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  • Ernst Wolfgang Orth

    Humanisme et science : leur rapport conflictuel au sein de laculture. Rflexions partir de E. Husserl et E. CassirerIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrime srie, Tome 101, N4, 2003. pp. 551-567.

    RsumLa fondation des universits au Moyen ge, laquelle remontent nos universits d'aujourd'hui, est prsente comme un projetd'orientation par rapport l'orientation elle-mme. Dans ce projet le logos, la psyche et le cosmos sont organiss partird'aspects philosophiques et religieux et apparaissent comme les catgories fondamentales de la culture. Cassirer et Husserl ontfait de la forme symbolique d'une part et de l'intentionnalit d'autre part, le principe du rsultat de la culture et de son processus.Tous deux dterminent par l, d'une manire moderne, ce que signifie la culture. La culture est la fois la base et le cadre detoute l'orientation humaine, elle se dveloppe en tant qu'orientation par rapport toutes les orientations. De l nat une tensionentre diverses orientations, qui revendiquent chacune d'tre l 'orientation par rapport aux (autres) orientations.L'aboutissement de cette tension appartient au processus de la culture, comme Cassirer et Husserl le montrent.

    AbstractThe foundation of the mediaeval university, the ancestor of our present-day universities, is presented as a project of orientation oforientation itself. In this project logos, psyche and kosmos are organised from philosophical and religious viewpoints. They showthemselves to be basic categories of culture. Cassirer and Husserl subordinated the state of culture and the process of culture tothe principle of symbolic formation, on the one hand, and of intentio- nality, on the other. Thus both determine in a modern waythe meaning of culture. It is both the basis and the framework of all human orientation, which develops itself into an orientation ofall orientations. In the course of this development there arises the problem of a tension between diverse orientations, whichpretend to be the orientation of orientations. The settlement of this tension belongs to the process of culture, as shown byCassirer and Husserl. (Transl. by J. Dudley).

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    Wolfgang Orth Ernst. Humanisme et science : leur rapport conflictuel au sein de la culture. Rflexions partir de E. Husserl etE. Cassirer. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrime srie, Tome 101, N4, 2003. pp. 551-567.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_2003_num_101_4_7515

  • Humanisme et science: leur rapport conflictuel au sein de la culture

    Rflexions partir de E. Husserl et E. Cassirer

    Des considrations comme celles auxquelles nous allons nous livrer ici ncessitent des rflexions critiques prliminaires, et surtout, elles exigent qu'on se mette d'accord sur les facteurs qui les conditionnent. Nous discutons des concepts tels qu'humanisme, science, culture, valeur (au singulier ou au pluriel?), comme si nous avions le choix de les accepter ou de les rejeter bien sr aprs nous tre assurs sans la moindre hsitation de leur signification , alors qu'en fait, ces concepts, mme s'ils sont des idaux de porte universelle, dsignent galement des aspects bien dtermins de la ralit de l'homme, aspects qui sont le fruit d'une volution trs particulire et rattachs moult concrtions. Ces concepts, nous les envisageons dans le cadre d'un concept plus gnral, qui n'est tout d'abord que le nom d'un continent (gographique) et des formations humaines et sociales auxquelles celui-ci a donn lieu au cours d'une histoire longue mais limite, savoir l'Europe. C'est au plus tard ce point de nos rflexions que nous aurons compris quel point nos considrations sont le fruit de la contingence, et ce, quelle que soit leur porte mme si elles envisageaient le monde dans son entiret. Car le monde, mme envisag dans son entiret, n'est pas sans horizon, et cet horizon, pour ouvert qu'il soit, est l'horizon de sujets humains situs dans un contexte dtermin et la recherche de comprhension, d'orientation. Et, en tant que tels, les sujets se trouvent toujours dj impliqus dans un processus d'orientation, qu'il fasse l'objet d'une comprhension thorique ou qu'il soit vcu dans la pratique.

    A ce point de nos rflexions, il convient de rappeler la raison de notre colloque: c'est la fondation de l'Universit de Louvain, en 1425, c'est--dire il y a 575 ans. C'est l'poque que nous dsignons par le terme humanisme, alors qu' l'poque, on n'employait pas ce terme; on parlait plutt de humanistae, c'est--dire d'humanistes; en tant que mot la mode, le terme humanisme et, partant, les connotations qu'il suggre n'apparat qu'au dbut du xixe sicle. Ce qui importe, c'est que la fondation de l'Universit de Louvain eut lieu une poque o, plus

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    prcisment du XIIe au xvi e sicle, l'Europe connut une vritable vague de fondations. Au cours de cette poque, qui comprend le Moyen ge et la Renaissance, l'Europe, d'Oxford et Lisbonne Cracovie et Vienne, de Naples et Catane Copenhague et Uppsala c'est--dire le monde europen entier- connut la cration de hautes coles, dont la fonction tait ce qu'on appelait le studium gnrale, c'est--dire un effort de recherche gnral pour interprter et assumer le monde de faon rationnelle {rationale Weltdeutung und Weltbewltigung). Quant la question de savoir ce qu'il fallait entendre par rationalit, elle restait sans rponse dfinitive et constituait l'un des motifs conscients des tudes, qui impliquaient bien sr la recherche (investigatio). Le fait que ce projet ne s'est pas limit une rgion ou une poque particulires fut un facteur dcisif. C'est l que rside la signification culturelle du projet universitaire, longtemps avant que le concept de culture n'acquire lui-mme son entire signification au xixe sicle et qu'il ne soit labor de manire consciente au xxe sicle. La culture est, de par son essence mme, un effort d'organisation du temps (Zeitgestaltung), c'est--dire la gnration temporelle de significations, la tentative de crer d'une part des bauches de sens durables et de leur confrer d'autre part un sens dans le temps, c'est--dire de les modifier de manire contrlable. Il s'agit de reprsentation, de la prsence de l'esprit.

    Avec le projet universitaire, le studium gnrale se voit attribuer une fonction sociale dcisive, parce qu'il concerne la totalit et les structures fondamentales des problmes d'orientation du monde humain entier. C'est ainsi que le Moyen ge fait du studium le troisime pouvoir, ct du sacadotium et du regnum. Grce au sacadotium (sacerdoce), en charge du message vanglique et mettant ainsi en valeur la profondeur de la dimension religieuse du monde humain, et au regnum (ou imperium), terme dsignant les tches d'organisation politique et sociale des hommes, l'Europe du Moyen ge avait trouv une formule pour la dfinition pratique d'elle- mme. On peut, en ce qui concerne ces deux termes (sacadotium et regnum), parler d'une orientation fondamentale de la socit d'une poque. En adjoignant consciemment au sacadotium et au regnum le studium, on fait de l'orientation une orientation par rapport l'orientation mme. La fonction du studium est de reconsidrer le monde de l'homme, orient selon le sacadotium et le regnum, afin de mieux comprendre ce monde de l'homme et, le cas chant, de le modifier ou de l'ajuster. Du point de vue des sciences de la culture, la distinction historique (mdivale) entre ces pouvoirs peut tre considre comme variante de la structure fondamentale

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    de la culture: les ides religieuses ou mythiques ct de mthodes pratiques de gestion de l'interaction sociale sont des constantes culturelles de toute socit. C'est ainsi qu'on peut considrer ce qu'on appelle les cultures comme formes d'orientation humaine manifestes un moment et une poque donns. Cette orientation peut revtir diverses formes allant d'une orientation plus ou moins passive la discussion hautement consciente et rflchie de ralits et de modes de comportements donns, en passant par des actes d'orientation plus ou moins intentionnels (quant l'orientation consciente et rflchie, elle existe galement sous forme prscientifique, par exemple, dans le cas de la dimension culturelle plus spcifique de la religion, sous forme d'admonestations de prophtes, qui adoptent une attitude critique et polmique face divers modes de comportements respectivement font des prdictions). Le projet universitaire du Moyen ge et du dbut des temps modernes se caractrise par le fait qu'il monopolise et gnralise cette orientation par rapport l'orientation sous le nom de sciencia. Le Studium gnrale prtend la possibilit universelle de rationalisation et de discussion rationnelle, mme s'il faut avouer que le concept de rationalit peut son tour faire l'objet d'une discussion. C'est ainsi que le concept du logos reste toujours prsent dans le projet d'orientation universitaire. Et en maniant ce concept du logos, on se rclame respectivement on subit l'effet de deux traditions qui remontent l'Antiquit, savoir la philosophie et la science grecques d'une part et la rvlation judo-chrtienne de l'autre. Chez les Grecs, le terme logos dsignait la structure rationnelle du monde (kosmos), les capacits intellectuelles de l'homme (psych) et la dsignation du kosmos et de la psych par l'intermdiaire du verbe (langage, logique). Dans la religion chrtienne, le logos est le chiffre de la rvlation vanglique, qui s'est fait chair (homme) dans le Christ. La scularisation de cette ide jouera un rle dcisif dans la conception d'une anthropologie philosophique, qui approfondira galement le concept de culture. Ce qui est plus important, c'est que les emplois multiples du terme logos ont permis cette confrontation avec la pluralit des vrits, qui, au Moyen ge, a dbouch sur la thorie de la double vrit (cf. la discussion du nomina- lisme). L'orientation, en quelque sorte la survie mme au sein de cette pluralit, permettra aux humanismes ultrieurs d'Europe d'avoir accs cette dimension que les Allemands appellent Bildung (culture, ducation) et que d'autres langues dsignent parfois par le fait d'tre cultiv (Kultiviertheit). Cette Bildung est la facult de se situer au sein de la pluralit des vrits.

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    C'est dans ce contexte que la culture se rvle l'incarnation mme de l'orientation. Elle est la base et le produit des orientations. Et, en tant qu'orientation, la culture comporte toujours des orientations par rapport l'orientation. Le terme culture dsigne des configurations d'orientations humaines interactives se manifestant sous forme d'organisation du temps, c'est--dire sous forme de reprsentation de sens une poque. Elle est l'tablissement de l'homme. On peut traduire le mot culture par la formule monde de l'homme1.

    C'est dans ce sens galement qu'Edmund Husserl reprend le thme de la culture dj dans son article La philosophie comme science rigoureuse de 1910/11, dans lequel il constate une crise de la civilisation (c'est--dire de la culture), qui, pour lui, rside justement dans la non-ralisation de cette ide de science rigoureuse qui travaille de manire adquate l'uvre ternelle de l'humanit (cf. Hua xxv, p. 4)2. Pour Husserl, la science est un phnomne culturel parmi d'autres (cf. Hua xxv, p. 44); d'autre part, c'est prcisment la science qui est l'origine de la possibilit d'une ralisation en progrs continuel de l'ide d'ternit de l'homme, laquelle concerne galement nos responsabilits d'ordre thique (cf. Hua xxv, p. 54). Ce n'est qu'en 1924, dans l'article Le renouvellement comme problme d'thique individuelle, paru dans la revue japonaise Kaizo3, que Husserl va donner une dfinition explicite de son concept de culture et, partant, de son approche de la culture (cf. Hua xxvii, p. 21). Nous allons revenir ce texte.

    En attendant, il faut tout de mme noter que Husserl renonce examiner l'histoire complexe du concept et l'emploi particulirement ambigu du mot culture, surtout en ce qui concerne son histoire plus rcente (y compris l'poque de Husserl). Nous ne pouvons ni ne voulons retracer ici cette histoire qui s'tendrait de Cicron Ernst Cassirer. Toutefois, il faut noter que le caractre ambigu et quivoque du concept de culture et du terme culture n'est pas le rsultat d'un simple manque de prcision dans l'usage. Ce caractre quivoque, il faudrait plutt l'expliquer par ce que Husserl, dans un autre contexte, appelle l'quivoque

    1 Le concept de culture cf. Ernst Wolfgang Orth: Was ist und was heifit 'Kultur' . Dimensionen der Kultur und Medialitt der menschlichen Orientierung, Wirzburg 2000.

    2 Nous citons les uvres de Husserl par l'dition Husserliana I suiv. avec le sigle Hua I suiv. plus page.

    3 Cf. Ernst Wolfgang Orth: Interkulturalitt und Inter-Intentionalitt. Zu Husserls Ethos der Erneuerung in seinen japanischen Kaizo-Artikeln. In: Zs.f. philos. Forschg. 47 (1993), p. 333-351.

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    pour des raisons essentielles. Dans les Recherches logiques, l'quivoque concerne, comme on le sait, les expressions respectivement les significations dites occasionnelles. Dans sa Logique formelle et trans- cendantale, Husserl considre de telles quivoques comme dcalages de l'intentionnalit et de ses achvements unis et exigs par des liens essentiels (cf. Hua xvii, p. 185). Husserl fait ici allusion la constatation qu'un examen intentionnel-analytique de rapports intentionnels ne peut se faire de manire ce que nous nous trouvions en face de ces rapports en tant qu'observateurs objectifs; en effet, nous nous trouvons toujours dj impliqus dans ces rapports, qui, tout comme le prtendu observateur, font leur tour l'objet d'une volution dynamique. L'auto-lucidation intentionnelle (intentionale Selbstaufklrung) est elle-mme chaque fois un cas particulier d'inter-intentionnalit. Cette conception husserlienne tardive de l'intentionnalit comme inter-intentionnalit n'est que la variante phnomnologique-thorique de la constatation que l'orientation de l'homme est tributaire de son histoire ou du caractre culturel de rapports intentionnels. C'est prcisment la raison pour laquelle Husserl a tent dans la Crise d'intgrer cette constatation du rle de l'histoire son thorme de l'intentionnalit4. De ce point de vue, le concept de culture pourrait, tant au niveau du terme qu'au niveau du contenu, tre un sujet exemplaire d'tudes historiques-intentionnelles, dont Husserl a du moins fourni l'esquisse thorique dans son uvre tardive.

    Cela permettrait de mettre l'accent sur au moins deux faits importants de l'histoire de la philosophie: 1. A l'instar de l'tre chez Aristote, la culture est un concept dont

    l'homonymie et le caractre quivoque ne sont pas fortuits. Il s'agit d'une homonymie pros hen, au sens aristotlicien, c'est--dire d'une homonymie tendant vers une unit. Tout comme l'tre, la culture est toujours prsente et se manifeste sous des formes concrtes trs diverses, sans qu'il soit possible de formuler un concept gnrique suprme.

    2. La possibilit, pour le concept et le phnomne de culture, de devenir le point de dpart d'une philosophia prima, se trouve confirme par une tendance tardive de l'histoire de la mtaphysique mme. Si au xvme sicle (chez Christian Wolff par exemple) la metaphysica

    4 Cf. Ernst Wolfgang Orth: Edmund Husserls 'Krisis der europdischen Wissenschaften und die transzendentale Phnomenologie '. Vernunft und Kultur, Darmstadt 1999.

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    specialis comprend trois disciplines, savoir la cosmologie, la thologie rationnelle et la psychologie rationnelle, dont les objets respectifs furent le monde, Dieu et l'me, pris comme ralits authentiques, cette conception contient en germe le concept philosophique de culture, tel qu'il se trouvera plus tard chez Husserl et Cassirer. Dans ce schma de la metaphysica specialis, Dieu sera finalement supprim et l'approche spculative devra faire place des approches plus modernes. De la triade Dieu, monde, me, il ne restera que le monde et l'me et, finalement, le monde et l'homme. Or, la corrlation monde et homme est prcisment ce que nous appelons culture, ce qui signifie que le concept de culture que nous connaissons et qui se veut le plus souvent antimtaphysique, n'est autre que le reliquat de la mtaphysique, et, plus prcisment, de la metaphysica specialis.

    Chez Husserl, le concept de culture n'est pas explicitement lev au rang d'un concept fondamental de la phnomnologie transcendantale. Toutefois, dans la pratique, il a, depuis ses articles publis dans la revue Kaizo et, surtout, dans son trait sur la Crise (et la Confrence de Vienne s'y rapportant) attribu au concept de culture une importance telle (en prenant comme modle l'ide d'une Europe intellectuelle), qu'il devient le manifeste historique-paradigmatique du systme intentionnel tout court.

    Cassirer est dj plus explicite sur ce point. Pour lui, la Philosophie des formes symboliques est considrer comme les Prolgomnes d'une future philosophie de la culture (1938, cf. WWS, p. 229). La critique [kantienne] de la raison pour Cassirer, la mtaphysique ultime, bien que critique se transforme chez lui invitablement en critique de la culture (cf. PhsF i, p. 11)5. De ce point de vue, crit Cassirer en 1942, une 'philosophie des formes symboliques' peut continuer prtendre l'unit et l'universalit alors que la mtaphysique, sous sa forme dogmatique, a d renoncer ces prtentions. Elle peut non seulement runir en elle-mme les diffrents modes et courants de connaissance du monde, mais encore reconnatre la lgitimit de toute tentative de comprhension du monde, de toute interprtation du monde

    5 Cf. Ernst Cassirer: Zur Logik des Symbolbegriffs (1938). In: Cassirer: Wesen und Wirkung des Symbolbegriffs, Darmstadt 1956 (= WWS). Ernst Cassirer: Philosophie der symbolischen Formen. Erster Teil. Die Sprache (1923), Darmstadt 1956 (= PhsF I).

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    dont l'esprit humain est capable et les comprendre dans leur singularit. Ce n'est que cette manire de voir les choses qui fait apparatre le problme de l'objectivit dans toute son ampleur, et, envisag de cette faon, ce problme concerne non seulement l'univers de la nature, mais encore celui de la culture. (cf. Lkw, p. 19 et suiv.)6. Finalement, le raisonnement de Cassirer revient dire que l'univers de la culture comprend celui de la nature dans un sens bien entendu. Ce qui intresse Cassirer, ce n'est plus ce qui se trouve 'au-del' ou 'derrire' le monde des apparences; la varit, l'abondance et la diversit interne des 'phnomnes eux-mmes', tels qu'ils se manifestent dans le processus de formation symbolique dans le monde des hommes, sont le sujet et le critre de nos rflexions (cf. Lkw, p. 19 et suiv.); on serait tent de dire que si, pour Husserl, le phnomne complexe de l'intentionnalit, auquel le sujet humain doit faire face, est le problme et le fondement de toute orientation, alors, pour Cassirer, c'est la formation symbolique. L'crit sur la Crise liera la connaissance transcendantale-phnomnologique explicitement l'homme concret en tant qu' homme dans le monde et moi de l'intersubjectivit (cf. Hua vi, p. 189 et suiv.).

    A ce point de nos rflexions, nous pouvons aborder le texte paru dans Kaizo, o Husserl nous fournit une vraie dfinition de la notion de culture: Les limites d'une humanit se confondent avec celles de l'unit d'une culture; au mieux celles d'une culture universelle autonome et accomplie, pouvant comprendre une multitude de cultures nationales spcifiques. Dans une culture donne, l'on assiste justement l'objectivation d'une unit de vie active, dont le sujet collectif est l'humanit en question. Car, par le terme culture, nous n'entendons rien d'autre que l'incarnation des achvements des activits continuelles d'hommes vivant en communaut, achvements dont l'existence intellectuelle durable rside dans l'unit de la conscience collective et de sa tradition prservatrice. Grce leur incarnation physique, leur expression les dpouillant de leur crateur, ils peuvent, dans leur sens intellectuel, tre expriments par quiconque est capable de comprhension. Par la suite, ils peuvent tout moment redevenir des points de rayonnement d'effets intellectuels sur une infinit de gnrations, dans le cadre de la continuit historique. Et c'est prcisment l que tout ce que le terme culture comprend a son existence objective spcifique de son essence, tout en tant, d'autre part, une source permanente de socialisation.

    6 Ernst Cassirer: Zur Logik der Kulturwissenschaften. Fnf Studien (1942), Darmstadt 1961 (= Lkw).

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    La communaut se dfinit par une subjectivit personnelle, pour ainsi dire plusieurs ttes et pourtant unie. Les personnes individuelles qui la composent sont ses 'membres', unis par des liens fonctionnels troits grce une multitude 'd'actes sociaux' crant un lien spirituel entre personnes... Par moments, une communaut agit avec plusieurs ttes, ce qui ne l'empche pas d'agir, dans un sens relev, 'sans tte' [c'est--dire de faon irrflchie]: c'est le cas lorsqu'elle ne se concentre pas de faon atteindre l'unit d'une subjectivit de volont l'instar d'un sujet individuel. En revanche, elle peut galement adopter ce mode d'existence suprieur et devenir une 'personnalit d'un ordre suprieur' et raliser en tant que telle des achvements collectifs, qui sont non seulement l'addition des achvements de sujets individuels, mais elle peut, dans sa volont et ses ambitions, parvenir des achvements personnels de la communaut au vrai sens du terme. C'est ainsi qu'il est possible que la vie active d'une communaut, voire de l'humanit entire mme si ce ne fut le cas pour aucune communaut historique adopte la forme unique de la raison pratique, celle d'une vie thique... une vie du renouvellement, ne de sa propre volont, de faire d'elle-mme une humanit vritable au sens de la raison pratique, c'est--dire de faire de sa culture une culture 'vritablement humaine' (cf. Hua xxvn, p. 21 et suiv.).

    Il est loisible de reconnatre dans cet extrait de Husserl galement le point de vue de Cassirer. Le fondement et le contenu de toute culture, ce sont les achvements raliss par la personne qui se manifestent de manire concrte et qui, pour Husserl, sont le fruit de l'intentionnalit vivante, alors que, pour Cassirer, ils naissent de l'nergie formatrice de la formation symbolique. Dans son article sur le fondement naturaliste et humaniste de la philosophie de la culture de 1939, Cassirer crit que la culture existera et progressera, dans la mesure o et aussi longtemps que les forces formatrices, qu'en fin de compte nous devons trouver nous- mmes, ne font pas dfaut, ni ne diminuent (Bast, p. 260)7. Ce nous- mmes, c'est la personnalit du moi, qui, son tour, ne s'est forme et diffrencie qu'au cours du processus culturel grce l'activit intentionnelle ou la formation symbolique. L'ultime objectif de Husserl et de Cassirer, c'est l'auto-objectivation (Selbstobjektivation). Les diffrentes formes que celle-ci revt ou les tapes qu'elle parcourt

    7 Ernst Cassirer: Naturalistische und humanistische Begrndung der Kulturphilosophie (1939). In: Ernst Cassirer: Erkenntnis, Begriff, Kultur, d. Rainer A. Bast, Hamburg 1993, p. 231-261 (=Bast).

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    s'appellent culture tout comme le phnomne global. Les deux aspects caractristiques de la notion de culture sont galement communs Husserl et Cassirer: d'une part, la culture est la ralit sensible, d'autre part, elle est signification et sens les deux aspects tant unis par une corrlation inbranlable. C'est ainsi que la culture oscille de par son essence entre le factuel et le normatif. De ce point de vue, on peut parler du caractre mdial de toute culture (la mdialit de la culture), comme il faut supposer le caractre mdial de toute orientation. Vu les courants multiples auxquels peut donner lieu le processus de la vie intentionnelle, respectivement celui de la formation symbolique, on assistera au dveloppement d'une immense diversit de dimensions culturelles, entretenant entre elles des rapports trs divers - harmoniques ou discordants. Il faut supposer une pluralit des dimensions de la culture. Cette caractristique de la culture ressort plus clairement des 'formes symboliques' de Cassirer, telles que langue, mythe, religion, arts, conomie, science. Dans la pense husserlienne, on retrouve cette pluralit des dimensions sous forme plus abstraite dans ce qu'il appelle les 'ontologies rgionales', les 'types cogitatifs' et la 'pluralit de mondes au sein d'un seul monde.' Toutefois, Husserl se rfre galement des dimensions culturelles plus concrtes, lorsque, dans ses articles publis dans Kaizo, il parle de la religion et des modes d'existence divers se manifestant dans diffrentes ethnies.

    Ce qui importe, c'est que, dans ces articles, Husserl trouve dj dans des cultures pr-philosophiques, voire pr-modernes et, prcisment, dans les religions un thme dcisif de toute culture, savoir la critique, la prise de position plus ou moins libre dans un systme culturel donn. C'est ici qu'apparat dj ce que Husserl et Cassirer appellent l'autonomie de l'homme. C'est partir de l galement qu'il faut comprendre le vrai sens du concept de renouvellement de Husserl, qui est l'une des ides directrices de ses articles parus dans Kaizo. Le renouvellement n'est pas une tche qu'on dfinit une fois pour toutes; c'est plutt une tche permanente dans tout contexte intentionnel, car celui-ci ne cesse d'exiger des ajustements. Cassirer parle cet gard d'un radical anthropologique. Dans sa confrence de Davos de 1929, consacre au 'Problme de l'anthropologie philosophique', la 'crise' apparat comme le fondement de toute rflexion sur soi-mme, sans laquelle aucune culture ne saurait exister; et, en mme temps, elle est la motivation de la philosophie8.

    8 Cf. Ernst Wolfgang Orth: Von der Erkenntnistheorie zur Kulturphilosophie. Studien zm Ernst Cassirers Philosophie der symbolischen Formen, Wirzburg 1996, p. 196 suiv.

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    Cette rflexion sur soi-mme est chez Husserl et Cassirer oriente aussi bien vers l'avenir que vers le pass. Husserl parle de points de rayonnement d'effets intellectuels sur une infinit de gnrations, dans le cadre de la continuit historique (cf. Hua xxvn, p. 21), Cassirer, lui, cre la formule du combat perptuel et invitable entre tradition et innovation9. Ce qui est important, c'est que les critres de rflexion ne viennent pas d'une source extrieure quelconque, mais qu'ils sont gnrs dans le processus permanent de l'inter-intentionnalit ou de la formation symbolique, c'est--dire dans la culture mme.

    Or, ce sont les sciences, c'est--dire la science qu'est la philosophie avec ses 'ramifications' comme Husserl se plaisait dire vers les sciences particulires, qui organisent ce potentiel de rflexion, cette comptence d'auto-lucidation et d'auto-objectivation (Selbstklrung und Selbstobjektivatiori). L'Europe Husserl parle de 'l'Europe intellectuelle' est un paradigme de cette culture scientifique. Elle est devenue une culture mondiale; quant ses motivations, elles se trouvent pourtant dj dans des volutions culturelles prcoces extra-europennes; et, de ce point de vue, il s'agit du destin commun tous les hommes.

    Les sciences ne sont rien d'autre que diverses formes de la vie intentionnelle; des formes toutefois qui, bien qu'elles approchent cette vie avec un objectif d'lucidation rigoureuse, risquent continuellement de perdre le lien qui les unit au contexte global du sens vivant de la vie. C'est la raison pour laquelle Husserl se sert de la mthode de ce qu'il appelle la rduction transcendantale-phnomnologique pour tenter de rcuprer ce fondement de l'intentionnalit et sa cohrence structurelle vivante, qui a donn naissance aux diverses sciences et qui permet seule de les comprendre. Selon Husserl, seule la philosophie comme mthode de rduction phnomnologique mrite d'tre appele radicale et rigoureuse. La thorie de la rduction husserlienne, qui, par endroits, ne manque pas d'emphase risquant de troubler le lecteur, peut se comprendre comme une thorie bien entendue du rductionnisme : conditionnes par leur objet et leurs mthodes, les sciences particulires sont obliges de procder de manire rductionniste (ce qui s'explique dj par le fonctionnement dimensionnant de l'intentionnalit mme). Toutefois les sciences particulires doivent tre conscientes des rductionnismes qui leur sont inhrents, moins de donner libre champ une spcialisation

    9 Cf. Emst Cassirer: An Essay on Man. An Introduction to a Philosophy of human Culture (1944), New Haven 21972, p. 224.

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    et une reification de la culture pouvant aller jusqu' la perte de la culture mme. Les mthodes de rduction husserliennes, expressment au pluriel et procdant par tapes, veulent rintgrer les reductionnismes invitables des sciences particulires dans le contexte global de l'activit intentionnelle et, partir de l, offrir la possibilit de les comprendre et peut-tre de s'en servir de manire raisonnable.

    C'est dans ce sens galement qu'il faut comprendre la critique svre de la 'Crise' de Husserl l'gard de l'volution des sciences depuis le xixe sicle. Il parle d'une altration du sens des sciences, qui a affect celles-ci paralllement leur spcialisation progressive, laquelle Husserl n'entend d'ailleurs pas abolir. Les sciences du seul sens vrai se sont, de faon inaperue, transformes en toutes sortes de nouveaux arts curieux, qui sont compter parmi les autres arts plus ou moins nobles, tels les beaux-arts, l'architecture voire parmi les arts infrieurs. Ces arts, on pouvait dsormais les apprendre dans des instituts, sminaires, collections, muses. Il tait possible d'y faire preuve d'habilet, de talent, voire de gnie par exemple dans l'art d'inventer de nouvelles formules, de nouvelles thories permettant de prvoir avec prcision le cours de phnomnes naturels, de procder des inductions d'une porte impensable jusque-l. Il en va de mme pour l'interprtation de documents historiques, de l'analyse grammaticale de langues, de la construction de rapports entre vnements historiques, etc. Dans tous ces domaines, on trouve des hommes de gnie, des novateurs qui, juste titre, font l'objet de la plus haute admiration de leurs contemporains. Mais l'art n'est pas la science, dont l'origine et l'intention, qu'il ne faut jamais abandonner, consistent parvenir, en dcouvrant les sources ultimes du sens, une connaissance de ce qui est rel et dont on comprend alors le sens ultime. Cette science, on pourrait la qualifier galement de science absolue radicale remontant aux causes premires. Toutefois, l'une des particularits de cet art thorique est que, n de la philosophie (bien que d'une philosophie imparfaite), il a un sens chiffr qui, provenant de lui, revient tous les produits conformes aux rgles de cet art et qu'on ne peut dceler par la seule mthode ou histoire de cet art, mais que seul le vrai philosophe peut veiller et que seul le philosophe transcendantal peut dployer dans sa vritable profondeur. C'est ainsi que l'art thorique renferme vraiment une connaissance scientifique, connaissance qui reste pourtant difficilement accessible (cf. Hua vi, p. 197 et suiv.). Husserl signale expressment que la spcialisation, qui a donn lieu tant de critiques, n'est en elle-mme pas un dfaut. . . car elle est ncessaire au sein

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    de la philosophie universelle, tout comme chaque spcialit ncessite une mthode adquate. Ce qui est fatal, c'est le foss de plus en plus profond qui se creuse entre l'art thorique et la philosophie. Les sciences positives, qu'on ne peut viter, sont justement considrer comme branches de la philosophie (cf. Hua vi, p. 198).

    Il n'est gure concevable qu'Ernst Cassirer ait rdig un texte aussi polmique sur l'volution des sciences aux xixe et XXe sicles. Pour lui, les nombreuses approches des sciences particulires constituent autant d'volutions trs intressantes, voire fascinantes au sein de la forme symbolique qu'est la science mme qui peut revtir une multitude de formes. Il expose ces ides dans le dernier volume de son 'Histoire du problme de la connaissance' ainsi que dans de nombreux articles consacrs des thmes biologiques, linguistiques, mathmatiques et littraires10. Se rfrant une phrase de Kant que pour de bonnes raisons il ne cite pas la lettre, Cassirer dit que les diffrentes sciences pel- lent les phnomnes afin de pouvoir les lire comme expriences (Kant avait parl 'd'exprience' au singulier). Cassirer s'occupe avec beaucoup plus de persvrance des diffrents projets concrets des sciences positives allant de la thorie de la relativit d'Einstein aux linguistiques modernes. Et il va mme jusqu' discuter des formes 'd'pellation de phnomnes' qui ne font pas partie de la science, mais qui constituent des formes d'interprtation du monde non scientifiques telles que le mythe, la religion, la littrature et les langues exotiques. Tout comme Husserl les met en rapport avec le contexte de l'intentionnalit, Cassirer met ces 'interprtations', qu'elles soient pr-scientifiques ou relvent de sciences particulires, en rapport avec le contexte de la formation symbolique. Contrairement Husserl, Cassirer est suffisamment patient pour s'exposer d'abord la multitude des visions du monde. Bien qu'il soit la recherche d'une 'grammaire universelle des formes symboliques', c'est--dire qu'il ne se limite pas peler des phnomnes mais pour garder l'image cherche tudier les principes de l'alphabet, il renonce une codification immdiate de la grammaire pour se consacrer plutt aux multiples 'idiomes' des formes symboliques. Si Cassirer se rfre au caractre vivant de la performance intentionnelle respectivement de la

    10 Cf. Ernst Cassirer: Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren Zeit 4. Bd. (1957), Darmstadt 1973; et les articles dans Ernst Cassirer: Geist und Leben. Schriften zu den Lebensordnungen von Natur und Kunst, Geschichte und Sprache, d. E.W. Orth, Leipzig (Reclam) 1993.

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    formation symbolique, il le fait moins pour fixer tous les dtails de ses structures fondamentales, comme Husserl essaie de le faire, mais plutt pour s'avancer parmi les formes concrtes de cette vie. Mme si Cassirer, tout comme Husserl, n'est pas un adepte de la thse de la double vrit et voit la philosophie sans aucun doute comme une activit rationnelle, il reste pourtant ouvert la pluralit des vrits, dont il cherche prudemment rvler les rapports qui les unissent. En 1942 il crit: Et mme si le moment tait venu o la philosophie devrait se dcider se redfinir elle-mme ainsi que sa fonction nous resterions toujours confronts au problme de 'l'objectivit', problme qui resterait une nigme dont on ne pourrait mettre la solution sur le dos des seules sciences particulires. Car ce problme, si on l'envisage dans toute sa gnralit, fait partie d'une sphre que mme la science prise dans son ensemble ne peut saisir ni remplir. La science n'est qu'un lment, un facteur parmi d'autres du systme des 'formes symboliques'. Dans un certain sens, elle peut tre considre comme la cl de vote de cet difice de formes; et pourtant elle n'est pas seule, et elle serait incapable de ses achvements spcifiques, si elle ne pouvait compter sur d'autres nergies, avec lesquelles elle se partage la charge de cette 'vue d'ensemble' (Zusammenschau), de la 'synthse' intellectuelle (cf. Lkw, p. 17 et suiv.).

    Husserl et Cassirer sont la recherche des rapports qui unissent et fondent les sciences; et les deux philosophes considrent ces rapports finalement comme rapports culturels. Mais alors que Husserl tente de saisir ces rapports selon des mthodes relevant pour ainsi dire des sciences positives mme si elles ne sont comparables aucune d'entre elles, Cassirer veut nous faire sentir et vivre ces rapports dans la culture et comme culture dans leur diversit vivante, en nous rendant ouverts aux variantes de la 'lisibilit' du monde et de nous-mmes.

    La mtaphore de la lecture et de l'pellation se trouve d'ailleurs galement dans les crits de Husserl, lorsqu'il parle dans son trait sur Kant de 1924 de l'alphabet qui est puiser dans notre plus primitive conscience (cf. Hua vu, p. 286). Dans sa clbre lettre Lvy-Bruhl du 11 mars 1935, dans laquelle il parle de l'nigme culturelle qu'est le monde et nous, les hommes, dans le monde, il esquisse le radicalisme d'une conception nouvelle de la science, voluant en tant qu'analytique systmatique, qui rvle de manire systmatique l'alphabet et la grammaire lmentaire de la formation 'd'objets' en tant qu'units valides, de multitudes d'objets et d'infinits en tant que 'mondes' valides pour des sujets interprtants, et qui, par l, devient une philosophie, qui va en

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    s'levant11. Enfin, Husserl utilise la mtaphore dans le cadre d'une discussion de l' auto-constitution (Selbstkonstitutiori) de la subjectivit transcendantale dans la vie: c'est ainsi que, pour moi, la constitution du monde entier semble dj trace de faon 'instinctive', les fonctions qui la permettent ayant elles-mmes leur alphabet essentiel (Wesens-ABC), leur grammaire essentielle (Wesensgrammatik) pralables. Cela veut dire que le fait [de la vie] mme implique qu'une tlologie par anticipation se produit (cf. Hua xv, p. 385; cf. Hua xi, p. 125).

    Alors que ces rflexions husserliennes relvent d'une philosophie transcendantale comme science rigoureuse, le texte de Cassirer cit ci-dessus omet mme d'indiquer le nom de l'instance qui, ensemble avec les sciences, devrait accomplir la 'vue d'ensemble' {Zusammenschau) et la 'synthse'. Cassirer se contente de parler d'une 'sphre'. Bien sr, il s'agit de la philosophie, de la 'Philosophie des formes symboliques'. Cependant cette instance ou sphre ne constitue pas une grandeur patente pour Cassirer; elle est plutt une attitude de l'homme, une facult qui est le fruit d'une volution culturelle et qui doit faire appel de nombreuses autres instances pour sonder le processus de formation symbolique.

    Cassirer penseur rationnel comme Husserl considre les impondrables de la culture, galement ceux de la culture scientifique, avec un calme stoque. Husserl galement conscient de la crise cherche des solutions ultimes, qu'il confie une philosophie comme science rigoureuse, charge de manire quasi explicite de cette tche. L'chec de la philosophie comme science rigoureuse entranerait celui de la culture. Cassirer, qui lui s'expose davantage aux phnomnes culturels concrets, nous suggre une attitude moins tendue, sans pour autant oublier les dangers que court la culture.

    Cassirer reflte sans doute galement l'avis de Husserl lorsque, faisant allusion Kant, il constate: Le but de la culture, ce n'est pas la ralisation du bonheur sur terre, mais la ralisation de la libert, de la vraie autonomie, non pas de la domination de la nature par l'homme grce des moyens techniques, mais de la domination thique de soi-mme (cf. Lkw, p. 104). Mais, selon Cassirer, il n'est nullement possible de garantir cette autonomie qui est au cur de tout humanisme; car, dans la mesure ou des biens culturels ont ncessairement un ct matriel, ils sont vulnrables et ne sont plus l'abri de leur propre perte (cf. Lkw, p. 126). Aussi

    11 Cf. Edmund Husserl: Briefwechsel Bd. vu, d. Karl Schuhmann, Dordrecht/Boston/ London 1994, p. 164.

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    ces formes culturelles, par lesquelles l'humanit s'est cre pour ainsi dire un corps nouveau, sont destructibles (cf. Lkw, p. 127). Voici la conclusion cassirrienne de 1939 ('Fondement naturaliste et humaniste de la philosophie de la culture'): Une philosophie critique de la culture ne peut viter l'inscurit quant au destin et l'avenir de la culture de l'homme, laquelle ne cesse de rapparatre (cf. Bast, p. 260). Or, c'est prcisment cette inscurit qui se rvle tre un constituant originaire de toute culture. Il semble mme qu'on puisse qualifier les cultures et les humanismes selon la manire dont ils assument cette inscurit.

    Le souci de la culture Husserl parle expressment de ce 'souci' en 1924 (cf. Hua xxvn, p. 31) est en mme temps le souci de l'homme. La philosophie moderne de la culture a compris que l'homme est toujours considrer comme crateur et comme crature de la culture, 'l'image de l'homme' s 'avrant elle-mme tre une grandeur problmatique qu'il est difficile de fixer. Husserl et Cassirer nous apprennent qu'il ne faut pas hypostasier cette image, mais qu'on peut tout au plus essayer de passer par ces images pour pntrer dans la structure du processus de formation mme (vom 'Bild' zum 'Bilden'). Ce faisant, on fait de l'homme un 'concept-limite' (Limes-Begriff) qui est, comme on le sait, un thme husserlien qui peut facilement tourner en thomorphisme, motif auquel il faut s'attendre dans toute culture. Quant l'athisme, qu'un penseur critique pourrait opposer ce motif, Helmuth Plessner est d'avis qu'il est plus facile dire qu' faire12.

    Pour ce qui est de la ralit humaine ordinaire, elle est mdiale, elle constitue une association intgrale de facticit sensible et de sens dpassant le concret, c'est--dire de signification. Il semble que les sciences modernes ont de plus en plus tendance considrer le vhicule (le medium) comme instance premire, voire unique (de la physiologie l'informatique, en passant par la gntique et les signes linguistiques) et, de ce fait, elles font elles-mmes du vhicule (du medium), qui, d'ailleurs, n'est vhicule {medium) que par rapport une signification, un substrat indiffrent, ayant la rigueur des fonctions abstraites et purement formelles. En tant qu'objet de la recherche scientifique, l'homme se sent ncessairement menac lui-mme parce que l'nergie de l'activit intentionnelle ou de la formation symbolique est pour ainsi dire supprime.

    12 Cf. Helmuth Plessner: Die Stufen des Organischen und der Mensch. Einleitung in die philosophische Anthropologie (1928). Gesammelte Schriften Bd. IV, Frankfurt 1981, p. 424.

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    L'alternative ne consiste pas en une contemplation dtache purement intellectuelle, mais en une discussion cultive du sens factuel et de la fac- ticit pourvue de sens. La culture et l'homme en tant que sujet-objet de la culture sont des paradigmes de ce sens factuel, qui se manifeste au cours du temps et sous des formes diffrentes.

    Cassirer a dcrit le caractre mdial singulier et pourvu de signification de la culture l'aide d'une dfinition fondamentale de toute formation symbolique en recourant trois concepts fondamentaux, qu'il qualifie de fonctions symboliques: il s'agit de 'l'expression', de la 'reprsentation', et de la 'signification pure'13.

    Il entend par 'expression' l'association vcue du sensible et du sens, sans que cette distinction soit consciente. La 'reprsentation' est le maniement ludique conscient de la diffrence entre matriau sensible et sens idal, que nous trouvons aussi bien au niveau de l'orientation objectivante que dans l'art. La 'signification pure' est pour Cassirer le maniement formel de systmes de signes abstraits comme l'algorithme et le calcul, qui ne se fait qu'au niveau des fonctions formelles. La science volue de plus en plus vers ces fonctions-l. Or, pour Cassirer, cette volution n'a un sens mthodique et heuristique qu'au sein de la culture. Comme Cassirer le montre dans son article 'Forme et technique' de 1930, la culture elle-mme s'accomplit et se ralise plutt entre les deux extrmes que sont 'l'expression' et la 'signification pure'14. Et pour lui c'est l'art et notamment la littrature qui doit constamment rtablir 'l'quilibre' entre les deux extrmes. Cela veut dire que la culture fait ses preuves en permettant la reprsentation des nergies vivantes de l'homme sous forme de modes d'existence concrets, reprsentation qui est ouverte aussi bien ce qui relve de la seule 'expression' qu'au maniement fonctionnel de 'significations pures'. La vritable condition humaine, la culture, c'est l'orientation entre ces deux aspects.

    Universitt Trier Ernst Wolfgang Orth. Fachbereich I Philosophie D 54286 Trier

    13 Cf. Ernst Cassirer: Dus Symbolproblem und seine Stellung im System der Philosophie (1927). In: Ernst Cassirer: Symbol, Technik, Sprache. Aufstze aus den Jahren 1927-1933 (d. E.W. Orth), Hamburg 1985, 21995, p. 1-21

    14 Cf. Ernst Cassirer: Form und Technik (1930). In: Cassirer: Symbol, Technik, Sprache, I.e., p. 86; cf. p. 84 et 139.

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    Rsum. La fondation des universits au Moyen ge, laquelle remontent nos universits d'aujourd'hui, est prsente comme un projet d'orientation par rapport l'orientation elle-mme. Dans ce projet le logos, la psyche et le cosmos sont organiss partir d'aspects philosophiques et religieux et apparaissent comme les catgories fondamentales de la culture. Cassirer et Husserl ont fait de la forme symbolique d'une part et de l'intentionnalit d'autre part, le principe du rsultat de la culture et de son processus. Tous deux dterminent par l, d'une manire moderne, ce que signifie la culture. La culture est la fois la base et le cadre de toute l'orientation humaine, elle se dveloppe en tant qu'orientation par rapport toutes les orientations. De l nat une tension entre diverses orientations, qui revendiquent chacune d'tre 1 'orientation par rapport aux (autres) orientations. L'aboutissement de cette tension appartient au processus de la culture, comme Cassirer et Husserl le montrent.

    Abstract. The foundation of the mediaeval university, the ancestor of our present-day universities, is presented as a project of orientation of orientation itself. In this project logos, psyche and kosmos are organised from philosophical and religious viewpoints. They show themselves to be basic categories of culture. Cassirer and Husserl subordinated the state of culture and the process of culture to the principle of symbolic formation, on the one hand, and of intentio- nality, on the other. Thus both determine in a modern way the meaning of culture. It is both the basis and the framework of all human orientation, which develops itself into an orientation of all orientations. In the course of this development there arises the problem of a tension between diverse orientations, which pretend to be the orientation of orientations. The settlement of this tension belongs to the process of culture, as shown by Cassirer and Husserl. (Transi, by J. Dudley).

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