griboiedov - le malheur d'avoir de l'esprit

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Alexandre Griboïedov (Грибоедов Александр Сергеевич) 1795 – 1829 LE MALHEUR D’AVOIR DE L’ESPRIT (Горе от ума) 1825 Traduction d’Arsène Legrelle, Gand, F.-L. Dullé- Plus, 1884. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

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Le Malheur d'avoir de l'esprit

Alexandre Griboedov( )

1795 1829

LE MALHEUR DAVOIR DE LESPRIT

( )

1825

Traduction dArsne Legrelle, Gand, F.-L. Dull-Plus, 1884.

TABLE5AVANT-PROPOS.

I.5II.28III.52LE MALHEUR DAVOIR DE LESPRIT73ACTE PREMIER.74Scne Ire.74Scne II.75Scne III.79Scne IV.80Scne V.87Scne VI.92Scne VII.92Scne VIII.99Scne IX.99Scne X.102ACTE DEUXIME.103Scne Ire.103Scne II.104Scne III.111Scne IV.113Scne V.113Scne VI.123Scne VII.123Scne VIII.124Scne IX.127Scne X.130Scne XI.130Scne XII.133Scne XIII.135Scne XIV.135ACTE TROISIME.136Scne Ire.136Scne II.142Scne III.143Scne IV.149Scne V.150Scne VI.152Scne VII.156Scne VIII.159Scne IX.160Scne X.163Scne XI.164Scne XII.165Scne XIII.167Scne XIV.168Scne XV.169Scne XVI.171Scne XVII.172Scne XVIII.173Scne XIX.174Scne XX.175Scne XXI.176Scne XXII.182ACTE QUATRIME.186Scne Ire.186Scne II.187Scne III.188Scne IV.189Scne V.196Scne VI.198Scne VII.200Scne VIII.202Scne IX.203Scne X.203Scne XI.205Scne XXI.206Scne XIII.211Scne XIV.212Scne XV.216ADDITION.217

MONSIEUR Le Comte JEAN KAPNIST,

Gentilhomme de la Chambre.

Hommage du traducteur,

A. L.AVANT-PROPOS.

I.

Lauteur de la comdie quon va lire, Alexandre Sergivitche Griboidove, est n Moscou, une poque qui na pas encore t trs nettement dtermine. quelques recherches quon se soit livr, son acte de naissance na pu tre retrouv, peut-tre par suite du grand incendie de 1812. La question semblerait cependant tranche par une note biographique, que Griboidove crivit lui-mme en 1829, au plus tt en 1828, note dans laquelle il se donne trente-neuf ans. Mais ce qui ne permet pas daccepter sans rserve cet aveu, cest quen 1790 sa mre (on le sait par des pices authentiques) navait que 15 ans. Il existe de plus des raisons de croire quelle ne se maria quen 1793. Enfin des registres de paroisse mentionnent en 1805 Alexandre Sergivitche comme g de dix ans, et, en 1815, comme g de vingt ans. On est donc peu prs daccord maintenant pour le faire natre le 4 janvier 1795, quoi quil ait pu dire ou quoi quon ait pu lire sur ses brouillons. Quant sa maison natale, aucun doute nexiste, et elle a t conserve, malgr deux ventes successives, dans ltat o elle se trouvait lorsquy naquit un enfant destin devenir illustre.

La noblesse de sa famille tait fort ancienne, car un de ses anctres fut appel de Lithuanie pour prendre part la rdaction du Code (Oulojni) promulgu sous le rgne du tzare Alexis Mikhalovitche. Son aeul paternel avait port le titre de conseiller dtat, mais son pre navait pas dpass le grade de major en second. Sa mre, qui tait aussi une Griboidove, cousine rapproche de son mari, possdait une fortune de dix mille mes dans divers gouvernements. Cest elle surtout qui parat avoir dirig lducation de notre jeune pote et de sa sur, Marie Sergievna. Au reste, elle tait veuve avant 1815. De bonne heure Alexandre Sergivitche fut confi un prcepteur, Ptrosilius, connu comme rudit, et qui plus tard, vers 1836, rdigea le premier catalogue raisonn de la Bibliothque universitaire de Moscou. Avant de frquenter lui-mme cette Universit, le futur crivain passa aux mains dun gouverneur, qui tait licenci en droit, Bogdane Ivanovitche Jone. Sous sa conduite, aprs stre fait inscrire dans la section des sciences morales et politiques, il suivit les cours de plusieurs professeurs, dont lun, Strakhove, protgeait de ses conseils un thtre dtudiants, et dont un autre, Buhle, donna son lve le got de la littrature classique. En somme, Griboidove acquit, ds son adolescence, les talents les plus varis et les plus rares. Non-seulement il savait, outre sa langue maternelle, un peu de latin, le franais, quil crivait fort bien, lallemand, langlais et litalien, mais il jouait du piano en improvisateur consomm. Glinka lui-mme ne lui marchandait pas lpithte de virtuose, et son got musical tait assez large pour que ladmiration de Mozart ne lui gtt pas la grce facile et lgre de Boieldieu.

Linvasion de Napolon interrompit brusquement les tudes acadmiques de Griboidove, qui cependant ne sortit pas de lUniversit sans le grade de candidat, cest--dire de licenci. Le 26 juillet 1812, dix-sept ans par consquent, il entrait en qualit de cornette dans le rgiment de hussards que le comte Saltykove tait charg de former Moscou avec des volontaires. Mais Moscou fut pris, Saltykove mourut Kazan, et Gribdidove neut dautre ressource, afin de prendre part la guerre, que dentrer en dcembre 1812 dans un autre rgiment de hussards, ceux dIrkoutske, qui pataugeaient avec leurs chevaux dans les marais de la Lithuanie et ne furent pas non plus prts temps pour faire le coup de feu contre nos troupes en retraite. Les jeunes officiers du nouveau corps se consolrent de leur inaction force en se livrant des espigleries qui nattestaient pas toujours un grand raffinement dans les murs. On raconte que Griboidove, pour sa part, abusa au moins une fois de ses talents dorganiste en se substituant au titulaire dans un couvent et en mlant aux prires des excellents moines certains motifs tout--fait en contraste avec leur vie austre. Un soir mme, avec plusieurs camarades, il serait entr cheval au milieu dun bal qui se donnait un second tage. Il ne sen tint pas toutefois ces excentricits, de bon ou de mauvais aloi. Il eut lheureuse fortune Breste-Litovski de contracter une amiti srieuse, qui lui survcut, celle de Bigitchve, lun des aides-de-camp de son gnral, et qui, daprs M. X. Polevoi, fut pour lui un ange gardien. Puis, et surtout, il se mit crire. La premire en date de ses uvres imprimes est un article sur lorganisation de la cavalerie de rserve et son histoire, article qui parut ds la fin de 1812. Un autre, ml de vers, ne tarda gure suivre, au sujet dune fte donne son colonel. Nanmoins, ces essais en prose ntaient pour Griboidove quun passe-temps qui ressemblait fort un pis-aller. Dj en relations avec le prince Chakhovskoi, directeur du thtre imprial o ses pices attiraient la foule, et momentanment officier comme tout le monde, le jeune cornette de hussards cherchait entrer dans la voie que dlaissait pour quelque temps le prince. Nous reviendrons sur ses premiers dbuts littraires; nous nen marquons ici que la date et le lieu dorigine.

La vie de libert que menait Griboidove, et qui, en dpit des restrictions de la discipline militaire, contrastait si agrablement pour lui avec ltroitesse de la vie de famille, ne se prolongea pas indfiniment. Ds 1815, nous le trouvons Pterbourg, au milieu du beau monde de lpoque, faisant connatre au public ses uvres de Breste-Litovski, en prparant dautres et sefforant avant tout dtre en progrs sur lui-mme. Ses compagnons habituels, outre Chakhovskoi, sont alors Katnine, Gendre, Klimielnitzkii, Gretche, Boulgarine et Karatygine. Trait bien noter: le sentiment de lamiti, cette pierre de touche et ce cachet propre des natures vraiment viriles, vraiment gnreuses, fut chez Griboidove extrmement dvelopp. Le prince Odoievskii continua auprs de lui le rle de Bigitchve, en cherchant modrer lardeur surabondante de son temprament. Vers 1817, il entra aussi en rapports avec Pouchkine. Admis dans la loge maonnique des Amis runis, il sy rencontra avec Tchaadaive, Norove et Pestel, lun des principaux dcembristes de 1825. Si fort cependant quil pencht vers les ides de lcole nouvelle, il nen avait pas moins su se crer des relations suivies avec quelques-uns des derniers classiques. Cette existence brillante et intelligente avait malheureusement son revers, et les effervescences de la jeunesse ne sy donnaient quun trop libre cours. La franc-maonnerie, sil faut tout dire, ne prserva pas Griboidove des danseuses. Non-seulement il fit au moins des vers en lhonneur dun membre fminin du corps de ballet que daignait distinguer le gouverneur gnral de la capitale, le vieux Miloradovitche, insatiable de victoires en tout genre et tout ge, mais encore il fut en grande partie la cause dun duel propos dune autre lve de Terpsichore, dont la lgret, en ville et la scne, cota la vie un Chrmtive. La famille de notre jeune amateur de coulisses fit de son mieux pour mettre fin cette vie o le scandale se mlait de trs prs la littrature. Le 25 mars 1816, Griboidove avait quitt le service militaire. Le 9 juillet de lanne suivante, il tait attach au Collge des affaires trangres. De simple traducteur promu bientt au rang de secrtaire, il fut envoy Tiflis pour y remplir les fonctions auxquelles son nouveau grade lui donnait droit.

L souvrit pour Griboidove une priode dactivit plus rgulire et plus prcise, celle du tchinovnike infrieur qui se sent de lavenir et qui ne veut pas manquer cet avenir. Il y termina tout dabord avec un spadassin de profession, Iakoubovitche, la partie carre engage Pterbourg au sujet de la danseuse Istomina. Le spadassin, fort heureusement, voulut bien se contenter de ne blesser quau petit doigt son adversaire, qui se trouva ainsi priv, du moins pour quelque temps, de ses plaisirs de pianiste. Tiflis ne fut du reste pour lui cette fois quune sorte dtape. Adjoint en 1818 comme secrtaire la lgation de Russie en Perse, il ne tarda gure y suivre son chef hirarchique, lenvoy Mazarovitche. Ce ne fut pas toutefois Thran que sinstalla le personnel de la mission, mais bien Tabriz. Certaines circonstances avaient fait cette poque de Tabriz la vritable capitale de lEmpire persan. Le shah Feth-Ali, notre ancien alli, languissait sous le poids des annes, et ctait son fils Abbas-Mirza qui en ralit dirigeait les affaires. Or, cet hritier du trne avait fix sa Cour Tabriz, o, dautre part, des officiers franais, ayant accompagn ou suivi le gnral Gardanne, avaient tch dapporter avec eux les bienfaits, ou les principales nouveauts, de la civilisation moderne. Ils avaient notamment organis un noyau darme indigne, construit des routes, cr quelques fabriques industrielles. Aussi tait-ce Tabriz qutaient venus se grouper le peu dagents expdis par lEurope en Perse afin de sy disputer linfluence au profit de leurs gouvernements respectifs.

Griboidove, une fois dans son monastre diplomatique, ou, comme il lcrit quelque part ailleurs en se moquant dun vers classique,

Au centre des dserts de lantique Arabie,

commena par se familiariser avec le persan, voire avec larabe. Il sappliqua spcialement rapatrier les prisonniers de guerre et les dserteurs qui, de 1804 1812, avaient t emmens ou staient sauvs en grand nombre, de Gorgie surtout, dans lintrieur de la Perse. En labsence de Mazarovitche, il fut charg plus dune reprise de linterim et sut se faire bien voir du prince Abbas. En somme, la direction quil donna sur les lieux la politique russe ne fut pas malhabile, puisque la Perse finit par se battre avec la Turquie, ce qui ne pouvait qutre fort avantageux pour son pays. Malgr ces fructueux rsultats, malgr aussi diverses apparitions, soit Thran, soit mme Tiflis, ce sjour de trois annes au milieu dun peuple peu civilis parut bien long Griboidove, qui ne cessait dinsister au ministre pour obtenir son propre rapatriement. Il eut enfin loccasion de venir rejoindre le gouverneur gnral de la Gorgie, Ermolove, au moment mme o commenaient les premires hostilits turco-persanes, et le hasard voulut quil se casst le bras pendant le voyage. Trs mal rajust en route par un empirique, le bras endommag se rompit de nouveau Tiflis. Ermolove, le 12 janvier 1822, fit part au comte Nesselrode de ce double accident, et lui exprima le dsir de garder auprs de lui lintressant et actif diplomate, qui, tout en restant porte des secours de lart chirurgical, comblerait dans son tat-major un vide trs sensible. Le 19 fvrier, satisfaction fut donne de Pterbourg ce dsir.

Griboidove, dont les biographes, consciencieux jusqu la minutie, ont suivi pas pas lexistence, prit domicile dans le bazar armnien, au dernier tage (le second tout au plus) dune petite maison. Son appartement, compos de deux pices seulement, tait tourn vers le nord, il donnait vue par consquent sur limposante et sinueuse chane du Caucase. Par surcrot de bonheur, il put se procurer chez un colonel dinfanterie lunique piano quil y et alors dans la ville. Afin demployer son temps le plus utilement possible, il poursuivit ses tudes de langue persane avec le matre dun tablissement de bains. Souvent il accompagna dans ses tournes dinspection le gouverneur gnral, qui apprciait de plus en plus ce jeune homme de cur et desprit. Il entra aussi en relations troites, vers cette poque, avec la famille du prince gorgien Tchavtchavadz, lun des plus riches propritaires du pays, qui devait un peu plus tard devenir son beau-pre. Malgr tout, ne rvant que belles-lettres et triomphes littraires, Tiflis presquautant qu Tabriz, il se sentait comme en exil. Ds 1823, il avait obtenu dassez longues vacances. En mai 1824 commena pour lui un second cong qui dura environ une anne. Il devait en profiter pour aller prendre les eaux ltranger; mais il prfra renouer, tant Moscou qu Pterbourg et aux environs, tous les fils de sa vie passe et de ses amitis suspendues. Nous verrons en temps et lieu lusage quil fit de ces loisirs, trop tt termins, comme tous les loisirs, par le retour au labeur quotidien.

La tentative rvolutionnaire de dcembre 1825, tentative favorise par un grave malentendu propos de lordre de succession au trne, troubla de loin, comme un brusque coup de tonnerre, la monotonie de cette existence en somme trop bureaucratique pour ntre pas parfois assez insipide. Incontestablement, notre pote tait li avec la plupart des dcembristes, et, malgr certaines plaisanteries de sa pice, plaisanteries dont nous ne connaissons pas au juste la date, il partageait au fond du cur leurs vellits librales. Rien nautorise cependant penser que, de Tiflis, il conspirt avec une poigne dexalts vivant sur les bords de la Nva et qui eux-mmes ne faisaient quexploiter dans lintrt de leurs rves un concours de circonstances inespres. Nanmoins, tout hasard, lorsquErmolove eut reu du gouvernement lordre darrter sans dlai Griboidove et de lenvoyer Pterbourg avec tous les papiers quon aurait pu saisir chez lui, le vieux gnral crut prudent de faire entendre son jeune protg quavant une heure ses secrets ne seraient plus en sret. La perquisition, aprs un pareil avis, ne pouvait gure amener de dcouverte compromettante, mais Griboidove nen fut pas moins conduit manu militari au sige du pouvoir central et incarcr ds son arrive dans la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul. Il avait pris assez gaiement cette msaventure, et, avec les amis quil put voir en route, mme avec sa mre et sa sur, il ne se gna pas pour rire de beaucoup de choses et de beaucoup de gens, commencer par son guide en bottes fortes, un simple Feldjaeger quil samusait qualifier de grand dEspagne. La captivit du pote dura quatre mois, pendant lesquels il chercha le plus de distraction quil put dans des livres de toute espce, y compris le Trait de calcul diffrentiel par Francur. Les juges, qui auraient eu bien du mal dcouvrir des preuves srieuses contre lui dans sa correspondance, et qui dailleurs, pour la plupart, gotaient fort son mrite, se montrrent, tout prendre, fort bienveillants. Au mois de juin 1826, Griboidove fut rendu la libert. Il reut mme un avancement dun rang dans le tchine et fut prsent son nouveau souverain, Nicolas Ier .

Aprs avoir fini lt en compagnie de son ami Boulgarine dans une maisonnette isole du faubourg de Viborg, il reprit le chemin de la Gorgie, o de graves changements taient survenus. La guerre avait clat entre la Russie et la Perse, et Ermolove, auquel on reprochait en haut lieu linsuffisance de ses prparatifs militaires, stait vu remplacer par Paskvitche, qui avait pous une cousine germaine de Griboidove. Celui-ci, vrai dire, dgot plus que jamais depuis son dernier enlvement du travail impersonnel et souvent strile auquel il tait condamn, rvait de consacrer dornavant sa vie ltude et aux lettres. Mais sa mre, dont lexistence parat avoir t assez prcaire, insista auprs de lui pour quil tirt parti de son mrite comme diplomate et surtout de ses attaches de parent. Ermolove, daprs certains rcits, napprit pas sans quelque chagrin que son ancien secrtaire stait mis la disposition de son heureux rival. Attach ltat-major gnral du commandant en chef, avec des pouvoirs fort tendus pour toutes les affaires de Perse et de Turquie, Griboidove, ds le dbut des hostilits, eut l-propos de se prouver lui-mme, et surtout de prouver aux autres, ce que valait en lui, et ce que vaut toujours, lnergie morale. Un jour, en voyant un de ses amis tomber ses cts sous un projectile ennemi, il avait t pris dun saisissement involontaire. Il ne voulut pas que cet effet nerveux se reproduist. Il alla donc, de gaiet de cur, se placer au plus fort dune grle de balles et de boulets, uniquement afin de shabituer au sang-froid en face de la mort et de dvelopper dans son tre physique limpassibilit du vrai courage. Les succs militaires de Paskvitche furent rapides. Ds le mois de juillet 1827, aprs la prise de la forteresse dAbbas-Abad, Griboidove tait envoy au camp du prince hrditaire, pour tcher de conclure la paix. Ses efforts cette fois demeurrent sans rsultat. Les Russes furent obligs de vaincre encore, et les nouveaux dsastres de la Perse ne les rendirent pas moins exigeants. Le 10 fvrier 1828, le triomphe de Paskvitche et de Griboidove se trouva enfin complet. Par le trait de Tourkmentcha, Nicolas agrandissait ses tats du Khanat drivan ainsi que de celui de Nakhitchevan, et obtenait pardessus le march la promesse dune indemnit de vingt millions de roubles pour ses frais de guerre.

Griboidove avait t charg par le conqurant drivan daller offrir Pterbourg ces magnifiques conditions. Il reut une rcompense proportionne lclat de ses rcents services. Linculp de 1826 se vit nommer le 25 mars 1828 conseiller dtat et chevalier de Sainte-Anne de seconde classe, sans parler dune gratification de quatre mille ducats. Ce ne fut pas tout. Il sagissait de faire excuter le trait et de rtablir les relations diplomatiques avec la Perse. Griboidove, qui, au dire de Boulgarine, ne songeait plus qu se retirer avec lui et sa femme aux environs de Dorpat, dut se laisser accrditer auprs du shah en qualit de ministre plnipotentiaire (25 avril 1828). Toutefois il ne se rendit pas immdiatement son poste. Il dut dabord soccuper de la ratification du trait, et, cet effet, courir la recherche de Paskvitche, encore au milieu de ses troupes. Il contracta durant ces courses perdues une fivre des plus violentes, qui a mme t qualifie par lui de fivre jaune. Puis, il revint Tiflis pour sy marier. Sa fiance, quil aimait depuis longtemps, bien quelle net que seize ans, tait la fille du major-gnral Tchavtchavadz, dont nous avons dj parl. Le temps manqua pour demander lEmpereur lautorisation dusage. Griboidove tait press par son zle patriotique dentrer en fonctions le plus tt possible. Paskvitche prit sur lui de ne pas diffrer le bonheur des deux fiancs. Le 22 aot, leur mariage fut clbr dans la cathdrale, dite de Sion. Quelques ftes de famille suivirent, quoique le beau-pre ft absent et que le gendre restt toujours en proie une fivre ardente. Il quitta enfin Tiflis le 9 septembre, et, le 19, rivan, o le prince Tchavtchavadz tait venu le voir. Le 7 octobre, il atteignit Tabriz, avec sa jeune femme, qui ne devait pas aller plus loin, et qui ne souponnait gure quelle y disait un suprme adieu son mari.

Lesprit de Griboidove tait fort assombri ce moment, si brillant en apparence, de sa carrire. Le 30 octobre 1828, de Tabriz mme, il panchait les secrtes tristesses de son me dans une lettre prive au chef du dpartement asiatique, Rodophinikine. Jai peu despoir, lui crivait-il, dans mon habilet, mais beaucoup dans le Dieu de la Russie. Cela vous prouve encore que chez moi les affaires dtat sont les premires et les plus importantes de toutes et que je fais absolument fi de celles qui me sont propres. Il ny a que deux mois que je suis mari, jaime ma femme la folie, et cependant je la laisse seule ici, afin daller plus vite rclamer de largent au shah Thran, mais peut-tre aussi Ispahan, nimporte o il lui aura plu daller. Ces moroses pressentiments taient plus que justifis par la situation complique des affaires quil avait mission de dnouer. Le gouvernement persan ne versait la contribution de guerre quavec toute la mauvaise volont possible. La dernire paix lui avait t trop onreuse pour quil nen et pas gard une sourde et durable irritation. Les Anglais, de leur ct, soufflaient avec toute lardeur imaginable sur ces cendres mal teintes, afin de nuire aux Russes dans la pleine mesure de leurs forces. Enfin, il ne sert rien de ne pas lavouer, un crivain aussi mordant que Griboidove, quelle que ft dailleurs sa comptence professionnelle, ntait pas lhomme quil et fallu choisir pour apaiser les dfiances et mener bien luvre de rconciliation qui doit succder aux grandes victoires. tort ou raison, il mprisait avec une conviction par trop profonde la Perse et les Persans, et il revenait chez eux en vainqueur arrogant, plus apte faire natre la haine partout autour de lui qu ramener les esprits une rsignation ncessaire, en usant de tact et de patience.

Ds le dbut, il installa un consul russe Ghilan, ce qui navait pas t convenu par le trait de paix, et ce qui forma un premier grief. Le voyage de la lgation russe, de Tabriz Thran, fut ensuite signal par quelques incidents fcheux. Mais les visites officielles du ministre devinrent une bien autre source de conflits et de mcontentements. On a prtendu notamment que Griboidove aurait commis une faute grave, volontaire ou non, contre ltiquette persane, en ne retirant pas ses sandales au lieu et au moment ordinaires, et que dailleurs le ton de sa conversation aurait t si peu mesur que le shah aurait fini par la rompre avec une brusquerie offensante. Ces incidents, on sen doute aisment, furent exagrs, avec toute la perfidie orientale, par les nombreux ennemis que linfluence russe comptait alors la Cour et dans la famille royale. Divers subalternes que Griboidove avait t oblig demmener du Caucase sa suite contriburent encore davantage attiser lexaspration publique, en veillant ou en encourageant chez beaucoup de rfugis gorgiens le dsir de retourner dans le pays qui les avait vus natre. La population de Thran prit fort mal ces cas de rsipiscence factice, ou tout au moins tardive. La colre qui couvait dans les esprits se transforma en fureur, lorsquon sut quun des principaux eunuques du palais, Iakoube, venu jadis de Gorgie, demandait, lui aussi, profiter de la clause du trait en vertu de laquelle tous les sujets de la Russie restaient libres de regagner leur lieu dorigine. Griboidove, raconte-t-on, lui ferma une premire fois sa porte, assez durement mme. Mais Iakoube revint le lendemain, persistant dans ses intentions. Le shah fit sans retard rclamer le transfuge, laccusant davoir vol des sommes importantes au harem, mais plus courrouc au fond de voir au milieu des Russes un homme initi ses secrets les plus intimes que de ne pouvoir faire rendre gorge un voleur. Griboidove offrit de laisser trancher la question par un tribunal persan; les juges, dit-on, manqurent au rendez-vous. Pendant ce temps les prtres ameutaient la foule dans les mosques. Ils montraient le pays de leurs pres, leur capitale mme menace de subir la loi dtrangers qui ne reculaient devant aucun empitement. Ils neurent pas grandpeine convaincre le fanatisme des indignes. Un dernier incident fut comme ltincelle qui vint mettre le feu aux poudres. Deux femmes, lune Gorgienne, lautre Allemande, mais ayant droit la protection du ministre de Russie, se rfugirent encore dans son htel, la veille de son dpart. La plbe cette fois les y suivit en armes, parlementa au dbut, puis bientt enfona les portes, grimpa sur les toits, massacra les quelques cosaques qui cherchaient dfendre leur matre, et, quand celui-ci apparut la tte de ses derniers serviteurs, un sabre la main, il fut son tour rapidement entour et assassin (30 janvier 1829). Trente-sept Russes prirent dans cette lamentable chauffoure. Le valet de chambre, le cuisinier mme ne furent pas pargns. Il ny eut de sauv du personnel entier de la lgation que le premier secrtaire, Maltzove. Les Persans de leur ct virent tomber soixante-neuf des leurs. Les troupes du shah ne se prsentrent pour rprimer lmeute que lorsque son uvre fut bien compltement termine.

Cet attentat contre le droit des gens pouvait avoir des suites politiques dune incalculable porte, car la Russie trouvait dans la mort de son plnipotentiaire un prtexte pour recommencer la guerre, si elle le souhaitait. Heureusement, elle venait dacqurir assez de territoires aux dpens de la Perse pour se montrer clmente. Le gouvernement persan dailleurs ne marchanda pas les excuses. Ds les premiers jours, il avait reu du ministre britannique Tabriz une note fort nergique qui lui exprimait la rpulsion la plus vive au sujet du forfait commis Thran. Le fils ou le neveu du ministre, le capitaine Macdonald, fut charg dy porter cette note et den ramener les Russes qui, pars dans la ville, auraient eu la bonne fortune, ainsi que Maltzove, dchapper lhcatombe. Dsavou mme par les Anglais, le shah se confondit en regrets dans une lettre quil prit la peine dcrire Nicolas. Le soin de remettre cette missive son adresse devait dabord tre confi son futur successeur, Abbas-Mirza; toutefois, ce fut seulement lun des fils de ce dernier, le septime, quon chargea de cette tche. Khosrov-Mirza, au milieu dun cortge de 140 personnes et de 300 chevaux, fit en effet son entre solennelle dans Moscou le 14 juillet 1829. Il ne se contenta pas daller saluer crmonieusement les autorits publiques, il fit aussi une visite de condolance la mre de Griboidove. Ce voyage dexpiation ne se termina qu Pterbourg, o le tzare voulut bien se tenir pour satisfait de la punition inflige ou annonce aux coupables, notamment lun des principaux membres du clerg, qui dut quitter Thran.

Le corps de Griboidove ne fut reconnu dans le monceau de cadavres o il se trouvait confondu que grce la mutilation que lui avait fait subir quelques annes auparavant le bretteur Iakoubovitche. Au moment o lhumble et triste caravane qui ramenait Tiflis les restes mortels du ministre de Russie Thran allait toucher aux confins de lArmnie, elle fit la rencontre inopine dun voyageur solitaire, errant le long de lEuphrate au pied de la forteresse de Gerger et tout entier lmerveillement que lui causait le nouvel horizon de montagnes dploy devant lui. Ce touriste, perdu dans limmensit des dserts russo-persiques, ce ntait rien moins que Pouchkine. Deux bufs, rapporte-t-il, attels un chariot, montaient un chemin escarp. Quelques Gorgiens accompagnaient le chariot. Do venez-vous? leur demandai-je. De Thran. Quapportez-vous? Griboidove! Ctait en effet le corps de Griboidove assassin quils ramenaient Tiflis. Je nesprais plus rencontrer nimporte o notre Griboidove. Je mtais spar de lui lanne prcdente, Pterbourg, avant son dpart pour la Perse. Il tait triste, il avait dtranges pressentiments. Je voulus le tranquilliser, mais il me dit: Vous ne connaissez pas ces gens-l; vous verrez quil faudra jouer des couteaux. Il supposait que la cause des massacres serait la mort du shah et les discordes intestines de ses soixante-dix fils. Pouchkine, ce moment-l, enfant gt de la gloire, ne se doutait gure que sa fin lui-mme serait aussi sanglante et non moins prmature. Lermontove, lui aussi, devait mourir jeune, et des suites dun duel, au Caucase. La longvit jusquici na pas t en Russie le privilge du gnie. Mais une vie courte en est souvent, sinon la ranon, du moins la sauve-garde, puisquelle le prserve de se survivre lui-mme, dans linconscience des dcadences sniles et lorgueil des engouements attards.

Le cortge funbre cependant poursuivit sa route au-del de lAraxe, limite des deux Empires, qui fut franchie le 1er mai. Jusque-l les restes de Griboidove avaient repos dans une sorte de grand coffre, revtu, intrieurement, de peau de bte, et, lextrieur, de peluche noire. Ds quon eut touch le sol russe, ils furent placs dans un cercueil plus convenable quon fixa sur un corbillard. De la ville voisine de Nakhitchevan, dont la plume de Griboidove avait consacr la cession son pays, taient venus sa rencontre, outre le consul gnral de Russie en Perse, les principaux dignitaires de lglise orthodoxe, quantit de notables de la rgion et un bataillon dinfanterie, suivi de deux canons. Une halte assez longue eut lieu Nakhitchevan. Puis, travers la province drivan, la procession mortuaire continua pas lents sa marche jusqu Tiflis. Ce fut le 18 juin, mais trs tard, quelle y arriva. Les ombres de la nuit entouraient ce retour lugubre de je ne sais quel indicible prestige deffroi. La malheureuse veuve du pote, dont lambassadeur anglais avait pris soin Tabriz, et qui avait regagn le chef-lieu de la Gorgie pour y attendre le cercueil de son mari, neut pas plus tt aperu la lueur des premires torches se rflchissant le long des bords abrupts et des vignes de la Koura quelle tomba vanouie. Le lendemain, les obsques furent clbres en grande pompe dans lglise mme o lanne prcdente avait en lieu le mariage du dfunt. Il fut inhum dans ce monastre si pittoresque de Saint-David, qui avait tant de fois charm son regard. Lui-mme avait sur ce point coup court par avance lembarras des siens. Quon ne laisse pas mes ossements en Perse, avait-il dit en propres termes sa jeune femme, prenant cong de lui Tabriz, mais quon les enterre au monastre de Saint-David. Un monument en forme de chapelle marque aujourdhui la place o sont conserves ses cendres. Une femme agenouille y embrasse une croix, au pied de laquelle gt le petit livre qui, avec une ligne dans lhistoire de la Russie, suffira faire vivre le nom de son auteur. Sur le pidestal figure un mdaillon, avec lindication des deux dates de la naissance (4 janvier 1795) et de la mort, puis cette inscription touchante: Ton esprit et tes actions ne mourront pas dans le souvenir des Russes, mais pourquoi mon amour ta-t-il survcu? La jeune veuve de Griboidove ne se remaria pas en effet, et fut enterre dans le mme tombeau que son mari, ds lanne o elle mourut, en 1857. Le trpas lamentable de son poux lavait prive mme des esprances de maternit qui souvraient pour elle au moment o elle apprit laffreuse nouvelle. Le gouvernement russe, en lui accordant une rente de cinq mille roubles, plus un ddommagement de soixante mille ( partager avec la mre du diplomate) pour le pillage commis, ne put la consoler que bien mdiocrement par ses libralits de tout ce quelle perdait.

Daprs M. X. Polvoi, Griboidove tait dune taille moyenne, assez mince, et paraissait un peu plus vieux que son ge. Sa manire dtre avait pour traits caractristiques laisance et laffabilit. Sa parole toutefois tait assez lente, et il ne se mettait gure parler quen bauchant tout dabord un sourire sur son visage. En somme, il parat avoir exerc personnellement une grande sduction sur tous ceux qui lavaient approch. Il suffisait de lavoir vu pour laimer, ajoute le mme tmoin. Malheureusement pour la postrit, le portrait le plus connu qui existe de lui et qui fut fait en 1824, portrait aujourdhui reproduit en tte de beaucoup dditions, ne nous permet pas de nous rendre compte de ces avantages physiques ou semi-physiques. Une chevelure paisse et lourde taille en perruque, une paire de lunettes sur un nez un peu fort, un visage plus rond quovale, une cravate cartonne do merge un triangle allong de linge blanc, un jabot qui se crispe dans le chle dun gilet, un habit noir revers et collet empes dune extrme largeur, des manches raides contenant des bras revus et corrigs dans un tablissement orthopdique, des mains qui semblent gantes, un pantalon, non moins blanc que le gilet et tir par des sous-pieds qui servent comme dtrier des bottines vernies, voil laspect, fort correct sans doute, mais assez peu gnial de notre auteur. Le cadre bureaucratique o il se trouve plac ajoute encore au dsenchantement. Lartiste en effet la reprsent dans un fauteuil la Voltaire, auprs dune table sur laquelle il pose un coude. Le tapis de la table, quon souponne devoir tre vert comme une prairie en avril, supporte quelques livres empils et une critoire demploy surmonte de trois plumes doie qui scartent lune de lautre peu prs de la mme faon que les chevaux dune troka. Il faut bien le dire, cest plutt en prsence dun directeur de lenregistrement que nous croyons nous trouver quen prsence de lhomme qui a eu assez desprit pour pouvoir lui faire lesprit son procs sans jamais en manquer et fonder du premier coup un thtre national en Russie.

II.

Il est temps den venir maintenant la vie littraire de Griboidove, qui aura t en somme le meilleur de son existence, pour lui aussi bien que pour nous. Quels que puissent tre ses titres partager avec Paskvitche lpithte drivanskii, il nen a pas moins vcu avant tout de projets ou de travaux dramatiques, et le diplomate chez lui a toujours t prim par le pote. Encore bien quil ait comme paraph de son sang la conqute russe de lAsie-Mineure, le fonctionnaire ntait chez lui qu la surface. Lhomme intrieur, le moraliste, lcrivain nous reste tudier, et, en dfinitive, ce sera lui qui aura le mieux assur limmortalit Griboidove en donnant la Russie la gloire de placer le nom dun de ses enfants ct de ceux dAristophane ou de Molire.

Gor ote ouma, coup sr, est le chef-duvre, luvre unique mme de Griboidove, et nul plus que lui peut-tre ne mrite dtre appel homo unius libri. Nanmoins, lorsquil se mit srieusement lcrire, il nen tait pas, tant sen faut, son premier essai. Ds son adolescence, le got du thtre parat stre veill en lui. Une comdie en trois actes, intitule Ltudiant (Stoudente), et qui remonte lpoque o lauteur tudiait lui-mme, prouve la prcocit de ses aptitudes et sa passion inne pour la littrature comique. Il aurait aussi crit, avant dentrer au service militaire, une parodie de la clbre pice dOzrove, Dmitrii Donskii, parodie laquelle il aurait donn le titre assez grossier de Dmitrii Drianskiii. Htons-nous de le dire: Griboidove ne tarda pas reconnatre que le moment tait peu propice pour tourner en ridicule les uvres patriotiques. Non-seulement sa parodie ne fut ni joue ni imprime, et Bigitchve resta seul en possder un manuscrit, mais, de plus, notre jeune officier de hussards, en proie lexaltation nationale et librale de la plupart de ceux qui lentouraient, se lana dans une tout autre carrire.

La crise que lon traversait ne tarda pas en effet lui inspirer le plan dun drame historique qui, par malheur, na pas t crit, mais o aurait souffl une colre juvnalesque, presque mystique, moins peut-tre encore contre lindiffrence de certaines classes sociales que contre le gouvernement qui, au lendemain de la victoire, navait pas cru -propos de tenter en Russie les rformes risques en Prusse sur les conseils du baron de Stein. Les lignes magistrales traces dun crayon furtif pour dessiner lensemble de cette sorte dpope dramatique nous font vivement regretter quil ne nous en soit parvenu quune scne unique.

Quant au schma dans lequel Griboidove panchait son enthousiasme patriotique, et, disons-le aussi, ses dsillusions amres, il comprenait trois parties, plus un pilogue. Le rideau se levait sur la Place Rouge, Moscou, ce vaste espace qui stend du Kremlin la ville chinoise et que dominent les coupoles bulbeuses et polychromes de linimitable Saint-Basile. Le principal personnage de lpope, qui ne nous est connu que par linitiale M.* , se trouvait l au milieu des groupes populaires, consterns par la nouvelle de la bataille de Borodino et surtout de la marche en avant de Napolon. La prise de Smolenske, le retour du tzare Alexandre et les convois de blesss passant sous les yeux de la foule noccupaient pas moins la conversation. Le tableau suivant nous transportait deux pas de l, en plein Kremlin, dans la cathdrale de larchange Saint-Michel, qui lui-mme faisait entendre tout dabord sa voix retentissante pour voquer les hros du vieux monde russe, Sviatoslave, Vladimire-Monomaque, Ivan-le-Terrible, Pierre-le-Grand. Ces gants accablaient de toute la gloire du pass la misre honteuse du prsent et prophtisaient que la Russie ne revivrait que si ses enfants, trop amollis peut-tre pour se sauver eux-mmes, rveillaient au moins dans la prochaine gnration lamour de la patrie et de la libert. Aprs quoi ils dfilaient en cortge triomphal, suivis dune multitude dombres, jadis illustres; le plafond du temple sentrouvrait pour les laisser senvoler, et la vision disparaissait. De l nous passions, mais quelques jours plus tard, encore tout ct, dans une autre partie du Kremlin: la Chambre des tzares, dj occupe par Napolon et ses principaux lieutenants. Aprs un rcit saisissant de la prise de Moscou, le vainqueur de Borodino, rest seul sous ces votes tonnes de recevoir un pareil hte, se livrait, la fentre ouverte, par un clair de lune mlancolique, des considrations leves sur les murs et le grand avenir de ce jeune peuple dont il venait de dconcerter lhrosme, sans labattre. Griboidove, ses notes en font foi, hsitait sur le point de savoir sil najouterait pas un peu de varit ce monologue au moyen dune apparition, dans le genre sans doute de Shakespeare.

La seconde partie du drame commenait dans la maison o les acteurs franais donnaient Moscou leurs reprsentations. Un des plus brillants officiers de ltat-major imprial sy devait abandonner, avec une expansion voisine de loutrecuidance, lorgueilleux plaisir de raconter tous les enivrements de sa vie actuelle et tout ce quil attendait encore de sa gloire future. Il avait pour contradicteur, et surtout comme contraste, un vieux militaire cheveux gris, saisi, lui, damers pressentiments, et ne se gnant pas pour confesser la crainte sourde, mais vivace, quil prouvait, malgr sa bravoure, de prils inconnus et peut-tre prochains. Le rire, plus encore que lincrdulit, accueillait ses mfiances, et bientt, du thtre intrieur, schappaient des bruits de danse mls de chants joyeux. Cependant une vive rougeur apparaissait aux fentres, puis envahissait peu peu la salle, tandis quon entendait au-dehors le vent mugir en tempte. Plus de doute, ctait lincendie, et quel incendie! celui de la ville entire. La scne se dplaait alors, et le spectateur, transport au milieu des rues et des maisons en flammes, assistait, la nuit, des pisodes o lhorreur morale le disputait lhorreur physique, car le pote tenait montrer tous les vices dchans en mme temps que la fureur du feu. Le trop confiant officier de lentourage de Napolon, ainsi que le hros M.*, se retrouvaient l dans diverses situations. Puis venait un tableau rustique aviv dune pointe dironie sensible. Dans un village des bords de la Moskva, o la lchet des serviteurs du gouvernement navait su prparer aucun moyen de dfense, une leve en masse tait prpare par lardeur communicative de M.* et sans le concours de la noblesse.

Nous avons moins de dtails sur la troisime partie, o la plume du pote avait laiss son imagination beaucoup de vides combler. Ce que nous savons seulement, cest que le spectateur aurait assist une srie de scnes dhiver et de morts horribles durant la retraite de nos troupes. Au nombre des plus poignantes aurait figur la mise la torture de lofficier prsomptueux que nous avons dj rencontr deux reprises et du sage vtran qui avait cherch jadis avertir sa prsomption juvnile. Rapprocher ainsi dans un supplice commun et obscur deux nobles caractres aussi diffrents par lge que par les instincts tait certes une ide qui dcle chez Griboidove une entente rare des effets dramatiques. Les exploits du mystrieux M.* devaient alimenter en grande partie ce troisime acte, o les abominations insparables de la guerre auraient sans doute jou un plus grand rle que les joies et lexaltation du triomphe obtenu.

Lpilogue se serait compos de deux tableaux, lun et lautre inspirs par la Muse du dsenchantement. Dabord, Vilna, la cure des rcompenses et lpre avidit des solliciteurs de toute espce achevaient de faire vanouir, plus encore que la sauvagerie des scnes belliqueuses, la posie de la victoire. M.* en concevait un mpris mortel lgard de tous ceux qui, ayant si peu fait pour sauver la patrie, mendiaient et volaient les honneurs dus ses vritables librateurs. Quant lui-mme, on lui octroyait la permission de retourner son foyer avec des conseils paternels dobissance et de soumission aux autorits. Au second tableau, nous le retrouvions, soit dans son village natal, soit au milieu des ruines de Moscou, cherchant chapper, mais en vain, toutes les ignominies du pass. Condamn vivre, absolument comme autrefois, sous le bton de son seigneur, qui, dj, prtendait le forcer couper sa barbe, de dsespoir, il se suicidait.

Au lieu de remplir Breste-Litovski ce large et magnifique programme, Griboidove, qui avait besoin doccupations littraires pour se consoler de vivre habituellement avec des Hottentots de caserne, se contenta de traduire, ou, plus exactement, de remanier en les traduisant quelques pices franaises. Il avait dabord song un sujet, qui avait fourni Crbillon son chef-duvre, Rhadamiste et Znobie. En fait, il se rabattit sur une comdie toute rcente, dans laquelle Mlle Mars obtenait alors Paris un trs vif succs par son esprit et sa grce, Le secret du mnage, de Creuz de Lesser, joue pour la premire fois le 25 mai 1809. On a assur que Griboidove navait entrepris ce travail que de compte demi avec le prince Chakhovskoi. Mais bien des raisons portent croire que le prince borna son concours lindication de la pice et aux dmarches ncessaires pour la faire reprsenter. Elle fut donne en effet Pterbourg le 29 septembre 1815 sous le titre de Les jeunes poux (molody souprougi) et imprime dans la mme ville la mme anne. vrai dire, ctait une simple imitation, ou tout au moins une traduction fort libre. Les trois actes de Creuz de Lesser se trouvaient fondus en un seul, et ses trois personnages, M. et Mme dOrbeuil et Mme dErcour, recevaient en russe de purs noms de fantaisie: Ariste, Elmire et Saphire. Ce dernier tait un ami du mari, substitu la cousine de la pice franaise. Quant au style, il fut assez vivement attaqu, et lauteur lana lun des critiques un petit pamphlet fort acerbe intitul Loubotchnii Thtre, quil ne russit faire insrer dans aucun recueil priodique, en raison mme de ce quil contenait de personnel et de violent. Il y a cependant dans cette rduction dramatique, cest des jeunes poux que je parle, quelques pigrammes fort bien tournes, affines mme par Griboidove et o se trahit dj le tour sarcastique de son esprit. Nous citerons comme exemple, la seconde scne, la petite tirade contre les talents de salon attribus aux jeunes filles qui font faire leurs dessins par leur professeur ou dont laccompagnateur crase les fausses notes sous un coup darchet opportun. Creuz de Lesser navait pas eu tant de malice, et il ne visait gure que labandon prmatur des arts dits dagrment.

Ce succs tait peine remport que Griboidove, mais cette fois en collaboration bien avre avec son ami Gendre, adaptait de nouveau aux exigences de la scne pterbourgeoise une nouvelle pice franaise, Les fausses infidlits, du Marseillais Barthe. Ce petit acte, auquel les traducteurs avaient conserv son titre primitif, en substituant seulement le singulier au pluriel, fut reprsent en fvrier 1818. la mme poque, nous rencontrons encore, dfaut du nom, lactivit de notre pote en jeu sur le thtre imprial de Pterbourg. Le prince Chakhovskoi nayant pas le temps de terminer pour le jour voulu une pice en trois actes et en vers, Svoia Simia, tire de La fiance marie, stait adress deux de ses amis pour laider remplir ses engagements. Khmielnitzkii crivit une scne du troisime acte, et Griboidove les cinq premires du second. Des juges comptents ont constat que de notables progrs, au point de vue surtout de la fermet du style, avaient t accomplis par le jeune et serviable ami du prince en retard.

Griboidove tait dj au Caucase, lorsque, le 10 novembre 1819, il fit sur la scne ses premiers dbuts pour son propre compte et avec les seules ressources de sa fcondit naturelle. Il ne sagissait, il est vrai, que dune simple bouffonnerie, fort courte dailleurs: La rptition de lintermde, mais cet impromptu, qui lui avait t demand pour un bnfice, nen suffit pas moins pour drider quelques instants les htes du thtre. Le genre fort secondaire o sessayait Griboidove jouissait alors dune certaine vogue en Russie, parce quil permettait dassocier dans une mme reprsentation des artistes appartenant diffrents thtres. Laffabulation de cette bluette ne manque ni doriginalit ni de gaiet. Au dbut, un des acteurs en scne prie un de ses camarades, assembls autour de lui, de jouer son bnfice. Mais quelle sorte de pice choisir? On se dcide pour un simple intermde. Reste savoir qui composera lintermde. On prend le parti de sadresser au souffleur, homme dexprience et de bon conseil, quon tire cette intention du fond de sa loge. Le souffleur, qui en a vu bien dautres, fait remarquer quon a sous la main tout ce quil faut pour composer un intermde: un dcor, des costumes, des acteurs et des actrices, sachant dclamer, au besoin mme, chanter et danser nimporte quoi. Il ne manque plus que le titre, mais le rideau va le fournir. Ce rideau reprsente une rivire. On supposera que la rivire nest rien moins que lOka. La pice bnfice sappellera donc Une fte ou Une promenade sur lOka. Toutes les difficults se trouvent ainsi leves. On chante un peu, on danse beaucoup, et, pendant ce temps-l, le souffleur improvise avec ses souvenirs les couplets qui doivent la fin attirer sur lui et ses compagnons lindulgence du public. Notre uvre peut ntre pas parfaite, dit le vieux routier; mais lide est nouvelle: or, tout nouveau, tout beau.

Parmi les pices de second ordre de Griboidove, il en est une qui, suivant quelques-uns, est antrieure son uvre matresse, quoiquelle nait t joue que le 11 septembre 1824 Moscou; beaucoup la croient postrieure. Nous prfrons en parler ds prsent, non seulement parce que le talent de lauteur ny est encore, de toute vidence, qu lge des promesses heureuses, mais surtout parce que le lieu de laction et le nom de son collaborateur, le prince Viazemskii, sembleraient indiquer que la conception tout au moins en peut tre reporte une poque assez peu avance de la vie du pote. Cest en effet en Pologne que se passe cet imbroglio intitul Kto brate, Kto sestra? cest--dire en franais Qui est le frre? Qui est la sur? M. Kodislavskii la retrouve dans la mme collection que La rptition de lintermde, grce par consquent aussi la censure, qui, si elle empche parfois de jouer les pices, de temps autre, par compensation, les empche de prir. Le collaborateur de Griboidove na pas, il est vrai, consenti laisser imprimer ce pch de jeunesse, mais lanalyse dtaille et les nombreux extraits qui en ont t donns par le Rousskii Viestnike peuvent nous consoler de ne pas connatre luvre entire. Lintrigue en est assez peu complique. Un jeune Polonais, Roslavlive, vient de se marier sans le consentement de son frre an, chef de sa famille, chambellan par-dessus le march, et, ce qui est plus grave, ennemi par principe du mariage plus encore que des femmes. Un double accident de voyage oblige les deux frres sarrter lun et lautre dans la mme maison de poste. La jeune marie, Julie, a lide de revtir un costume dhomme pour se prsenter au farouche chambellan comme un ami intime de son frre. En vue de lui complaire, elle affecte son exemple de har le beau sexe et dclare quune seule femme a trouv grce devant ses yeux: sa propre sur. Inutile dajouter quun nouvel accident, non moins complaisant que les autres, amne cette sur au bout de quelques instants, et quil lui en faut presque moins encore pour tourner la tte son interlocuteur que pour changer de toilette. Aussi, ds quelle reparat sous ses habits masculins, reoit-elle brle-pourpoint la sincre confidence de lamour quelle a inspir. Il ne lui reste plus, en rejetant son manteau et son chapeau demprunt, qu dclarer la vrit tout entire Roslavlive, qui voudra bien se contenter de laimer en qualit de belle-sur.

Nous ne mentionnerons ici que pour mmoire un simple canevas de prologue en deux actes, La jeunesse dun sage (Iunoste Viechtchavo). Ce prologue aurait servi pour louverture du nouveau thtre, qui, en 1823, allait remplacer Moscou lancien thtre dit de Pierre, en souvenir de son fondateur, et qui avait t brl ds 1805. On devait voir dans cette fantaisie un pcheur candide, troubl par un songe merveilleux dans lequel lui apparaissait la Muse, et dsertant bientt la cabane paternelle pour satisfaire travers le monde lirrsistible curiosit de son esprit. Ctait en un mot lhistoire du clbre pote Lomonosove que Griboidove adaptait la scne en lidalisant dans une sorte de ferie. Malheureusement, nous ne connatrons jamais les aventures allgoriques quil aurait attribues son hros, puisque, dun ct, il ne consigna jamais par crit les ides qui lui taient venues ce sujet, et que, dautre part, son confident Bigitchve, lunique dpositaire de son projet, a t oblig davouer quil en avait perdu le fil. En ralit, le prologue fut crit par Dmitrive, et eut pour titre, comme pour sujet, Le triomphe des Muses.

vrai dire, lorigine premire de Gor ote ouma est beaucoup plus ancienne que toutes ces compositions de seconde main ou demeures ltat embryonnaire, et lordre chronologique permettrait, presque aussi bien que lordre de mrite, de placer ce chef-duvre en tte de tous les autres essais qui semblent lavoir prcd. En effet plus dun biographe croit en avoir trouv le germe initial, le point de dpart, pour ainsi dire, dans lopposition que la famille de Griboidove fit de trs bonne heure ses gots littraires. Sa mre, en plein salon, ne lui mnageait pas, lorsquil tait tudiant, les rprimandes railleuses sur le monde quil frquentait et quelle ne lui pardonnait pas de prfrer aux antichambres administratives. Elle avait un frre, vieux compagnon de Souvorove, qui toute force prtendait acclimater son neveu dans le monde o lon sennuie, mais o lon arrive tt ou tard, par ltroit sentier de lavancement, aux gros traitements en mme temps quaux belles dcorations. Aussi notre adolescent ne voyait pas plus tt son oncle entrer dans la cour que, pour se soustraire aux corves sociales dont il se sentait menac, il nhsitait pas se jeter sur son lit et objecter un malaise aussi imprvu que peu favorable aux visites de crmonie. Lintelligence en un mot ntait pas apprcie sa valeur autour de Griboidove, et il en avait trop pour ne pas se sentir malheureux de vivre avec des personnes visiblement orgueilleuses de nen pas comprendre le prix. Dans une lettre son ami Bigitchve, il va jusqu le fliciter de navoir pas de mre qui lui impose son joug. Une autre fois, il crit Odoievskii que, dcidment, un vritable artiste ne peut tre quun homme sans naissance. Sur un cahier de brouillons fort -propos oubli par lui en 1828 chez le mme Bigitchve et publi presque tout entier en 1859 par M. Smirnove, il a enfin consign cette rflexion autographe propos de Famousove, le pre de famille mystifi quil venait de mettre en scne: Cest l un caractre qui a disparu presque entirement de notre temps, mais qui, il y a vingt ans, dominait partout; ctait celui de mon oncle. Le Zviezdove, du Stoudente, serait lui-mme, daprs quelques-uns, une sorte dpreuve, un Famousove avant la lettre, et Sabline, son frre, aurait fort ressembl au colonel Skalozoube.

Divers tmoignages achvent de nous confirmer dans cette pense que la premire bauche de Gor ote ouma remonte ladolescence de lauteur. Maikove, dans ses Remarques sur Griboidove, affirme que, ds 1812, il lut plusieurs de ses camarades de lUniversit et son gouverneur Jone des fragments runis sous ce titre. Dautres biographes ne datent ces lectures que de 1816, mais ils ajoutent des dtails qui donnent bien du crdit leur allgation. Louvrage tout entier tait fix dans ses grandes lignes, sans que toutefois la liste mme des personnages ft absolument arrte. On y voyait figurer, par exemple, la femme de Famousove, prise la fois de la mode et en proie une sentimentalit quintessencie, servant par consquent de repoussoir son trs prosaque poux. En revanche Rptilove ny paraissait pas encore. Pendant le premier sjour de Griboidove en Perse, sa comdie, qui ntait jusque-l quune galerie de personnalits pousses au grotesque, prit une plus large porte. Sous linfluence de lge, de la rflexion, de lisolement, le caractre de Tchatzkii devint, dans lesprit du pote, comme un point de cristallisation pour toutes ses vellits de libralisme et ses boutades dindignation patriotique. Un fait indubitable, cest quil travailla avec ardeur sa pice pendant cet exil diplomatique. Sil convient mme dajouter foi une lgende que Boulgarine a mise le premier en circulation, ce serait en 1821, la nuit, dans un kiosque, au milieu dun rve, que Griboidove aurait vu en quelque sorte lui apparatre le plan et comme la vision de sa propre comdie. peine rveill, il aurait pris un crayon, et, sance tenante, fix les images fugitives quil venait dentrevoir. La tche dj avance Tabriz fut poursuivie Tiflis, et, lorsquen 1824 il sen loigna pour une anne, il emportait avec lui tout au moins les deux premiers actes de sa pice provisoirement termins.

La mener jusqu sa fin, et, autant que possible, la perfection, fut loccupation absorbante de ses longues vacances. Sa rentre momentane dans la haute socit de Moscou lui procura toute espce de facilits pour approvisionner sa palette de couleurs vives et bien en harmonie avec la satire quil avait en tte. Lami Bigitchve fut naturellement lun des premiers recevoir communication du manuscrit. Mais Bigitchve prouva la franchise de son amiti en se permettant quelques critiques, et, un beau matin, il eut le chagrin de surprendre le pote en train de jeter au feu un un les feuillets volants qui contenaient le dbut de son uvre.

Griboidove rassura bientt son hte, dj dsespr de sa sincrit. Il avait senti la justesse de ses observations, et il voulait en profiter en crivant de nouveau la comdie. Il la savait assez par cur, assurait-il, pour ne rien perdre de ce quelle pouvait dj renfermer de bon. En une semaine ou deux tout serait rpar. Ce mouvement de dpit ou ce trait dhrosme dun versificateur dsabus sur le mrite de ses vers lui rendit un inapprciable service. Grce en effet au remaniement opr loisir dans le calme profond du village de Dmitrievskoi, il put tirer amplement parti des tudes de murs, des croquis psychologiques rapports par lui de Moscou. La pice, qui jusque-l ne dpassait gure les proportions dune simple vengeance de neveu, qui aurait pu mme se contenter de ce titre, prit au contraire toutes les apparences dun pamphlet adroitement dirig contre la raction politique laquelle prsidaient alors de concert Magnitzkii et Araktchve. Cette transformation fut accomplie la fin du printemps de 1824, et, lorsque le pote eut quitt le gouvernement de Toula pour aller finir lt chez sa sur, devenue Madame Dournovo, le hasard se chargea de trahir le secret de la merveille ignore. Un ami de la maison, le comte Violgorskii, trouva sur le piano quelques pages errantes du manuscrit, les dvora avec enthousiasme, se fit montrer le reste, proclama le tout un chef-duvre, et, sans se douter des rudes dceptions quil prparait lauteur, finit, avec laide de son entourage, par le dcider se mettre en campagne pour faire jouer Gor ote ouma.

Griboidove prit donc le chemin de la Nva, mais il ne devait pas rencontrer de sitt sur ses bords le genre de succs quavaient rv pour lui ses familiers. Sentant lui-mme lopportunit, sinon prcisment de corrections, du moins dattnuations, il se mit tout dabord mousser plus dune pigramme, assombrir certaines teintes, adoucir beaucoup de mchancets. Il eut mme ce moment lexcellente ide dajouter la scne entre Moltchaline et Lise sur lescalier. Nanmoins, aprs avoir ainsi modifi environ quatre-vingts vers, il put bien, soutenu par lengouement du parti libral, lire le mme jour dans plusieurs salons la fois sa pice, devenue aussi polie quun miroir, suivant son expression, mais il ne russit pas la faire accepter par la direction des thtres impriaux. Moscou, la comdie, colporte partout laide de copies manuscrites, dchanait une vritable tempte. Chacun voulait se reconnatre, ou reconnatre lun de ses proches, dans les moins flatteuses inventions de Griboidove. Un Tolstoi, dont les amis sobstinaient retrouver le portrait, frappant de ressemblance, dans le duelliste et brigand nocturne revenu des Aloutes, menaait de se couper la gorge avec lcrivain responsable de cette pasquinade. Lcher en pleine scne sous les yeux dun public malveillant une pareille collection de types moscovites, enlaidis jusqu la diffamation, semblait beaucoup de gens une sorte doutrage au sentiment national, je ne sais quel manque de pudeur patriotique. Griboidove lutta de son mieux, grce de puissantes protections, grce surtout celle de son cousin Paskvitche. Il alla mme jusqu faire tudier deux ou trois rles par les acteurs auxquels il les destinait. Ce fut peine perdue, la censure ne se laissa pas flchir. Un rayon desprance vint pourtant un moment briller devant Griboidove. Lcole dramatique de Pterbourg, ppinire du personnel des grands thtres russes, en possdait un petit, sur lequel sexeraient ses meilleurs lves. Avec la connivence, plus involontaire que vraiment spontane, de linspecteur, cette modeste troupe de dbutants apprit la pice et la monta sous la direction du pote, dj tout radieux de la pense de voir bientt voguer devant lui son navire, ne ft-ce que dans le port et deux pas du rivage. Hlas! le jour de la dernire rptition, un ordre du gouverneur gnral Miloradovitche, qui peut-tre navait pas oubli le mauvais tour jou jadis par lauteur ses fantaisies amoureuses, interdit de la manire la plus catgorique cette reprsentation en petit comit. Disons tout de suite que luvre justement prfre de Griboidove ne devait jamais tre joue devant lui en Russie. Il eut pourtant la surprise den tre une fois, une seule, le spectateur, mais ce ne fut pas sur le sol de sa patrie, ce fut rivan, pendant la guerre. Griboidove avait t appel en 1827 dans cette ville par les ngociations qui allaient la convertir en une cit russe. Les officiers dont les troupes loccupaient y avaient organis un thtre damateurs pour se distraire. Ils ne manqurent pas de faire lauteur les honneurs de sa piquante comdie. En somme, malgr lexcution de quelques scnes, notamment du 3e acte, donn Moscou sous le titre de Un bal moscovite, Gor ote ouma ne fut jou en entier Pterbourg que le 26 janvier 1831 et, sur le thtre de la seconde capitale, que le 27 novembre suivant, mais dune faon assez mdiocre, ce quil parat.

La pice cependant avait trouv moyen de prendre peu peu son essor, grce aux innombrables reproductions qui sen faisaient la main, grce aussi au concours direct ou indirect de la presse littraire. On a calcul que, dans lespace dune dizains dannes, il en avait circul en Russie plus de quarante mille manuscrits. Naturellement, pas deux dentre eux ntaient absolument identiques; de l, pour le dire en passant, lembarras des diteurs futurs et lextrme diffrence de leurs versions. Ces reproductions ou multiplications, qui auraient fait honneur au zle du moyen-ge, furent suivies et l de rcitations publiques, si bien que Griboidove, pendant de longues annes, mort ou vivant, rsolut en plein XIXe sicle un problme quon et pu croire chimrique: obtenir un grand succs en se passant de linvention de Gutenberg. Les Revues jourent aussi un rle considrable dans cette active et victorieuse propagande. Dimportants fragments avaient t accueillis ds 1825 par lalmanach que dirigeait Boulgarine: La Thalie russe. Ces citations valurent aussitt Griboidove, dans les priodiques du temps, le prcieux avantage de discussions souvent passionnes, et sur lesquelles nous aurons revenir. Rien en tout cas ne pouvait mieux servir ses intrts littraires quune polmique aussi vive. La mort du diplomate attira justement lhomme de lettres une singulire recrudescence de popularit officielle. Une dition complte, sans indication, il est vrai, de lieu ni de date, encore moins dimprimerie, mais dont la Bibliothque impriale de Pterbourg possde un exemplaire, prouve que la calligraphie ne resta pas longtemps seule braver le veto de la censure. La premire dition autorise parut seulement en 1833, deux ans par consquent aprs ladmission de la pice au rpertoire des thtres impriaux. Nous navons pas numrer dans cet avant-propos la longue srie des ditions qui suivirent celle de 1833. Quil nous suffise de dire quen 1874 elles avaient atteint le chiffre fort respectable de 39, soit une environ par anne. M. Garousove vint alors avec un texte presque renouvel force de variantes, mais retouch aussi parfois avec des soins et des scrupules vraiment excessifs. Depuis, nous avons pu compter encore au moins dix ou onze ditions. Nous ne sommes certainement pas au bout, car, en dfinitive, le texte est loin dtre fix sur bien des points, et il est mme craindre quil ne puisse jamais ltre autrement que par voie de conjecture ou de simple prfrence. Plusieurs de ces publications, une surtout, de grand format, mais sans aucun appareil drudition, sont illustres. Quant aux traductions, elles ne semblent pas encore trs nombreuses. On en cite deux en allemand, une en anglais, due un Russe et trs exacte comme sens, une en polonais, et une en gorgien. Chez nous, en 1858, assure M. Garousove, M. de Saint-Maur a traduit les deux derniers actes dans le journal Le Dimanche, mais dune manire assez libre. M. Courrire, lui, on a donn chemin faisant quelques courtes tirades, en guise dchantillons. Ajoutons quen 1856 la comtesse Rostopchine a fait imprimer une suite de la pice, sans doute pour lui donner ce lest indispensable quune queue de papier chiffonn ajoute un cerf volant. On y retrouve, vieillis dune vingtaine dannes, tous les personnages de Griboidove; il ny a dabsent que son talent.

Gor ote ouma ntait pas la dernire pice quet compose Griboidove. Avant 1828, il avait aussi crit un drame romantique, comme on disait alors: Une nuit en Gorgie (Grouzinskaia Notche). Je nai plus prsent, avouait-il ses amis, assez de gaiet dans le caractre pour crire des comdies; je prfre aborder un genre plus srieux. Ses fragments obtinrent un grand succs de lecture dans les cercles qui en eurent la primeur. Un lettr bien connu, Gretche, saventura jusqu dclarer que Griboidove, en crivant Gor ote ouma, navait fait quessayer sa plume. En dpit de ces encouragements flatteurs, notre pote voulait laisser passer cinq ans avant de livrer au vrai public sa Nuit en Gorgie. Il aurait mme conu le dessein de la produire dabord dans les salons comme luvre dun autre, et de ne lui prparer une plus glorieuse carrire que si le suffrage de ses auditeurs ly invitait bien clairement. Par malheur, ce drame a pri en entier dans le pillage qui suivit lassassinat de Thran. Jusquen 1859, il resta, ainsi quon la dit fort justement, un vritable mythe. Cest seulement en analysant le cahier de brouillons de Griboidove que M. Smirnove put soulever enfin pour le public un coin du voile. Deux scnes presque entires et le plan gnral de la pice, voil tout ce quil nous est permis den connatre.

La donne tait tire dune lgende gorgienne. Un prince indigne, afin de payer un de ses voisins un cheval de prix, lui a abandonn un jeune esclave. La mre de ladolescent ainsi cd ne peut prendre son parti de cette sparation. Elle va donc trouver son seigneur et le supplie, soit de racheter son fils, soit de la donner elle-mme par-dessus le march au nouveau matre de lenfant. Elle ne fait que se heurter dinbranlables refus. Pousse par lamour maternel toutes les fureurs du dsespoir, elle menace alors le prince dune vengeance infernale, et elle la prpare, ce qui lui est facile, car non-seulement elle a nourri la fille du prince, mais de plus elle est reste sa gardienne. Alors commence la partie fantastique du drame. La malheureuse nourrice se rend dans une sombre fort, y voque Ali, le gnome des flammes, et conclut avec lui un pacte diabolique. Il est entendu quun officier russe, qui vient passer, sprendra de la jeune fille et lenlvera. Cest ce qui a bientt lieu. Le pre poursuit le ravisseur et ne tarde pas lapercevoir avec sa victime sur le sommet de la montagne de Saint-David. Il saisit un fusil, vise lofficier, mais la balle, dtourne par le pouvoir magique dAli, va frapper au cur la jeune princesse. La vengeance de la nourrice nest pas toutefois encore satisfaite par cet infanticide involontaire. son tour, elle sempare du fusil pour tuer le prince, mais, punie galement de son excs de cruaut, ce nest pas son tyran quelle atteint mortellement, cest son fils elle-mme. Le pre et la mre, privs ainsi chacun de son enfant par une mystrieuse destine, prissent bientt dans une inconsolable dsolation. Des deux scnes qui nous ont t conserves de ce scnario, la premire contient laltercation violente et pathtique qui slve presque ds le dbut entre le prince et la nourrice; lautre, lvocation dAli et le dialogue qui sengage entre lui et la mre en furie, au milieu de la fort enchante. Malgr les incontestables beauts de dtail de ces disjecti membra poetae, il y avait peut-tre dans cette tradition populaire plutt un livret dopra que la substance mme dun drame.

Nous navons parl jusquici et nous ne parlerons que des compositions dramatiques de Griboidove. Mais son activit littraire ne sen tait pas tenue au thtre. Il avait aussi essay son talent dans la posie lyrique, et ces essais nous ont valu un certain nombre de petits morceaux fort russis. Lun dentre eux, qui semble dater de 1819, contient de charmants et douloureux adieux la patrie dont il va sloigner. Dautres ont pour titre: LOrient, Les Narguils, Les Brigands du Tchgme. On le voit, comme Lermontove, comme Pouchkine, la Gorgie sduisait et inspirait Griboidove. Quelques pigrammes et quelques traductions figurent aussi, comme il est naturel de sy attendre, dans ce bagage du pote en vacances. Ses uvres en prose sont infiniment plus considrables, et formeraient facilement plusieurs volumes. Dans lespce de journal intime qua retrouv et dpec la plume la main M. Smirnove, Griboidove avait jet au hasard de ses lectures ou de ses rveries une foule de rflexions effleurant mille et un sujets, histoire, archologie, belles-lettres, philosophie, morale. Dans les Revues et les journaux littraires de lpoque, il y aurait recueillir quantit darticles de critique ou de polmique. Les archives de Tiflis ou de Pterbourg doivent en outre avoir conserv plus dun travail officiel sign de lui ou dict par lui; nous savons notamment quil soccupa beaucoup de statistique au Caucase. On y trouverait surtout en grande abondance des lettres adresses ses suprieurs ou ses infrieurs hirarchiques. En ajoutant les plus intressantes toutes celles quon a dj publies et l et qui nont quun caractre plus ou moins priv, on reconstituerait une longue correspondance, moiti en russe et moiti en franais, mais digne coup sr dtre lue par le public lettr de lEurope. Nous appelons de tous nos vux le jour o un libraire intelligent aura donn la dernire gnration du XIXe sicle une dition complte des uvres dun crivain destin occuper une place dhonneur, si petite quelle soit, dans son histoire littraire. Aprs tout, ne serait-ce pas l encore la plus durable et la plus glorieuse des statues?

III.

Il ne nous reste plus qu apprcier rapidement luvre que nous avons traduite et tout dabord dire comment elle a t apprcie en Russie, soit lorigine, soit aprs rflexion.

Nous avons dj remarqu que Gor ote ouma, ds les premires communications qui en avaient t discrtement risques, stait vu port aux nues par les uns, mais pour tre bientt rabaiss terre par les autres. La controverse qui sleva autour de la pice, encore au berceau, fut des plus vives en effet. Tandis quun des admirateurs de Griboidove dclarait navoir jamais rencontr sur la scne russe autant de penses neuves et piquantes, autant de tableaux vivants de la socit, M. Dmitrive sonnait ailleurs la charge contre la rputation naissante du prtendu chef-duvre. len croire, le hros, Tchatzkii, tait uniquement un homme fort mchant, disant tout ce qui lui passait par la tte, tout au plus par consquent un tourneau des moins sympathiques. Quel singulier dbut, faisait remarquer M. Dmitrive, pour un jeune homme qui revient aprs une absence de trois ans auprs dune jeune fille aime que de railler sans trve ni merci tous les membres de sa famille, tous ceux avec qui elle vit, tout ce quelle fait elle-mme! Puis, ajoutait-il, loriginalit ne manque pas moins que la vraisemblance. Lide comique qui forme le nud de laction est purement et simplement emprunte lHistoire des Abdritains de Wieland, cela prs que Wieland, lui du moins, a su rendre son Dmocrite attachant. Quant au personnage principal, qui ny reconnatrait au premier coup-dil une contrefaon grossire de lAlceste du Misanthrope?

M. Somove, dans le Fils de la patrie, accourut la dfense de Griboidove. Si Tchatzkii, dit-il dans sa rplique, dbute avec Sophie par quelques pigrammes dplaces, rien ne prouve que Sophie, trois ou quatre ans auparavant, ne prenait pas ce genre de conversation intime un plaisir extrme, enfantin peut-tre encore. Autrement, un homme desprit, dsireux de plaire celle quil considre comme sa fiance, net pas commis limprudence de sabandonner sa verve naturelle, au risque de la blesser. Il ny avait donc, de la part de lauteur, ni invraisemblance, ni mme inconvenance. Quant lemprunt fait Wieland (M. Dmitrive navait pas insist sur Molire), Tchatzkii, continuait M. Somove, na aucun trait commun avec le philosophe Dmocrite, si ce nest davoir beaucoup voyag et dtre revenu ensuite dans sa ville natale. Mais Tchatzkii, et cest l ce qui creuse un abme entre lui et Dmocrite, au lieu de rapporter de ses prgrinations lamour exclusif de ce quil a vu, ne touche de nouveau le sol sacr de sa patrie que pour la chrir encore davantage et y combattre avec toute son nergie la funeste manie des murs exotiques.

Le Messager de lEurope ne se tint pas pour battu par cette riposte. M. Dmitrive, par du pseudonyme de Pilade Bilougine, sy prsenta derechef pour se prter main-forte lui-mme et rompre en visire M. Somove. Mais lattaque cette fois fut porte sur un point plus grave, en thorie. Le faux Bilougine en effet ne se contenta pas de reprendre une une les opinions de M. Somove pour en montrer le ct faible, il sattacha surtout tablir que la pice navait pas daction, cest--dire quelle ntait pas mme une pice, et sa raison en fut que personne, pas mme le pre de Sophie, ne sy proccupait srieusement de son mariage. Le Tlgraphe de Moscou, qui avait engag laction, y rentra en y introduisant, masqu sous les initiales Y.-Y., un nouveau champion du pote. Ce champion, dans un article intitul Anticritica, rfuta en dtail les objections de M. Dmitrive, et opposa de nouveau lpret de ses blmes la double ardeur de ladmiration, et sans doute aussi de lamiti.

Cette campagne de 1825, o lon jugeait, pour ainsi dire, luvre nouvelle sur simples chantillons et un peu en aveugle, namena, on le voit, aucun accord. lissue des premires reprsentations, la suite aussi des premires ditions, la mle ou le tournoi recommena de plus belle, sinon avec les mmes chevaliers, du moins un peu avec les mmes armes. Dans limpossibilit o nous sommes de glaner beaucoup de nouveau au milieu de cette argumentation tant soit peu scolastique, nous nous bornerons rsumer le jugement de trois hommes qui font plus ou moins loi dans la littrature russe, et qui, il faut bien le dire, ne se sont pas montrs trs favorables la pice en litige. Le prince de la critique Pterbourg, Bilinskii, poussa bien en 1840 la condescendance jusqu placer Griboidove la suite de von Vizine et de Kapniste, lauteur de Ibda, mais, en change de cette concession bnvole, que de svrit! Gor ote ouma nest pas une comdie, ce nest pas mme une composition artistique (n este khoudojestvennoi sozdani). Quant Tchatzkii, cest une manire de figure sans personnalit vritable, une chimre, un fantme, quelque chose qui na jamais exist et qui nexiste pas dans la nature. Pour conclure, cette satire nest quun hangar (sarai) en marbre de Paros, car le prince de la critique daigne reconnatre que certains types pisodiques sont dessins dune main ferme et que quelques sarcasmes ne sont pas mal tourns. Bilinskii, il est vrai, se rtracta un peu plus tard, et fit amende honorable; mais le premier coup avait t port, et il lavait t avec une vivacit des plus fcheuses. Pouchkine, lui, se trouvait dans une situation assez dlicate pour parler du chef-duvre de Griboidove, dont le succs, contemporain de celui dEugne Ongine, lavait la fois partag et attnu par une sorte dinvolontaire concurrence. Aussi Pouchkine se dfend-t-il bien de vouloir juger la pice; il la dclare charmante, seulement il souhaiterait quelle ft faite dune tout autre faon. son sens, lamour de Sophie devrait en constituer le pivot, le point autour duquel laction tournerait exclusivement. Il regrette aussi que Moltchaline ne soit pas reprsent comme le dernier des misrables, mais par contre il dplore que Rptilove ne ressemble pas davantage un galant homme, etc.. Pour ce qui est de Tchatzkii, il a trop, son gr, frquent Griboidove, et, ce qui est un peu en effet le dfaut de la cuirasse, il a toujours lair de causer plutt avec lauteur quavec ses propres interlocuteurs. Daprs certains on-dit, Pouchkine aurait mme, avec toute la nettet dsirable, expliqu la porte de ces louanges aigres-douces en dclarant que Tchatzkii ntait quun sot (dourake), ce qui nempchait pas dailleurs son Sosie ou son prototype, Griboidove, davoir tout son bon sens (oumne). Le prince Viazemskii enfin se montra plus franc, et surtout moins injuste, en reconnaissant que Gor ote ouma tait une apparition trs remarquable dans la littrature dramatique de son pays. Malheureusement, il restreignit tant soit peu cet loge en ajoutant quil y avait peut tre encore moins daction dans la comdie nouvelle que dans celles de von Vizine, et en se hasardant comparer Tchatzkii Starodoume, le raisonneur, comme on disait alors, de la pice la plus connue de ce dernier.

En somme, grce aux Aristarques de son pays et de son temps, Griboidove aura aussi connu, ses dpens, pendant une courte priode, le malheur davoir eu trop desprit. Ce ntaient pas seulement quelques vieux salons de Moscou qui se sentaient touchs, blesss au vif par sa moquerie acre, ctait avec eux toute une cole littraire. On le lui fit bien voir. Une fois de plus la critique montra quelle ressemble beaucoup plus aux grenouilles coassant en lhonneur des soleils couchants, ou mme couchs, qu lalouette habitue saluer le lever de laurore. Cest vraiment malgr elle, comme sans limprimerie, que Griboidove a vaincu. Mais il avait pour lui deux forces qui souvent suffisent pour djouer le mauvais vouloir des coteries hostiles, son incontestable mrite dabord, et ensuite le dvouement de ses amis. Ds 1830, Boulgarine, en publiant dans le Fils de la Patrie ses souvenirs sur Griboidove, inaugura, pour ainsi dire, le culte du pote. Neuf ans aprs, M. Xnophon Polvoi lana son tour une notice quon et pu prendre et l pour un chant dadoration. Bref, la petite phalange qui, de prs ou de loin, avait aim lauteur de son vivant, se pressa autour de son uvre, en quelque sorte, posthume, pour lui frayer un chemin travers la foule des rivaux ou des envieux qui prtendaient lui barrer le passage vers la gloire. Leur persistance fidle a triomph de tous les obstacles, sans que, dans leur polmique, vrai dire, ils aient jamais expos avec un grand clat les raisons littraires de leur admiration toute spontane et instinctive. La pice, dclare non-viable par quelques uns, non seulement vit, mais se porte merveille; elle commence sortir du domaine de lactualit pour entrer dans la rgion plus sereine de la littrature classique; elle est mme en train de faire son tour du monde. Ces rsultats, obtenus en un demi-sicle, rpondent victorieusement laccueil quivoque qui lui fut fait dabord au nom de la routine et du pdantisme, les deux principaux ennemis que prcisment elle avait combattus sans merci.

Nous navons pas du reste, nous, tranger, intervenir plus longuement dans un dbat qui semble rserv exclusivement la critique russe, et nous laissons volontiers Griboidove aux prises avec ses juges naturels, sous la protection, fort suffisante, de son succs incontest. Toutefois, en qualit de Franais, nous ne pouvons rsister la tentation de rapprocher, en quelques traits rapides, luvre qui a rendu son nom imprissable du chef-duvre de notre scne auquel on la souvent compare, le Misanthrope. Il nest pas, aprs tout, de meilleure manire, ce nous semble, de prendre la vraie mesure de Griboidove et de sa comdie que de les placer un instant ct de notre Shakespeare national et de la plus profonde peut-tre, de la plus douloureuse, coup sr, de ses productions.

Tout dabord, nous ne saurions trop nous hter de le dire, le hros du pote moscovite, Tchatzkii, est absolument diffrent dAlceste. Sans doute ils appartiennent tous les deux la grande famille des mcontents; mais leurs colres, lgitimes ou non, ont une source fort loigne. Alceste, qui doit approcher de la quarantaine, a beaucoup vu, beaucoup observ, beaucoup souffert. Ce qui le fche par-dessus tout, bien plus que les caprices dune coquette impudente, ce sont les capitulations de conscience, les faiblesses quotidiennes et presque inaperues la longue, bref la lchet de cur du genre humain considr en gnral. Ce nest pas dans un cercle plutt que dans un autre quil a puis les raisons de son indignation chronique, quil a conu son effroyable haine contre lincorrigible mchancet de ses semblables, quelque sexe quils appartiennent. Depuis sa naissance, il a t la victime de ce pnible spectacle, quil estime maintenant devoir tre sans terme. De lavenir, des gnrations futures, il nespre rien, il nen parle jamais, sa sagesse de Cour na pas cette envergure, et il ne cherche aucune consolation desprit dans un au-del terrestre. Aussi ny a-t-il gure apparence quil puisse gurir dans lendroit cart o il va cacher sa noble, mais trop aveugle douleur. Avec Tchatzkii, nous avons affaire un tout autre homme. Entrant pleines voiles dans ses premires annes de virilit, ce nest point lhumanit tout entire quil en veut, mais simplement un certain tat social, considr une certaine date. Il revient de pays, o, comme Saint-Paul, il a rencontr son chemin de Damas, et fait des comparaisons qui lui permettent de mieux comprendre, non pas prcisment les vices et les faussets de la nature humaine, mais les travers dangereux du monde o il est appel vivre, deux surtout, le got ridicule des importations trangres, et la servilit bureaucratique, linfluence exagre du tchine, sil faut lappeler par son nom. En ralit, il nest nullement misanthrope, ni mme misogyne, tant sen faut, il est essentiellement, quon me passe le mot, misotchine. Ce quil rapporte de ses voyages lointains, cest un patriotisme rajeuni, aviv, exubrant, auquel se mle je ne sais quelle vague nostalgie de libralisme. De l ses boutades, peu philosophiques, mais pleines dun souffle juvnile et national, contre les institutions, les murs surannes qui, dans sa conviction, nuisent la dignit, la puissance, la grandeur du peuple russe. Il fait en un mot la gnration mre ou snile de son temps lternel procs par lequel les jeunes gens ne manquent gure de dbuter dans la vie. Sa maladie, si cen est une, pourrait sappeler la maladie de la vingtime anne, celle sans laquelle il ny aurait peut-tre plus de progrs dans lunivers, plus deffort vers le mieux, plus de renouvellement et de fcondit daucune sorte. Les annes se chargent en gnral de gurir cette fivre printanire. Notre pseudo-Alceste ny succombera certainement pas. Un simple changement de rgime politique, peut-tre mme quelque faveur applique sa mlancolie par une main souveraine, suffirait pour transformer Moscou sa guise. Le seul danger pour lui serait de tomber un jour ou lautre dans les dclamations sociales ou anti-sociales de Figaro, mais rien nautorise encore penser quil puisse slever jamais la hauteur des imprcations sinistres dun Timon dAthnes ou sabandonner la candeur navrante dun don Quichotte.

Une simple considration permet au reste de se bien rendre compte de la dissemblance des deux comdies, dont lune pourrait sappeler Le malheur de vouloir rester honnte aussi justement que lautre sappelle Le malheur davoir de lesprit. Il y a entre elles le mme cart quentre lme, quentre la vie de leurs auteurs, car le principal personnage de chacune delles nest pas autre chose que cet auteur, peine dguis sous un nom de fantaisie. supposer que lide de mettre en scne le type dAlceste ait t suggre Molire par quelque incartade de M. de Montausier, il nen reste pas moins certain que lhomme aux rubans verts, cest avant tout Molire en personne, et, notons-le bien, beaucoup moins Molire rduit au supplice par la Bjart que Molire soulageant en beaux vers son cur des rgals peu chers quil trouve constater le mdiocre succs de la loyaut dans ce monde et bafouant lui-mme, dans une heure de lassitude, avec je ne sais quelle secrte et poignante ironie, la sublime impatience, le tourment mystrieux et divin quil prouve de la perfection. De mme, Tchatzkii, ce nest pas Alexandre Tchaadaive, un Moscovite en chair et en os fort connu lpoque de Griboidove. Laissons de ct sa rancune envers son oncle et ses souvenirs vindicatifs contre une famille hostile ses jeunes instincts. Au moment o il crit la pice dont il rve depuis longtemps, sa situation est celle de son hros. Elle se rsume en un mot: il cherche sa voie et il ne la pas trouve. Inscrit tour tour dans deux rgiments, il na mme pas russi subir une fois le feu de lennemi. Traducteur applaudi sur le grand thtre de Pterbourg, il sest vu imposer luniforme de ladministration presque comme une camisole de force. peine acclimat Tiflis, au milieu dune nature grandiose et, pour ainsi dire, sature de beaut, il a t expdi sur un point perdu parmi dhorribles dserts. Son humeur sest invitablement aigrie, et il a contract un besoin de causticit qui nest pas absolument dsintress. Afin de passer le temps et de distraire un peu son esprit, il sest jet corps et me dans un personnage quil a baptis ainsi que lui-mme lavait t, et il sest amus dposer dans cette incarnation vivante, dans cette autobiographie en action, le trop-plein des sentiments qui dbordaient en lui. Ce fait explique mme fort simplement et justifie, nos jeux, les impertinences de langage et de conduite que Griboidove prte si volontiers son alter ego. Nulle part il na prtendu nous proposer comme un modle cette image fidle de lui-mme. Il se peut que la verve toujours en veil de Tchatzkii, que llvation et la gnrosit de son cur, que son patriotisme presque slavophile lui concilient trs souvent la sympathie du spectateur, mais rien ne prouve que Griboidove ne se soit pas parfaitement rendu compte de ce dfaut, si cen est un, et quil nait pas tenu y tomber, prcisment parce quil crivait une comdie, cest dire une pice o chacun doit apporter avec soi son grain de folie ou de ridicule. Ainsi se dissipent delles-mmes, selon nous, la plupart des critiques que lon a adresses Tchatzkii-Griboidove au sujet de son manque dquit et surtout de courtoisie.

Le parallle quon chercherait tablir entre les protagonistes des deux pices naboutirait donc qu la constatation de divergences trs sensibles, et les nuances vont saccuser bien plus nettement encore entre les autres caractres. Mais, ce qui peut-tre spare le plus les deux uvres et constitue le mieux leur marque distinctive, cest que le Misanthrope est, tout prendre, et malgr de bien piquants dtails, consacr peu prs tout entier la peinture approfondie et en relief dun unique caractre, tandis que dans Gor ote ouma lessentiel, cest plutt lensemble des personnages de second plan. En dautres termes, la premire comdie est une pure tude de psychologie individuelle; lautre, au contraire, peut passer et passe pour la photographie ou la charge dun salon moscovite la mode vers lan 1820. Lune se rduit au spectacle dune belle me, par trop impeccable, que certains contrastes avec les travers des contemporains font paratre comique la multitude; la seconde droule sous nos regards la fresque caricaturale dune socit tant soit peu arrire, o un jeune homme bien dou, et non moins ambitieux que bien dou, na pas t admis assez vite jouer un rle prpondrant.

Il serait absolument oiseux de vouloir placer en face lune de lautre la double galerie des figures accessoires que Molire et Griboidove font parader devant nous. Prises dans des milieux qui semblent tre aux antipodes lun de lautre, ces figures ne se ressemblent peut-tre jamais moins que lorsquelles paraissent daventure se ressembler un peu. Climne, lange du persiflage, la nullit blouissante et tourdissante desprit, na quoi que ce soit de commun avec Sophie Pavlovna, la jeune fille leve ou gte la russe, intelligente et spirituelle au besoin, toute ouverte mme aux tendresses faciles, mais incapable de nimporte quelle vise ultra-bureaucratique. O trouver dans la comdie de Griboidove le pendant de Philinte, ce sage mondain, un peu cousin parfois de Sophie Pavlovna, ou bien encore de lhomme au sonnet, du petit marquis, de la sincre liante, ou de la trs irascible Arsino? Mais en revanche, que de types originaux et vraiment indits dans cette soire demi-deuil que donne Famousove assist de sa fille! Cest le tout Moscou dune certaine poque qui y vient taler ses misres avec une navet suprme. Il y a l plus mme quune seule gnration, il y en a deux, et la plus jeune, par ses vices propres, se distingue trs nettement de celle qui la prcde et prpare. la suite de Famousove vient Moltchaline. Le chef demploi, administrativement parlant, a engendr le subordonn. Du formalisme autoritaire et tracassier est sortie la platitude double dhypocrisie. Khlestova et Sophie sont galement deux individualits tires, pour ainsi dire, lune de lautre, et se ddoublant quarante ans de distance. Lignorance goste de la tante a fait la mauvaise ducation de la nice. lge de Khlestova, Sophie sans doute la reproduira, et, son tour, sa vieillesse hargneuse lchera la bride sa basse mchancet. Les types qui ne sont pas aussi visiblement accoupls nen offrent pas moins de piquants contrastes. Tel est celui que produit lexcellent et judicieux Platon Mikhalovitche avec sa femme, son cornac en robe de bal. Quelles fines nuances aussi entre Zagorietzkii, lhomme du monde tar, le chevalier dindustrie souponn daccointances avec la police, tolr cependant dans les salons pour les services quil y rend, et Rptilove, ce viveur noctambule, ce gascon du nord, sans vergogne dans ses fanfaronnades de toute espce, paresseux outrance et nanmoins ptillant dentrain! Ceux qui nont pas leur vis--vis naturel, comme Skalozoube et Lise, nen captivent pas moins, et on ne sait qui donner la prfrence, au point de vue de lobservation, la victime de la vie de caserne ou la fine-mouche dantichambre. Quelle que soit la varit de ce personnel, le pote excelle dans lart de le camper devant le spectateur et de le lui faire connatre en un clin-dil. Sa mthode ici se distingue de celle de Molire, chez qui la proportion des simples portraits, des caricatures en effigie, des silhouettes crayonnes en quelques traits et cloues au pilori in absenti est beaucoup plus considrable par rapport au nombre des originaux rellement mis en scne. Griboidove nbauche ainsi dans le clair-obscur de lloignement que quelques fantoches. Il en entrane le plus quil peut sous les feux de la rampe, jusqu ce Monsieur N. et ce Monsieur D., dont les prudentes initiales dnoncent dj et stigmatisent la calomnie professionnelle. Remarquons-le enfin: ce nest pas par des discours ou par des ides gnrales que se peignent tous ces reprsentants dun monde caduc, cest beaucoup plutt par de petits jeux de scne, de menus incidents dun naturel parfait; et, quand ils en sont rduits raconter simplement les actes insignifiants destins trahir le fond de leur moi, la sottise de leur confession ajoute encore un lment comique la vilenie de leur conduite antrieure.

Si maintenant, au lieu de considrer seulement les personnages, nous en venons lintrigue des deux pices, il nous semble difficile de contester une notable similitude entre elles. La donne scnique dvelopper est au fond peu prs la mme: un homme de cur, subsidiairement un homme desprit, traqu et pouss par une meute de mdiocrits jalouses, gagne du moins cette perscution dchapper au pril dun mariage indigne de lui. Toutefois, si haut que nous placions Molire, et en particulier le Misanthrope, nous ne pouvons pas nous empcher dajouter quen ce qui concerne le dveloppement de ce thme nous trouvons Griboidove videmment suprieur. Sans doute, nous autres, contemporains de Scribe et de M. Sardou, nous sommes devenus singulirement exigeants et blass en fait de complications et de jeux de scne. Sans doute aussi lauteur du Misanthrope na gure eu souci de laction, ou du moins ny a attach quune mdiocre importance. Il la fait reposer tout entire, et cest de sa part un vrai tour de force, sur trois pointes daiguille, le sonnet dOronte, le procs dAlceste et la lettre de Climne. Ces trois pisodes sont relis lun lautre avec une ngligence apparente, qui nexclut pas un grand art, puisque lintrt crot en dfinitive mesure que le dnouement approche. Mais Molire avait le faire trop large pour sappliquer tenir le spectateur en haleine au moyen du progrs laborieusement concert dvnements imprvus et amusants. Son but tait din