handicap mental et majorité. rites de passage à l’âge ... · première utilise le regard pour...
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Handicap mental et majorité.
Rites de passage à l’âge adulte en IME Auteur(s): Eric Santamaria - L’Harmattan, 2009
Critique de Jacques Trémintin parue dans Lien Social N°967, 01/04/2010
Alors que le statut d’adulte renvoie à la pleine responsabilité du sujet, la notion de handicap
mental enferme dans le stigmate de l’éternelle enfance. Ce paradoxe, les jeunes majeurs de
l’IME de Villejuif voulaient en sortir : non seulement voir leur maturité reconnue, mais aussi
être accompagnés, par leurs éducateurs, dans l’apprentissage de cette nouvelle étape de leur
existence.
Eric Santamaria commente la genèse de cette prise de conscience et de l’évolution de l’équipe
éducative à partir d’une double approche : la position impliquée de l’éducateur salarié de
l’institution tout d’abord, et celle distanciée de l’ethnologue chercheur. Cela ne lui a pas été
facile de manier les deux postures. Si chacune d’entre elles privilégie l’observation, la
première utilise le regard pour changer ce qu’il se passe, alors que la seconde cherche à
regarder, uniquement pour dire ce qu’il se passe.
L’auteur réussit avec brio le pari de décrire la mutation majeure intervenue sous la poussée
des jeunes adultes. L’équipe prit le temps de réfléchir et d’élaborer un dispositif, en veillant à
protéger l’usager sans l’aliéner, et à faire la promotion de son autonomie sans le mettre en
danger. Le passage de l’IME à l’ESAT ou au foyer occupationnel est souvent un moment
délicat, marqué par un flou identitaire et l’angoisse face à la perspective d’un avenir incertain.
La majorité réactive le deuil de la normalité et confronte les usagers aux désillusions
douloureuses, quant aux conséquences de la vie adulte que chacun pourra assumer plus ou
moins partiellement : emploi salarié, vie sexuelle, formation d’un couple, fondation d’une
famille. Mais la situation de dépendance dans laquelle ils se trouvent n’est pas antinomique
avec l’amélioration de leur autonomie. C’est à partir de cette conviction que fut créée une
nouvelle instance institutionnelle : l’inter-unité jeunes majeurs (IUJM). Une charte fut
élaborée, ainsi qu’un règlement précisant les conditions d’exercice des nouvelles libertés,
comme sortir sans accompagnateur ou consommer de l’alcool ou du tabac. Les relations avec
les éducateurs furent contractualisées. Des groupes de parole furent constitués pour
accompagner l’apprentissage de la prise personnelle d’initiative. Les inquiétudes des parents
furent aussi prises en compte. L’IUJM est devenu à la fois le marqueur des différences entre
l’IME et les établissements destinés aux adultes, mais aussi le trait d’union, le rite de passage
entre ces deux espaces. La personne y est « autre chose que les conséquences de sa
pathologie, elle est un être social inscrit dans la norme des âges et donc dans un ensemble de
droits et de devoirs ».
Un ouvrage à lire pour son regard sur notre métier et la pertinence de son analyse.
Les assistants familiaux. De la formation à la
professionnalisation Sous la coordination de Claire Weil - L’Harmattan, 2010
Critique de Jacques Trémintin parue dans Lien Social N° 1024 du 30 juin 2011
Que de chemin parcouru depuis ces nourrices que l’on palpait ou soupesait et dont on
explorait l’anus, les parties génitales ou l’intérieur de la bouche, pour détecter une éventuelle
affection syphilitique. C’était pourtant elles, les ancêtres de nos assistants familiaux
contemporains dont le métier n’a cessé de se professionnaliser. Jusqu’à voir des hommes
exercer une fonction qui fut longtemps conditionnée à des qualités féminines. De fait, dans la
manière d’exercer leur métier, ils se montrent plutôt porteurs d’autorité, de cadre et de limites,
privilégiant plus que leurs collègues femmes les sorties à l’extérieur. Les quelques cas de
masculinisation montrent qu’on ne peut plus limiter ce métier à des compétences innées. La
formation prend une place croissante, cherchant à ce que les assistants familiaux soient plus
au clair sur les rôles assumés, plus aidés grâce aux connaissances théoriques dispensées et
plus en confiance pour détecter, observer et analyser les difficultés rencontrées. Si c’est bien
là l’occasion de poser les jalons d’une meilleure compréhension de la problématique de
l’enfant séparé, l’opportunité d’installer de façon durable une dynamique de questionnement
permanent et la possibilité d’initier des réflexions partagées, ce n’est jamais une démarche
permettant d’établir des certitudes arrêtées, le supposé savoir ne devant pas glisser vers
l’illusion d’une maîtrise possible. Car le professionnalisme n’est pas seulement la capacité à
prendre de la distance en sachant parler des relations vécues, en évoquant les émotions et les
sentiments éprouvés au contact quotidien de l’enfant ou en identifiant les réactions parfois
ambivalentes que provoque tel ou tel comportement ou parole. C’est, aussi, l’aptitude à
s’impliquer dans un engagement direct et dans une rencontre interpersonnelle qui ne peut être,
à chaque fois, qu’inattendue, singulière et nouvelle. Le professionnalisme n’annule pas les
affects qui ont trop longtemps été combattus, mais il leur donne un cadre pour exister. La part
de sensibilité, d’affectif et de spontanéité inhérente à toute relation humaine ne se plie à aucun
protocole d’accueil ou d’intégration qui voudrait formaliser, voire formater, l’établissement
d’un lien qui relève autant du savoir-faire que du savoir-être. Il y a toujours risque de
simplification et de schématisation quand on réduit une profession à une pratique abstraite, à
une moyenne ou à un idéal. Cette complémentarité entre professionnalisme et implication se
retrouve dans la relation entre famille d’accueil et famille naturelle : il est dorénavant admis
qu’un adulte autre que le parent puisse développer une parentalité suppléante, en assurant une
continuité temporelle qui s’adapte aux rythmes et aux besoins de l’enfant.
Tu viens avec moi ? Claude Rouyer - L’Harmattan, 2010
Critique de Joseph Rouzel parue dans Lien social, N° 1009, le 10 mars 2011
Il est plusieurs façons de rendre compte de ce métier de l’ombre dont les actes ne se voient
pas au grand jour : éducateur. Soutiers du paquebot de l’intervention sociale, les éducateurs
ont cependant un mal de chien à rendre lisible ce qu’ils fabriquent, à sortir les mains du
cambouis du quotidien pour se faire entendre. Ce n’est pas faute d’essayer. Malheureusement,
la plupart du temps les écrits de ces professionnels se noient dans la grisaille des rapports
d’activité où fleurit la langue de bois. Mais d’aucuns, issus du métier, ont tenté l’aventure et
fait œuvre de création, sans trop forcer l’imagination, au ras de la réalité vécue.
Claude Rouyer, lui, est déjà un vieux routard de l’éducation spéciale. Il a usé ses godillots
dans la protection de l’enfance et exerce aujourd’hui comme formateur et directeur
pédagogique dans un centre de formation, après un parcours universitaire où il a obtenu un
doctorat en sciences de l’éducation.
Il s’y est lancé à son tour. Son roman Tu viens avec moi ? – titre tout fait pour emballer le
lecteur ! – est ainsi plus vrai que vrai, tant la fiction possède cette vertu de dévoilement. Dans
ce roman cousu main, au rythme qui ne se relâche jamais, tout y est : l’éducateur désabusé par
la hiérarchie et le « système » mais qui n’a pas perdu son enthousiasme pour s’engager avec
les minots (« son désenchantement était total. Lui qui rêvait de changer le monde, il prenait
conscience de son impuissance. Son idéal s’était transformé en cauchemar ») ; l’assistante
sociale sympa et branchée ; la psychologue « un chouïa guindée », lacanisée ; le directeur
« qui se croit être, mais qui n’est pas » ; des jeunes qui en font voir de toutes les couleurs ; une
mère de famille qui tient les travailleurs sociaux par la barbichette et les partenaires comme
on dit : les flics, la justice, les profs et l’épicier du coin.
Le style de Claude Rouyer alerte et alerté se coule assez bien dans la grande tradition du
polar. Ce livre met en lumière cette particularité du travail éducatif : ce sont des histoires de
vie des dits « éducs » qui croisent, côtoient, accompagnent d’autres histoires de vie, celles des
dits « usagers » (et parfois très usagés).
Et ces rencontres, d’amour et de haines, d’espoirs et de ras-le-bol, de surprises et de
répétitions, de débrouillardise et d’injustice, de bricolages et de carcans administratifs, sur un
fond de scène sociale de plus en plus féroce pour les plus démunis de nos concitoyens,
chaînent un tissu vivant dont le roman donne à lire la trame la plus intime. Remercions Claude
Rouyer d’avoir exhaussé le quotidien éducatif et ses petits riens qui ne se voient pas, au
niveau de l’art. Du grand art. Voilà un livre qui, une fois que vous y êtes entré, ne vous lâche
plus. À mettre au programme de toutes les formations d’éducateur.
Critique de Jérôme Vachon parue dans les ASH N° 2689 du 31/12/2010
Fiction en milieu ouvert
Responsable pédagogique d’une école de travail social, Claude Rouyer nous propose un récit
drôle et sensible, dont l’intrigue prend place dans le champ social.
« Si tu n’as rien de mieux à faire que de lire ce bouquin, c’est que t’es pas surchargé de
travail. »
Disciple autoproclamé de Frédéric Dard, de Michel Audiard et de Marcel Gotlib, Claude
Rouyer n’hésite pas, au fil des pages de Tu viens avec moi ? à interpeller son lecteur. Histoire
d’exprimer ses opinions sur l’éducation spécialisée, la protection de l’enfance et la vie en
général. Il ne propose pourtant pas un précis de philosophie pratique à l’usage des travailleurs
sociaux, mais bien un roman ayant pour cadre un service d’action éducative en milieu ouvert,
dans une ville quelconque. Educateur spécialisé de formation, aujourd’hui directeur
pédagogique d’une école de travail social, Claude Rouyer s’amuse, à travers cette histoire
empreinte d’humour et d’humanité, à brosser à grands traits des portraits hauts en couleur. Il y
a d’abord Michel, éducateur « à l’ancienne », costaud, bourru, mais loin d’être dénué de
finesse. Il est épaulé par Julien, jeune éducateur, qui mesure chaque jour, non sans peine, le
fossé séparant la théorie de la pratique en matière éducative. Cœur à prendre, Julien va croiser
la route de Clara, assistante sociale débutante, avec qui il va faire cause commune – et plus si
affinités – afin de protéger une petite fille en danger. Il y a enfin les « usagers », croqués avec
une tendresse parfois acide, jamais méchante. On l’aura compris, pas question pour l’auteur,
docteur en sciences de l’éducation, de se prendre au sérieux. Il en profite toutefois au passage
pour rappeler, dans un langage parfois vert, quelques principes essentiels d’un travail social à
visage humain.
La sociologie au service du travail social Patrick Dubéchot - La Découverte, 2005
Critique de Jacques Trémintin parue dans Lien social N° 770 du 20 octobre 2005
Sociologie et travail social ont tout pour s’entendre et pourtant « ils s’observent à distance et
ne parviennent pas à se rencontrer véritablement » (p.5). A cela, plusieurs raisons. La
sociologie appartient aux sciences humaines. En posséder la maîtrise nécessite une longue
formation universitaire et « réclame du temps et une certaine concentration, pour en saisir
toutes les subtilités. Il faut intérioriser l’appareil conceptuel de cette discipline jusqu’à un
point de “saturation” qui fait que la pensée acquiert un réflexe disciplinaire » (p.168).
La formation initiale des professionnels du social est, quant à elle, conçue comme un
empilement et une juxtaposition de savoirs disciplinaires qui posent la question de la
consistance des enseignements. En outre, le fait que la sociologie ne soit pas orientée vers une
praxis sociale, mais vers la compréhension ne lui permet pas de produire un « agir » pertinent.
Tout au contraire, elle se méfie de toute récupération utilitariste et instrumentale de ses
productions. Alors même que le travail social n’est pas référé à un savoir théorique ou
procédural appris, mais à des savoir-faire et des savoir-être qui s’acquièrent par l’expérience
quand ce n’est pas par les qualités naturelles et personnelles, des prédispositions
biographiques, voire des qualités de cœur, toutes choses diamétralement opposées à la
démarche scientifique au cœur de la sociologie. « Le savoir théorique est considéré par les
professionnels comme une somme de connaissances disponibles, mais non indispensables à
l‘action » (p.81) Autre raison du fossé qui s’est creusé, la multiplicité, depuis les années 1980,
des modèles sociologiques qui rivalisent entre eux et l’hyperspécialisation des sous champs
qui s’y sont déployés et qui en rendent l’approche complexe. Enfin, dernière raison, le travail
social reste profondément marqué par l’approche psychologique et singulièrement la théorie
psychanalytique, les bribes d’analyse sociologique servant plus d’appoint que de fondement à
la compréhension des situations. Pourtant, le mouvement de déconstruction du travail social
qui s’est opéré, suite à la crise économique, a fait se multiplier les besoins en matière d’étude
des populations exclues et d’évaluation des politiques sociales et éducatives mises en œuvre,
plaçant la sociologie en position d’expertise, de conseil et de conducteur de sens et la
positionnant à l’interface entre les acteurs de terrain d’un côté et les commanditaires et
financeurs de l’autre.
Nombre des huit cents étudiants sociologues qui sortent sur le marché chaque année se
retrouvent consultants, chargés d’étude et conseillers, et mettent au service de l’action sociale
leurs méthodologies d’enquête, de statistique et de pratiques diagnostiques. Il y a donc une
nouvelle occasion pour que chacune de ces catégories d’acteurs trouve des espaces de
compromis permettant d’envisager une collaboration efficace.
La sociologie au service du travail social
Critique parue dans les ASH - N° 2418 du 26/08/2005
Selon François Dubet, ex-éducateur en prévention spécialisée devenu sociologue,
« le travail social est suspendu à deux univers intellectuels qui lui donnent sens : la sociologie
et la psychanalyse »
C'est un peu la rencontre entre des travailleurs sociaux et le premier de ces champs que relate
Patrick Dubéchot, qui a également exercé comme éducateur avant de se consacrer à la
sociologie et à son enseignement dans un centre de formation en travail social. Cette rencontre
a tout du rendez-vous manqué. Historiquement, pourtant, il existe une quasi-synchronisation
entre les phases d'émergence, puis de construction, des métiers de l'intervention sociale et
celles du développement des idées sociologiques, puis de la reconnaissance de la sociologie
comme discipline à part entière. En dépit de cette parenté chronologique et de la proximité
d'objets de préoccupation entre tenants de chacun de ces deux secteurs, les uns et les autres ne
cesseront de s'observer à distance. Très vite, en effet, après avoir été tentés de jouer les
« conseillers du prince », les sociologues se méfieront d'une récupération utilitariste de leur
discipline. De leur côté, les premières écoles de service social inscrivent bien à leur
programme un certain nombre d'enseignements théoriques, dont les sciences sociales ; mais
considérant que l'intervention sociale constitue une activité en elle-même, et n'est pas
seulement le complément d'une discipline de référence - psychologie ou sociologie -, ces
formations souhaitent faire reconnaître le caractère technique et la dimension personnelle de
métiers dans lesquels le rapport au savoir et à la théorie est assez distant. Durant les décennies
1950 et 1960, le divorce est consommé : la diffusion progressive de la méthode d'aide psycho-
sociale individualisée (le « case work » de Mary Richmond) influence l'ensemble des métiers
du travail social, qui privilégieront de plus en plus l'approche psychologique au détriment
d'interventions plus collectives. De leur côté, les sociologues cultivent une position d'expert
encore fragile (la licence de sociologie est créée en 1958), se préoccupant davantage de
prévisions et de planification que de travail social. Et quand ils s'en soucieront, dans l'après-
1968, c'est en posant un regard acerbe sur les pratiques professionnelles qualifiées de
« contrôle social », ce qui ne favorisera pas les rapprochements. L'heure serait-elle venue
d'une réconciliation entre le savoir du sociologue et « l'agir » du travailleur social ? A tout le
moins d'une collaboration efficace, estime Patrick Dubéchot. D'abord, parce que les
sociologues ont troqué leur lourde artillerie critique contre des analyses fines sur les mutations
du travail social et leurs enjeux. Ensuite, parce que les intervenants sociaux voient s'ouvrir des
postes d'expertise, supposant qu'ils possèdent un bagage sociologique, théorique et
méthodologique.
Les innovations socio-éducatives. Dispositifs et pratiques
innovants dans le champ de la protection de l’enfance Presses de l’EHESP, 2011
Entretien avec Caroline Helfter dans les ASH - N° 2733 du 18/11/2011
Pascale Breugnot, responsable des formations continues à l’ETSUP
Les dispositifs innovants en protection de l’enfance, « du sur-mesure pour les familles »
Dans un ouvrage sur les dispositifs innovants dans le champ de la protection de l’enfance,
Pascale Breugnot, responsable des formations continues à l’Ecole supérieure de travail social
de Paris et ancienne chargée d’études à l’Observatoire national de l’enfance en danger
(ONED), analyse ces initiatives intermédiaires entre le soutien à domicile et la suppléance
familiale. Celles-ci ont, selon elle, renouvelé le travail des professionnels avec les parents.
Quel est le principe des dispositifs mis en place dans le champ de la protection de
l’enfance que vous considérez comme des « innovations socio-éducatives » – titre de
l’ouvrage que vous leur consacrez ?
Ce sont des initiatives intermédiaires entre soutien à domicile et suppléance familiale. Qu’il
s’agisse d’accueils de jour, d’accueils séquentiels, de placements à domicile ou d’AEMO
(actions éducatives en milieu ouvert) avec hébergement mis en place par des services ou des
établissements, l’idée est de répondre à des situations familiales pour lesquelles la question du
placement pourrait se poser si cet entre-deux n’existait pas, car le milieu ouvert n’est pas
assez intensif au niveau du suivi, ni assez porteur.
Comment sont nées ces innovations ?
Elles sont issues du terrain. Je crois que l’un des points importants a été la loi 2002-2 rénovant
l’action sociale et médico-sociale. Les services se sont réunis pour mettre en place les
nouveaux outils créés par ce texte. Dans ces espaces de réflexion, les professionnels ont eu
l’occasion de débattre de leurs pratiques, notamment des situations pour lesquelles leurs
interventions ne fonctionnaient pas. Cela a ouvert une brèche et les a amenés à se demander :
comment peut-on faire autrement ? Des équipes se sont mises alors à expérimenter de
nouvelles réponses, généralement à très petite échelle, sur une ou deux situations, jusqu’à
aller à la création d’un service. Elles ont souvent pris appui sur des expériences déjà
existantes, comme celle du placement à domicile initiée depuis une trentaine d’années dans le
Gard par le SAPMN (Service d’adaptation progressive en milieu naturel). Pas forcément pour
reproduire ce qu’ils avaient fait, mais pour affiner leurs propres idées et construire à leur tour
des modalités d’intervention différentes auprès des familles.
D’autant que la loi 2002-2 réaffirme la place prépondérante des usagers…
Bien sûr, c’est aussi pourquoi il s’agissait de savoir comment les aborder autrement. Dans les
maisons d’enfants à caractère social (MECS) ou les centres départementaux de l’enfance, on
travaillait beaucoup avec l’enfant, mais on avait souvent du mal à voir que faire avec les
parents. Par ailleurs, il y avait des jeunes qui ne tenaient plus en internat et qui pouvaient
même retourner contre eux leur violence. Les nouveaux dispositifs construits sur l’idée d’une
co-éducation établissement-parents apparaissaient comme une des réponses possibles.
Ce qui suppose aussi de faire davantage confiance aux parents…
Sur la notion de danger, l’équipe du Gard a beaucoup fait évoluer la réflexion. Le SAPMN est
parti de l’idée que le danger n’est pas forcément constant. Le principe est de mettre l’enfant à
l’abri lors des périodes de danger et de travailler avec les parents pour traiter le problème ou
la difficulté dans le concret. L’enfant, ensuite, est renvoyé au domicile, avec toujours un suivi
intensif. Ainsi, en dehors des situations très pathologiques impliquant des séparations avec
visites médiatisées et placement dans la durée, le danger a tendance à être appréhendé comme
intermittent. Cela contribue à expliquer pourquoi ces dispositifs de l’entre-deux ne sont pas
focalisés sur le danger et les défaillances des parents. Les professionnels envisagent les
situations dans leur globalité, notamment sous l’angle de la précarité socio-économique.
Qu’en est-il du logement de cette famille ? Y a-t-on à manger le soir ? Est-ce que les trajets
sont adaptés et permettent aux parents de venir nous rencontrer ? Ce questionnement des
professionnels fait partie de leur approche au même titre que l’évaluation du danger.
Quelles sont les caractéristiques de ces formes renouvelées d’accompagnement ?
C’est une prise en compte de la place du parent et une manière de l’interpeller ou de travailler
avec lui complètement différente des pratiques qui étaient habituelles en MECS et surtout en
AEMO. Dans la plupart de ces nouveaux services, on n’est plus dans de l’entretien en face à
face, mais dans une approche mixte, individuelle et collective. Il y a un référent qui suit la
situation de l’enfant, mais celui-ci n’est pas l’intervenant unique. La famille repère les
différents membres de l’équipe et elle peut s’adresser à une autre personne pour évoquer tel
ou tel point. Les parents que j’ai rencontrés insistent sur l’importance d’avoir le choix, car il y
a des préoccupations qu’ils peuvent préférer partager avec une femme, un homme, une
personne plus jeune ou plus âgée. Les temps collectifs d’accueil sont également un élément-
clé de ces dispositifs. Pour les parents, le fait de pouvoir s’asseoir et parler avec les
professionnels de sujets sans importance, tout autant que de leurs difficultés, est très
appréciable. Ce n’est pas du tout la même chose que d’avoir rendez-vous de telle heure à telle
heure avec la nécessité d’aborder immédiatement ses problèmes. Dans ces moments d’accueil
où on peut avoir l’impression qu’il ne se passe rien – des professionnels et des parents
discutent autour d’un café –, on se rend compte qu’on est sur des questions de transmission,
de relation, d’humanité. Les parents disent que ces espaces un peu interstitiels leur permettent
de souffler et de sentir le moment où ils peuvent parler.
Ne s’agit-il pas d’ailleurs autant de faire que de parler ?
Le fameux « être avec, faire avec » est effectivement essentiel. Dans la plupart des cas, on fait
sous le regard de l’autre. Il y a, d’une part, le travail de l’éducateur avec l’enfant sous le
regard du parent et réciproquement. D’autre part, ce que les parents font en direction d’autres
enfants et ce qu’ils peuvent observer des manières d’agir d’autres parents. Une famille peut
ainsi s’approprier petit à petit un mode d’intervention qu’elle découvre, mais aussi rejeter des
pratiques qui lui semblent violentes quand elle les voit mises en œuvre par autrui. Le « faire
avec » est également très important dans les interventions au domicile des familles.
Educateur-enfant-parent(s) partagent la préparation du repas puis sa desserte, une sortie, un
temps de courses, etc. Ce ne sont pas, comme vous le voyez, des activités révolutionnaires ni
très complexes à monter. Il s’agit plus d’une question de cadre, d’ambiance et d’attitudes. Ces
nouveaux dispositifs sont des lieux très humains, qui ressemblent beaucoup plus à des lieux
d’habitation qu’à des services administratifs ou à des bureaux.
Les professionnels gagnent-ils, eux aussi, en « humanité » ?
Je crois que oui. Ils ont une grande proximité avec les familles. Celles-ci le disent clairement
– sans confondre les rôles :
« Il s’agit presque d’une relation amicale, mais ce ne sont pas des amis. »
Les travailleurs sociaux quittent leur posture d’expert et ils ont avec les familles des échanges
sur la parentalité dans lesquels ils peuvent donner de leur intimité. Ainsi leur arrive-t-il de
fournir des exemples qui partent de leur vie familiale :
« Moi, pour résoudre un problème de coucher avec mon enfant, j’ai essayé ceci ou cela. »
Le travail sur les compétences parentales vise précisément à amener les parents à tirer profit
d’expériences diverses pour trouver des solutions à leurs difficultés. Comme il y a des
rencontres familles-professionnels plusieurs fois par semaine, les parents ont la possibilité de
tester telle ou telle idée. Si le problème persiste, on se requestionne pour voir ensemble
comment agir autrement. Grâce à cette relation de confiance avec les éducateurs, les parents
se voient reconnaître le droit à ne pas savoir faire et à expérimenter, qui leur laisse leur place
de parent à part entière même s’ils ne sont pas très doués à un moment donné. C’est bien là où
la notion de « compétence » prend tout son sens, avec une restauration de l’estime de soi et un
usager qui est forcément beaucoup plus acteur des changements à opérer.Il est très intéressant,
à cet égard, de savoir comment les familles vivent les pratiques des travailleurs sociaux. Les
parents m’ont expliqué que des petits riens pouvaient énormément les blesser et les fragiliser.
Il suffisait souvent que les professionnels modifient un peu leur attitude pour que les rapports
soient différents.
Le regard des professionnels sur les parents a-t-il changé ?
Il a véritablement basculé et ce basculement est à l’origine même de la création des nouveaux
dispositifs. En effet, les professionnels ne se sont pas demandé ce qui faisait problème chez
les parents, mais ce qui n’allait pas dans leurs mesures. La construction de nouvelles formes
d’intervention s’est élaborée dans la réflexion. Je crois qu’on assiste au même processus dans
le travail avec les parents : ces derniers ont le loisir de tâtonner et de réinterroger leur manière
de faire quand elle ne marche pas. Dans ces services innovants, les parents sont également
poussés à s’exprimer. Il faut qu’ils puissent énoncer leurs désaccords pour qu’on en débatte.
Ce n’est pas forcément le professionnel qui a tort, mais chacun peut avoir ses bonnes raisons
et ce que le parent ne peut pas faire n’est pas considéré comme une carence. Lorsqu’elles
interviennent dans un cadre judiciaire, les équipes essaient aussi d’amener les familles à être
dans cette prise de parole à l’audience, pour qu’elles puissent exposer leurs souhaits et
argumenter.
Se dégage-t-il un archétype de « bon parent » de ces initiatives de soutien à la
parentalité ?
Non, il n’y a justement pas de modèle unique. Ces dispositifs revendiquent bien d’être dans
une démarche de sur-mesure en direction des familles. Même s’il y a un projet de service, on
est dans la construction au cas par cas, en fonction des besoins de l’enfant et des possibilités
du parent. L’idée est d’être au plus près de ce parent singulier, avec cet enfant et ce parcours
singuliers. Un parent qui a ses manières de faire comme ses limites, et qui peut adapter,
remodeler, repenser ses pratiques. Mais si les professionnels ont des représentations
diversifiées de parents, j’ai souvent entendu, dans le discours des familles, une demande
d’apprendre à être parent – comme s’il y avait une seule façon de l’être. Les familles
souhaitent que cet enseignement passe par des supports praticopratiques.
Il me semble que les parents ne trouvent pas forcément leur compte dans les groupes de
parole proposés. Les équipes, d’ailleurs, le constatent : il y a huit à dix personnes au départ,
puis la participation s’effiloche jusqu’à ce qu’il reste seulement un ou deux parents, toujours
les mêmes. S’exprimer d’emblée devant les autres peut se révéler trop douloureux. Il y a des
choses à restaurer et à affiner au niveau de l’estime de soi avant que les parents puissent
s’autoriser à parler dans ces groupes.
Dans votre ouvrage, vous soulignez que plusieurs rapports ministériels ont
régulièrement recommandé, depuis une trentaine d’années, l’instauration de prises en
charge se situant entre AEMO et placement. Pourquoi ces dernières ont-elles mis aussi
longtemps à émerger ?
Jusqu’à la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance, ces expériences n’avaient
pas de cadre juridique. Elles pouvaient donc être remises en cause à tout moment. La loi est
venue leur donner une cohérence et une stabilité. Cependant, même avant 2007, les services
innovants étaient beaucoup plus nombreux que ce qu’on imaginait. Quand, en 2005-2006,
nous avons effectué leur recensement avec Paul Durning, alors directeur de l’ONED, nous
avons eu la surprise de découvrir que plus de la moitié des départements avait mis en place au
moins un dispositif de ce type. Il était rare que plusieurs formules se combinent sur le même
territoire. On constatait vraiment des orientations départementales, certaines collectivités
promouvant plutôt de l’accueil de jour, d’autres étant plus axées sur le placement à domicile.
Il serait bon de refaire une enquête de terrain pour voir ce qu’il en est aujourd’hui car, depuis
quatre ans, ces dispositifs ont proliféré.
Vous en réjouissez-vous ?
Certainement, mais au vu de ce que me disent des cadres de la protection de l’enfance
rencontrés en formation continue, j’ai aussi quelques craintes. Avant, les équipes étaient dans
un processus réflexif et elles avançaient pas à pas, comme avec les familles. Entre
l’expérimentation sur une première situation et la mise en place du projet, il s’écoulait de un à
trois ans. Aujourd’hui, on voit des services qui ouvrent en trois ou six mois. Souvent, il y a
des demandes de magistrats pour des orientations en accueil de jour ou en accueil séquentiel
alors que les internats n’en proposent pas encore. Les établissements doivent alors s’adapter,
mais ce n’est pas forcément mûri, surtout dans la durée. Qu’en sera-t-il des pratiques ? Les
professionnels pourront-ils s’approprier des postures qui laissent toute leur place aux parents ?
Ou bien assistera-t-on à une floraison de dispositifs qui seront un peu comme des coquilles
vides, avec un retour des invervenants-experts ? C’est une vraie question.