hendrik cramer

Upload: lucia-lopez

Post on 11-Oct-2015

9 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Le passage

Le passage

Un vieillard suit la grande route ; son Double marche cot de lui, sa main gauche. La figure du vieillard jette une ombre sur la terre ; la figure du Double est trangre au soleil, la lune, la terre. Le vieillard change des propos avec ses connaissances ; le Double ne salue pas et n'est pas salu. Le viellard veut rendre visite ses enfants ; le Double le lui dconseille. Le vieillard s'assied avec sa famille : le Double reste debout, sa main gauche. Quand le vieillard sourit le Double ferme les yeux ; quand le vieillard gote ce qu'on lui offre, le Double se dtourne, quand le vieillard sourit ses enfants, le Double verse des larmes sur eux.Retournant chez lui, le vieillard suit un chemin qui longe la mer ; son Double marche ct de lui sa main droite. Le vieillard gmit : " le coeur me manque ".Le sentier est troit ; le vent se lve. Le vieillard s'arrte ; le Double continue son chemin. La vue est donne au vieillard : il voit un enfant qui porte un corbeau sur l'paule. " H, h ! " crie le vieillard. L'enfant parle : " La chane de la Droite, qui te liait au soleil, s'est rompue, mais la chane de la gauche qui te lie la lune, est entire. La Droite dure des annes courtes, mais la gauche doit durer des annes longues. "Le vieillard est tomb sur le sentier. " Aide-moi, implore-t-il, la mort est amre. " L'enfant parle : " Prends sur ta langue ce que tu as dans la main. " Le vieillard met dans sa bouche un petit caillou qui a la forme d'un fruit humain. Le petit caillouadoucit le got de la mort ; il s'augmente des forces qui abandonnent le vieillard.Nuit : la lune est au ciel. Un homme et une femme se promnent le long de la cte. La femme s'effraie devant un objet qui a la forme d'un fruit humain. " Qu'est-ce ? " demande-t-elle." Une pierre ", rpond l'homme. Ils s'assoient. La femme pose sa main gauche sur la pierre et parle : " Les toiles sont les stations de nos tres. La lune est le lait des hallucins. " L'homme parle : " La nuit est notre nudit. " Le couple se lve et continue sa route. Mais un autre le remplace et aprs lui un troisime, un quatrime... Ils s'assoient et grce eux, la lune reoit la pense de la pierre.

Hendrik Cramer.

"La vie est le jeu de la mort. "Robo Meyrat.[1923]Prophtie d'Hanna LangSelon la vertu de la Parole

L'enfant ttait la nuit ; ses mains ressemblaient aux germes passionns d'une semence. La nuit bougeait-elle? Etait-elle brlante et digestible comme le corps d'une mre ? Il rtracta ses doigts ; ils avaient trouv la masse inerte. Dans un silence douloureusement tir comme celui d'un objet planant aperu en rve il choisit entre la vie et la mort. Puis il se fraya un chemin avec un cri. Et aussitt la nuit l'accueillit en elle. Mais le cri qui avait ouvert la nuit avait spar esprit et cration.

Le petit aveugle suivait sa voix. Elle le prcdait, descendant le ravin. A mi-pente elle s'arrta, fatigue ; elle sentait qu'elle allait abandonner l'enfant. Un petit sapin jaillit de la roche et s'offrit la remplacer. Dsormais, l'enfant tint dans sa main la voix mme de la montagne et toutes les cratures qui l'habitent, reconnaissant en cette voix leur propre voix, appartinrent l'enfant. Car une pierre bondit et quitte sa place en entendant sa voix.

L'heure vint o l'enfant rencontra le cerf et s'entendit rappeler son nom. Il suivait un sentier travers les forts. Soudain il s'arrta. Quelqu'un poussait-il un soupir? Qui? L'arbrisseau lui glissa des mains. Il risqua un pas, et trbucha. Lorsqu'il toucha la terre du bout des doigts, il comprit que c'tait lui-mme, et personne d'autre, qui avait soupir. Sa crainte l'abandonna ; il poursuivit son chemin. Mais un fardeau intolrable pesait sur ses paules. Ses pieds abms doutaient du chemin. Il sentait la vie se retirer goutte goutte du petit arbre qu'il tenait la main. Il n'en pouvait plus.

Alors le cerf surgit prs de lui et demanda : Feu, que portes-tu? Je porte un soupir du monde. Et l-dessus, le cerf demanda : Azur, que portes-tu ? Je porte un soupir du monde. Et le cerf : Nuit, que portes-tu ? Je porte un soupir du monde. Et le cerf : Eternit, que portes-tu ? Je porte un soupir du monde. Et le cerf : Neige, que portes-tu ? Je porte un soupir du monde.

Mais la dernire question, une lumire se fit derrire ses yeux morts et, au-dedans de lui-mme, il vit un chemin inond de clart.

L'enfant se cachait derrire ses yeux ferms. Son tre habitait le grondement des eaux. Il habitait en Elle, la mre. II se mlait Elle, la mre de la vie. Il reposait en un horizon introuvable pour la mort. En Elle innombrable, en Elle intemporel, il se perdait comme une goutte dans la masse des eaux. La lumire possdait son ombre aveugle, mais Elle avait la charge du Nom qui dtermine le moi. D'Elle venait l'orbite que dcrivait son toile. Par Elle, son corps et son sang taient ports. Elle les portait sur sa nudit, tel un voile, tantt au-dessus de la taille, tantt en dessous, tantt encore en ce centre mme qui unit le haut et le bas. Aussi secret qu'un coquillage, il reposait au plus profond de Son cceur. Et c'est du fond de Son abme que la protestation de l'enfant s'leva Sa puissance. Car Elle, la premire Vierge, le Feu ne peut rsister.

Dans le creux de deux vagues, son nom fut chuchot. L'enfant se leva. Sa langue d'Eau se changea en langue de Feu.

Mot par mot, il dtailla la cration et sourit.

Dans sa main, il prit un oeuf du Feu. Le vide se rompit en sept voix : la premire, au-dessus de lui, parlait la raison ; la deuxime, en dessous de lui, parlait au sexe ; la troisime, ct de lui, parlait ce qui est pes dans la balance ; la quatrime, cte de lui, parlait au poids de la balance ; la cinquime, devant lui, parlait au chemin ; la sixime, derrire lui, parlait l'esprit.

Il nomma les six voix de l'espace les six jours du corps ; mais la septime voix, celle du milieu, il la nomma le jour du coeur . De la paume de sa main gauche, il fit s'lever une flamme du Feu, telle une boucle de laine d'agneau. Aussitt nuage et oiseau, cascade, valle et voile du sommet, insectes ails, tous coutrent ; tout ce qui porte peau velue ou fourrure couta ; la chauve-souris, le loup et le gibier des bois ; toute chair cre dans les mers et sur terre. II dit leurs noms. Leur rponse fut un entrelacs de voix sur l'Est et l'Ouest.

Il tenait dans sa main gauche un charbon du Feu, comme une pierre blanche. C'tait au tour de la fleur, de la feuille et de la roche erratique d'couter; tout sang cr ; toute couleur bleue ou noire. Il les nomma l'un aprs l'autre. Leur rponse fut une tempte soufflant du nord et du sud.

Ainsi appela-t-il successivement par leur nom les formidables multiples de la force, et ils obirent l'image du Feu qui les dessinait.

Le jour du coeur, l'enfant se reposa. Sa main s'abaissa sur l'ombre qui l'entourait.

Un pervier s'envola au-dessus de la valle et s'cria : Je ne suis plus un exclu dans l'univers ; mon grand cristal est le point indivisible du prsent, du pass, de l'avenir.

Lorsque le soleil se coucha et que monta la lune, lorsque les deux astres se croisrent et poursuivirent leur course dans le ciel, l'aveugle pronona le mot suprme : Je .

A l'automne, les arbres courbent leur cime et jettent dans le cercle de l'anne la prdiction de leur sve, la vision de leur fleur, le fruit de leur corps. Ils ne se dplacent pas, car ils sont au milieu ; leur forme est ronde comme leur horizon, leur cime vote comme leur ciel. Ce qui en eux se dplace et qui, mis par la porte intrieure de la cration, lav par l'Eau, clair par le Feu, se lve comme leur esprit, coute celui qui voque cet esprit sous la forme d'un mot, et sourit. La sonorit de ce mot jaillit de notre oreille[le silence], son rythme de notre souffle[l'me], son image de Feu froid de la paume de notre main[la destine]. La forme ternelle de ce mot le mme qui tait au commencement est sculpte et scelle dans l'Alpha et l'Omga des astres. Aucun fruit ne se dtache et ne tombe, qu'il n'obisse cette providence.

Puis les arbres se dploient en couleurs, penchs sur le mystrieux abme d'o leur jour s'est lev. Bientt aprs ils reviennent leur nudit nocturne. Soleil et pluie leur sont trangers. Leur sve patiente suit les phases de la lune. La neige redouble leur silence d'un silence blanc. La chouette clame la paix de leur me.

Parvenu la douzime anne de sa vie, l'enfant attendit que le voile de l'hiver se dpose ses pieds. Alors, il bondit du front de la montagne et descendit. Son visage tait impntrable et aveugle comme un clat de roche. Dans sa main droite il tenait un bton de sapin, dans la gauche le scintillement d'une plante. Il tait invisible dans le paysage, tel un chevreuil. L'ombre qu'il tranait derrire lui tait celle d'un squelette.

Hendrik Cramer

Thtre

Au-dedans de la terre, sous les pas de chacun de nous, habite une femme qui a vcu d'innombrables vies. Elle repose telle un bloc de bois noir dans la crypte du sommeil. Sa respiration est imperceptible comme celle des plantes, celle de l'espace. Sa vie n'a peut-tre ni plus ni moins de ralit que la vie apparente d'une statue couche qui exprime notre conscience la plus profonde. Quelques-uns l'ont approche ; ils sont descendus jusqu' elle le long de l'escalier prcipit de leurs soupirs. En sa prsence une angoisse les tranglait. Ils venaient pour tre consols ou acqurir des certitudes, heurter un sol ferme sous leurs pas et ils taient tromps.

La femme est allonge dans l'abme comme une dormeuse veille. Son sommeil est veille, sa veille sommeil. Nous sentons que ses yeux mi-clos cachent le secret de notre tre, mais qu'il ne nous est pas donn, au moins durant la vie, de lire en eux. Parfois son sommeil semble une feinte ; alors la rage nous envahit. Et toujours se forme sur nos lvres la parole qui saurait la rveiller, mais cette parole, nous ne pouvons la prononcer. Plus d'un mourant rencontre la femme des tnbres dans le tumulte des dernires heures et vit avec elle une de ses innombrables vies. Elle apparat alors en libratrice et donne le pressentiment de la vraie mort. Elle lui permet de dcouvrir l'Inou, porte ouverte sur la vie ternelle. Les circonstances de cette grande rencontre sont diffrentes pour chaque homme. Parfois elles sont lies un incident d'enfance et se dveloppent alors avec la logique propre la vision. Chaque pas dans cette nouvelle vie devient un pas invitable sur la route de l'Inou.

Hendrik Cramer

L'enfant-mirage

Un homme et une femme se rencontrent sur la route. Aprs quelques paroles, ils entrent dans la fort, s'tendent sur le sol et s'aiment.

Six semaines plus tard, la femme va trouver l'homme et lui dit : Je suis enceinte. L'homme rpond : Attends encore mon amie; on peut se tromper. A la fin du quatrime mois de grossesse, ils se rendent chez une sage-femme qui provoque un avortement; La femme accouche d'un foetus dans un tat dja trs avanc. Le soir, l'homme et la femme quittent le village. Lui porte le foetus dans un sac dissimul sous son manteau. Ils prennent la route qui mne au lac; la lune est trs rouge et trs blanche. Arriv au bord du lac, l'homme attache le sac une pierre et le jette l'eau.

En retournant au village, la femme parle a l'homme : Je me sens bien triste. Ils se marient. Le mariage est heureux. La femme met bientt au monde un enfant trs beau qui ressemble son pre. Les parents font leur possible pour donner le bonheur leur fils; et celui-ci, de caractre docile et gai, semble aimer ses parents.

Quand il atteint ses six ans, le pre commence a l'emmener avec lui dans ses promenades. Un soir ils arrivent tous deux, par hasard, au bord du lac; la lune est trs rouge et trs blanche. A l'endroit, marqu par la douleur, le petit garon se place devant son pre, et lui parla ainsi : Pre, voici l'endroit o tu m'as jet il y a sept ans. Puisque je n'ai jamais t satisfait sur cette terre, je veux y retoumer. II entre dans l'eau et disparat. Le pre saute derriere lui, mais ne peut le sauver. Plein de dsespoir, il rentre chez lui. II engage des ouvriers avec des machines et, pendant des semaines, drague le fond du lac. Mais tout ce qu'il peut trouver, c'est un foetus enferm dans un sac attach une pierre. L'homme et la femme comprennent alors que l'enfant qu'ils ont aim tait unenfant-mirage.

Hendrik Cramer