hadot - philosophie, exégèse et contre-sens
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7/23/2019 Hadot - Philosophie, Exgse Et Contre-sens
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Pierre Hadot
ecrits logiques
d
Aristote seront repartis selon un ordre scolaire determine
- 'Organon -
qui ne variera plus jusqu'a nos jours. Mais surtout,
l'enseignement lui-meme consistait a commenter Platon ou Aristote, en
utilisant
pour
cela les commentaires anterieurs et en ajoutant ici
ou
la
une interpretation nouvelle. Nous avons sur ce point
un
interessant
temoignage de
Porphyre
au sujet des cours de Plotin
Vita Plotini,
14, 11): Pendant ses conferences,
on
lui lisait des commentaires de
Severus ou de Cronius ou de Numenius ou de Gaius ou
d
Atticus et
aussi, parmi les Peripateticiens, des commentaires
d
Aspasius,
d
Alexandre
et
d
Adraste ou tout autre qui pouvait
s
presenter. Jamais il ne se
contentait purement et simplement de
ces
lectures. Mais il donnait lui
meme l'explication generale
(theoria)
du sens du texte (de Platon ou
d'Aristote) d'une
manihe
personnelle, qui s'eloignait 1de l'opinion commune.
Quant
aux explications de details (
exetasis ),
il
les
faisait conformement
a l'exegese d'Ammonius." Le premier commentateur
du Timee
de
Platon
semble avoir ete Crantor (aux - environs de 300 avant Jesus-Christ)
et l'activite des commentateurs de Platon
se
poursuivra jusqu'a la fin
de l'ecole d'Athenes au VIe siede
et
continuera aussi bien dans
le monde arabe que dans l'Occident latin, jusqu'a
la
Renaissance
(Marsile Ficin). Le premier commentateur d Aristote est Andronicus
(premier :siede avant Jesus-Christ): il est le premier d'une seri
1
e qui
s'etendra jusqu'a la fin de la Renaissance (Zabarella). A cote de
commentaires proprement dits, l'activite exegetique des ecoles philo
sophiques
se
tr.aduit soit
par
des traites
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specifique de la scolastique, c'est d ~ t r e une dialectique appliquee a
l'intelligence cl'un texte, 'soit ,d un texte suivi pour constituer un commen
ta.ire, soit de textes choisis comme base e t preuve id'une construction speou
lative ,
si
la
scolastique est
1
une forme rationnelle de pensee qui s'elabore
consciemment et
volontairement a partir d un texte estime comme faisant
autorite (lntroduction
a l hude
e saint Thomas d Aquin, Paris, 1954,
p. 55), on
peut
dire que la scolastique ne fait que reprendre les demarches
de pensee utilisees traditionnellement dans la
plupart
des ecoles philo
sophiques de
l Antiquite
et
que ces ecoles philosophiques pratiquaient
deja une scolastique. Au Moyen-Age, l'enseignement continue a etre
essentiellement commentaire de texte (que ce soit la Bible ou Aristote
ou Boece ou les
Sentences
de Pierre Lombard).
Cet ensemble de faits a des consequences
x t r ~ m m n t
importantes
pour
l'interpretation generale de l'histoire de la philosophie, surtout
dans sa periode ante-cartesienne. Dans la mesure ou la philosophie a ete
c c m ~ u e comme urie exegese, la recherche de l verite s'est confondue,
pendant toute cette periode, avec la recherche
du
sens des textes authenti
ques , des textes faisaint autorite. La verite est contenue dans es textes.:
elle est
la
propriete de ces textes
et
de leurs auteurs, comme elle est aussi
la propriete des groupes qui reconnaissent l autorite de ces auteurs et
de ces textes et qui sont les heritiers de cette verite originelle.
Les problemes philosophiques
se
posent clone en termes exegetiques.
Nous voyons
par
exemple Platin ecrire, a propos du probleme du mal:
Il faut techercher en quel sens Platon dit que les maux ne periront pas
et qu'ils existent necessairement (Enn I, 8, 6, 1). Et toute la suite de la
recherche
va
consister effectivement a discuter les termes employes
par
Pla-
ton
dans le Thehete, 176 a 5 8 .
La
celebre querelle des Universaux, qui a
divise tout le Moyen-Age,
se
rattache a l'exegese d'une phrase de l'Isagoge
de Porphyre.
On pourrait
cl'ailleurs faire
un
recueil - et il serait
aS Sez
court - des textes discutes qui sont a la base de toute la problematique
antique et medievale: quelques
pa
ssage de Platon {notamment dans le
Timee), d Aristote, de Boece, le premier chapitre de la Genese, le prologue
de l'eva.ngile de saint Jean.
Si les textes authenviques posent des problemes, ce n'est
pa
s en vertu
d'une imperfection qui leur serait inherente: leur obscurite n'est qu un
procede du mal:tre qui a voulu ainsi laisser entendre beaucoup de choses
et a, de quelque maniere que
e
soit, enferme la verite .dans ses formules.
Tout
sens possible, du moment qu'il reste coherent avec ce que l on con
sidere comme la doctrine du mal:tre, sera clone vrai. Ce que Ch. Thurot
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Pierre
Hadot
a dit des glossateurs de Priscien peut s'appliquer
a
tous les philosophes
exegetes: En expliquant leur texte, les glossateurs ne cherchent pas a
entendre
la
pensee de leur auteur, mais a enseigner
la
science elle-m&me
que
l'on
supposait y
tre
contenue.
Un
auteur authentique, comme on
disait alors, ne peut ni
se
tromper, ni
se
contredire, ni suivre un plan
defectueux, ni
tre
en desaccord avec un
autre
auteur authentique. On
avait
recours
aux
artifices de l'exegese la plus forcee
pour
accommoder
la lettre
du
texte a
e
que l'on considerait comme
la
verite"?
(Extraits e .
. .
manuscrits latins pour servir a histoire es doctrines grammaticales
Paris, 1869, p. 103).
On
pense que
la
verite est donnee" dans les textes
du
mahre et
qu'il s'agit uniquement de la mettre au jour ,et
de
l'expliciter. Les
theories que je propose, dit Plotin, ne sont
pas
nouvelles et elles ne
sont pas d'aujourd'hui. Elles
ont
ete enoncees, il y a longtemps, mais sans
tre developpees et nous ne sommes aujourd'hui que les exeghes de ces
vieilles ,doctrines dont l'antiquite nous est temoignee par les ecrits de
Platon
(Enn.,
V, 1,
8,
10). Nous rencontrons la un
autre
aspect de la
conception de
la
vfote
impliquee dans la philosophie exegetique".
Chaque ecole ou chaque groupe, philosophique ou religieux, pense posseder
une verite traditionnelle, communiquee des l'origine a certains sages par
la
Divinite
et pretend
clone tre
le detenteur legitime de la verite. A
ce
point de vue, la controverse entre pa ens
et
chretiens,
a
partir
du
Ile
siede
apres Jesus-Christ,
~ s t
tres instructive. Pa ens
et
chretiens, recon
naissant des a.nalogies entre leurs doctrines respectives, s'accusent mutuelle
ment
de vol: les uns disent que
Platon
a plagie Mo se, les autres, le
con.traire, et ils ~ o n t e n t r ~ n e s ades discussions chronologiques pour savoir
qui des deux a historiquement precede l'autre. Pour Clement d'Alexandrie,
le vol est m me anterieur a la creation de l'humanite.
C'est
un mauvais
ange qui, ayant decouvert quelque bribe de la verite divine, a souffle ses
connaissances
et
revele la: philosophie aux sages de ce monde
(Strom.,
I, 17, 81, 1). Mais surtout pa ens et chretiens expliquen.t mutuellement
les differences qui, malgre certaines analogies, subsistent entre leurs doc
trin.es respectives, par les contre-sens
et
les incomprehensions, autrement
dit, par Une mauvaise exeges.e des textes voles. Pour Celse, la conception
chretienne de l'humilite n'est qu'une mauvaise comprehension
d'un
passage
des
Lois
de
Platon
(716 a), l'idee
d'un
royaume de Dieu n'est
qu'un
contre
serrs
fait
en lisant le texte de Platon sur le Roi de toutes choses (Lettre II,
312 a), la notion de resurrection n'est autre que
la
notion de transmi-
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Philosophie, exegese
et
contre-sens
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gration mal comprise. Du cote chretien, Justin affirme que certaines for
mules de Platon montrent qu'il n a pas compris le texte de Mo1se
1
On .voit clone que, dans cet univers de pensee, l'erreur est le resultat
d'une mauvaise exegese,
d un
contre-sens et d'une incomprehension. A
vrai dire, aux yeux de l'historien moderne, ce sont toutes les demarches
de
la
pensee exegetique qui paraissent elles-memes des contre-sens ou des
incomprehensions. On peut enumer.er brievement les formes que peuvent
prendre ces contresens et ces deformations. Tout d'abord, les exegetes
systematisent arbitrairement: ils rapprochent ensemble des formules de
l'auteur, eloignees dans leur contexte et prises formellement, pour reduire
l'ensemble des textes, qu'ils veulent expliquer, a
un
corps de doctrine
coherent. C'est ain
1
si
que l'on a
pu
tirer des
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Pierre Hadot
velles. L'exemple le plus interessant me semble
tre
l'apparition de la
distinction entre l'fre-infinitif et l'Etant-partieipe, qui, eomme je l'ai
montre ailleurs
2
,
est imaginee
par Porphyre pour
resoudre une diffieulte
du texte de Platon. Celui-ei
avait
dit
dans le
Parmenzde
(142
b): Si
l'Un
est , se peut-il qu'il ne partieipe pas a
l'ousia." Pour
le neoplatonieien
Porphyre,
l'Un
clont il est question iei est le second Un.
S'il
partieipe
a
l'ousia,
il faut supposer que eette
ousia
lui est anterieure. Or le premier
Un, qui est seul a tre anterieur au seeond Un, n'est absolument p:rs
ousia.
Porphyre
en vient clone
a
supposer que
ousia
designe iei le premier
Un
d'une
maniere enigmatique et symbolique: le premier Un n'est pas
ousia,
au sens
de substance , mais il est
tre,
au sens
d'un
agir pur, transeendant,
an
terieur a l'Etant, qui represente la premiere substanee et la prerni:ere
determination. Toute l'histoire de
la
notion d'etre est d'ailleurs jalonnee de
tels eontre-sens createurs. Si l'on eonsidere la serie que forment
l'ousia
de
l t o n
l'ousia
d'Aristote,
l'ousia
des Stoiciens,
l'ousia
des Neoplato
nieiens,
a substantia
ou l'
essentia
des Peres
ou
des Seolastiques, avec les
eontaminations et les confusions qui se sont operees, on s a p e r ~ o i t que la
notion d'essenee est des plus eonfuses. ]'ai montre aussi ailleurs
3
que la
distinetion etab1ie par Boeee entre
'esse
et le
quo est
n'avait pas originel
lement le sens que le Moyen-Age lui avait donnee.
II
apparah
clone que e'est avee
la
plus grande prudenee que l'historien
de la philosophie doit appliquer l'idee de systeme
pour
eomprendre les
oeuvres philosophiques de l'Antiquite et
du
Moyen-Ag.e. Toute demarehe
philosophique n'est pas systematique au sens kantien ou hegelien. Pendant
2000
ans, la pensee philosophique a utilise des methodes qui
la
eondam
nait
a
aeeepter en son sein des ineoherenees, assoeiations disparates, dans
la
mesure m me ou elle
se
voulait systematique. Mais etudier le mouvement
concret de
la
pensee exegetique, e'est entrevoir que
la
pensee peut fone
tionner d'une maniere rationnelle selon des modes tres divers. Notamment,
il semble que, nous aiutres modernes, nous ayons per:dus la
e o m p r e h e n s ~ o n
de ee que pouvait trela rhetorique antique.
La
philosophie moderne a refose definitivement l'argument d'autorite,
eile a reeonnu que la verite n'est pas donnee, mais qu'elle est l'oeuvre de
l' elaboration d'une raison qui se fonde sur elle-m me. Mais, apres une
periode d'optimisme,
pendant
laquelle on a eru au mythe
d'un
commenee-
P.
Hadot,
Porphyre et Victorinus, Paris, 1968, p. 129-132.
3
La distinctions
e
l'etre de l'etant dans
le
De Hebdomadibus"
e
Boece, dans
Miscellanea Mediaevalia, 2, Berlin, 1963, p. 147-153.
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ment
absolu,
d une
fondation originaire
et d une
autoposition de la pensee,
la
philosophie est devenue consciente de son conditionnement historique
et
l i n g u i s t q u e II semble bien que l on puisse s representer l evolution de
la
philosophie moderne
et
contemporaine comme un retour
a
un mode de
pensee exegetique; mais cette fois il s agirait
d une
exegese qui s rappor-
terait au
sens des oeuvres humaines dans leur totalite
et
qui serait consciente
de s s demarches et de s s limites.