si bon marché, savoureux et faciles à préparer,
un prêtre se tenant le dos à la cheminée où flambent des
bûches lâche un pet et éclate. Pareillement, un éleveur
peu fortuné alimente sa truie avec des produits surgelés
périmés soldés ; passant près d’une baraque foraine
éclairée par des lampes à acétylène, la bête lâche un
vent, et, arrachée par une explosion, sa tête va s’écraser
contre le crâne du fermier tué sur le coup tandis que des
fragments du porcin violemment projetés dans les airs
blessent trois personnes.
Dégelés et laissés tels quels les surgelés ensuite
absorbés dégagent dans l’intestin des masses des bulles
essentiellement composées d’oxygène et de méthane,
30
avec un peu d’hydrogène dans les boyaux, le produit
périmé consommé fabrique un mélange explosif.
Au Nebraska et au Kansas, une algue mutante
envahit les mares et les cours d’eau : les produits
chimiques et autres destinés à la préparation d’une
guerre bactériologique ont été dispersés, répandus sans
précaution après le nettoyage d’un centre de recherches.
La Fondation pour la Préservation de l’Humanité
s’oppose en vain à la transformation totale des voies
fluviales en égouts.
En août 1979, une titanesque explosion,
comparable à celle d’une bombe atomique, dévaste
Cleveland : suite au rejet des déchets industriels et
effluents contaminants fortement corrosifs et toxiques
par diverses usines indispensables à la Défense
Nationale, la Rivière Cuyahoga explose purement et
simplement, la conflagration causant plus de 100 000
morts ou disparus.
Dans les années 1980, les besoins subits de
refroidissement d’une centrale nucléaire et d’usines
installées en amont d’un camp de pêche du Kentucky
font littéralement bouillir la rivière Petite Dwain,
ébouillantant vifs deux enfants dans une barque.
Des milliers de passants toussent et s’étouffent
dans New-York et notamment Manhattan couverts d’un
linceul bleu et brun concentré au centre de la ville ; le
smog épais s’étend foudroyant les gens qui tombent
fauchés par une concentration mortelle d’oxydes et de
protoxydes d’azote principalement ; ce « Massacre du Samedi », avec pillage, tueries et incendies, occasionne
près de 1 200 000 victimes.
Vulgaire, avilissante, médiocre, une avalanche de
films, livres, magazines et images axés sur la sexualité,
le sado-masochisme, l’homosexualité écrase le pays, les
activités des jeunes rebelles s’accompagnent
d’absorption de drogues. L’inexistence de toute idée
claire sur la manière d’élever les enfants et les
adolescents s’accompagne de formes diffuses d’absence
de pensée couplées avec la confusion entre science et
technologie.
La mort du riz, atteint en 1985 par la Nielle Noire,
touche dans le monde des milliards de personnes
dépendant de cette céréale, entraînant cannibalisme et
marchés de chair humaine dans plus de cinquante pays,
ainsi qu’immigration suivie de xénophobie.
Au nombre des grands cataclysmes des années
1990, apparaissent les batailles au sein des villes, la
mortalité généralisée par radioactivité excessive et une
épidémie mondiale de folie homicide (démence
collective). Les océans se transforment en fabriques de
produits chimiques créant entre eux des recombinaisons
ignorées, un entassement de millions de composés agités
et mélangés aboutissant à une issue inconnue.
Longs de quatre ou cinq centimètres, couleur
d’asticot, ressemblant à du macaroni, les « vibs » ou
« sangsues de mer » envahissent la Floride. Ils sortent de
l’eau par millions et attaquent les mammifères, les
dévorant à l’exception de la peau et des os. Ils pénètrent
par les estuaires et les baies, apparaissent bientôt à
Léningrad et Vladivostok, puis en Inde, en Chine, au
Japon. L’arrosage d’hectares de terre par des flots de
pétrole brut parvient seul à limiter, parfois stopper,
l’invasion.
Une propagande mensongère affirme au public
que, sauf en de très rares cas, le danger de radioactivité
s’avère à peu près nul. En fait, on constate une
recrudescence de cancers, de fausses-couches, de
naissance de bébés difformes, de monstres.
Une ruée vers le charbon et le pétrole accompagne
les abus de l’industrie dans l’Antarctique générant une
pollution sans frein : omniprésence de masses de suie,
sulfures et impuretés diverses.
L’Antarctique entre dans une période d’activité
volcanique ; un enfer mêlé de glace et de lave condamne
le globe à vivre sous un toit perpétuel d’air enfumé d’où
tombent matières carbonées et cendres. D’importants
séismes tant dans l’Antarctique qu’autour du Pacifique
provoquent de titanesques tsunamis et la montée du
niveau des mers submerge toutes les villes portuaires et
les basses terres.
Une combinaison étanche et un masque
respiratoire deviennent indispensables pour se déplacer à
l’extérieur car les tempêtes balayant la planète
concentrent les toxines à un degré mortel.
La Fondation pour la Préservation de l’Humanité
quitte Manhattan pour s’installer à Faraway. D’autres
survivants attaquent sporadiquement la colonie munie
d’un dôme protecteur.
Inopinément, toutes les transmissions cessent
entre Faraway et les stations de civilisation subsistantes.
Après un message inachevé d’étonnement d’un pilote,
trois avions envoyés en reconnaissance au-dessus du site
n’en reviennent pas et ne donnent plus signe de vie, un
cliché pris par satellite ne montre qu’une région sombre,
sans lumières, sans incendies, sans brouillard.
Evénement invraisemblable, impensable, ultime
cataclysme ?
31
NOTES DE LECTURE
par Louis DELORME
Montauriol poésie - printemps 2011 N° 82
Cela fait grand plaisir lorsqu’une revue ne
s’arrête pas avec la retraite de celui qui l’a fondée.
C’est le cas avec Montauriol poésie. Son fondateur
Olivier Demazet s’est retiré mais il reste président
d’honneur. D’autres ont repris le flambeau sous la
houlette de la nouvelle présidente, Florence Delbart
Faure.
Tout en continuant la revue, la nouvelle
équipe se promet un beau programme avec les
maisons de retraite et les établissements scolaires et
l’on ne peut que s’en féliciter. La poésie doit être
abordée dès le plus jeune âge : c’est le plus beau
cadeau qu’on puisse faire, à condition de savoir bien
le présenter. Les anciens, quant à eux, sont en général
sensibles à la poésie comme à toute nostalgie d’où
qu’elle émane.
Dans le présent numéro, une trentaine de
poètes sont représentés avec deux textes en moyenne
pour chacun d’eux. Mélange agréable de formes
classiques, de vers libres et de petites proses
poétiques. Très beaux dessins d’Üzeyir Çayci.
La fin du numéro nous donne à (re)découvrir
Emmanuel Flavia Léopold (1892- 1962) né à Fort-
De-France, de parents pauvres, qui s’est illustré par
sept recueils dont un publié chez Seghers. Après une
carrière de professeur d’anglais, il prend sa retraite à
Montauban, son dernier poste, où il finira ses jours.
Pour qui connaît un peu les Antilles, c’est un réel
plaisir que de découvrir ce poète : "Je n’ai pas oublié
le rivage et la crique / Et la vague mourant sous les
mancenilliers / J’abrite dans mon cœur le calme du
Tropique / Et les soleils marins qui me faisaient
crier. "
Autre présent de la revue : Le Maillet, poème
à forme fixe, composé de quatre quatrains, le premier
vers se retrouvant dans les quatrains suivants à la
deuxième, puis troisième, puis quatrième place.
On ne peut que souhaiter bon vent à
Montauriol poésie pour les numéros à venir.
Rose des temps Printemps 2011
Revue de l’association parole & poésie en
lien avec l’association Flammes vives. La revue nous
propose des poètes d’hier : Vincent Muselli avec un
sonnet de belle facture dont les admirables tercets :
âme du feu ! esprits dangereux des Essences ! / Que
ne puis-je, vaincu par vos fauves puissances, / Dans
la tranquille ardeur d’un grand midi vermeil, // Au
jardin reflétant la clarté qui l’arrose / Et tissant mon
linceul de soie et de soleil, / Mourir sous la caresse
éclatante des roses! donnent à méditer, Etiennette
Kiefer disparue en 2008, un portrait de Joseph Zobel,
né à la Martinique lui aussi, de parents pauvres.
(1915-2006).
Viennent ensuite une dizaine de poètes
d’aujourd’hui, à ne pas dédaigner. Retenons ces
quelques vers du président de l’association : Patrick
Picornot : De son fouillis de branches / Notre-Dame
se dresse / Blanche cité sainte / Ceinte d’émeraude
en flottille / Capturant nue toutes les blancheurs du
ciel.
Après une saison 2010-2011 très riche en
sorties poétiques dans Paris, l’association Flammes
vives propose en octobre 2011 une journée poétique à
Cluny, avec déjeuner à l’Hôtel de Bourgogne,
fréquenté jadis par Lamartine, une promenade entre
la Bibliothèque de l’Arsenal et la maison Victor
Hugo, le 25 septembre prochain, autour des poètes
romantiques ; de la rue Saint-Martin à la place du
Châtelet le 16 octobre pour rendre hommage à
Nerval, Apollinaire, Desnos.
Qu’on se le dise et qu’on fasse l’effort d’être
présent !
par Nicole HARDOUIN
Trilogie de CLAUDE LUEZIOR : Vent debout, Tisonner l'imaginaire, Quand se bousculent nos lèvres (6,10 euros chaque cahier,
Collection Encres Blanche, Editions ENCRES
VIVES)
Dans ces cahiers, dont les premières de
couvertures sont des encres de Claude Luezior,
32
l'auteur exprime la quintessence de ce qui l'anime :
l'Amour, ouvre-moi/ les rêves de nos ponts-levis, la
nature, les perce-neige/ humbles moniales, le
pacifisme, pourquoi tant de laser d'anthrax,
l'apaisement de la souffrance, brosser un nouvel arc
en ciel. Passeur de Sens, il jette un pont entre la
transcendance et l'immanence : la toile sacrée de la
ville/ l'unique bure qui plaît à Dieu
Son écriture sobre aux fragrances tour à tour
sauvages et douces ne fait pas l'économie d'un
humour feutré, voire acéré parfois, ceux.qui se
liquéfient sans goût ni saveur. Il y a dans cette
trilogie aux confluences de feu tout un monde qui
nourrit, embrase, illumine tout ce pourquoi il ne faut
pas mourir.
Quand Luezior
écrit, il casse l'os des mots,
les triture pour en faire
jaillir la moelle, il écarte les
voiles de la facilité en
lançant des éclairs sur
l'horizon pour tonner contre
: ceux dont la lance brille
pour percer nos flancs et
chacun retient la foudre et
la flamme, le bleu et le noir
pour exhumer la vie.
Sur la portée de
ces trois textes, on
solfie de surprenants
accords profanes ma
peau déplie une
luxuriance de frissons
et de riches trilles
sacrées : entrelacer mon
vitrail à tes psaumes de
moniale, incandescence
qui va jusqu'à la
calcination du Feu.
Les versets de
Luezior sont sous-
tendus par une vibrante énergie intérieure qui le
mène à la quête de ses pollens d'origine : le serpent
dans son jardin premier. Ce travail tend vers une
Vérité initiale, celle d'avant la fracture, c'est
pourquoi les soleils recèlent la gravité de l'ombre,
soleils luminescents et soleils noirs forgeronnent sa
quête.
Cette trilogie
témoigne de la délicatesse du
poète, les mots embaument à
l'empyrée des phrases.
Lorsqu'il trie ses grammaires
intimes, conjugue ses
chimères, alors bourgeonne le
texte, tournoie l'image, toupie
de l'inconscient, jeu des
songes.
Luezior est un
chasseur d'essentiel, il
bouscule ses paysages pour
cueillir l'edelweiss des
hauteurs, déplie l'éventail de
ses ivoires secrets. Il trempe,
tôt le matin, sa plume dans des tabernacles de
silence qu'il transmue en souffle et l'on communie à
son poème : transsubstantiation littéraire.
Il a l'encre ancré à l'âme, il avance ne
sachant plus s'il est ange ou démon, Thésée ou
Orphée, mais certain qu'au coeur du noir irradie la
flamme, celle qui polit les arêtes, comble les ravines,
humanise : homme humain dans toute la misère de
ma déraison. C'est un alchimiste qui fait oeuvre
royal de son don.
Luezior creuse un sillon profond dans la
poésie contemporaine, il désaltère les assoiffés de
Beauté. Il fait germer les pépins pour recréer la
pomme et réveiller l'Eve primordiale qu'il magnifie :
être branche quand tu es bourgeon. Il attise les
torches du désir et les laisse brûler jusqu'aux limites
de la souffrance : vent debout on s'était déchiré. Il
incendie nos vaisseaux dans des odeurs d'encens.
Lorsque Luezior prend sa lyre, il endort la
nuit pour mieux recueillir le chant d'amour des
étoiles, s'ouvrent alors les passages/ de nos
éblouissements.
33
Do BRASIL,
par Yvan AVENA
L´art contemporain
est-il un art de vivre ?
En voulant mettre de l´ordre, dans de vieux
papiers, j´ai trouvé un article de 1992 sur l´art. Cet
article Ŕ jamais publié Ŕ était destiné à la revue
«Esprit» qui invitait ses lecteurs à prendre position
sur l´art contemporain. Vingt ans plus tard je
continue à penser plus ou moins la même chose.
Voici donc mes opinions sur l´art pour les lecteurs
de « Florilège» :
« En 1964 j´ouvrais, avec des amis, une galerie
d´art à Stockholm. Pour moi c´était évident que notre
galerie devait exposer de bons peintres. Je ne me
posais même pas la question sur l´art moderne ou sur
les problèmes de la création. Le bon était pour moi ue
évidence. J´avais appris, en Argentine, quelques
notions élémentaires de dessin et de peinture de
chevalet avec des anciens élèves des beaux arts. Je
connaissais les impressionnistes par des livres et des
visites aux musées et les plus modernes par les
galeries. Mes peintres de référence étaient Picasso, de
Chirico, Fernand Léger, Miro, Jean Gris, Klee,
Braque, Magritte puis les peintres «muralistes»
comme Gromaire, Orozco, Siqueiros, Rivera et
d´autres plus jeunes comme les argentins Carpani et
Di Bianco, dont je possédais des tableaux. J´avais
aussi beaucoup d´admiration pour Soutine, pour
Tanguy et pour Wifredo Lam. Les «abstraits»
comme Kandinski, Mondrian, Malévitch et leurs
descendants (dont le groupe Madi) n´étaient pas
encore entrés dans mon imaginaire. Je reconnaissais
la légitimité de «l´expérience» abstraite mais peu de
tableaux me touchaient profondément. Je considérais
- et je considère encore - que l´art abstrait a servi,
surtout, à faire avancer la liberté d´expression et la
technique du tableau de chevalet, mais le but et
l´accomplissement de cette recherche reste la
représentation « figurative » de la peinture.
Pour moi le travail de l´artiste était, par ordre
de réalisation, la composition, le dessin et la couleur.
Le sujet reste un élément secondaire et très
rapidement dépassé s´il ne représente que l´apparence
des choses. Mais quand l´artiste saisit l´âme et la
substance du sujet, le tableau devient immortel.
C´est avec ce modeste bagage théorique que je
démarrais ma vie de marchand. Après bien des
années de difficultés insurmontables je me retirais du
commerce de l´art. Ce fut mon université et mon
chemin de croix : Tous mes concepts sur l´art
s´avérèrent faux par rapport à l´évolution de l´art des
dernières trente années.
Non seulement la composition, le dessin et la
couleur n´ont plus aucune importance mais le sujet et
même, parfois, le tableau ont complètement disparu !
Seule l´idée de l´œuvre compte. Le nihilisme néo-
dada est devenu le seul mode d´expression reconnu.
L´anti-art est maintenant l´art officiel !
Personnellement je pense que la pluralité
d´expressions dans l´art est une bonne chose ; la
diversité est enrichissante, stimulante et agréable. Par
contre l´exclusion - quelles qu´en soient les raisons -
rime avec prison : le manque de liberté commence
toujours par la limitation de certaines libertés. La
résistance peut se manifester de plusieurs façons : ne
pas suivre les modes, ne pas faire comme le
troupeau, ne pas essayer de plaire aux critiques d´art
du moment.
L´anti-esthétisme des uns ne doit pas
condamner le raffinement exigeant des autres. Seul le
34
plagiat et la répétition académique du passé
doivent être condamnés : c´est autant valable
pour les croûtes pour touristes que pour le
conformisme néo-dada. Mais nous assistons
aujourd´hui à un phénomène désolant, car tout ce qui
se fait entre ces deux extrêmes est totalement ignoré.
Ceux qui, peu nombreux, osent critiquer «l´art
conceptuel» sont immédiatement vilipendés et exilés
dans le monde des sous-bois et des biches au clair de
lune.
Le terrorisme intellectuel des «capitales de
l´art» n´est guère différent de celui des dictatures :
«Celui qui n´est pas avec moi est contre moi !». Les
victimes de cette politique sont, en particulier, les
artistes indépendants et l´art en général.
Les artistes souffrent d´indifférence et de
solitude. L´art souffre de trop de dirigisme
commercial et médiatique. Quelles en sont les causes
?
Cette situation est due à un centralisme
excessif d´un certain pouvoir : pouvoir de l´argent,
pouvoir de l´information, pouvoir d´impérialisme
culturel des grandes capitales. Les coupables sont
ceux qui décident mais aussi ceux qui acceptent.
C´est-à-dire tous les acteurs du phénomène artistique.
L´alternative serait la démocratie réelle et
décentralisée. Quand «provincial» ne sera plus
synonyme d´arriéré et quand il ne sera plus
nécessaire d´être reconnu à Paris ou à New York
pour avoir une cote, alors peut-être l´art redeviendra
un objet de plaisir et de compagnie et non plus un
objet de spectacle et de spéculation.
Néanmoins, après tant d´années de
fréquentation du «marché de l´art» j´ai appris ce qu´il
faut acheter pour gagner une bonne plus value. Voici
mon conseil : achetez dans les ventes aux enchères
ou dans les bonnes galeries des œuvres anciennes
cotées plusieurs millions de dollars. Plus elles seront
chères plus elles ont des chances de voir leur prix
monter...
Moi j´avoue que je fais tout le contraire. Faute
de millions j´achète, avec mon épouse, des œuvres
de jeunes peintres peu connus. Je n´achète que ce
que j´aime et de préférence des œuvres d´artistes qui
sont mes amis de longue date. Ce que je perds en
plus-values je le gagne en bonheur...
Pour le prix d´un multiple d´un artiste
contemporain renommé j´achète des originaux qui
répondent à mes propres critères de sélection. Ma
femme et moi nous partageons le goût de la
collection, du beau et d´un environnement original.
Ni avant-garde ni pompier, nos mûrs fleurissent de
tableaux modernes, de bonne facture, figuratifs,
abstraits, surréalistes ou naïfs qui transforment notre
maison dans un magnifique musée du plaisir des
yeux »
Ainsi l´art est, pour nous, un art de vivre !...
35
LECTURES DE FLORENT LHUISSIER
''Indomables palabras / Indomptables paroles'',
de Jacques Canut (38 p.) (éditions Cálamo, imprimé en
Espagne, 2010)
À l'injonction de dire, se dérober ? Sur le mode de
l'adieu, avec cette nouvelle chaîne de quinze très brefs
poèmes Ŕ en édition bilingue Ŕ, Jacques Canut (né en
France en 1930) s'ouvre aux voies de la parole plus
uniment qu'il ne se l'avoue. ''Copier ? Non.'' Mais alors,
comment jouer du mordant des mots pour manifester
l'essentiel ? Leur pelote ''heurte le fronton de la lumière / brise la coupole des pensées, / et sentiments. /
S'évader avec ses ailes de cristal.'' Le langage ne
l'emporte sur le silence, son contre-jour, qu'à la faveur
des premiers doutes. ''Buteur. / Face au gardien de but.
/ Lequel des deux changera / la face / du monde ?'' La
compagnie du chat boiteux, admiré ''tel un dieu'', fait
taire les questions et briller les yeux : ''cette plaine immensément lumineuse'', ces jours, ''magnétiques
reflets / parcourant la pampa''... C'est ainsi, ''de site en
site'', entre Europe et Argentine Ŕ ''Terre promise / où attendaient des nuits d'espérance / et de paix / veillant à
travers le clignotement / de la Croix du Sud'' Ŕ, qu'un
récit se recompose, affranchi des interrogations qui le
constellaient. Touché de son propre rythme, un poème a
surgi : la parole libre de Jacques Canut.
''Le Cap des Trente'', de Max-Firmin Leclerc (72
p. ; 12 €) (Prix de Poésie Enguerrand Homps 1954,
éditions Plénitude, Les Chênes Verts 11570 Villefloure,
2011, tél./fax : 04.68.20.81.96)
''Insensés, nous croyons que notre bateau foule / Des
flots qu'il a vaincus en voyant le courant / Se briser sur
la proue... Oui, mais c'est l'eau qui coule : / Le bac est prisonnier d'un câble tout puissant.'' Tel
essentiellement se découvre un lieu pour le poème de
Max Leclerc (né à Saint-Dizier en 1923). Avec ce ''Cap
des Trente'' demeuré inédit plus d'un demi-siècle, son
orbe, pour l'essentiel, déployé entre septembre 1942 et
mai 1953, Max Leclerc permet à l'Œuvre de se reforger
en unité, des premiers recueils (''Au hasard de la
guerre'', ''Allemagne occupée'', ''Boutons poétiques'',
''Pour apprivoiser la colombe''...) à la paix inquiète du
''Semeur d'étoiles'' Ŕ conçu à la Noël 2010. Des uns aux
autres, celui qui s'était mué trente ans durant en ce que
l'on a pris l'habitude de nommer ''un homme de
télévision'', révèle toute l'unité gagnée d'aujourd'hui à ce
tournant du siècle. ''Je me suis reposé le long du
Pacifique, / J'ai flâné, solitaire, au milieu de l'Afrique, / J'ai regardé couler l'Amazone au Brésil, / J'ai descendu
le Nil...'' Des poèmes de guerre au chant d'''Espoir en
l'Europe'' (octobre 1949), et jusqu'aux triolets des
''Impressions hollandaises'' du printemps 47, ''Le Cap
des Trente'' fait cette part belle à l'humeur, au souffle,
aux vers ouvragés (''Horizon'', non daté) :
''Un lambeau d'écorce d'orange, / Serti dans le couchant de fer, / Se gonfle, s'étire, s'effrange, / Un
lambeau d'écorce d'orange. //
S'allume d'une flamme étrange, / Frémissante et
vivante chair, / Un lambeau d'écorce d'orange / Serti dans le couchant de fer.''
La muse que Leclerc croyait délaissée le pardonne et
nous garde ses tendresses.
''Et renaître enfin'', de Skaldeline (24 p. ; 4 €)
(Brest, éditions An Amzer, 2003)
La quête, d'elle-même, se fit danse. La ronde des
démons et des anges, inlassablement, dicte son rythme
aux dix-huit poèmes de ce bref recueil de Skaldeline.
De Paris à Cotonou, dans cette espérance et ce silence
obsédants, habités, Skaldeline nous invite au voyage
intérieur. L'ombre qui plane sur la possibilité même de
cette mise en mouvement emprunte au registre de la
fuite. De Fontenay-le-Comte au café Argana de la place
Jemaâ El Fna de Marrakech, la force d'une seule
intuition Ŕ un seul fatum : ''Attendre le jour / Et ne
s'attendre qu'à ça / Mais loin / Oh si loin / De ce monde informe où l'on finit par devenir / Celui que l'on est
dans le regard de l'autre''. Ne s'était-on pas juré,
initialement, de ''décortiquer la forme et la couleur, reconnaître le corps et la coquille, discerner le but et la
méthode'' ? Mais si toute perfection n'est plus qu'un
masque, l'instant seul réserve sa charge révélante, à
l'heure la plus forte, la plus intense, la plus
questionnante du poème : ''Est-il permis de se délecter à ce point de l'immensité de l'air qui se déploie autour de
moi ? […] Il n'est ni Dieu, ni esprit, ni pouvoir, ni force
/ Que la pureté de cet instant'' (Tineghir, printemps
1993). ''Nulle compagnie'', encore, ''si aimante soit-elle
/ Que le vent qui me condamne / À me nourrir de ses errances.'' La marque du temps est ainsi la plus
jouissante, la plus douloureuse Ŕ la moins vincible.
''Dans l'affreux rire de la délivrance, je veux bien moi aussi accepter le chaos. / Mais qu'il soit total.''
36
Les 26 et 27 mars 1910, à Paris
à la Bibliothèque Nationale de France et à l’Université Paris-Diderot
Pourquoi la Bibliothèque Nationale, à Paris ? Parce que nous pensions important, à l’occasion
du centenaire de sa mort, que Jules Renard soit officiellement reconnu comme l’un des grands
écrivains de la littérature française. Cette demande a été entendue grâce au concours de Mme Anne
Pasquignon, directrice du département Littérature et Art et de MM. Jean-Loup Graton et François
Nida, chargés des programmations culturelles de la BnF-Tolbiac. Le second jour a pu se dérouler à
l’Université voisine de la BnF, Paris-Diderot, grâce à Mme Nathalie Piegay-Gros. Nous leur sommes
très reconnaissants d’avoir ainsi rendu possible ce colloque dont les conditions matérielles ont été
assurées par l’association « Les Amis de Jules Renard », tandis que le professeur Michel Autrand
acceptait d’en assurer la programmation. Les nombreuses interventions ont permis de rendre visible
la grande richesse de l’œuvre d’un écrivain, mort malheureusement de façon prématurée, à l’âge de
46 ans.
Nous laissons la parole à M. Michel Autrand qui a ainsi résumé l’ensemble des prestations :
A l’occasion du centenaire de la mort de Jules Renard, et à l’initiative de l’association « Les
Amis de Jules Renard » présidée par Elisabeth Reyre, un colloque de deux jours s’est tenu à la
Bibliothèque nationale de France et à l’université Paris-VII, les 26 et 27 mars 2010. Ce colloque avait
pour objet de faire le point sur les divers aspects de l’œuvre du père de Poil de Carotte ainsi que sur
ra réception actuelle.
La présentation des « promesses du début » a donné lieu à une étude des Roses, par Stéphane
Ozil, et des Cloportes, par Céline Grenaud. Pierre-Henri Bourrelier a évoqué l’activité journalistique
de Renard du Mercure de France à la Revue Blanche tandis que Mireille Labouret comparaît la
femme chez Jules Renard à la femme fin-de-siècle.
Les rencontres très importantes faites par Renard, principalement à Paris, n’ont pas pu être
toutes étudiées. Anne-Simone Dufief a exposé ses rapports avec Alphonse Daudet. Pierre Michel, à
travers Les Mauvais Bergers, ceux qu’il a eus avec Octave Mirbeau, Claire Bompaire-Evesque et
Jean-François Minot, respectivement, ses liens plus nuancés avec Barrès et Gide. Stéphane Chaudier
et Alain Schaffner ont ensuite cerné l’originalité de ses descriptions du monde naturel et du monde
animal. La rosserie qu’a fait revivre Pierre Citti, a mis un terme à cet univers parisien de Renard.
Les « frères farouches », à l’intérieur de la « leçon de la nature » ont été l’objet de
communications successives de Jacqueline Blancart, de Bruno Curatolo et de Nelly Wolf :
l’impression était forte alors de toucher le cœur de l’œuvre. Deux exposés suggestifs et d’accent plus
personnel ont suivi : ceux de Jean-Louis Cabanès et de Hirobumi Sumitani, donnant une idée vivante
du pouvoir d’éveil que conserve de nos jours l’œuvre de Renard.
«Un œil clair pour notre temps » : Renard enseigne à lire. L’ont bien montré le Poil de Carotte
revu par Hugues Laroche, l’Ecornifleur par Denis Pernot, l’attention à la caricature dans le Journal
portée par Stéphane Gougelmann. Deux communications sur le théâtre ont terminé l’ensemble, celle
de Jean-Claude Yon, plus générale, celle d’Hélène Laplace-Claverie sur les problèmes posés par la
représentation actuelle des pièces de Renard.
La conclusion faite par Michel Autrand a insisté sur les voies ouvertes par ce colloque et a
indiqué plusieurs directions. La poésie est la plus importante. Quand vérifiera-t-on pleinement ce que
Renard écrivait à Romain Coolus : « Je voudrais vivre et mourir comme un poète. » ?
Michel Autrand, mai 2011
37
Elisabeth REYRE
Pourquoi prendre ainsi à cœur le centenaire de la mort de Jules Renard
Certainement pas par goût morbide de la mort !
Mais pour essayer de partager et faire connaître
les innombrables qualités de celui qui est
devenu notre compagnon de vie depuis tant
d’années passées à Chitry. Nous y sommes
arrivés en 1966 ; notre connaissance de
l’écrivain était superficielle, celle de l’homme
était quasiment nulle. Peu à peu, en lisant son
Journal, en découvrant, lettres par lettres, sa
correspondance, en lisant progressivement
l’ensemble de son œuvre littéraire, en
parcourant ce pays resté très semblable à celui
qu’il avait connu et décrit, en prenant
conscience de son rôle local en tant que
conseiller municipal à Chaumot (de 1900 à
1904) puis maire de Chitry (de 1904 à 1910), en
lisant tous les témoignages le concernant, qu’ils
soient contemporains ou posthumes, nous avons
appris à connaître un homme d’un remarquable
sensibilité, transformé, comme modelé
progressivement par l’observation de son
entourage. Si le jeune étudiant, puis le jeune
homme obsédé par son désir d’être reconnu
pour ses qualités d’écriture, nous a parfois agacé
par ses sarcasmes et son regard impitoyable sur
son entourage, comme tous les autres lecteurs
assidus de son œuvre, nous avons pu suivre son
évolution. Nous l’avons vu se transformer
progressivement, au contact de son épouse
Marie Morneau, que nous connaissons tous sous
le nom de Marinette, nous avons vu ses
sarcasmes devenir peu à peu compassion envers
les plus démunis,son écriture s’adoucir au point
de s’effacer au maximum pour mettre en valeur
l’expression de ceux qui ont si peu recours à la
parole. L’humaniste a su prendre sa place
auprès du grand écrivain qui avait été si tôt
remarqué par ses aînés comme par ses
contemporains. Son grand ami, Tristan Bernard,
lui avait dédié ses Mémoires d’un jeune homme
rangé, et dans sa préface, en 1899, il lui disait :
[…] A vos frères inconnus vous parlez un
langage connu, et je vous admire, cher Jules
Renard, de savoir leur transmettre leur pensée
tout entière, par votre style classique, fidèle
messager. A son tour, à propos de la parution
d’Un mari pacifique, de Tristan Bernard,
Renard notera dans son Journal : Oui, Tristan !
vous, avec Un mari pacifique, moi, avec
l’Ecornifleur, nous travaillons en pleine
humanité, nous ne cherchons pas à en tirer de
gros effets. Au contraire ! Avec de la vie, nous
faisons un travail fin. (J., 29 nov. 1901). C’est la
finesse de ce travail d’artiste, la façon profonde
dont il perce la face cachée de l’âme humaine,
qui permettent à l’œuvre de Jules Renard de
nous toucher encore aujourd’hui. Nous sommes
heureux d’avoir trouvé un tel compagnon.
« Je voudrais vivre et mourir comme un poète. »
Quelques-unes des nombreuses notes de Jules
Renard, à ce sujet, dans son Journal
A propos de Shakespeare, Jules Renard
écrivait dans son Journal, le 5 déc. 1906 : « On
ne le découvre pas, on se découvre soi-même ;
on réveille en soi une admiration qui était pour
lui et qui dormait… » Ne pourrait-on porter le
même jugement sur notre lecture de Jules
Renard : le bonheur de le découvrir vient sans
doute de la joie que nous éprouvons à sentir
surgir en nous, de nous, des émotions profondes
qui dormaient, latentes en nous, attendant cet
éveil provoqué par la rencontre de nos pensées.
Le fonds
Le savant généralise, l’artiste individualise.
Je n ai pas vu de types mais des individus (3
janvier 1889)
La forme
Le style vertical, diamanté, sans bavures (11
novembre 1887)
Je veux me faire un style clair aux yeux comme
une matinée de printemps. (6 nov. 1898)
Le but atteint
L’observation : Le poète n’a pas qu’à rêver, il
doit observer. J’ai la conviction que par là la
poésie doit se renouveler. Elle demande une
transformation analogue à celle qui s’est
38
produite dans le roman. Qui croirait que la
vieille mythologie nous habite encore ! A quoi
bon chanter que l’arbre est habité par le Faune ?
Il est habité par lui-même. L’arbre vit, c’est cela
qu’il faut croire… A quoi bon créer la vie à côté
de la vie ? Faunes, vous avez eu votre temps :
c’est maintenant avec l’arbre que le poète veut
s’entretenir. (23 novembre 1888).
Comprendre :
Boulouloum1, quiconque lit trop ne retient rien.
Choisis ton homme. Relis, relis-le pour te
l’assimiler, le digérer. Comprendre, c’est égaler.
Etre l’égal de Taine, par exemple, c’est déjà joli.
(28 juillet 1889)
La vérité :
Ma littérature n’est qu’une continuelle
rectification de ce que j’éprouve dans la vie. (30
mai 1894)
Il faut regarder la vérité en poète. (1er
août
1898)
Qu’est-ce que la vie, quand elle n’est vue que
par des yeux qui ne sont pas des yeux de
poètes ? (27 février 1899)
Ce qui nous échappe :
Boulouloum, je te recommande aussi les contes
de fées bien particulièrement. Maintenant
encore ils m’enchantent. Les fées nous
échappent. Elles sont radieuses et on ne peut les
saisir, et, ce qu’on ne peut pas avoir, on l’aime
éternellement (25 juillet 1889).
Le dire en prose mais rester poète :
Le talent : voir vrai avec des yeux de poète. (15
nov. 1905)
Jeantet [directeur de La Revue hebdomadaire]
me dit : - Nous vous paierons comme les poètes,
car, enfin, c’est un peu des vers ce que vous
faites. (2 mars 1894)
Des sortes de rêves que je fais debout, comme si
toute mon inconscience chassait ma conscience
et se mettait à sa place. Ces images brusquement
venues, je ne les connais pas. Et comme je ne
peux les nier, qu’elles sont bien là, en moi, il
faut croire qu’elles sont d’un autre moi et que je
suis double. (23 déc. 1897)
1 Surnom de Jules Renard donnait à son fils quand il était
bébé. Plus tard, il le surnommera Fantec, en mémoire
d’un petit héros de Pierre Loti.
Je marche sur la terre et sous les étoiles, entre la
réalité et le rêve. (1er
octobre 1898).
Il ne faut pas craindre de laisser notre esprit
paître un peu, chaque jour, des herbes
narcotiques dans les champs illimités du rêve.
(31 octobre 1898)
La nature est toujours d’un poète, rarement les
livres. (26 juillet 1900)
Poète, ne cherche pas autre chose. Tu as été créé
et mis au monde pour être la conscience de tout
ce qui n’a pas de conscience. […] Rêver, c’est
comprendre en artiste.
Le théâtre, est-ce la vie ? Le petit théâtre minuscule où le spectateur
choisit sa place, voilà où je voudrais voir jouer
une de mes pièces. (30 avril 1895)
Mon rêve : faire tenir une comédie dans un
kiosque. (21 mars 1901)
Si le public avait le goût de la vie, il ne
supporterait pas le théâtre. Je suis prêt à dire
qu’au théâtre il n’y a pas de vérité, ou que, s’il
imite les vérités, c’est les plus grosses, non
celles des nuances. (5 déc. 1909)
Une écriture rosse qui n’a qu’un temps :
Aujourd’hui, toute pièce rosse est une erreur
chronologique. (26 décembre 1895)
La genèse d’un esprit : 1. stupéfaction ; 2.
ironie ; 3. enthousiasme.
Non au roman :
A ceux qui me disent : « faites du roman », je
réponds que je ne fais pas de roman. Ce que je
produis, je vous l’offre dans mes livres. C’est à
peu près la récolte d’une année. Dites si elle est
bonne ou mauvaise, mais ne dites pas que vous
auriez préféré autre chose. (13 décembre 1896).
Ecrire jusqu’au bout :
On ne peut guérir du mal d’écrire que pour
tomber réellement, mortellement malade, et
mourir (13 février 1895).
Je voudrais faire faire un petit pas à la littérature
vivante, à la vie dans la littérature. (9 juillet
1896)
Je ne suis fait que pour écouter et regarder la
terre. (14 juillet 1896)
39
L’art d’écrire :
Hier soir, lecture de La Samaritaine de Rostand.
Un admirable lecteur. Des vers jolis comme des
cœurs [.. .] Je n’ai pas de peine à dire à Rostand
qu’il est un grand poète, comme Musset,
Gautier, Banville, qu’il est plus fort que tous les
poètes actuels, et qu’il est dans la poésie ce que
je voudrais être dans la prose […] (7 mars 1897)
Être un Pasteur littéraire (9 mars 1891). Écrire
à la manière dont Rodin sculpte (26 mars 1897).
Avoir un style exact, précis, en relief, essentiel,
qui réveillerait un mort. (29 mai 1898)
Les mots ne doivent être que le vêtement sur
mesure rigoureuse de la pensée. (27 septembre
1902)
La musique et la musique des mots :
« Les Cahiers de Boulouloum ». La musique :
pêche à la ligne près du pont de Marigny. D’une
fenêtre ouverte dans un cadre de branches
m’arrivait une mélodie neuve, et j’étais
vivement ému quand, en même temps, mon
bouchon se mettait à danser sur l’eau. (J. 25
juillet 1889)
Et les heures où l’on ne voudrait écrire que de la
musique ! (J. 23 décembre 1892)
Il faudrait renaître une vie pour la peinture, une
autre pour la musique, etc. En trois ou quatre
cents ans, on pourrait peut-être se compléter. (J.
27 mai 1893)
J’ai toujours envie de dire à la musique : « Ce
n’est pas vrai ! Tu mens. » (J. 29 novembre
1898)
J’aime la musique, toutes les musiques, la plus
simple et la plus compliquée, celle qui nous
permet si généreusement de penser à autre
chose. Elle me rappelle le balancement des
peupliers de mon village, moins les feuilles, et
le canal où, au gré d’un vent pas prétentieux, les
roseaux se baissent et se redressent comme les
archets d’un orchestre, avec moins de bruit.
On croit que le prosateur échappe à la musique :
il n’en est rien, et vous allez voir que sans elle il
ne serait plus rien.
Le chef d’orchestre traduit la musique par une
pantomime stricte de grand comédien, reçoit les
coups dans le creux de l’estomac, cueille une
note, fait « chut ! » un doigt sur les lèvres,
fonce, danse un pas, barre l’horizon avec son
bâton piqué, laisse tomber ses bras : c’est fini.
Son cœur, qu’on croyait sec au point de
l’entendre craqueler, tout à coup est une source
de larmes qui bouillonne et déborde. (J. 28
février 1907)
Si nous pouvions, je ne dis pas : fixer, mais
prolonger les minutes d’émotions que nous vaut
la musique, nous serions plus que des hommes.
Aimer la musique, c’est se garantir un quart de
son bonheur. Je m’arrêtais en plein champ
comme un homme qui entend tout à coup une
belle musique grave. (J. 28 octobre 1907)
L’attrait des femmes :
Une femme intelligente doit nous laisser nos
rêves. Je garde le droit d’aimer une femme
comme de désirer un voyage à Florence. Je ne
vais pas à Florence parce que je n’ai pas
d’argent, ou que je n’en ai pas le temps. Je ne
coucherai pas avec cette femme parce que je
suis marié ou parce qu’elle l’est, mais personne
ne peut exiger que je la chasse de ma pensée.
Elle me préoccupe. Elle tient de la place en moi.
Femme, si tu te mets en travers de mes rêveries,
malheur à nous ! Laisse-les plutôt vivre de leurs
petits riens, et mourir.
J’ai plus de dispositions à être saint que
coureur de femmes. Ma vie, le sérieux de mon
âme, mon ambition, mes idées, tout me
rapproche du saint ; mais je sens bien qu’il
faudrait un miracle pour que je le devienne. Je
suis à la merci d’une grue, et cela me fait peur.
(22 janvier 1897)
L’attrait de sa femme :
Marinette m’a tout donné. Pourrais-je dire
que, moi, je lui ai tout donné ? Il me semble
bien que mon égoïsme reste intact.
Quand je lui dis : « Sois franche », elle lit très
bien dans mes yeux jusqu’où il faut aller.
C’est le seul être que je sois sûr d’aimer, avec
moi. Et, encore, moi… Je me fais faire souvent
une grimace de dégoût. Oui, elle, je l’aime
beaucoup, et jamais je ne la juge mal.
Peut-être avait-elle peur de moi, et elle s’est
dit : « Il n’y a qu’une manière de me sauver :
c’est d’avoir en lui une confiance absolue. Je ne
ferai jamais mal. Si cela m’arrive sans que je le
sache, il me préviendra, et il me pardonnera. »
Parfois quand elle regarde ses enfants, elle me
semble si près d’eux qu’on dirait deux de ses
branches.
40
Par ses yeux on voit son cœur, un cœur rose.
C’est du soleil.
Y a-t-il au fond de ses yeux, sur la rétine, un
miroir, un petit coin que la tendresse ne voile
pas, et où je ne me reflète pas en beau ?
Ses bras nus ont frais.
J’ai Marinette : je n’ai plus droit à rien.
A côté d’elle, je peux dire : « Mon œuvre…
mes qualités… mon esprit… » et, avec un peu
d’hésitation, « mon talent » : elle trouve cette
façon de parler si naturelle que, moi-même, je
ne sens aucune gêne !
Je ne suis pas sûr qu’elle m’ait rendu meilleur,
mais j’ai pris de bonnes apparences.
A la pensée qu’elle pourrait, à cause de moi,
tomber dans la misère, j’ai un serrement de
cœur, mais je me dis trop vite : « Comme elle la
supporterait bien ! Elle m’aimerait encore
davantage. »
- Je connais ma part, dit-elle, et je ne
changerais avec aucune femme. (J. 11 août
1906)
Marinette sera la première de mon livre. Je le
lui dis. Elle me répond : « Marinette
immortelle », avec un sourire de bonheur. Je
crois qu’elle se fiche de la postérité, mais non
de ce que je pense d’elle. (J. 29 nov. 1906)
Marinette, quand, le soir, après sa journée bien
remplie de travail, elle écoute ses enfants, les
regarde, l’un après l’autre et n’en perd rien, elle
est belle, elle a quelque chose de sacré.
Elle les regarde, et, d’un seul regard, elle
enveloppe toute leur vie, dont elle se rappelle
tous les détails. (22 déc. 1906)
Son père :
Mon père et moi, nous ne nous aimions point
par le dehors, nous ne tenions pas l’un à l’autre
par nos branches : nous nous aimions par nos
racines souterraines. (28 sept. 1897)
De la nature à l’homme :
On aime d’abord la nature. Ce n’est que bien
plus tard qu’on arrive à l’homme.(1er
août
1898).
Livre qui pousse de tous les côtés à la fois.
C’est, aujourd’hui, un arbre. C’était, hier, le
soleil lui-même se couchant. Ce sera, demain,
une bête, des gens. (29 novembre 1905)
Il faut que ta page sur l’automne me fasse
plaisir comme une promenade dans les feuilles
mortes. (10 mars 1906)
Observer la nature, oui, mais il faut garder son
calme, comme le chasseur à l’affût. Les choses
ont peur. Notre émotion trouble la nature. Le
moindre accès de notre humeur l’effraie. Un
coup d’œil trop curieux, et la vie s’arrête. (3 oct.
1906)
Les livres n’ont plus de saveur. Ils ne
m’apprennent plus rien. C’est comme si on
offrait à un peintre de copier un tableau. Ô
nature ! Il ne me reste plus que toi. (30 juillet
1908).
Peindre les hommes ! Qu’est-ce que ça veut
dire ? Il faudrait peindre le fond, mais on ne le
voit pas. Nous n’observons que l’extérieur. Or,
il n’est pas d’homme, même de grande valeur,
qui, par ses paroles, ses attitudes et ses gestes,
ne soit un peu ridicule. Nous ne retenons que
ses ridicules. Impitoyable, l’art ne respecte
aucune vertu, et, le résumé de toutes les
expressions d’art, c’est que la vie semble surtout
comique. Une réflexion de paysan qui éclaire un
homme jusqu’à l’âme, comme si son corps
s’entrouvrait. (26 sept. 1908).
Je me suis comporté avec les paysans comme
avec la nature, les bêtes, l’eau, les arbres. Ce
que je dis d’un arbre s’applique à tous les
autres, mais c’est en en regardant un que j’ai
trouvé cette image qui transmet au lecteur
l’impression communicable. (24 déc ; 1908)
L’attitude du lecteur face à la littérature,
l’écrivain qui se dit :
On devrait écrire comme on respire. Un
souffle harmonieux, avec ses lenteurs et ses
rythmes précipités, toujours naturel, voilà le
symbole de beau style. On ne doit au lecteur que
la clarté. Il faut qu’il accepte l’originalité,
l’ironie, la violence, même si elles lui
déplaisent. Il n’a pas le droit de les juger. On
peut dire que ça ne le regarde pas. (5 déc ; 1909)
Conclusion :
Pour bien lire ce qu’on a écrit, il faut, en le
relisant, le repenser. (19 janvier 1909)
Il faudrait faire un livre qui serait souvent lu
par des jeunes hommes pensifs, et non pas le
livre qui fait passer deux heures délicieuses. (7
avril 1909).
41
Quelques beaux textes poétiques
La cuisine
(Bucoliques, J.Renard, Œuvres, t.2, p. 237, coll.
Pléiade, éd. nrf Gallimard)
Seigneur, s’il est vrai que vous seul soyez
grand, ne réservez pas à ma vieillesse un
château, mais faites-moi la grâce de me garder,
comme dernier refuge, cette cuisine, avec sa
marmite toujours en l’air,
avec la crémaillère aux dents diaboliques,
la lanterne d’écurie et le moulin à café,
le litre de pétrole, la boîte de chicorée extra et
les allumettes de contrebande,
avec la lune en papier jaune qui bouche le trou
du tuyau de poêle,
et les coquilles d’œufs dans la cendre,
et les chenets au front luisant, au nez aplati,
et le soufflet qui écarte ses jambes raides et
dont le ventre fait de gros plis,
avec ce chien à droite et ce chat à gauche de la
cheminée, tous deux vivants peut-être,
et le fourneau d’où filent des étoiles de braise,
et la porte au coin rongé par les souris,
et la passoire grêlée, la bouillotte bavarde et le
gril haut sur pattes comme un basset,
et le carreau cassé de l’unique fenêtre dont la
vue se paierait cher à Paris,
et ces pavés de savon,
et cette chaise de paille honnêtement percée,
et ce balai inusable d’un côté,
et cette demi-douzaine de fers à repasser, à
genoux sur leur planche, par rang de taille,
comme des religieuses qui prient, voilées de
noir et les mains jointes.
Le petit bois de Coolus (Bucoliques, J.Renard, Œuvres t.2, p. 238, coll.
Pléiade, éd. nrf Gallimard)
Entre, Coolus2.
Ce n’est ici qu’ombre et fraîcheur.
A peine quelques gouttes lumineuses tombent
ça et là du ciel.
Vois ce scarabée sur cette bouse, comme une
riche épingle sur une épaisse cravate.
Déplace ces moucherons et marche un instant
la tête dans leur fragile orchestre.
C’est l’heure où le petit bois, comme une
volière peinte, garde prisonniers les oiseaux.
Écoute un merle qui flûte mieux que toi.
Observe, de loin, ce bouleau. Il ne fait que se
cacher derrière les chênes, comme un homme en
veste claire qui voudrait fuir.
Et toi-même, ô libre poète ! avoue que si le
garde-champêtre paraît, tu salueras le premier.
N’aie pas peur. Ce que tu entends, c’est une
source invisible qui s’échappe des ronces
lilliputiennes et cause toute seule. Il n’y a
personne. Le petit bois est à Coolus, je le lui
prête.
Je lui prête ses délices.
Je te prête cet étroit chemin que tu ne peux
suivre que d’un pied, et je te prête, comme des
serviteurs, ses arbres élégants qui, pour t’abriter,
se passent l’un à l’autre une ombrelle de
feuilles.
Mais si tu veux goûter, comme il faut, le
charme du petit bois, va de temps en temps
jusqu’à la lisière, ouvre les branches et regarde
là-bas, ces prés sans herbe, cette route
aveuglante et ce rocher pointu qui fond au
soleil.
Tout brûle dehors, Coolus ! Ferme vite les
branches.
2 Romain Coolus, de son vrai nom René Weil (1868-
1952), poète, ami de Jules Renard. Il lui avait dédié son
Histoire mélancolique de l’écureuil (Revue Blanche, avril
1894) et, en remerciement du Petit bois, Le Hamac
(L’Image, déc. 1897). Tous ces écrivains aimaient à
s’offrir mutuellement des jolis textes.
42
Bruno CURATOLO
Professeur de littérature française
Université de Franche-Comté (Besançon)
Les silences de Jules Renard
Dans les dernières pages du petit livre
qu’il lui a consacré, en 1956, Pierre Schneider
dit de Jules Renard : « Parti du silence, [il] y est
revenu. Courbe pure d’une démarche qui fut
exclusivement, mais jusqu’en ses dernières
conséquences, littéraire3. » On ne peut qu’être
frappé par la pertinence d’un tel jugement sur la
destinée de l’écrivain nivernais qui notait dans
son Journal : « Je sais presque me taire »,
préfigurant par une telle exigence le souci de
tant d’auteurs contemporains, déchirés entre la
nécessité d’écrire et la vanité du langage. Quant
à Jean-Paul Sartre, dans un article resté célèbre,
il a fait de Jules Renard le créateur de « la
littérature du silence4 », formule qui, de nos
jours, fait penser davantage à Maurice Blanchot
ou à Samuel Beckett qu’à l’auteur de Poil de
Carotte. C’est dire le caractère vraiment
moderne du style de Renard et son importance
pour l’évolution esthétique tout au long du
vingtième siècle littéraire ; et Jean Paulhan, qui
devait tant s’en inspirer, ne s’y est pas trompé
en faisant de notre auteur l’égal de Rimbaud et
de Mallarmé, ces rares poètes « qui voient un
événement sacré dans la littérature. Précisément,
dans l’instantané de la littérature : dans ce qui
ne se perçoit que par saccade et tient dans une
phrase - et quand je dis une phrase : une simple
proposition principale, sans la moindre
subordonnée. Jules Renard ou l’art de
l’élémentaire5 ». On le voit, les meilleurs
lecteurs de notre temps ont su reconnaître un
3 Pierre SCHNEIDER, Jules Renard par lui-même, Seuil,
« Écrivains de toujours », 1956. 4 Jean-Paul SARTRE, « L’homme ligoté. Notes sur le
Journal de Jules Renard » (La NRF, 1947), Situations I,
Gallimard, « folio », 1984. 5 Cité par Jean-Yves TADIE, Le Récit poétique [1978],
Gallimard, « Tel », 1994, p. 103.
véritable maître en poésie chez celui qui ne s’est
jamais illustré que dans la prose : « Je ne fais
pas de vers, disait-il, parce que j’aime tant les
phrases courtes qu’un vers me semble déjà trop
long. »
Et c’est peut-être bien cette aptitude au
silence - quand il est compris comme le refus du
bavardage - qui fait de Jules Renard un auteur à
la fois proche des formes les plus élaborées
comme les plus frustes de la parole : proche de
la parole poétique ainsi qu’en témoigne la très
belle rêverie de Jacques Réda en vadrouille du
côté de Chitry6, proche du parler paysan tel
qu’on le trouve transposé dans les textes
« ruraux » inspirés par son pays à l’enfant du
Morvan7.
À la date du 25 novembre 1887, toujours
dans le Journal, on peut lire : « C’est en pleine
ville qu’on écrit les plus belles pages sur la
campagne. » Car sa campagne nivernaise, son
village de Chitry-les-Mines où il a passé ses
années d’enfance, il les a quittés, à cette date,
depuis plus de dix ans, une première étape le
menant au lycée de Nevers - où il étudie de
1875 à 1881 -, une seconde au lycée
Charlemagne à Paris. Après avoir obtenu
laborieusement ses deux baccalauréats, en 1882
et 1883, il entame sa carrière littéraire en
collaborant à plusieurs petites revues et à
différents journaux. Il semblerait que c’est entre
1884 et 1887 qu’il commence à écrire Les
6 Jacques REDA, « Les Pommes de Jules Renard », La
NRF, n° 397, 1er
février 1986, p. 1-13. 7 Voir B. CURATOLO, « Le parler paysan dans Nos frères
farouches », Jules Renard. Un œil clair pour notre temps
- Actes du colloque des 26 et 27 mars 2010, « Les Amis
de Jules Renard », hors-série, 2011, p. 163-173.
43
Cloportes, ce premier roman qu’il ne s’est
jamais vraiment décidé à publier mais qui
contient en germe bien des qualités que
l’écrivain va affirmer au long de ses livres
suivants8. Il y a là du « Poil de Carotte »,
comme il le disait lui-même du versant de son
œuvre qui donnait du côté de Chitry, il y déjà
Honorine, que l’on retrouve à l’heure de sa mort
dans les « Nouvelles du pays », il y a ces
personnages issus du monde de son enfance et
qu’il a retrouvés à chacun de ses retours en
Nivernais, il y a l’admirable observation des
paysages et leur si juste restitution en quelques
lignes, qui font penser à cet art évoqué par Jean
Grenier : « Les Japonais ne commencent à
dessiner une figure que lorsque, l’ayant
longuement observée, ils peuvent la tracer d’un
trait. Tout est donné d’un coup9 ». Et, au cœur
de cette vérité, de cette apparente simplicité, il y
a le silence, celui du chef de la famille Lérin,
silence éloquent, si l’on peut dire, qui traduit la
fâcherie, les vexations, les drames intimes, ce
mutisme qui sera celui de M. Lepic et qui fut
celui de M. Renard père, comme si le
renoncement à l’existence verbale était une
métaphore du suicide. Mais il y a aussi le
silence de tous ces « pères », présents dès
l’origine, le père Rollet, le père Collard, le père
Fré, tous ces vieux paysans qui se taisent par
économie et par sagesse ; le génie de Jules
Renard aura été de tirer de ce silence, lourd de
sens, des sentences gravées dans le granit : ce
sont elles qui donnent à Philippe sa justesse
littéraire, faite de profondeur et de pittoresque.
Il y a enfin, dans Les Cloportes, une manière
d’écrire qui préfigure, non seulement Poil de
Carotte, mais également la plupart des textes
recueillis dans Le Vigneron dans sa vigne.
Léon Guichard évoquait naguère « la
façon dont chez [Renard] l’expression serre
l’idée par un style qui se dépouille de plus en
plus, jusqu’à la nudité10
», ce style qui fera des
Histoires naturelles une œuvre exceptionnelle,
cette écriture que le Journal traduit en une
8 Voir B. CURATOLO, « Les Cloportes, le roman mal-aimé
de Jules Renard », L’Esprit du lieu (Jacques Poirier éd.),
Dijon : Le Texte et l’Édition (Université de Bourgogne),
p. 121-136. 9 Jean GRENIER, Lexique, Gallimard, 1955, p. 44.
10 Léon GUICHARD, Jules Renard, Nizet, 1936, p. 385.
image éblouissante : « La neige sur l’eau : le
silence sur le silence. » Dans ce vœu de
dépouillement, plusieurs commentateurs ont
voulu voir une parenté avec la technique des
haïkaï japonais, ce qui nous ramène à la force
de ce dessin où tout est dit en une ligne, ou une
phrase. Mais, avant de la tracer, il faut
longtemps s’y préparer, par un patient travail,
ainsi que le paysan ne récolte le fruit de son
labeur qu’après de longs efforts. Cette
comparaison, c’est Jules Renard lui-même qui
nous la suggère puisque, en intitulant son
recueil Le Vigneron dans sa vigne, il établit un
parallèle entre la peine de l’agriculteur et celle
de l’écrivain, attaché à sa table comme l’autre
l’est à sa terre. Aussi faut-il rappeler que le titre
est annoncé, dans La Lanterne sourde, par le
récit « Le Vieux dans sa vigne » ; en voici que
quelques phrases : Il la pioche, la pioche tout le jour, toute
l’année. […]
Il rentre à la maison si tard que sa
femme est couchée. Quand il quitte le lit, elle
dort toujours. Il ne la voit jamais ; il l’oublie.
Il n’aime que sa vigne et, ma foi, c’est une
bonne vigne, car malgré les gelées, la grêle qui tue,
la pluie qui noie, l’insecte qui ronge, elle rapporte
fidèlement au vieux des poires sauvages, de petites
pêches aigres, des noisettes, des groseilles
blanches ou rouges, et même quelques asperges.
Peut-on imaginer meilleure métaphore
du métier d’artiste ? Car, on l’aura remarqué, le
« gain » du vieux n’est pas celui que l’on
attendrait. L’essentiel, pour Jules Renard, n’est
ni dans l’étalement ni dans l’abondance, il tient
dans ces petits fruits - ajoutons-y les pommes de
Jacques Réda - plus délectables
que d’opulentes grappes. C’est
Diogène contre Alexandre et le
style contre les idées. Revenons
pour finir à Pierre Schneider,
exprimant la quintessence
de l’écriture renardienne par
cette formule on ne peut plus
juste : « En allant vers le silence
des êtres et des choses de la
nature, Renard a su un instant leur
donner la parole11
. »
11
Op. cit., p. 186.
Jules Renard,
vu par Rouveyre
44
Hugues LAROCHE
chercheur associé au CIELAM (Université de Provence)
Jules Renard, le réel et son double
Le moment où Jules Renard commence à
écrire, vers la fin des années 1880, peut être
compris comme une sorte de chant du cygne du
réalisme. Un article nécrologique de 1907
consacré à Huysmans écrit ainsi de celui dont
Renard occupera bientôt le fauteuil à
l’Académie Goncourt : « On peut dire de lui que
son réalisme était chez lui purement critique ;
c’est le rêve qui construisait. » (Vers et Prose,
tome IX). Il faut bien sûr entendre la première
partie de la remarque au double sens du mot
« critique ». Le réalisme porte, dès son origine,
un regard critique sur la réalité qui aboutit, à
cette époque, à une sorte de point de non retour,
lequel débouche sur une crise : crise du réalisme
dont l’œuvre de Renard témoigne, après et avec
le Huysmans d’ A rebours, mais de façon plus
complexe et moins spectaculaire.
En effet, à la surenchère naturaliste
caractérisée par son attirance de plus en plus
démonstrative pour toutes les formes du
répugnant (et à laquelle Huysmans avait
abondamment participé !), Jules Renard répond
par un projet à la fois plus modeste et moins
scandaleux : il veut faire vrai et s’en tenir à cela,
à l’expression la plus juste du vrai. Cette
ambition s’exprime sous la forme d’une
recherche de l’équilibre, de la justesse : « La
vérité n’est pas toujours l’art. L’art n’est pas
toujours la vérité, mais la vérité et l’art ont des
points de contact : je les cherche 12
. » C’est
cette métaphore du contact entre le réel et sa
retranscription littéraire qui revient
constamment comme critère. L’écrivain qui
perd le contact se perd lui-même en laissant
libre cours à son imagination :
Les naturalistes, comme Maupassant,
observaient un peu de vie et complétaient.
L’imagination, l’art achevaient la chose vue.
12. Journal, 7 mai 1902, Bibliothèque de la Pléiade, p.
749.
Nous, nous n’osons plus rien arranger.
Nous comptons sur la vie pour compléter la vie;
si elle ne se presse pas, nous attendons.
Pour eux, elle n’était pas assez littéraire.
Pour nous, elle est assez belle 13
.
D’où chez Renard le refus de
l’imagination : « Ŕ Vous n’avez pas
d’imagination. Ŕ Si ! Mais je refuse d’en
avoir 14
. » De ce refus, il s’ensuit que l’écrivain
se distingue par la qualité de son regard, ses
dons d’observateur : « Rien, que regarder la vie,
et se contenter de ce qu’elle donne 15
. » ou
encore : « avant d’écrire il faut voir. Flâner,
c’est travailler. Il faut apprendre à tout
voir 16
. »
Le réalisme de Renard est donc d’abord
une entreprise de rectification : Henri Bachelin
parlera à son propos de « contre réalisme ». Il
s’agit pour lui de débarrasser la littérature des
clichés et des mensonges qui l’encombrent
depuis des siècles et que même les naturalistes
n’ont pas réussi à dissiper. La plupart des sujets
littéraires traditionnels sont donc repris, mais
dans un but critique : l’amour dans
L’Ecornifleur, l’enfance et la famille dans Poil
de Carotte, la campagne dans Nos frères
farouches font tous l’objet d’une mise au point
radicale, traquant et rectifiant les mensonges
littéraires, que ce soit surtout l’idéalisation
romantique (« Les romantiques, des gens qui
n’ont jamais vu l’envers de rien. » Journal, 22
avril 1899, p. 526) ou les partis pris sordides des
naturalistes.
Cette démarche exigeante aboutit à un
art poétique qui ne l’est pas moins. On ne se
débarrasse des mensonges littéraires que par un
travail de retranchement, de « réduction » dira
13. Ibid., 19 janvier 1908, p. 1155.
14. Ibid., 18 novembre 1905, p. 1010.
15. Ibid., 16 mai 1905, p. 972.
16. Ibid., 31 juillet 1889, p. 28.
45
Paulhan 17
: « Mon cerveau est gras de
littérature et gonflé comme un foie d’oie 18
»,
écrit Renard et son parcours est l’histoire de
cette recherche de la maigreur, de ce qui reste
du réel une fois qu’on l’a délesté de ses graisses
littéraires.
Cela implique une forme propre dont
Renard n’est pas loin de penser qu’elle est la
seule possible dans la mesure où il n’y a qu’un
point de contact entre le réel et le verbe. Il s’agit
donc de trouver « la plus simple expression » 19
,
parce qu’elle seule est juste et cette exigence
passe d’abord par le rejet du roman : Renard ne
publiera qu’un roman L’Ecornifleur, au début
de sa carrière littéraire, avant de renoncer non
seulement à cette forme mais même quasiment à
toute forme narrative de fiction. Poil de Carotte
n’est plus qu’une suite d’épisodes discontinus et
les textes suivants ne racontent presque plus
d’histoires : ils se présentent sous la forme de
notes, de bouts de conversations, liés à
l’expérience personnelle de l’auteur. Plus de
fiction, donc plus de mensonge : « C’est beau,
un beau roman [...] mais la vérité seule donne
le ravissement parfait 20
. »
Le premier tort du roman est en effet de
narrer une histoire inventée, de mentir : « nous
étions sur le point de ne plus nous entretenir
que d’êtres fictifs 21
. », écrit Renard dès 1891. A
cela, on l’a vu, il n’est de remède que le vrai,
qui implique une sorte de repli sur la vie de
l’auteur : non pas que l’œuvre de Renard soit au
sens strict autobiographique, mais s’il n’est pas
lui-même le sujet de tous ses livres, il se
présente souvent comme le témoin de ce qu’ils
évoquent. Le deuxième tort du roman est d’être
long. A tirer en longueur, on perd ce contact
avec le vrai qui ne s’obtient que sur des objets
limités. D’où chez Renard une obsession du
court. Pour lui la plus simple expression est
précisément ce contact du mot et de la chose qui
passe par le dépouillement du style et qui
permettrait d’atteindre la « sécheresse
17. « réduction à la seule, à la maigre, à l’amère vérité »,
« Jules Renard », Œuvres complètes, Cercle du Livre
Précieux, 1969, t. 4, pp. 119-120.
18. Journal, 7 septembre 1895, p. 285.
19 « Réduire la vie à sa plus simple expression », Journal,
novembre 1897, p. 437.
20. Journal, 3 septembre 1902, p. 780.
21. Ibid., p. 94-95.
idéale 22
» : « Ma phrase de demain : le sujet, le
verbe et l’attribut 23
. » ou encore « La forme
doit revêtir le sens, sans le moindre pli ; à petite
pensée, petite phrase 24
. »
Cependant, Renard s’aperçoit assez vite
que cette quête du vrai risque de déboucher sur
une impasse, à la fois stylistique et
philosophique. Sur le plan stylistique, son idéal
de « style blanc 25
» représente une menace qui
pèse sur l’œuvre et pourrait la condamner à la
banalité conçue comme une sorte de degré zéro
de la littérature. C’est ce que Catulle Mendès
voulait signaler en remarquant que Renard
finirait par ne plus écrire que : « La poule
pond 26
. » Le sujet, le verbe : encore plus court
que l’idéal de la « phrase de demain ». Mais
qu’y a-t-il encore de littéraire dans une telle
phrase ? Bien plus, cet idéal de style serré peut
contraindre l’inspiration de l’auteur au point de
le réduire au silence : « Je n’ai plus de joie à
écrire. Je me suis fait un style trop difficile 27
. »,
« Mon style m’étrangle 28
. »
Or ce processus auto-destructeur de
l’écriture se trouve redoublé sur le plan
thématique par le constat que le réel est
naturellement fuyant : « Je me sens vide, de
m’être rongé intérieurement jusqu’à
l’écorce 29
». L’exigence de vrai implique un
travail d’écrivain centré sur son expérience
personnelle, qui permet d’éviter le mensonge,
mais au cours de ce travail Renard s’aperçoit
qu’il risque de ne rien trouver : ainsi du côté du
verbe comme du réel les points de contact se
dérobent et l’idéal de simplicité se trouve
précarisé.
Toutefois, au cours de ses investigations,
Renard découvre la nature foncièrement double
du réel : avant de s’évaporer dans le silence
comme dernier mot, il fait preuve d’une
étonnante capacité à multiplier les apparences
comme autant de figures en trompe l’œil, qui,
pour être mensongères, n’en sont pas moins
actives. Et c’est cette réalité de l’illusion que
22. Journal, 30 septembre 1897, p. 432.
23. Journal, 12 septembre 1890, p. 70.
24. Propos à Byvanck, Un Hollandais à Paris en 1891,
Perrin, 1892.
25. Journal, 1 août 1890, p. 69.
26. Journal, 16 novembre 1895, p. 297.
27. Journal, 14 mai 1897, p. 408.
28. Journal, 12 janvier 1898, p. 460.
29. Ibid., 21 avril 1902, p. 744.
46
Renard s’efforce aussi d’explorer pour en
illustrer la positivité. Pour mettre en évidence
cette duplicité du réel, il va s’intéresser à toutes
les formes de comportement relevant de
l’illusion ou de la superstition : Tiennette la
folle, « l’homme-dinde » qui se jette du haut
d’un arbre en pensant s’envoler parce qu’il s’est
fixé aux coudes deux ailes de dinde ou encore
Félix qui « joue à la lune, sur son bras gauche
comme violon, avec son bras droit comme
archet, un doux air de musique qui n’en finit
pas 30
. »
Ce qu’illustrent ces comportements proches
de la folie, c’est le rôle de l’imagination dans la
perception du réel et de ce point de vue la
confrontation de Renard avec ceux qu’il appelle
ses « frères farouches », c’est-à-dire les paysans
de son village, va particulièrement l’intéresser.
On peut en effet vivre au même endroit, presque
dans la même maison, sans vivre dans le même
monde. La quête du réel qui passe par la
précision de l’observation aboutit donc au
constat de l’étrangeté du prochain. Le paysan se
soigne avec des recettes ancestrales (Ragotte,
«très malade», boit deux litres d’eau chaude
pour se soigner 31
) et ne croit pas plus à
l’hygiène qu’au progrès social : Page prétend
que le fumier n’a jamais fait de mal à
personne 32
et Philippe trouve normal que les
Colin aient nourri leurs bergers au pain sec («
Ils avaient raison [...]. C’est de cette manière-là
qu’ils sont devenus riches 33
. ») Renard tire
donc de son contact avec ses frères farouches
une sorte de constat de rupture :
Philippe. Il ne faudrait pas, à la fin,
s’attendrir. Il faudrait montrer que tout ce que
j’ai pu dire, depuis douze ans, à cet homme, et
rien, c’est la même chose, ou, plutôt, qu’il est
capable d’une certaine affection, mais qu’il ne
l’est d’aucune compréhension. Je le retrouve
avec le même esprit de servitude, au point qu’il
ne se révolte pas pour l’honneur de sa fille 34
.
30. Bucoliques, O II, pp. 245-246. Les citations renvoient
aux deux tomes des Oeuvres de Renard publiés chez
Gallimard dans la Bibliothèque de la Pléiade et abrégés O
I et O II.
31. Journal., 28 septembre 1903, p. 855.
32. Ibid., 11 septembre 1904, p. 916.
33. Bucoliques, O II, p. 195.
34. Journal, 27 mars 1908, p. 1170.
Cette note du Journal est restée à usage
privé. Elle n’en est pas moins révélatrice d’une
étrangeté radicale que les textes littéraires
reproduisent, même si c’est avec moins
d’amertume. Philippe, « capable d’une certaine
affection », se trouve rejeté bien loin de son
maître et bien près des animaux familiers.
Même en mettant cette remarque sur le compte
d’un découragement passager, elle illustre une
coupure de classe sociale que Renard souligne
systématiquement en se mettant en scène
comme représentant de la morale et de la norme.
Cependant si le paysan est à ce point
victime de ses préjugés qu’il n’a du réel qu’une
perception routinière et superstitieuse, faut-il en
conclure qu’il est un cas particulier, victime de
son ignorance ? Sur cette question, l’attitude de
Renard hésite entre un engagement politique,
reposant sur la croyance au progrès par
l’instruction, et la conscience que tout réel est
fait d’illusion, et même que celle-ci est
nécessaire à la jouissance du monde et
notamment indissociable de toute recherche
artistique : « Un poète, c’est un observateur qui
recrée tout de suite 35
. », écrit-il. Il faut sans
doute entendre dans cette formule la nécessité
de faire entrer du rêve dans la perception du
réel. De fait ce « réaliste que gêne la réalité 36
»
fait preuve dans son Journal d’un intérêt
particulier pour toutes les formes de rêveries. Il
constate par exemple :
Au réveil d’un doux rêve, on voudrait se
rendormir pour le continuer ; mais vainement
on s’efforce d’en ressaisir les vagues traces,
comme les plis de la robe d’une femme aimée
disparaissant derrière une portière qu’on ne
pourrait soulever 37
.
Cette expérience du rêve présente ici
deux caractéristiques sur lesquelles Renard
revient régulièrement : 1 le rêve propose une
version double de la vie, une copie
suffisamment réussie pour être trompeuse, 2
cette version est souvent plus satisfaisante que
la vie elle-même. Dès la première page du
Journal, Renard inverse donc les rapports du
réel et du rêve :
35. Journal, 4 octobre 1909, p. 1252.
36. Journal, 13 juin 1897, p. 415.
37. Ibid., 31 octobre 1887, pp. 8-9.
47
Qui sait si chaque événement ne réalise
pas un rêve qu’on a fait, qu’a fait un autre, dont
on ne se souvient plus, ou qu’on n’a pas
connu 38
?
Si la vie n’est autre que la réalisation
d’un rêve, celui-ci devient donc la forme
supérieure du réel. Renard y revient peu après :
Parfois, tout, autour de moi, me semble
si diffus, si tremblotant, si peu solide, que je
m’imagine que ce monde-ci n’est que le mirage
d’un monde à venir, sa projection. Il me semble
que nous sommes encore loin de la forêt et que,
bien que l’ombre des grands arbres déjà nous
enveloppe, nous avons encore beaucoup de
chemin à faire avant de marcher sous leur
feuillage 39
.
Le retournement est accompli : le réel est
devenu mirage, fausse apparence, à l’image du
merle noir dont Renard prétend qu’il n’est que
l’ombre du merle réel, blanc 40
. Le travail de
mise au point réaliste s’en trouve singulièrement
compliqué. D’abord parce qu’une fois de plus,
le réel apparaît comme irréductiblement
subjectif, toujours particulier, non généralisable;
ensuite parce que l’expérience du rêve finit par
désorienter la perception au point que le réel ne
se distingue plus de ses reflets. À force de rêver
plus qu’il ne vit 41
tout en considérant qu’alors il
vit plus que s’il vivait, Renard ne sait plus où il
en est : « Je ne vis plus réellement. Je me fais
l’effet d’un reflet d’homme dans l’eau 42
. »
Cependant, malgré le danger qu’il
représente, Renard ne renonce pas au rêve. Il lui
semble au contraire tenir là un principe essentiel
du poétique, tel qu’il le laisse entendre dans ce
titre, « Contes pour laisser rêveur », recueil de
nouvelles où le rêve au sens strict ne joue aucun
rôle mais qui développe, comme ailleurs, une
poétique de l’illusion qui répondrait à ce
38. Ibid. ̧1887, p. 1.
39. Ibid., 14 novembre 1887, p. 12.
40. « Le merle blanc existe mais il est si blanc qu’on ne le
voit pas, et le merle noir n’est que son ombre. » (Journal,
11 août 1900, p. 597)
41. Ibid. , 26 février 1906, p. 1037: « Mon passé, c’est les
trois-quarts de mon présent. Je rêve plus que je ne vis, et
je rêve en arrière. »
42. Ibid., 11 mai 1906, p. 1052.
principe : « La vérité créatrice d’illusions, c’est
la seule que j’aime 43
. »
De fait bon nombre de textes de Renard
sont centrés sur la relation d’une illusion, qu’il
s’agisse de simples illusions d’optique ou
d’illusions intellectuelles au fonctionnement
plus complexe. Dans tous les cas le désir de
mettre les choses au point, de rétablir la vérité
se trouve doublé par le plaisir octroyé par
l’illusion.
Ainsi dans « La Prune » : Bonne-Amie
aperçoit sur l’arbre un joli fruit mûr qui ne se
décide pas à tomber. Il suffit qu’elle lui sourie et
ouvre la bouche pour que la prune y tombe :
Et Bonne-Amie, qui ne doute de rien, me
dit, sans paraître étonnée, la bouche pleine :
« Tu vois, elle a chédé à mon cheul
désir. »
Mais aussitôt punie que coupable du
péché d’orgueil, elle rejette la prune.
Il y a un ver dedans 44
.
Que le réel soit dans le fruit à la façon du
ver et vienne gâcher la fête, n’empêche pas ce
moment de plénitude où imaginaire et réalité
semblent coïncider dans une sorte d’unité
magique. C’est aussi pour ces moments-là que
Renard écrit, pour en transmettre l’impression,
qui est pour lui de l’ordre de la beauté. Par
exemple, ces effets de lune :
L’étang, le bois, le village ne pèsent rien
et ne tiennent plus à la terre, car la lune
éclatante nous attire, là-haut, sans effort. De ses
rayons, les uns s’attachent aux pointes
successives du paysage et l’enlèvent ; les autres
se nouent comme des fils à nos yeux, et nous
montons vers elle, pendus, aériens.
Je tremble qu’un chien ne jappe, qu’un
coq ne se réveille, qu’une de nos deux ombres
ne bouge 45
.
On le voit à l’inquiétude du narrateur,
ces moments sont d’autant plus précieux qu’ils
sont précaires. Cette illusion de communion
avec le monde ne dure pas mais la satisfaction
qu’elle apporte justifie la considération que
43. Journal, 9 juin 1908, p. 1181.
44. Coquecigrues, O I, p. 510.
45. « Effets de lune », Bucoliques, O II, p. 246.
48
Renard lui accorde malgré son caractère
trompeur. En effet, si le retour au réel dissipe
l’erreur, il n’anéantit pas pour autant
l’impression éprouvée, n’a pas d’action
rétroactive sur le plaisir : il reste donc de
l’illusion ce sentiment, ce réel vraiment vécu à
partir d’une erreur.
C’est un peu de la même façon que
Renard envisage la question de l’image. S’il
s’est voulu « chasseur d’images 46
», c’est
malgré tout avec le sentiment que celle-ci
marque un détour par rapport à « la plus simple
expression », perd contact avec le réel : « [...]
j’aime moins l’image que par le passé. Elle
ajoute ou retranche à la vérité, que je préfère
toute nue : le sujet, le verbe, et l’attribut 47
. »
Mais en même temps cette célébration du
« style blanc » s’accompagne, on l’a déjà vu, de
la conscience de ses risques alors qu’à l’inverse
si l’image éloigne de la vérité, c’est peut-être
pour mieux y conduire. De là ces réflexions
dans le Journal : « Je pourrais recommencer
tous mes livres en desserrant 48
. », « Le style
lâche, c’est le charme 49
. » L’idéal stylistique de
Renard est donc contradictoire : il a rêvé
d’atteindre une transparence absolue par le
dépouillement mais a constamment ressenti
l’appel de l’image comme une invitation à
quelque chose d’essentiel, une sorte de trou noir
du poétique comme si atteindre le réel, c’était
finalement s’y perdre : réalisme critique,
disions-nous au début de cette présentation, et
que le rêve construit.
Du coup l’univers de l’œuvre oscille
constamment entre le constat de l’étrangeté du
proche et celui d’une familiarité du lointain.
Qu’il s’agisse de ses domestiques ou de sa
propre famille (sa mère évidemment mais aussi
son fils 50
), Renard bute sur cet éloignement
46. Histoires naturelles, O II, p. 94.
47. Journal, 2 décembre 1901, p. 707.
48. Ibid., 1 janvier 1909, p. 1219.
49. Ibid., 10 décembre 1909, p. 1259.
50. Cf 6 novembre 1901 : « C’est peut-être la leçon
suprême de Poil de Carotte, sa dernière épreuve. Il
essaiera, pour élever ses enfants, de faire le contraire des
Lepic, et ça ne lui servira de rien : ses enfants seront aussi
malheureux qu’il l’a été. » (p. 700) ou encore, 5 décembre
1906 : « Il faut que je me résigne à aimer mon fils par
esprit de famille, car il a un cerveau d’étranger. Non
seulement il n’est pas artiste, mais il travaille Ŕ et trop Ŕ
pour des raisons que je ne devine pas. » (p. 1092)
irrémédiable qui sépare les êtres les plus
proches en les enfermant dans leur propre
perception du réel. A l’inverse, il reconnaît dans
le lointain comme une sorte de fraternité qui le
conduit non seulement à regarder les animaux
comme des hommes, ce qui donnera une bonne
partie des Histoires naturelles, mais même à
rêver de se faire adopter par une famille
d’arbres :
Je sens qu’ils doivent être ma vraie
famille. J’oublierai vite l’autre. Ces arbres
m’adopteront peu à peu, et pour le mériter
j’apprends ce qu’il faut savoir :
Je sais déjà regarder les nuages qui
passent.
Je sais aussi rester en place.
Et je sais presque me taire 51
.
Si la dendromanie de Renard
débouche ici sur le silence, il ne s’agit pas
d’un silence négatif, signe de stérilité. Au
contraire le silence cette fois est le constat
d’une rencontre. Ecrire pour « presque [se]
taire », c’est signifier un accord entre le
monde et l’écrivain, le vrai et l’illusion de la
présence, qu’il s’agisse de celle de l’arbre, ou
de la lune (cf « Effets de lune ») ou de tout
autre sujet : « Est-il possible de vivre avec
une plus grande plénitude que sur cette route
de Germenay 52
? »
Alors, le réel est son double.
51. O II, p. 163.
52. Journal, 4 septembre 1902, p. 781.
49
Annick PAPARELLA-CULLARD
Lire Jules Renard à haute voix
Notre atelier de lecture à haute voix, qui
fonctionne à Varzy, dans la Nièvre, avait
choisi, en 2010, de travailler sur des textes de
Jules Renard.
L’occasion en était la célébration du
centenaire de la mort de celui-ci. La raison
immédiate fut que Jules Renard ayant vécu son
enfance dans la Nièvre, y est revenu passer
une grande partie de son temps à l’âge adulte.
Il y a écrit ce qu’il considérait lui-même
comme ce qu’il avait « fait de mieux ».
Il était bien tentant de nous essayer aux
échos nivernais de son œuvre, très mal connus
du public car peu édités mais particulièrement
vivants, encore aujourd’hui et d’une acuité
admirable.
Plus profondément, lire Jules Renard et
le faire à haute voix est un hommage rendu à
la qualité de son écriture. En effet, si la lecture
dite « silencieuse » peut être indulgente au
texte, en se laissant porter par lui, parfois en le
survolant, la lecture à haute voix convoque
l’auditeur et ne pardonne ni biais, ni
flottement, ni imperfection. Un texte faible n’y
résiste pas.
Mais ce faisant, il y avait là un enjeu
d’importance car il ne s’agissait pas de mutiler
un beau texte, en le rudoyant indiscrètement
par des interprétations sauvages ou
inadéquates, trahissant son auteur.
Qu’est-ce que la lecture à haute voix ?
Trop souvent, on veut croire qu’au-delà de la
lecture syllabique concédée aux apprentis,
rendre compte de la succession des mots et des
phrases dans leur prononciation correcte,
suffirait a priori pour en faire apparaître toute
la signification. Même, la conception usuelle
des pratiques modernes de lecture vise à
proposer comme un idéal à ses apprentis, les
enfants par exemple, une lecture « des yeux »,
détachée de tout ânonnement Ŕ le mot en dit
long Ŕ et de syllabation, une lecture purement
intellectuelle donc, d’où le corps serait
idéalement absent. L’oralisation ne serait plus,
dans cet esprit, qu’un pis-aller, dont la lecture,
dite « rapide » constitue l’opposé.
Certes, le dépouillement d’un document
écrit trouve son compte dans cette
appréhension purement cérébrale du texte, qui
réclame avant tout concentration et mise en
œuvre de facultés d’analyse et de synthèse.
Elle convoque du reste, pour le texte lui-
même, les qualités d’exposition et
d’organisation logique de la pensée, dont la
compréhension constitue d’ailleurs un plaisir
en soi. Elle assure, aussi, bien entendu, la
fluidité de la lecture.
Cependant, si l’on explore le champ des
productions dites « littéraires » on voit que
l’on se trouve dans une problématique tout
autre. En effet, la pensée quand elle veut
s’exprimer ; n’emprunte pas nécessairement ni
ouvertement des cheminements logiques. Elle
en trouve d’autres, plus obliques, de ceux qui
participent sans doute de « l’esprit de
finesse », pour reprendre la formule de Pascal.
Place est faite à l’expression de la sensibilité,
de l’émotion, du sentiment qui gouvernent
l’énonciation. Plus encore, le langage lui-
même, dans sa chair même, par sa consistance
et sa musique, qui passent par le corps,
participe de la production du sens... ceux
qu’on appelle les « grands textes », qui
résistent au temps, sont ceux dont le langage Ŕ
c’est à dire ce qui a permis de donner forme à
ce qui voulait être dit est demeuré convaincant
pour la bouche et pour l’oreille, conférant
clarté de la conception et invite à la mémoire.
La lecture à haute voix fournit l’occasion
de prendre en charge les données de la matière
textuelle et de relever de son encre, si l’on peut
dire, la parole écrite. On pourrait comparer
cette pratique à la musique de chambre : la
voix Ŕ parfois les voix Ŕ est l’ instrument qui
permet de revisiter le mouvement de la plume,
énergie à l’état naissant, éclosion qui a laissé
cette trace-là, qui constitue le texte. Car il ne
50
s’agit pas de lui faire dire ce que l’on croit
qu’il dit mais de le lui laisser dire et de laisser
s’épanouir les irisations du sens, comme il
arrive à celui qui soufflerait dans un fétu de
paille : la bulle se déploie, puis se détache
d’autant plus richement que le souffle est plus
modulé et plus attentif.
Une telle attitude évite l’écueil qui
consiste à parasiter le texte d’une
interprétation qui l’oblitère et qui, pour
l’auditeur, constitue un écran indésirable.
C’est la même injonction qui est faite à
l’instrumentiste en musique. D’abord le texte,
tout le texte, rien que le texte.
Un autre écueil consisterait à oublier la
mince mais tangible cloison qui sépare la
lecture à haute voix du théâtre : la lecture, si
elle s’incarne par la voix, ne propose ni
gestuelle, ni mise en espace, ni supports
plastiques tels que décors, costumes,
« personnages », sauf d’une manière très
limitée, par la suggestion. A ce titre,
l’imaginaire qu’elle convoque reste très
intime, voire secret et ne se soumet pas aux
propositions d’un metteur en scène. L’auditeur
reste toujours libre de ses propres images.
L’art du lecteur consiste alors à solliciter
l’attention suspendue de l’auditeur, sans
l’interrompre, par une pratique qui ne tient
qu’au filet de la voix et qu’on pourra trouver
quelque peu funambulesque.
Lire un texte, c’est donc le décliner dans
tous ses linéaments, en le respectant Ŕ une
conduite amoureuse en somme Ŕ c’est aussi le
prendre en charge pour l’appeler à l’attention
d’autrui qu’il importe de captiver.
Cela suppose plusieurs attitudes à mettre
en œuvre. Celle qui relève du sens, tout
d’abord, ce qu’on peut appeler d’un terme plus
technique la dénotation, ou si l’on veut le
contenu. Une autre consiste à jouer de la
matière sonore et intéresse la prononciation,
c’est-à-dire ce qui porte en avant le son :
rythme et mélodies conjugués. Une autre
encore s’intéresse à l’énonciation. Qui parle ?
A quoi tient cette urgence, cette nécessité qui
prend souffle, appelle les mots, les pose et
exprime Ŕ fait sortir Ŕ ce qui veut être dit. La
situation de langage forme le décor, induit le
point de vue, en partie fantasmés, qu’il nous
faut restituer par la voix, et qui constitue le
terreau de la parole, une manière de sous-texte
qui assure l’émergence de ce qui est formulé.
Le labyrinthe des sens, intuitivement perçu
s’inscrit aussi dans les nuances du son, et
appelle l’écoute.
Ce sont ces différentes instances qui,
lorsqu’elles sont bien reconnues dans notre
travail de lecteur, donnent son épaisseur à la
texture sonore dont il est question et révèlent
la richesse d’un texte, tout son « sens ». Ce
sont elles qui font apparaître parfois, à un
auteur même, ce qu’il ne savait pas toujours
qu’il avait dit, comme par un effet de miroir,
bien loin de « lui faire dire » ce à quoi il
n’avait pas pensé. Ce serait un idéal de lecteur
que cette émergence conjointe à la source des
mots !
Jules Renard n’est plus là pour nous
guider mais il a laissé de si belles traces qu’il
nous incite à le découvrir. Le texte, rendu à la
postérité, s’est comme assoupi, tout vif de ses
émotions par une démarche qui tient de
l’archéologie. On prendra quelques exemples
des aventures de cette prospection, à partir du
travail que nous avons fait en 2010 : « Jules
Renard, chasseur d’images en Nivernais ».
Les sujets choisis pas Jules Renard
mettent en scène,ici, les plus humbles, dans
leurs pratiques, leurs gestes, leurs paroles les
plus quotidiens. Il souhaite les saisir au plus
juste, dans leur vérité première et aiguise son
regard à les distinguer. C’est ainsi qu’il dit de
Ragotte : « Il faut longtemps la regarder pour
la voir » donnant au verbe « voir » sa densité
sémantique maximum, où la plénitude du sens
découvre un être original, particulier, détaché
de la nature des choses. Cette séquence, très
sobre, aussi « naturelle » que l’est Ragotte,
requiert pourtant toute notre attention : il s’agit
de conserver la transparence des mots et le
relief d’une figure qui frôle le rien, en posant
avec justesse chaque mot dans sa rythmique et
sa modulation : précaution, prudence et
surprise de la découverte qui aboutit à « voir ».
Le propos de Jules Renard est,
largement, de saisir des instants de vie, des
parcelles de ce qui, habituellement, ne trouve
place ni dans le regard, ni dans les mots et, par
ces prélèvements, d’instaurer un sens à ce qui
n’en avait pas.
51
Les sujets d’intérêt peuvent paraître très
minces et doivent se plier à la fragmentation
d’une perception éparpillée dans le cours des
choses. C’est ce découpage original qui fait
sens et dont il nous revient de restituer la
pertinence.
Les êtres frustres qu’il met en scène sont
presque sans langage et leur vie semble ne
tenir qu’à quelques gestes répétitifs : le
laconisme du casseur de pierres, pourtant
serviable, qui ne répond pas quand on
l’interroge, la soirée vide et solitaire du
cantonnier retraité, rongé par le mal qui
l’occupe Ŕ« il fait cuire des crachats »-
l’horizon borné du vieux vigneron amoureux
de sa vigne presque stérile, la paysanne qui
« rentre » sa vache, les amours immobiles et
pudiques de deux jouvenceaux. La
dramatisation éventuelle porte sur des
querelles en apparence vétilleuses : fausse
brouille de village, frictions domestiques ; et si
le tragique s’en mêle, il est évacué dans le
quotidien : on cohabite allègrement avec la
maladie, la tuberculose avancée chez les
Bonnard, par exemple, ou la vieille Honorine
qui s’absente dans la mort.
Nul jugement, nulle appréciation éthique
des situations qui clôtureraient la séquence et
souligneraient l’unité narrative. La voix ne
peut qu’être celle du constat, dans sa plus
grande neutralité, voire dans sa sécheresse,
mais avec la part d’émotion muette de celui
qui surprend du vivant, là où on ne l’attendait
pas.
La technique du fragment comme parti
littéraire, contribue à la dispersion apparente.
Les notations sont brèves, sans lien entre elles,
tout juste des moments suspendus, sans
temporalité, ni attente, et comptent fort peu de
séquences conclusives : des structures ouvertes
qui appellent la méditation - ou le quant-à-soi
Ŕ mais ne se permettent même pas le point de
suspension. Ainsi de la saynète auprès du
puits, intitulée « le verre d’eau » où le Parisien
Ŕ et narrateur Ŕ par politesse ou amitié, avale à
contrecœur une eau qu’il estime douteuse. Ou
encore des implications redoutables de la
contagion sur l’entourage des Bonnard, et en
particulier sur les nourrissons pensionnaires,
sans autre commentaire qu’un fataliste :
« Vous voyez ».
Il serait évidemment faux d’introduire
par ce qu’il convient d’appeler le ton une
quelconque émotion dans de telles séquences,
ou même un étirement du son, en fin de
phrase, comme invite à la réflexion. Le
silence, le blanc du son, supplée au pathos et
ponctue la communication dans sa maigreur.
La juxtaposition des séquences sans
autre lien que la vérité des faits se prête
d’autant mieux à la lecture à haute voix qu’elle
autorise à prendre souffle et à exploiter la
variété des tons et des formes au profit du
miroitement du réel. Le fil narratif s’efface au
profit de l’à propos, proche de la conversation
avec soi-même. C’est aussi dire que si le texte
est mosaïque, c’est la couleur et la richesse de
la matière qui lui donnent sa densité.
Les sons y prennent une juste part.
Lorsque les « propriétaires » s’avancent, il
nous est permis grâce au roulement redoublé
des (p) et des (r) puis de la dentale (t) ouverte
vers la voyelle d’arrière (è) de voir s’avancer,
se rengorgeant, la vanité plastronnante, bientôt
déconfite Ŕ et sans devoir forcer la voix, mais
en jouissant par la bouche, de la substance
sonore. Ecoutez également « le vieux dans sa
vigne ». Sa ténacité et son souple acharnement
de vieux cep sont déjà contenus dans la clôture
sonore du titre. La suite est mimétique : « Il la
pioche, la pioche, tout le jour, toute l’année ».
On voit l’élan qui élève l’outil au-dessus de la
tête (illa), et le fer, vite abaissé, cogne la terre
à coups redoublés et prolongés dans le temps
par les dentales : « tout le jour, toute l’année ».
On pourrait, bien entendu, multiplier les
exemples. Dans la cuisine, la « bouillotte
bavarde » en ébullition continue, relayée par
un effet de bouche. Le sabotier à la vie
désespérément rabougrie suce un « crayon
nain » dont les nasales redoublent l’aspect
rechigné. « La porte du coin rongé par les
souris » est le siège d’un grignotement que le
son accompagne, dans la musique verbale, en
une séquence d’autant plus savante qu’elle use
de la simplicité même, comme ce qui va de
soi. Le dessin sonore de la phrase saisi au plus
juste par la précision de l’articulation, la
justesse vocalique, la mesure exacte du rythme
assure la cohérence et scelle l’image, sans
qu’il y paraisse.
52
L’utilisation des sons ne cherche pas
seulement les harmonies imitatives. Lorsque le
vieux cantonnier, devant l’âtre « jusqu’à
l’heure du coucher, fait cuire des crachats » ,
l’évocation sonore porte sans doute sur la
rythmique du geste mais suggère encore
davantage une sorte de colère redoublée à
l’adresse de la fatalité dont on ne sait au juste
qui l’endosse, du vieux ou de son témoin.
C’est cette résignation morne et tenace que la
tenue et l’orchestration consonantique peuvent
suggérer.
Comme on peut l’apercevoir, la nature
des sons prend toute sa valeur en fonction de
leur répartition dans la phrase. Celle-ci est
aussi commandée par une rythmique raffinée
avec une économie de moyens remarquable.
Ainsi, on évoque la peur du petit Joseph
qui va chercher les bœufs au pâturage très tôt
de nuit : « La nuit est noire et le pré loin ». La
tournure adverbiale pour qualifier le pré, ou si
l’on veut, l’élision de la liaison verbale
attendue « le pré est loin » peut déconcerter.
Elle impose oralement, pour la clarté, une
coupure après « le pré », ajoutant à la distance
physique le poids d’un jugement qui endosse
l’épreuve que l’enfant doit vaillamment
supporter, sommeil et angoisse mêlés Ŕ« la
nuit est noire » - par un redoublement de
difficultés : « le pré / loin ».
Retrouvons « Le vieux dans sa vigne » :
« Entre les ceps, il courbe son dos vêtu de
poils roux que grille encore le soleil ».
L’homme, rapetissé à la taille des échalas, qui
« met son nez dans l’aisselle de chaque
feuille » est dans un corps à corps charnel avec
sa vigne. La première partie de la phrase
« entre les ceps » se caractérise verbalement
par un registre d’ouverture très limité : on
parle entre ses dents. L’homme est comme
tapi. Au contraire, la séquence suivante impose
un parcours vocalique beaucoup plus étendu ;
i,ou,on,o,ê,u,a,ou : « il courbe son dos / vêtu
de poils roux ». Deux groupes symétriques
suggère l’image dynamique, amorcée par le
verbe courbe, du corps en mouvement, d’une
animalité voluptueuse. A la fin de la phrase, on
s’ouvre à la lumière : la dimension sensuelle
est relayée par le (i) de grille, normalement
accentué puis par les o de la fin de la
séquence.
Cette décomposition des sons, qu’on
pourra trouver très technique, permet une prise
de conscience du travail de la bouche qui
accompagne et soutient le développement des
images. Il s’affine et se modèle au fur et à
mesure du travail sur le texte, qui se prête à
des expérimentations diverses : nous mâchons
les mots et les morceaux de phrase jusqu’à
trouver le juste équilibre et faire « sonner » le
texte, que nous découvrons, ce faisant.
Les changements de rythme participent
également de la puissance évocatoire.
Ainsi de Ragotte, en laveuse. Au départ,
elle est alerte. Séquence en trois temps,
équilibrés, de longueurs comparables : « Elle
s’adapte si bien à sa brouette qu’elles iraient
toutes deux à la promenade, s’il arrivait à
Ragotte de se promener ». Les deux premières
séquences, descriptives, sont enchaînées avec
élan, la troisième est un commentaire célébrant
le sérieux du travail, écho du discours de
Ragotte, qui a sans doute le sens de son devoir.
Le rythme est tout différent à la fin de la
journée : Ragotte, harassée, peine sur le
chemin du retour. « Ragotte est tellement
lasse, des fois, quand elle revient de la rivière,
qu’elle a l’air d’être ramenée par la
brouette ». les séquences, d’abord irrégulières,
hoquetantes, miment l’effort rendu désordonné
par la fatigue mais le rythme unifié de la
dernière séquence évoque l’entraînement
accéléré d’un corps exténué, précipité comme
malgré lui, en une silhouette tragi-comique.
Au contraire, la mort d’Honorine nous
amène progressivement à l’immobilité.
L’extinction de sa vie est suggérée par une
succession de séquences régulières, comme un
battement d’horloge, désertées par l’élan vital.
« Des gens du village / poussèrent la
porte / et ramassèrent par terre / la vieille
Honorine / tombée sur le nez / et morte toute
seule // sans prévenir. »
La dernière séquence, raccourcie,
tranche le fil.
Jules Renard nous propose de véritables
poèmes en prose dont les agencements
rythmiques et mélodiques propose tous les
jeux de nuance à l’oralisation.
Toutefois, ce n’est pas la virtuosité de
l’art que Jules Renard recherche. Il la
53
gommerait plutôt. Il veut justesse et
exactitude. Dans une lettre à son jeune fils, il
le félicite en lui disant « Tu dis, à présent, ce
que tu veux dire. » C’est que l’écran de
l’habillage littéraire lui paraît redoutable et
vain. S’il travaille la cohérence et la
consistance de ce matériau que constitue le
langage, c’est pour tenter d’effacer sa
présence, au service du vif de l’émotion, pour
capter au plus juste le surgissement de la
parole, et des figures.
C’est pourquoi il ne se prive pas
d’utiliser les mots et les façons de parler de
ceux qu’il observe, sans recherche de
pittoresque mais par souci de vérité. Ragotte
utilise une « rouette » pour aller chercher sa
vache, terme local qui désigne une branche
souple. Elle voudrait que Philippe « jaguille »
sa mauvaise dent pour la soulager. Elle avoue
n’être pas « bicheuse », c’est-à-dire ne pas
donner assez de baisers. Elle réplique
vivement à sa fille, peu coopérante, « Tu
repriserais toujours mieux que moi ! » et pour
se résigner à sa frustration à cause du manque
de tendresse de celle-ci « que voulez-vous,
c’est ma viande ! ». Nombre de ces termes
sont encore en usage de nos jours et l’auditoire
actuel est souvent saisi par la vérité de ces
réparties qui font lever les souvenirs.
Les dialogues, eux aussi, taillés dans le
vif, mettent souvent face à face observateur et
observé : l’application de l’observateur, ses
étonnements, ses perplexités, ses méprises
suggèrent une distance qui donne relief au
croquis. Par un retour sur soi, l’observateur ne
manque pas du reste de se montrer parfois pris
au piège de ses propres
automatismes mentaux et
de se tourner en ridicule Ŕ
pour avoir, par exemple,
cru au culte de Victor
Hugo, chez les pauvres
gens juste soucieux de
boucher « le trou du tuyau
du poêle ». Mais les
mêmes automatismes,
dont le repérage peut
inciter à la prudence du
jugement, sont durement
interrogés devant le
spectacle de la misère qui
va de la plus extrême
frugalité, de la maison qui
tombe en ruines, au
commerce des corps
comme chez les
Mignebœuf, en mal d’une grossesse à
monnayer. La variabilité des points de vue et
des tons, marquée par l’humour, l’ironie, la
compassion, et peut-être l’indignation, même
si elle est parfaitement contenue par le respect
des êtres, donne vie à la parole. La restitution,
au discours direct, des conversations, par la
juxtaposition des réparties, leur brusquerie,
leurs réticences, leurs coq-à-l’âne, contribue à
suggérer la lourdeur des problématiques qui
travaillent le monde paysan que Jules Renard
regarde avec une commisération aussi intense
que discrète.
Car, pour mieux voir, Jules Renard
interroge. Tantôt questionnement incisif, tantôt
discipline du constat, enregistrement de
données arrêtées par la logique des mœurs.
Ainsi, dans « La louée », nous apprenons, en
écho à la voix des paysans, que « le petit
Joseph n’ira plus à l’école, parce qu’il en sait
assez long ». Il va, fièrement, participer à la
louée. « Il ne dit pas deux prix ». « Il se serait
loué vingt fois pour une ». L’enfant et la
famille s’honorent de son succès.
L’observateur est muet. De la même façon,
« L’escalier » évoque les arrangements de
Ragotte, illustré par Malo Renault - 1909
54
cohabitation, un peu problématiques, pris par
deux villageoises. Le village entier évalue
contradictoirement leurs chances de réussite.
« Les deux femmes, du même âge, vivraient
tranquilles, séparées l’une de l’autre ou l’une
chez l’autre, comme elles voudraient, à leur
goût ». Il appartient à l’oralisation d’introduire
la ou les voix manquantes et d’en restituer
l’orchestration.
Le sourire ou le rire ne sont jamais loin,
affleurent le texte ou le sous-tendent : texte
réjouissant comme la vie, même lorsqu’il
évoque la douleur.
Nous avons aimé travailler avec Jules
Renard. Son écriture est pourvue d’une
matière sonore d’une grande richesse. Elle se
prête, par sa force musicale et rythmique à une
mise en jeu vocale tout en nuances. Couleurs
et vivacité se prêtent particulièrement à
suggérer des plans et des voix qui lui donnent
relief. L’émotion n’y est jamais absente. Elle
irrigue des échanges où le laconisme, par ses
surenchères, tient lieu d’emphase. C’est un
bonheur pour la voix que de s’inscrire dans les
silences et de goûter la succulence des mots.
En outre, le texte de Jules Renard est
toujours ouvert, comme inachevé, dans sa
perfection même. Il attise le désir de la
découverte, du commerce indéfiniment
prolongé, pour d’autres récoltes, comme on
butinerait.
La récompense de la lecture à haute voix
est le sentiment d’ouvrir cet appétit et de
susciter des prolongements vers des lectures
silencieuses, plus développées, plus intimes
peut-être, mais nourries de la mémoire
musicale des mots.
Poil de Carotte, par Poulbot ( Edition
Flammarion de 1907.
55
Stéphane GOUGELMANN
Maître de conférences à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne
Vice-président de l’Association des Amis de Jules Renard.
Jules Renard, l’aimé mal-aimé
Jules Renard appellerait cela la guigne ou
le guignon. C’est une sorte d’effet Poil de
Carotte, atténué mais bien réel. Son œuvre
souffre, en effet, d’une forme de désamour
auprès de certains cercles lettrés, disons auprès
de l’Université. Non que tous les universitaires la
dédaignent, mais ils s’en servent souvent, trop
souvent, comme simple appui pour élucider tel
fait d’histoire littéraire ou telle question
d’esthétique par exemple, rarement comme objet
d’étude en soi, suffisamment digne d’intérêt pour
susciter les monographies. Qu’on en juge par le
nombre d’articles dans les revues cotées Ŕ celles
dûment reconnues comme lieu d’expression
savante Ŕ, le nombre de thèses soutenues, le
nombre d’essais publiés : ce n’est pas Waterloo
morne plaine, mais presque. La dernière grande
thèse publiée remonte à la fin des années 70 ! On
constate même que, dans un ouvrage sur le
journal intime paru aux respectables Presses
Universitaires de France et constamment
republié, manuel qui constitue une référence
auprès des étudiants en France, le nom de notre
diariste n’est pas même une fois cité. Certes, les
auteurs du tournant du siècle ne font pas tous
l’actualité de la recherche, mais d’autres pas
moins mineurs, ont le vent en poupe : Jean
Lorrain, Rachilde, Henri de Régnier, Remy de
Gourmont, Marcel Schwob… Il arrive, il est
vrai, que le Journal de Jules Renard, parce qu’il
fournit un précieux témoignage sur la vie
intellectuelle fin de siècle, soit réquisitionné pour
la compréhension de l’époque. Cependant, même
comme source historiographique, le corpus
renardien paraît sous-exploité : ainsi, les
« chroniquettes », dans lesquelles Renard attaque
certains hommes de lettres antidreyfusards ne
sont pas évoquées dans les ouvrages sur l’Affaire
Dreyfus que nous avons consultés. Le soutien à
Zola n’est pas non plus connu de tous les
spécialistes de Zola. Il est vrai que l’éditeur du
Journal dans la collection « Bouquins » affirme
sans sourciller, en introduction, que le diariste est
antisémite et antidreyfusard ! Contre-sens
fâcheux (et incompréhensible) qui n’incite guère
à débusquer plus avant les passages où la cause
dreyfusiste est défendue, sans conteste. Pourquoi,
donc, cette désinvolture, ce désintérêt d’une
certaine partie de la société savante ?
Sans doute, d’abord, à cause d’une
réminiscence scolaire. Renard a, de son vivant
même, été récupéré par l’école primaire. La
simplicité lexicale et syntaxique de son verbe a
fait la joie des donneurs de dictée (peut-être la
fait-elle encore, mais je ne suis plus sûr qu’on
fasse faire aujourd’hui beaucoup de dictées).
Plusieurs générations ont appris à lire et à écrire
dans les Histoires naturelles et dans Poil de
Carotte. Du coup, l’écrivain a été, d’une part,
résumé à ces deux œuvres, d’autre part,
estampillé Troisième République, rangé parmi
ces écrivains qui fleurent bon la France mère
patrie, la France des terroirs, au style vernis et à
la langue immaculée. Ainsi Renard ne
rappellerait-il pas trop, à certains, les anciennes
salles de classe, l’odeur de craie et les blouses
grises ? Jules Renard n’a pas fait mai 68. C’est
sans doute l’un de ses torts. Or les plaisants
bibelots des Histoires naturelles (tout au moins,
les premières, rédigées en 1894) ont occulté la
force et l’âpreté d’autres œuvres, qu’on ne lit pas
à l’école : L’Écornifleur, Nos frères farouches,
Ragotte, Le Vigneron dans sa vigne, etc. Pire, en
faisant accroire que Poil de Carotte est un livre
56
destiné aux préadolescents, le véritable sujet du
livre a été amoindri : le mal, la cruauté. Car le
récit d’enfance procède d’une enquête sur les
sources de la perversité humaine, adulte comme
enfantine, telle qu’elle s’exerce et se développe
dans son biotope habituel : la cellule familiale.
Mais les souvenirs ont la peau dure, même chez
certains universitaires qui n’en démordent pas :
Renard serait un auteur lustré, académique,
révolu, un auteur pour école communale comme,
plus tard, Camus fut tenu pour un philosophe des
classes de terminale.
La seconde méprise n’est pas scolaire, elle
est sociale. Renard s’est attiré quelques succès de
salon par son esprit caustique, ses traits brillants
mais méchants. Quand fut publié le Journal à la
fin des années 20, le public a découvert une mine
d’apophtegmes bien sonnés, élaborés pour soi-
même, comme autant d’exercices
d’échauffement. Les éditeurs ont très vite senti le
parti qu’ils pouvaient tirer de tous ces bons mots.
Ont fait florès, sur les étals des libraires, des
Renardiana et autre recueils de maximes
prélevées dans les carnets intimes, qui ont fini
par former une sorte de compendium de la
rosserie fin de siècle, la quintessence d’un esprit
très français et très daté. Encore aujourd’hui,
Jules Renard est souvent perçu comme celui qui
a toujours le petit mot pour rire, le sarcasme
piquant, taillé au diamant. Du coup, il possède
son rond de serviette dans toutes les émissions
radiophoniques et télévisées où l’on joue aux
devinettes : qui a dit « Fier d’avoir remarqué que,
quand une femme pète, tout de suite après elle
tousse » ? Jules Renard bien sûr. Il serait donc un
drôle, un bon gaulois, en d’autres termes, un
écrivain bête. Bête parce qu’il véhicule des
clichés, en particulier misogynes. À ce titre, il y
aurait quelque chose d’irréductiblement
réactionnaire chez lui, de conservateur,
d’antimoderne. Or cette notoriété populaire,
d’une part, déplaît aux belles âmes peu versées
dans les distractions prolétaires et dédaigneuse
de la verve franchouillarde, d’autre part et
surtout, ne rend pas du tout justice de la vraie
qualité du style et de l’esprit profond de Jules
Renard. Car Renard ne concevait pas ses
sentences comme partie intégrante de son œuvre
ni même de sa pensée : la rosserie est une forme
de socialité, une façon de s’adapter à la comédie
creuse que se jouent entre eux les hommes, mais
pas une forme de sagesse et pas un genre
littéraire. D’ailleurs, l’œuvre publiée contient
bien peu de ces formules acides. Non pas qu’elle
soit exempte d’un regard lucide et sans
concession, mais la corrosion s’exerce au moyen
d’un autre ton, plus subtil et plus personnel, loin
des clichés justement, et que Renard nommait
l’humour. L’humour possède une grandeur que
n’a pas la rosserie. Il se tient sur un point
d’équilibre entre le rire et les larmes, la volonté
de survivre et la conscience aiguë du tragique.
L’humour est une philosophie, un mode d’être à
soi, aux autres, au monde. La rosserie n’est
qu’une forme stylisée des pulsions agressives, là
même où, chez Renard, l’humour est
l’expression d’un difficile humanisme. Il suffit
de lire les pages de Renard consacrées au monde
paysan Ŕ elles sont heureusement nombreuses Ŕ,
pour s’apercevoir que non seulement nous avons
affaire à un homme lucide qui combat les
stéréotypes, mais aussi, comme le proclamait
Maurice Toesca, l’un des biographes de Renard,
un « écrivain de la tendresse ». Encore faut-il les
lire.
Ce que n’a pas fait Sartre, par exemple. Ses
Carnets de la drôle de guerre révèlent qu’il lit le
Journal pendant ses mois de mobilisation. Et
encore, croit-on comprendre au vu des citations
et des remarques faites, le philosophe s’arrête-t-il
à l’année 1894, soit les sept premières années.
De cette découverte partielle, il tire un article
éclatant mais cinglant, « L’Homme ligoté, notes
sur le "Journal" de Jules Renard » (dans
Situations, I). Son jugement est sans appel :
Renard ne se serait jamais exonéré de la doxa qui
a cours à son époque. Son réalisme ne dévoilerait
rien, ne déplacerait pas les lignes, mais
accréditerait un état de fait. Le laconisme du
style n’ouvrirait sur aucun gouffre, ne susciterait
aucun vertige : « C’est qu’il n’a pas d’idées. Son
silence voulu, étudié, artiste, masque un silence
naturel et désarmé : il n’a rien à dire. Il pense
pour mieux se taire, cela signifie qu’il "parle
pour ne rien dire". » Cette condamnation en
première instance n’incite guère à interjeter
appel, du fait même de l’aura intellectuelle, de la
personnalité du juge. Le magister moral de Sartre
inhibe les velléités de contestation, du moins ne
pousse pas y regarder de plus près. Seuls Léon
Guichard, puis, bien après lui, Michel Autrand,
ont tenté de s’opposer. Mais leurs voix se sont
57
perdues dans les sables. Alors l’idée que
l’écrivain du silence soit, en fait, un écrivain de
la surface, incapable de penser, est solidement
installée, fixée comme a priori négatif dans la
tête de bon nombre de professeurs, qui ont lu
Sartre mais qui n’ont pas lu ou qui ont mal lu
Renard.
Le préjugé est-il universel ? Non, fort
heureusement. Et l’on compte, parmi
les membres de l’Association des
Amis de Jules Renard, quelques
chercheurs qui aiment Renard, le
tiennent pour un grand écrivain, et
qui travaillent sur lui, modestement.
On rencontre aussi quelques
autorités éclairées qui acceptent de
diriger des mémoires sur son
compte. L’idée d’une publication des
œuvres complètes de Renard dans
une édition savante fait également
son chemin. Le retour en grâce est
lent, fragile, mais effectif.
L’important colloque qui s’est tenu
en 2010 à la BNF a permis, en
particulier, à certains universitaires
d’envisager Renard avec un autre œil
et même, pour certains, à le
découvrir dans toute sa complexité.
On espère que, peu à peu, la
recherche sera gagnée par la ferveur
des vrais amateurs. Ils existent, eux,
bel et bien. Des écrivains, d’abord,
qui savent payer leur dette. Ainsi,
récemment, Hédi Kaddour, auteur
des pierres qui montent : Notes et
croquis de l'année 2008, citait-il
Renard comme l’un de ses modèles
diaristes, ou bien André Blanchard
qui commente et imite Renard dans
son propre journal, ou bien encore le
poète Jacques Réda, qui a publié un magnifique
hommage : Les trois pommes de Jules Renard.
Des anonymes, ensuite, d’âge, de profession,
d’origine géographique divers. Ils forment le
gros de l’Association. Ils aiment Renard loin de
tout tapage médiatique, de toute querelle
intellectuelle, mais ils l’aiment durablement.
Jules Renard, dessiné en frontispice de
la Revue Les Hommes d’Aujourd’hui,
par Georges Smith (1901)
58
LA PAGE DES ADHERENTS
(Publications, et activités d’ordre culturel des
adhérents de l’Association Les Poètes de l’Amitié )
Francis VALETTE publie « Pose-
toi, papillon » aux éditions Librairie-
Galerie-Racine (23 rue Racine Ŕ 75006
Paris).
A la recherche d’images, celles qui
émerveillent comme celles qui
interrogent, Francis Valette est passé
par la photographie avant de se poser,
comme le petit oiseau de l’objectif, sur l’épaule de
la poésie. Laissant quelques graines dans
différentes revues comme « Bleu d’encre » ,
« Florilège », « Comme en poésie « ou bien
encore « Les Dossiers d’Aquitaine ».
(extrait de la 4° de couverture)
Denis SOUBIEUX et Monique
DEBRUXELLES publient un
roman policier « Enquête sur un
crapaud de lune » aux éditions ex
æquo (librairie en ligne sur :
http://www.éditions-exaequo.fr )
Décembre 2007, Paris : Jean-Louis
Souhanse, ancien musicien d'un
groupe de rock « Les crapauds de lune », soupçonne un
médicament fabriqué par Edoxyl Pharma - EP-0699 -
d'avoir rendu amnésique son demi-frère, Pierre
Poinsignon. Dans une soirée à laquelle participe un
ministre actionnaire du laboratoire, il menace de
transmettre à la presse un dossier sur le sujet. Poursuivi
par les gardes du corps de l'homme politique, il
disparaît. Quelques mois plus tard, Tonino Di Nalli,
l'ancien batteur du groupe, se retrouve mêlé
involontairement aux conséquences de l'amnésie de
Pierre Poinsignon et de la disparition du demi-frère de
ce dernier. Il va mener l'enquête, aidé par deux
personnages aussi inattendus que sympathiques. Les
amateurs de rock se régaleront de cette plongée dans
l'univers des seventies où tous les ingrédients d'un
excellent polar sont réunis : l'intrigue, la poursuite de la
vérité, les dessous peu reluisants des cartes du jeu de
l'argent, du pouvoir et de la mort...
Marie-Claire CALMUS publie « Dures
Procédures », aux éditions Rafael de Surtis (
7 , rue Saint-Michel, 81170 Cordes sur Ciel -
96 p. ; 15 €)
Dédié « à ceux de Tarnac », ces chroniques
décortiquent le quotidien pour nous montrer toutes
les implications de notre environnement
technique : nous sommes entrés dans un monde de
normes et de procédures auxquelles chacun se plie,
lorsqu’il n’y court pas. Ces réflexions sur les
domaines les plus immédiats de notre vie
soulignent l’envahissement insidieux du cadre où
nous évoluons particulièrement marqué par la
création de besoins artificiels, au-delà de ce
qu’avait imaginé la société de consommation, qui
modèlent l’intégralité de nos comportements, voire
de nos personnalités.
Guy THOMAS publie « Sur un air de Java
vache ! » (Editions des Poètes de l’Amitié Ŕ format
A4 ; 76 p. - illustré par J-M. Lévenard
et G. Chabanol)
Dans le même esprit que « La Canaille
de rebiffe », Guy Thomas nous
propose une nouvelle série de
« goualantes ». Il a réuni dans ce
recueil, outre des nouveautés, quelques
textes parus naguère dans Hara-Kiri (
journal bête et méchant). Cette
soixantaine de textes se structurent en chapitres
judicieusement intitulés : Vlan ! ; Boum !; Pic
plouc ; Kss Kss... ; Dig Ding Dong ; Drelin drelin ;
Patatrac et patapon ( comptines) et Paf !.
Il y en a donc pour tous les goûts.
On peut se procurer l’ouvrage auprès de Guy
Thomas - 19 route de Chatelneuf Ŕ 39 300
Pillemoine Ŕ 18 € + 3 € de port.
Voir également les notes de lecture concernant
Claude Luezior, Louis Lefebvre
Benjamin CHINOUR ([email protected]) recherche 2
numéros anciens de FLORILEGE :
- le numéro 79, de juin 1995 qui titrait sur Louis
Calaferte
- le numéro 82 de mars 1996 qui titrait sur Norge.
Si d’aventure, il se trouvait quelque auteur qui à
l’époque avait acquis quelques numéros dont pour l’un
ou l’autre il lui resterait un exemplaire surnuméraire,
vous pouvez lui faire une offre sur l’adresse e-mail
indiqué.
Merci.
59
Rencontres 2010
L'AGENDA DES POETES DE L'AMITIE -------------------2 0 1 1 --------------------------
24 septembre : remise du Prix Stephen Liégeard à
Brochon (21)
30 septembre - 1 et 2 octobre : Rencontres
poétiques de Bourgogne à Beaune. Tarifs
spéciaux pour le récital Charles Dumont réservés
aux abonnés de la revue et aux adhérents de
l’Association :
- récital Charles Dumont ( vendredi 30 septembre
Ŕ 20 h 30) : 1° série : 26 € (au lieu de 30 €) ; 2 °
série : 24 € (au lieu de 28 €).
- soirée cabaret : 40 €
- forfait pour les 2 soirées : 60 €.
30 septembre : délai de dépôt pour la participation
au Prix d’Edition Poétique de la Ville de Dijon
2012.
4 novembre : première du spectacle de la saison
2011-2012 des Poètes de l’Amitié à Chenôve (21)
25 novembre : spectacle de la saison 2011-2012 à
Talant (21).
26 novembre : assemblée générale 2011 de
l’Association Les poètes de l’Amitié ; remise du
Prix Yolaine et Stephen Blanchard à Béatrice
Kad. Aux Adhérents : merci de faire suivre si
nécessaire vos POUVOIRS au secrétaire. Les
adhésions au titre de 2012 sont ouvertes.
31 décembre : délai pour la participation au
concours de la Nouvelle de FLORILEGE.
Pour plus de renseignements voir le site
DES PASSANTES
http://des-passantes.over-blog.com
FLORILEGE reçoit vos propositions de
publications ( poèmes, proses, nouvelles,
articles…) à l’adresse suivante :
Jean_Michel Lévenard Ŕ
25 rue Rimbaud - 21000 Dijon
Ou : [email protected]
60
Nos plus vifs remerciements à
l’Association Les Amis de Jules Renard qui a
contribué largement à ce numéro.
Cette association, créée en 1999, s’est
mise au service de l’œuvre de Jules Renard,
notamment pour célébrer en 2010 le centenaire
de sa disparition.
Les amis de Jules Renard publient une revue
annuelle ( prix public :13 € ).
1. Renard (Jules). Causerie sur le théâtre. Un
centenaire : 1ère représentation de Poil de
Carotte au Théâtre Antoine 2 mars 1900. 2000
2. Jules Renard, homme de lettres. 2001, 13 €
3. Jules Renard, un contemporain. 2002, 13 €
4. Jules Renard et le théâtre. 2003, 13 €
5. Renard (Jules). Correspondances inédites.
2004, 13 €
6. Jules Renard, le centenaire d'une élection.
2005, 13 €
7. Jules Renard vu par ses contemporains,
2006.
8. Jules Renard : débuts littéraires, 2007.
9. Les structures internes de Poil de Carotte,
suivi de Poil de Carotte au théâtre, ou la
compromission, 2008
10. Jules Renard, l’apôtre de Chitry, 2009
11. Jules Renard, cent ans après sa mort,
Hommages, 2010
12. Jules Renard, L’amour du pays, Chitry-
les-Mines, Chaumot, lieux de mémoire, 2010.
Numéro hors série : Jules Renard, un œil clair
pour notre temps, Actes du Colloque 2010
Cotisation annuelle : 15 € -
Cotisation annuelle + le bulletin annuel : 26 €
(le bulletin comporte entre 130 et 150 pages
d’études sur l’œuvre et la vie de Jules Renard –
voir ci-dessus)
Les Amis de Jules Renard
58800 Chitry-les-Mines
Ci-contre : logo de la revue, de Jean-Marc Stalner.
PRIX PUBLIC FLORILEGE : 8 €