itineraire d'un salaud ordinaire - didier daeninckx

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Didier

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  • Cosette et Georges Huet

  • PREMIRE PARTIEAu service de l'tat

  • CHAPITRE 1

    Les paulownias en fleur et le Restaurant des Intellectuels, cest ce qui lui tait venu entte quand il stait laiss aller aux nostalgies alors quon dbouchait le champagne.Clment Duprest avait ferm les yeux sur les floraisons mauves, inquiet la seule idedoffrir aux collgues qui lentouraient le moindre accs la confidence. Prs de quaranteannes staient coules depuis lclosion, et bizarrement, bien quil ny ait jamais song,ctait cela, la vgtation, qui lui revenait en mmoire au moment de quitter pourtoujours son bureau de la galerie nord. Quarante ans, et pourtant les images taientintactes. Il se revoyait, jeune homme lanc vtu de flanelle, chapeau lgrement inclinsur loreille droite, traversant lalle centrale du March aux Fleurs, il se souvenait desodeurs. On tait en mai. Quinze jours plus tt, il avait t reu dans les tout premiers auconcours dinspecteur de police, mettant profit des tudes de droit courtes, etlexcellence de ses rsultats lui avait permis de faire des vux, pour son affectation. Ilpensait grimper les chelons dans un commissariat de quartier, mais les nouvellesmissions confies aux Renseignements gnraux, rebaptiss Brigades spciales pourloccasion, ncessitaient des nergies, des comptences. La convocation lui demandait dese prsenter sur lle de la Cit, onze heures, et cest en longeant les pavillonsmtalliques emplis darbustes, de bouquets, quil avait remarqu les grappes lilas quienveloppaient les branches des deux ranges darbres. Une femme occupe remplir unseau la fontaine lui avait souri. Elle portait des sabots et un tablier bleu. Il avait port lamain son couvre-chef, puis ralenti pour couter ce quelle avait lui dire.

    Cest arriv ce matin ! Il faut en profiter, a ne dure pas longtemps En plus, ils nefleurissent quune fois tous les cinq ans. Vous ne voulez pas des roses, elles sont toutesfraches Mignon comme vous tes, vous devez savoir qui les offrir.

    Il avait baiss les yeux, ne sachant que rpondre, et avait failli se cogner au socle videsur lequel, quelques mois plus tt, se dressait la statue de Thophraste Renaudot avantque lalliage cuivreux de lhommage ne serve plus utilement dans le circuit de laproduction industrielle ou agricole. Un convoi militaire allemand stait immobilis sur leboulevard tandis quil prsentait ses papiers au gardien de faction, des soldats en armesavaient surgi de sous les bches kaki pour prendre position devant les grilles du Palais deJustice cent mtres de l.

    Quest-ce qui se passe ?Le policier, impassible, lui avait rendu ses documents. Rien, cest la relve pour le procs des terroristes Trs bien. Tout est en ordre,

    vous prenez lescalier E, les bureaux de ladministration sont au deuxime tage.Le commissaire principal Rondier dirigeait la dizaine dhommes rattachs la

    brigade des propos alarmistes depuis la permanence centrale, une salle en longueurdont les fentres hautes donnaient sur la cour intrieure de la prfecture. lpoque, ilnavait pas encore t victime de son attaque crbrale, et ses lvres se tenaient droites. Ilavait compuls les papiers, son tour, tout en tirant sur une cigarette dont les cendresmaculaient son veston et les dossiers parpills sur le bureau.

  • Vous faisiez quoi avant dtre touch par la vocation, inspecteur ? Des tudes pour tre avocat, mais ctait une ide de mes parents, mon pre

    surtout Depuis un an, je travaillais au service juridique de la Compagnie duMtropolitain.

    Le commissaire Rondier avait lev la tte. Un problme srieux, la scurit du mtro Les papillons, les tracts, les

    inscriptions. Jusquaux faux aveugles, qui glissent des notes de la Marche Lorraine, de LaMarseillaise ou de LInternationale au milieu dune ritournelle, laccordon. On va envenir bout ! Ils ont cr un groupe demploys en civil qui font le mme boulot quenous, ce que je me suis laiss dire Ils circulent dans les rames, musette lpaule, etne se privent pas dcouter tout ce qui se dit, de voir tout ce qui se fait ou qui se trame

    Il avait ensuite confi la nouvelle recrue au brigadier Bricourt qui sapprtait partiren mission.

    Tu lemmnes avec toi pour la tourne des grands-ducs ! Les photos, lquipementFais un crochet par le vestiaire, il doit y avoir du matriel sa taille.

    Roland Bricourt tait un petit bonhomme rondouillard dune trentaine dannes. Lescheveux qui avaient dj dsert son crne semblaient stre rfugis sur ses sourcils quilavait noirs et broussailleux. Il le guida dans les mandres de ladministration, pourltablissement de la carte professionnelle, la dlivrance dune arme. Quand tout fut rgl,Duprest le suivit dans lascenseur qui sleva jusquau cinquime tage o une srie deplacards, dans le couloir principal, renfermaient des effets classs par saison puis partaille. Il troqua son feutre contre une casquette, son costume de flanelle contre du veloursctel et des galoches remplacrent ses souliers vernisss. Le brigadier vrifia sonaccoutrement qui lui donnait un air bohme, puis il lentrana vers la place Saint-Michelen passant par une porte qui ouvrait sur le quai du March-Neuf.

    Ce que je te propose, cest daller casser une graine avenue de lObservatoire. Si onremonte le boulevard pied, on arrivera juste pour louverture, lapptit aiguis Cestpas cher, dautant que le patron ma la bonne. Ensuite, si a te dit, on ira tranquillementdigrer dans une salle de cinoche Quest-ce que tu penses du programme ?

    Duprest stait arrt prs de la fontaine pour serrer dun cran la ceinture de sonpantalon et tirer sur les chaussettes qui glissaient en bourrelets sous ses talons. Il avaitregard le brigadier avec insistance pour essayer de comprendre quel jeu il jouait.

    Je ne comprends pas trop o tu cherches en venir Je me suis prsent auconcours pour travailler, pas pour prendre des vacances Si cest une mise lpreuve

    O est-ce que tu es all chercher a, Duprest ? Notre boulot, cest la chasse auxbobards. Tu es vraiment tordu, tu crois quon na pas assez de problmes avec les juifs, lescommunistes ! Quon samuse se piger entre flics ?

    Je nen sais rien Il y a moins dune heure, je suis arriv la prfecture habillpresque comme un mari, ne manquait que les fleurs, et je me retrouve dans la ruedguis pour Mardi-Gras ! Cest un peu brutal Tu peux ladmettre, non ?

    Bricourt lavait pris par lpaule pour lui faire traverser la rue Saint-Andr-des-Arts. Tu verras, on shabitue. Tu es flic maintenant. Les questions, tu vites de te les

    poser, cest aux autres dy rpondre.

  • Ils contournrent la terrasse de chez Dupont, longrent bientt les grilles du jardin duLuxembourg que des quipes brossaient puis repeignaient tandis que des artisans juchssur des chelles doubles plaquaient des feuilles dor sur les piques et les volutes. Lerestaurant se trouvait en angle, au 49 de lavenue de lObservatoire, une devanturemarron en faux bois, avec des effets de nervures, surmonte par lenseigne violette quiimitait une criture scolaire avec ses pleins, ses dlis : Restaurant des Intellectuels .Le brigadier poussa la porte tambour pour accder une vaste pice colonnades quirsonnait des clats de voix et des coups de fourchette dune centaine de convives. Il sedirigea droit sur le matre des lieux, une sorte de comptable lunettes coinc derrire unguichet courbe, sortit son portefeuille, ft semblant de lui remettre un billet de dix francs,mais Duprest se tenait assez prs pour constater que la coupure navait fait que prendrelair.

    Qui est-ce quil y a au menu aujourdhui ?Lhomme prit appui sur la tablette pour se hisser hauteur de loreille du policier. Le tout-venant autour des tables de la grande salle : des professeurs la Sorbonne,

    pas mal de musiciens de la Socit Mozart. On a aussi les ncessiteux habituels, je les airegroups au centre. Le gratin occupe la salle du fond

    Il reste de la place ? Vous pouvez vous mettre sur la banquette en coin, prs de la desserte. Cest sur le

    chemin des toilettes, mais vous restez en retrait et vous profitez de la conversation desgens du monde.

    Ils longrent lenfilade des colonnes, contournrent le salon bibliothque dont lestagres regorgeaient des dernires publications littraires, livres, revues, ainsi quedexemplaires des quotidiens parisiens. Bricourt sinstalla sur le ct le plus troit de lamoleskine afin davoir les invits de marque dans son champ de vision, avec un portraitstudieux du Marchal pour clore la perspective. Une serveuse aux formes gnreuses, lacoiffure rehausse par un chignon que retenait un peigne nacr, vint leur rciter le menu :potage aux carottes, buf bourguignon pommes Lutce, reinette, caf dorge grille pourfinir. On leur apportait les bols de soupe quand un homme dallure faussement chtive, la coiffure soigneusement nglige, se leva et demanda le silence en frappant la bouteilledeau pose devant lui laide dune cuillre. Duprest se rapprocha de Bricourt.

    Qui est-ce ? Jai limpression davoir dj vu sa tte Il sappelle Jean Cocteau, spcialiste des cocktails, sa photo trane dans toutes les

    salles dattente des dentistes. Gros dossier mais intouchable, il a le gnie de se faire desamis en forme de boucliers. Autour de lui, il y a tout ce qui compte dans la sculpturefranaise, Despiau, Belmondo, Bouchard, Landowski, ainsi que dans la peinture, Derain,le gros Vlaminck, Van Dongen avec la barbe et Segonzac Attention, il va parler Je croisquil serait temps que tu sortes ton calepin de ta poche, que tu le poses sur ta cuisse, sousla table, et que tu apprennes prendre des notes sans que personne sen aperoive

    Le lent phras de lcrivain se posa sur la rumeur qui continuait venir, par vagues, dela premire salle.

    Comme vous le savez tous, puisque cest la raison de notre prsence dans cettablissement dont jignorais lexistence et que je trouve accueillant de simplicit, le

  • ministre de lducation nationale, Abel Bonnard et lambassadeur Otto Abetz ont choisidhonorer lun de nos matres, le sculpteur Arno Breker, en exposant son uvredensemble au muse de lOrangerie. Je my suis faufil avant mme linauguration laquelle vous tes tous convis. Je dois vous dire que la beaut prodigieuse de cette hordede gants nous montre que Breker est de cette haute patrie des potes, patrie o lespatries nexistent pas, sauf dans la mesure o chacun y apporte le trsor du travailnational. Je ne trahirai dailleurs aucun secret en vous disant que les cartes didentitdEuropen sont dj prtes la Prfecture. On y lira : monsieur Cocteau, europen,district France . Plus de douane, plus de frontires, lesprit circulera librement

    Duprest feuilleta son carnet aprs quon eut servi les cafs. Les lignes traces laveugle sous la nappe, au crayon noir, se chevauchaient, caractres minuscules oudmesurs mls, sinterrompaient, partaient en tous sens. Il saperut pourtant que lediscours stait inscrit autre part que sur le papier, et quil lui suffisait de dchiffrer unmot pour que la phrase entire lui revienne en mmoire. Ils poussrent pied jusquNotre-Dame-des-Champs pour attraper un mtro qui les dposa place de la Concorde. Letemps se prtait la promenade sous les frondaisons, la discussion avec les vendeurs dela bourse aux timbres dont les trsors minuscules reposaient sous des feuilles de papiercristal, tout au long de la rotonde du thtre Marigny. La vie aurait pu, sans dommage, sersumer cela. Il tait presque deux heures de laprs-midi quand ils arrivrent sur lesChamps-lyses et, leur approche, la file dattente devant la faade du Normandie serduisit vue dil.

    Les Inconnus dans la maison Je crois que cest tourn daprs un livre deSimenon

    Bricourt le prit par le bras pour lui faire acclrer la cadence. On sen fout de Simenon, il ne raconte que des conneries. Son Maigret, il passe son

    temps faire semblant de rflchir en fumant des bouffardes, alors que le secret dumtier, cest laction ! Magne-toi, on va manquer le plus intressant

    a ne risque pas, ils annoncent un documentaire en premire partie, LesCorrupteurs Le titre fait envie

    Je me fous galement du court-mtrage, on est l pour les actualits.Le brigadier tendit les billets louvreuse qui les conduisit vers la salle. Bricourt lui

    glissa une pice pour quelle les laisse choisir leur place tranquillement. Il baissa la voixpour donner ses instructions.

    Tu tinstalles ici, au bout de la range, sur le strapontin puis tu attends que lesactualits de la semaine dmarrent. Sil y a des perturbateurs, tu les laisses se dfouler unpetit moment, pour quils prennent de lassurance. Ds quils en ont assez dit, tu te lves,tu prends ton sifflet et tu te vides les poumons dedans. Je moccupe du reste.

    Duprest neut pas le loisir de demander des prcisions son collgue qui descendaitles larges marches pour aller sasseoir au premier rang. Les lumires steignirent tandisque le rideau publicitaire bariol remontait vers les cintres, effaant les raisonsdingurgiter les petites pilules Carter pour le foie, dquiper son stylo dune plume Paliumou dapprendre lallemand en trois mois grce la mthode Linguaphone. Le coq de chezPath lana son chant la face du monde avant dtre remplac par des images

  • douvrires au travail. Tandis que les troupes de la Wehrmacht accentuent leurs efforts pour prendre le

    contrle du ptrole caucasien devenu vital pour le ravitaillement des troupes, le peupleallemand na de cesse de soutenir ses soldats. On sactive, dans les usines et dans leschamps, jusque dans les camps de travail o sont pourtant regroups les opposants detout poil, la lie que toute socit, ft-elle parfaite, gnre

    Un premier cri fusa deux siges de Duprest qui repra le perturbateur. Menteur ! Vive Ernst Thaelmann !Quelques applaudissements disperss salurent le nom du chef communiste allemand

    incarcr, alors que les visages des membres du nouveau gouvernement se succdaientsur lcran.

    Aprs la dmission de lamiral Darlan devenu chef des forces de terre, de mer et delair, M. Pierre Laval a t nomm chef du gouvernement par le marchal Ptain.coutons-le

    Le grondement quon sentait monter des siges, les quolibets, les ricanements setransformrent en tumulte quand lancien dput-maire dAubervilliers dclara en guisede conclusion : Moi, je souhaite la victoire de lAllemagne. Duprest se leva pour seplacer devant la porte, plongea la main dans sa poche de pantalon, porta le sifflet seslvres tout en gonflant ses joues. Dans la lumire changeante du projecteur, il reconnut lasilhouette de celui qui avait interrompu le sujet sur larme allemande et le repoussaquand il tenta de sapprocher de la sortie. Il neut comme solution que de se prcipitervers lissue de secours o Bricourt lattendait pour stopper sa course dun coup de poingau plexus. Lhomme seffondra et ce fut Duprest qui lui passa les menottes. Il sesouvenait aussi, quarante annes plus tard, de son contentement, de cette impression dechaleur dans le ventre quand il avait referm les bracelets dacier sur les poignets de sonpremier prisonnier.

  • CHAPITRE 2

    Pour rentrer la Cit, ils avaient pris un taxi gazogne puant la sueur rance, lecharbon de bois mouill. Clment Duprest stait content daccompagner le perturbateurjusquau seuil de la pice 38, au cinquime tage, pour linterrogatoire. Bricourt avait faitune halte aux toilettes, derrire lascenseur, et il en tait revenu agitant un nerf de buftress.

    Quest-ce que vous allez lui faire ?Sa main stait referme sur la poigne. La conversation Ces gars-l, on les connat. Il faut les travailler aux forceps pour

    quils accouchent. Si on laisse passer un peu trop de temps, ils se referment comme deshutres. Tu veux voir comment a se passe ?

    Pas vraiment Je crois que pour une prise de contact, cest dj pas mal. Jai besoinde faire le point

    Comme tu veux, cest toi qui dcides Ce qui serait bien, cest que tu avances sur lerapport, que tu racontes de faon neutre ce que tu as entendu au Restaurant desIntellectuels en tant le plus prcis possible sur les identits des personnes prsentes.Surtout, tu napparais pas, tu ne signes pas On appelle a un blanc. Le prfet a touteconfiance en nous. Si tu as un problme, demande Simone, la secrtaire de Rondier, elleconnat toutes les ficelles

    Il redescendit au deuxime aprs avoir repris ses affaires civiles dans le placard. Sestudes lui ayant appris lesprit de synthse, et stant familiaris avec les claviers desmachines crire au service juridique de la Compagnie du Mtro, il ne lui fallut quunquart dheure pour venir bout du compte rendu. Ce qui lavait le plus gn, en fait,ctait les hurlements dun type, peut-tre celui du Normandie, de lautre ct de lacloison. sa demande, Simone, une brune sans ge au menton orn dune verrue poilue,lui avait apport le dossier regroupant les diverses instructions qui rgissaient lactivit dela Direction gnrale des Renseignements gnraux et des Jeux. Le premier document,adress tous les commissariats de Paris et des circonscriptions de banlieue, en date du30 septembre 1940, prcisait que pour chaque affaire ayant un caractre politique , ilfallait aviser ds le dbut la 1re Section des Renseignements gnraux (Automatique 315et 316) pour demander quun inspecteur spcialis soit envoy afin de cooprer laffaire . Il carquilla les yeux en dcouvrant le nom de Roland Bricourt sur la toutedernire pice, vieille d peine un mois, et qui portait la signature du directeur : Jesignale la bienveillante attention de M. le prfet de police, la magnifique tenue desgrads et inspecteurs des brigades de rpression communo-terroriste de ma direction.Cent cinquante-cinq hommes spcialiss mnent, de jour comme de nuit, un combat desplus rudes, sans souci des fatigues et des dangers. Anims du plus bel esprit de devoir, ilsservent suivant les plus pures traditions de notre maison. Si tous mritent des loges, jeme permets de vous communiquer les noms de ceux qui se sont le plus particulirementdistingus au cours des affaires rcentes dont les rsultats importants vous ont tcommuniqus : Boutreau, Farlaque, Bricourt, Sadowsky.

  • Il quitta le bureau en se promettant de demander son collgue ce qui avait motivpareille distinction. Avant de sengouffrer dans le mtro, il ressentit le besoin de traverserla nef de Notre-Dame pour aller sagenouiller devant la statue de la Vierge, dans letransept. En sortant, il fut surpris par la douceur de la fin de journe. Il se laissa prendreau jeu dun clochard qui miettait un morceau de pain gris sur les larges bords de sonchapeau quon aurait dit vol Aristide Bruant et qui se couvrait immdiatement dedizaines de moineaux tapis dans les haies des environs.

    Liliane lattendait accoude la fentre de leur appartement de la rue Joans, dans lequartier de Plaisance, quenveloppaient les effluves de la brlerie de caf Le Planteur deGaffa. Le trois-pices situ au-dessus des entrepts dun vendeur de glace rafrachirappartenait aux parents de sa femme qui leur faisaient cadeau du loyer depuis leurmariage, un an plus tt. Il ne lavait jamais trompe et ne se demandait pas encorepourquoi. Aucune dispute non plus. Il stait simplement senti gn quand, pendant leurvoyage de noces en Bretagne, elle lui avait confi en rougissant ce qui avait fait pencher labalance, les mots qui avaient ananti ses pauvres dfenses.

    Tu te souviens du repas danniversaire de ma mre au Pavillon du lac des Buttes-Chaumont ? Tu voulais faire de laviron, tu mas pris la main, on a couru sur le chemindes Aiguilles. Je te regardais ramer et tu mas dit de fermer les yeux, que lclat de monregard tait plus brlant que le soleil dt

    Il lavait serre contre lui pour ne pas quelle lise le dpit sur ses traits. a navait donctenu qu a, une phrase souligne dans un roman quatre sous, nom dauteur englouti,quil stait ingni rpter devant un miroir en imitant les belltres du cinma, et quilavait servie plus souvent qu son tour dans des bals de bonniches, des guinguettespoisseuses, de lugubres ftes foraines. Baisse les paupires, jai la peau sensible Onpart pour laventure dune vie sur de pareilles balivernes ! Une qui ne stait pas laissprendre, ctait Clotilde, une championne de natation qui avait eu son heure de gloirequelques semaines avant la dclaration de guerre, quand elle avait ralli la tour Eiffel lapiscine Deligny, par la Seine, lors dune comptition organise par le Miroir du Sport. Ellese fichait des mots, allait droit lessentiel, et lavait totalement dcontenanc en seplaant sur lui pendant leur premire rencontre horizontale. Il lui en avait fait laremarque quelle avait balaye dune phrase :

    Je nai pas lhabitude de nager sur le dos.Il y repensait souvent en soulevant la chemise de nuit de sa femme, dans la pnombre.

    plusieurs reprises il stait dbrouill pour transformer le lit conjugal en terrain de jeu,enveloppant Liliane avec les draps, la faisant rouler sur le matelas afin quelle se retrouveen situation suprieure. Elle samusait, riait aux clats sous les chatouilles, mais dsquelle prenait conscience de ce quil dsirait, elle glissait sur le ct pour aller carter lesjambes dans la position de lpouse soumise. Elle vint lui ouvrir en glissant sur le parquetcir, le dbarrassa de sa veste quelle accrocha la patre. Il la suivit jusqu la cuisine,abandonnant les patins la limite du carrelage. Une soupe mijotait sur le coin de lagazinire.

    Alors, comment a sest pass ? Tu veux du vin de cerise en apritif ? Pas trop mal pour un dbut Juste un fond de verre pour faire honneur aux

  • productions de ta mre. Jai fait la connaissance de quelques collgues et surtout deSimone, la secrtaire du service

    Elle est jolie ?Il ne ressentit pas lenvie daiguiser sa jalousie. Elle le serait davantage si elle se rasait ! Je ne te savais pas si mchant Ton travail te plat ? Tu fais quoi exactement, tu

    traques les criminels comme Edward G. Robinson dans le film quon a vu le mois dernier lAtlantic ? Il sappelait comment dj ?

    Il trempa ses lvres dans le liquide liquoreux. Le Dernier GangsterLes choses taient claires dans son esprit : mme lorsquil tait dans son prcdent

    emploi, au mtro, et que les dossiers quil avait traiter ne concernaient que des litigespurement commerciaux avec des fournisseurs, il stait fix comme rgle de ne jamaisaborder le sujet en dehors du bureau, que ce soit avec des amis ou dans lentouragefamilial. Raison de plus de respecter cet usage maintenant quil exerait un mtier dontune des caractristiques consistait dans sa discrtion. Dabord, quaurait-il fallu lui direpour rivaliser avec les dtectives de cellulod ? Quil stait dguis en marlou pour allerespionner un pote et jouer du sifflet dans une salle des Champs-lyses ? Il regarda samontre, prit son verre, vint sasseoir sur le tabouret pos prs du poste de TSF quilalluma. Ds que les lampes furent chaudes, il tourna la molette pour capter la frquencede Radio-Paris alors que rsonnait lindicatif du journal. Les troupes anglaises seprparaient attaquer Madagascar depuis Digo-Suarez, une mauvaise nouvellecompense par lannonce de la victoire totale des armes japonaises sur le front birman etla reddition du gnral amricain Wainwright aux Philippines. Aprs le repas, Clment netrouva pas suffisamment de courage pour sacrifier la promenade habituelle dans lesvoies troites de Plaisance, son impasse des Gaules, ses rues dAlsia, de Gergovie ou deVercingtorix dont Liliane ne parvenait pas puiser les secrets. Il lui fit lamour ensilence, repoussant les images dinterrogatoire qui lassaillaient, les chos des cris duprisonnier derrire le mur du bureau.

    Le lendemain matin, le printemps ntait plus quun souvenir. Des nuages bas remuspar un vent tourbillonnant menaaient de crever sur la ville. Il parvint gagner labri dumtropolitain avant laverse. Quand il rapparut lair libre, prs de Notre-Dame, le cielse vidait de ses dernires gouttes. Il pensait retrouver Bricourt pour sillonner Paris en sacompagnie, mais Rondier lui annona quil avait pass une partie de la nuit vrifier lesconfidences arraches au perturbateur de la veille et quil ne reprendrait le service quenmilieu daprs-midi. Il lui tendit une lettre.

    Le ministre de lIntrieur a reu ce courrier la semaine dernire, et ils aimeraientbien que lon procde une vrification de routine, pour savoir si a nmane pas dunplaisantin Jattends de vos nouvelles en fin de matine

    Il sassit dans la salle de permanence aprs stre servi un verre de caf, dplia lepapier qui portait la date de rdaction du 3 mai 1942 sous len-tte de la SocitPhotomaton et lut la requte de la direction de lentreprise.

    Monsieur le Ministre,

  • Nous pensons que le rassemblement de certaines catgories dindividus de race juivedans les camps de concentration aura pour consquence administrative la constitutiondun dossier, dune fiche ou carte, etc. Spcialistes des questions ayant trait lIdentit,nous nous permettons dattirer tout particulirement votre attention sur lintrt queprsentent nos machines automatiques Photomaton susceptibles de photographier unmillier de personnes en six poses, et ce en une journe ordinaire de travail. Ctaitsign Claude Marjan, responsable du dveloppement extrieur. Il sinstalla dans lebaquet, larrire dun vlocimane moteur deux temps, tournant le dos au pilote qui pritles quais pour rallier la Bastille. Il prsenta sa carte dinspecteur laccueil, demanda tre reu par le signataire de la lettre, sans prciser lobjet de sa visite. Coup de tlphone.On le fit patienter dans le coin dun hall empli de cartons de produits chimiques, puis unhuissier dont la jambe droite de pantalon flottait autour dune prothse mcanique leconduisit vers laile rserve la direction en empruntant un itinraire fait de couloirsdisparates, descaliers courts, qui reliaient des immeubles autrefois spars. Il marqua untemps darrt en entrant dans la pice que lhomme ouvrit aprs avoir lgrement frapp.Il ne sattendait pas ce que ce prnom, Claude, appartienne une jeune femme. Ellecontourna son bureau pour le saluer, et la surprise du policier redoubla en constatantquelle tait habille dun pantalon noir sur lequel tombait une veste droite. Elle avait lescheveux longs, lchs sur ses paules, et de larges anneaux dargent en guise de boudesdoreilles.

    Bonjour, inspecteur On ma dit que vous tiez envoy par la prfecture, il y a unproblme ?

    Il plongea la main dans sa poche pour se saisir de la correspondance. Jespre que non Lun de nos services a reu ce courrier. La proposition quil

    contient a t juge assez surprenante pour que mon suprieur me demande den vrifierla ralit Vous pouvez me confirmer que cela vient de chez vous ?

    Claude Marjan se saisit de la feuille quelle rendit aussitt Duprest sans mme lire letexte.

    Oui, bien sr. Vous auriez pu viter de vous dplacer, il suffisait de tlphoner. Nous avons un faible pour le contact direct Jaime bien me faire photographier

    dans vos machines. Il y en a une dans le hall de lAtlantic, il faut faire la queue pour sefaire tirer le portrait

    Elle prit appui sur le coin du bureau, tendit la main vers un tui cigarettes. Vous fumez ? Non, je fais du sportIl ne voulait surtout rien accepter de quelquun quil tait charg de questionner. Elle

    planta une cigarette dans un embout nacr. Il marrive aussi daller voir des films lAtlantic, vous parlez bien du cinma de la

    rue Boulard ? Oui, celui quon surnomme la salle atmosphrique , avec ses hublots sur les

    cts, le plafond qui imite un ciel dt, les vagues peintes sur les murs Mme quandlcran est vide, on a limpression dtre ailleurs. propos dailleurs, il va falloirjustement que jy aille Pour le rapport, je note donc que cest trs srieux

  • Ses lvres sarrondirent pour laisser passer un jet de fume. coutez, inspecteur, nous avons dexcellentes rfrences. Depuis des annes, nous

    dplaons nos installations compltes, avec des oprateurs, pour raliser les photosdidentit du personnel des usines dont la production ncessite une surveillance spciale.Renault, Gnme et Rhne, Ugine, Hotchkiss, les Houillres. Le ministre des Finances,celui de lducation nationale. Nous avons galement effectu des missions dans descamps de prisonniers, des camps de travail, pour les carnets anthropomtriques desBohmiens. Je peux vous faire prparer la liste de nos ralisations, avec un chantillondes messages de satisfaction envoys par nos clients. Nous avons appris que desregroupements importants taient en prparation. Nous sommes trs bien placs pour yapporter notre contribution.

    Il griffonna son nom et ladresse de la brigade sur son carnet, dtacha la feuille. Envoyez-moi les documents ici. Je vous remercie de votre aide.Les bourrasques avaient nettoy le ciel. Il dcida de remonter pied jusqu la colonne

    de Juillet, tranant devant les vitrines des marchands de meubles du faubourg larecherche dun meuble dangle tiroirs que Liliane rvait dinstaller, dans lentre, pour yposer le tlphone dont on leur promettait linstallation avant la fin de lt. Prs dupassage de la Main-dOr, il prit son tour dans une queue dune vingtaine de personnesforme le long dune boulangerie. Jusque-l, il coutait en souriant les rcriminations desmnagres, rebondissait sur les bons mots, ajoutait son grain de sel, mais sonappartenance rcente la brigade des bobards modifiait radicalement sa perceptiondes bruits du quotidien. Il souponnait celle qui se plaignait que la soudure narrive pas,doutait de la sincrit de celui qui ne faisait que simpatienter, se demandait quel senssecond cachait une rflexion anodine du genre ils ont tout pris . Tout tait considreravec le plus grand srieux. Un article de ldition franaise de la Pariser Zeitung affichdans la permanence rappelait aux sceptiques que deux collgues, Vaudrey et Morbois,avaient t tus par des terroristes communistes alors quils intervenaient contre despropagateurs de fausses nouvelles dans une file dattente, rue de Buci.

  • CHAPITRE 3

    Duprest fit un crochet par les fichiers de la prfecture pour parfaire son enqute dumatin. Il se flicita davoir mang un casse-crote au zinc des Deux Palais avant dereprendre le service car il fut happ par Bricourt ds quil mit les pieds sur le palier dudeuxime tage. Le brigadier carquilla les yeux, ce qui fit bondir ses pais sourcils.

    Tu tombes bien, on cherchait des volontaires Tu nas rien de prvu ? Non, part la rdaction dun compte rendu de mission Jen ai pour un quart

    dheure. Tu as besoin de moi ? Oui, tu nous rejoins dans la cour dhonneur ds que tu as fini. Et ne laisse pas ton

    pistolet dans le tiroir, on risque den avoir besoin.Toutes les machines de la salle de secrtariat taient occupes par des dactylos ou des

    inspecteurs. Il sinstalla sur un guichet de rception pour rdiger son brouillon. Renseignements gnraux1re SectionBrigade spciale IILe 11 mai 1942,Linspecteur Clment Duprest Monsieur le Commissaire principal, chef du service.Le courrier joint manant de la socit Photomaton est authentique et son expditrice,

    Claude Marjan, occupe les fonctions de directrice du dveloppement industriel de cetteentreprise. La proposition est donc prendre en considration. toutes fins utiles, il est noter que Mlle Claude Marjan, clibataire, ne le 17 septembre 1921 Chartres (Eure-et-Loir), domicilie 8 avenue de Camons Paris, nest pas connue aux archives de notredirection, pas plus quaux archives de la police judiciaire et que son nom nest pas notaux sommiers judiciaires.

    Il le remit Simone, la secrtaire de Rondier, qui lui fit signer un formulaire en blanc. Je taperai le texte dans lintervalle Le patron attend aprs, a nous fera gagner du

    temps.Quelques minutes plus tard, il rejoignait Bricourt qui tait accompagn dun grand

    type efflanqu aux yeux globuleux et que la nature, dans sa gnrosit, avait dot dunmenton prominent.

    Je te prsente mile Traverse. On a eu le nez creux hier sur les Champs Pour undbut, tu as fait fort ! Le gars quon a serr nous a mis sur une piste. Au dbut, il voulaittout garder pour lui, mais ds quon a commenc faire des folies avec son corps, il estdevenu partageux ! Tu sais y faire, mile

    Son rire le faisait vaguement ressembler un Fernandel pervers. Je suis pass par la fac de mdecine, jai pas mal potass les terminaisons

    nerveuses. Lanatomie en fait cest comme le vlo, a ne soublie pas. Visez un peu : jaidnich les photos de trois de ceux dont il nous a parl au service des cartes didentit etaux permis de conduire. Malheureusement, je ne dispose que dun tirage pour chaque, ilva falloir que vous les regardiez bien pour vous souvenir de leurs traits, si jamais on lescroise

  • Ils traversrent la Seine pour aller prendre le mtro Chtelet et grimprent dans lewagon de tte dune rame qui se dirigeait vers le terminus de la Villette. Ils prirent placesur une banquette de bois. Traverse se pencha vers Duprest qui lui faisait face, presque le toucher.

    Cest une lutte mort qui est engage entre nous et le parti du dsordre. La seulediffrence entre eux et nous, cest quils nous tirent dans le dos alors que nous lescombattons visage dcouvert. On peut user de la ruse, la ruse est une arme de guerre,pas de lattentat qui est larme des lches. Hier, je te rassure, il a juste fallu le bousculerun peu pour quil passe aux aveux. Il sappelle Albert Faugre, dix-neuf ans, apprentichauffagiste, et loge chez ses parents, Pantin. La bote qui lemploie a un gros chantierde rnovation au Grand Palais, ce qui explique quil tranait en semaine dans les beauxquartiers.

    Il fait partie dun groupe dactivistes ?Bricourt prit le relais. Ma main couper ! Il ne nous a pas dit quil tait affili au rayon communiste du

    nord-est, mais cest clair comme de leau de roche. Vers dix heures, hier soir, jai pris unemusette et je me suis coltin le trajet depuis la Prfecture jusqu Pantin, en vlo On secroyait Notre-Dame-de-la-Mouise ! Jai rveill tous les chiens de la rue o il habitepour prvenir ses parents quil passait la nuit Paname, quil ne rentrerait que ce soirNormalement, personne ne devrait sinquiter de son absence

    Ils mergrent sur lesplanade sinistre quavait dgage le dmantlement desfortifications, devant la faade en brique rouge de lannexe de la prfecture de policegarde par des Mobiles. Ils prirent droite par la rue du Chemin-de-Fer qui longeait lesvoies de Paris-Est avant quelles aillent se perdre dans les mandres dacier de la gare detriage. Un paysage dentrepts, de fumes, travers par des silhouettes courbes, surlequel, curieusement, flottait une odeur de Javel et de linge mouill qui schappait desblanchisseries industrielles. Ils dpassrent un square, traversrent une avenue,pntrrent dans une enclave pavillonnaire dont les toits se serraient autour des ateliersde lusine des tabacs. Bricourt les attira sous un porche.

    Il est temps de nous sparer. Daprs ce que Faugre nous a balanc, ils frquententle caf des Trois-Marches, le restaurant Chez Bibi. Il y en a un aussi qui donne un coup demain chez lAuvergnat, pour remplir les sacs de charbon Je minstalle au troquet, toimile tu te charges du resto. Clment, lui, va passer une commande de carbi pour lhiverprochain qui sannonce des plus rudes On part dici toutes les deux minutes. Aumoindre problme, nhsitez pas dgainer, ils sont devenus enrags.

    Duprest sengagea le dernier dans la rue borde dacacias. Quand les cloches sonnrentau lointain, il regarda machinalement sa montre qui indiquait trois heures. Ses collguesavaient dj disparu dans les voies adjacentes et il tourna la tte pour apercevoir lesenseignes des deux commerces o ils taient entrs comme des clients ordinaires. Il sedemandait comment il allait sy prendre pour sincruster chez le bougnat sous prtextedune commande danthracite, et surtout combien de temps il pourrait alimenter uneconversation sur le sujet sans que son comportement devienne suspect. La boutique,plante une intersection, tait prcde dun terrain couvert en forme de triangle

  • parsem de tas de combustible, agglomr, flambant, coke, depuis le calibre 6/10 jusquauboulet de 30/50. Il saperut quune partie de la rserve faisait office dpicerie, quonpouvait mme y boire un verre. Il sapprocha du comptoir de fortune confectionn aumoyen de caisses de vin empiles les unes sur les autres sans voir le commerant qui setenait assis en retrait, dans la pnombre. Il sursauta quand lhomme sadressa lui.

    Quest-ce quil y a pour votre service ? Excusez-moi, je crois que je vous ai faitpeur

    Non, pas vraiment Juste surpris, je ne vous avais pas vu. Je croyais quil ny avaitpersonne Cest vous le patron ?

    Non, il sest absent pour un petit moment. Je le remplace. Si je peux vousrenseigner Vous cherchez quelque chose de prcis ?

    Duprest plissa les yeux pour tenter de distinguer les traits de son interlocuteur malgrle contre-jour.

    Je regardais le charbon. Je moccupe du syndic de plusieurs immeubles, sur la routede Flandre. On approche de lpoque fatale, celle de la reconstitution des rserves. Leproblme, cest les prix Normalement ils repartaient la baisse, une fois lhiverenterr

    Lhomme prit appui sur les accoudoirs du fauteuil pour se redresser. Plus rien nest normalLa lumire inonda son visage qui correspondait trait pour trait lune des

    photographies quexhibait mile dans la cour de la Prfecture. On est obligs de surveiller le stock de jour comme de nuit, sinon, on se le fait

    voler Sil en partait moins de lautre ct Les gens qui en ont encore les moyens serabattent sur le coke Ou alors, il reste le bois, en adaptant les chaudires

    Il ne devait pas avoir plus dune trentaine dannes, le visage carr pos sur un coumassif et surmont dune chevelure blonde paisse dans laquelle on distinguait le passagedes dents du peigne. Cest comme a quon faisait tenir une coupe, dans les banlieues, ense mouillant les cheveux leau savonneuse. Il se trouvait maintenant moins de deuxmtres. Duprest sobligea respirer lentement par le nez, pour tenter de ralentir lesbattements de son sang, tout en prenant la mesure de son adversaire. La veste de bleu,carre aux paules, souvrait sur un maillot de corps ctel tendu par la musculature, lesmains courtes et noueuses, aux ongles rogns, dgageaient une impression de puissance.Il savait quil navait aucune chance, quil serait broy sil se laissait prendre un combatsingulier. Il pouvait faire tramer les prliminaires, en esprant que Traverse et Bricourtpointent leur nez aprs avoir bu un verre aux Trois-Marches ou Chez Bibi, mais ctaitreculer pour mieux sauter. Il choisit de prcipiter les vnements.

    Je boirais bien quelque choseIl savait que lhomme devrait lui tourner le dos, lespace dun instant, pour accder

    ltagre o reposaient les bouteilles de vin. Il en profita pour saisir son arme et la pointerentre les omoplates de louvrier.

    Ne bouge pas. Si tu tentes quoi que ce soit, je tire Lve les bras Doucement Si cest pour largent Tais-toi !

  • Il fit comme sil navait pas entendu. Il ny a rien dans la caisse Le patron prend tout avant de partir. Vous pouvez

    vrifier, elle est l, droiteTout en parlant, le bas du corps masqu par les empilements, il stait mis en quilibre

    sur une jambe. Son pied en suspension se dtendit soudain vers larrire, frappant lescaisses vides qui dgringolrent, emportant la table remplie de verres sales et debouteilles vides qui clatrent sur le sol. Duprest recula instinctivement pour viter ledluge. Celui quil tenait en joue, la seconde prcdente, stait jet contre une cloison enplanches qui cda sous sa pression et disparut dans un jardinet. Le policier enjamba lescasiers, le verre bris pour se lancer sa poursuite. Il dchira sa manche de veste unclou, pitina des rangs de salade, se griffa la joue un rosier, avant dapercevoir sa ciblequi grimpait sur un lilas pour franchir un mur mitoyen. Le canon de son arme fut dvipar une branche de prunier quand il voulut braquer son pistolet sur la silhouette. Sonindex crasa par deux fois la dtente faisant voler des clats de brique, distance. Ilescalada larbuste son tour, se hissa au sommet du muret derrire lequel stendait ledomaine dun chiffonnier. Il demeura plusieurs minutes lafft, observant lesamoncellements de cartons, de vieux chiffons, de mtaux, de rsidus de dmolitions, debotes de conserve, mais rien ne bougeait comme si le fuyard avait t absorb par lesrebuts. Bricourt fut le premier le rejoindre.

    Cest toi qui as tir ? Oh, mais tu saignesDuprest essuya le sang laide de son mouchoir. Ce nest rien Je ne pense pas lavoir touch il connat le secteur, on ne le

    rattrapera plus. Et toi, a sest pass comment ?mile Traverse apparut alors quil achevait sa phrase, poussant devant lui un homme

    aux poignets entravs et au visage tumfi, tandis que Bricourt dcrochait le tlphonepour appeler du renfort. Le quadrillage du quartier ne permit pas de mettre la main surles deux autres personnes dsignes la veille par Faugre. Le patron du dpt de charbonstait lui aussi volatilis. Une fouille minutieuse de son appartement eut pour rsultat ladcouverte dune cache sous le parquet de la chambre qui contenait une dizaine defeuillets o taient dcrits les objectifs militaires du groupe. Ils les feuilletrent tous lestrois, dans le fourgon qui ramenait leur prise vers lle de la Cit. Aprs stre dlect.Traverse se montrait soucieux.

    Jespre quon na pas fait de connerieBricourt releva la tte. Quest-ce qui te fait penser une chose pareille ?Il agita une liasse entre ses doigts maigres. Ce rapport dobservation On est peut-tre alls un peu trop vite. Il concerne un

    poste dessence de larme allemande install dans une ancienne boutique dephotographe, rue des Quatre-Chemins Aubervilliers. Le reprage est minutieux, ils ontsrement russi introduire quelquun lintrieur. coutez : Trois soldats allemandsgardent le local en permanence. Ils habitent dans une pice, au premier tage, prs durservoir, et dans la pice situe au-dessus. Deux sont arms de pistolets, le troisimedun poignard et dune grenade. Une voiture passe chaque soir entre six heures et six

  • heures et demie avec un sous-officier bord. Temps moyen de la visite, un quart dheure.Pour faire le coup, il faudrait prvoir de former un groupe de dix hommes. Un chef, cinqexcutants et quatre camarades en protection. Ensuite, il explique leur modedopration, cest aussi instructif que passionnant : Lheure la plus propice est le matin, sept heures, quand les soldats ouvrent le poste. Il fait encore sombre. Arrive par lecarrefour. Lancement de laction au moment choisi par le chef de section. Trois francs-tireurs dsarment les Allemands et les excutent en cas de ncessit. Les deux autresentrent dans la pice du rservoir et placent deux cartouches de dynamite relies deuxmtres de cordon Bickford. Ils doublent par le jet dune bouteille explosive avant de sortir.Tout ceci doit durer trois minutes au grand maximum. Le repli se fait par la rue desPostes, puis la ruelle Bordier, sous la protection du deuxime dtachement.

    Bricourt serra les poings. Quelle merde ! On ne pouvait pas se douter que Faugre tait en relation avec des

    francs-tireurs ! Si lide men avait travers la tte, jaurais pris la dcision dinstaller unesouricire. On aurait t aux premires loges pour lattaque du dpt dessence. Avec unpeu de doigt, on en bouclait une bonne dizaine ! On en tient quand mme deux Ilfaudra bien quils parlent pour les autres.

    En rentrant au bureau, Duprest fit constater les dgts occasionns son costume.Simone lui remit un bon valable chez Mouret, un tailleur de la place de lOpra quihabillait une bonne partie des patrons des services. Elle lui lana, alors quil sloignait :

    Le commissaire Rondier tait trs content de votre rapport sur laffaire Photomaton.Il ma dit de vous en faire part.

    Et cest avec le sourire quil pntra dans la salle des interrogatoires.

  • CHAPITRE 4

    Dbut juin, ils taient alls prendre les parents de Clment leur appartement, prs duparc des Buttes-Chaumont. Son pre, Maurice, ftait ses quarante-cinq ans, et il avaittenu marquer lvnement en les invitant dans un restaurant oriental du quartierPigalle, en souvenir du bon vieux temps. Le mtro stait brusquement arrt sur leviaduc, entre La Chapelle et Barbs-Rochechouart, puis il tait reparti, trois quartsdheure plus tard, sans que personne sache si lincident tait d une alerte ou unecoupure de lalimentation de la motrice. Cest peine si quelques voyageurs avaientsoupir, montr de lagacement. Depuis le raid de laviation anglaise sur les usinesRenault, les centaines de civires alignes sur les quais prs de la Seine, on savait que largle du jeu avait chang, que ctait le prix payer. On faisait avec. Maurice faisait partiede la Ligue maritime et coloniale depuis son retour du Centre Annam o il avait passprs de quatre annes avant dtre rapatri par un bateau hpital. Il dissimulait la lgreclaudication qui rsultait de sa blessure en quipant ses souliers de semelles compenses.Un moindre mal : le projectile tait pass quelques millimtres de lartre fmorale. Safamille vivait du travail des champs, de llevage des btes pas loin de Scar, dans leFinistre. Il stait longtemps cherch des anctres dans la course en mer, des corsaires,des dcouvreurs, puis il avait bien fallu se rendre lvidence que la terre leur collait auxsabots depuis des sicles. Lappel du large, au temps de sa jeunesse, rsonnait enprovenance de la Cochinchine, du Tonkin, mots magiques qui dansaient devant ses yeux,dans les livres dhistoire. Il avait t le premier de la famille quitter les sillons de terrepour ceux de locan en signant un engagement dans linfanterie de marine. Au cours deson enfance, Clment lavait entendu cent fois raconter ses deux annes de bonheur Haiphong, dans la baie dAlong, avant que les soviets jaunes ne fassent vaciller lEmpire.Il avait quitt le monde de fumeries, de hamacs, de cuisinires attentionnes, pour materla rvolte. Il pensait se battre contre des soldats et stait retrouv face un ennemiinvisible qui se cachait sous le masque fatigu de lallumettier de Ben Thuy, du paysan deHanh Lam ou du commerant de Nghi Loc. Les hordes souleves dtruisaient tout surleur passage : les ponts en bton qui avaient remplac les passerelles en bambou pourri,les lignes tlphoniques, les coles, les glises, les cafs, les commissariats indignes Ilavait fallu rtablir lordre rpublicain, au prix fort, mettre les leaders communistes horsdtat de nuire. Laviation avait largu des bombes sur une manifestation, HungNguyen, la Lgion stait empare dune cimenterie en grve au prix de cent vingt mortschez les insurgs. Les yeux de Maurice brillaient quand il se souvenait de son ultimecombat : un renseignement leur tait parvenu selon lequel une runion aurait lieu enpleine nuit, dans une clairire, Tung Hia. Il avait pris position quelques dizaines demtres de l, deux fusils-mitrailleurs dissimuls dans des bosquets de bambous, avec sondtachement de huyen, les soldats vietnamiens fidles la France. Lorateur stait hisssur la branche dun arbre, tandis que ses auditeurs se rassemblaient dans la pnombre. Ilavait attendu le dbut du discours pour donner lordre de tirer : deux chargeurs entierstaient partis ds les premires minutes, couchant les rebelles par dizaines. Cest quand il

  • stait relev pour conduire lassaut quil avait senti sa jambe se drober sous lui.Le mtro plongea dans les entrailles de Paris. Ils refirent surface sur la place Pigalle

    face au cabaret de la Nouvelle-Athnes. Maurice posa son bras sur les paules de safemme.

    Le restaurant est un peu plus bas. Sil y a des jeunes filles parmi nous, quellesbaissent les yeux, le quartier est dangereux !

    Liliane napprciait que modrment son beau-pre, mais elle aimait assez Clmentpour parvenir nen laisser rien paratre. Elle se serra contre lui, chercha prendre samain, sans succs, lorsquils longrent la faade de La Roulotte au-dessus de laquelle sedcoupait une impressionnante fresque en pltre couleur vert ple reprsentant unecavalire nue aux cheveux dfaits dont le cheval tranait une roulotte de Gitans. Deuxemploys en livre encadraient la porte arrire de la caravane qui donnait accs ltablissement. Plus loin, il y avait La Vie en rose et LHeure Bleue avec ses deux cursjoufflus transpercs par les aiguilles dune montre Maurice les entrana vers la droite,rue de Douai, o stait tabli lun de ses anciens capitaines, prsent Tung Hia, quistait reconverti dans le riz cantonais et le canard laqu. Ds quil avait su que le repasdanniversaire aurait Le Thao-Thao pour cadre, Clment tait all fureter dans lesarchives du service pour savoir o il mettait les pieds. Le patron ne manquait pas derdiger son rapport hebdomadaire. En change, ladministration fermait les yeux sur letrafic dther et de solutions opiaces, lavarie dExtrme-Orient , qui expliquait lesdescentes frquentes de certains clients dans les toilettes du sous-sol. Il nen avait rien dit son pre. Ce dernier vouait une vritable admiration lex-officier qui avait arrt lundes chefs du soulvement, Nguyen Nghiem, et obtint du tribunal mandarinat quil ftdcapit. Traverse avait t mis au courant de ses recherches. Il tait venu le prvenir dese mfier du secteur qui stendait entre Anvers et la Place Clichy : les cabarets, les music-halls, les troquets, les trafics dhumains, de substances diverses, taient tous sansexception sous la coupe de la Carlingue, de Bonny, de Lafont, de Violette Morris, lachampionne aux seins coups.

    Ils ne sont pas comme nous, ce ne sont pas des sous-traitants ; ils bossent en directavec la Gestapo. Quoi quils fassent, ils sont toujours lombre du parapluie

    Tout en entrant dans le restaurant dcor de panneaux laqus rouges, de sculptures,de soieries, Clment se fit la rflexion quil entretenait avec Liliane les mmes rapportsque ses parents entre eux. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il ne se rappelait pasune seule intervention de sa mre dans les domaines rservs aux hommes. Elle sebornait couter, sourire, dtourner le regard quand le moindre cart se faisait jourdans les positions des poux. Seuls les intimes pouvaient sen apercevoir car, autre aspectde leurs vies parallles, ils ninvitaient jamais damis que ce soit la maison ou aurestaurant, limitant leur univers au cercle familial.

    On leur avait rserv un salon, ltage. Avant de sasseoir, Clment fit semblantdexaminer ses mains et descendit aux toilettes. Une jeune Indochinoise en habittraditionnel se tenait derrire une table, au fond du corridor, prs des deux cabinestlphoniques. Quand il sortit, elle lui tendit une serviette chaude pose sur un plateaudargent. Il se pencha.

  • Vous navez rien de plus fort ?Elle ouvrit le tiroir du meuble, dcouvrant un alignement de petites fioles emplies de

    liquides de diffrentes couleurs. Son visage resta impassible. Si, a dpend Cest pour la bouche ou pour le nez ? Je mange en famille l-haut. Je repasserai un peu plus tardLe champagne en apritif, offert par la maison, les vins, lalcool de riz Il fut contraint

    de se concentrer sur la compression de sa vessie, jusque tard dans laprs-midi pour nepas avoir tenir sa promesse. Les deux couples se sparrent sur le seuil du Thao-Thao.Les parents prirent place dans un taxi qui devait les ramener aux Buttes-Chaumont,Liliane ayant dcid son mari finir la journe dans un cinma du quartier. Ilsmarchrent jusquaux mosaques orientales du Louxor, et Clment nosa pas protesterquand il saperut quon y projetait Les Inconnus dans la maison. Elle se blottit contreson paule quand les actualits du monde animrent lcran. La voix grave et assure duspeaker vibra dans la salle.

    Tandis que les troupes de la Wehrmacht accentuent leurs efforts pour prendre lecontrle du ptrole caucasien devenu vital pour le ravitaillement des troupes, le peupleallemand na de cesse de soutenir ses soldats. On sactive, dans les usines et dans leschamps, jusque dans les camps de travail o sont pourtant regroups les opposants detout poil, la lie que toute socit, ft-elle parfaite, gnre

    Des rires slevrent, puis des sifflements fusrent, des invectives. Le chahut gagnaprogressivement toutes les ranges, samplifia quand ce fut au tour de Pierre Lavaldoccuper le rectangle lumineux. Le directeur se dplaa pour tenter de rtablir le calmeavant de comprendre que le seul moyen efficace rsidait dans linterruption du journal.Les vapeurs alcoolises vinrent bout de lintrt de Clment qui sendormit ds lapremire bobine. Liliane le ramenait la conscience chaque fois quapparaissait le visagede Marcel Mouloudji, un jeune acteur dont elle stait entiche le jour o elle lavait vujouer, bien avant la guerre, lun des membres de la confrrie des Chiches-Capons dans LesDisparus de Saint-Agil.

    Et cest ce soir-l, dans le wagon de queue dune rame qui roulait vers Plaisance, quilsremarqurent la premire toile cousue mme le corsage printanier dune jeune filleaux boucles noires. Liliane se hissa sur la pointe de ses chaussures pour chuchoter loreille de Clment.

    Javais lu dans le journal que ctait seulement partir de demainIl leva la voix pour se faire entendre, malgr les brinquebalements de la ferraille, les

    stridences des roues sur les rails. On ne va quand mme pas lui en vouloir parce quelle fait du zle ! Ou peut-tre

    quelle travaille de nuit, on nest pas loin de la place BlancheSa plaisanterie ne semblait pas amuser un trio compos dune fille et de deux garons

    aux allures dtudiants. Il porta la main sa poche en les voyant faire mouvement vers luiet regretta aussitt de navoir emport ni son sifflet ni son pistolet. Ils coincrent lecouple vers la porte derrire laquelle dfilait la vote claire par les feux de signalisationde la voiture. Il neut pas le temps de prononcer le moindre mot que le plus costaud desdeux inconnus lui envoyait un direct en plein ventre, doublant lattaque en relevant le

  • genou dans son entrejambe. Clment scroula, le souffle coup, en hurlantintrieurement alors que se mlaient les cris de Liliane, le crissement du freinage de larame, louverture pneumatique des portes, la cavalcade de ses agresseurs sur lespasserelles de correspondance de Gare de lEst. Liliane stait accroupie prs de lui, lesjoues stries de larmes. Il carquilla les yeux, tenta de la repousser, porta la main sabouche pour endiguer le flot Les dlices du Thao-Thao jaillirent par spasmesirrpressibles, la manire dune ruption tide et curante tandis que la ramereprenait de la vitesse. Ils descendirent la station suivante pour aller se nettoyer dansles toilettes dun caf au coin de la rue du Chteau-dEau. Lhumiliation que ressentit lepolicier en traversant la foule des clients rigolards ntait rien ct de celle qui staitinscrite, jamais, dans son esprit quand il avait cru dceler de la piti dans le regard de lapetite juive toile au moment o il se rpandait.

    Les sues, les hoquets le reprirent en arrivant rue Joans, et il attribua ses malaisesaux effluves de caf de la brlerie du Planteur de Caffa tout en sachant en son forintrieur que ce quil ne supportait pas, ctait de devoir son toit la gnrosit de sesbeaux-parents. Liliane prpara une dcoction danglique quil accepta de boire pouraccompagner un sdatif.

    Le lendemain matin, toute trace de son indisposition avait disparu, part une certainelenteur dans les ractions. Seul un norme bleu, hauteur du plexus, en rappelait lacause. Il fut contraint de montrer ses papiers trois reprises entre la bouche du mtro etle March aux Fleurs : on jugeait les membres dune organisation communiste qui sefaisait appeler les Bataillons de la jeunesse, et les Allemands redoutaient desmanifestations sporadiques aux alentours du Palais de Justice. Bricourt se prcipita verslui ds quil le vit entrer, mais ce ntait pas pour lui reprocher son quart dheure deretard.

    Tu sais coudre ? Pourquoi tu me demandes a ? Tu as eu de la promotion, il faut tajouter des

    paulettes ?Le brigadier prit une poigne dtoiles jaunes sur la table de la permanence. Il faut que je les couse sur les vestes qui sont l. Tu parles dun merdier, cest dj

    un problme de faire passer le fil dans le chas de laiguille !Duprest se frotta les yeux. Il avait du mal raliser. Je ne comprends pas, Roland Ne me dis pas que tu es juifLa stupeur, presque la colre, se lut sur les traits du policier. Tu es con ou quoi ! Un juif la Brigade spciale ! Tu tcoutes de temps en temps ?

    Je suis flic, et jai rempli mon certificat daryanit, comme toi. Il ny en a pas un seul dansla famille, on a vrifi. Sur cinq gnrations. Tout est en rgle.

    Excuse-moi Mais quest-ce que tu fabriques alors avec ces bouts de tissu ?Il stait approch du rchaud o une flamme basse maintenait le caf temprature,

    sen tait vers un verre tout en coutant les explications de Bricourt. Je bosse Rondier ma convoqu dans son bureau, un petit peu avant que tu

    narrives. Des informations lui sont remontes comme quoi des juifs tenteraient de sesoustraire au port de ltoile. Des groupes organiss. Daprs lui, a devrait concerner de

  • manire limite le quartier du Marais, la porte de Clignancourt. Le gros de lopration seconcentrerait Belleville On dispose de quelques indics dans leur communaut. Notreboulot, aujourdhui, cest de se coller cette toile sur la poitrine puis daller nousbaguenauder dans leur ghetto pour ramasser ce qui sy dit On doit se fondre dans lelocal Ils sont tailleurs de pre en fils depuis des sicles, et si cet insigne est cousu detravers, on risque de se faire reprer ds quon y mettra les pieds. Cest pour cette raisonque je te demandais si tu savais jouer de laiguille !

    On pourrait demander Simone Cest la premire chose qui me soit venue lesprit Elle ma envoy sur les roses.

    Jai du mal avec elle Toi, jai remarqu quelle tavait la bonne. Les femmes poiluesaiment bien les jeunots, fais confiance ma vieille exprience

    Duprest fit semblant dtre offusqu. Ce nest pas ce que tu crois, seulement de la reconnaissance. Je tape tous mes

    rapports moi-mme la machine.Ils marchrent jusqu lHtel de Ville pour prendre un mtro direct, les vestes

    marques par la secrtaire, ainsi que des chapeaux cabosss, enfouis dans un sac queportait Duprest. Les juifs, qui hier encore ntaient quune entit mystrieuse, et invisible,apparaissaient soudain au grand jour, par la seule application du dcret les obligeant arborer leur signe distinctif. Il suffisait quune famille apparaisse sur le quai pour quunmurmure parcourt[CHECK] la foule des voyageurs, que les ttes se tournent furtivement,quun sentiment de gne paississe latmosphre. Le danger quittait la sphre de la seulepropagande, il avait un visage, grce la marque jaune.

    Ils sarrtrent dans un recoin du labyrinthe souterrain pour changer de vtements, etils mergrent la tte couverte sur la contre-alle envahie par des marchands devieilleries. Bricourt traversa le boulevard devant lattelage dun postillon, entranant soncollgue vers la faade austre de lcole.

    Tu vois le petit bonhomme en noir qui fait semblant de lire son journal ? Oui, on na pas besoin de lui demander ses papiers pour savoir do il vient Tu

    veux quon le serre ? Surtout pas, cest lun de nos informateurs. Il est tenu depuis avant-guerre pour une

    affaire de murs, il sintressait dun peu trop prs sa petite nice La famille na pasport plainte, ils ont seulement demand au commissaire du quartier Rambuteau quillloigne de la gamine. Il est officieusement assign rsidence dans un primtre quidbute ici et monte jusquaux fortifs.

    Bricourt vint se planter devant son contact en vitant de serrer la main qui se tendait.Lhomme ne manifesta aucune surprise en voyant ltoile sur les vtements des policiers.

    Salut phram Je te prsente Clment, on fait quipe depuis quelques jours. Onaurait besoin que tu nous pilotes dans le quartier, pour prendre la temprature Tu asdes informations ?

    Il replia son journal de manire pouvoir le glisser dans sa poche. On pourrait parler de tout a devant un verre, non ?Ils franchirent le carrefour en sens inverse. Duprest sarrta un instant pour observer

    le travail des afficheurs de Publicitas qui, juchs sur le toit de leur camion, changeaient

  • les toiles peintes la faade du Cin-Bellevue. Le vent faisait onduler le sourire dAlineCarola et les traits de Ren Dary dont le regard voyou collait parfaitement au titre du film,Forte tte. phram refusa daller sasseoir la Veilleuse, prfrant la brasserie du Pointdu Jour qui lui faisait face. Il commanda un caf, comme les deux policiers, sortit unpaquet caboss de High Life de sa veste, tira la dernire cigarette tordue quil contenait, laredressa, lalluma en surjouant la volupt. Il lissa soigneusement le paquet quil remitdans sa poche pour le regarnir et faire croire quil fumait des amricaines.

    Alors, quest-ce que tu as entendu de spcial, ces derniers temps ?Il releva la tte pour rejeter la fume vers le plafond. Pas grand-choseBricourt approcha sa tte de celle de lindic. Comment a pas grand-chose ! Tu veux que je fasse remonter ton nom sur la

    liste ?Il secoua sa cigarette au-dessus dun cendrier publicitaire. Quest-ce que vous voulez que je vous dise, brigadier Quon annonce des rafles

    tous les jours ? Les gens sont devenus fatalistes. On leur a demand de se faire recenser,ils sont alls se faire recenser, on leur a mis un tampon Juif en rouge sur leurs papiersdidentit, puis on leur a demand daller porter leur tlphone au commissariat. Ceux quien avaient sont alls porter leur tlphone Plus tard, on leur a demand de rendre leurposte de radio, on leur a dit quil fallait faire leurs courses laprs-midi entre trois etquatre heures quand les magasins taient vides. Ils sont alls faire leurs courses dans lesmagasins vides. Aprs, il a fallu se sparer des bicyclettes, ils ont march pied.Maintenant, on leur demande de faire de la couture, de mettre du jaune sur leurpoitrine En attendant la suite. Vous savez ce quils disent ?

    Bricourt jeta un regard excd en direction de Duprest. Cest justement ce que je te demande !phram racla sa saccharine avec lextrmit de sa cuillre. Je lai entendue cinq ou six fois depuis hier Elle trane partout dans les files

    dattente Ils disent : Regardez un peu, il y a six mois ils organisaient une expositionsur le pril juif, avec des photos pour que tout le monde puisse les reconnatre Le nezcrochu, les oreilles dcolles, les cheveux crpus, lodeur de rance Ils ont failli arrterLaval. a a tellement bien march, quaujourdhui, ils sont obligs de nous mettre unetoile pour ne pas se tromper.

  • CHAPITRE 5

    Ils avaient pass une bonne partie de la journe dans le quadrilatre form par la rueet le boulevard de Belleville, la rue Piat et la rue de Mnilmontant, passant dune arrire-cour transforme en poulailler un garage abritant un atelier de confection de gilets. Ilscroisrent des cordonniers, des finisseuses, des casquetiers et une quipe de carcassiersen parapluies. Prs du Repos de la Montagne, rue Vilin, ils dcouvrirent lexistence dunecommunaut de juifs turcs venus de Salonique avec lesquels phram fut incapabledentrer en contact.

    Je parle franais, polonais et je suis yiddishophone sur les bords, mais eux, cest destrangers Ils baragouinent en ladino, un dialecte espagnol

    Duprest ne pouvait rprimer un frisson de dgot en franchissant le seuil dunimmeuble, dun atelier. Il avait beau chercher dans ses souvenirs denfance, il ne trouvaitaucun juif parmi ses connaissances. La rpulsion lui venait en droite ligne de son grand-pre dont le seul voyage en dehors des frontires de la pointe Bretagne avait eu pourdestination les contreforts du plateau de Craonne dans le secteur dHurtebise. Il avait faitquipe avec des soldats indignes, des Sngalais, des Maliens, des Marocains et aussiquelques lments du Bataillon du Pacifique, des Canaques quon disait cannibales et qui,si ctait le cas, nauraient jamais plus loccasion dtre pareil festin. Il apprciait leurcourage, leur mpris du danger. Clment ne se lassait pas de lentendre raconter sesexploits quil retrouvait, en photos, dans les exemplaires de LIllustration qui tranaientau grenier. Il allait se poser sur les genoux de lancien combattant et les mots leberaient : Leur seul ennemi, ctait le froid et la pluie, tout le reste, les obus, le gazmoutarde, les bombardements, ils faisaient face. La neige, voil ce quils ne supportaientpas. Ceux quils naimaient pas, encore pire que les Prussiens installs depuis lautomnede 1914 sur les hauteurs de la forteresse naturelle, dans les grottes, les abris souterrains,ctait les juifs. Il savait de quoi il parlait, il en avait connu des paquets, et par exprienceil pouvait affirmer quil ny avait pas mieux, question tire-au-cul . Un en particulierdont le nom, Albert, revenait sans cesse ds quil tait lanc.

    Jai fait prs de deux ans au front, dans les tranches, et je men suis sorti sans lamoindre gratignure, sans manquer un seul jour lappel Sauf une fois, causedAlbert. Un planqu de premire. Il soccupait dune cuisine roulante, en retrait deszones de combat, il avait t cuistot dans un grand restaurant parisien, chez Chartier, cequil disait. Un jour, je suis arriv sans prvenir prs de ses fourneaux installs dans unchemin creux. Il ne ma pas entendu approcher, et je lai vu qui dbitait un morceau decadavre pour en faire du bourguignon. Jen ai parl au capitaine, sauf que personne navoulu me croire. Mme pas denqute. Voil ce quon bouffait ! Jen ai eu des coliquesgantes, je nai rien pu avaler pendant trois jours, et cest la seule fois o je me suis faitporter ple ! Je suis certain quavec les siens, il se mettait dans la poche largent de lavraie viande ! Nimporte comment, a ne lui a pas port chance, toutes ses magouilles : ilest mort trois jours avant larmistice. Un obus qui est tomb sur sa roulante de planqu !

    Depuis ce temps-l, si on prononait le mot juif devant lui, ctait Albert le dpeceur

  • quil avait devant les yeux. Ils se dbarrassrent de leurs frusques sous un porche, rue dela Mare, avant de reprendre le chemin de la Prfecture. La seule chose intressante quilsavaient apprise grce phram, ctait que de nombreuses familles, en accord aveccertaines coles primaires ou secondaires, avaient dcid de ne pas faire porter ltoile leurs enfants, comme Voltaire, Rollin, Condorcet, Charlemagne. Quand ilsarrivrent, on transfrait le type arrt Pantin suite aux confidences de Faugre, leperturbateur du Normandie. Il tait rest deux jours entre les mains de Traverse et de sesadjoints, et dans ltat o il se trouvait on pouvait se demander sil en avait encore autant vivre. Bricourt vint se placer prs de lescogriffe aux yeux prominents.

    Alors, vous avez avanc ? Il a fini par se coucher ?Traverse ouvrit le placard pour se saisir de la bouteille de kirsch. Pas un mot. Un dur cuire ! Cest tout juste sil a accept de nous donner son nom

    alors quon a tous ses papiers sous la main, depuis son extrait dacte de naissance ! Lesgaullistes, jen ai vu trois ou quatre de sa trempe, et qui ont fini par me filer entre lespattes avec leurs ampoules de cyanure quand ils ralisaient que tout tait fichu Lescocos, je ne sais pas comment ils font, ils la ferment alors quils nont mme pas de sortiede secours Nos gars ont eu plus de chance chez le charbonnier Tu ntais pas loin detoucher le gros lot, Duprest, il suffisait de te baisser

    Le jeune inspecteur sapprocha son tour bien que la seule chose qui occupt alorsson esprit tait de prendre une douche pour se laver de la promiscuit. Il refusa le verreque Traverse sapprtait lui servir. Lintrieur aussi avait besoin dun bon nettoyage, sonestomac ne stait pas remis des excs de la veille. Lodeur de lalcool lui donnait desnauses.

    Ils ont trouv des armes ? Oui, une mitraillette, trois automatiques, du cordon, un peu dexplosif, mais ce nest

    pas le plus important. Tout tait planqu sous le tas danthracite dans une vieille cantinemilitaire, avec en prime une petite rono. La ppite, cest a. Tiens, vise le travail

    Il ouvrit un classeur sur la paillasse du lavabo, prleva une feuille de cahier dcolierrecouverte dune criture serre qui laissait place, certains endroits, des croquis.

    Un manuel de terroriste ! Une vritable mine. Cest le premier qui nous tombe toutcuit dans le bec

    Duprest se pencha pour dchiffrer le texte : Bouteille incendiaire : Prendre unebouteille dun litre, de lessence, de lacide sulfurique, un sac en papier, du chlorate, delherbicide ou de lalun. Verser litre dessence et de litre dacide sulfurique dans labouteille. Enduire de colle lintrieur du sac en papier et saupoudrer de chlorate,dherbicide ou dalun. Emploi : lorsquon est sur le lieu de laction, il faut enfermer labouteille dans le sac et la projeter violemment afin quelle se brise. La bouteille en secassant met lacide en contact avec le chlorate. La flamme qui en rsulte met le feu lessence et la chaleur qui se dgage atteint rapidement 1200 degrs. Trs efficace sur lescamions de transport dessence, de paille, sur les wagons dans les gares de triage.

    Traverse posa une autre recette sur celle que Duprest finissait de lire. coutez un peu, a sappelle Comment saboter une locomotive ! Voil ce quils

    racontent : Introduire dans lchappement des crous de 20 mm ou des billes dacier de

  • mme diamtre pour provoquer la rupture du plateau de cylindre ou alors la dtriorationde la distribution. Travail excuter dans les dpts. Jai aussi Comment fairedrailler un convoi , Comment dtruire un pylne lectrique , Comment saboter uncentral tlphonique , Comment casser une filature On va voir sils sont aussimalins quils le prtendent : jai fait placer une dizaine de nos hommes pour surveiller lequartier. Je suis persuad quon ramnera une ou deux prises dans les filets. Et vous,comment a sest pass avec les Auvergnats de Belleville ?

    Bricourt rencla. Il avait de la famille dans le Massif central, prs du col de laVentouse, et supportait modrment les allusions lavarice suppose de ses anctres.

    Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop, certains moments ? Tout le monde napas eu la chance de voir le jour La Queue-en-Brie

    Traverse se mordit les lvres en se souvenant avoir livr cette information sescollgues, un soir dpanchements.

    Excuse-moi, je ne cherchais pas te vexer Cest cause du zazou, tu nes pas aucourant ?

    Je nai pas vu de zazous en grimpant jusquici, je nai crois que des hommes Tu asvu des zazous, toi, Duprest ?

    NonAfin de prouver sa bonne foi, Traverse leur demanda de le suivre jusqu la salle des

    inspecteurs. Un garon dune vingtaine dannes se tenait debout tandis quun policierfinissait de taper son procs-verbal dinterrogatoire. Duprest croisa un regard o se lisaitle dfi, puis il sattarda sur laccoutrement de loriginal, le pantalon rayures serr, leschaussures semelles compenses, les cheveux passant par-dessus le col de chemise, lafine moustache, un trait, qui soulignait la lvre suprieure. La veste longue carreaux,enfin, sur laquelle tait plaque une toile jaune avec ce mot en gothique noir : Auvergnat .

    Les collgues lont alpagu la terrasse du BoulMich, ct de la Sorbonne, alorsquil sirotait une Suze, pour la couleur qui saccorde celle de ltoile daprs sesdclarations. Un esthte en somme ! La seule explication quil donne son geste, cestlhumour, le got de la provocation

    Il est juif ? Pas le moins du monde Cest un fils de famille, des commerants qui ont une

    boutique sur les Champs-lyses. Une succursale Panhard et Levassor. Aryen jusquaubout des ongles Puisquil les aime tant, on a dcid de lenvoyer faire un stage de deuxmois avec eux, Drancy. Tous frais pays. Rien de tel que lexprience. Il nous dira sonretour sil conserve toujours les mmes dispositions leur gard.

    LAuvergnat se morfondait toujours, quelques semaines plus tard, sur la paille souillequi couvrait le sol des appartements moiti finis, quand il fut rejoint dans lenclos de lacit de la Muette par les milliers de juifs rafls dans les quartiers de Paris et les banlieues.Duprest tait au courant de ce qui se prparait trois jours avant le dclenchement delopration. Le commissaire Rondier lavait convoqu en compagnie de Traverse et deBricourt pour leur confier un rle spcifique dans la grande descente de police baptise Vent printanier .

  • Les Allemands nous demandent dapprhender plus de vingt mille juifs le 16 juillet partir de quatre heures du matin, soit un quart de la population concerne sur la basedes fichiers que nous avons tablis. Les quipes charges des arrestations procderontavec le plus de rapidit possible, sans paroles inutiles et sans commentaires. Au momentchoisi, le bien-fond ou le mal-fond de la mesure individuelle na pas tre discut. Cestvous qui demeurez responsables et examinerez, par la suite, les cas litigieux qui vousseront signals.

    Rondier stait alors lev pour aller se placer prs de la fentre de son bureau etregarder la cour dhonneur. Il stait clairci la gorge avant de reprendre.

    Il nentre pas dans mon esprit de juger lopportunit des dcisions. Mais je doisconstater que dun point de vue technique, ce prlvement va asscher certaines de nosenqutes en cours. Jai pu obtenir que vous soyez affects au groupe qui ratissera le basBelleville, un secteur que vous connaissez bien si jen crois les rapports qui me sontadresss. Les rseaux communistes y sont particulirement nombreux. En plus de cettemission capitale dassainissement, je souhaiterais donc que vous dressiez la liste de tousceux dont le nom a t cit dans une procdure pour faits de nature terroriste. Quilssoient suspects, tmoins, connaissances, parents des accuss. Vous ferez en sorte quilsne soient pas dirigs vers les centres primaires de traitement. Ils feront une petite haltedans nos bureaux avant de repartir vers lEst do ils sont venus.

    Les trois inspecteurs des Brigades spciales eurent accs au fichier central entreposdans les classeurs du service de Tulard, ltage suprieur. Ils passrent plusieurs jours recouper les fiches de ce quils appelaient leurs clients avec celles des quatre milletrois cent soixante-dix-huit juifs allemands, autrichiens, polonais, tchcoslovaques,russes rouges, russes blancs, ou apatrides rsidant dans le seul XXe arrondissement deParis et quon se promettait darrter. Leurs efforts aboutirent une liste de dix-septpersonnes qui entretenaient des rapports plus ou moins proches avec des terroristesmoscoutaires qui taient passs entre leurs mains. Duprest habitait trop loin. Le 15 juilletau soir, il dcida de rester au bureau, dexpdier les affaires courantes, rdiger les rapportsen retard. Comme son habitude, il navait souffl mot Liliane de ce qui motivait sonabsence nocturne. Il lui avait suffi dvoquer les ncessits du service. Elle avait theureuse quil lui demande de prparer un en-cas pour tenir pendant sa veille, et elleavait fait des merveilles avec sa carie dalimentation pour confectionner un casse-crotegarni de vrai beurre, de vrai saucisson. Elle ne put sempcher de se raidir quand il posa lamain sur ses fesses en lui susurrant dans le cou : Alors, elle va comment ma petitefemme ? Elle nosait rien dire, laissait lhabitude sinstaller, partage entre la gnedtre traite comme une fille des rues, et la conscience du dsir quelle faisait natre. Autout dbut, leur amour avait t une affaire de regards, aujourdhui ctait ses paumesmouvantes au bas de son dos. Elle aurait prfr quil lenlace, quil lui parle de ses yeux,de ses lvres, quil pose ses mains l, sur ses joues, pour lui donner un baiser, comme lafin des films, juste avant que lcran ne sestompe, quand il nous reste encore toute cetteternit vivre, dans le noir, avec nos rves.

    Duprest avala son sandwich vers neuf heures du soir en buvant une bouteille de bireachete au comptoir de la brasserie des Deux Palais. Le courage lui manquait. Il dlaissa

  • le fastidieux travail de frappe pour la lecture du journal et sendormit bien cal dans lefauteuil du commissaire Rondier en parcourant les nouvelles sur la prise du port deSbastopol par les armes du Reich. Bricourt et Traverse le rveillrent sur le coup detrois heures. Un taxi les attendait sur le quai de Corse. Ils se rendirent au commissariat dela place Gambetta devant lequel se regroupaient dj les centaines dquipes localesrenforces par des gardiens en tenue de lcole pratique, des inspecteurs de policejudiciaire ainsi que dix collgues dpchs du XVIe arrondissement o lon prvoyait dene se saisir que de quatre cent vingt-quatre juifs. Le commissaire divisionnaire pointaitles arrivants sur son registre, les affectait un dtachement. Il rgnait une atmosphrebon enfant quaccentuait la douceur de juillet. Sept autobus du rseau de surface de laCompagnie du Mtropolitain, conduits par leurs machinistes habituels, vinrent se garerde part et dautre de la mairie. Il tait prvu que les plates-formes ne recevraient pasdindividus, quelles seraient rserves lentassement des bagages. Les vhiculesstationns gauche partiraient pour Drancy, avec les familles dpourvues denfants demoins de seize ans, ceux de droite prendraient la direction du Vl dHiv avec les gamins.Selon les normes fixes, chacun effectuerait une dizaine de rotations.

  • CHAPITRE 6

    Trois noms ports sur la liste de recoupement concernaient le numro 8 de la rueDnoyez quils atteindraient aprs avoir bifurqu dans la rue Ramponeau. On rassemblaitdes habitants sur le trottoir, dans la lueur jauntre des rverbres, on faisait le tri entreles clibataires et les familles charges denfants, en attendant que les bus viennent lesramasser. Quelques cris, quelques nervements, mais tout semblait se drouler sansincidents particuliers. Soudain, alors que les inspecteurs allaient tourner vers la rueDnoyez, un homme se mit hurler et se jeta contre le cordon de protection form par lespoliciers en tenue.

    Monsieur Bricourt ! Monsieur Bricourt ! Sauvez-moi !Traverse se tourna vers son collgue. Tu le connais ? Je ne sais pas Attends, je vais voir qui cest.Il savana, braqua sa lampe sur un visage baign de larmes et reconnu aussitt

    phram, son informateur. Le gardien qui le maintenait leva la tte. Il dit quil travaille pour vous, quil vous rend service Il est sur la liste. Nous, on ne

    peut rien faire pour lui Il vous dit a, et vous le croyez !Le policier se mit bafouiller. Je ne sais pas Si vous ne savez pas, vous la fermez, compris ? Les ordres sont pourtant clairs :

    Les quipes charges des arrestations procderont avec le plus de rapidit possible, sansparoles inutiles et sans commentaires. Embarquez-le.

    Il courut pour rattraper les deux autres inspecteurs qui staient arrts devant le 8 dela rue Dnoyez. Deux frres, Andr et Georges Waksberg, ainsi quun autre rfugi russednomm Prochazka, jouaient dans une quipe de football corporatiste dont plusieursmembres avaient t arrts la suite dattentats contre les forces allemandes. Lundentre eux, un Polonais, venait dtre fusill parmi un groupe dotages la suite delassassinat dun colonel de la Luftwaffe, sur le quai Malaquais. Une gargote qui proposaitdes plats espagnols occupait le rez-de-chausse. Duprest sengagea dans le couloir aprsavoir sorti son arme. Un vritable cloaque. Il fut saisi par lhumidit et lodeur de salptrequi se dgageaient des murs noircis. Bricourt tapa sur lpaule de Traverse afin quil lesuive. Plusieurs chats miaulrent leur approche, drangs dans leurs paradesamoureuses. Le btiment sorganisait autour dune cour intrieure. Des coursives en boiscouraient tout le long des six tages, desservant une infinit de portes vitres mi-hauteur. Les deux frres habitaient ensemble, au quatrime, et leur complice sous lestoits. Linspecteur gratta une allumette pour lire le numro dappartement port sur labote. Il posa la main sur la poigne tout aussitt. La porte rsista. La crosse du pistolet fitvoler un carreau en clats, pour librer le verrou. Il traversa la premire pice, et il y eutdes cris quelques mtres, du remue-mnage, des portes claques, le bruit de meublesque lon poussait en hte et dont les pieds crissaient sur le parquet. Duprest se heurta la

  • deuxime porte qui conduisait la cuisine. Il frappa le panneau avec la crosse de sonarme.

    Ouvrez ! Police franaise Sortez immdiatement !Pour toute rponse, une balle dchiqueta le panneau, quelques centimtres de lui,

    pour venir se ficher dans un poteau en bois do partaient des fils linge. Ctait lapremire fois quon lui tirait dessus. Il fut surpris de ne pas avoir peur, dtre au contrairesaisi dune sorte de joie de ne pas avoir t touch. Traverse se prparait rpliquer, maisBricourt posa la main sur le canon de son pistolet.

    Ce nest pas la peine de gaspiller les munitions. Je suis dj venu perquisitionnerdans cet immeuble, je sais comment cest fichu Il ny a quune petite fentre darationsur larrire. Ils ne peuvent pas sen sortir, ils sont faits comme des rats. Nimportecomment, tout le quartier est boucl. Je vais rester en planque ici pendant que vous allezcueillir le dernier de la bande. Soyez prudents, ils cachent bien leur jeu.

    Ils reprirent lescalier, se postrent de part et dautre de la porte de Prochazka, prts toute ventualit. Ils neurent pas besoin demployer la manire forte : le Russe rpondit la sommation de Duprest et sortit de sa tanire en tenant ses mains vides droites devantlui.

    Ne tirez pas, je me rends Ne tirez pasTraverse le laissa savancer sur la coursive avant de venir se plaquer dans son dos, de

    lui ordonner damener ses bras vers larrire afin quil lui passe les menottes. Pendant cetemps, Clment stait faufil dans lappartement quil commena fouiller, ouvrant lestiroirs, les meubles, jetant terre tout ce qui navait aucune importance ses yeux,vrifiant le moindre crit, renversant le contenu des paquets, des boites poss sur lestagres de la cuisine, sondant le sol pour dtecter une cachette, arrachant le lino posdans rentre. Son attention ft attire par un minuscule triangle blanc qui dpassait desous une plinthe. Il se saisit dun couteau pour la dcoller du mur. Il mit au jour uneenveloppe qui contenait plusieurs milliers de francs en billets ainsi quune feuille depapier. Il la dplia avec prcaution.

    Tu as trouv quelque chose ? Du fric. Tu ne me croiras pas, mais ce type est plein aux as Il y a aussi une sorte de

    plan avec des inscriptions en caractres cyrilliques tout autour Il va nous expliquer ceque a faisait chez lui, planqu derrire une plinthe Pour moi, cest bon, on peutredescendre

    Traverse saisit le prisonnier par le col et dune bourrade le projeta vers les marchesquil dvala en roul-boul puis sur le dos, les mains entraves. Il se releva en saidant dumur, ltage infrieur, reprit sa descente. Les deux policiers arrivaient sa hauteurquand une puissante explosion fit vibrer la construction avant que des dbris de toutessortes ne soient projets dans les airs, poutres, verre, gravats, ustensiles de mnageDuprest rattrapa Traverse par le bras avant quil ne tombe, dsquilibr par le souffle.Une partie de lescalier pendait dans le vide, arrache sous leurs pieds, alors que desflammes sortaient de lappartement des frres, un niveau plus bas, prs du corps disloqudu troisime Russe. Une voix monta de la cour.

    Vous tes l, inspecteur ? Vous navez rien ?

  • Duprest se pencha en se retenant un morceau de la rampe dont il avait test lasolidit.

    Cest toi, Bricourt ? Non, cest le gardien EstanelIl aperut lhomme revtu de sa courte plerine, de son kpi, le bton blanc align sur

    la cuisse. Quest-ce qui sest pass ? Ils ont balanc de la dynamite ? Non a puait le gaz depuis quelques minutes Les deux types qui staient

    claquemurs dans leur cuisine ont srement ouvert le robinet en restant ensuite plaqusau sol, le temps que la piaule se remplisse Ils ne doivent pas tre beaux voir ! On vaaller chercher une chelle pour vous tirer de l

    Ce nest que deux heures plus tard, alors que le jour se levait sur Paris, quon parvint extraire le corps de Bricourt des dcombres. Il avait t cras par la chute du plafond, lecrne transperc par lanneau de mtal auquel on fixait les lustres. On ne sembarrassapas des dpouilles pulvrises des deux frres qui disparurent quelques jours plus tardsous la pioche des dmolisseurs, mls aux dblais, tandis quau mme moment dans lacour dhonneur de la Prfecture, Pierre Rondier, commissaire principal la brigade desbobards, prononait lloge funbre de linspecteur Roland Bricourt, mort pour la Francedans lexercice de ses fonctions. La mdaille de la Ville de Paris fut remise sa veuve parmile Hennequin, directeur de la police municipale, avant que la fanfare nexcuteMarchal, nous voil. Duprest se tenait au premier rang, les yeux rougis. Il avait suretenir ses sanglots, par dignit, et avait ressenti du mpris pour les larmes tropgnreuses de Traverse. Quelques semaines avaient suffi pour quune amiti se scelle,que mme la mort ne pouvait interrompre. Lorsquil sapprocha du cercueil recouvert dudrapeau, il fit en saluant le serment de venger son collgue. La seule chose qui letracassait, ctait davoir cd Traverse, de navoir pas fait mention dans le rapport dessept mille francs dcouverts chez Prochazka. Tout le monde pratiquait de la sorte, lentendre Il rentra Plaisance directement aprs linhumation au cimetireMontparnasse, dans le caveau de famille. Ce fut la seule fois, au cours de sa carrire, queClment Duprest faillit spancher auprs de Liliane sur les vicissitudes du mtier degardien de lordre. Elle le bichonna, comme lors de sa crise de foie, aprs le repasvietnamien, lappelant son bb, le caressant, allant au-devant de ses souhaits,lembarrassant de ses seins. Elle minaudait, elle en faisait tellement, lui demandant dedire ce qui nallait pas sa petite maman , que lirritation eut raison des confidences.Elle vint se coller lui, dans le lit, croyant lui faire plaisir quand il navait devant les yeuxque le cadavre sanguinolent de Bricourt. Elle insistait. Le dsir le prit soudainement, tantle corps coll au sien irradiait, il se contenta dune treinte conjugale et regrettera,pendant des annes, de navoir pas assouvi cette nuit-l tous ses fantasmes, de ne luiavoir pas impos toutes les figures rotiques qui peuplaient ses rves.

    Le lendemain matin, Duprest croisa Traverse prs du socle vide. Il avait mis deslunettes teintes qui dissimulaient son regard exorbit, mais il demeurait toujours aussiinquitant.

    Si tu nas rien prendre au bureau, ce nest pas la peine de monter. Il faudrait que

  • lon retourne Belleville. Cest vraiment ncessaire que je vienne ? Jai un peu de mal digrer la disparition

    de Roland. Si je croise un de ces salauds, je ne rponds de rienLinspecteur te prit par lpaule. Ils marchrent en direction du fleuve. Je sais ce que tu ressens, Clment. Jai perdu plusieurs bons copains depuis le dbut

    de la guerre. Il faut garder le cap, continuer faire notre boulot du mieux possible. Ilssont lafft du moindre signe de faiblesse. On ne va pas rue Dnoyez, rassure-toi. Toutce quon a faire, cest de poser notre cul sur la banquette dune bagnole et de surveillerles manuvres de chargement dun camion. Ordre du patron. Voil les clefs, tu veuxconduire ?

    Il stait arrt prs dune Traction noire gare sur le quai du March-Neuf. Non, prends le volant. Je nai pas la tte aLa voiture fila vers le boulevard du Palais. Cest quoi cette histoire de camion ? Il en reste ramasser ?Traverse contourna la place du Chtelet pour sengager sur le Sbastopol. Non, cest termin jusqu la prochaine fois ! Ce matin, on soccupe seulement du

    matriel. Tiens, lis ce papier, tu comprendras. Cest Simone qui me la transmis.Le commissaire Rondier stait content de noter ses instructions la plume dans la

    marge dune lettre adresse au prfet de police. Voir avec Traverse et Duprest, pourlaccompagnement. Le courrier, dat du lundi 20 juillet 1942, provenait du SCCP, leSyndicat corporatif des confectionneurs parisiens, sous la signature de son secrtairegnral, Henri Cornillon. laide dun vocabulaire plein de dfrence, de phrases circonvolutions, il tenait attirer lattention des autorits sur les troubles la productionque ne manqueraient pas doccasionner les rafles dont le Grand Paris avait t le thtre.En effet, et cela avait ncessairement d chapper aux promoteurs de ces mesures, lapopulation juive spcialise des IIIe, XIe et XXe arrondissements de la capitale ralisait, moindre cot, un contingent non ngligeable du travail de confection de la place, dontune partie des commandes de la force doccupation. Il allait rapidement savrer difficilede tenir les quotas de livraison prvus, un segment important de la main-duvrehautement qualifie tant retenu pour une dure indtermine dans des camps de lapriphrie. Henri Cornillon concluait sa lettre sur deux demandes dont la premire ntaitpas du ressort de la prfecture de police : la mise en uvre rapide dun plan de formationde personnel aryen aux mtiers de la confection : coupeuse, patronnier, tailleur,surjeteuse, finisseur, ourleuse En second lieu, le secrtaire gnral estimait quil taitpossible de combler une fraction du travail en attente, mais une condition : quil soitrapidement procd au ramassage des machines coudre, du tissu, des outils entrepossdans les ateliers ou les boutiques des rafls. Cest ce quoi les deux inspecteurs devaientsemployer. Un camion bch Berliet appartenant au Secours national les attendait rue delAqueduc, derrire la gare de lEst, dans un entrept des chemins de fer. Le conducteur,une grande gueule qui disait toutes les deux minutes son admiration pour Doriot, staittellement chauff au vin rouge en les attendant quil planta laile de son vhicule dansun pilier du garage. Il fallut se rendre lvidence quil tait incapable de rallier Belleville,demprunter le lacis des ruelles de Mnilmontant dans cet tat. Les deux

  • manutentionnaires qui compltaient lquipe ne possdaient pas le permis de conduir