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JacquesAntoinedeRévéroni-Saint-Cyr
PauliskaouLaPerversitémoderne
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Pendant mon séjour à Lausanne, j’ai eu l’occasion d’y voir la
comtesse Pauliska, réfugiée polonaise, célèbre par sa beauté et ses
malheurs.Quelquesfragmentsqu’ellemelutdesesMémoirespiquèrent
vivementmacuriosité:jelapressaidelespublier.
«Pourquoi dévoiler ces horreurs? me répondit cette femme
intéressante, vous le voyez, tout ce que les romanciers modernes ont
imaginé en spectres, en fantômes hideux, en perversité imaginaire,
n’approchepasdelaréalitéfunestedesévénementsdontj’aiétélejouet,
et qui me font croire à la fatalité. Abus, ou plutôt crimes en tout, en
morale,enamour,enamitié,danslesartsmême;voilàcequej’aivudans
tous les pays où l’infortune m’a conduite. Non, ne portons point le
désespoir dans les cœurs vertueux et que l’amitié seule partage et
adoucissemessouvenirs…»
Deuxannéesdecalmeontenfinrappelé lacomtessePauliskaau
bonheuretàlafortune.Montrantparsonexemplequelavertu,semblableà
l’élémentdufeutoujourspuretinaltérabledanslesfermentationsterrestres,
survitetbrilled’unnouveléclatdanslesoragesdelavie,elleaabjurésa
noire misanthropie et a consenti à ce que ses Mémoires fussent publiés.
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Puissent les tableauxqu’ilsprésententarrêter ces torrentsdemaximes
perverses, de systèmes absurdes qui, en ridiculisant les plus nobles
vertus, en outrageant surtout l’amour naïf et l’heureuse innocence,
ébranlentaujourd’huichezpresquetouslespeupleslesfondementsdela
moraleetdelasociété!
RévéroniSAINT-CYR
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PREMIÈREPARTIE
Réunieàmesparents,àmesamis,entouréederespectetdesoins,
ne verrai-je point fuir les hommages, et une horreur involontaire
succéderà laconsidération,quandonapprendra lesépreuvesterribles,
les événements affreux dont j’ai été victime? Mais le calme des jours
heureuxs’embellitencorepar lesouvenirde l’orage,et jeme livreàce
douxsentiment.Cependant,telleestlabizarreriedusort!uneâmepure
et forte, des principes sûrs, une sensibilité profonde, enfin ce qui
constitue les bases de l’estime publique, tout fut l’instrument de mes
malheurs. Jouetdesévénementsd’unerévolutiondontpersonnen’apu
calculerlessuites,laconnaissancedupassé,leshypothèsessurl’avenir,
lasciencedeshommes,lamoraleéternelle,touts’esttrouvéendéfaut,la
forceasubjuguélaPologne.Lesuccèsaconsacrél’injusticeauxyeuxdu
Russeenorgueilli,etlesilencefutsapremièreloi.Tropmalheureuse,trop
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énergiquepourcéderjamaisàcetteloideslâches,cetteloiérectricedes
échafauds, jepeinsicimesinfortunesaveccettefranchise,cettechaleur
consolatricequerienn’apuéteindreetquireçoitdemeslarmesmêmes
unenouvelleactivité,unnouveaubesoindes’étendre.
Je ne retracerai point les désastres politiques, fruit de la guerre
fatale qui a précédé le partage de notre patrie. Les femmes, êtres
généreuxettendres,sontvictimesdesévénementssanslesapprofondir,
malheureuses sans se plaindre près des êtres qui leur sont chers, et
courageuses sans orgueil dès que leur sensibilité est intéressée. Les
crimesdesRusses, l’humiliationdunompolonais,voilàcequiprécipita
nosphalangesguerrières;lenombreetlatactiquedesennemis,voilàles
motifs de nos défaites; le courage, la dignité de notre cause, voilà nos
consolateursdansl’adversité.
Veuve à vingt-cinq ans, j’habitais la terre d’Alexiowitz, à trois
lieues de Cracovie. Lorsque la dernière diète des magnats se tint à
Passaw, une grande partie de la Pologne était conquise, les Russes
inondaient lepays; envain le respectportéànotrenomen imposaun
instant au général Suvarov; bientôt nos possessions furent dévastées
comme ayant appartenu à unmagnat polonais. L’explosion devait être
universelle,lavertuoulestorts,lesbienfaitsoulesgriefs,devaientêtre
confondusetuneraceentièresacrifiée.
Le20 juillet,nousdormionspaisiblementauchâteau.Masociété
était composée du chevalier de Morsall, capitaine de vaisseau,
vieillard respectable, blanchi par l’âge et ses courses maritimes,
souffrant sans cesse d’infirmités et dissimulant ses douleurs
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avec une grâce, une gaieté, une bonté touchante, quime portaient à le
traitercommeunpère. J’avaisprèsdemoiMmedeVisbourg,matante,
chanoinesse de Prague, femme pieuse et adorée dans son chapitre
commedansmaterre;lejeuneErnestPradislas,chevalierdeMalte,âgé
de vingt et un ans, doué d’une douceur, d’un caractère et d’une figure
bienfaitspourjustifierlessentimentsqu’ilinspiradanslasuite.Jepasse
soussilencequatreoucinqêtresnuls,debonnecompagnie,maisdontje
n’auraipointoccasiondeparler.Nousformionsentoutneufpersonnes,y
comprismonfils,âgédehuitans,êtretouchantparsonaffectionprécoce,
paruncourage,uneforced’âmebienrare,cherenfantdont lesouvenir
m’arracherasanscessedes larmes!...Àdeuxheures,unbruitconfusde
voixsefitentendredanslejardin;bientôtmafemmedechambres’écria
des mansardes que la grange était en feu, et qu’une foule de Russes
armés s’avançait avec des brandons allumés. Mon fils dormait: je
l’éveillai, je le serrai sur mon cœur en m’écriant: «Infortuné! tu ne
reverraspluslamaisonpaternelle!»Jem’habillaisàpeine,quelagrande
porteestenfoncée,levestibuleremplidesoldatsrusses,ivresdefureur
etdevin; je sorsdemonappartement:quel spectacle, grandDieu!Le
chevalier deMorsall, traîné par ses cheveux blancs, luttant contre une
foule d’assassins, le jeune Ernest, surpris, sans armes, presque nu, et
terrassant tout ce qui l’approche. Il allait succomber dans cette lutte
inégale; onm’entourait, onm’arrachaitmon fils, j’expirais... quandune
femme, un ange, undieu vengeur, s’élancede la grande salle et,munie
d’unfusildechasse,faitfeusurlahordeinfernale:deuxdemesgensquila
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suivaientfirentfeuégalement;lachutedesmeurtriers,lafoudresortant
desmainsdecettefemme,toutcontribuaàprécipiterlesassassinshors
de lamaison.MmedeVisbourgnebornapas làsapoursuite: suiviede
mesgensfidèles,dujeuneErnestmisenliberté,ellechassalesassaillants
jusquedansl’avenue,oùinterdits,effrayés, ilssedissipèrentcommeles
ténèbres devant les premiers rayons du jour. Qu’on juge de notre
surprise, de notre ivresse! Sauvés par une amie, une femme!... Nos
caresses, nos actions de grâces ne peuvent suffire à l’effusion de nos
cœurs,noustombonsàgenouxet,saisissantlacroixqu’elleportaitsurla
poitrine, nous adressions au Ciel et à notre libératrice ces prières si
senties, si ferventes au moment du danger, lorsque Mme de Visbourg,
d’unairinspiré,noustintàpeuprèscediscours:«Vousnem’accuserez
pointdefanatisme,meschersenfants:mavieprivée,mesprincipesdans
la société vous ont assez prouvé qu’en croyant à un dieu vengeur du
crime j’ai toujours regardé l’indulgence et la tolérance comme les
premièresvertusduchristianisme;mais lacoupedes fléauxestversée
sur notre malheureuse patrie, point de repos pour nous qu’en un sol
étranger: fuyons Israël! bientôt le courroux du Ciel apaisé permettra,
j’espère, d’y ramener la victoire, la paix et nos familles.» Je passe sous
silencelerested’undiscoursprononcéavecsérénité,sanspassion,mais
avecune sorted’enthousiasmeprophétique, qui, joint à la circonstance
terrible d’où nous sortions, laissa en nous des impressions profondes.
Notredépartfutrésoluàl’instant,ildevaitêtredesixmois,grandDieu!
quelle erreur!... Il fut décidé que nous passerions
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en Hongrie, frontière la plus rapprochée. Les bruits répandus d’une
nouvelleattaquesurmonhabitation, les incendiespropagésau loin, les
progrèsdesRussesdévastateurs, toutaccrutnotre fermeté. Jepassai la
nuit du 21 àmettre ordre àmes affaires autant que l’effroi général, le
tumulterécentlepermirent. Jemeretiraiavecmasociétéà lafermede
Vilna; là, je fus dédommagée un instant par les services touchants, les
véritablesregretsd’unefamilleattachéedepuistroissièclesàlamaison
paternelle.
Petrownasurtout,lapauvrePetrownanevoulaitpointmequitter,
etcenefutquesurlapromessedelaprendreàmonserviceenItalie,où
jecomptaismeretirer,que je ladécidaiàattendredemesnouvelles. Il
s’agissait d’abord de nous travestir. Les postes placés sur la frontière
dans un pays difficile, l’agitation répandue dans les villages, tout nous
faisait une loi d’être méconnus et d’accélérer notre fuite. Je pris des
vêtements rustiques; j’en donnai de pareils à mon fils. On plaça un
panierremplidemeshardeslesplusnécessairessurl’ânedelaferme,on
mit mon fils dans l’autre. Pour moi, chaussée de gros souliers, une
baguette à la main, j’allais m’acheminer derrière ce fardeau si cher, le
cœurnavré,ettournantdéjàdesyeuxpleinsdelarmessurunsoladoré
oùjelaissaislafortune,l’espéranceetl’amour,lorsquejedescendisdans
moncœur.C’estici l’instantd’avouerquelejeunePradislasyavaitdéjà
faituneimpressionprofonde.Jen’avaispuvoirtantdegrâce,demérite,
sansenêtretouchée.Libre,riche,aimante, j’étaisdécidéeàm’unirà lui
aussitôtquelavolontéoulamortd’unoncleobstinéluiauraitpermisde
quitter l’ordre de Malte. Que de projets renversés! que
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d’horreursontsuccédéauxplusdoucesillusions!LechevalierdeMorsall
devait nous rejoindre à Bude, en Hongrie: il y avait fait parvenir des
fonds. Mentor du jeune Ernest, il attendait que celui-ci eût reçu les
derniers ordres de son père pour passer avec lui surmes traces.Mais
l’amourcalcule-t-il?Peut-ilattendre?Peut-ilvoircequ’ilaimecourirun
dangerqu’ilnepartagepas,qu’ilvoudraitattirersurluiseul?Ernestme
demanda un instant, un seul instant d’entretien; pouvais-je le refuser,
prêteàm’enséparer!... Jepassaidans lagrange, le cœurému,pleinde
mes seuls regrets. J’en atteste le Ciel, l’univers entier! Tout danger
disparaissait devant un intérêt si cher... et quand je vis Ernest à mes
pieds,nepouvantproférerunmot,baisantlatracedemespasqu’ilallait
perdre!l’explosionmutuelledenotresensibiliténeputsecontenir,jele
relevai, je pressai pour la première fois samain surmon cœur désolé
qu’ilpossédaittoutentier,etdessanglotsfurentnotreseuleexplication.
Ah! j’en appelle aux cœurs tendres: est-il possible de parler, quand il
fautdanslemêmeinstants’aimer,sel’apprendreetsequitter?
Ilme demandait avec instance la permission dem’accompagner
jusqu’à Passowitz; il risquait par là deux fois les inconvénients du
passage.Jeleluidéfendis.Saprésenced’ailleurs,toutenmerassurant,ne
pouvait queme compromettre. Je le conjurai donc d’attendre
les nouvelles de son père pour exécuter son projet et,
m’arrachantàsadouleur, jerentraidanslacouroùjetrouvai
mon triste équipage préparé. J ’embrassai la famille éplorée;
je me dis intérieurement en étouffant: de la force, je les
reverrai! Et vêtue comme Petrowna qui gémissait à mes
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pieds, je m’élançai sur le chemin de Passowitz... Non! il n’est qu’une
mère, qu’une amante qui puisse sentir une partie de ce que j’éprouvai
alors!Tremblantpourmonfils,séparéed’unami,incertainesurl’avenir,
metrouvant,après laplusbrillantefortune,àpied,danslafange,seule,
vêtuedebure,surcettemêmeroutequejebrûlaislaveillesousunchar
rapide et élégant: qu’on juge de ce que j’aurais souffert si ma pensée
dominante ne se fût portée sur Ernest... Ah! je l’éprouvai toujours,
l’orgueil n’est plus une passion près de l’amour vrai. Ce dernier
sentiment est tellement absorbant, céleste pour moi, que, sans la
présencedemon fils, j’eusseoublié,dansmarêverie, etma fuiteet ses
tristescauses.ArrivéeàPassowitz...j’avaisl’adressedePetrusDanauski,
journalieretbraconnier,connaissantlessentiersdelamontagne,ettous
lesmoyensd’éviterlespostesdesRusses.Jefuslapremièreàlaquelleil
renditceservice: lagénérositéqu’ilymit, sonénergieetsaprobiténe
mepermettentpasdedouterqu’iln’ait sauvé lavieàmille infortunés;
nousnousmîmesenrouteàlachutedujour,aprèsunrepasprisdanssa
cabane,et frugal, commeon leprésume;Petrus,arméd’unbâton,d’un
cordeau pour passer le torrent d’Alvina, et moi armée de mon seul
courage.Nousgravîmespendanttroisheures lesmontagnessapineuses
dePassowitz...monfilsdormait:âgeinnocent!âgeaimable!oùtoutest
bien auprès de ce qu’on aime, où nulle prévoyance, nul souci
n’empoisonnentunreposmérité!Nousavancions,etchaquefoisquela
fatigue nous accablait, Petrus recourait à sa dame-jeanne, et moi je
regardaismonfils;laforcerenaissaitetnousmarchionsdenouveau.Àdeux
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heuresdumatin, un clair de lune éclatant, que j’aurais admiré ailleurs,
melaissavoir leseauxbouillonnantesdutorrentd’Alvina,que le fracas
deleurscascadesannonced’unedemi-lieue.Ilfallaitlefranchir,leseaux
avaient crû considérablement par la fonte des neiges des hautes
montagnes du Krapack. Il y avait du danger à passer. Petrus même,
malgrésoncourage,hésitait;maisj’étaisdéterminée.Ilattachadoncson
cordeauàunsaule,surlebordoùnousétions,ets’élançantderocheren
rocher sur lesblocsqui coupentet font soulever les eauxdu torrent, il
passa jusqu’à l’autre rive, où il attacha pareillement l’extrémité de sa
corde.Ilrevintensuitemechercher:
«Allons,madame,ducourage»,medit-il,etnousentrâmesdans
letorrent,lui,conduisantl’animalparlabride;moi,serrantmonfilssur
mon sein, et tenant avec force la corde de l’autremain; tout alla bien
jusqu’àdixpasdelariveopposée,lorsqu’unbloc,roulantsouslespasdu
docile animal, le fit broncher et tout fut submergé. Le délire, l’eau que
j’avalai,ledésespoirsubitdeperdremonfils,toutm’ôtelapossibilitéde
décrirecequisepassaencemoment.Jesaisseulementqu’enreprenant
connaissance jemevis sur l’herbe, fortementserréecontremonenfant
quemes bras roidis étouffaient, etma tête appuyée sur les genoux du
pauvrePradislas...Cejeuneaminousavaitsuivisàtraverslesbois,etau
périlpresquecertainde savie, s’était élancédans le torrentpourm’en
arracher.Ilmesuppliaitpoursaseulerécompensedelelaissermesuivre
de loin jusqu’àAlvina.Pouvais-je refuser à l’êtrequim’avait sauvéeun
plaisir que je partageais, quelque périlleux qu’il fût? Je repris mon
chemin le long du torrent, et précédée
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dubonPetrus.QuantàErnest,gravissantlescrêtesdesmontagnes,ilme
suivaitdesyeux,enagitantunmouchoirblancque jedistinguaissur la
verdure. Jeviscetaimableenfantfranchir lesravins, lesruisseauxpour
apercevoiruninstantdeplussabien-aimée.PrêteàentreràAlvina,jelui
répondis par le même signe. Ces deux pavillons de l’amour cessèrent
alors de flotter sur nos têtes, et se placèrent sur nos yeux qui se
cherchaientenvain.Nousnouscriâmescetadieu,cemotsicruelpourles
êtresqui s’aimentet semblentn’avoirqu’uneviepourdeux; et j’entrai
dans Alvina, village frontière, renommé par la police cruelle qu’y
exerçaient les Russes. Le jour paraissait à peine, mon costume. était
modeste, propre à l’illusion, etmamonture conforme àmon équipage.
Nouspassionsdevant le corpsdegardequi fait la limitedeHongrie, le
cœur me battait avec violence, nous allions déboucher sur le pont,
lorsqu’unevoixterriblesortd’uneguéritedélabréeetmecrie:halte-là!
Un soldat russe saute à la bride de l’âne,mon enfant pousse un cri de
frayeur, Petrus pâlit, et j’allais rester interdite: néanmoins, rappelant
mon courage et prenant le patois du pays, j’explique à la sentinelle la
cause supposée de mon voyage. Autant valait parler à la borne de la
limite:leféroceLivoniennerépondaitàmesdiscoursqueparcesmots
terribles:aucorpsdegarde!Pâle,défaite,consternée, j’entredansune
caverneenfumée,pendantqu’onvachercherlecommandant.Qu’onjugede
masituationpendantuneheuremortelle!Surtoutquandj’entendislesujet
de la conversation. On parlait de notre défense au château d’Alexiowitz...
«Les coquins ont tué trois cents soldats russes, disait gravement
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ungrosLivonien.–Troiscents!ditesdonc troismille, s’écriaitunpetit
sergent, à la face ombragée par une immense cocarde noire, et quime
regardait avec attention; mais enfin demain nous allons raser la
maison...» Je frissonnai et pensai à mes amis... Le commandant arriva
enfin.Jereculaid’effroiàl’aspectdedeuxmoustachesénormes.Ilentra,
s’approchad’un air terrible, et je reconnus qui? le chevalierMorlinski,
patriotepolonais, transportéàAlvinapourservir sesamisetqui jouait
sonrôledesujetrusseàmerveille...«Quiêtes-vous?D’oùvenez-vous?
Où allez-vous?»me cria-t-il d’une voix terrible etmepoussant le pied
avec adresse. Il vit que je me troublais: nouvelle question d’une voix
tonnante,etm’évitantainsiàchaquefoisl’embarrasd’uneréponse,ilme
conduisait jusqu’au pont de la limite de Galicie, et me renvoyait
brusquement, lorsque le petit sergent, fixant mon fils avec attention,
s’écria: «Le diable m’emporte; c’est un enfant de magnat! où est ta
mère?...» C’est cette paysanne, répond ingénument et en bon polonais
mon pauvre Edvinski. «Cette paysanne!» Aussitôt cris universels, la
gardeestsouslesarmes,levillageserassemble,onbatlagénérale...C’est
unprince!s’écriaitlasoldatesqueégarée.Scènevraimentcomiquepour
un spectateur désintéressé! mais qui devenait sérieuse pour nous. On
faitrentrerl’enfantaucorpsdegarde,etl’onjugesisamèrel’ysuivit!...
Questions nouvelles, fureur parfaitement jouée de la part du
commandant, quimedonnepour prisonune salle de la caserne, etme
faitunsignede l’œil, toutenordonnantà lagardedefairefeusi j’osais
forcer la consigne: quoique rassurée par ces
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dispositions bénévoles de Morlinski, je n’en tremblais pas moins pour
l’avenir. Comment m’arracher de ma prison? Comment sortir du
territoiresansrepassercepontfuneste?Tellesétaientlesréflexionsqui
m’assiégeaient dans un réduit obscur, préparé à la caserne d’Alvina,
lorsque je reçus, le soir, d’une main inconnue, trois matelas et les
accessoires d’un bon coucher pour mon cher Edvinski. Une lampe
funèbreetdesinscriptionshorriblesetmenaçantes,telsétaientlesobjets
quifrappaientmesregardsinterditsenfixantlesmursdemaprison.La
fatigue du jour l’emporta enfin, et malgré les inquiétudes dont j’étais
dévorée,jesuccombaiausommeil.L’imaged’Ernestnemequittaitpoint.
Il n’est pas de péril que l’amour ne dissipe en songe, de situation qu’il
n’embellisse: et c’est avec étonnementque jeme rappelle ladélicieuse
rêverie où j’étais plongée, elle s’accroissait au point que je croyais
respirersurleslèvresd’Ernest,etcueillir lepremiersouffledel’amour,
lorsqu’unbaiserplusqu’idéalmeréveilleensursaut:jem’agite,m’élance
etdistingue,ôsurprise!horreur!lepetitsergentducorpsdegarde,assis
surmonlitetmefixantavecimpudence.«Jet’aireconnue,medit-ilavec
une assurance dont on ne se faisait pas encore une idée alors, tu es la
comtesse Pauliska, je t’ai vue à Varsovie... et moi je suis Français de
naissance,vainqueuravec lesRusseset tongardien; c’est-à-diremaître
detonsort.Prononcetoi-même,tadestinéeestdanstesmains:dorsencore,
ettueslibreàtonréveil;lemoindrebruit,tuesperdue.»Ilachevaitàpeine
cesmots,lemonstre,égalementdifformed’espritetdecorps,quesalicence
n’eut plus de terme. Plus forte que lui, je le
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rejetailoindemoi;ilrevenait,lesyeuxétincelantsdefureuretd’ivresse,
lorsquemafenêtres’ouvrit. Jevoiss’élancerunangelibérateur,àpeine
ai-je le temps de reconnaître Ernest, accouru sur le bruit de mon
arrestation, quemon jeune ami arrache la couverture, en enveloppe le
petitsergent,lecomprime,l’entassedanslesacdemeshardes,etlejette
par la fenêtre sur des couches. Nous descendons par l’échelle que
Pradislasavaitapportée;etmunisdelalanternederondedusergentet
de sa personne qu’Ernest, furieux, charge sur son dos malgré mes
instances, nous nous acheminons au pont par des rues détournées. La
sentinellecriealors:Quivive?Ernestrépond,enagitantlesac:Ronde.
Je l’avoue, cette saillie, en un pareil moment, faillit nous trahir par un
éclatderire.«Répondsàlasentinelle,ditErnestaubossu,oujetejette
dans le torrent.» Un petit cri rauque parti du fond du sac confirma la
présence du sergent, et nous passâmes. Arrivés à l’autre extrémité du
pont, près de la guérite de la sentinelle impériale, Ernest déposa son
fardeau au bureau des douanes de Galicie, donna le tout pour de la
contrebande, et nous nous éloignâmes rapidement. J’ignore ce qu’est
devenucesergent;maisilestcertain,parsonimpudenceetsahardiesse
extraordinaires,ques’iln’apasété jetédans le torrentd’Alvinapar les
commisduroideHongrie,ildoitavoirjouéungrandrôledansl’histoire
delascélératesserusse.
Nousnousvîmesdoncàquatreheuresdumatin sur la routede
Passowitz à Ust, avec mon Edvinski, et l’on juge si j’étais disposée à
renvoyermonlibérateur!Deuxfoissauvéeparlui,parunêtrecharmant,
aussi étonnant par ses qualités que par sa présence
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d’esprit et son courage, était-il possible de dissimuler l’impression
profonde qu’il m’avait faite? J’en convins avec transport, et lui donnai
parcetaveunaïflepremierprixdesoncourageetdesaloyauté.
Jedoisl’avouerpourtant,aumilieudecessensationsdouces,jene
passaipointleseuildemonpaysnatalsansunserrementdecœur,une
douleurtrèsvive:etquelquecruautéquej’yaieéprouvée,unsentiment
indéfinissable m’entraîne toujours vers ce sol adoré. Nous ne pûmes
arriver àUst que le soir; Edvinski était fatigué, le pauvre animal, jadis
notre compagnon de voyage, étant resté en otage. Nous allâmes
descendrechezlebarond’Olnitzquinousattendaitdepuislongtemps,et
quinerestapaspeusurprisdemevoirenpareiléquipage.Ce futdans
une heure la nouvelle d’Ust. Mme de Vamaw et plusieurs autres
m’envoyèrent offrir leurs services, en attendant quemes effets fussent
arrivés. J’étais si fatiguéeque jepréférai resterdansmesvêtementsde
paysanne, et c’était un spectacle assez piquant de voir la simple
Petrowna, aumilieu d’un cercle devenu très brillant, recueillir tous les
hommages, toutes lesattentionsde lanoblessepersécutéeparsacaste.
L’assemblée était superbe: l’archevêque de Varsovie, le marquis de
Betrask,MmedeLambertis’yfaisaientremarquer.C’étaituneespècede
courquisetenaitchezmonhôte,etàlaquellejedevaisprésider.Jeremis
à un autre jour mes observations sur ceux qui la composaient, et
m’éclipsantaumilieud’unmurmurederegretsquimeparutflatteur, je
regagnaimonappartement.Ernest,dansledésordreoùilsetrouvait,n’avait
oséseprésenterchezlebarond’Olnitz.Jenesaissicetteabsencehâtama
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retraite;maisjepréférailasolitudeautourbillond’oùjesortais.
Onmedonnaunappartementcomplet,ausecondétagedel’hôtel
d’Olnitz. Les maisons sont en général aussi modestes en architecture
qu’enameublementàUst;maisquipeuts’occuperdeluxeaprèstantde
soucis!Etleplussimpleréduitn’est-ilpasl’Élysée,quandonytrouvela
paixet l’amour? JeplaçaimonEdvinskiaupieddemon lit, surunsofa
commode, et je me livrai à mes réflexions. L’avenir m’occupait
faiblement. J’étais si persuadée quemon retour serait prochain, et me
rendraittoutemafortune,quejem’étaisbornéeàfairepasserdixmille
ducats chezunbanquierde cetteville. Cette sommemeparaissaitplus
que suffisante pour attendre l’événement et même pour figurer selon
mon rang. Je regrettai cependant de n’avoir pu me procurer plus de
fonds,quand je songeaiàPradislas. Ildevait avoirdegrandsbiensà la
mortdesononcle;maispartibrusquement,sansprécaution,ildevaitse
trouver bientôt dans un dénuement absolu. Néanmoins, ces idées, ces
calculssedissipèrent,ettouterempliedececalmesidouxaprèsl’orage,
delapenséequeriennetroubleraitmonsommeil,sicen’estlesdouces
agitationsdel’amour,jemejetaidansleseindeMorphée.
Jedormisprofondément jusqu’àdixheures,et transplantéeainsi
dansleséjourdelapaix,delabonnecompagnie, jenem’occupaiplusà
monréveilqued’idéesriantes,quedesplaisirsetdesfêtesauxquelleson
se livrait au sein des espérances les plus flatteuses sur l’avenir. Mes
mallesn’étantpointencorearrivées,jemisunesimplevestaleblanche;et
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c’estdansundésordreassezélégantque je reçus lebarond’Olnitz,qui
vintàuneheures’informerdemanuitetprévenirmesdésirs.M.d’Olnitz
étaitungrandhommedecinquante-cinqansàpeuprès,maigre,marqué
extrêmementdelapetitevérole,ayantdéjà lescheveuxblancs, l’œilvif,
pénétrant,et lançantunregardétincelantd’un feuquimedonnapar la
suite des chagrins bien cruels. Du reste, homme de cour, froid en
apparence,silencieux,etd’untonqui inspiraituneconfianceentièreen
ses procédés. Il ne pénétra chez moi qu’après des protestations, des
excuses réitérées, avançant pas à pas, de pièce en pièce, affectant de
baisserlesyeux,s’informantd’unevoixdouceetaltéréedemasanté,et
ce ne fut qu’après mille propos détournés qu’il me questionna
adroitementsurmesprojetsultérieurs.Jecrusremarquerdesapartun
désirextrêmedemevoirresteràUst,etlorsquej’entémoignailedésir,il
tressaillit visiblement. La conversation devenait plus générale, quand
Pradislas entra, avec cette grâce, cette légèreté, qui éclipse,déconcerte,
anéantittouteslesconcurrences,lespassionsgraves.M.d’Olnitzlereçut
poliment;mais je levispâlir.L’instantd’après, ilsortitet j’enfusravie.
Nous avions tant besoin de nous trouver ensemble, mon jeune ami et
moi! C’est ainsi qu’après l’orage les oiseaux des champs se réunissent
sous le feuillage, ils agitent leurs petites ailes, secouent à la fois les
gouttesdepluieetleurscraintes,etgazouillentdenouveauxprojetspour
leursamours.Nousnousvoyionssuruneterreétrangère,loindeparents
bienchers,enthousiastesdepréjugéspeut-être;maiséprouvantdéjàce
malaise qui naît de l’incertitude, du besoin de recourir à autrui,
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du besoin de réfléchir enfin, tourment si cruel pour de jeunes têtes
polonaises!Nousréfléchîmesdonc,oulecrûmes.
PradislasavaitétémandéchezlemajorDejanieck;c’étaitl’usage
dèsqu’ilparaissaitunPolonaisenGalicie.Onl’engageaànepasdifférer
deprendrepartidansuncorps.LapolitiqueimpérialetoléraitalorsàUst
laformationdedeuxlégionsquiparaissaientnemenacerquelesRusses.
Ernestchoisitcelledesréfugiéspolonais,deCracovie.Sonairmartial,sa
taillebrillante,quoiquefortjeune,l’avaientfaitaccueilliravectransport.
On lui avait annoncé qu’il fallait se monter, s’équiper entièrement, et
Pradislas n’avait apporté que deux cents ducats, déjà fort attaqués par
sesdépenseshabituelles.Jelesavais,etluidonnaiàl’instantunecréance
depareillesommesurmonbanquier.Lacertitudeoùilcroyaitêtredeme
larendreavantpeuleporteàl’accepter.Ilm’enfitaussitôtsonbillet,et
l’on juge s’il est au nombre de ceux que j’ai gardés de lui! J’avais
demandéàM.d’Olnitzlapermissiondeluiprésentermoncousin.Ernest
vintdonclesoiràl’assemblée,ets’acquéraitparlàpeuàpeul’entréede
lamaison.J’observaiqu’ilfitsensationaucours.Jefusflattéedecepetit
triomphe,et j’éprouvaique l’isolementoùnousétionsrendaitmonami
plusnécessaireencoreàmonexistence.
Le soir, le corps des réfugiés polonais s’assembla au Warnitz.
PradislasfutprésentéàM.Dejanieck,chefdelalégion,etquiconnaissait
sa famille. Il fut accueilli avec distinction. M. d’Olnitz parla quelque
temps, bas, au colonel; je fis peu d’attention d’abord à cette
circonstance; mais j’y revins bientôt, quand
41
j’entendisErnestrecevoirl’ordred’allercoucheràFalsback,quartierdu
corps, à deux lieues d’Ust. Cette nouvelle imprévue me saisit, et je ne
doutaipointqueM.d’Olnitzn’eûtaccélérécetordre.Ernestparutaffligé;
maislevertigedelagloirel’avaitsaisi;ilnerespiraitplusquecoursiers
et armure, et j’observai que ce coup fut bien moins violent pour lui.
Insenséesquenoussommes!Nousn’avonsqu’unepassion,lesingratsen
ontmille,etprétendentaimer!
Je rentrai à Ust, triste, rêveuse, et me retirais dans mon
appartement lorsqueErnestmedemanda lapermissiondem’ysuivre...
Nousallionsnousséparerlelendemainpeut-être.Jenerépondaispoint.
M.d’Olnitzmedonnaitlebras...Ernestmontasansattendremaréponse.
J’observaiquemonhôtetrouvafortscandaleuselaméthodederecevoirà
touteheure;maismoncœuraffligén’étaitpasportéàluicéder.Jesaluai
froidementM.d’Olnitz,m’appuyai surErnest, etnousentrâmes. «Nous
allonsdoncnousséparerencore?dis-jeàmonami,entombantenpleurs
dans un fauteuil. – La gloire...me répondit-il. – Et l’amour? – Ils ne se
quitteront point. – Vous viendrez souvent? – Chaque jour. – Et si vos
chefs vous le défendent? – Je les fléchirai. – Si l’on part? – Jemourrai
digne de vous.» À chaque mot, une réponse tendre. Il était à
mespieds, beau,suppliant, sensible; nousdevionsnousunir,
mais nous séparer d’abord. Je voulus en vain puiser dans
cette douloureuse idée une résistance qui me devenait
difficile: un souffle délicieux fit évanouir toute réflexion, et
je revins à moi dans les pleurs. Mon ami fut tendre,
empressé, délicat! . . . Combien il parut changédepuis! . . . Nous
nous séparâmes à onze heures. . . J ’entendis la porte
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sefermeravecfracassurlui,levieuxportiermurmurantentresesdents
des imprécations contre les Polonais. Je prêtai l’oreille avec plus
d’attention,etj’entendisM.d’Olnitz,consignantàdemi-voixàsonsuisse
lejeunePradislas.Cefutlàlapremièrehumiliationquej’éprouvai.Ceton
desupérioritédemonhôte,cesmesurescachées,cetactedepropriété,
toutme fit sentir que je n’étais plus chezmoi, et je versai la première
larmeduregret.
Je restai huit jours entiers sans voir Ernest. Je m’en étonnais
moins, connaissant la consigne que M. d’Olnitz avait donnée; mais
l’amour est fécond en inventions, en craintes, en ressources; et toutes
ces idéesdevaientavoirassiégémonami. Jem’informai sipersonnene
m’avait demandée; je n’obtins que des réponses insignifiantes; en un
mot, je me trouvai complètement prisonnière. Le lendemain, je ne
résistaipasàmonchagrin,àmoninquiétude:jedemandailavoituredu
baron pour une promenade. Mon dessein était d’aller aux environs de
Falsback,de rencontrerpeut-êtreErnest, etde respirer lemêmeair. Je
comptais sur le sort protecteur, sur ces hasards que les amants se
promettent et trouvent en idée longtemps avant qu’ils se réalisent. M.
d’Olnitzsoupçonnait sansdoutemondessein; lavoitureétaitbrisée, le
cocherabsentet leschevauxmalades.Milleexcusesprovinciales furent
données.Jem’impatientaiset,sortantàpied, jelouaiunevoiture,etme
fis conduire sur le chemindu lacdeFalsback. Commemon cœurbattit
avec violence quand je découvris, sur les bords du lac, le village et le
quartierdesréfugiéspolonais!Lesoleilsecouchaitalorsetdoraittoute
la rive opposée d’une teinte rouge et
43
brillante, tandisque lebordsauvageoù jeme trouvais conservait cette
teintelugubredesforêtsetdesrochersdansl’ombre.Enunmot,c’était
devant moi l’éclat trompeur de la gloire; ici, la sombre obscurité de
l’amourinquiet.
Jelaissailavoituresurlechemind’Ustetjem’avançai,seule,par
unsentierjusqu’auborddeseauxetsouslefeuillagedestrembles,dont
ladépouille couvraitdéjà lesbordsdu lac.Là, jem’assis sousunarbre.
Quejemetrouvaibienalors! Jevoyaisletoit, l’asiledel’objetaimé:ce
mouvement, cette agitation militaire devant le quartier... ces chevaux,
venant avec ordre s’abreuver dans le lac, conduits par une foule de
gentilshommesinfortunés,siéloignésdeprévoirleursort,toutdevenait
intéressantpourmoi.Ernestembellissait tout,maisneparaissaitpoint.
Je tombaidansuneprofonde rêverie; je crus à l’inconstance, à l’oubli;
j’écrivissurlesableunmotquej’avaisprononcécentfois,etjechantaien
gémissantcetteromance:
ROMANCE
Sableoùj’aitracé:jevousaime,Lesflotsjalouxt’aplanirontunjour;Letempsefface-t-ildemêmeCequ’ennoscœursavaitécritl’amour?Ernest!d’uneamantecraintiveViensranimerl’espoirtrompé:Écriscemotsurl’autrerive,Etleprésageestdissipé.
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L’aquilonfaittomberlafeuilleDontlesoleilaflétrilacouleur,Lecristaldeseauxlarecueille;Ellemepeintmachuteetmapâleur;Ah!vouspouvezternircetteonde;Tristedépouilledesforêts!Hélasqu’ypuis-jevoiraumondePerdantErnestetmesattraits?DePhébél’imagetremblanteDéjàvacilleencesflotsargentés;Miroirdel’effroid’uneamante,Celactepeintmesespritsagités:MaisPhébés’enfuitdèsl’aurore,Saflammebrilleend’autreslieux.Moi,nuitetjourjebrûleencore;Ernestestlemondeàmesyeux.
La nuit avançait et me surprenait dans ma rêverie. Je ne
distinguais déjà plus la retraite demon ami, et les derniers rayons du
soleilfrappaientd’uneteinterougelespiedsdesrochersquidominentle
bourg. Je songeai à partir; je rejoignis ma voiture et repris le chemin
d’Ust. À peine avais-je fait un quart de lieue, que j’entendis le bruit du
galop de plusieurs chevaux. Jem’effrayai et fus bientôt rassurée par la
voixd’Ernest...Ilavaitaperçumavoiture,arrêtéesurlaroute:l’idéeque
ce pouvait être son amie l’avait engagé à parcourir avec une lunette
d’approchelerivageopposé,etilm’avaitreconnue.Ildonnasonchevalà
unvalet,etnousfîmesunedemi-lieuedansmavoiture,aveccetteivresse
que produit toujours
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une absence antérieure... Je lui demandai ensuite quels étaient ces
chevaux dont j’avais entendu qu’il était suivi. Il balbutia et finit par
m’avouer que plusieurs de ses camarades avaient fait la partie de
l’accompagner;qu’ilavaitenvaintâchédelesendétourner;maisqu’ils
étaient discrets et s’étaient éloignés. Cette première légèretéme saisit,
m’affecta; je jurai de ne plus revenir à Falsback. Je sentis mon
imprudence, et lui permis tout au plus, quand il m’eut exprimé ses
regrets, de se présenter dans ma nouvelle demeure: car je comptais
quitter l’hôtel d’Olnitz, où Ernest était consigné. Un baiser scella enfin
son pardon, et il partit comme l’éclair. Ma voiture resta immobile un
instant pour attendre mon valet. Qu’on juge de mon chagrin, de mon
indignation, quand j’aperçus que la troupe d’étourdis m’avait suivie!
quand j’entendis Ernest rentrer dans les rangs de la horde indiscrète,
recevoir des félicitations, des invitations de présenter chez moi ses
camarades!Jefusaudésespoir,etjevisbienquel’indiscrétionmilitaire
n’avait que changé de sol. Je me promis fermement de punir cette
légèreté. Je rentrai à Ust profondément affligée, et me retirai en
défendantmaporteàquiquecefût.
Lelendemain,defortbonneheure,j’eusunevisitedeM.d’Olnitz.
Je lus dans ses traits un air observateur, toujours mêmes attentions,
mêmeprévenanceet fausseté;mais j’étais loindem’endéfierassez.M.
d’Olnitzs’offritpourgérerlui-mêmemesaffaires.Ilfutd’avisd’abordde
faire deux placements pour plus de sûreté. Je laissai donc cinq mille
ducatschezmonpremierbanquieretmislesautreschezunM.Armand,
qu’il connaissait, disait-il, parfaitement.
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Je le remerciai de ses soins en les acceptant; mais je lui témoignai
d’ailleurs que je comptais prendre une maison. Ce projet le troubla
visiblement. «Vous quittez mon hôtel! s’écria-t-il, aurais-je été assez
malheureuxpournepas vousprévenir, vous rendre tous les soins que
vousméritez?Disposez,madame,detoutici,ordonnez...»Endisantces
mots,ilnes’apercevaitpasqu’ilserraitdesamainétiquelamienne,àme
fairecrier:ilinsistainutilement;sesyeuxrougesvoulurentenvainêtre
tendres, ilsnepurentquem’effrayeretmeconfirmerdansmonprojet.
Malheureuse! jene fisquehâtermes revers! Ilmedemandaaumoins
quinzejourspourmetrouverunlocalconvenable.Toutétaitoccupédans
la ville; il fallait disposer un appartement, lemeubler... Je promis huit
jours, en le comblant de remerciements; mais tenant à mon dessein
d’une manière irrévocable. Mon placement fut fait chez le nouveau
banquier, et M. d’Olnitz s’employa en apparence à me chercher une
maison.
J’étais fort tranquillesurtouscesarrangements, lorsque jereçus
lesoir,àl’assemblée,unbilletd’Ernestquim’alarma.Lestyleenpeignait
leplusprofonddésespoir.Confiant,disait-il, et sansexpérience, il avait
joué, fait un billet d’honneur, trois cents ducats suffisaient à peine... Il
n’avaitquelaressourcedefuiroudemourir. Jetressaillis, jevolaichez
M. Simons, je retirai cette somme en essuyant un fort escompte pour
l’avoirsur-le-champ,et je fisprierPradislasdese trouver le lendemain
au Warnitz, ne pouvant le recevoir chez moi. Je m’y rendis à la nuit
tombante...Ilm’abordaetnousnousassîmes.«Vousavezdel’esprit,de
la sensibilité, mon ami, lui
47
dis-je avec douceur; vous avez mille ressources pour réussir dans la
carrièremilitaire,etjevoisavecdouleurquevousvouslivrezàtoutesles
passionsdel’oisivetéetquiconduisentauvice.Vousjouezavecfureur;
l’indiscrétion même semble remplacer en vous la prudence, la
délicatesse; j’encroismespressentiments,vousmepréparezdegrands
chagrins.» Ilversades larmespour touteréponse,etmedissuadaavec
cette éloquence si facile à l’être adoré. Nous nous égarâmes sous les
arbres,etl’amourseuldissipatouteslesinquiétudes,touslessoucisdela
prévoyance. Je priai Pradislas de me reconduire chez Mme de
Furstemberg,oùl’onserassemblait.Ilmequittalà,aprèsm’avoirpromis
aveclessermentslesplustendresd’êtreprudentàl’avenir.
LecercleétaitbrillantchezMmedeFurstemberg;ony forma le
projet d’une course aux eaux de Tornik. Je promis de m’y laisser
entraîner.M.d’Olnitznemequittaitpoint;etjemeseraisbienennuyée
sansunesonatedesistrequ’unofficierd’unrégimentesclavonjouaavec
unartincroyable,etàlaquellejenepusrefusermonattention.Ilchanta
aussiplusieursromancesqu’ilparaissaitm’adresserenestropiantdeson
mieuxlepolonais.Ilnefitalorsquemeprouverqu’avecdebeauxtraits
et des talents on peut être fort ridicule. Ses yeux mourants, ses
balancements de tête, cet air évanoui d’amour, enchanteurs peut-être
pouruneVénitienne,nepurentquem’amuser,etjesortisfortgaiedece
cerclebizarre.
Nous revenions à pied, suivant l ’usage de cette petite
ville, lorsqu’en passant devant le café militaire je crus, au
clair de la lune, reconnaître les chevaux et le valet de
Pradislas. Je jetai un regard à travers les
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vitrauxducafé,etjevismonamiauxprisesavecunefouledejoueursde
toutuniforme.Jel’avoue,moncœurfutserré;mesyeuxseremplirentde
pleursetjeluiécrivaislesoirmême,aprèsêtrerentrée,lorsqu’ungrand
bruitsefitentendresurlaplace.J’ouvremacroisée,j’entendslecliquetis
desépées,desvoixconfusesfontretentiràmesoreilleslenomd’Ernest,
je tombe sans connaissance, et j’ignore encore par quel secours je me
trouvaidansmonlit.Lelendemainjereçuscebillet:
«Desprisonsduchâteau.
Oubliez-moi: je suis le dernier des hommes, j’ai trahi mes
serments,dansl’espoirdem’acquitterenversvous,J’aivoulurisquerun
dernier effort; j’ai perdu le double de la première somme. Je ne puis
sortir que pour perdre la vie ou l’arracher aux favoris du sort quime
persécute.Laissez-moigémirdanslescachotsd’unefauteirréparable,et
bornez-vousàplaindrelemalheureuxErnestPradislas.»
Cemot de cachotmeperça le cœur. J’aurais donnéma vie pour
Ernest; pouvais-je balancer pour un peu d’or? J’envoyai encore la
somme,etm’applaudisdeluirendrelalibertéàceprix.Ilnelarecouvra
quetroisjoursaprès;safureurpourlejeu,saviolenceextrêmel’avaient
déjà rendu trop célèbre à Ust, où la politique impériale tolérait avec
peinelesréfugiéspolonais,etilfutconsignéauxportesdelavillejusqu’à
nouvelordre.Cettenouvellem’affligeaet je songeaiauxmoyensdeme
réunirà lui,sansl’exposeràenfreindrel’ordredesonchef. Je louaiune
petite maison de campagne sur la route de Falsback,
49
et,àl’insudeM.d’Olnitz, j’yfisporterquelquesmeubles,carc’étaitune
véritable chaumière, où je me proposais de recevoir mon ami le
surlendemain. Il est impossible d’être plus tendre, plus reconnaissant
qu’il ne le parut. Il brûlait de s’acquitter envers moi. Son père lui
annonçaitunenvoidefonds.Toutesafélicitéétaitdemerendrel’aisance
quejecommençaisàperdre.Cesidéesm’occupaientpeu;maisleprojet
annonçait de la délicatesse; l’amour recueillit tout, les torts furent
oubliés, les serments les plus tendres de fidélité et de prudence
renouvelés,etcettesoiréefutunedesplusdélicieusesdenotrevie.
Je devais, le lendemain, faire la course des eaux deTornik, avec
toutelasociétéd’Ust.J’engageaiErnestàs’ytrouvercommeparhasard;
maissurtoutàyveniraveclemajorDejanieck,quelqueamiraisonnable,
et non avec la troupe des jeunesmagnats étourdis. Il me le promit et
m’accompagnajusqu’auxportesdelaville,oùjeretrouvaimonlaquais.
Àpeinecinqheuresdumatinsonnaient,quelaplacefutcouverte
detraîneaux,dechevauxetdechars.Leshommesenhabitsdechasse,les
femmesenamazones,lamultitudedevalets,toutdonnaitauxpréparatifs
denotrepetit voyage cet air de courdont nous étionsprivésdepuis si
longtemps. L’archevêque de Varsovie, Mmes de Virrick, d’Arnoldi, de
Furstemberg se réunirent. Je fus placée dans la calèchedeM. d’Olnitz;
mais toutes les voitures étant découvertes, je sauvai un tête-à-tête
fâcheux.Trenteàquarantecavaliers,entourantdixvoitures,formèrentle
cortègebruyantetjoyeuxquipartitcommel’éclair.Leschevauxsontfort
bons en Hongrie; nous fûmes
50
àHannendeuxheures,etrendusàuneheuredel’après-midiauxeaux.
Le fracas de notre entrée étonna un peu les bons habitants. Je
remarquaipourtantquecettefoliebruyante,delapartderéfugiés, leur
parutindiscrète.Quelquesvieillardsmêmehaussèrentlesépaules;mais
jouirà toutprix, telleétaitnotredevise.Nousnousrépandîmesbientôt
dans la ville et les salles de bains. Des douches, des béquilles, des
infirmesde toute espècenousparurentun spectacle fort triste et nous
rentrâmesauLiond’Or,oùledînerleplussplendidefutservietdévoré
ausonde lamusiquedurégimenthongroisdeMichalowitz,dont l’état-
major était à Tornik. Ernest et M. Dejanieck, major de son corps,
arrivèrentpendantledîner,quidevintalorspourmoiunevéritablefête.
Je remarquai que la présence de sonmentor donnait àmon ami cette
décence, cette douceur silencieuse dont à la vérité ses yeux se
dédommageaient en me fixant; et qui préviennent toujours pour un
jeunehomme.Enunmot, il fut très aimable et jemevisheureuse. Les
officiers de Michalowitz étant fort bons musiciens, nous eûmes un
concert, où le sistre figura selon l’usage. Il en fallut entendre plusieurs
sonates de M. d’Alvinski, véritable virtuose. Je chantai un duo avec
Pradislas et il me sembla ainsi qu’à l’assemblée que ma voix pouvait
flatterencoredesoreillesitaliennes.
Après le concert, plusieurs officiers nous proposèrent de voir le
club de Tornik. Nous tressaillîmes d’étonnement à cemot. «Comment,
s’écria-t-on, le roi de Hongrie se décide-t-il à tolérer de tels
rassemblements?–Ilssontsecrets,repritlemajorensouriant:daignez
nous suivre, mesdames, et vous
51
pourrezavoirleshonneursdelaséance,sansvouscompromettre,niles
effrayer.» La curiosité l’emporta et nous demandâmes à voir cette
assemblée.Nous traversâmes ensemble un verger qui conduisait à une
grangeretirée,aufondd’unamasdemaisons,tousmarchantensilence
etaveclesplusgrandesprécautionspourn’êtrepasentendus.Arrivésà
lagrandeporte,nousregardâmesàtravers lesouverturesdesplanches
et distinguâmes à peine autour d’une espèce de table placée sur des
tonneauxetàlalueurd’unelampeéclairantfaiblementcetantrelugubre,
un rassemblement d’individus en robes noires. Nous regrettâmes que,
nous tournant le dos, ils ne pussent montrer leur figure. Mais nous
remarquâmes cependant à leur contenance qu’ils étaient fort agités,
quoiquesansproférerunesyllabe.
Leprésident,d’unetaillebeaucoupplusélevée,avaitsurlesyeux
unchapeaurabattuénorme.Couvertd’une immenserobenoire, il était
appuyé sur un in-folio que nous supposâmes être un projet de
constitution, sur lequel il paraissait profondément rêver. Nous faisions
mille raisonnements sur cette silencieuse assemblée et ces nouveaux
philosophes, quand tout à coup la porte s’ouvre, et nous distinguons à
travers une claire-voie le respectable aréopage. Un énorme baudet, en
robenoire,etlasonnetteaucol,siégeaitaufauteuil;lesautresmembres
étaient les chiens du village, les plus notables par leur taille et leur
voracité. Ils étaient retenus par une corde attachée à un collier. Sur
chacun des liens étaient écrits cesmots: freindes lois. Aumilieu de la
table, un énormebaquet, rempli desdébrisdudîner, portait cesmots:
Système agraire, bonheur commun.
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Àunsignaldonné,touslescordonsfurentrompus.Aussitôtlesmembres
se précipitent sur le bonheur commun, avec leur avidité ordinaire; la
guerre s’allume pour les partages, le sang coule, les coups de dent se
distribuent;rienn’estrespecté,pasmêmelesmolletsduprésident,qui
semetàruer,àgambaderenagitantvainementlasonnette.Bientôtc’est
une confusion, un vacarme vraiment comique, et qui se termine par
l’arrivée du valet d’écurie qui, distribuant à chacun des membres de
vigoureux coups de fouet, les renvoie chacun à leur place. Les officiers
impériaux rirentbeaucoupdudénouement, et enacceptèrent l’augure;
jeneconcluspasainsi:véritableamiedelalibertépolonaise,jeleurdis
que l’abus n’était pas la chose. Pradislas, né violent, crut voir une
épigramme, et allait s’emporter; je prévins cette explosion en
l’entraînant.
Nous nous répandîmes bientôt dans les vergers qui avoisinent
Tornik.Lasociétéétaitvive,animée,rayonnantede joieetdeplaisir. Je
donnais le bras àM. d’Olnitz, satisfaite, enivrée de la présence demon
ami;bientôtlepostillondubaronarriveessouffléetluiremetdeslettres
qu’ilditfortpressées.Lebaronlesparcourtrapidement,etj’entrevois,à
traverslesombredontilchercheàenveloppersestraits,quelecontenu
le transporte; il me tire à l’écart pour me le communiquer, avec un
chagrinapparent.Qu’on jugede l’effetquepurentproduire surmoi les
premières lignes!... J’y vois d’un trait la faillite d’Armand et l’ordre de
départde la légionoùservaitPradislas.L’empereurordonnait lerenvoi
desrassemblementspolonaissoustroisjours.Deuxfoudrestombantsur
ma tête m’auraient moins frappée que ces deux nouvelles.
53
Il était impossible d’avoir désormais aucun fonds de Pologne, et je
perdaisErnestlelendemainmême.Lemajoravaitreçuparlamêmevoie
unbilletducolonel, avec injonctiondese rendredesuiteaucorps,qui
devaitpartir lequatre,à lapointedujour,pourpénétrerenPologne.Je
mevissansressource: jevisnosinfortunéscompatriotessacrifiésdans
une entreprise téméraire: je fus atterrée et m’évanouis... Le croirait-
on!... C’est pendant ce temps même qu’Ernest s’éloigna de moi...
Quelques soins, quelques recommandations vagues à ceux qui me
soutenaient furent ses adieux. Un baiser de glace déposé surmamain,
voilà,m’a-t-ondit, lesseulstémoignagesdesesregrets.Êtresfroids! ils
appellentcourage,forced’âme,cequin’estdeleurpartqu’indifférenceet
lemasquedel’insensibilité.
Jefusaudésespoirenreprenantmessens.Jemevoyaisseuleau
monde, sans amis, sans fortune, et placée chez un homme qui
commençaitàm’êtreodieuxparsesprétentions.Leretourjusqu’àUstne
futqu’unesuitededouleursetd’évanouissements.Jem’aperçusàpeine
quej’étaisdanslavoituredubaron,tantlespleursoffusquaientmavue
et oppressaient mon cœur! Je m’endormis enfin d’accablement, et ne
revins à moi que par une douleur aiguë au bras. Je tressaillis et me
réveillai brusquement. Mon bras était meurtri. «Vous avez eu une
attaquedenerfseffrayante,medit froidementM.d’Olnitz,etvousvous
êtesmorduehorriblement,malgrémesefforts.» Je lecrus,quoiqueson
œil étincelant m’eût frappée et m’eût donné une juste défiance. Je
remarquaiquecethommedevenaitalternativementpâleet rouge,qu’il
se serrait contre moi presque involontairement,
54
en un mot, que tous ses nerfs étaient dans une agitation évidente,
quelqueeffortqu’ilfitpoursecontenir.Jeneréfléchispointalors;jeme
plaignisdequelqueincommodité,ettropabsorbéedansmessouvenirs,
et la pensée que je ne reverrais plus Ernest, nous allâmes descendre à
l’hôteld’Olnitz.
Ilfallutmeportersouslebrasdansmonappartementtantjeme
trouvaisfaible.Lebaronneseprésentaquelesoir.Ilétaitcalme,neme
parla que d’amitié; il en eut le langage délicat; il en eut même les
procédés,quoiquecettecirconstancenesesoitjamaiséclaircie.Jereçus
le lendemain matin un billet, signé Armand, et auquel étaient joints
cinquanteducats,commeunerestitution, laseulequ’ilpûtmeprocurer
sur sa faillite. Cet hommeétait parti chargédumépris et de l’aversion,
suitesd’unebanqueroute frauduleuse.Commentespérerqu’ilpûtavoir
unetelledélicatesse?Jesuispersuadéequecettesommeetcellesqueje
reçus par la suite sous lemême prétexteme venaient du baron. Je n’y
songeai point alors, car j’aurais préféré lamisère la plus profonde aux
pluslégèresobligations.
Jemetrouvaisalorsauphysiqueetaumoraldanscetétatmixte,
sansbesoins, sansplaisirs.Huit jourssepassèrentàvégéter tristement
livrée àma rêverie, recevant chaque soir une visite du baron, toujours
crispé,ets’enfuyantbrusquementsansquej’enpussedevinerlacause:
lorsqu’un soir que Mme Gerboski me pansait le bras dont je souffrais
toujours beaucoup, je la vois me fixer avec attendrissement, tenir la
bandelettesuspendue,etdiretoutbasavecémotion,enfixantmablessure:
Quel dommage! Ce mot me frappe: je la presse de s’expliquer; elle
55
regardeautourd’elleavecinquiétude,sansrépondre:cetairdemystère
me fait tressaillir; mon effroi augmente en la voyant considérer avec
horreurunetêtedeMédusepeinteau-dessusdelaglacedelacheminée,
etmedire,bas,entremblant:Paix!onentend...àminuit!jereviendrai.
Jelisdanssesyeuxattendrisqu’elletiendraparole;ellemetendsamain
surlaquellejedécouvremillecicatrices,jefrissonne;ellemequitte,etje
tombesaisied’horreurdansmonfauteuil.
Cette Mme Gerboski était une espèce de gouvernante, regardée
comme ancienne maîtresse du baron, et que je reconnus bientôt pour
une de ses victimes. Je passai trois heures dans l’anéantissement, ne
pouvant concevoir ce mystère, et me livrant à toutes les suppositions
déchirantes; tantôt croyant voir dans le baron un aventurier, aposté
pourdépouillersesvictimes, idéebientôtdétruiteparsonlongséjourà
Ust, et la considération dont il y jouissait; tantôt imaginant que sa
passionpourmoilefaisaitdélirer;maisminuitsonnant,jevoiss’élever
laglacedemacheminée,etdansunenicheobscure,une femmevoilée,
une lanterne sourde à la main, s’avancer sur le bord de la cheminée,
descendre sur une chaise et de là à terre. Quoiqu’éperdue d’effroi, je
reconnais la bonne Mme Gerboski; cette vue me rassure; la glace
s’abaisse,cettefemmes’assiedpourreprendrehaleine,carelleparaissait
aussialarméequemoi, toujoursmettantsamainsurmabouche,etme
faisantsignedenepasproféreruneparole.
Enfinelletireunpapier,meledonneavecprécaution,etj’yliscesmots:
56
Silenceprofond.Cettechambreestcelledeladéfuntebaronne:ony
estvudetoutesparts.Destuyauxportenttouslessonsàl’oreilledubaron.
Silence!
Jetressaillisetrespiraiàpeine...
Sachez que le baron est un maniaque effroyable, athée, chimiste
profond, naturaliste en délire qui fait des expériences sur les infortunées
assez insensées pour le croire. Craignez son éloquence, le pouvoir du
magnétisme qu’il emploie et surtout ses compositions chimiques. Il a des
secretsinouïs...Tremblez!...
Frémissant,horsdemoi, jeme jetai auxpiedsde labonneMme
Gerboskipourenapprendredavantage; ellemerepousseavec terreur,
memetunmouchoirsur labouche,relève laglaceparunsecretconnu
d’elle, et s’éloigne avec sa clarté lugubre, comme un fantôme qui vient
d’apporter une prédiction funeste. Il est impossible de décrire
l’impressionépouvantablequelaissèrentenmoicetécrit,cemystère,ces
présages horribles. Je n’en sortis que pour tomber dans un accès de
désespoir, pendant lequel jeme suspendis avec fureur au cordonde la
sonnette...Quel futmonétonnement lorsque, loind’entendreun timbre
etdevoirarriverlesgens,j’entendsungrondementsourd,commecelui
dutonnerre,derrièreleslambris,jevoiss’éleverpardesressortscachés
desgrillesdanslescroisées,laglaces’abaisser,lebaronapparaître,vêtu
denoir...Enunmot,jem’aperçoisquejesuismoi-mêmel’artisandema
captivité. «Il n’est plus temps de feindre», me dit cet homme
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étrange,endescendantdelanicheets’asseyantàmoncôté;«silaraison
ou la persuasion eussent pu vous amener àmes vues, à pénétrer avec
moidans le sanctuairede lanature, vous seriez libre;mais livréeàun
goût ridicule pour un écolier, vous êtes imbue encore de préjugés
ridicules, tombeaudes connaissances sublimes, commedes jouissances
célestes auxquelles je vous destine. Souffrez donc que je m’assure de
vous, jusqu’à ce que vous n’ayez plus d’autres liens que des désirs
ardentsdevousinitierdansnosmystèressacrés.»
Cethommebizarregardaitlemêmesang-froidàl’aspectdel’état
où il me réduisait; c’était une période de la crise: rien ne l’étonnait.
Cependant, lorsque, l’excès de ma douleur me donnant de nouvelles
forces, je poussai des cris plaintifs, il feignit de me croire en danger:
«Vouspourriezvousévanouir,medit-ilfroidement,respirezvitedeces
sels.»
Frappéedu récit deMmeGerboski, je repoussai avec horreur le
flacon; mais le premier effet du malaise m’avait fait oublier cette
précaution. J’avais respiré la vapeur; l’effet étaitproduit, je sentismon
gosierbrûlant,etj’eusdansl’instantuneextinctiondevoixcomplète,qui
fitsourirelebarondesonsuccès.
«Quelmodèle!quelbeausujetpourmesexpériences!s’écriait-il
enmeregardant...Quelsang!quellepeautransparente!quelplaisird’y
inoculer l’amour et les passions!» Ce blasphèmeme fit tressaillir. «Au
reste, ne vous alarmez point, les soins les plus tendres vous seront
prodigués,riennevousmanqueraquelaliberté;maisbientôtvousnela
désirerezpoint.Lemagnétismevousréduiraàuntelétatdefaiblesseque
vous n’existerez que dans les
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espaces, et par votre seule imagination; le reste n’est que matière. Je
vous enverrai, ce soir, desmanuscrits qui prépareront votre esprit aux
sciencesprofondessurlesquellesnousavonsàméditerensemble.»
Je suppliai cethomme inflexiblede choisiruneautrevictime; je
luiparlaidemonfils...«Votrefils,vousleverrez,medit-il,chaquejour,
par cette glace; mais vous ne lui parlerez jamais. Il suffira à votre
tendressede levoir croîtreetprospérer sousvosyeux. Souffrezque je
prennemesprécautions,etrecevezlesermentquejefaisdeluidonner
tousmessoinspourlerendredigneunjourdenotresecte.»Jeversaiun
torrent de larmes!... mais l’espoir de voir chaque jour mon pauvre
Edvinskime rendit quelque consolation. J’étais abattue de surprise; le
baronsaisitmamainavantdepartir,morditfaiblementl’avant-bras,me
coupa quelques cheveux et s’éloigna, avec ce prétendu trésor, et des
témoignagesderespectetd’admirationinconcevablesaprèssaconduite.
Deuxheuressepassèrentdansunétatdestupiditéabsoluedema
part;enfin,jerevinsàmoiparunbruitléger:jem’aperçusquelesdeux
bras de la cheminée tournaient sur pivot et faisaient place à deux
tablettesnoires,surlesquellesétaientd’uncôtéunlégerrepas,délicaten
apparence, et de l’autre deuxmanuscrits. Je m’élançai sur ces recueils
effrayants. Ils étaient écrits en rouge... Je frissonnai. Mais la curiosité
l’emporta; entre autres sentences et systèmes abominables, je tombai
surceparagraphe:
L’amourestunerage,ilpeuts’inoculercommecettedernièremaladie,
par lamorsure.Enmarge était écrit: (Régime.)Osde tourterelles calcinés,
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camphreetpeaudeserpent.(Opérations.)Morsuresréitérées.
«Ainsi tout est physique! m’écriai-je indignée, les vertus, les
talents,toutcequitouchel’âmen’estqu’illusion...»Jefeuilletaiquelques
pagesavecindignation,etjetombaisurcetteétrangerecette:
L’amourétantl’unionphysiquededeuxêtres,pourquelesmassesse
confondent, donnez l’impulsion aux atomes. Opérez une irritation sur les
fibres avec des cendres de cheveux et des cils de l’opérateur. Forte
inspiration par les pores; frictionmultipliée sur la peau. Pour breuvage,
l’opérateurdonnerasonhaleineconvertieenfluide.
Jeregardaidèslorsavechorreurlesalimentsqu’onmeprésentait.
Jenevisplusquebreuvagespréparés, quepoisonsdestructeurs: jene
voulusrienprendre.Malheureuse!jenefaisaisqueservirlesprojetsdu
baron, en tombant d’inanition. Je me fortifiais donc dans l’idée de me
laissermourir,lorsquej’entendislavoixdemonfils;ilappelaitsamère.
Jem’élançai vers la petite glace indiquée; elle était grillée, hélas! et je
n’enpouvaisapprocherplusprèsquedetroispieds.Toutefoisj’aperçus
monEdvinski, levant lesmainsauciel,etprononçantdouloureusement
monnom.Mesyeuxs’inondèrentdepleurs,jenevoyaisplusrien,j’allais
parler, ma langue resta muette. Ô mères! j’en appelle à vous pour
exprimerceque jedevaissouffrir,nepouvantavoirunregard,unmot,
unbaiserd’unenfantadoré,quim’avaitperdue.
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Trois minutes s’étaient à peine écoulées, pendant lesquelles
j’éprouvaitouslessupplicesdeTantale,qu’unvoilerosecouvritlaglace;
j’ylusécritencaractèresazurés:Tuleverrasdemain.Vaineespérance!
cruelleprivation,siEdvinskinedevaitpasvoiraussisamère.Néanmoins
cetteapparitionmerenditquelquecourageetjen’invoquaipluslamort.
J’avançai donc la main vers un beau vase d’ivoire, mais, tout à coup
retombant dans mes premières craintes, je la retirai précipitamment,
sansoserl’yreporter.Àlafin,lebesoinl’emporte,j’ouvre,jevoisduriz,
j’en prends quelques cuillerées; le goût m’en paraît bon, j’y reviens.
Cependant une substance acide, restée au fond du vase, me frappait
l’odorat.Jem’occupaisdecettesensationlorsqu’unbillet,passantparla
mêmevoie,me fit lire cesmots:œufsde fourmisde l’îlede Java,poison
terrible de la sagesse. Refusez! Le billet disparut, je reconnus la bonne
MmeGerboski,etcherchaiaussitôtàrejetercemetsodieux;maistoutà
couplebaronentraet jefusfrappéedelafoudre.Ilregardalevasequi
étaitvide,souritd’unairsatisfait,ets’asseyantprèsdemoi:«Vousavez
lu, me dit-il, mon système; je me flatte que, lorsque vous l’aurez
approfondi,vousletrouverezconformeà lanature,etdégagédetoutes
lesabsurdités,de toutes les illusionsquivousbercentdepuis l’enfance.
Oui,madame,toutestphysique.L’êtreleplushideuxpeuttriompherde
Lucrècemême,enuntempsdonné,etparmonart.Ilsuffitdesuppléerla
nature,etdeproduirelesimpressionsqu’elledonne.Apprenezcependant
que la beauté est conditionnelle: chaque pays a la sienne, la Négresse
comme la fille d’Otaïti s’enflamment à la vue d’êtres bien différents.
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Aureste,monsystèmetendsurtoutàfairenaîtreledésir:créezcedésir,
vous créez l’amour. C’est ce que j’ai fait, et Vénus tout entière a passé
dansvosveines.»
Je ne pus retenir unmouvement d’horreur. Il m’arrêta aussitôt,
m’appliqua sur la poitrine samain imprégnéed’unepoussièreblanche,
et,àcequ’ilmeparut, ilmemagnétisa.Soudain, jetombaidansunétat
d’immobilitécomplète.Alorsilpritmesdeuxbrasetrépétasondiscours.
Cependantj’avaisreprismessens,maislepoisonopérait,jesentaismon
cœur se troubler, une chaleur indicible circuler en toutmon corps... Ô
ignominie! jecroisque j’ai laissétomberunregarddetendressesurce
monstre; pour lui, il sourit, peu étonné de son succès et continua.
«L’effervescence se manifeste, votre front est brûlant. Les vapeurs du
résiduagitentvotre imagination, votre rêverieest toutamour, j’en suis
sûr,c’estmoiquiveuxêtrecalmeencemoment.»
Cet excès d’impudenceme rendit entièrement àmoi-même; je
jetais des cris de fureur; je me débattais. Sans s’émouvoir, le baron
posa sa main sur ma poitrine; nouvelle commotion indicible qui me
jeta dans un état de langueur que je ne puis définir. Ô honte! ô
opprobredugenrehumain!Dois-jeconvenirquecetétatétaitpresque
délicieux, que le passé avait disparu, que mes songes étaient
enchanteurs, etqu’unêtreâgéethideuxmesemblaitparédesgrâces
de la jeunesse et de la beauté? Le baron parut jouir un instant en
voyantmesregardssidifférentsdeceuxdelaveille;ilparcourutmon
sein d’un air de volupté, quoique distrait, puis il ajouta: «Je ne veux
pas tout devoir au délire; demain nous nous reverrons.
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Il faut que je me calme. Maintenant, je vais pomper le froid de vos
extrémités inférieures.» Soudain, il m’arrache brusquement un bas,
appliqueseslèvressurdiversespartiesdemajambe,ettoutàcoupm’y
mord avec avidité, mais demanière à n’emporter que l’épiderme. Il le
placeaussitôtavecun ravissement inexprimabledansunepetite coupe
d’orfortmince,l’exposeaufeud’unelamped’esprit-de-vin,lecalcineet
l’avale. «Préjugé!me dit-il froidement; Artémise but les cendres d’un
époux; vous l’admirez vous-même. Je m’identifie ainsi avec vous, et
préparevotrepenchant. Ces craintes sontdes sophismes ridicules faits
pourlepeupleetjouetduphilosophe.»
Mon délire avait peu à peu cessé et bientôt je n’éprouvai plus
d’autre sensation qu’une douleur affreuse. Le baron saisit ce moment,
pansamablessure, et prévint en s’éloignant les témoignages d’horreur
dontjesentaiségalementleretour.
Recueillieenfinenmoi-même, j’eushontedemapensée.Non,ce
n’étaitpointunsonge,messouvenirsétaientdistincts, jenepouvaisme
dissimulerunesortedefaiblesse,quellequ’enfûtlacause.Jeversaides
larmes inutiles, et cherchai lesmoyens deme soustraire aux épreuves
dont je prévoyais que celle-ci n’était que le prélude. Je parcourus avec
soinmachambre, jevoulusébranler lesgrilles;aussitôtuneouverture,
portantcommeuntuyaudechaleur,parutaulambris,etmefitentendre
cesparoles:vainsefforts!gardéeàvue!Jeretombaiaffaisséedetantde
revers.
Douzeheuress’étaientpasséesdepuisque jen’avaisvu
mon fils, la faim m’accablait et je n’osais
63
ne toucher à aucun mets. L’espoir de le revoir me faisait cependant
désirer de prolongerma triste existence; la tablette tourna etm’offrit
d’autresalimentsquejehasardaideprendre,nevoyantaucunavisdema
bonneGerboski. Je dormisprofondément jusqu’au lendemain, où je fus
réveillée par les douleurs aiguës que je ressentais àma blessure de la
veille.
Mon bras guérissait; mais je ne pouvais marcher, je me traînai
pourtantàlapetiteglace.Là,j’attendisquehuitheuressonnassent.Àla
minuteprécise,lerideauseleva,etjevisEdvinski,l’airtriste,maisassisà
une table, occupé avecunmaîtred’écriture: Ils ne veulent doncpas le
perdre!medis-je. Cette idéeme rendit unpeude calme. Je remarquai
quelepauvren’écrivaitquecesmots:mamère,etqu’illesrépétaitsans
cesse. «Votremère fait un long voyage, un voyage indispensable», lui
réponditsonmaître.Jevouluscrieràl’imposture,monextinctiondevoix
m’enempêcha.Soudainlerideaus’abattit,etlavoixdutuyausouffla:Si
tuparles,plusdedemain.Je résolusdoncdeme taireetd’attendremon
sort.
Àmidi, lebaronentraavec lesmêmesmarquesderespectetde
déférence. Ilvints’asseoirprèsdemoietmedit:«Vousavezvupar la
scèned’hierquel’impulsiondessensestleseulmobileenamour...»Ces
expressionsme retracèrent plus vivement que jamaismonmalheur et
sonatrocité.Jevoulusm’éloigner;ilm’arrêtaet,tirantsaboîtedepoudre
magnétique, il sebornaàm’en frotter le front. Jemesentis toutàcoup
maîtrisée, assoupie. Est-ce effet de l’imagination? Je ne puis le définir,
maislerésultatestincontestable.«J’auraispuabuser,continua-t-il,dela
situation favorable où vous étiez hier; mais une jouissance si
64
brusqueneconvenaitpasàmadélicatesse. Jeveuxvousamener,nonà
cesconvulsionsbrusquesdudésir,maisàmevoiravecplaisir,àdésirer
maprésence,ettoutcelatientabsolumentaurégime.Ilfautquejefasse
passer en vous tout l’amour quime transporte, et de vous enmoi une
partiedevotreamabilitéetdevotrefroideur.Ilfautqu’entrenousdeux
l’équilibre s’établisse. Je n’emploierai point la transfusion du sang, elle
effrayerait un esprit encore faible, et j’ai d’ailleurs puisé dans mon
inventiondesmoyensbienplusingénieuxetmoinsrévoltantspourcette
inoculationdesdésirs,etmêmedesqualitésquevousappelezmorales,et
qui, comme les désirs, ne sont autre chose que le jeu des ressorts
physiquesqu’onpeutmodifieràvolonté.Procédonsàl’inoculation.»
Àpeineeut-ilachevé,qu’iltirad’unsecrétaireunesoucouped’or
et une lancette dont il se souleva l’épiderme jusqu’au vif; il se coupa
ensuiteunemèchedecheveux: ilplaça le toutavec lapeauqu’il s’était
enlevée sur un réchaud d’esprit-de-vin enflammé; il versa sur ce
mélange quelques gouttes de son haleine convertie en fluide par un
procédé extraordinaire, dont il était, disait-il, l’inventeur, et qu’il
conservait dans un flacon. Lorsque cemélange fut réduit en poudre, il
l’étenditsurunecompresse,ets’avançapourôtermachaussure. J’étais
de sang-froid en ce moment, je résistai de toutes mes forces. «Soyez
tranquille, me dit-il, cette jambe si parfaite, ce genou merveilleux ne
m’inspirent rien; je suis absorbé dansmon art, et quand l’instant sera
venude leur rendre justice,quand l’effet seraproduit, jen’auraiplusà
combattrequeladécenceetnonvotreindifférence.»
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Je dissimulai l’horreur que je ressentais, sûre que si j’en laissais
échapperlemoindresigne,lebaronrecourraitàquelquemoyenviolent.
Jelaissaidoncôtermonappareiletplaçaimesmainssurmesyeuxpour
ne pas voir ce spectacle révoltant. Il appliqua cette composition sur la
morsurequ’ilm’avait faite: il eut soind’en recueillir la lymphe,dont il
imbibaunebandelette,quiluiservitàenvelopperlablessurequ’ilvenait
aussides’ouvriràlui-même.Telssontl’inoculationetl’échangebarbare
quel’imaginationdecethommeinventapourparveniràsesfins.L’effet
quienrésultapourl’instantnefutqu’uneindignationplusforteencore.
«Vouspouvez,medit-il,prendresanscrainteàprésenttouslesaliments
qu’onvousprésentera.Cetteinoculationsuffit;maisgardez-vousd’ôter
l’appareil.Lemoindregestem’obligeraitàuserderemèdesplusactifs.»
«Barbare! m’écriai-je, épuisée par tant d’épreuves; il est mille
êtres déshonorés sur lesquels tes expériences eussent pu se faire avec
moinsdecrime;maisunemalheureusemère,errante,abandonnée,seul
appuid’uneinnocentecréature,quiperdparmoisafortune,lesdroitsde
sa naissance, la vie peut-être, peut-elle ainsi provoquer tes fureurs? Je
dis plus, peut-elle convenir à tes vues odieuses, dont son âme est si
éloignée?... – Elle s’emporte! le régime a été trop modéré», dit
froidement le baron; puis m’adressant la parole: «Cette sagesse que
vousm’opposez,cetteaversionmême,madame,voilàaucontrairecequi
exaltemonartetmecombledejoie.C’estletriomphedemonsystèmede
surmonter tantd’oppositionsmorales,par lesseulsmoyensphysiques;
et surtout par l’influence de l’haleine convertie en
66
fluide, dont je vous abreuve chaque jour.» À cet aveu mon cœur se
souleva... «Lisez ce fragment de mon système; il vous préparera à
l’intelligencedeseffetsdecefluide.»Jerejetaisonmanuscrit,ilsetutet
s’éloigna.
Après une heure passée dans les larmes, le dirai-je? je fus
curieuse de savoir sur quelles bases cet homme avait pu asseoir son
système atroce1. Je fus étonnée d’y trouver quelques idées délicates;
maisquelleapplication,grandDieu! J’y luscesmots:«Si lachaînedes
fluides est non interrompue dans la nature, depuis l’air méphitique
jusqu’à l’air vital, depuis le feu-lumière jusqu’à l’électricité invisible,
pourquoidonneràcettesérieascendantedesfluidesletermesibornéde
nossens?...Peut-onnierqu’iln’yenaitdeplusparfaitsencore,parceque
nousne lesdécouvronspas?Cettesérieausurplusdoitêtrecroissante
en propriétés bienfaisantes, depuis l’air vital jusqu’au dernier terme
inconnu, comme elle l’est depuis le poison méphitique (exclusivement
pourtant) jusqu’à l’air vital déjà si délicieux! C’est une vérité
mathématiqueetincontestable.Cettesérieadoncuneimmenseétendue
etsonderniertermeestcequejenommel’aircéleste,premiercharmede
la vie et base des jouissances. L’existence de cet air est prouvée par la
jouissancemême,commel’estcelledel’airvitalparseseffetssurlavie
animale.Maismanque-t-il, cet air céleste,quandnotreêtre s’évanouit?
Non, il n’a fait que quitter sa place pour aller
1Cettedoctrineabsurdeetbarbareestcelled’unesectenouvellementétablieàTurin.Ausurpluslesdamessontinvitéesàpassertoutceparagraphe.
67
seréuniràsamasseéternelle.Delà,parsaloiexpansive,ilpénètreende
nouveaux corps qu’il anime, fait jouir et anéantit ensuite par sa
disparition,poursereproduireencore.Ilcircule,sedégage,etsuitdans
sacarrièreplussubtile lesmêmes loisque l’airvital.Deplus, comment
expliquer sans lui les impressions du souffle d’un être adoré, les
phénomènesdel’amouretdetouteslessensationsdeplaisir?...N’aimé-
je encore que dans ma pensée? l’objet aimé ne peut la deviner,
l’impressionestdoncnulle.Maisluiadressé-jeuneparoledetendresse?
lajouissancenaîtaussitôtchezlui,parcequel’aircélestes’exhalantavec
lessonsenproportiondeladouceurdel’idéequej’exprime,surabonde
en l’auditeur, et l’enivre de son essence divine. Donné-je un baiser? le
cœursedilateparledésir;l’aircélesteensortpur,ilerredélicieusement
sur laboucheadoréepour se répandreensuite sur tout l’êtredesdeux
amants.De là, l’anéantissementqui succède jusqu’au retourdes loisde
l’équilibre.Maissicetaircéleste,leplussubtildetous,échappeàtousles
procédéschimiquesetnepeutêtre recueilli, legazpersonnel,quin’est
autrechosequelacombinaisondecemêmeaircélesteaveclesoufflede
chaqueindividu,peutêtrerecueilli,condensé,échangé,porterdeseffets
identiques,etparconséquentcréerledésirchezl’objetaimé...»
Jem’arrêtailà.Jevissonprojetdanstoutesonétendue:jesongeai
auflaconterribledel’haleinedubaron,convertieenfluide,jecrussentir
lesouffledecethommecorrompuetmelivraiàtoutmondésespoir.Les
tablettes étaient alors couvertes des apprêts de mon repas; mais je
n’écoutais plus que ma fureur.
68
Sansdoute il voulutme calmer,puisque le tuyau souffla:cesmetsvont
changer.Jevoulus,sanstropm’enrendreraison,enfairel’expérience,et
je mangeai avec avidité. D’ailleurs les tourments physiques et moraux
des jours précédents, après m’avoir d’abord réduite aux abois, me
faisaient éprouver une faim dévorante. Je me trouvai mieux après le
dîner.Mesidéesétaientmoinssombres.JesongeaisàErnest;maissous
un rapportquime fait rougir aujourd’hui.Cen’étaitpoint sonabsence,
sestortsàmondépart,soninsensibilitéquimefrappaient;jenevoyais
quesestraits,sesformesenchanteresses.Mesyeuxerraientavecdélices
surlesplainesdelaPologne;mesbrasycherchaientavecimpatienceun
jeune héros, l’idole desmortelles. C’était le fils d’Ulysse; c’était Adonis
lui-mêmeoffertàmesyeuxenchantés!maisl’imageétaittropéloignée,
je languissaisd’ivresse,etmapoitrineagitéesemblaits’élancerverscet
objetdetousmesvœux.
Jepassaideuxjoursdanscetétat;joursassurémentlespluslongs
demavie!Ledélirecroissaitsiimperceptiblementquenonseulementje
n’avaisplusdedéfiance sur lesmetsquim’étaientprésentés,maisque
j’oubliais même mon cher Edvinski. Le troisième jour, le baron parut.
J’euspeineàlereconnaître.Jecrusvoiruncharmantjeunehomme:une
perruque d’un blond cendré, à cheveux bouclés artistement, cachait
absolumentsesrides,etsamiseétaitdesplusélégantes.Sonentréefut
légère,vive; ilvint tomberàmespiedsavecgrâce,saisitmamainavec
tendresseetlaportasursoncœur.Ildétachaensuitelabandelettedema
jambe,etvoyantlablessurerosée,ilpoussadescrisdejoieetnefitqu’une
69
chaînedebaisersjusqu’àmongenou...Jemetrouvaisalorsdansunétat
d’ivresse dont le souvenir me couvre encore de rougeur. Mes yeux
erraient sur Ernest, mon sang bouillonnait; l’effet était produit, je
balbutiail’accentdudésiretnem’entendisplus...Maiscen’étaitpointle
baron...Non,cen’étaitpointluiquitriomphait;malgrétoussespoisons,
le monstre m’était toujours odieux!... C’est toi seul Ernest qui étais
l’enchanteur,etquiconnaissaistoutl’artdontlesce1ératsevantait.
Je fus longtemps sans pouvoir me reconnaître; je ne pouvais
agitermesmembres, j’entendais cependant parler le baron. Enfinmes
yeuxentrouvertsmelelaissèrentvoirquiécrivaitsurunetable.Iltraçait
cesnotesàhautevoix:
«Première expérience. Les transitions ont réussi; deux baisers
pourfairecontrasteaveclamorsure.
Deuxième expérience: fièvre d’inoculation amoureuse le
quatrième jour, succès de l’haleine convertie en fluide. Délire complet.
Triomphesuspenduparmavolontéseule.»
Cemotme fit tressaillirde joie. Jene suisdoncpasentièrement
humiliée,m’écriai-je!Puis,rappelantmessombresidées,jemejetaisur
le parquet,me traînai dans la poussière, et accablai de reprochesmon
persécuteur.Ilrepritlaplumeetécrivitrapidement:
«Troisième expérience. Regrets trop prolongés à détruire.
Affaiblirl’imagination.Éteindrelessouvenirs,pourqueledésirdomine.»
«Ainsi,tuveuxm’anéantiràpetitfeu,scélérat!»m’écriai-jeavecdésespoir.
Mèrefurieuse,amantedésespérée,jem’élançaisurlui,ilmerepoussafroidement
70
dansunfauteuildontlesbrassecroisèrentdevantmoipardesressorts,
et disparut encore plus rapidement qu’à l’ordinaire. Je crus aussi lire
quelquemécontentementdanssesregards,soitqu’ils’attendîtàplusde
rapiditédansleseffetsdesesopérationsinfernales,soitqu’ilfûtoccupé
encemomentd’autresprojetsquejeneconnuspas.
Jepassai,dansuneespècederage,sixheuresmortelles,etnefus
distraite de mes pensées déchirantes que par un mouvement
extraordinairedanslamaison.Jemeperdaisenconjectures,toutesplus
effroyables les unes que les autres, tantôt croyant voir mon fils au
tombeau, tantôt imaginantqu’unange libérateur venait àmon secours,
lorsque, àminuit, la glace de la cheminée s’élevant doucement, je vois
dans l’obscurité la lanterne sourde et la femme noire, la bonne Mme
Gerboski. Elle descend sans proférer une syllabe, pousse le ressort du
fauteuil,enouvrelesbrasetmefaitsignedelasuivreetdenoussauver.
J’hésite,étonnéeettremblante;jehasardeenfinetmonteàsasuitesurla
cheminée. Comme je passais dans le cadre de la glace, tout à coup le
tuyau fait entendre ces sons terribles: Je vous vois, perfide! Je faillis
tomber à la renverse. «Ne craignez rien, il rêve,medit vivementMme
Gerboski,ensaisissantmonbras...Cethommequinedortjamais,victime
d’untopiquequ’ilaprishierpourlascèneterribledontvousdeviezêtre
victime, est assoupi, peut-être pour toujours. Le médecin est arrivé,
l’instantestpropice,fuyons...»
Jelasuis;nousdescendonsparuncouloirobscur;elleouvreunepetite
porte, saisit un enfant endormi, me le donne: c’est Edvinski. L’enfant veut
71
faireun cri en sentant samère, je le comprime, l’étouffe, ce cri si cher,
avecmillebaisersmaternelsetnousdoublonslepas.Arrivésàlagrande
porte,lesuissecrie:quivalà?LabonneGerboskinommelemédecin;la
portes’entrouvre,jem’élance,jesuisdanslarue.
Mejeteràgenouxenactionsdegrâces,courirloindecettemaison
funeste,telsfurentlesdeuxmouvementsentrelesquelsjerestaid’abord
partagée. Mes genoux faiblissaient de souffrance et d’inquiétude;
j’essayai cependant de vaincre la douleur et, soutenue par mon ange
libérateur, nous avançâmes rapidement jusqu’au faubourg de Montalk.
«Je connais là, me dit la bonne Gerboski, un conducteur de traîneaux,
honnêtehomme,parfaitementsûr,etnouspartironsà l’instant...»Nous
frappâmes longtemps avant de réveiller les gens de lamaison.On sent
quelfrissondevaitmesaisiràchaquelanternequipassait;àchaqueêtre
vivant,jecroyaisvoirsurmespasleterriblebaron,etnisonétat,nima
liberté,nilepartiprisdeproclamerhautementsescrimesnepouvaient
vaincrel’effroiqu’ilm’inspirait.Pendantquejemelivraisàcescraintes,
la bonne Gerboski avait conclu le marché jusqu’à Bude, la voiture fut
prête, et nous partîmes. J’avais par le plus grand bonheur conservé les
deuxcentsducatsderestitution;combienilsmedevenaientprécieux,en
me séparant d’un monstre! Je recommandai au conducteur la plus
grandediligenceetnous fûmescoucher lemêmesoiràMilna.La traite
était de quatorze lieues; mais je me trouvais encore trop près du
scélérat. D’ailleurs je rentrais sur les frontières de Pologne, ce qui
redoublaitmesinquiétudes.
72
Nouspassâmeslàunenuitpeutranquille;commenoussongions
à repartir le lendemain, j’entendis battre la caisse, à l’entrée du bourg.
Effrayée,j’endemandailacause:«C’estundétachementrussequientre,
madame»,meditleconducteurdutraîneau,enfumanttranquillementsa
pipe.«Undétachementrusse!m’écriai-jeconsternée...– J’aivouluvous
lecacher,ditalorslabonneGerboski.Femmeinfortunée,vousavezassez
devos craintesetdevosmalheurs! Sachezque lesRussesontpénétré
jusqu’icidepuisquinzejours,quevousleuravezéchappéparmiracle,et
qu’une partie de leurs forces a déjà pris poste sur lesmonts Krapack.
Noussommescernésdetouscôtés.Cependantneperdezpascourage,le
mont Stolberg n’est pas tenable pour leurs postes, vu la rigueur de la
saison,etpeut-êtrepourrons-nouspasser;neperdonspasdetemps.»
Tremblantepourmon fils, carpourmoi je tenaispeuà lavie, je
m’élancesurletraîneau,etnouspartons.Nousfîmesquinzelieuesdans
cettejournée,etarrivâmesàMorwick,aupieddumontStolberg.C’estlà
quejemeséparaidelabonneGerboski,aprèsavoirpartagémabourseet
toutesmesaffectionsaveccettefemmeestimable.Jel’assuraiqu’aussitôt
rendueàBudejel’yappellerais;elledesoncôtésentitqu’ellenepouvait
m’exposer davantage en me suivant. Je lui dis donc là l’adieu le plus
tendre,celuid’unefilleàsamère,etaprèsl’avoirserréesurmoncœur,je
m’éloignai.
Nousapprîmesbientôtque lesRussesavaientdéjàunposteaux
étangs glacés, sur les sommets, et que, quoique plusieurs eussent été
gelés lesnuitsprécédentes,ceposteétaitconservé.Enconséquence,on
73
nous indiqua un autre passage. J’étais si effrayée que je me décidai à
prendreunnouveautraîneauetàtenterlehasard.Jesentaisqu’unefois
arrivée sur l’autre revers des montagnes je n’avais rien à craindre
jusqu’au printemps prochain d’une incursion russe. Nous nous mîmes
donc en route à la hâte, jeme couvris d’unemante du pays, et, tenant
monpauvreEdvinskicontremonsein,nousgravîmespendantsixheures
par les routes les moins pratiquées, tremblant à chaque instant de
rencontrerdestroupes.
Nous apercevions déjà les sommets et je respirais, lorsque le
guide s’écria: Ah mon Dieu! une patrouille de cosaques! Nous nous
cachâmes derrière les monceaux de neige, et je recommandai mon
pauvre Edvinski à l’Être suprême. Le conducteur, moins exposé, ôtant
sonchapeau,etregardantàfleurdeneige,observaitlapatrouille.«Jeles
vois, disait-il, autour d’un feu, la sentinelle promène ses regards sur la
côte.Voussentezquelemoindreobjetsedistinguesurceblanc;tenez-
vous bien cachée.» Je respirais à peine, mais je prenais quelque
espérancedelesvoirs’acheminerd’unautrecôté,quandleguides’écria:
«JusteCiel!droitànous,noussommesperdus!...madame,ducourage!
je vais suivre mon chemin, je ne crains rien, moi, je suis du pays;
d’ailleurs, vous n’êtes pas la première que j’aurai eu le bonheur de
sauver. Cachez-vous dans quelque crevasse, prenez ce bâton et mon
chapeauquevousposerezaubout,pourquejereconnaissel’endroit. Je
reviendrai vous chercher. Du courage!...» Il se met alors à chanter et
continuesaroute...Ilfallaitprendresur-le-champmonparti;unecrevasse
profonde,forméeparlaglace,étaitprèsdemoi;l’aspectenétaiteffrayant,
74
c’était un abîme de plus de cinquante pieds, dans une obscurité
complète;maisjepouvaissauvermonfils, jen’hésitaipas.Jem’avançai
sur mes mains jusqu’au bord, et me hasardai à descendre. Quelques
parties,saillantescommedesmarches,favorisaientmonprojet.Jeplaçai
Edvinski surmondos, ses petitesmains passées autour demon col, et
demandant au ciel la force et son secours, je descendis la première
marche, une seconde,puisune troisième: prête àmettre lepied sur la
quatrième, j’entends au fond de l’abîme des voix; on parlait bas, je ne
pouvaisriendistinguer;maisjefrissonnaietmamainfutprêteàlâcher
leblocoùjemeretenais.J’essayainéanmoinsdereprendrecourageetde
rappelermarespiration;jecrusnevoirqu’unjeudemonimagination,et
jetâchaisdemeraffermirsurmespiedschancelants,lorsquetoutàcoup
une grande clarté paraît au loin sous moi, plusieurs fantômes noirs
s’écrient: Recevons-la! Je crois voir l’enfer entrouvert; mes genoux
faiblissent, mes mains s’ouvrent, lâchent le bloc, et je tombe avec
Edvinskiaufonddugouffre...
J’ignorecequisepassa;maisqu’onjugedemasurprise,lorsque
jeme crus àmon réveil dans un palais de cristal, aux clartés demille
flambeaux,déposéemollementsuruneestrade,environnéed’unpeuple
soumis!Malheureuse! cepalaisn’était qu’une grottede glace, humide,
éclairéed’unelampefunèbre,montrôneétaitunlitdeneigequim’avait
sauvéedansmachute;etcepeupledesujets,unesociétédemalheureux
transfugescommemoi,sansespoir,sanspain,sanssecours.Lacrevasse
communiquait à une vaste caverne où l’on m’avait conduite et où je
reconnus bientôt mon erreur. «Vous voyez
75
ici,meditunvieillardvénérable,plusieursfamillesinfortunéesdevotre
province...» Ce son de voix me frappe, et je reconnais le chevalier de
Morsall, cet infortuné capitainede vaisseau simaltraité dans l’incendie
demamaison.Jem’élançaidanslesbrasdecethommerespectable.Ilme
nomma alors sept ou huit femmes présentes, issues des premières
familles de Varsovie, et particulièrement Mme de Visbourg, cette
courageusechanoinessequinousavaitsauvésàAlexiowitz.«Voilà,dit-il,
voilànotreasiledepuisquinze jours;poursuiviscommePolonais,nous
hasardâmes de descendre dans cette crevasse. Une grotte spacieuse se
présentaànos regardsdans ces rochers;nous résolûmesd’ypasser la
nuit;quelquesprovisionsnouspermirentdesoutenirnosforcesetnotre
espérance jusqu’au lendemain, qu’un de nos compagnons d’infortune
essayâtdemonteretdereconnaîtres’ilseraitpossibledepasserlemont
Stolberg. Hélas! il nous rapporta la triste nouvelle que nous étions
investispar lesRusses,et la certituded’êtresaisis sinousquittionscet
asile.Nousavonsdoncrésoludenousycacherjusqu’àcequ’ilplaiseau
ciel de hâter notre délivrance. Chaque jour une de ces femmes
généreusesprenddesvêtementsdepaysanneetvaàMirbackchercher
des aliments pour la colonie. Onm’en a nommé le chef; triste emploi
pourmoncœurdéchiré,etquejen’eussejamaisacceptésimesinfirmités
nememettaienthorsd’étatde rendre toutautreservice.Quelques-uns
des colons ont des fonds à Venise; mais la plupart se trouvent en ce
momentdansundénuementabsolu,etvousvoyezquenouscherchons
parletravailàsoutenirlesjoursdeceuxquin’ontplusquedesamis.»
76
Je me retournai et aperçus plusieurs de mes compagnons
d’infortune travaillantàdesouvragesd’horlogeriepour laHongrie.Des
femmes délicates, des vieillards dont les yeux presque éteints avaient
besoinderepos,s’appliquaientdanscegouffrehumideetmalsainàcet
ouvrage difficile. On s’était procuré un peu de paille à chaque voyage,
pour la provision. C’était le seul préservatif contre une aussi grande
humidité; mais la quantité en était si peu considérable que c’était
coucher absolument sur le roc et la glace. Deux vieux ecclésiastiques
avaient choisi la place la plus humide, l’espace nous manquait et l’un
d’euxsouffraitcruellementsansseplaindre.Enl’observantavecrespect,
jereconnusl’évêquedeVarsovie;ilétaitenprièresetsedisposaitànous
direlamesse,carc’étaitledimanche.
Je me rappellerai toujours avec quel recueillement nous
assistâmesauxprières.Ilfautêtresouslecouteau,entrelesvivantsetles
morts comme nous l’étions, et plongés déjà dans le tombeau, pour se
sentir embrasésde cette piété qui élève l’âme au-dessusdes afflictions
humaines.Qu’onsefigureuneassembléedequinzeouvingtpersonnes,à
cinquantepiedssouslaneige,àgenouxdevantunblocdeglaceservant
d’auteletéclairéparunelampefunèbre,unvieillarddesoixante-dixans,
électriséparlapiétéetlemalheur,essayantencoredenousencouragerà
lapatienceetàlafoi;maislivréàdespressentimentsfunestes,terribles,
etquinedevaientquetropseréaliser.Jen’oublieraijamaiscesparolessi
fort accomplies! «Nos malheurs seront grands, s’écriait-il d’un ton
prophétique; que celui d’entre vous qui a cru n’éprouver qu’une
tribulation passagère, qui a pensé
77
quelaraisonpûttriompherd’unesoldatesqueeffrénée,sedétrompe.La
vertu sera comprimée et vaincue, tous les peuples égarés vont s’entre-
détruire,desvapeursdesangs’élèverontjusqu’auxcieux,lesoleilensera
obscurci, la terre frémira des forfaits des mortels, et dans son
tremblementouvriraleurtombe,surlaquellelavoûtedescieuxviendra
s’abattre et sceller leur réprobation éternelle. Malheur! malheur aux
peuples!iln’estplusunseuljuste,digneduregardduTrès-Haut!...»
À cesmots terribles, la lampe tomba avec le glaçon auquel elle
était suspendue. Les ténèbres, les sanglots de tant d’infortunés errant
dansl’obscurité,secherchant,seheurtant,neformantqu’unfaisceaude
leurbrastremblants,cedésordrehorrible,fruitdecetteprophétieetde
noscraintes,melaissèrentunsouvenirineffaçable.
«Rassurez-vous, êtres innocents, ajouta-t-il, en s’adressant aux
femmes;nouspourronsavoir lagloiredumartyre, vousaurez cellede
vivrepourlesêtresfaiblesquiontbesoindevossecours,pourl’humanité
quivousréclame;vousvivrezpourattirerencoresur laterrequelques
rosées célestes. Vous seules conserverez les semences de la sensibilité,
vousseulesaurezlecouragedel’âmeetnonceluidel’orgueil...»Il finit
parnousdonnerlabénédictionendésignantlapersonnequidevaitaller
àMirbackpourvendrelesobjetsfabriquésetrapporterdesvivres.Jefus
désignéepourlesurlendemain.
Deuxjourssepassèrentdanscetteintimitéqu’établissentbientôt
lemalheur,laconformitéd’opinionsetd’espérances.Nousavionsàpeine
la quantité d’aliments nécessaire pour subsister. Le repas ordinaire
78
étaitduriz:lepainauraitformétropdevolume.Ilfallaitachetercerizà
Mirback, l’y faire bouillir, car nous n’avions pas de bois dans notre
caverne, en charger une hotte et rapporter cette pâte à nos pauvres
prisonniers.Telleétaittouslestroisjourslacharged’unefemmeetnotre
nourriture.Jemevouaidèslemêmesoiràquelquesoccupations;etc’est
làquenousreconnûmescettegrandevérité,quedanslasociétéchacun
doitsontributdetravailetdesoinsàsesfrères.Jem’appliquaiàfairedes
corbeillesavecdesgrenats.Cegenred’ouvrageavaitdudébit;plusieurs
familles y avaient réussi, et dans deux jours je commençai, avec
l’intelligence du dessin que je possédais, à devenir un ouvrier assez
précieux dans ma partie. Edvinski choisissait les grenats, les séparait
suivantlescouleurs,et jesouffraismoinsdevoirmonpauvreenfantne
pasdeveniruneboucheinutile:car lesregardsdubesoinquejevoyais
tomberparfoissurluimedéchiraient,etjeprenaissurmafaibleportion
pour qu’on n’enviât pas la sienne. Mères! vous le savez, il n’est de
privationspournousquecellesqu’éprouventnosenfants...
Le lendemain nous fut annoncé par la montre à répétition du
chevalier deMorsall, car ne voyant jamais le jour, c’était là notre seul
guide. «Belle Pauliska! me dit ce vieillard aimable, avec sa loyauté
chevaleresque: vous savez si dans tous les temps les hommes durent
faire leurbonheurdesauveràvotresexeaimantet faible la fatigue, les
soucis,etdeledéfendrejusqu’auderniersoupir...Ledéfendre!ah!jene
renoncepasàcebeaudroit!Maisserai-jeassezheureuxpourtrouverle
périlsousmespaschancelants!...Paralysé,anéantiavantdecesserd’être,
79
croyez-vous que je serais en ce séjour, croyez-vous que mon sang
n’aurait pas coulé... (nous vîmes tomber ses larmes) si je pouvais
seulementallerservirdebouclieràtantdebravesPolonais,vengeursde
leur pays?... Nous sommes réduits, ces deux ecclésiastiques et moi, à
vivredevosdangers.Tropreligieux,tropbravespoursongerausuicide,
ces femmes généreuses nous ont conservé la vie. Elles n’ont pas voulu
souffrir que nous hasardassions des efforts rendus vains par nos
infirmités.C’estàvousaujourd’huiqu’estréservécetacted’humanitéet
decourage.Permettezquejevousadressed’avanceaunomdelasociété
et des hommes en particulier les grâces dues à tant de force d’âme, et
surtout revenez bientôt rassurer un père, j’ose le dire, des amis, une
familleéplorée; carc’estunemême famille.Noussommes tousenfants
dumalheur! –Oui, enfants dumalheur!» nous écriâmes-nous tous en
fondantenlarmesetnousserrantmutuellementlesmains.Onmedonna
des instructions; je recommandaimonEdvinski àMmedeVisbourg, je
cachaimadouleur; et aprèsm’être travestie, avoir endossé lahotte, je
partisenmontantàl’aided’unecordeànœuds.
Jesuivisexactementlesnotionsquej’avaisreçuespourmaroute.
Jemarchaipendantdeuxheures,encôtoyantlesétangsglacéspouraller
joindrelechemindutraîneauquiconduitàMirback,pensantsanscesseà
mes amis et hâtant le pas pour rejoindre, le soir, mon cher Edvinski.
J’avançais rapidement, lorsque jeme vis tout à coup près d’une petite
huttedepaille, contre laquelle était un fusil. Jen’avaispas eu le temps
d’asseoirmesidées,qu’unsoldatvêtuàlapolacres’élancesursonarme,
fait un cri, me met
80
enjoue;jem’arrêteettombeassisesurlaneigepétrifiée.Jemerésignais,
mecroyantaupouvoirdesRusses,lorsqu’unepatrouilleentièreaccourt,
me relève; je reconnus les troupes polonaises; je vis que j’avais été
abuséeparlalégèreressemblanceducostumeavecceluidescosaques,et
melivraiàl’espérance.Onmequestionne,jebalbutielepatoispolonais.
Aussitôtunbruitconfusm’annonceunorage;lenomdetraîtreretentità
mesoreilles;lesergent,furieux,mefaitsaisir,etjereconnaisavecpeine
au traitement que j’éprouve que les soldats polonais, d’après les
renseignements qu’ils avaient reçus sur les rapports que faisaient les
femmesdespâtresauxRusses,meprennentpourunespion.Lespleurs
quejeverseenpensantàmonenfantsemblentlesconfirmerdanscette
idée. En vain j’essaye en allemand d’expliquer qui je suis, et de leur
peindremesmalheurs.Nuln’entendait la langue, et l’onmeconduit au
quartiergénéraldeKockziusko,chefdel’arméepolonaise.
La traite était longue. Je fis cinq lieues, escortée de quatre
hommes et un caporal, et nous arrivâmes à la nuit seulement à Vilna.
Qu’on jugedemadouleur,enpensantàmesamisprivésdenourriture,
auxcrisdemonfilsabandonné,audésespoirdelacolonie.J’étouffaisde
douleur et de fatigue, lorsqu’on m’envoya auprès du major d’Alvinski,
aidedecampdeKockziusko.Jeluiexpliquaisanspeine,etluifispartager
mesalarmessurlasituationdevingtinfortunés.
IImereçutavecaffabilitéetmeproposadem’introduireauprès
de Kockziusko. Je m’y refusais constamment, attendu l’heure et mes
vêtements si peu convenables àmon rang, lorsque le général traversa
81
la pièce oùnous étions. «Souffrez, général, s’écriaM. d’Alvinski, que je
vousprésenteunedes illustres victimespolonaises; vous voyezque la
beauté, les grâces, les vertus sont des signes de proscription près des
Russes. C’est la comtesse Pauliska, d’une des premières familles de
Varsovie.»Letroubleoùj’étaisnemepermitpasd’abordd’articulerun
seulmot;maisbientôt,pensantàmonfils,jerepristoutemonénergie,et
peignis au général avec tant de chaleur mes craintes maternelles,
l’horreurdelasituationdemescompatriotesetlesortquilesattendait,
qu’oubliant les défaites multipliées qui l’avaient suivi jusqu’à Vilna, et
n’écoutant que son indignation contre les Russes, il s’écria avec feu: Il
fautattaquerdèsdemain!Maissurlesobservationsdeplusieursofficiers
quelesrenfortsn’étaientpasarrivés,etqu’ilétaitbieninférieurenforce
sur ce point, on remit l’attaque à trois jours. «Trois jours!m’écriai-je,
monfilspeutêtre...»Jedemandaiavecinstancequ’onvoulûtmedonner
un seul compagnon de voyage intrépide pour aller enlever Edvinski et
rendre l’espérance aux colons. En vain onm’objecta que je courrais de
nouveaux dangers. L’éloquence du cœur vainquit tous les obstacles,
l’espoir brilla dans mes yeux, on versa des pleurs et personne n’osa
s’opposeràmarésolution.
KockziuskofitappelersixgrenadiersdurégimentdeBeichalovitz.
«Qui de vous, leur dit-il,mes amis, veut accompagner cette aimable et
tendremère?arrachersonfilsd’unsouterrainaffreuxoùilestexposéà
tomber dans des mains cruelles? – Tous! s’écrient-ils. – Comptez sur
mes bienfaits, reprit le général, sur le prix d’une bonne action. – Nous
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voilà! dirent-ils, mettant la main sur leur cœur. – Eh bien! mes amis,
continua-t-il, vous partirez tous; trois s’arrêteront à Gesnick, à trois
lieues d’ici; deux iront jusqu’à Mirback, et le troisième accompagnera
madamejusqu’àlagrotte.Ceuxrestésenarrièresoutiendrontlesautres,
etvousvousreplierezainsienordrepournepointformeruncorpstrop
apparentauxyeuxdescosaques.Quantàvous,madame,veuillezenmon
nomassurervosmalheureuxcompatriotesquesousdeuxjoursilsseront
libres.» Je partis à l’instant: le trouble où j’étais, mes discours
interrompus,meslarmesfurentdesremerciementsplusvifs,plussentis
quedesparoles.Quelquesmots flatteurs frappèrentmesoreilles;mais
rienn’allaitjusqu’àmoncœur,ilétaittroppleind’Edvinski.
MevoilàdoncseuleenrouteavecsixgrenadiersdeBeichalovitz;
moi,être faibleet timide,maisenflammépar lasollicitudeet le tableau
déchirantdescolonsexpirants;imagequinemequittaitpoint.Arrivéeà
Gesnick,monembarrasfutdedécidertroisdemescompagnonsàrester,
tousvoulaientallerplusloin.Ilm’estimpossibledepeindrelagénérosité
decesbravesgens; tous juraientqu’ilsnecéderaientpas.Enfin, je leur
exposai l’ordre de Kockziusko, le danger même auquel ils
m’exposeraient; ils ne cédèrent qu’à ces motifs. Je choisis alors, et
remarquaiquecechoixaffligeait sensiblementceuxquidevaientrester
enarrière.ArrivéeàMirback,nouvel embarraspourendéciderdeuxà
s’arrêteretdonnerlapréférenceàceluiquidevaitsetravestirenpaysan.
Le danger était grand pour lui; pris, il passait pour espion. L’un d’eux
observa surtout qu’il fallait se couper la moustache, qui sans cette
précaution trahirait
83
infailliblement mon guide. Cette remarque refroidit un peu le zèle de
deuxdesconcurrents.Letroisième, jeunehommedevingt-quatreansà
peu près, à l’air martial, brun, d’une figure superbe et remplie
d’expression,secoupasur-le-champcetteparureguerrière;ilversaune
larmede regret sur ce sacrifice, passa samain sur sa lèvre supérieure,
endossa la veste grise, cacha sa baïonnette dans son sein, et nous
partîmes.
J’apprisbientôtqueledésirdevoirJeanna,saprétendue,dansun
hameau sur la côte, avait contribué à sa généreuse démarche. Je m’en
félicitai;carenfaitdecourage,l’amourseulpeutlutteraveclanature.Il
meparlaitdesondésir; je l’entretenaisdemescrainteset, encouragés
l’un l’autre, nous fîmes trois lieues avec cette légèreté que donne
l’espérance. Ce brave homme connaissait parfaitement la montagne;
nousévitâmeslespostesrusses,etparvînmesbientôtauxétangsglacés;
jedevinsalorsleguidemoi-même.Mesyeuxpouvaients’égarersurcette
plage immensed’une teinte uniforme et resplendissante;mais le cœur
d’unemère est une boussole sûre; ilme conduisit droit à la grotte. Je
connaissais lesmoyens d’y descendre, et je voulus passer devantmon
guidedontlavueétaitéblouieparlaneige;ilnelevoulutpointsouffrir,
et j’attendis que ses yeux se fussent accoutumés à la teinte sombre où
nous allions nous trouver.Nous nous enfonçâmes seulement jusqu’à la
hauteur de l’épaule pour ne point être distingués et bientôt nous
descendîmesaidésparlabaïonnettedemonguide,dontilseformaitun
pointd’appuienlaplaçantentrelesglaçons.
84
Arrivés dans la grotte, quelle est ma surprise! Aucune lumière,
plusdevoixhumaine,nulindiceduséjourdescolons...«GrandDieu!ils
ont tous péri!»m’écriai-je désespérée. J’avance, je heurte un corps, je
vaistomberloindelàsurdesvêtements:monimaginationmepeintmes
compagnonsmorts,dévorés,anéantis;jenevoisplusquedesossements.
Monguide,errantcommemoi,mesaisitlebras, jepousseuncri; jeme
croisseuleaumonde,exposéeà labrutalitéd’unsoldat;monespriten
désordre enfante tous les genres de supplices, et prête à défaillir,mon
dernier cri est: «Edvinski!» Tout à coup il répond à ma plainte. Je
tressaille!Plusieursvoixsefontentendre,lalumièreparaît,etj’aperçois
tous les colons paisiblement endormis. Par une longue suite d’erreurs
dansleurcalcul,lejourdesmortelsétaitdevenuleurnuit:ilsreposaient
ettousfirentuncridejoie,croyantm’apercevoirensonge.
Il est impossible de peindre l’ivresse qui s’empara d’eux enme
revoyant. Mme de Visbourg surtout me l’exprima d’une manière si
tendre,quece souvenir, jointà tantdemarquesd’amitiéque j’enavais
reçues,nes’effacerajamaisdemoncœur.OnjugesiEdvinskifutcomblé
dejoie,cepauvreenfantenparaissaitendélire.«Voilà,medit-il,enme
montrantMmedeVisbourg,celleàquinousdevonstouslavie,maman.
Lorsque douze heures se furent écoulées depuis ton départ, une
inquiétudemortelle régna dans la colonie; on se lamenta, non sur ses
besoins, mais sur ton sort. Mme de Visbourg, ma seconde mère, se
travestitàl’instantpouralleràMirback;ellerapportadessecourspournotre
existence, mais rien pour notre cœur; aucune nouvelle, quel désespoir!
85
Depuisdeuxjoursjenedormaisplus,jesuccombaisàlafatigue,lorsque
j’aicruensongeterevoir,tepressersurmoncœur...Jenerêvaispoint;
c’étaittoi,ômamère!...»
Cettescèneattendrissait tousnoscompagnons;maisc’était trop
lesoccuperdenous; jemehâtaideleurapprendremonaventure,mon
entrevueavecKockziusko,etlaparolequej’enavaisreçuequ’ilsseraient
libres le surlendemain, jour de l’attaque. Je leur montrai mon brave
compagnon qui devait guider la colonne des Polonais jusqu’à nous:
l’espérances’emparadetouslescœurs,etnousfîmesunrepaspresque
joyeuxoùmonguidenefutpasoublié.
D’aprèsnoscalculs, le jourbaissait, ilétaittempsquemonguide
reprîtsaroute;jevoulusluiconfierEdvinski,etattendreprèsdescolons
le sortqui leurserait réservé; je leurdevais ce sacrifice.La loyauté, ce
sentiment de générosité qui s’accroît dans le malheur commun, m’en
faisaitune loi.LechevalierdeMorsallmeconjuraaucontraire,aunom
de la colonie, de retourner au quartier général pour maintenir
Kockziuskodanssesbonnesdispositions.«Lesêtrespuissants,ajouta-t-
il,auseindesplaisirsoublientaisémentl’infortune.»Réflexionsuperflue
pourcebravegénéral;maisj’étaismèreetjecédaiàleursinstances.
J’embrassaidonctousmescompagnonsd’infortune,jeleurremis
quelquescordiauxdontjem’étaismunieetdontilsdevaientavoirgrand
besoin dans cette retraite humide, et après nous être livrés au doux
espoir de nous retrouver à Venise, aux projets de réunion pour une
existenceéconomiqueetdouce, jeremontai,quoiquedifficilement,avec
Edvinskietmonguide.
86
Edvinski marcha avec courage pendant deux lieues; mais la
fatigueetlefroidvenantàlesaisir,Solamor(c’étaitlenomdusoldat)le
chargea avec légèreté sur ses épaules, et continua sa marche avec la
mêmevivacité,versleshameauxsituésaupieddesmonts,surlagauche.
Jeluidemandaialorspourquoinouschangionsderoute:ilmerépondit
d’unairsuppliant,enmettantlamainsursoncœur,etmemontrantun
hameau:«Quelquechoseaussipourmoi.–Ohoui,jeferaiquelquechose
pourtoi!m’écriai-je.Refuserai-jequelquespasàceluiquim’arendumon
fils!»Ilm’expliquaquenousapprochionsdeJeanna,Jeannaqu’iladorait,
etdontilmefaisaitunepeintureravissante.Jesourisdel’enthousiasme
desamants, jepensaiàsonbonheur:unsouvenirs’égarasurErnest,et
plongés tous deux dans notre rêverie, nous arrivâmes au hameau de
Roséa.
Sousunrocheràpic,dominépardeuxsapins, seuleverdurequi
frappât nos yeux, était une chaumière d’un aspectmisérable; c’était la
demeure du père de Jeanna.Nous entrâmes: la figuremartiale du bon
Solamor se décomposa alors d’unemanière visible. L’effroi, la joie, les
pleurs, lahontedeparaître faibles’ymêlèrentà la foisetsepeignirent
sursestraitsbasanés.Jamaisphysionomieplusguerrièren’annonçaplus
d’amour.Personnene s’offrit ànosyeux;nousallâmes jusqu’à l’étable,
quidanscescontréesfroidesestlesalondulogis;là,nousaperçûmesun
vieillardquilisait,etJeannaquifilaitàlaquenouille.
Je l’avoue, labeautédecettefemmemefrappa:sesyeuxbaissés
nem’avaientpasencoremontréleurexpression;maislorsqueselevant
au bruit que nous fîmes, ils peignirent à la fois la surprise, l’ivresse, la
87
pudeuretl’abandond’uneamantedanslesbrasdel’épouxqu’elleattend,
ilfutimpossibledenepassetroublerd’admiration.«Solamor!»s’écria-
t-elleaveclaplusvivesensibilité,etcenomcharmant,quisemblaitàla
foislecridel’amouretdelaconstance,futrépétésouventavecivresse.
«Pardonnez,madame»,reprit-elleensuite,ens’adressantàmoidans le
langagelepluspur,«destransportsbienlégitimes,vousvoyezunépoux,
unépouxque jesuisexposéeàperdrechaque jour,etque lapaixseule
peutmerendre.»
Jelaissaicecoupleheureuxauxdouceursd’uneréunionsicourte,
etconduitsparlevieillardnouspassâmesdanslachaumière.Aprèsavoir
pris, ainsi que mon fils, quelques laitages offerts avec la grâce de
l’hospitalitésibienexercéedanscescontrées,«Madameestpolonaise»,
me dit ce bon Hongrois, en m’observant. «Polonaise expatriée? cet
enfantest levôtre,ajouta-t-ilen lecaressant. Il faut lui faireapprendre
unétat,aveccetteressourceilpourrabraverlemalheuretl’indigence.»
Je tressaillisàcetteréflexioncruelle,et luiobservaique,étantnéd’une
des premières familles de Varsovie, ses biens un jour... «Ses biens!»
reprit-il;pourréponse,ilmefitliredeuxlignesd’unlivrequ’iltenait,et
quiportaitpourtitre:Révolutionshelvétiques.«Etnousaussi,s’écria-t-
il, avec un accent déchirant, nous eûmes cette espérance!... et voilà la
réalité...» Il me montra sa chaumière. «Mes aïeux, partisans de
l’Autriche,quittèrentlescantons;ilscroyaientyrentrertriomphants;un
murdefers’élevaentrenousetlapatrie;enfinilfalluts’exileràjamais
dans les déserts de la Hongrie, ou périr par le glaive. Pardonnez à un
reste de franchise
88
helvétique;maisletempsfutmonmaître.L’intérêtseulguidelepeuple;
lesRussesfinirontparl’éprouver.Neparlezplusdejustice;votrechute
élèvelacasteinférieure,vosbiensfontdespartisansàl’État;lapolitique
vousproscrit,lamoralesetaitdevantelle,touteslesrévolutionsensont
lapreuve.Rentrez,madame,rentrezs’ilenesttempsencore.»
Jesourisdesaprévention;jeparlaidel’armementformidabledes
Polonais,dusuccèscertaindenosarmesetdessecoursattendus.«Avez-
vousvu,dit-il,leschampsdeZurich?Ilssontblanchisparlesossements
desimpériaux;avez-vousvulesretranchementsdulac?Ilssontformés
de leurs crânesentassés!Toutes ces têtesaussiont cruà lavictoireet
tombentenpoussièredepuisdessièclesdanslesmêmeschampsqu’elles
ont cru reconquérir. Voilà le sort destiné aux infortunés Polonais. La
gloireestl’idoledesmagnats;l’ingratitudeestledéfautdupeuple,vous
en serez abandonnés. La liberté, comme un météore ardent, brille,
circule, embrase toutes les nations; jouet du politique, comme
l’électricité l’est du physicien, elle enfante des phénomènes brillants:
bientôtelleproduitmilleéclairs,gronde,formelafoudre,etnes’annonce
sur la terre que par les commotions, les orages et la destruction. Le
peuple sent tôtou tardcettevérité.Ô leçon terribledu temps!Fatalité
des grands changements! Amis de la liberté ou de la tyrannie! Vous
périssez pour de brillants fantômes, quand les êtres nuls recueillent la
réalité.Cruellevérité!quines’estjamaisdémentiedanslesrévolutions.
Rentrez,madame,rentrezs’ilenesttempsencore!»
89
Je ne crus point à cette prévention, à ces pressentiments si
funestes.GrandDieu!Sic’estvousquiinspiriezcetteprophétie,jemérite
mon sort; à peine écoutai-je le bon vieillard qui parut gémir de mon
aveuglementetchangeadediscours.
Jeanna rentra alors avec Solamor, un souper fut servi, plusieurs
voisinshongroisyassistèrent,etjeremarquaiquemajeunehôtesseétait
traitéeavecdeségardsquej’attribuaid’abordàsonorigine,maisqueje
reconnus bientôt être le fruit de son éducation soignée. Une petite
bibliothèque choisie, un esprit fin et annonçant l’instruction la plus
solide, unherbier,mille détails recherchésm’étonnèrent par degrés, et
j’appris bientôt que Jeanna, véritable prodige de beauté et de talents,
faisaitl’admirationdescontréesvoisinesainsiquedesvoyageurs.J’avais
ouïparleràUstdelabelleHongroise;maisjen’espéraispasquelesort
meconduiraitsiprèsd’elle. J’en fusravieetprisunedoublepartàson
bonheuretàceluideSolamor.
Le souper frugal fut touchant par la cordialité des bons
montagnards et l’ivresse du bonheur qui se lisait dans les yeux des
amants.«Solamorn’estpasriche,meditlevieillard,maisilalestrésors
desonâme; c’est leplusbravehommedurégimentdeBeichalovitz,et
celadel’aveudesescamarades.Ilnourritsapauvremèresursapaye,ila
sauvélavieàplusd’unvoyageur,ilestdouxettimidecommelechamois
desmontagnesetintrépidecommeunlion.Mafilleavoulusedonnerun
amietnonunmaître.LebaillideMirbackaprétenduenvainl’épouser:
lavertuet l’amour l’ontemporté,pouvais-jem’y refuser!Ahmadame!
Depuis l’aventure du jeune chasseur
90
de chamois, à Roséa, les pâtres sont humains et les pères sont
indulgents.» Je m’informai de cette aventure. Jeanna en avait fait une
romance;onlapriadelarépéter;elles’yprêtaavecgrâce.
ROMANCE
LeJeuneChasseurdechamois
OnpromitAnnapourcompagneAuplusadroitchasseur;AnnapromitsoncœurAuplushumaindelamontagne.«Plaignez,disait-elle,monsort;Moi!leprixdelabarbarie!Traitd’amourfaitchérirlavie,Traitduchasseurdonnelamort.»«Partez,rivaux,leurditlepère.Poursuivezlechamois:Àquim’enoffretroisJeprometsunhymenprospère.»Pauluspartit,pleurantsonsort,Disant:«Faut-ilperdremamie!Traitduchasseursoutintmavie,Traitd’amourcauseramamort.»DéjàdeuxtimidesvictimesCèdentàsoneffort;IlenblesseuneencorEtsuitsespasdanslesabîmes.Ilarrive,etvoitsurlebord
91
Qu’elleestmère...«Ah!gardelavie,Dit-il;aunomdemonamie.Traitd’amourt’épargnelamort.»Las!parunrivalmoinssensibleLeprixestremporté;L’hymenestarrêté.D’Annalepèreestinflexible.ChaqueamantvafinirsonsortDuhautdurocherets’écrie:«Traitd’amourunitnotrevie,Traitd’amourcausenotremort.»Danscedésert,leschamoismêmeRespectentleurtombeau;C’estl’autelduhameau;C’estlàqu’onjurequel’ons’aime,Qu’unpèrecèdesanseffortÀlanaturequiluicrie:«Traitd’amourfaitchérirlavie,Traitd’amourpeutcauserlamort.»
Nousapplaudîmesparnoslarmes.Cen’étaitpointunefiction.La
vue du rocher témoin de la catastrophe, un cyprès qui le faisait
remarquer, la présence des pères qui eurent à consoler celui d’Anna,
tout, en nous laissant ce reste demélancolie, fruit d’un récit touchant,
nous fit sentirplusvivement lebonheurd’uncoupleheureux.Heureux,
maisl’est-onenaimant?Ilsallaientseséparer.Jedevaisrepartirlesoir
même,Solamorétaitattenduparsescamarades,lemoindreretardpouvaitle
compromettreainsiquesesbravescompagnons.J’exposaiauxbonsvillageois
92
leurposition,lamienne;iln’yeutqu’unevoixpourpressernotredépart.
Jeannaeneutlaforcelapremière,etsuspendueaucoldeSolamor,dont
la douleur muette et concentrée formait un contraste déchirant avec
l’expressiondesonamante;ellearrivajusqu’auseuil,oùelles’évanouit.
J’emmenaiSolamord’unemain,Edvinskidel’autre,etplacéeainsi
entre la passion et l’innocence, troublée, attendrie comme mon guide,
nous fîmes un long trajet sans parler. Rendus à Mirback, nous nous
rejoignîmes aux deux soldats qui commençaient à être fort inquiets de
notre retard. Nous prîmes également les trois grenadiers stationnés à
Gesnick et revînmes heureusement au quartier général. Plus libre
d’esprit et d’âme, je voulus présenter Edvinski à Kockziusko; je
m’adressaiàM.d’Alvinski;j’enfusreçuepoliment,maisavecdistraction,
etl’airderecevoirunevisiteindifférente.J’apprisbientôtqu’onavaitété
auxinformationssurnosressources;quelegénéral,ayanttropprodigué
les bienfaits de ce genre, commençait à en fuir les occasions; que le
premierprestiged’ungrandnompassé,onfermaitl’oreilleaumalheuret
onnedemandaitplusquel’étatdelafortunedesinsenséstransfuges.Je
vis que l’or en tout pays est le mobile des hommes, par le désir de
l’acquérir, ou par la crainte de le perdre. Que d’affreuses réflexions
vinrentalorsm’assaillir!Quelavenirs’ouvrittoutàcoupdevantmoi!Il
me restait cinquante ducats de centmille livres de rente, et je ne pus
parveniràavoiruneaudiencedeKockziusko!Quelquesjeunesmagnats
quil’entouraientlaissèrentéchapperdessailliesdéchirantessurlegenre
de ressource qui restait à une jolie Polonaise; plusieurs
93
citationsvinrentàl’appui.Jerougisd’entendredesnomsconnus;jeme
cruslivréeàlamêmebassesse,jedévoraimeslarmesetmeretiraiavec
Edvinski,aucombledel’affliction.
Jepassaiunenuiteffroyable.Letempsdeschimèresavaitfuietil
s’agissaitdeprendreunpartiprompt,soitquejemedécidasseàallerà
Bude attendre nos colons, soit que je formasse quelque projet
d’établissement dans les villes voisines; car cinquante ducats ne me
permettaient pas de réfléchir longtemps. Je me décidai à partir pour
Bude,aussitôtquenoscolonsauraientobtenuleurliberté.Ceprojetme
convenait d’autant mieux que, en rassurant mon cœur, il me donnait
l’espoir de ne pas faire seule une route longue et périlleuse. Je
m’ensevelis donc pendant trois jours dans une auberge obscure,
m’informant avec avidité des moindres dispositions qui se faisaient et
desquellesdépendaitlalibertédemesamis.
Jesommeillaisencorelequatrièmejour,lorsque,àhuitheuresdu
matin,unmouvementconfusdanslaville,undésordreaffreux,descris,
des troupes rentrant en désordre, confondues avec les équipages,
m’annoncèrentuneretraiteprécipitée.Lecœurmebattaitavecviolence:
élancée à la fenêtre, j’écoutais avec avidité, je cherchais à démêler le
résultat;maisqueconclure,qu’apprendredansunpareiltumulte?sice
n’est que l’armée de Kockziusko avait été repoussée. Je vis repasser le
régimentdeBeichalovitz. Ilétaitréduitàmoitié...Mesamissontencore
ensevelis?m’écriai-jeavecdouleur.Jenelesreverraijamais!Combienje
m’applaudis alors d’avoir été chercher Edvinski, et combienmon cœur
rendit grâce à Solamor!... Tout à coup je vois sur un chariot de
94
blessés un grenadier étendu, pâle, ensanglanté... C’était mon guide!...
Derrièrece tristeconvoi,unvieillard,donnant lebrasàsa filleéplorée,
suivait à pas précipités; pouvais-je méconnaître Jeanna? Je m’élançai
dans la rue, j’allai essayer de porter des consolations à ce couple
infortuné.JesuivislapauvreJeannajusqu’àl’hospicemilitaire.Celieude
douleurme fit frémir... J’oubliai que j’étais pauvre, j’offrisma chambre
pour leblessé;maishélas! l’ordonnancedevaitêtresuivie. Jenepusy
recueillirqueJeannaetsonpèrequisetrouvaientainsiplusàportéede
connaîtrelasituationdeleurami.
Voici l’undes instants lespluspéniblesdemavie.Lepassagede
l’opulenceà lapauvreté lapluscomplète, l’impossibiliténonseulement
d’obligermes amis, mais d’existermoi-même; la nécessité de prendre
une résolution prompte, et de laquelle pourtant devait dépendre mon
sortfutur,toutmejetaitdansuneperplexitéaffreuse.Solamorrenaissait,
Jeannasemblaitvivredesonexistence,tousparaissaientheureux;c’était
uneconsolationdanslepartidouloureuxquimerestait.Nouspassâmes
lasoiréeduhuitièmejouràformerdesprojetsd’unionchampêtreentre
cesbonnesgensetmoi.Jedissimulaimondessein.Lanuitjepayail’hôte
poureuxetpourmoi,etlelendemain,àlapointedujour,sûrequemes
amis allaient être réunis, n’ayant d’ailleurs aucun espoir de voir
Kockziusko,jememisenrouteàpiedavecEdvinskipourallercacherà
Bude,dansunétatobscur,mesdernièresressourcesetmesplusgrands
malheurs.
J ’ employa i hu i t j ours à f a i re ce t te route . Mon cœur
se resserre de dou leur en pensant aux humi l i a t ions
95
cruelles,auméprisquej’eusàsouffrir,moinsparl’indigenceencoreque
parl’opiniondeshabitants.MonseulnomdePolonaiseetl’idéedemon
premierétatsuffisaientpourattirersurmoi la froideuret l’aversionde
ce peuple peu sensible. Le croira-t-on? Courbée sous le faix de ses
hardes, donnant le bras à son enfant, succombant à la fatigue et à la
douleur,unefemmedevingt-cinqans,qu’ondisaitbelle,neputobtenir
d’un voiturier, en lui offrant un prix exorbitant, de monter dans sa
voiturevide,d’yplacersonfilsdéfaillant,pasmêmeseshardes.Cetrait
de dureté me perça le cœur. «La voilà donc, m’écriai-je, cette terre
hospitalière!Insensés,quibasezvosloissurlajusticeetlasensibilitédu
cœur humain, commencez donc par anéantir l’orgueil et l’intérêt!
Partout je n’ai vu que ces mobiles, et mille crimes pour une vertu.»
J’avais tort peut-être, mais que d’exemples paraissaient confirmer ce
transport! J’arrivai malade à Bude, et fus m’ensevelir au faubourg du
Danube.
J’allaisme trouver dans le dénuement le plus absolu, lorsque, le
lendemain, une affiche tombant sous mes yeux, j’y lis qu’un fameux
distillateur de cette ville demande une femme pour rester dans son
magasin, répondre dans les langues française et allemande, et tenir les
livres. Je saisis cette nouvelle avec ardeur, et vole à l’adresse indiquée.
Aprèsavoirtraverséunealléesombre,jesuisintroduitedansunemaison
demédiocreapparence,prèsdel’anciencouventréformédesCordeliers.
On me fait passer ensuite par plusieurs pièces obscures du rez-de-
chaussée,etenfinentrerdansuneboutiquededistillateurenapparence.
Là, un homme en perruque
96
noire,enhabitbrun,d’unefigurehonnête,mefaitasseoir,medonnedu
papier, me prie de montrer mon écriture. J’essaye de tracer quelques
lignes: «Belle! très belle!» s’écrie cet homme en me fixant, et me
laissant voir, par son air, que cette exclamation s’adresse plutôt àmes
traitsqu’àmaplume.«Vousresterezavecnous.»Àcesmots,ildonneun
coupdetalonassezfortsurleplancher;jesensmachaisedescendretrès
viteparunetrappequiserefermeaussitôtsurmatête,etjemetrouveau
milieu de huit ou dix hommes, au regard avide, étonné, effrayant,
entourée de plusieurs presses d’imprimerie, dans une salle voûtée,
éclairéeparplusieurs soupirauxvitrés etplacés auniveaudes eauxdu
Danube,dontlesflotssebrisaientcontrelesmurs.
J’étais stupéfaite d’étonnement et d’effroi dans cette demeure
aquatique, lorsqu’un grand homme sec et blême, à la face barbare,
ombragée par des cheveux rouges, vêtu richement, mais armé d’un
poignardetd’uneceinturedepistolets,parlaainsi,avecl’accentanglais,
auxhommesquiétaientprésents:
«Les jouissancesque jevousprocure,unechèredélicate,de l’or
parmonceaux,unavenirbrillant,nevousontpointsuffi;jeremplisvos
désirs(ilmemontraalors).Ils’agitdesavoiràprésent,pourévitertoute
contestation, si vous alternerez par jour ou par semaine.» Ils se
regardèrent tour à tour en souriant: je frissonnai jusqu’à la plantedes
pieds...«Nousnesortironspointd’iciquenousn’ayonsréaliséparnotre
fabrication d’assignats la somme de six millions d’écus; un pour moi,
cinq centmille livres pour chacunde vous.D’aprèsmon calcul, il nous
faut encore cinq mois de travail; voyons à nous décider,
97
pour tout ce temps, sur l’objet en question. Ilme semble qu’en votant
pourleparjour,ilenrésulteuneunionplusintime,plusfraternelleentre
vous; ungrand secret, de grandsplaisirs communset souvent répétés,
assurent davantage l’établissement. Par semaine ou par mois, au
contraire, un seul de vous jouit, l’envie peut naître et troubler nos
travaux. Je conviens que, par jour, il faudra peut-être la remplacer
bientôt;maisontrouveassezdecesmachines-là.»Àcesmots, ilpassa
avecunsourireépouvantablesamainsoussonmenton.
Monmalheur était certain, je fus frappée de la foudre, et restai
commeunestatue,étoufféeparmessanglotsetmoneffroi.«God-damn!
s’écria-t-il, les femmes de Paris m’ont ruiné dans mes voyages, les
hommes sont nos ennemis; il faut ruiner les hommes, et humilier les
femmes. Je remplis ma commission avec plaisir. Je veux couvrir les
femmesdehonteetlaFrancedefauxassignats,pointdequartiers,God-
damn!»L’airterribledontilprononçacesparolesachevademerendre
aunéant.Unlongévanouissementsuccédaàcettescène.J’ignorecequ’ils
décidèrent entre eux sur mon sort; toujours est-il certain qu’en
recouvrant la connaissance jemevisdansunappartementsombreà la
vérité,maisd’unerichesseetd’uneélégancedontilestimpossibledese
faire une idée. Il fallait que cet homme eût déjà amassé des sommes
immenses,pourseprocurer,sousleseaux,desobjetsd’unluxeaussifini.
Meubles,bijoux,l’orsemésurlacheminée,surleparquet,toutdonnaità
monréveill’aird’uneféerie.
Je fus bientôt détrompée, et vis entrer un jeune homme, d’une
figure douce et tendre, que je reconnus
98
pourFrançaisàlapremièrevue.«Rassurez-vous,madame,medit-il,en
s’approchanttimidementdemonlit, jevousaidémêléed’unregard;ce
n’estpasicivotreplace,nilamienne,ajouta-t-ilensoupirant:j’aidécidé
mescamarades,résolusàunpartageinfâme,àselaisserentreeuxquinze
jours d’hymen...» Je jetai un cri de douleur... «Rassurez-vous, reprit-il,
quinze jours peuvent amener bien des changements dans votre sort;
c’estmoique ledestina favorisé,mais iln’arien faitencoresansvotre
aveu; croyez à ma délicatesse. Né d’une des bonnes familles du
Mâconnais, j’aiétéattachéà la légation françaisedeVenise:bientôt j’ai
été remplacé pour des raisons d’État que j’ignore, après avoir épuisé
toutes les ressourcesqu’uneespérancevaineabientôtdissipées. Jeme
suisétabliàBudemaîtrededessin,artdanslequelj’avaisuntalentassez
distingué;j’yréussissaisetvivaishonnêtementdemontravail,lorsqu’un
jour et absolument par lamême voie que vous, sur la demande qu’on
faisait d’unmaître de dessin habile dont ces scélérats ont besoin pour
leur fabrication, jeme suis présenté à l’adresse indiquée et suis tombé
dans le gouffre où nous gémissons tous deux. Je partage vos peines,
madame, je ferai tout pour les adoucir: mais au nom de vous-même,
modérez votre douleur, dissimulez. Talbot, cet Anglais atroce, est un
homme terrible, les femmes lui sont en horreur; il se ferait un jeu de
vous livrerà toutes les terreurs,de foulerauxpieds tousvosprincipes.
Ayezl’airdesubirvotresortavecrésignation,renfermezsurtoutledésir
de vous échapper. C’est ici le foyer des agences du machiavélisme
anglais; c’est d’ici que partent les ordres d’assassinats, les sommes
destinées à les payer
99
et à décréditer le trésor de France. Tous ces objets s’expédient par
Livourne, où se trouve un autre agent principal pour le transport en
France des ballots et des lettres. Infortunée! Vous serez obligée d’en
écrirevous-même.–Quellehorreur,m’écriai-je! jamais, jamais...»Ilme
conjuradegarderlesilence,etreprit.«Sachez,madame,quecethorrible
travailestrépartiicientretous:c’estlepistoletsurlagorgequ’onforce
d’écrireceuxqui témoignent lamoindrerépugnanceà tracercesarrêts
de mort, lancés ordinairement contre des inconnus, contre des
malheureuxégaréspar le fanatismepopulaireou royal.Carvousdevez
savoir que ces deux extrêmes sont également odieux au ministère
anglais; c’est ladestruction totaleetnon le triomphed’unpartiquece
gouvernement désire. C’est donc de ce repaire que partent des lettres
supposées,etentoutesleslangues,pourétablirdeprétenduesrelations
et rendre suspects les hommes les plus estimables. Un Italien, un
Allemand et un Espagnol ont été enlevés à cet effet; ceux-ci semblent
prendreleurpartiaveccalme,l’Italienseulmontredelajoie.Méfiez-vous
decedernier,c’estlegrandartisandestrahisonssupposées,deslettres
fausses et des poisons qui partent de ce séjour. Aussi est-il
particulièrementchérideTalbot,quiafait l’impossiblepourquelesort
lui fût favorable à votre égard. Combien je rends grâce au sort quim’a
conduitlepremierprèsdevouspourvousépargnerdestourments,vous
prévenirdesmesuresàprendreetrassurervotredélicatessealarmée!»
On sent si je dus être sensible à ce procédé. Combien nous
versâmesdelarmesensemble!Jetémoignaismareconnaissancepartout
ce que l’effusion
100
du cœurpermet et fait sentir àune âmedélicate, lorsqueTalbot entra.
«Ehbien!dit-ilavecunsourireépouvantable,ehbien!Monsi lemarié,
commentva?Elleestvraimentcholie!Sonvisageannoncequevousêtes
unbonmari.Allons,àl’ouvrachetousdeux!Vous,Durand,àlapresse,et
madameauxécritures.»Jemelevaisansosersouffler,etfusmeplacerà
un secrétaire noir, marqué de taches rouges en bois incrusté, et qui
jouaient le sang à faire horreur. J’ouvre ce secrétaire, quel spectacle,
grandDieu!l’encredansuncrâned’ivoire,leschandeliers...desfaisceaux
d’ossements,portantunepetitebougielugubre,etlestablettescouvertes
d’unesériedepoisonsenfiolesetétiquetés! Jemetrouvaimal:Talbot
sourit,etmerepoussaverslesecrétaireenapprochantletabouret.Falso,
l’Italien, parut alors; sa face jaune, bilieuse, ses yeux hagards me
saisirent, et confirmèrent bientôt l’idée que jem’en étais formée. Ilme
commandad’unevoixcasséedeprendrelaplume,jelaprisentremblant,
ilmedicta.
Je ne puis me rappeler le contenu de la lettre écrite au
commandeurdeM***parlelieutenant-coloneldelalégiondeM***,mais
tout ceque laméchanceté, laperfidiepeuvent imaginerdeplusatroce,
s’ytrouvaitadroitementcombiné.
«Àprésent,medit-il, traduisezcesmotsenlangageénigmatique
français: point de noms propres, mais l’équivalent. Quelques chiffres
faciles à deviner. Puismettez sur l’adresse, au commandeurdeMar... à
Gré... –Le commandeurdeMar...!m’écriai-je,monparent! Jamais!Ah,
malheureuse!» Il parut surpris un moment, puis enchanté de ce
raffinement de cruauté. «Monstre! continué-je, vous
101
voulezquejeprovoquel’arrêtdemortd’unparent!d’unparentdontles
talentsetlesvertusontfaitlagloiredesapatrie!»Falsosouritdepitié.
«Exécrable agent d’une politique infernale, qui joue si indignement et
voue à lamort centmille familles, va, cherche ailleurs tes victimes, on
m’assassinerasurlaplaceavantquejecommetteunetelleinfamie...»Il
prittranquillementsonstylet,m’enfitsentirlapointesurlescôtésenme
disant: «Écrivez, mia bella.» Je poussai un cri affreux, il s’arrêta. Je
reprislaplumeetrésolusdedissimuler,espérantqu’ilmeseraitpossible
desoustrairelalettre.«Écrivezencore,miabella»,répéta-t-ildesavoix
cassée et sépulcrale, en réitérant sa piqûre. J’écrivis donc ce qu’il me
dictaitpourunautreagentitaliensupposé.
Lesensexactdecette lettrem’estégalementéchappéaprès tant
demalheurs,maisjesaisqu’iltendaitàcompromettreleshabitantsdela
villedeLyonetàindisposerlegouvernementcontreelle.
J’avais voyagé en France, et plusieurs demesparents habitaient
cette cité proscrite. J’interrompis Falso pour lui observer que les
Lyonnaisétaientsoumisauxlois,qu’onviendraitdifficilementàboutde
jeter du doute sur leurs intentions, et qu’à quelques réfugiés près, qui
cherchaientàexaspérer lesesprits, lesgensdebonne foinepourraient
trouveraucunreprocheàfaireauxhabitantsindustrieuxdecettegrande
ville. «Je le sais, repartit-il, mais il faut détruire le commerce, il
commercio!» Je compris que c’était la volonté duministère anglais, et
qu’ils’agissaitdeprocéderà l’exécution. Ilmefallutdonctraduirecette
lettrefatale,maisjeconservailamêmeespérancedelasoustraire.Jedus
encore me soumettre
102
àécrireplusieursdépêchespareilles,pourdiversespartiesdelaFrance.
Falsomefitsignedemehâteretsortit. J’eusl’airdeluiobéirettombai
dansunerêverieprofondepourchercherlesmoyensdeprévenirtantde
maux et m’arracher désormais à tant d’horreur. Je souffrais; mais au
milieudecesatrocités, ilmerestait l’idéeconsolanteque lescrimesde
tous les partis avaient une source étrangère, et que les cœurs français
étaient absous, aux dépens, il est vrai, de leur jugement et de leur
pénétration.
Le même soir on m’employa à numéroter des assignats. Ils
devaient en partir trois ballots pour la France, nous travaillâmes tous
jusqu’àquatreheuresdumatin.
Letravailfini,onseretira,etlejeuneDurandmereconduisitdans
mon cabinet si richement décoré. J’eus en passant à essuyer les
sarcasmesetlesespérancesfuturesdecesartisansterribles,maisj’étais
trop absorbée dansmes chagrins etmes projets pourm’arrêter à leur
odieuxpropos.Jerentraidanscetempleduluxeetdel’infamie,et,sans
me déshabiller, je cherchai à goûter un repos qui m’avait fuie dès
longtempsetauqueljepouvaismelivrer,sachantqueleslettrespourla
Francenepartaientquelesurlendemain.
Le jeuneDurand, assis surun fauteuil,me traitait avec lamême
décence, lesmêmes égards. Ses yeux attendris se fixaient de temps en
tempssurmoi;non, lescœurs tendresetdélicatsnedésirentpasdans
l’infortune; leurseulepassionestd’obliger,derendreheureux,etcette
jouissance est céleste. Je succombais
103
au besoin de repos, et toutes les fois qu’un sommeil aussi agité me
permettait d’ouvrir sur ce jeune infortuné une paupière humide, je le
voyais dans la même attitude, m’observant, le dirai-je? m’admirant
même,etparaissantn’existerqueducalmemomentanéquej’éprouvais.
Jedoisl’avouer,danstouteautresituation,cetintéressantjeunehomme
m’auraitinspirédel’amour;ilétaitimpossibledemontrerplusdegrâce
etdedélicatesse,etlesecondjourjecruspouvoirluiconfiermonprojet.
Nousattendîmesquel’heuredenousrenfermerensemblefûtdenouveau
sonnée;alorsjeluitinscelangage:
«Vous devinez aisément, monsieur, que mon parti est pris de
souffrirmillemorts plutôt que deme résoudre au partage affreux qui
m’estréservé.Toutoffreici l’imagedeladébaucheetdelascélératesse
réunies.Mavieestbornéeautermedequinzejoursquivoussontéchus;
voyez si vous désirez en prolonger le terme...» Sa figure prit une
expressionàlafoisénergiqueettendrequimetintlieuderéponse.
«Ehbien,mon jeuneami! (carnous sommesassezmalheureux,
n’est-cepas?,pourquecesentimentnesoitpassuspect) jecomptesur
vous.Notre destinée sera commune; quand on est décidé à tout, il est
raredenepasréussir:noussortironsd’ici.–Etcomment?s’écria-t-il.–
Plusieurs moyens se présentent: ne pourrions-nous pas glisser dans
quelqu’un des ballots qui partent un avis et une adresse pour qu’on
vienne nous arracher de cet affreux séjour? Impossible,madame, tout
estexaminéfeuilleàfeuilledansl’atelier;lemêmesoins’observeparle
correspondantdeFrance; il fautrenonceràcetteressource.–Ehbien!
parmi les lettres qui s’envoient
104
d’ici, ne pourrait-on tracer à l’encre blanche un avis qui reparaîtrait
coloré en France, et prouverait la dénonciation? Quel coup d’éclat!
quelle confusionpour ces scélérats!quel triomphepour l’innocence! –
Réprimezcetransport,madame,lamêmeimpossibilitéexiste.Toutesles
lettres qui partent d’ici sont passées au feu au départ et à l’arrivée.
Croyez qu’en fait de ruse, ou plutôt de perfidie, on ne peut rien
apprendreàl’infâmeTalbotetàsonprotégéFalso.»
«Grand Dieu! que devenir?» m’écriai-je, désespérée. Je tombai
dans un abattement inexprimable, puis, me relevant tout à coup, je
m’élançaiausoupirailvitrédel’appartement.«Observonsceci,monami,
luidis-jeavecinspiration,observons.D’abordjevoisquecejourestau-
dessus du niveau des eaux... mais de combien à peu près? – De deux
pieds, reprit-il. Ce cabinetest l’ancien caveaudu trésordesCordeliers;
les murs ont six pieds d’épaisseur en tout sens; à nos pieds ils sont
cimentés en pouzzolane pour prévenir l’infiltration des eaux sous
lesquellesnoussommesplacés;unplancherprévientencorel’humidité;
en un mot, ce caveau est absolument enveloppé des eaux du Danube,
exceptéprèsdusoupirailoufenêtrequiestàdeuxpiedsseulementdela
surface. – Deux pieds! pas davantage? Bon! je vois que ces eaux sont
retenuesparsixcarreauxcirculaires,desixpoucesdediamètre,enverre
fortépais.–D’unpouce,àpeuprès.–Deuxbarreauxdefersoutiennentle
châssis;n’importe!Nepourrait-onpasplacerunbilletdanscettepetite
boîte,lierlaboîteàuneficelle,lâcherparuneouverturecetteboîtequi,portée
à la surface des eaux, ne manquera pas d’être saisie par les nombreux
105
pêcheursduDanube,lesquelsl’ouvriront,lirontl’avisetserontguidésici
parlacorde.»
Nous nous arrêtâmes à ce projet; le point difficile était de
détacher le carreau de verre sans inonder la chambre, et par là être
découverts et perdus. «J’ai une bonne idée, me dit avec transport
Durand; laissez-moi faire.» Il prendune écuelle d’argentdans laquelle
onmeservaitlesoirunpotage;cevasesetrouvaitheureusementavoir
laformerondeetlagrandeurducarreau,ilyplacelapetiteboîteliéeàla
ficelle, l’applique contre la vitre qu’il bouche exactement, fait sauter le
verre,lâchelaficelleetlaboîtemonteàlasurface.L’eaufiltraittrèspeu
et je la recueillais dans un sceau de faïence, mais comment reboucher
l’orifice en retirant l’écuelle? Grand Dieu! Le carreau était tombé en
dehors! Impossiblede le rajuster,aucunverrepour le remplacer,nulle
ressource présente! Nous perdions la tête, nous mourrions d’effroi,
quand toutà coup laporte s’ouvreetnousmontreTalbot,Falso, suivis
desautresouvriersquivenaientnousréveiller.
Anéantis par cette vue, le vase tombe des mains de Durand, la
chambres’inonde,onaccourt,onnoussaisit,pendantquelesunsretirent
la corde et que d’autres bouchent l’orifice avec des carreaux dont ils
avaientprovisiondanscettedemeure.«Voilàdoncdevostours,medit
ironiquementTalbot;ces femmes!ces femmes...Voyonsunpeudeson
style...» Il ouvre alors la petite boîte qu’on avait retirée, et lit avec
tranquillitéetironielecontenudubillet.«Écoutez,messieurs,voicivotre
éloge», dit-il en s’adressant à Falso et à ses compagnons. «Au nomde
l’humanité, venez arracher deux infortunés
106
d’unséjour infernal,oùdesmonstres(une inclinationàsescamarades)
menacent à la fois leur honneur, leur vie et la fortune publique. Leur
atelier de fausse monnaie et d’assignats est dans la rue du Danube,
n°402,aufonddescaveaux.Accourez,quiquevoussoyez,ayezpitiéde
nous,neperdezpasuninstant.»
«Celaestànotreadresse,repritironiquementTalbot,neperdons
pasuninstantàobéirauxordresdemadame.»
On saisit alors l’infortuné Durand, on mit un bandeau sur ses
yeux; il m’avait jeté un regard pénétrant qui m’alla jusqu’au fond de
l’âme. Ah! je crois aux pressentiments; juste Ciel! À quelle horreur
j’étaisréservée!J’auraisdûmourirducoupquejeressentisalors!...Mon
malheureuxcompagnonn’osapas souffler; son regardm’avait toutdit.
La horde infernale sortit, l’emmena, et l’on me laissa libre dans mon
appartement, me prévenant toutefois que, si je faisais la moindre
tentative nouvelle, j’étais perdue, et que j’eusse à me préparer à me
remettreautravailcommeàl’ordinaire,«attendu,disaitTalbot,queles
affairespassentavanttout,etqu’ilfallaitfairegémirlapresse».Gémirla
presse!Cemotmefittrembler,onverrasij’avaislieudetoutredouter!...
Unejournéeentièresepassasansquej’entendisseparlerderien;
jecrusseulementm’apercevoirdequelquesmouvementsdanslagrande
salleoùl’onparaissaitseréunirettenirconseil. Jenepouvaisentendre
un seulmot;mais une ouverture, qui se trouvait heureusement à une
porte,mepermettaitd’entrevoiràunegrandedistancecequisepassait.
Je remarquai la horde assemblée autour d’une longue
107
table couverte d’un tapis rouge: un vase rouge rempli de billets, des
flambeauxétincelants, toutdonnaitàcetteassembléeuneteintede feu,
unairlugubreetincendiaire.Autantquej’enpouvaisjugerparlesgestes,
plusieurs avis étaient ouverts. S’agissait-il de projets extérieurs ou de
notrejugement?C’estcequejenepouvaisdémêler.J’observaiseulement
que Talbot se leva le dernier et parla quelque temps. Son air terrible
semblas’accroîtreencore,sessourcils,sescheveuxrougessehérissèrent
etsemblèrentsepoudrerdesang.Sonavisfutadoptésansdoute,cardes
applaudissementsuniverselsparvinrentbientôtàmesoreilles.Laporte
delagrandesallesereferma,etl’onparutseremettreàl’ouvrage.
J’attendis sixheures,me livrant àmille réflexions cruelles.Alors
on vint me chercher avec assez de douceur. Deux des ouvriers me
conduisirent à une des presses, dans la salle où s’imprimaient les
assignats, et où plusieurs Allemands travaillaient avec activité. «Nous
sommesaccablésd’ouvrage,ditTalbotenentrant;pardonnez,madame,
ajouta-t-ilavecunrespectironique,sinousosonsréclamerlesecoursde
vosbras;maisilnousestindispensable,envoyantdemainunmillionen
France. Veuillez donc seulement faire mouvoir le balancier de cette
presse.»
Jem’yplaçaimachinalement,et j’essayaide le tireràmoi.«Plus
fort!» dit vivement Talbot, enm’appuyant des coups de corde sur les
épaules. Je poussai un cri de douleur, il redoubla. «Plus fort,
malheureuse!» ajouta-t-il, en réitérant ses coups. Je tirai en arrière de
toutlepoidsdemoncorpsetàplusieursreprises.Alorsunsoupirplaintif
sortit de dessous la
108
planche.Cemotterrible,gémirlapresse,mesaisitcommeuntraitdefeu,
je lâche le balancier et tombe surmes genoux. C’est assez, dit Talbot;
donnezl’impressionàmadame.Deuxouvrierslèventaussitôtlapiècede
laine,jevois...GrandDieu!lescheveuxmedressentencored’épouvante...
Jevoisl’infortunéDurand,étendusouslapresse,quejeviensd’étrangler
par une corde attachée au levier. Sur sa poitrine est un papier, où j’ai
gravémoi-même cesmots:mort,damnationpour les traîtres! Jusqu’au
dernier instant de ma vie, ce spectacle affreux sera présent à ma
mémoire; en ce moment même, il me glace, et me donne une fièvre
ardente. Jedevins insensée; jesaisisdansmondélire le levier, j’écartai
tout ce qui m’entourait; mais, succombant bientôt au nombre, à la
fatigue,àl’horreur,jefusliéeetremportéedansmachambre.
Onme laissa deux jours pourme remettre de cette catastrophe
horrible: jours affreux pendant lesquels je refusai constamment de
prendreaucunenourriture.Oneutsoindèscemomentdem’ôterlaclef
du secrétaire aux poisons, ainsi que tous les instruments tranchants,
jusqu’au papier, surtout les cordes, ficelles ou rubans qui pouvaient
établir une communication. Quel moyen me restait-il, grand Dieu! La
perte d’Edvinski qui m’assiégeait sans cesse, celle de ce malheureux
jeunehommequej’avaisàmereprocher;toutcontribuaitàmeporterà
larésignationetàlamort;lorsque,letroisièmejour,l’abominableFalso
entrapourpasserlanuitdansmachambre.
Sansarmes,sansforces,jen’eusd’autresoutienquelaruse,etj’essayai
d’enfaireusage.J’eusl’air,malgrélebouleversementuniverseldemonêtre,de
109
prendre mon parti; mais de désirer que la délicatesse et des soins
amenassentpardegréunefaveurquecemonstren’auraiteuequ’avecma
vie.«C’estmontour,medit-il,ens’asseyantàunetableélégante,quifut
bientôt chargée d’un repas exquis, voyons si la belle est cruelle, «e
crudele.» Je souris, lamort sur les lèvres, et je tentai de faire boire le
scélérat;mais ilbuvaitde l’eau; jevoulus luiservirdetous lesplats, il
était sobre. Il m’apprit qu’il n’aimait que la musique, les femmes et
l’argent. La musique, grand Dieu! pour une telle âme! Je respirais à
peine; mais l’espoir d’éloigner ses fureurs me donna plus de force. Je
repris haleine, et, rassemblant toutes les facultés de mon être pour le
sauver, j’essayai ce superbemorceaudeGrétry,Dumomentqu’onaime,
ondevient sidoux. Le tigre parut s’attendrir et s’écria:bellamusica! Il
battaitlamesureavecsonstyletsurlatable,etcecontrastedeplaisiret
demortrendaitcettescènepluseffrayanteencore.«Ilfautchanter»,dit-
iltransporté,etilentonnaaussitôtunmorceaudeténoràfairefrémir.Je
feignais d’y prendre plaisir;mais la nécessité où jem’étais trouvée de
manger, quoique n’ayant rien pris depuis deux jours, l’oppression que
j’éprouvaismesoulevèrentlecœuràtelpointquej’eusunvomissement
affreux qui étonna le monstre: «Mauvaise cadence!» s’écria-t-il avec
des imprécationshorribles, en voyant les efforts que je faisais. L’air ne
serapasfini!Jebénislecieldecetincidentetprolongeaimonmalaiseet
mapâleurautantqu’ilmefutpossible.
Falso,persuadéquemonétatdefaiblessemejetaitdansleprofondsommeil
que je feignais, s’endormit à son tour. Je respirais à peine de peur de l’éveiller.
110
Lorsque,uneheureaprès,jelecrusprofondémentassoupi,jedescendis
demonlit,piedsnus,décidéeàtrouverlaclefdusecrétaireauxpoisons
ou à le poignarder, s’il se réveillait. Ma douceur, ma soumission
apparente lui en avaient imposé. Son stylet était dans son fourreau; je
commençaiàm’ensaisiretàleplacersursoncœur.Jecherchaiensuite
avecprécaution la clefdusecrétaire, je la trouvaidans lapochedeson
habitetvolaiauxpoisons.J’enprisunassoupissantquejeluifissentirà
plusieursreprises,etj’attendisalors,biensûrequ’ilseraitréveilléparses
camaradesavantd’avoirrienpuentreprendrecontremoi.
J’eussoindememunird’unpetit flacondecepoison,depapier,
d’encre et surtout d’un des carreaux de verre, en attendant l’occasion
favorable.Maiscommentlatrouver,n’ayantplusdecordepourretenirle
billet flottant? Le jour paraissait à peine, et je jetais les yeux sur le
carreaufuneste,causedelamortdel’infortunéDurandetdelachutede
nos espérances, lorsqu’un objet mobile et noir me frappe contre les
vitraux; jem’approcheet jedistingueplusieurshameçonsdepêcheurs
qui flottaient au bout d’une ligne. Je prends sur-le-champ mon parti.
J’écris trois billets, je les enveloppe dans des petites boîtes, comme le
premier, je les lie les unes aux autres par des rubans flottants, et
m’élanceverslesoupirail...Quelcoupdefoudre!laligneremonte...
Je m’arrachais les cheveux de douleur; mais enfin la ligne
redescendit. Je ne crois pas qu’il soit possible d’éprouver une pareille
joie!Jem’élancedenouveauausoupirail,jeplacelesboîtesetlesrubans
épars dans l’écuelle, j’applique de même ce vase contre
111
l’orifice et fais sauter le carreau; mes rubans flottent, s’accrochent à
l’hameçon et disparaissent bientôt en remontant dans les mains du
pêcheurabusé.
Je fus plus heureuse cette fois; j’appliquai promptement le
carreaude rechange en retirant l’écuelle. Et il n’entra dans la chambre
quelevolumededeuxpintesd’eau.J’yjetteaussitôtplusieursbouteilles
de vin du festin, je renverse la table, les plats, et donne par là à ce
mélangel’apparencedudésordred’uneorgie.Cetteprécautionmesauva,
car bientôt je vis paraître plusieurs compagnons qui venaient nous
chercher pour le travail. On eut grand-peine à réveiller Falso, dont le
premier mouvement fut de s’élancer sur sa clef et son stylet, qu’il
retrouvaàlamêmeplace.
Ce scélérat crut rêver encore en apercevant l’état de
l’appartement. Ses camarades lui firent de grands reproches sur son
intempérance: toutes lesbouteillesvides l’attestaient.Envain il voulut
jurer, protester... des taches nombreuses de la liqueur que j’avais
répandues à dessein sur sa poitrine déposaient contre lui; il finit par
douterlui-mêmedesasobriété;onlefélicitapoursonbonheurcomplet;
jemetus,ilputycroireaussi,etsortitenmedisanténergiquement:«Ce
soir,nousverrons.»
Cetajournementme fit frémir;mais l’espéranced’être secourue
me rendait quelque courage. Il fallut écrire toute la journée des pièces
pareilles aux précédentes. J’espérais profiter dema liberté, du premier
instant... pour rétracter tant de faussetés et je consacrai toute ma
mémoireàclasserlesobjetsdansmatête.Lesoir,enrentrant,onmefit
repasser devant la presse fatale, je sentis cette menace terrible; mais
j’eus la force de rentrer dans mon asile et de dissimuler.
112
Bientôt Falso parut; point de festin cette fois: un simple potage, et
l’apparence d’un projet de triomphe bien formel. Il fallait toute ma
résolution, toute ma présence d’esprit pour résister à cet appareil
effrayant.«Voilà legrand jour,signora!meditFalsodanssonmauvais
langagepiémontais;ouvousm’avezcédéhier,ouvousm’aveztrompé:
danslepremiercascen’estqu’unerépétition,danslesecondjesuislas
d’attendre.»
Ilmitd’uncôtédulitsonstylet,etdel’autreunpapierremplide
diamants.«Choisissez»,medit-il,etsur-le-champilsemetendevoirde
me déshabiller avec une célérité incroyable. Je résistai de toutes mes
forces; mais l’on juge si je n’eusse pas préféré mille morts, sans la
précautionquej’avaisprise,deplacersousmonaissellelepetitflaconde
poison assoupissant que j’avais soustrait. Je vis l’instant oùmes efforts
devenaientinutiles,nepouvantjouirdemesbras.Bientôt jefusréduite
au dernier vêtement de la pudeur, j’étais décidée à périr, lorsque,
parvenantà glissermonbrasderrièremondoset lepassant sousmon
aissellegauche,j’imbibemesdoigtsdupoison,etfeignantderepousserle
monstre,jeluiappliquemamainsouslenez.
L’effet fut rapide. Aujourd’hui que le danger est passé, il m’est
impossible de ne pas sourire de la figure comique que prit à l’instant
l’Italien.Sansforces,ilsoupiraitetéternuaitàlafois;lesmotsexpiraient
surses lèvres; ilbâillaenouvrantuneboucheeffroyableet s’endormit
commeunbloc. Jemehâtaisdeme rhabiller, lorsqu’un légerbruitque
j’entendis derrière la doubleporte de l’appartementme fit soupçonner
qu’on l’ouvrait et que quelques
113
camarades avaient cherché à démêler notre entretien. Le silence que
nous gardions piqua sans doute leur curiosité, la porte s’ouvrit
doucement. Talbot passa le premier, et s’écria en apercevant Falso
endormi:«Jem’endoutais!Cettesirènenousjoueratous!Iln’yaquela
force...Allons,sousmesyeuxmêmes...»Aussitôtcettehordeinfernalese
précipitesurmoi,mesaisit, j’expiraisdedésespoir...quandtoutàcoup,
un grand bruit les arrête: les portes sont enfoncées, et les caves se
remplissentdesoldatsetdegensde justice.Ons’emparedes issues, et
l’on arrête ces agents terribles, pendant que je m’habille à la hâte
derrièremesrideaux.
«Rendezgrâceauciel,femmeintéressanteetindustrieuse,medit
alors le chef de la garde, votre avis nous est parvenu d’une manière
miraculeuse; on n’a pas perdu un instant pour vous secourir. Mais
quelque opinion favorable que nous donnent votre air décent, vos
malheurs non mérités sans doute, il est indispensable que vous nous
suiviez au tribunal, pour donner des éclaircissements sur toute cette
affaire.» J’étais trop ravie de recouvrerma liberté, trop endélire de la
penséedelarendreàmonfils,pournepasaccepteravecjoietoutcequi
m’arrachaitdecetenfer.OnliaTalbot,Falsoetleurscomplices;onlesfit
partirdansdesvoitures,etjefusconduiteenparticulierchezlejuge.Là,
jedonnaimonnom,jemontraidespreuvesévidentesdemaqualitéetde
ma famille. Elle était connue, je fusmise sur-le-champen liberté;mais
j’ai su depuis, le croirait-on? que la plus grande partie de ces infâmes
scélératsavaitétéélargieparl’influencedel’Angleterre,etquelefameux
TalbotjouaitungrandrôleàVenise.
114
Onsentquelepremierusagequejefisdemalibertéfutdevolerà
mon ancien appartement du faubourg du Danube, pour apprendre des
nouvellesdemonpauvreEdvinski.Lecœurmebattaitavecviolenceen
montantl’escalier.Jem’élançaidansl’appartement:personneneparaît!
Jemelivraiaudésespoirleplusviolentet,aprèsdevainesperquisitions,
jesusquemonfilsavaitétéenlevésousprétexted’êtreconduitversmoi:
cetévénement inattendume fitpressentirquelqueperfidienouvelledu
barond’Olnitz,etl’onverraquejenemetrompaispas.
Cecoupfutterrible;jem’abandonnaiàtoutemadouleur;onme
rendit cependant quelque consolationpar l’espoir quime fut donnéde
rejoindremonfilsàRome,d’aprèsunbillettrouvésurmacheminée.«À
quelles épreuves, grand Dieu! m’as-tu donc réservée, m’écriai-je?
délicate,sensible,mèretendre,tumefrappespartouslessens.»Lesoir
je fus fort étonnée de voir, semés àmes pieds, les diamants que Falso
m’avait offerts et jusqu’au papier qui les renfermait; le mouchoir que
j’arrosaisdemeslarmesencontenaitencoreplusieurs.Jecomprisalors
que,danslaprécipitationaveclaquellej’étaispartie,j’avaisenveloppéle
papierdansmonmouchoiretsur-le-champjesongeaiàunerestitution;
mais à qui rendre ces bijoux d’un grand prix? Au gouvernement
autrichien? Cen’était point lui qui en avait fait les frais.Auparticulier
quilesreconnaîtrait?Maisilenavaitétépayéenmonnaiedupays,etil
était soldé; c’était donc à la France qu’ils appartenaient effectivement
commeayantétéacquisàsesdépens.Cetteréflexionmedécidaàgarder
cette valeur comme un emprunt.
115
J’étais si près de la misère, j’avais tellement vu à quelles extrémités
affreuses le hasard ou la nécessité vous conduit, que ma délicatesse
mêmeexcusacetteerreur:etc’estainsiqu’enmilleoccasionsdelaviela
conscienceestsoumiseouauxdésirsouauxbesoins.
Jegardaidonclesdiamants,décidéeàenrestituerleprixavecles
intérêts aussitôt que mes biens ou l’équivalent me seraient rendus. Je
versaiencoredeslarmessurmoncherEdvinski.Pendantplusieursjours,
jem’informaidesonsortdanslevoisinage;onneputrienm’apprendre
de plus positif que le contenu du billet. Désespérée, je résolus de
m’éloignerdecettevillefunesteetd’allerchercherailleursl’oublidemes
mauxetlestracesdemonenfant.
JepréféraidemedirigerparleTyroletlesmontagnesNoiressur
Francfort. Conviendrai-je que me rapprocher d’Ernest n’était pas un
motifindifférentpourmoi?Jenemel’avouaispoint;maisjesentaisun
attraitinvinciblemeporterversl’endroitqu’ilhabitait.J’avaisapprisque
nos réfugiés polonais, repoussés par les Russes, avaient passé pour la
plupart,et forcément,dans lescorps francsdes impériauxpostéssur le
Rhin.Fataleinconséquence!quelamisèreetl’âgedePradislaspouvaient
seulsexcuser; ilétaitdanscescontrées, ilpouvaitavoirentenduparler
demon fils. Jem’acheminaidoncdans cet espoirversFrancfortpoury
revoirtoutcequim’étaitcher.
Je passai par Milan et le Saint-Bernard, pour gagner le lac de
Genève. Arrivée en cette ville, jem’informai de la position de la petite
armée de C***. Je savais que le corps d’Ernest en était rapproché et
116
jemedirigeaideGenèvesurlepaysdeVaudetlesbordsdulacLéman,
pays céleste, site romantique que l’immortel Rousseau a gravé dans
toutes lesâmesetqu’onneparcourtpoint sans ressentir lepouvoirde
l’amour.
Je vis Bâle et, remontant sur la gauche, je m’enfonçai dans la
Forêt-Noire pour rejoindre Hildesheim, quartier général, où je pouvais
savoirpluspositivementcequejedésirais.Jevoyageaiscommodémentà
la vérité;mais avec un compagnon bien sombre, le chagrin. D’après la
valeurdespierresdiversesquej’avaisvenduessuccessivement,jedevais
réaliser une somme de cent quarantemille livres, et quoique je dusse
songer à l’avenir, je n’étais plus disposée à souffrir du présent, qui
m’avait si fort maltraitée. J’avais donc acheté une bonne voiture à
Genève,j’avaisenoutreunvaletallemand,etjusque-là,quoiquetoujours
triste,laroutenem’avaitoffertquedesdétoursfaciles;maiselledevint
pénibledanscesmontagnesàpicetboisées,oùlescheminssedisputent
avec les torrents un étroit passage. À la vérité cette nature agreste et
dure convenait à la situation demon cœur. Ces abîmesme peignaient
ceuxoù j’étais tombée, et ces ardoisières, teignant ennoir les eauxqui
descendaientdanslaplaine,semblaientporteràleurshabitantsledeuil
de mon âme et jeter au loin des crêpes funèbres sur la verdure. Je
m’égaraisdansunesombrerêverie, lorsqu’unevoixquim’étaitconnue
frappa mes oreilles. Elle chantait cette polonaise faite au quartier de
Falsbackendestempsplusheureux,etsiconnuedenosjeunesPolonais.
117
POLONAISE
Bannidesapatrie,Quelsbiensonaperdus!Pauliska!Tendreamie!Partoitoutm’estrendu.Taconquêteestmagloire;Montrésor,tonretour;Maplusbellevictoire,Taconstanceenamour.EnvainleRusseavideAravagénoschamps;SuruntraîneaurapideTususfuirtestyrans.SemblableàCythéréePartantavecsacour,TulaissaislacontréeSansplaisirs,sansamour.Éblouid’unsystème,J’aiquittébiens,grandeur;Maisperdrecequ’onaime,Voilàleseulmalheur:Turevins,jedéfieLedestinencejour:CequejesacrifieVaut-ilcetraitd’amour?L’expériencesageVientsurl’ailedutemps;Maisl’hiverestsonâge;Jouissonsduprintemps.
118
LesamantssurlaterrePartoutontdebeauxjours:LeurpatrieestCythère,Leurtrésorlesamours.
À ces derniers mots, à mon nom prononcé, pouvais-je
méconnaître Ernest? Jem’élançai hors de la voiture, et volai dans ses
bras...Ilestimpossibledesepeindresasurpriseetsajoie;maisbientôt
l’embarras succéda dans ses traits à l’ivresse. Je le pressai de m’en
expliquerlacause:«Avanttout,medit-il,souffrezquenousrecueillions,
dansnotrechampêtreasile,votrevoitureetvosgens.Faitesprendreau
postillon ce chemin étroit, il conduit à notre demeure, dont jeme suis
éloigné en chassant.» Notre demeure! Ce mot me frappa et me fit
soupirermalgrémoi.Ilécrivitavecuncrayonquelquesmotsqu’ildonna
à mon valet pour qu’il détachât un cheval et prît les devants. Ernest
monta ensuite dans ma voiture, en me disant que nous avions encore
troislieuesjusqu’auchâteauetqu’ilpourraitm’instruirecheminfaisant
des événements bizarres qui avaient produit notre rencontre. Je l’en
pressai;mon cœur en était plus avide encore quema tête. Ilme parla
ainsi:
Histoired’ErnestPradislas
Vous savez qu’étant réunis aux eaux de Tornik, je reçus
subitement la nouvelle du départ du corps polonais dans lequel je
servais. Il est inutile de vous rappeler combien ce coup me frappa.
L’évanouissement où vous tombâtes vous ôta la possibilité de
119
connaîtremesregrets.» Jevoulushasarderunreproche, il repritainsi:
«Ces regrets furent mortels, et quoique absorbé par le jeu, passion
funeste qui vous avait donné tant de chagrins, je sentis que l’amour
dominait dans mon âme. Le devoir néanmoins se fit entendre; la
trompette sonna, les fantômes guerriers, les prestiges de la gloire
m’environnèrentetjepartis.
Nous arrivâmes le second jour en Pologne pleins d’ardeur et
d’espérances;mais que pouvaient troismille Polonais contre quarante
mille Russes? La plupart de mes infortunés compagnons périrent sur
l’arèneousurleséchafauds.Lereste,sortantduterritoire,futprisparles
impériauxet forcédeprendrepartidans les corps francshongrois.Tel
futmonsort.TransplantésurlesbordsduRhin,jefusàportéedescorps
nobles français si différents d’opinion avec les Polonais. On admira
d’abord notre belle tenue, notre bouillante ardeur, lamanière brillante
dont nous étions montés et par-dessus tout la nomenclature de nos
noms; mais je ne laissai pas de m’apercevoir bientôt, malgré cette
admiration,quelecorpsoùjeservaisétaitmoinsconsidérédesréfugiés
françaisparladatetropfraîchedesacréation,etqueceux-cicherchaient
parmi eux les plus légers prétextes pour rétablir ces distinctions
fantastiques, source éternelle de leur infortune. Je vis que les passe-
droits étaient plus communs que jamais; que l’influence des femmes
étaitlamême,etquetouslessymptômesdesmaladiesdescoursavaient
percédanscetteterreétrangère.
J’eus toujours, malgré les préjugés de la naissance et ma gaieté
franche, un penchant décidé à une justice
120
sévère.Plus faitquemilleautrespourbriguer la faveur, je l’ai toujours
dédaignée. Cette espèce de fierté philosophique, cette impartialité me
furent imputées à crime, et l’on traita de penchant patriotique, de
maladie polonaisemon aversion pour l’intrigue etmes prédictions sur
lesvuesintéresséesdescoursquinoussoldaient.
CesopinionsprétenduesvinrentauxoreillesdugénéralWurmser
qui,exaspéréparmesennemis,promitbiendememettreàl’épreuveet
tintparole.
On entra en campagne quinze jours après. Cemouvement, cette
activitémilitaire dissipèrent bientôt les réflexions et les intrigues, fruit
de la stagnation des cantonnements. Chacun songea à s’illustrer, à
s’avancer. Pourmoi, jem’occupais à faire ce qu’on appelait sondevoir,
quoiquefortdégoûtédéjàdenesavoirpourquij’allaismesacrifier.Mais
que ne peuvent vingt et un ans, la fougue de l’âge, un sang ardent qui
sembledemanderàjaillirdenosveinesetsurtoutl’amour-propre?
Nous nous trouvâmes opposés à quelques troupes belges. Je
m’applaudis d’avoir à faire mes preuves contre des êtres étrangers à
notrecause.Lespremierschocsdesdeuxpartisfurentterribles.Lahaine,
des intérêts si vifs et si opposés occasionnèrent de part et d’autre un
acharnement dont l’histoire offre peu d’exemples. La victoire demeura
incertaine à l’affaire de…; mais ce qui fut avéré, c’est que je m’y
distinguaid’unemanièreéclatante.Jedésarmaicinqchasseursbelgeset
tombai grièvementblessé sur le champdebataille, où j’eus le bonheur
d’être délivré parmon corps, et sous les yeuxdu généralWurmser. Ce
premier fait d’armes m’attira des éloges des ennemis
121
et les honneurs de l’hôpital. Je fus envoyé à Bitsberg, où je restai cinq
semaines, après lesquelles on me fit aller plus loin en attendant ma
convalescence, et pour faire place à de nouveaux champions aussi
maltraitésquemoi.BientôtonmefitévacuersurlechâteaudeFismahen,
convertienhôpital,àunelieuedeFrancfort.
Nous trouvant la plupart convalescents dans cettemaison, nous
avionslapermissiondenouspromenerdansleschampsvoisins.C’estlà
que commence la chaîne des événements bizarres que j’ai éprouvés:
daignezyprêterquelqueattention.
J’avais remarqué plusieurs fois dans un verger, ma promenade
ordinaire, une grande femmevoilée et qui semblaitm’observer avec le
plus grand soin. Je ne pouvais attribuer àma personne fort pâle, àma
figure maigrie, ces observations continuelles. Je me hasardai un jour,
piquéparlacuriosité,àsuivrecettefemmedeloin.Jelavisentrerdans
unparcde fortbelle apparence, aumilieuduquel j’entrevisun château
vaste et gothique. Poussé par la même curiosité, j’avançai davantage
chaquejour,ensuivantmapromeneusequiparaissaitseretourneravec
art, pourm’attirer sur ses traces. Jemehasardai à franchir laportedu
parc;cettefemmefeignaitdenepass’enapercevoir.Àpeineeus-jefait
deuxcentspasquecetteporteserefermacommeparuncoupdevent.
J’eusquelqueinquiétuded’abord;mais l’espoirde larouvrir facilement
mefitpoursuivremapromenade.
J’arrivai à un secondmur, j’hésitais à passer le seuil de l’entrée.
L’espèced’indifférencedecettefemmequifeignaitdeneplusmevoir,ou
ne me voyait plus en effet, commençait à me déterminer à
122
laretraite.J’avaispasséleseuiletmetrouvaialorssousunberceaufort
épais en charmille et qui dérobait jusqu’à la clarté du jour. J’allais
rétrograder, quand tout à coup cette seconde porte se ferme
brusquement, j’entendsdubruitdanslefeuillage,et jemevoisentouré,
saisi,liéparunevingtainedefemmesdontlaplusâgéen’avaitpasvingt-
cinqans.
Jecrusquequelquecontusionàlatêtem’avaitlaissédesvestiges.
Je ne pouvais croire à cette violence; la manière vigoureuse dont ces
Allemandesmegarrottaientmedétrompabientôt.Onpassaunfichusur
maboucheet l’onmetransportaàbrasdans lechâteau.Toutcelaétait
d’autant plus étrange que la plus grande gravité présidait à cette
opération; laquelle semblait commandée par la perfide femme qui
m’avaitattirédanslepiège.
Lamarchefutlente,cérémonielle;jefusballotté,retourné,poussé
par lespiedset latêteencent façons,avantqu’ondaignâtmelaisser la
vue libre. Au bout d’un temps considérable, et qui, apprécié par ma
surpriseetuneespècedefrayeur,meparutêtred’unebonneheure,mon
bandeau est détaché, et jeme trouve, jugez dema surprise! dans une
cagedefer,rembourréedecoussinetsdesatinrose,etplacéenligneavec
plusieursanimauxétrangers,quipourtantn’avaientpasleshonneursdu
coussinet. Surma cage était écrit cemot: l’homme. Un beau singe vert
faisaitsuiteàmonespèce,etunperroquetplacéàmadroitesemblaitse
pavanerdevantsonnouveaucamarade.
Je crus réellement à cet aspect que ma tête était absolument
dérangée.Jemetouchaipourm’enconvaincre,etjetaienfinlesyeuxsur
l’appartement. J’y vois placées en cercle toutes mes ravisseuses
123
autourd’unetableàgrandtapisvert;aumilieu,j’aperçoisuneespècede
chaire où la grande promeneuse, déroulant un papier, semblait
s’apprêteràpérorer;elletinteneffetcelangageétrange:
«C’estpeu,mes sœurs,devousavoirdépeint en théorie,depuis
que vous avez adopté la secte desmisanthrophiles, les vicesmoraux et
physiques de l’animal appelé l’homme. Il faut joindre à ces principes
sages, à ces préservatifs sûrs, des expériences solides qui laissent à
jamais dans vos âmes une impression propre à vous garantir de son
influence dans la société. Vous vous convaincrez par le développement
desesfacultésquecetteespèce,absolumentdégénérée,n’estplusdigne
d’êtreassociéeànotre sort. Scélératenpolitique, inconstantenamour,
entièrementétrangeràl’amitié,cesexedoitnonseulementavoirperdu
soninjusteprééminence,maisàpeinemériterque,traitéparnousainsi
qu’ill’étaitparlesAmazones,nousdaignionsnousenservirparfois,avec
dédainpourtantetdansl’uniquevuedenepointéteindrelaracelaplus
intelligente, quoique cette faculté soit en elle entièrement tournée au
vice.NossociétéscorrespondantesdeBerlin,dePétersbourg,deNaples,
deMadrid,nousmandentqueleursprosélytesontrenoncédefaitàtoute
communication avec cet animal, jusqu’à ce que la secte ait prononcé
définitivement sur l’espèce de relation physique qu’on pourrait se
permettre sans se dégrader. J’ai sur ce point un système lumineux qui
fera l’objet d’une séance prochaine, et nous avons reçu à ce sujet
plusieursmémoiresdesacadémiesaffiliées.Jevoiscependantavecpeine
quecelledeParis,nonseulementmetunetrèsblâmablelenteurdanslarupture
124
de ses relations masculines, mais nous adresse un mémoire sur les
modifications. Ah,mes sœurs! suivant cet écrit, autant vaudrait laisser
les choses instatuquo.Quel si grandattrait adoncpour lesFrançaises
cetteespècebizarre?À lacarnationprès,quiestsuivantmoisabeauté
distinctive, ses formes sont bien au-dessous de celles de plusieurs
animauxqu’on luicroit inférieurs.Toutefois j’aichoisiunecirconstance
favorable pour nous procurer un modèle qui me paraît d’une beauté
remarquable.»
À ces mots, je crus devoir faire un salut de remerciement à
l’assemblée; le secrétaireme jetaaussitôtaunezunampleverred’eau
derose,dont j’avalai lamoitié.Suffoquéparcetteétrangecorrection, je
voulus me plaindre; nouvelle aspersion. Le singe montra les dents de
joie,leperroquetéclataderire;envéritéjeparusl’animalleplussotde
laménagerie.
Jemerassieds,toutconsterné;leprofesseurrepritaveclamême
gravité, et sans que l’assemblée se fût déridée un instant, le fil de son
discours. «Il est essentiel, mes sœurs, pour vous conduire, non pas
seulement à l’indifférence, mais au dégoût pour l’homme, de le suivre
dans son anatomie ridicule que j’aurai soin de vous démontrer; il est
essentiel, encore, de faire naître cette aversion, de l’étudier dans ses
facultés morales. D’abord, l’amour-propre domine en lui au premier
degré,vousvenezd’envoirlapreuveautransportdel’animaliciprésent,
dès qu’on l’a flatté. – L’amour-propre! m’écriai-je, ah, mesdames!»
Nouvelleaspersionabondante,quim’imposasilence,mêmegravitédans
l’assemblée.
«Laruseet lafaussetésont lessecondsdéfautsdistinctifsdecet
être; vous le verrez dissimuler en cédant
125
à la force, jouer la douceur, la soumissionquand la rage sera dans son
cœur;vousleverrezfeindredes’occuperdematièresgraves,quandson
seulbutestnonpasdenousplaire,maisdenousséduire;vousverrez
enfin s’écrouler tout le charlatanisme de son empire, fondé sur une
prétenduesublimitédegénie,tandisquevousn’apercevrezquefaiblesse,
désirssensuels,vuesgrossièresetanimales.Laplusâgéedenossœursa
vingtans;vousaveztoutes,jelecrois,etvousenavezfaitserment,votre
innocence entière...» Je fis un saut de joie, mais n’osai m’écrier: est-il
possible! «Vousn’avezaperçu l’hommequede loin,pourainsidire, et
sans l’analyser; je me propose de vous conduire dans peu au point
nécessairepourêtreinitiéesauxdernièresépreuvesdelasecte,épreuves
difficilespourdesêtresvulgaires;maisdontvotrefroideuravérée,votre
chastetéconnue,vousferontsortirvictorieusement.»
Àcesmotslaséancefutlevée,etl’assembléesedispersa,quoique
plusieursmembresde la sociétémeparussent rester enarrière, enme
regardant avec dédain. Après quelques instants écoulés, je cherchai en
moi-mêmelescausesdecetteétrangeassociation.Serait-ilpossible,me
disais-je,quelamesuredenoscrimeseûtréellementrévoltéunemasse
d’esprits féminins et que ces ramifications s’étendissent déjà par toute
l’Europe, ainsi que le professeur l’a prétendu?... Je pensai à vous, ma
chèrePauliska,etmedisquej’avaisméritémonsort.
Tandis que je me livrais à ces réflexions cruelles, deux élèves
portant un panier vinrent à ma cage, le déposèrent dans le tour sans
proférerunmot,etmefirentpassermondîner.«Mesdames,m’écriai-je,au
126
nomdevosperfections,daignezm’apprendre...–Nichts,nichts»,dirent-
elles en fermant la porte avec force, et ce fut la seule réponse demes
joliesetimpitoyablesAllemandes.L’appétitmepressait,jem’élançaisur
lepanier;maisjemerécriai,désespéré,ennevoyantquedulaitetdes
légumes.Enrevanche,surlevasedeporcelaine,étaientécritscesversen
lettresd’or:
Lesmortelsontoséprendrelenomd’humainsEtdévorentl’agneauquileurlèchelesmains!Ramenonspardegréscemonstreàlanature,Etdesvégétauxseuls,composonssapâture.
Voilà donc l’énigme expliquée, me dis-je tristement! J’avalai la
couperempliedelait,etj’entamaiensoupirantunplatdeconcombresà
lacrème.Aumoinsjeboiraiduvin,ajoutai-je,enm’élançantsurunejolie
bouteilleempaillée;c’étaituneboissonsucréeetacidulée.Uneétiquette
sedéroula,j’yluscettesentenceféminine:
DelaMecqueauChili,duCapjusquesàRome,L’opiumoulevinfontlavaleurdel’homme.Lavigneoulepavotsiedauxfrontsdesguerriers,C’estauxMuses,ànousàceindreleslauriers.
Choqué de cette impertinence, je me proposai de leur montrer
quelquejourque,toutàjeunqu’ilpûtêtre,l’hommeavaitdel’énergieet
ducourage;maisilfallaitdissimulerenattendantl’instantfavorable.
Àlapointedujour,lagrandeportes’ouvritetjevisentrertousles
membres de l’association, méconnaissables
127
cettefois,etvêtusàpeuprèscommelespénitentsblancs.Unlongvoile
nelaissaitparaîtrequeleursyeux,ilétaitimpossiblededistinguerleurs
traits;latailleseuleetlepiedpouvaientlaissersoupçonnerlesgrâcesde
la personne. Au milieu de ce cortège était une jeune misanthrophile,
vêtuedemême,marchantseuleetquimeparutd’unetournurecéleste.
Elle était couronnée de roses et de jasmins entrelacés; ses guirlandes
étaient pareilles; derrière elle, une ancienne sœur portait des
manuscrits. On s’assit, la jeune néophyte se plaça hors des rangs, et la
présidenteparlaainsi:
«Ce jourest à la fois remarquablepournous,mes sœurs,par la
réceptiond’uneadepteet l’installationdumodèleantipathique. (Onme
montra,etjenesaluaipointcettefois.)Nircé,continua-t-elle(c’estainsi
que seranommée l’aspirantedans la sectedesmisanthrophiles),Nircé,
convaincuede la dégradationde l’espècehumaine, vientdansnosbras
chercherdenouvelleslumièressurcepointessentiel;elleajuré,comme
vous, qu’aucun dépit, aucune crainte personnelle ne l’ont conduite en
cetteenceinte.Unregardsurunseulhommeasuffipourl’appeleràune
vocation sublime, et la purifier de tous les désirs vulgaires. Elle a le
bonheur d’être admise à une époque où des épreuves plus fortes
éloignerontàjamaisdesonespritlesimpressionsdessens.Nousn’avons
opéréjusqu’iciquesurlemannequinetcependantnousavonspuisédans
cette étude imparfaite leméprisde l’espèce. Il a étédécidéaujourd’hui
que le modèle, ici présent, servirait non seulement aux observations
morales,maisencoreauxdémonstrationsphysiques.Ilenrésulteraune
concordance plus
128
grandeentrelesobservationssurlesfacultésdel’espritetcellessurles
facultés du corps; vous pourrez suivre la marche du désir; vous
convaincrequ’iln’estchezl’hommequel’influenced’unsexesurl’autre
et non le résultat des sentiments de son âme; et vous saurez dès lors
combien est ridicule le roman de l’amour. Vous pourrez faire lamême
observation sur toutes ses passions, peu dangereuses sans doute, et
acquérirlacertitudequel’égoïsmeseulypréside.Approchez,belleNircé,
que la chaînedes relationsavecunsexedégradésoit rompueà jamais,
commejerompssonemblème...»
Àcesmots,elleromptlacouronne,lesguirlandes,etjetteauloin
lesjasmins,quetouteslesmisanthrophilesfoulentauxpiedsavecfureur
en lui rendant les roses, qu’alors elle pose sur son cœur. «La société,
ajoutelaprésidente,jointàcedontroismanuscritsportantpourtitre,le
premier: Imperfections morales et physiques des hommes; le second:
Crimes des amants; le troisième: Code des plaisirs desmisanthrophiles.
Conservezprécieusementcedon,c’est le fruitdes travauxdetoutes les
sociétés affiliées et des expériences acquises. Que le dernier volume
surtout, médité par vous, vous élève bientôt, par l’enthousiasme, à
l’Élysée auquel nous sommes parvenues. Nous allons commencer les
premières épreuves physiques; leur enchaînement direct avec les
épreuves morales nous mènera naturellement aux conclusions que je
prépare.»
Alorslaprésidentes’approchedemoiavecunebaguetteetmefait
leveràpeuprèscommeontourmentel’animalnomméleparesseux,dans
sa cage, pour le montrer aux spectateurs. Je pousse un cri
129
d’indignation; la présidentem’appuie aussitôt sur la chair un aiguillon
d’orposéauboutdesabaguette,ajoutant:«Remarquez,messœurs, la
fureurquiétincelledansceregard;quecetœilest loindelaperfection
du nôtre! de cette expression de douceur qui le caractérise! Et notre
sexepourrait s’exalter,briguerun regardaussi féroce? Jamais! c’est le
combledeladégradation.»
Même critique sur tous les points de ma figure. Arrivée à la
poitrine:«Observez,ditlaprésidente,messœurs,mêmevicedeforme,
degrâcedans l’animal.Quantausein lui-même, lanaturene luia-t-elle
pasdonnécesimulacrepardérision?Sansbut,sansforme,cettepartie
del’hommefaitseulesasatire.Développons-laparlacomparaison...»À
cesmotstoutes lesmisanthrophilesmettentau jour,avecunsang-froid
indicible,destrésorsarrondisdontonnepeutimaginerlaperfection.Ma
vuesetroublaàl’aspectdetantdebeautés,jefuspresqueendélire.
«Remarquez, reprit gravement la présidente en me montrant,
l’universalitédudésirdans l’homme.Sansvoirnostraitscachéssous le
voile, sans affection qui précède, son regard avide généralise en ce
momentsestransportsetmontremieuxquetouslesdiscourslabrutalité
desonespèce.Toutesnossœurs,pénétréesdecesgrandesvérités,voient
un pareil être avec le mépris qu’il mérite. Leur cœur est calme et
silencieux,vouspouvezvousenconvaincreréciproquement.»
Àcesmotstouteslesmisanthrophilesseplacèrentlamainsurle
cœurettémoignèrentqueleplusgrandcalmeyrégnait.«LabelleNircé,
j’en suis sûre, continua laprésidente, éprouvedéjà lamême stagnation
130
dessens.»Alorselle lui tâte lepoulset toucheson jeunecœur.«Ilbat,
dit-elle, il y a encorede l’étonnement chezelle;maisquelques séances
l’amèneront bientôt au point où nous en sommes. Il est à propos, en
attendant,qu’ellese familiariseaveccettevuegrossièreendessinant le
modèle jusqu’auxpointsquenousavonsparcourusdanscetteséance.»
Lesvoilesretombèrentalorsetmecachèrenttantd’objetsravissants.On
donna un pupitre à Nircé et après avoir lu les dépêches des sociétés
étrangères,onlaissalabellenéophytedessinerd’aprèsnature.
Je me vois donc, à demi nu, face à face avec une beauté que je
soupçonnais avoir seize ans au plus, à l’œil noir, aussi grand que
l’ouverturedesonvoile;auseinagité,à lacontenanceattendrie. Jeme
tus longtemps; car j’en avais l’ordre formel, et sous les peines les plus
graves. Enfin, ne pouvant résister à ma curiosité, à l’air d’émotion
extraordinairedu jeuneartiste, jehasardede luidemanderàdemi-voix
quelmotifapudécidersonantipathiepourunsexedontelleparaissait
devoirêtre l’idole.«Votre indifférence,monsieur.Reconnaissez Juliede
Molsheim,medit-elle,ensoulevantsonvoile,etmelaissantapercevoirla
figure la plus ravissante; mon âme est trop pure, trop ennemie de la
feinte,pournepasconveniraveccandeurdel’impressionqueproduisit
enmoivotreséjourauchâteaudeMolsheim.Deuxjoursquevousyavez
passésaprèsvotreblessureontdécidédemonrepos. Jenevisenvous
que préoccupation, indifférence, dédain même; vous partîtes sans me
jeterunseulregard.Jefusfrappéelà...(ellemitlamainsursoncœur)là,
pourjamais,etrésolusd’évitertoutcommerceavecleshommes,n’ayantpu
131
intéresser celui que je remarquais. J’appris queMlle Fischer partageait
cetteaversionàunpointéminent.Jenefuspointinitiéed’aborddansles
mystèresdesasecte.Onscrutamesmotifs,onmefitpasserpartousles
modesdeladiscrétion;enfinj’aiétéadmise,admisepourvousfuir,vous
haïr;jevousretrouve,vousrevois,etvouschérisencore.»
Alorsjeviscoulerdeslarmes, lecrayonluiéchapper,etsonsein
palpiteravecviolence.Nircéessayaenvaind’esquisserpouréviterd’être
surprise;vingt foiselle repritetquittasonouvrage. Je lui fis sentir,en
peu de mots, la nécessité de se contraindre, je lui observai que nous
pouvionsêtreentendus,etquecen’étaitqu’eninspirantdelaconfiance
quenousobtiendrionsplusdelibertéparlasuite.
Cemot luirenditsonteintderose;elleachevauneesquissequi
me parut flattée, mais d’une exécution parfaite. Mlle Fischer arriva
bientôt, et conclut qu’on n’avait pas perdu de temps. Nircé reçut des
éloges sur son talent, sur son sang-froid et on l’emmena en lui faisant
millecaresses.
Seul, je me livrai à mille réflexions: serait-ce un jeu que cette
scène? me disais-je avec surprise. Il se pourrait fort bien que, pour
mettre en jeu tout le ridicule de l’amour-propre masculin, on m’eût
députécette joliemachineàdéclaration,à laquelle jemesuis livréavec
confiance.Mescraintess’accrurentencoreenrecevant,parletour,mon
chétifplatdeconcombresaveccetteinscription:
Onpeutcalmersessens,leconduireaucercueil;Maisàsontrépasmêmeilsurvitparl’orgueil.
132
Je résolus donc de me tenir en garde contre les épreuves
auxquellesj’étaisdestiné,etdeneriencroirequ’avecsûreté.Jereçus,de
bonne heure le lendemain, une espèce de toge antique et la tunique
assortie, avec ordre de m’en couvrir à l’instant, à peu près comme
l’AntinoüsouleCamille,sansconserveraucunvêtement.Jeprésumaique
la journée serait épineuse pour moi: en effet, on ne me laissa pas
longtemps dans mes réflexions et la séance commença. Les
misanthrophilesparurentavecleursvoilesdelaveille,costumequ’elles
prenaient pour les adoptions ou pour les expériences, dans lesquelles
ellesdevaientgarderl’incognito.JenepusreconnaîtrelabelleNircéqu’à
sa démarche; je la vis si incertaine, si troublée que j’augurai, dès
l’instant,quemapatienceauraitlieud’êtreexercée.
La séance s’ouvrit d’abord par des théorèmes généraux sur les
systèmes d’attaque des hommes à l’égard des femmes, sur lesmoyens
d’oppositionetde résistancede lapartde celles-ci.Tout celameparut
parfaitementcalculé,àunepetitedonnéeprèsquiymanquait,lanature!
Mais, bagatelle! Il s’agissait de l’étouffer ou la tromper, suivant ces
dames, et c’était chose facile dès qu’on avait dompté la curiosité par
l’habitudedevoiretleméprisdeschosesvues.C’estàcebutqu’ondevait
marcherparlesleçonsactuelles.
J’eusdoncordreparMlleFischerde jeterau loinma tunique. Je
l’avoue, ce qui n’aurait étépourmoi qu’un jeu, une raillerie,medevint
pénibleparlaprésencedeNircé.L’ascendantdel’innocenceestsifort,si
touchant! Il fallut néanmoins obéir, l’aiguillon
133
d’orme le fit sentir. Je jetaimesvêtementsantiques,etparusdansune
attitude peut-être préférable à mon modèle puisque la modestie y
dominait.
Tous les voiles de nos pédantes ne m’empêchèrent point de
distingueralorslevifincarnatquimontaitàleursfronts.PourNircé,ses
beauxyeuxsefermèrentpournepasserouvrirdelaséance,etl’agitation
de son sein semblait repousser une image qui troublait son esprit. «Je
voisavecplaisir,s’écriaMlleFischer,lecalmequirègnedanslasociété:
lepluspetitétonnement,lapluslégèreémotionnesesontpasmêmefait
apercevoir à l’aspect de cette nudité. Ce n’est point ici le silence du
peintredevantunmodèleacadémique:c’estl’indifférencephilosophique
et raisonnée d’une assemblée de sages. C’est ainsi qu’on marche aux
connaissances sublimes, en planant au-dessus de la matière.» Elle
recommençaalorssasatireanatomiquesurlecorpshumain.Riennefut
oublié; les raisonnements les plus bizarres furent prodigués par elle
pourprouvernotremédiocrité.Enfin,parvenueàmajambe,qu’onmefit
l’honneurde trouverbellepourmonespèce, il s’élevadesobservations
quidéterminèrent laprésidenteàexigeruneconfrontationgénérale.Le
coup de théâtre fut éblouissant, je dois l’avouer;ma position devenait
desplusdifficiles.Nircé,lesyeuxfermés,obligéedesouleverd’unemain
tremblante le bas de sa tunique, véritable voile de la pudeur, Nircé
n’étalant qu’un pied divin, indice d’une jambe céleste, produisit un cri
générald’admiration.«Quecescontourspursetdélicatssontau-dessus
desmusclescarrésetsecsdelajambemasculine!»s’écriaMlleFischer,
en relevant brusquement jusqu’au genou la tunique de
134
Nircé; la pauvre enfant poussa un cri, plaça sesmains sur ses yeux et
faillit s’évanouir. «Qu’elle est faible encore! s’écria la présidente, il est
essentielqu’elle continueàdessiner lenu, etpour lamaintenirdans la
fermeté et l’assurance nécessaires, deux sœurs de la première force
seront présentes à son étude.» J’observai que toutes s’offrirent pour
assister la néophyte et la fortifier dans sesprincipes. Laprésidente, en
louant leurzèle,enchoisitdeuxanciennes trèsénergiques,et laséance
futlevée.
Après un quart d’heure de repos, un coup d’aiguillon des
surveillantesmeditdereprendremapositiond’Antinoüs;jemereplaçai,
docilement,nepensantqu’àNircé.Elleditalorsàunedesescompagnes:
«Je n’y vois pas, cette ombre est vague, ouvrez le rideau.» Nircé les
éloigne toutes deux ainsi, et sous prétexte de mesurer un module sur
mon pied, elle trace vivement un mot au crayon, qu’elle me glisse
adroitement; elle reprendensuite sondessin,esquissedeux traitsavec
émotion et se retire avec ses compagnes. Resté seul, je m’élance sur
l’écritplacésousmonpied,j’yliscesmots:«Vousavezrougi,vousavez
eupitiédemoi.Décenceetbontéenvous,constanceetdouleurenmoi;
degrâce,arrachez-moiauxsuitesd’uneimprudence!»
La candeur, la situation pénible de cette aimable créature me
pénétrèrent d’un tendre intérêt; ce n’était pas de l’amour, mais une
admirationdouce,uneinquiétudesurlesortdecetteâmepure.Combien
je trouvai la nature, jusque dans ses erreurs, au-dessus des songes de
l’amour-propre! Quel ascendant avaient ses lois dans la bouche d’une
enfant, sur celles de l’esprit égaré de nos philosophes
135
femelles.Cet écritm’occupa longtemps;mais comment fuir?Comment
m’arracheràmeschaînes?Lesgrillesdeferdemacageétaientfortes,les
observateurs fréquents. Je comptai sur mon amie, et j’attendis qu’une
nouvelle occasion amenât l’instant de cimenter davantage notre
intelligence.
Laséances’ouvritforttardlelendemain;jepétillaisd’impatience.
Lesmisanthrophilesreparurentsansvoile.Oncommençapar la lecture
d’unmémoiredel’académiedeFlorencesurunmodederelationavecle
sexe masculin qu’elle proposait. Ce mémoire détaillait des moyens
ingénieuxetnouvellementtrouvéspourunecommunicationinvisibleet
indépendante; mais cette idée parut trop méridionale à nos
misanthrophiles, un cri général d’indignation se fit entendre, et la
proposition fut vivement repoussée et combattue par une idée plus
extraordinaire encore. Cette pièce était de la société de Berlin. Les
misanthrophiles de cette ville tonnaient avec indignation contre les
lâches apostats de Florence, qui avaient osé proposer une relation
directe. «Quelle lâcheté, quel sophisme ont pu porter nos sœurs à cet
excèsdedémence!»s’écriaitavecindignationlaprésidenteprussienne.
«Lisez, lisez,messœurs; l’abbéSpalanzani,voilànotregrandprophète,
la terreur des infidèles! Avec lui nous conservons l’ordre de l’univers
sans cesser d’être indépendantes, avec lui nous sommes la véritable
imageduTrès-Haut,quipeutcréerd’unsouffleetquirenfermetousles
germesensonsein.»
À ces mots, l’enthousiasme des misanthrophiles ne peut se
contenir; les applaudissements sont universels.
136
«Jevoisaveclajoielaplusvive,s’écrieMlleFischer,quelasociété
deBerlinaadoptémes idées,consignéesdansunmémoireque je luiai
adressérécemment.Oui,messœurs,lisezSpalanzani,etvousverrezque
ses expériences ont confirmé notre heureuse théorie 2 . – Point de
relation! point de relation avec l’homme!» s’écrient toutes nos
amazones.Ondistribuealorsdesexemplairesdu traitédephysiquedu
chaste abbé et l’installation de son buste est décrétée à l’unanimité. Je
connaissais mon physicien, je sentis le danger du projet pour moi.
L’amour et la nature en instruisirent Nircé; nous frissonnâmes, et un
regard valut pour nous le serment d’être libres. On décida que le
lendemainseferaitlapremièreexpérience.
La société de Berlin joignait à son mémoire plusieurs caisses
renfermantdesmodèlesd’amantsportatifsà laSpalanzani.Onenfitde
suitel’examendétaillé;quellefutmasurprisequandj’aperçusunefoule
demannequinsdeformeantiquemodeléssurlesApollons,lesangesde
Raphaël,etlesplusbeauxtypesanciens.Cesamantspouvaientrecevoir
une chaleur artificielle qui rendait l’illusion parfaite, et l’addition d’un
accessoire moderne pouvait produire tous les phénomènes et les
résultats de l’amour. On s’extasia sur la perfection de l’exécution. Je
comprisquetoutlesystèmedecesdamesconsistaitàpréférerunsonge
avecdesantiquesà laréalitéavec lesmodernes,etquej’étaisdestinéà
animertoutescesstatues.Onsedistribua,entirantausort,desAntinoüs,
2Onsaitquel’abbéSpalanzaniaprouvélapossibilitédecréersanslecommercedusexemasculin.
137
desCamilles,desÉnées,desPhaons,enunmotchacunesemunitdesa
poupée.Nircéseulefitunmouvementd’indignation,enrecevantundieu
du Pinde, et fut condamnée pour sa punition à dessiner le nu pendant
cettejournéeencore.Jetressaillisdejoieàcettemenace,etjecrusyvoir
mon salut. La séance fut levée, et la première expérience ajournée au
lendemain.
Qu’on jugesicetteétudem’étaitprécieuse! J’allais tomberentre
lesmainsdesbacchantes, pour êtredéchiré commeOrphée sansqu’on
eût daigné m’entendre. Les instants étaient courts; j’épiais ma jeune
artiste. Les surveillantes étaient terribles; Argus impitoyables, elles
dévoraient d’un regard ce que Nircé n’esquissait qu’en tremblant. Elle
écarte enfin les misanthrophiles, glisse adroitement un papier sous la
tuniquequi flottaitàterreenmedrapant.Unregarddereconnaissance
portamaréponseetNircéseretira.Jem’emparaiàl’instantdupapier,je
le déroulai, et y trouvai deux limes excellentes, avec ces mots:Quand
vousserezlibre,rendezàsafamilleuneinfortunéequin’apprendrajamais
àvoushaïr.Àminuit,souslevestibule.
Jeprissur-le-champmonparti. Jecoupaiadroitementunepartie
descoussinetsquicachaientheureusement le travaildema lime. Jeme
mis à l’œuvre depuis huit heures,moment du crépuscule, jusqu’à onze
heures, avec une ardeur, une activité que ma situation seule pouvait
donner.J’eusbientôtsciédeuxbarreauxcomplètement,etjemehâtaide
profiterd’uneobscuritéprofondepourlesenlever.
Jeme trouvai alorsdans la grande salle; unobstacle redoutable
était franchi, mais il fallait sortir de
138
l’amphithéâtredesséances.J’errailongtemps,indécis,autourdelaporte
fatale. J’allais employerma lime;mais la crainte du bruitme retenait:
d’ailleurs les ferrements étaient si forts, si extraordinairement parfaits,
qu’àmoinsd’unprodigejenevoyaispasdepossibilitédem’échapper.Je
melivraisàmondésespoir;minuitallaitfrapper...quandj’entendsdeux
voixderrièrelaporte.JereconnaisbientôtNircé;lecœurmebat...mais
j’entends en même temps Mlle Fischer: «Va, mon enfant, disait la
présidenteàsonélève,vachercheretramènedansmesbrastonApollon
ravissant,dontjesuisendélireetquetuosesdédaigner.N’éveillepoint
sa faible copie; elle sera assez fatiguée demain de nos épreuves. Va,
innocente néophyte de Vénus! C’est des mains de la candeur que
j’attendslavolupté.LoindemoiunfroidÉnée,unimpudentPhaon,que
le sort m’a donnés! C’est le dieu du Pinde, l’amant de Daphné qui
m’enflamme. Tu le conduiras dans notre temple en conservant une
profondeobscurité,amiedel’illusionetdesamours.»
Alorslagrandeportes’ouvre,jemecachesurlecôté;Nircéentre,
s’avanceversma loge,pourallercherchersapoupéeduParnassequiy
était restée;mais l’impatienteFischerdemeureà laporteduvestibule.
Impossibledem’échapper!Uneidéemevient;jelasaisis:jem’empare
de l’arc d’Apollon et me place dans les bras de Nircé, qui est censée
apporterunfantôme,toutentenantunedouceréalité.Nouspassionsle
seuil, nous nous voyons libres; non!... l’ardente Fischer était là! Elle
saisit ledieudeson imagination, l’arracheàNircéquipousseuncride
jalousie. Tout était perdu; le délire de la prêtresse
139
noussauva.Fortheureusementpourmoi,sonadmirationpourl’antique
la fit évanouir avant qu’elle reconnût mes imperfections modernes. Je
déposemollementmon enthousiaste sur un lit à la grecque, je prends
dans mes bras Nircé, qui s’arrachait les cheveux sans oser exhaler un
souffle;jel’emportedanslejardinetnousfuyonsàtraverslesbosquets.
Semblable à l’oiseau des champs, j’essaye mes ailes rapides en
recouvrant ma liberté; j’accélère dans l’obscurité les pas de Nircé
craintive et nous nous élançons loin de ce séjour de corruption
raisonnée.
Arrivée au premier village, Nircé eut soin de se vêtir des habits
d’homme dont elle était munie, et qui lui allaient à ravir. Nous nous
mîmesaussitôtencheminàl’aubedujour,aumilieudeschampsbaignés
de la rosée, errant à l’aventure, sans projets, sans argent, sans autre
ressourcequel’espéranceetlecourage.
Après avoir fui de l’hôpital du château de Fismahen, comment
oser reparaître au corps? Comment espérer qu’on pût croire à une
aventure aussi bizarre? Plus je méditais sur ce point, plus je sentais
l’impossibilité de le rejoindre. Je questionnai Julie deMolsheim sur ses
projets; la pauvre enfant était plus à plaindre que moi. Partie de la
maison paternelle pour aller chez une tante à Francfort, c’était là que,
pousséeparsondépit,parunehaineprématuréepourleshommes,elle
s’était laissé gagner par les émissaires féminins des misanthrophiles.
Huit jours écoulés pour son initiation, sans qu’elle fût retournée à
Francfort et qu’on eût été instruit de son sort, quoiqu’elle dût rentrer
chezsatanteaussitôtaprèssaréception,avaientjetésesparentsdanslaplus
140
mortelle inquiétude. Elle n’osait se présenter devant eux. Son père
surtoutrefusaitabsolumentdelavoir.
Dans cette perplexité, nous résolûmes cependant de fléchirMlle
Brunher,cettetanteredoutée,etdenousacheminerversFrancfort.Nous
n’eûmes pas fait deux cents pas, sur la grande route, qu’une troupe de
paysansquiserendaientà lavillenousaccueillitpardeshuées.Hélas!
notreincertitude,notreembarrasnousavaientempêchésderemarquer
mon habit d’Apollon, mon arc et un attirail burlesque bien fait pour
surprendrelesbonsvillageois.Semblableàl’amourdépité,jebrisaimon
arc;jedrapaimonmanteaud’unemanièreplusmoderne,mesvêtements
de dessous étaient ordinaires, je me trouvai présentable et nous
parvînmessansencombreàFrancfort.
JeconduisisJulieà l’hôteldesatante.Quelaffreuxcontretemps!
Elle était partie pour Molsheim depuis la nouvelle de l’absence de sa
nièce. Personne pour nous répondre qu’une vieille femme de charge
hargneuse, qui, à l’aspectde Julie et surtoutde son compagnon, fit une
grimace épouvantable, poussaun cri perçant et prit sa courseboiteuse
droit à l’hôtel, en criant: La voilà! la voilà! au ravisseur!... J’étais bien
déterminéàattendrelafindecetteaventure,sûrdedétromperlesgens
de la maison de ce prétendu rapt; Julie ne pensa pas ainsi, l’effroi la
saisit, et nous nous éloignâmes, résolus à attendre le retour de Mlle
Brunher.
Nous nous plaçâmes au faubourg d’Hanau, dans une auberge
brillante; car, dans notre position, aussi peu chargés de réflexions que
d’argent, peu importait oùnous serions gourmandés.Nous restâmes là cinq
141
jours,aprèslesquelsonvintnoussignifierdesortir,attenduqueleroide
Prussearrivaitetdevaitylogeravecsasuite,pourêtreàportéedeson
arméequifaisaitlesiègedeMayence.Onnousprésentaenmêmetemps
lacartedenotredépense,quin’allaitpasàmoinsdequaranteflorins.Je
fus consterné, Julie et moi nous regardâmes avec étonnement, puis
passant par toutes les nuances de l’étourderie, nous finîmes par partir
ensemble d’un bruyant éclat de rire de l’excès de notre embarras, et
déconcertâmes ainsi un grand marmiton hessois et niais qui attendait
notreargent.Résignésàtout,noustrouvâmesqu’ilvalaitmieuxrireque
pleurer;jedisdoncgravementaumarmiton:«QueledieuduParnasse
ne payait point; et que lorsque chassé sur la Terre il fut reçu chez
Admète, on ne lui présenta pas la carte; mais qu’il la fit perdre au
contraireàsesfilles.»LebonHessoisouvraitd’étonnementunebouche
àavalertoutlerepas,Julieriaitetparaitlesbottesquelepauvregarçon
lui portait sans cesse avec son rouleau de papier. Celui-ci, impatienté,
descend enfin et nousnous serrâmes en attendant l’oragequi grondait
danslesflancsdeJupiter.
Ce dieu ne tarda pas à paraître. M. Grimm, soutenu par deux
marmitons de troisième classe, se fit entendre sur l’escalier qui pliait
soussonpoids.Sonventremenaçantpassaparlaportelongtempsavant
salargeface,qui,saupoudréeàlaneige,composéed’unfrontrouge,d’un
gros nez bleu, de lèvres cramoisies et d’un menton orange, ne
ressemblait pasmal à l’arc-en-ciel.Messir feut-ilpayirenfin, cria-t-il du
fond de son ventre. «Papa, lui répondis-je en caressant cette tonne
énorme à l’endroit d’où partait
142
lavoix,jesuisprêtàvouspayerquand...j’auraidel’argent.Enattendant
voici un billet de quarante florins sur le gouvernement russe qui se
chargedefairevaloirmonbien:envoiciun,desixmoisdepaye,surSa
Majestél’empereur;choisissez,lesbanquierssontbons.–Tartefle!cria
l’énormeGrimm,v’laleroidePrisse!allécherchélegarde!»Lescourriers
du roi Guillaume se faisaient déjà entendre dans les cours, je vis qu’il
fallaitenfinir.J’offrisdoncaujuifGrimmmonmanteaud’Apollon,dontla
broderieluigarantissaitau-delàdecettesomme.Ilfitquelquesfaçonset
finit par dépouiller le dieu du Pinde. Nous sortîmes de l’Aigle rouge,
après nous être dépouillés de notre divinité et de notre dernière
ressource.
Nous nous croyions alors libres aumoins de diriger nos pas où
nousvoulions;hélas!noustrouvâmesà laportede l’hôtelunordredu
magistratpournousrendreàl’hôteldeville.Lapoliceétaitterriblealors
àFrancfort, et lesnomsétrangers tellement redoutés, dequelqueparti
qu’ils fussent, qu’on ne pouvait obtenir, sans une fortune constatée, la
permission de séjourner dans une ville. On nous reçut comme deux
étourdis, et un commissaire impérial me signifia que j’eusse à rentrer
danslescorpsfrancs,dontjeparaissaisdéserteurd’aprèsmespapiers.Je
choisis celui de Giulai, et j’engageai Julie à se cacher pour éviter cette
contraintehorrible,oubienàdéclarersonsexe;maisc’estalorsque je
reconnussoncaractère;elleentradansleplusviolentdésespoiràcette
seule proposition et me déclara qu’elle me suivrait partout, quelques
effortsquejefisse.Ilfallutdonccéderetluivoirprendrel’habithongrois.
On nous présenta chez le commissaire impérial; notre signalement fut
143
levé, et nous fûmes conduits à la caserne: c’est là que de cruelles
épreuvesattendaientlapauvreJuliedeMolsheim!
Àcesmots, lavoituredenotrehéroïnese trouvaarrêtéepar les
blocsderochersquiont roulédepuisdessièclesduhautdesmontsde
Molsheim. Il fallut la laisser à la ferme pour gagner, à pied, par divers
sentiers, les murs du parc. Ils avaient encore une demi-lieue à faire.
Pauliskadésiraitardemmentdeconnaîtrel’issuedecetteaventure;elle
suppliaErnestd’acheversonrécit,etillerepritdelamanièresuivante.
144
145
SECONDEPARTIE
Suitedel’histoired‘Ernest’Pradislas
Enrôlés dans le corps franc de Giulai, on nous conduisit au dépôt
stationné àHerdorf. L’air déterminéde Julie qui semblait n’exister que
par moi ne contribua pas peu avec sa taille élancée et avantageuse à
donner le change. Je lui représentai en vain pour la dernière fois les
dangersauxquelselles’exposait;toutfutinutile.Ilestdesimaginations
contrelesquellesilnefautpaslutter:jemebornaipourl’instantàtâcher
d’améliorerlesortdemonamie,etàl’espoirdel’yarracherparlasuite.
Nousfûmesrendusauquartieràlapointedujour,présentésaucapitaine
chef du dépôt, et de là renvoyés à Trench, caporal chargé de notre
installation.
Trench était un Hongrois à la face verte, au nez écrasé, à l’œil
d’encreombragédesourcilsépais.Cettebellefigureétaitsurmontéed’un
front de la largeur d’un doigt, carré et terminé par des crins huileux
146
quiallaienttousseréunirenunénormefaisceaunoirquiprenaitlenom
de queue. Trench grinça des dents, en croyant sourire pour nous faire
accueil.«PetitPolone,biencholi,tousdeux»,dit-ilenmordantsonpoing
etagitantsacanneavecjoie.IlmeparutqueTrenchavaitungoûtdécidé
pour caresser les épaules polonaises, et je vis que ce rustre nous
préparait de la tablature. «Venir aumaccazzin habillir», dit-il en nous
poussant par le dos, et il nous introduisit alors dans une vaste salle
humide, remplie de tablettes couvertes d’habits, vestes, pantalons,
bottinesdetoutescouleursetquinousparurentavoirétéportés.
Nous témoignions de la répugnance à endosser un pareil
uniforme.«PetitPolonetélicat»,ditlecaporalennousfaisantasseoirsur
descaisses.«Allonshabillir»reprit-ild’unevoixterrible.Ilnousdélivra
alors à chacun un habit-veste vert, taché et presque en morceaux, un
pantalonrougerâpé,dudoublepluslongetpluslargequ’ilnefallait,des
bottinesmoisies,àdemiuséesetunpetitcasquedecuirpestiféré.Nous
nousregardonsJulieetmoientémoignantdel’aversion;maisilfallaitse
résigner. Nous nous hâtons de nous vêtir, pendant que Trench fumait
gravement sapipe, et nous achevions cettepénible toilette, lorsque, en
enfilantlamanchedemonhabit,jefaissortirunlambeaudechemisede
mon prédécesseur et passemes doigts par des trous de balles. De son
côté,Juliepousseuncrid’horreurenentrantsabottineet,larejetantau
loin,enfaitsortirunpiedquiyétaitresté.«Ah!ah!petitPolonetélicat»,
s’écrieaussitôtTrenchenriantauxéclatsetmontrantdeuxrangéesde
dents qui semblaient faire le tour de sa tête; «li être trôle!
147
Lebouletemportelechambeetlaisselepiede...»et ilcontinued’étouffer
de rire. Ce trait suffit pour peindre la férocité de cette soldatesque, et
c’estavecdetelsêtresquenousétionscondamnésàvivre!
Julie faillit s’évanouir de l’impression pénible que lui causa cet
incident;mais, jetant un regard surmoi, elle parut reprendre courage.
Trench, en s’extasiant toujours et riant du boulet qui laisse le piede,
daigneenfinchoisiràJulieuneautrepairedechaussures:nousachevons
notre toilette grotesque, et nous voilà volontaires de Giulai par
l’uniforme.
Ilfallutprocéderensuiteàlacoiffureaprèsavoirétéconduitsàla
chambrée; la mienne fut bientôt prête, mes cheveux, presque rasés
depuis ma blessure, me rendaient toute préparation fort indifférente.
MaisJulie!... Julie,douéedesplusbeauxcheveuxblondsdel’Allemagne,
se vit entre les mains d’un perruquier, recrue hongroise, qui dans un
instant,malgré ses pleurs, taille, rogne, rassemble tous ses cheveux en
uneseulemasse,goudronneledessusavecunmasticnoirépouvantable,
relieenplombdeuxtressesdoréessursesoreillesetenfoncesurletout,
d’uncoupdemainbrusque,unpetitcasquequines’arrêtequ’aujolinez
aquilindujeunesoldat.
Le soir, nouvelle épreuve plus pénible pour le coucher. Je vis
l’instant où mon pauvre compagnon devenait le camarade de lit d’un
vieuxcosaqueprèsduquel lecaporalTrencheûtétéunAdonis. Juliene
put résister à cette crainte; son cœur se soulevait à la seule idée de
respirer le même air que ce rustre. Je ne sais quelle heureuse étoile
permitquecevieuxcosaquese trouvâtportersousdesdehorshideuxune
148
âmegénéreuseetloyale; ils’amusauninstantdenotrefrayeur,puisfit
observeràTrenchlapossibilitédenousdonnerunlitvidequisetrouvait
dans la chambrée. Le terrible caporal fronça ses sourcils ombrageux,
mais il fut forcé de condescendre à la proposition. Nous devions un
remerciement russe à ce bon vieux camarade et lui versâmes
abondamment lachenickdansunrepasquenous luidonnâmes; il jura
sur samoustachequ’ildevenaitnotreprotecteur, s’enivrapournous le
prouver,puis,s’animantpardegrés,ilchantacettecomplainterussequi
terminalefestin.
PLAINTED’UNEFEMMERUSSE
Chansoncosaque
MiencœurgrandementlâcheQuandtoifuirOniskoi:JamaistondurmoustacheApprochirboucheàmoi;Maisdequoiplusmefâche,Tendrecaressemefait-on?Jamaisuncoup(bis)...debâtonPon!pon!pon!(imitationdescoupsqu’onluidonne)Plaisirbeaucoupextrême,Sentirenfinqu’ilm’aime!Toitraîneau,toifourrure,Tenirtoutd’Oniskoi;Lachenicklapluspure
149
Versirtoujoursàtoi:Pourmonmerci,parjure!Tendrecaressemefait-on?Jamaisuncoup(bis)...debâtonPon!pon!pon!(idem)PlaisirbeaucoupextrêmeSentirenfinqu’ilm’aime!MaisdéjàbrasselasseÀfrapperOniskoi;Detamainquej’embrasseNoircirpeaublancheàmoi.BienmériterlagrâceSuissageetdouce,unvraimouton!Encoreuncoup(bis)...debâtonPon!pon!pon!(plusfort)PlaisirbeaucoupextrêmeSentirenfinqu’ilm’aime!
Nous rîmes du goût bizarre des femmes russes et, après avoir
enivrénotrevieuxprotecteur,nousregagnâmeslachambrée.
C’est ici l’instant, ma chère amie, de proclamer hautement
l’innocence entière de Julie; elle était si complète que, ne voyant dans
toutcelaqueleplaisird’êtreauprèsdesonami,aucunealarme,aucune
crainte ne troublèrent les témoignages d’une confiance entière et d’un
abandonsansréserve.Jenedisconviendraipointdel’impressionquedut
produire sur moi, à vingt-deux ans, la proximité si grande d’un être
charmant.Vingtfois,j’enrougis,monamie,dansl’égarementd’unsonge
ou d’un réveil agité par l’effervescence des sens, je fus prêt à
150
m’égarer; mais toujours l’innocente réserve de Julie, toujours votre
souvenir, et surtout la certitude que je doublais son malheur en
l’éclairant,m’arrêtèrent. J’employai les instants d’insomnie à persuader
cette infortunée de retourner à Molsheim et d’abandonner un
malheureux transfuge qui n’avait d’autre espoir que celui de périr au
champdebataille;jeluirappelaique,seulrejetondesafamille,riche,et
sous une aurore aussi brillante, elle ne pouvait que se perdre sansme
sauver;maisjen’obtenaispourréponsequedeslarmesetl’évidenceque
cetêtretouchantetromanesqueidentifiaitsavieaveclamienne.
Unmoissepassadansunevieuniformeetpresquesupportable,
aux instantsd’exerciceprès,où Julie, accabléedupoidsd’unecarabine,
succombaitsouslesbourradesdel’infernalTrench.Unjour,nepouvant
résisteràl’indignationquejeressentaisdevoirmaltraiterunêtreaussi
délicat, je m’emportai contre le terrible caporal; cent coups de bâton
furentmarécompenseetilsemblaitquelemauditHongroisprîtplaisir,
en connaissant l’aversion polonaise pour tous châtiments corporels, à
redoublerlavigueurdesonbras.Julieheureusementnesetrouvapoint
présenteàcettescène,carellesefûttrahieinévitablement.
Ces épreuves journalières cessèrent enfin pour faire place à des
craintesplusgraves.LesiègedeMayencerésolu,lecorpsfrancdeGiulai
fut destiné à former avec les corps de troupes cantonnés près de
Francfort les lignes de circonvallation, pendant que l’arméeprussienne
s’employait principalement aux travaux du siège. Les volontaires de
Giulaieurentordredepartirsousvingt-quatreheurespourlesenvirons
deMarienbornoùnousdevionscamper.
151
Le roi de Prusse, qui présidait au siège, établit son quartier
généralàMarienborn.LecorpsfrancdeGiulaiétaitplacéentrecevillage
et les lignes, comme troupe d’observation et vedette pour la sûreté du
prince royal. Postés sur une hauteur, nous avions tout le spectacle du
siègeterriblequivenaitdecommencer.LevillagedeKostheim,situéprès
de nous, poste important et que les Français conservaient avec
opiniâtreté,futprisetrepriscinqfoissousnosyeux.Ladernièreattaque
pour l’emporter fut si vive, ainsi que la défense, que tous les corps à
portéeeurentordrede s’avancer rapidementpour soutenir les troupes
prussiennes.Habituéaufeu,tenantpeuàlavie,jemarchaisaveccalmeet
intrépidité;maisc’était lepremierpasde Julievers lamort, lepremier
pasdeJulieheureuseetaimante,etjedusenavoirpitié.
Jejetailesyeuxsurmajeuneamie;nulleterreurn’étaitpeintesur
son visage: un air ferme et décidé contrastait avec les idées que je
m’étais formées. Ses regards sans cesse fixés sur moi me prouvaient
qu’ellenecraignaitpaspourelle.Cependantnousavancionsencolonne
serrée, le canon grondait et faisait dans nos rangs un ravage
épouvantable. À chaque coup les yeux de Julie volaient sur moi, me
parcouraient d’un trait, et semblaient, en la rassurant, la rendre
absolumentindifférentesursonsort.
Nous arrivâmes bientôt aux premières redoutes et l’action
s’engageaparunfeudemousqueterietrèsvif.L’espècededésordredes
corpsfrancs,placésentirailleurs,nemepermitpasdevoird’abordque
Julie n’était point à son rang; bientôt les cris du terrible Trenchm’en
firentapercevoir.L’infortunées’étaitjetéedevantmoi,quoiquecenefûtpassa
152
place, et là, aumilieud’unegrêledeballes, touteà son inquiétude, elle
faisait le geste de charger sa carabine, sans s’apercevoir que sa seule
attention, ses seuls mouvements tendaient à me servir de bouclier.
Trench,leterribleTrench,aussicalmeaumilieudecetteboucheriequ’à
table,vintbientôtlatirerdesonillusionparcentcoupsdecanne.Jefus
indignédecettecruauté;vingt fois, je faillisdirigermacarabinesurce
tigreplutôtque sur les chasseursquinousétaientopposés.Le tumulte
me favorisait;mais lemal tenait à l’espèceplutôt qu’à l’individu. Je ne
prévisquemalheursenmevengeantetj’ajournaimafureur.
Aprèsunedemi-heureducombat leplusvif, combatdans lequel
nous perdîmes plus de trois cents hommes, Kostheim fut emporté; la
retraite de l’ennemi se fit en assez bon ordre sur Mayence, nous
entrâmesdans lesruinesduvillageetnousypassâmes lanuitsous les
armessansavoirrienprisdepuis15heures.
À la pointe du jour nous reçûmes des vivres et l’eau-de-vie,
breuvagefortinutilepourlapauvreJulie,etl’ordred’attaquerlaredoute
duMain. C’est à ce point difficile que nousmarchâmes avec vivacité à
cinq heures du matin. L’attaque fut impétueuse, la défense vive et
constante; à la fin, notre supériorité (car la redoute ne renfermait pas
plusdedeuxcentshommes)décidadelavictoire.Mais,tandisquenous
franchissionslesfossésetpénétrionsdetoutespartsdansl’ouvrage,un
fracas épouvantable surprend tout à coup, bouleverse, enlève dans les
airsunepartiedesassaillants.Uneatmosphèredesoufrenoussuffoque,
la terre ébranlée, entrouverte, vomit ses
153
entraillesdefeujusquesauxcieuxetsoudainrappelleetengloutitenson
seinmilleinfortunésqu’elleyavaitlancés.Unemineeffroyableemporta
lamoitiéducorpsdeGiulai.Jenesaisparquelmiraclejemetrouvai,moi
sixième,surlaplage,vivantaumilieudesmonceauxdeterreetdescorps
enfouis.
Revenuàmoi,jecherchaiJulie,donnantdeslarmesàsonamitié,à
son trépas dont j’étais la cause innocente. Je m’égarais en vain, je
désespérais de son sort, lorsqu’unemainhors de terre, tenant quelque
chose de noir, frappe mes regards; les doigts s’agitaient et, par un
mouvement convulsif, annonçaient que la victime existait encore. Quel
fut mon saisissement en reconnaissant un nœud de mes cheveux que
Juliem’avaitdemandélorsdenotreentréeaucorps! Jenedoutaipoint
alorsdesonmalheur.Jem’élanceàterre;mabaïonnette,monsabre,mes
mains sont trop lents pour mon ardeur; heureusement la terre si
fraîchement remuée ne résiste point, je l’entrouvre et parviens jusqu’à
l’infortunéequejereconnaisalorspresquedéfiguréeetdansl’étatleplus
déchirant.
Je l’avoue, je fus pénétré de douleur. Cette innocente créature,
attachée à mes pas par un amour dont elle-même ignorait le but, et
entraînéeparunepassion involontaire, succombait àdix-huit ans, avec
touteslesgrâces,touslesattraitsdelabeautéparfaiteetdelacandeur.
J’essayai de la ranimer; vains efforts! Je ne perdis pourtant pas toute
espérance.Jelaportaijusqu’àunchariotdeblessésoùjelaplaçaietsur
lequeljemontaimoi-même,ayantunelégèrecontusionàlacuissedontje
nem’étaispasaperçu.Qu’on jugeceque jedussouffrirpendantuneroute
154
de trois lieues, ayant sous les yeux le corps de la malheureuse Julie!
épiantdans ses traits défigurés, sur sabouchedécoloréeun soupir qui
annonçâtsonretouràlavie!ayantàluttercontrelabarbarieducaporal
Trench qui, escortant le chariot, s’écriait sans cesse en secouant cette
infortunée:Liêtremort!gétirdanlefossé!
Ces mots terribles me faisaient frémir; je m’opposai de toutes
mesforcesàcettecruautéinouïe;enfinlebarbare,lasdemonopposition
etvoulantmontersurlechariot,s’écria:Place!liêtremort!gétirdanle
fossé!etsoudainilsemitendevoird’exécutercettemenace,lorsquetout
àcouplamaindeJulie,qu’iltiraitàlui,secrispantetlesaisissantparles
cheveux, le terribleTrenchsi fatalauxvivantsrestastupéfaitet terrifié
parcegesteinattendu.Cemouvementmedonnadel’espérance,j’essayai
quelques fortifiants qui réussirent, et Julie, revenant par degrés de son
étouffement,me fut rendueaumomentoùnousentrionsàMarienborn
danslacourdel’hôpital.
Ma jeune amie était bien accablée quoique sans blessures, sans
contusions; mais la seule idée qu’il fallait partager le lit de quelque
blessé lui rendit toute son énergie. Julie resta donc dans la salle de la
visitesansvouloirsecoucher;ellepassalàunejournéeentièreavecde
très légers aliments etde lapaille. Elle réclama sa sortiedès le second
jour,quoiquetrèsfaibleencore,etmefutrenduelelendemain.
Je la conduisis au quartier, elle avait peine à se soutenir, ayant
dissimuléunepartiedesessouffrances,mais la joieétaitdanssonâme
denemepointquitter;etc’estdanscestransportsdesapartquenous
cheminâmes à pas lents jusqu’à mi-route de
155
Blenheim. Là, nous nous arrêtâmes à une ferme, car Julie mourait de
lassitude. Elle y prenait quelques rafraîchissements, lorsqu’en
s’approchantparhasardd’unmorceaudeglacesuspenduàlacheminée,
jel’entendistoutàcouppousseruncrieffrayantetlavistomberpresque
sans connaissance, en disant entre ses lèvres: je suis défigurée; il ne
m’aimera jamais! En effet, cette malheureuse fille avait eu le visage
tellement maltraité par la poudre des mines, que sa peau en était
sensiblementnoircie,sestraitsbouffisetsonaspecteffrayant.Jeparvins
à la ranimer, en écartant ces villageois qui ne pouvaient concevoir cet
excès de sensibilité dans un soldat pour sa figure et je redoublai de
témoignages d’amitié pour rassurer cette intéressante fille, en lui
persuadant que cet accident ne serait que passager. Elle fut longtemps
inconsolable. «Vous ne voyez pasmon cœur,me disait l’infortunée, et
mestraitsfonthorreur.»Lecroirait-on?Cequelabeautéparfaiten’avait
pu produire, la pitié, l’intérêt, la reconnaissance au dernier degré
l’opérèrent!Jefustouchédetantdepreuvesd’attachement,etressentis
unintérêtmoinsvifquel’amourpeut-être,maisplustendrequel’amitié.
Nous poursuivîmes notre route; nous nous rendions au corps
lentement et connaissant peu les chemins du pays. Arrivés sur une
hauteur,nous jetâmes lesyeuxsur lacampagnepourreconnaîtrenotre
direction;jecrusdevoirmeportersurladroitepourgagnerBlenheim,et
nous nous acheminâmes de ce côté. Nous n’eûmes pas fait une demi-
lieue, qu’une patrouille de hussards parut derrière nous, à une grande
distance, mais ayant l’air de nous poursuivre.
156
Nous fûmes consternés par cette vue, surtout quand nous reconnûmes
que nous passions la limite du pays deHesse et que nous en vîmes le
poteau.Lafrayeurnoussaisit.Julieavaitsonbilletd’hôpital,elleétaiten
règle,maismoi,entraînéparlaseulegénérosité,quellespiècesavais-jeà
produire? Julie, pansée au bras, à la tête, avait tout l’air d’un
convalescent:elleexigeaaussitôtquejeprissesonbilletetsecachadans
un bois voisin. Je voulus m’opposer en vain à cet arrangement; elle
m’objecta avec tant d’adresse que l’évidence de sa blessure la
garantissait, tandis que rien ne pourraitme sauver si j’étais saisi, qu’à
demipersuadé,presséparlavuedeshussardsquiétaientprèsdenous,
l’éloignement de Julie qui s’était déjà cachée dans des touffes de
châtaigniers,jelaissaiarriversurmoilapatrouille.
Je vis bientôt à l’air du brigadier qu’on avait cru courir sur des
déserteurs. Je montrai mon billet qui parut le satisfaire et on détacha
deuxhussardspourmeconduireauquartier.Jen’euspasfaitdeuxcents
pas que j’aperçus avec douleur que les autres battaient le bois pour
trouverlapauvreJulie. Jevoulusalorsmerécriercontrecetteerreuret
les détromper, mais j’avais affaire à des Hongrois, c’est-à-dire à des
hommesextrêmementdurs.Il fallutavancerrapidementetplongédans
la plus horrible incertitude jusqu’à Blenheim. Là, je fus consigné pour
m’êtretrompéderoute.Envainjequestionnaipendanttroisjourspour
avoirdesnouvellesdemonmalheureuxcompagnon;nulleréponse,nul
indice...Enfinjefusmisenlibertélequatrièmejour,etdusparaîtresous
lesdrapeauxàmidisurlagrandeplaceaveclatroupe.
157
Cen’étaitpasjourderevueducommissaireimpérial;jeprésumai
que,leprinceroyalpassant,onsemettaitenparade,jemerendisdoncà
monposte.Nousyrestâmesdeuxheuressouslesarmes.Unairsombre
et farouche répandu sur les visages m’inquiétait, mais je n’en pouvais
deviner la cause. Je n’osais proférer un mot. J’observai seulement que
Trench semblait rayonner de joie et guetter l’instant deme trouver en
faute: je ne lui donnai point cette satisfaction. Cependant, ne pouvant
résisteràmonincertitude,j’allaisjeterunregardsurlepelotonoùdevait
être Julie, lorsqu’unroulementgénéralannonceunsilence,unadjudant
litunpapierdontpersonnen’entendlecontenu;bientôtondistribuedes
baguettes,etjesuissaisicommed’uncoupdefoudredecetteexécution
inattendue.
Onnous formebientôt surdeuxhaies, l’extrémité s’entrouvreet
nousmontreunvolontairedeGiulaiqu’ondégrade;soncasqueestsur
sesyeux,sacontenanceferme,quoiqu’ilsoitdepetitestature.Jefrémis!
Onledéshabillejusqu’àlaceintureetj’aiàpeineletemps,presséparun
pressentiment cruel, de m’écrier: «Dieux! Julie! barbares! arrêtez!
c’estmoiquisuiscoupable...»qu’uncrigénéralannoncequesonsexeest
reconnu. L’étonnement, l’intérêt sont universels; le général Latour est
avertisur-le-champetserendsurlaplaceavecleprinceLouisdePrusse.
Julie,quoiquetimide,expliqueavecénergieetcandeurparquelincident
ellesetrouvecompromiseetledésirqu’elleavaitdesauveràsonamiun
châtimentpeumérité.L’attendrissement,lasurprisepénètrenttouslescœurs,
leprinceroyaldemandesaliberté,quiétaitdéjàassurée,etlegénéralLatour,
158
apprenantmonnom,yjointlamienne,avecpromessed’unelieutenance
danslapremièrelégion.
Nous fûmes conduits alors à l’hôtel du général Latour auquel je
montraimespapiers: lerécitdemesaventures le frappa, l’intéressa,et
j’enreçusàl’instantdestémoignages.Sijen’eusseétépénétrédejoieen
voyant lamalheureuse Julie délivrée, je pourraism’arrêter à décrire la
figure de Trench, voyant échapper ses victimes;mais tout entiers à la
surprise, à l’ivresse, nous ne perdîmes pas un instant et comblés des
regretsdelaplupartdesassistantsnousprîmesaussitôtnotreroutepar
leTyrol,aveccinquanteducatsqueleprinceroyalnousfitcompter.
Munis d’excellents passeports du prince, nous marchâmes en
sûreté,maischangeâmesbientôtdeprojets,d’aprèsl’effroideJuliesurla
réceptionqu’elleattendaitdesonpère.Nous jugeâmesplusconvenable
deretourneràFrancfortoùnouspouvionsrestersanscraintealors,etde
solliciterprèsdelatantedeJulieunpardonqu’elleseulepouvaitobtenir
parsonascendantsursonfrère.Maiscommentmeprésenterchezcette
tante? En vain je proposai de me tenir au faubourg d’Hanau, Julie, la
tendreJulie,seraitmortedelaseuleidéedes’éloignerdemoi.
J’avais vingt-deux ans, point de barbe, un teint rosé, une taille
svelte; c’en fut assez pour nous faire concevoir le projet le plus
romanesque.Notreplanfutdressédesuite:jedevaisjouerlerôled’une
amie égarée, comme Julie, par le système bizarre desmisanthrophiles,
revenuedesonerreuret ramenéeà la raisonparsesconseils.Dès lors
plus de difficulté d’avoir accès chez cette tante jusqu’à ce qu’on eût
159
écritàmafamilleirritée,etjerestaisansscrupuleavecmonamiejusqu’à
sonraccommodementavecsonpère.
Ceplandressé,jemepourvusd’habitsanaloguesàmondesseinet
Julie reprit ceuxde son sexe. C’est ainsi quenousnousprésentâmes le
troisième jour à Francfort, chez Mlle Brunher. Elle était de retour de
Molsheim depuis unmois. On nous introduisit aprèsmille précautions
dansunappartementgothique,etprèsd’unefemmedecinquanteansà
peuprès,ayantdurougejusqu’àlapointedescheveux,àdemiaveugleet
faisant,àcequ’ellecroyait,delatapisserie.
Àcôtéd’elle,unabbédumêmeâgeenviron,àlafaceblême,àl’œil
faux,faisaitunelecturepieuse.
Ce travail important fut interrompu par notre introduction. On
juge du pathétique de la scène. L’abbé s’éloigna par discrétion et tous
deux aux genoux de cette bonne tante, nous protestâmes de notre
innocence et de notre retour sincère à la vertu. Julie raconta ses
aventures guerrières, montra sa lettre du prince; c’en fut assez pour
pénétrerdejoieladévoteMlleBrunher,àlaquelleonexposaensuitemes
malheursavecunpathétiqueàarracherleslarmes.
Labonnetantes’opposalongtempsàl’idéedem’admettre;enfin
il futdécidéque jeresteraisdans lamaison jusqu’àcequemesparents
courroucés fussent apaisés. Elle nous annonça d’ailleurs qu’étant dans
unemaison régulière et à peu près conventuelle nous eussions à nous
préparer,d’aprèsnotreviepassée,àuneconfessiongénéraleauprèsde
l’abbéParent.
«C’estunsainthomme,nousditMlleBrunher,quia fui lepaysdes
idolâtrespourhabiterlaTerrepromise;unpieuxabbéfrançaisquiatoutema
160
confiance et mérite la vôtre.» Nous protestâmes d’une soumission
entière au saint directeur, et nous eûmes ce jour même l’honneur de
dîneraveclui.
Jecrusremarquerquelapieusetournuredel’abbéParentn’était
pointhypocrisie,etyreconnaîtrelestraitsdelavéritabledévotion,d’un
cynismepuretsacré.Jenem’arrêtaipointd’abordàcesidées,maiselles
netardèrentpasàs’éclaircir.Chaquejourledévotpersonnagefaisaitune
lectureédifianteàmatante(carc’estainsiquejeduslanommerd’après
nos conventions). Julie commençait à reprendre son teint et unepartie
des agréments de sa figure. Cet heureux changement ne pouvait que
détruire nos précautions, d’après l’ascendant qu’avait l’abbé Parent
auprès de ma tante. Cependant nous prîmes tant de soins pour la
maintenirdanssonerreurquenousycrûmesentièrementnous-mêmes
d’aprèslestémoignagesjournaliersquel’abbéparaissaitluiendonner.
Tous les soirs nous avions lecture, prière et conférences, dans
lesquelleslenouveauclergédeFranceétaittraitéfraternellementparle
bon fugitif, mais ses sarcasmes étaient si dévotement enveloppés des
motsdecharité,retourdebrebiségaréesetconversiondupécheur,que
ce fiel sucré paraissait être plutôt l’enthousiasme de l’homme de Dieu
qu’uneanimositéd’état.
Àlasuitedeplusieursconférences,ilfutarrêtéque,d’aprèsnotre
recueillement suivi, nous étions en état d’approcher du sacrement de
pénitence.Jeduscommencer,etjel’avoue,j’étaispeudévot,peudisposéà
mejeterauxgenouxdupèreParent.Néanmoinsmapositionm’yforçait,et
c’estlelendemainmêmequejefusprévenudemeprésenterausainttribunal.
161
Je me rendis donc dans la chambre du père. Je le trouvai assis
dans un grand fauteuil de cuir, revêtu de son surplis, d’un air de
componctionàpénétrer,etlesmainssursonvisage...«Approchez,mon
enfant,me dit-il en levant les yeux au ciel, et commencez...» J’ignorais
absolumentlesprièresd’usage; lesréfugiéspolonaisn’étaientpasforts
surlesformulesd’Église.J’essayaicependantdemarmotterlespremiers
motsusitéset j’enchantailepèrequiparaissaitaussiempresséquemoi
d’enveniràl’énumérationdespeccadilles.
Aprèsquelquesaveuxgénérauxetlanomenclaturedeserreursde
l’âge,lepèreentraenmatière.«Expliquez-moi,machèreenfant,medit-
il,cequec’estquecettesecteabominabledesmisanthrophilesdontvous
sortezetquivousavaitenlevéeaubercailduSeigneur.» Je luidétaillai
alorslespréventions,lessophismesdelasecteetsurtoutlevœuformel
derompretoutecommunicationphysiqueaveclegenremasculin.«Avec
des Français, à la bonne heure! s’écria-t-il, ils ont renoncé au nom
d’homme,maisavecl’espèce,lesconciless’yopposent...»etàlasuitede
sonassertion ilentassepourautoritéssaintAugustin, tous lesPèresde
l’Église...Endéclamantainsi,ilm’enveloppaitlatêtedesonsurpliset,sa
joue placée contre lamienne, il se déchaînait avec violence contre nos
erreurs, en reprenantde tempsen temps: «Pardon,ma chère sœur, le
Cielm’afrappédesurditépourmesfautes,mestrèsgrandesfautes,etje
suisobligédem’approcherdemesouailles.»
Suffoqué par l’haleine monacale, j’essayai en vain de m’éloigner: le
mauditsurplism’enveloppaitdeplusenplus;enfin,nerésistantplusàl’odeur,à
162
l’étouffement, jeme lève,medébatsdanscesurplisetdans lesbrasdu
saint homme qui se décide enfin à lâcher prise, en me donnant la
bénédiction avec un air d’embarras qui dût m’éclairer. Il dissimula
néanmoins,repritsonairsévère,etjen’euslapromessed’uneabsolution
quepourlasecondeconfessionetaprèsdespénitences,desmacérations,
auxquellesj’eusordredemedisposer.
Le soir, Mlle Brunher nous prépara au jeûne d’usage et nous
eûmes une collation délicate. Julie dut passer au confessionnal le
lendemain;jetremblaisqu’ellenesetrahîtparsanaïveté.Jeluifisdonc
sa leçon, et l’engageai à ne pas passer d’un mot la nomenclature des
péchésqu’elledevaitavouer. J’eussoind’écouterà travers laporteune
partie de ses aveux et j’eus la satisfaction de voir l’erreur du père
complèteparlanaturedesesquestions.Ons’informaducouventoùelle
avaitétéélevée,ducaractèreetdel’ordredesprofesses:onquestionna
beaucoupsurl’espècedechâtimentscorporelsusitésdanscettemaison,
etjeremarquaiqu’ons’appesantissaitbeaucoupsurundeceschâtiments
dontlepèresoutenaitlanécessitépourl’humiliationetlamacération.
Après huit jours d’épreuves et de mortifications, nous fûmes
jugéesdignesd’êtreadmisesauxpénitencesdenotretante,etcefutavec
unegravitéextrêmequelepèreParentnousl’annonça.
Nous fûmes introduites le soirdans le cabinetdeMlleBrunher;
nous la trouvâmes sur un prie-dieu, absorbée dans sesméditations. Le
pèreParentétaitàgenoux,parterre,devantuneimagedelaVierged’une
beauté parfaite. Aux côtés du prie-dieu étaient
163
suspendus des fouets à manche d’ébène, ornés de petits camées
représentantlesPèresdudésertdansleursmortifications.Auprèsd’eux
uncilicedecrinétaitattachéàlamuraille.Nousnousmîmesàgenoux;
alors lepèrepréludaparuneprière ferventeet énergique, enappelant
lesdouleursenexpiationdesesfautes;puis,toutàcoup,commefrappé
d’unvertige,semblableauxbrahmes inspirés, ilse lèveenentonnant le
Miserere, jettehabit,perruque,vesteet sedépouille jusqu’à la ceinture,
en poussant des soupirs plaintifs, et élevant ses regards au ciel:
«Frappez,messœurs,frappezunpécheur»,s’écria-t-ilenredoublantde
chaleuretnousdonnantàchacuneundesfouetsmystérieux.
La bonne Mlle Brunher frappait bénignement et à chaque coup
marmottait une oraison. Le père trépignait d’impatience en répétant, à
hautevoix,lesversetsdupsaume.«Plusfort!plusfort!»s’écriait-ilavec
rage, en s’adressant à nous: «frappez, anges d’Héliodore, frappez de
vergesunimpiecommelui.»Sonvisage,pâleentouttemps,secouvrait
alorsd’unerougeurbrûlante,ilseprécipitaitau-devantdenoscoups,ses
yeux enivrés semblaient aspirer au ciel. Julie et moi, nous frappions à
souhaitetnosbrascommençaientàsefatiguer, lorsque,parunbienfait
de la pénitence sans doute, l’abbé tomba sur le parquet, tremblant de
toussesmembres,dansunétatd’ivresseévident, et s’écriant: «Leciel
me pardonne,mes sœurs, unemain de feum’inscrit au livre de vie. Je
ressensl’avant-goûtdesjouissancescélestes!»
Jem’arrachaidesbrasdecedémoniaquependantque lapauvretante
s’extasiaitsurleseffetsdelapénitenceetpréparaitausainthommeleconsommé
164
qu’elle était dans l’usage de lui faire prendre après ses mortifications.
L’instantdefureurpassé,lepèreParentserhabillapièceàpièce,lesyeux
baissés, avecun aird’humiliationprofonde, disantuneprière à chaque
vêtementqu’ilplaçait;puis,nousdonnantsabénédiction,ilpassadansla
salleàmangerpourseréconforter.
Ces scènes se renouvelèrent plusieurs fois avant que j’eusse
acquisassezdecréditdanslamaisonpourinstruirenotretantedemes
soupçons à l’égard de l’abbé. Ils devenaient chaque jour plus violents;
néanmoinssonairdedévouementétaitsiparfait,sasimplicitésigrande,
sacharité si fervente,que jedoutais souventmoi-mêmede lavéritéde
mes conjectures;mais elles ne tardèrent pas à se réaliser sur tous les
points. Le saint homme avait la confiance entière de notre tante. Il en
obtenait souvent des secours pour lesmartyrs français, c’est ainsi qu’il
lesappelait.Lavaisselledelamaison,quiétaitmagnifique,avaitdisparu
presqueenentierparlesmainsdusaintdirecteur.LesdiamantsdeMlle
Brunher avaient eu la même destination. Je fus curieux de savoir si
l’emploiétait telqu’on lesupposait,etdès lorsnousépiâmesavec Julie
touteslesoccasionsdefaireunedécouvertesiimportante.
Nouscherchâmes longtempsenvainàdémêlersesrelations,ses
lieuxdedépôt;touts’enallaittellementpianoetàpetitespartiesqueles
preuves devenaient fort difficiles à acquérir. Enfin, un soir, je crus
entrevoir l’instant d’éclaircir l’affaire. Un Juif se présenta à la chute du
jourpourentretenirlepèreParent.Ilétaitsorti.L’embarrasdel’Hébreu
me donna des soupçons: je me procurai à l’instant du papier et,
165
contrefaisant l’écrituredupère, talentdans lequel j’excellais, jemandai
au Juif «qu’étant trèsmalade, il eût àme tracerd’unmot cequ’il avait
terminépourlaventedeseffetsquejeluiavaisconfiés,quecelapressait,
etquej’attendaissaréponselelendemainmatin,àneufheures;qu’ileût
à la glisser sous la porte de ma chambre, où personne n’entrait». On
remit le billet au Juif, qui promit de rendre réponse le lendemain à
l’heure dite. Nous guettâmes l’homme, à huit heures et demie nous
eûmessoind’appelerlepèreParentaudéjeuner.Àneuf,lebilletfutjeté
souslaporteetretiréparmoi.J’yluscesmotsdel’Israélite:
«Monbère!vodreaffairestfaide,audauxci-des-sous:
Centmarcsargendri,à50 5000
Dixgrosdiamans,esdimés 9000
Bijoux,mondres,boide,etc.
treizeoncesd’orà100 1300
ComelestraidesurBâleperdentbeaucoup,jéchoinsiziuneordre
surGenefdeladitesomede15300liv.pienblacéschéunponepanquier
àvodredisbosition, jécardé lepetitdiamantpourmacommission;cez
unbagatel,etbisifautpienpayerlesecrai.»
Munis de cette excellente pièce, nous attendîmes l’instant
favorablepourdessillerlesyeuxdematante.Qued’horreurss’offrirent
toutàcoupàmonesprit!Lalubricitédel’abbéétaitavéréecommeson
escroquerie,etnousrougîmesd’avoirpuêtresesdupesuninstant.
166
Noussaisîmeslelendemain,jouroùlepèreétaitabsentetoùma
tante,pluscalme,moinsilluminéeetplusconfiantepoursanièce,parut
disposée à nous entendre favorablement. «Que pensez-vous du père
Parent,matante? luidis-je.–Lepère,repritavecfeuMlleBrunher,est
undecesjustesjetéssurlaterreàdelongsintervallespourl’édification
desfidèlesetlemaintiendelafoi.–Supposonsqu’ilsoiteneffetpieux;
croyez-vousàsachasteté,àsondésintéressement?–Sachasteté!s’écria
Mlle Brunher; puis s’arrêtant, tout à coup, avec un soupir assez
semblableàunsouvenir...–Ohoui! je l’aivudansdescirconstances...»
Elles’arrêtaencore,rougitmalgrésonrougeetnoussoupçonnâmesqu’à
cinquanteanscettebonnefilleneconnaissaitpasencorebienlestermes
surcertainesmatières,maiscependantquelepèreavaitdéjàcommencé
pourelleuncoursdedéfinitions.«Quantàsondésintéressement,reprit-
elle, tout à la charité chrétienne, il ne garde pasmême une partie des
aumônespieusesdontjefaislesfonds.Vit-onjamaissurluidesvestiges
de mes largesses? Le saint homme!... – Non, mais en voici de sa
friponnerie,m’écriai-jeenluimontrantlalettreduJuif,voyezàquivous
donniezvotreconfiancepourvotreâmeetvotrefortune.»
Àpeineachevais-je cesmots,que laporte s’ouvreavec fracaset
nousmontrelepèreParentfurieux.
«Lettre contrefaite! Perfide! s’écrie-t-il en s’adressant àmoi, la
fraude est découverte, le ciel m’en instruit! Et vous, femme faible et
injuste,s’écrie-t-ilens’adressantàMlleBrunher,quirestepétrifiée,vous
méritez votre sort, vous avez reçu Satan enpersonne, un ravisseur, un
homme sous les vêtements d’une
167
fille.Lecielm’enavertitparuntraitdelumière,qu’onéclaircisselefait,si
vousendoutezencore.»
Àcesmotsilsonne,deuxgrandslaquaisallemandsàsadévotion
mesaisissentetm’entraînentdansuncabinet,mejettentsuruncanapé
malgré mes efforts, et l’inspection commence. La vieille Brunher, ses
lunettes au nez, est entraînée de force par le moine à la scène de
vérification, et,malgré ses tentatives pour s’éloigner, elle est forcée de
reconnaîtrequelepèreestilluminé,etsavictimeunfilsdeSatan.
Cetéclatmemontrad’unseulcouptoutel’atrocitédujésuitequi
n’avaitpasignorémonsexedanssestransportsetneledécouvraitque
pour me persécuter. Je voulus éclater en reproches; mais la vieille
Brunherétaitensorceléeparcederniertraitd’inspiration;ellecrutvoir
unprophètedanssondirecteur,touteexplicationfutinutileetlesgrands
coquins de Saxons nous jetèrent à la porte, Julie et moi, sans autre
cérémonie.Telfutlefruitquenousrecueillîmesdenotrebonnefoietde
lavérité!
Assis tousdeux surunbancdepierre, dans la rue, la nuit, nous
gémissionsensemblesurlachaîned’événementsbizarresauxquelsnous
paraissions destinés, sans crimes, sans reproches réels à nous faire,
lorsqu’une suite de réflexions vintme rassurer etmepersuadermême
qu’il résulterait un avantage pour nous de cet accident. Je ne pouvais
douter que l’abbé n’eût été instruit de mon sexe par quelque récit.
L’éclaircissement ne pouvait beaucoup tarder dans tous les cas. Ses
dispositionsàpillerMlleBrunhernepermettaientguèredepenserqu’il
s’occupâtde faire rentrer Julie en grâce: car alors elle eûthéritéde sa
tante réconciliée; nous devions donc
168
nous attendre à des calomnies, à des noirceurs imprévues et nous
eussions perdu par là tout espoir de pardon d’un père près duquel on
auraitaviliJulie,tandisqueleprojetquenousformionsd’allernousjeter
àsespiedsnousdonnaitunmoyenfondédelesprévenir.
Nous nous arrêtâmes à cette idée. Je changeai mes habits, et le
jourmêmenousprîmeslarouteduTyrol,quenouseussionsbienfaitde
nepasquitterprécédemment.
Nous marchâmes péniblement pendant huit jours dans les
montagnes Noires, au milieu des rochers et des sites sombres qui
semblaient ajouter encore à notre tristesse et notre inquiétude. Le
neuvième, nous approchâmes deMolsheim. Comme nous allions sortir
du bois (je n’oublierai jamais cette époque), nous aperçûmes le village
assemblé, le dimanche, suivant l’usage, et la jeunesse s’exerçant à
l’arquebuse.Aumilieuducercleétait levieuxbarondeMolsheim. Il se
faisaitremarquerparsahautestature,pardescheveuxblancstombant
sursesépaulesetsurtoutparunairdetristesseprofondémentempreint
dans ses traits respectables. Il encourageait la jeunesse dans ces
exercices d’adresse où les Tyroliens ont toujours excellé, et serviteur
fidèlede l’empereur, tropcassépourmarcherencoredanscetteguerre
cruelle,ilfaisaitdetoussesvassauxautantderempartspoursonpayset
dephénomènesdedextéritédansl’armequ’ilsontadoptée.
Placésderrièredesarbres,nousdécouvrions,sansêtrevus,toutle
lieudelascène.Nousobservâmesquelebarontournaitledosauxfilles
duvillage,rassembléesàsagauche.Unaird’aversionpourtoutunsexe
qu’il rejetait semblait crier d’une voix terrible à
169
sa fille:Tum’asapprisàlemépriser!...Ce traitcrueln’échappapasà la
pauvre Julie, dont je vis les yeux inondés de larmes.Mais quelle fut sa
douleur,enentendantsonpèreadressercesparolesàunvieillard,près
duquel vint s’asseoir le vainqueur couronné: «Heureux les pères qui,
commetoi,ontunfilsbraveetsage!Heureuxlespèresquin’ontpointde
filles, vils instruments du déshonneur et de l’opprobre de notre
vieillesse!–Calmez-vous,monbonseigneur,reprenait levieillard, Julie
était trophumaine, trop charitablepour avoir oublié la vertu; nous en
répondrions tous, oui, tous! – Vaine consolation!» s’écria le baron,
s’élevantsursontertrecommeunsapinlugubredanssesforêts.Unvent
violenthérissait ses cheveuxblancs sur son front sourcilleux. Jamais le
sermond’un célibataire en soutane valut-il cet élanpaternel, aumilieu
d’unorage!Nousétionstremblants,consternés...«Lemalheurmesuit!
s’écriait-il, jenepuisarracherdemoncœurdéchirél’imagedemafille:
où traîne-t-elle ses pas errants?... Mais qu’elle fuie loin de la foudre
paternelle!disait-ilensaisissantl’arquebused’unTyrolien,sijamaiselle
s’offrait àmes yeux...» À cesmots, Julie se précipite hors de la forêt...
«Monpère, jemourrai innocente!» s’écrie-t-elle en courant à lui et se
prosternantsurlaterre.Malheureuse!Elleaàpeineprononcécesmots
quelafoudreestpartie...Julieestbaignéedanssonsang,lebaronprêtà
défaillirdedouleur,levisageconsterné:onenvironneJulie,onlarelève,
on lui porte des secours. La lutte la plus terrible de la tendresse
paternelle et de l’antique honneur se fait lire dans les traits du baron
désespéré. Il s’avance, il hésite,
170
ilreculeenfinetquelquesvieillardsl’entraînent,tandisquel’onconduit
safilleàunefermevoisine.
Le tumulte de cette scène passée au milieu d’une assemblée
nombreused’habitantsavaitempêchéqu’onm’eût remarqué lorsque je
m’étaisélancédanslafoule.Jesuiviscefunèbrecortègejusqu’àlamaison
oùl’onreçutcettefillemalheureuse.Lechirurgiendel’endroit,présentà
la fête, donna de prompts secours. On sonda la blessure. Le bras était
fracassé;maisleresteducorpsintact:onrepritl’espérance,cependant
l’inquiétude la plus vive était fondée sur le délire de Julie. Cet être
singulier,élevéaumilieudesmontagnesNoires,sansculture,àpeuprès
sauvage, renfermait le germe de toutes les vertus et de toutes les
passionsquilesdétruisent.Elleavaitadorésonpère,ellem’avaitvu,dès
lors j’étais devenu pour elle la vertu, l’univers entier. Elle était naïve
comme l’innocence même, et sa conduite avait eu tous les écarts de
l’erreur. Bonne, sensible, elle avait cependant montré dans la carrière
militaire le sang-froid du courage qui ferme les yeux sur la nature
souffrante.Touscescontrastesétrangesétaient le fruitd’uneéducation
trop champêtre, où le cœur en effervescence suit avec candeur ses
impressions.Revenueauxpremiers sentimentsde lanature, ladouleur
de Julie était inexprimable, et sapensée,parcourant commeun trait sa
viepassée,luipeignaitsanscesselamalédictionpaternelleplanantsursa
tête.
Jeprislesvêtementsd’unjeuneTyrolienpourpouvoirapprocher,
sans danger, de cette infortunée. Je dois vous répéter sans cesse,mon
amie,qu’alorsun tendre intérêtseulmedirigeait;que l’habitudedene
voir en elle qu’un frère, qu’un ami malheureux, écartait
171
touteimpressiond’amour;maisj’enappelleàvous,lemalheurcommun,
lapitiéextrêmen’enfantent-ilspasl’amitiéetsesprodiges?...Etétait-ce
l’instantd’abandonner?
Plusieurs jeunes Tyroliens des cantons voisins ayant paru aux
exercices passés, on trouva moins étonnant le séjour d’un inconnu à
Molsheim;mais Julie souffrantenepouvaitoublier celuiqui enétait la
cause.Toutengémissantsur laduretédesonpère, sur lapertedeson
estime, elle m’appelait sans cesse. Confiante et naïve, elle avoua sa
positionauvieuxSmith,fermierdel’habitationoùelleétaitrecueillie.Ce
bon vieillard trembla à cet aveu. Néanmoins, touché par la douleur de
Julie,parl’espoird’uneréparationpossible,ilpromitlesecret.Ilfitplus,
ilpromitdedonnertouslesjoursdemesnouvelles,etmeplaçachezun
fermiervoisin.
Établidanscettesolitude,aumilieudesforêts,jevenaisàl’entrée
de la nuit à la ferme de Smith; là, glissé parmi les valets de ferme,
j’entendais parler de l’infortunée et de la douleur de son père. J’appris
quelebaillidel’endroitavaitdéguisécetévénementsouslaformed’un
accidentsurvenuparladétented’unearquebuse.Envainlebaron,dans
son délire, s’accusait hautement, l’affaire était assoupie. Partout on le
plaignait,etl’onnes’occupaitquedelaguérisondesafille.
Je m’accoutumai bientôt aux travaux champêtres. Ces forêts
sombres,cestorrents,cessitessauvages,oùl’industriedel’hommejette
adroitementquelquessemences,cesrécoltesrares,surdescoteauxàpic,
et qui dans leurs ondulations orageuses au-dessus des
172
rochers semblaient peindre la chevelure hérissée de la nature irritée
contremoi, tout contribuait àme jeter dans unemélancolie profonde;
tout me retraçait aussi le souvenir de mes parents infortunés. Là, la
fougue de la jeunesse s’amortit; là, le fantôme de la gloire s’abaissa
devant le grand tableau de la nature et je retrouvai mon cœur, des
souvenirs et des larmes. Une amie mourante, une amante perdue, un
pèredésolé,enétait-ceassezpourmerendreàlasensibilité?
Chaque jour, à l’issue des travaux, jeme rendais chez Smith en
profitantduvoiledelanuit.Quelfutmonétonnementenentrantdansla
cour, le quatrième jour, d’entrevoir une ombre semblable au baron! Je
crusm’abuser, jemeglissaiderrière les chariots etprêtai l’oreille avec
attention.Lebaronerraitdanslacour;bientôtSmithvintàluietpoussa
un cri d’effroi, en reconnaissant alors la personne qui l’avait demandé.
«Dusilence,parpitié!luiditlebarond’unevoixaltérée,laisse-moivoir
mafilleunseulinstantparcettefenêtre...»Etils’avançaitendisantces
mots,versunchâssisparlequelonapercevaitlalumièredanslachambre
oùreposaitJulie.
«Arrêtez, lui dit avec force Smith, ne violez pasmon asile, Julie
n’estplusàvous...sonsang l’arayéede la listedevosenfants...voulez-
vous qu’il coule encore?... –Non;maismes larmes éternelles, dit avec
étouffement le baron, en s’appuyant sur le vieillard. – Vos larmes,
monseigneur! Eh! ne coulaient-elles pas quand votre bras...» Ce mot
foudroya le baron; il se tut, soupira profondément et s’avança vers la
petitefenêtre.
Jen’osairespirer... Ilypassauneheureentière,pendant laquelle
j’entendis ses sanglots. Enfin, il
173
s’arracha à ce spectacle, en disant: «Adieu, ma fille, tu reposes du
sommeildel’innocence;etmoi,quimecréaitonjuge,jenedorsplus!»
Il s’éloigna; un vent violent se leva; il partit seul, et je regagnai ma
demeure,pluscalmeaprèscettescèned’affectionpaternelle.Cependant
l’oragecroissait,lesténèbresfortsombresn’étaientcoupéesquepardes
éclairsrares:lesventsdéchaînésfaisaiententendreauloinlefracasdes
branchages brisés et roulant du haut des rochers. Je suivais un sentier
quim’étaitconnu;maislafermedeSmithétaitlaplusisoléeducanton,
et c’est pour cela qu’on l’avait choisie; le baron en connaissait peu la
route. Jemarchai longtemps, absorbédansmes réflexions, lorsque, à la
jonction des deux sentiers, je me rencontrai avec lui. Je frissonnai...
«Holà! Tyrolien! avance, me dit-il, où sommes-nous? – Je suis perdu
commevous,monseigneur,luidis-jeenallemand.–Tun’esdoncpasdu
pays?–JesuisduTrentin.–Donne-moitonbras,jetombedelassitude.»
Endisantcesmots, ils’appuyasurmoietnousgravîmesuneéminence,
d’où nous aperçûmes à la lueur des éclairs la direction qu’il devait
prendrepourrejoindrelechâteau.
Jemarchaiavecuneémotionextrême,répondantàsesquestions
brèves et souvent alarmantes. Je lui appris que je travaillais dans une
métairievoisine,etsursaroute.Ilparutgoûtermesréponses,ilmeditde
metenirlelendemainàlanuit,sousdessapins,aupiedd’unecroixqu’il
memontra,etoùilmetrouveraitpourl’accompagner;carlarouteétait
longue,lafatiguetrèsfortepoursonâge,etjeremarquaid’ailleursquele
baronvoulaitqu’aucundesesgensne fût instruitdeses inquiétudeset
de ses démarches
174
poursa fille. Jem’applaudisdecetterencontre,deceretourà lanature
qui présageait le bonheur de Julie;mais d’un autre côté la sévérité, la
véhémenceextraordinairedecethommemedonnaientdejustesalarmes
pourl’avenir.
Jemetrouvai,lelendemain,souslessapinsàl’endroitindiqué;le
baronne se fit pas attendre, il pritmonbras sansdireunmot et nous
nousenfonçâmesdanslaforêt.Jeletrouvaioppressé,rêveur,ilnefitque
soupirer jusqu’à la ferme de Smith, où nous arrivâmes fort tard. Il
m’ordonnaderesteràl’entréedubois.Auboutd’uneheuredestationà
la petite fenêtre, il vintme rejoindre. Il prit encoremon bras d’un air
distrait. Mais plus calme. «Elle a prononcé mon nom, disait-il en lui-
même, elle ne me hait pas...» et il précipitait ses pas. «Votre fille est
mieux? me hasardai-je à lui dire. – Tu sais donc!... s’écria-t-il en
frémissant, tu as vu l’accident... – L’accident, monseigneur!... repris-je
avec douceur. – Dieu juste! partout des juges et des remords!» dit le
baronenmequittantets’enfonçantdanslaforêt. Jecourussursespas,
j’excusai sa douleur, j’y mêlai des consolations et cette éloquence du
sentimentquiélectrise,persuadeetattendrit.
Lebarons’assit,fonditenlarmesetlesversadansmonsein.«Tu
l’as vue, seul, ma faiblesse; la nature l’emporte sur l’antique honneur,
Julieestpardonnée;maismoncrimepeut-il l’être?Lamortseulepeut
en éteindre le reproche. Ah! que n’est-il sous mes yeux le lâche
séducteurquiaflétrimafamille!Quenevient-ildansuncombatqueje
désirem’arracher le jour et l’horreurdemes remords! – Je le connais,
monseigneur, et il n’est pas coupable. – Tu le
175
connais!» s’écria-t-il en se levant, et soudain ses cheveux semblèrent
hérissés; ce vieillard affaissé parut le géant de l’orgueil et de la
vengeance. «Tu le connais? – Je l’ai servi, repris-je avec douceur. – Le
monstre! Il a ravi ma fille. – Elle l’a suivi malgré lui-même et ses
conseils; la passion l’aveuglait. – Il a abusé de sa simplicité, de sa
candeur...–Elleestencore l’innocencemême.–Tuosesexcuser leplus
vil deshommes? – Il ne l’est point. Pouvait-il devenir, prèsde vous, le
dénonciateur de celle qui se livrait à lui? Et que pouvait imaginer la
délicatesse de cet homme, si ce n’est des conseils sages, le soin de son
innocence, et le désir de la ramener à vos pieds? Du reste, brave
Polonais, il fut incapabledemanquerà l’honneur,commed’évitervotre
vengeance,quelqueinjustequ’ellesoit...–Tuleconnais!reprenaitsans
cesselebaron;peux-tumeconduireverslui?–Oui,monseigneur.–Dès
demain?–Oui,monseigneur.–Jecomptesurtoi;demainsouslessapins,
àlapointedujour.»
L’on jugequellenuit jepassaidansmachaumière,quelleattente
cruelle! Les suites d’un combat m’alarmaient peu; mais un vieillard
débileetaffligé,marchantàunemortpresquecertaine,poursevenger
d’un crime imaginaire; la crainte de frappermon amie par l’endroit le
plus sensible; tout détermina le projet auquel je m’arrêtai, et à
l’exécutionduqueljedonnaiunepartiedelanuit.
Lejourparaissaitàpeinequelebaronsemontradansleschamps,
suivid’unseuldomestiquequiconduisaitunchevaldemain.Ils’avança
vers moi; je le précédai dans la forêt et m’acheminai à une plage de
genêts. Là, il mit pied à terre, arma ses pistolets et vint
176
droitàmoi.«Oùest tonmaître?mecria-t-ilavec fierté.–Bienprèsde
vous, lui dis-je avec douceur. – Il vientme braver?... – Non, il vient se
défendre. – Que tarde-t-il? Quelles sont ses armes?... – Ses armes,
monseigneur! ses armes!... les voilà! votre cœur paternel et notre
innocence!»m’écriai-jeavecfeuenmejetantàsespieds,ainsiqueJulie,
sortant du bois, le bras en écharpe et soutenue par le vieux Smith qui
fondait en larmes. La surprise, l’estimeque le baron avait conçuepour
moi, surtout le tableau de Julie blessée par un trait paternel, pâle,
défaillante,suppliante;tousleschocsdelanature,del’honneursatisfait,
assiègentà la fois l’âmedubaron,qui laisse tombersesarmesavecses
pleursetlaisseenfinévanouirlefantômedespréjugésdevantlesdouces
impulsionsdelanature.
Voussentez,monamie,cequedutexigerlebaronenpardonnant
etenapprenantmonrangetmanaissance.Quelquevolontairequ’eûtété
ladémarchedesa fille, j’enavaisété l’objetet la réparationdevaitêtre
publique.Vousvoyez, en cemoment, le châteaudeMolsheim,oùnotre
hymen fut projeté et oùnous fûmes conduits lemême soir. Voilà,mon
amie,toutcequis’estpassédepuisnotreséparation.»
À ces mots, nous entrâmes, Ernest et moi, dans les cours du
château. Suffoquéepar cet aveud’Ernest, auquelnéanmoins j’avais lieu
dem’attendre,j’eusàpeinelecouragedemesoutenir.Revenueunpeuà
moi, jevoulusm’éloignerà l’instant. J’yemployais lesderniersélansde
maraisonetdemesforcesépuisées,lorsquelebaronparutavecsafille,
ets’empressadevenirm’accueillir.
177
J’étaispâle,affaissée;unmélanged’embarrasetd’aversionpour
Julie, l’idée des épreuves que j’avais subies et dont l’humiliationn’était
pasinférieureàlasienne,toutcontribuaàmejeterdanscetteperplexité,
cetteabsenced’espritoùl’ondisposedenous,sansqu’onaitlaforcede
s’y opposer. On me conduisit dans un appartement du château,
proprement, mais assez rustiquement meublé. «M’étant éloigné en
chassant, dit Ernest au baron, j’ai rencontré une voiture de voyage
renversée dans les rochers; madame était évanouie, et je me suis
empressé de lui porter des secours. J’ai pensé que vous ne
désapprouveriez point l’hospitalité que je lui ai offerte à titre de
compatriote,dePolonaismalheureux,etdupremierquisesoitprésenté
pourladégager.»
Le baron loua les soins d’Ernest; mais je remarquai que Julie
gardaitunprofondsilence,enm’observantattentivement.Ilrégnaitdans
tout l’extérieur de cette étrange fille un air cavalier, des manières
brusques, naïves, résultat de sa vie militaire et qui contrastaient
singulièrementavecladouceurdesestraitsetlacandeurqu’exprimaitsa
figure. Un air d’intérêt s’y peignait quand elle fixait ses yeux surmoi;
mais quand elle les portait de là sur Ernest, son regard changeait
d’expression, devenait dur, presque menaçant, et exprimait tous les
transportsdelajalousie.
Jenecacheraipointque lavued’Ernestvenaitde rallumerdans
moncœur tous les sentimentsque j’avais éprouvésetque la chaînede
mesmalheursn’avaitpuaffaiblir;maisl’idéedecemariage,l’aveud’une
rivale, l’idée des épreuves que j’avais subies, épreuves faites pour éloigner à
jamaismon ami, un retour surmoi-même, un regard sur ce quim’entourait,
178
toutmedéterminaàladissimulationetàunpromptdépart.
Jenepouvaismedispensernéanmoinsdedonnerquelquesjours
àmesbienfaiteurs.Lebaronmecomblaitd’attentions.Jecrusremarquer
danscellesd’Ernestplusquedeségards;maisnousdevantàtousdeux
defuiruneexplication,danslapositionoùnousnoustrouvions,ilnelui
échappa rien qui pût donner des alarmes à son épouse jusqu’au
quatrièmejour,oùj’enfuslacauseinnocente.
Jeme promenais sur le donjon, au crépuscule. Jem’arrêtai à un
descréneauxdecetteantiquemasure,lesyeuxfixéssuruncielétoiléet
pur. Là, je me livrais à ma mélancolie, suite de tant de souvenirs
affligeants et si peu mérités. «J’ai perdu mon fils, me disait une voix
intérieureetdéchirante;j’aiperduinnocemmentcevoiledeladécence,
prestigedesamants,etquineseretrouveplus;j’aiperduErnest!»Ces
troisidéessubites,réuniesetaccablantes,mejetaientdansuneespècede
désespoir calmedont les suitespouvaientêtre funestes.Avancéesur le
bord du créneau, je me précipitais en idée dans l’abîme des eaux qui
baignaientlepieddecetteantiquetour.Cemiroirtranquillemepeignait
uneinfortunéeprêteàsejeterdansl’espacedesairspourfuiruneterre
de douleurs; elle ne tenait plus que par un point au donjon, sa robe
flottaitdanslevide...elles’élançait...Malheureuse!unsuicide!Quedis-
je! Se tue-t-on jamais soi-même? La douleur extrême qui nous
poignarde,est-ellenous?...Laforcesupérieurequinousprécipite,n’est-
ellepasunbrasdivinquinousattireàlui?...Notrevolontén’est-ellepas
sonordre?etceluiquiordonnepeut-ilreprocherl’obéissance?
179
Jetombaiainsidansl’abîme,sansprojet,sansdesseinprémédité,
par la seule impulsiondemeschagrins, et j’eussepasséausommeildu
néant,sansl’avoirprévu,quandunbrasmesaisit,m’arrête;jereconnais
à peine Ernest, qui profère ces seuls mots:Mon amie! Titre si doux
quand on est heureuse, et si cruel quand on le croit l’effet de la pitié!
«Votre amie, m’écriai-je égarée, vous n’en devez avoir qu’une; qu’elle
soit heureuse, etmoi...» À cesmots, je fis encore involontairement un
mouvementverslegouffre.
Ernest s’efforça de me calmer; ma douleur était néanmoins
tranquille;meslarmescoulaientavecabondancesansquemavoixenfût
altérée et mon être semblait se décomposer sans effort par l’absence
irréparable d’unemoitié demoi-même. J’essayai cependant de vaincre
ma douleur, et je pris la fermeté nécessaire pour rompre, par un récit
fidèle la chaîne d’intérêt qui pouvaitme lier à Ernest. «Ce récit que je
ferais, étant heureuse, pour conserver votre estime, je le ferai pour
fortifiervotreindifférence»,luidis-jeavecbonnefoi.Nousnousassîmes,
etjeluiexposainaïvementlasuited’événementsbizarresdontj’avaisété
lejouet.J’euslasatisfactiond’entendre,lorsquej’enfusàsondépartdes
eaux de Tomisk, l’expression de ses regrets qu’on m’avait dissimulés;
maisriennepeutégalersafureur,lorsqu’ilentenditlerécitdesatrocités
du baron d’Olnitz; ma captivité chez l’infâme Talbot le fit frissonner,
verserdespleurstouràtouretlerésultatdemonhistoirefut,desapart,
unaccentpénétré,unintérêttouchant,loindel’effroietdel’aversionque
j’enattendais.
180
Nous étions plongés tous deuxdans un silenceprofond, fruit de
sonétonnementetdemaconfusion.Ernesttenaitunedemesmainssur
laquelleillaissaittomberquelqueslarmes;quandtoutàcoupillaretire
aveceffroi,ens’écriant:«J’aperçoisJulie!ellerevientdelachasse.Notre
amitiémêmedoitêtreprudente,medit-il;l’hymen,enéclairantJuliesur
sesdroits, l’arendueterrible.Cetteenfantdelanatureseraiténergique
danssajalousie,commedanssonaffection.Prévenonssessoupçons,ilen
coûterapeuà l’innocence.»Comme il achevait cesmots, j’aperçus Julie
assiseauclairde la lune,sur lebordducanal,oufosséduchâteau,son
visagecachédanssesmainsetdansuneattitudedouloureuse.L’ombre
prolongéedelatoursedessinaitsur leseauxjusqu’àsespieds,cellede
son époux et lamienne se retraçaient sous ses yeuxmême... Je prêtais
l’oreille, troublée, car ilme sembla que Julie parlait à nos ombres avec
action.«Encoreensemble, toujoursensemble,disait-elleavecunaccent
égaré et sensible; cette femmem’en impose... cruelle étrangère!... quel
maltumefais!...ajoutait-elle,enenfonçantsalancedechassedansmon
imagetracéesurleseaux...Sens-tulepoignardquimedéchire!...etjene
suis pas une vaine ombre!...» Ces mots faiblement entendus me
saisirent; cet amour véhément et naïf, soutenu par des droits sacrés,
m’interdit, m’ôta même toute lueur de sensibilité pour Ernest.
Confondue, attendrie, je descendis du donjon sans proférer unmot, et
sansm’apercevoirquej’étaissuivieparmonami.
Julieneparutpoint lesoirdanslesalon,niausouper;elleresta
dans son appartement, où nous l’entendîmes
181
chanteravecplusdefeuencorecetteromancetyroliennequ’ellerépétait
souventdanssasolitude.
ROMANCELaJalousie
EnfantdesboisetdesmontagnesJesuissansart:Cecrid’amour,ômescompagnes!Demoncœurpart;ÉpargnezuneinfortunéeAuxtransportsjalouxcondamnée.Laconstanceestlevraibonheur;Souventvotreamitiél’égale...Maissij’avaisunerivale,Ah!jeluiperceraislecœur!SimonamisurlaverdureEstprèsdenous:Dansnosplaisirs,danslanatureToutestsidoux!Necherchezpointàledistraire,Unseulregardmedésespère:Saconstanceesttoutmonbonheur,Souventvotreamitiél’égale...Maissij’avaisunerivale,Ah!jeluiperceraislecœur!Est-ilvraiqu’onchangeàlavilleSanss’alarmer?
182
Cen’estqu’encesauvageasileQu’onpeutaimer!Cachons-yl’objetquej’adore,Hélas!onl’yvoittropencore!Jaloused’unrien,d’unefleur,D’unmot,dusoufflequ’ilexhale:Partoutjecrainsunerivale,Etjeluiperceraislecœur.
Ernest fut extrêmement troublé du sens de ces paroles et de
l’expressionqu’elleymit,maisildissimulapourm’éviterdeschagrins;la
soirée fut triste, sombre, et chacun se retira de bonne heure. Je rêvai
longtemps aux scènes que j’avais éprouvées dans cette journée, à tant
d’impressions, d’abandon et de contrainte, de joie et de douleur. Je
m’endormis enfin profondément, et crus dansmon songe être frappée
d’un trait de lumière, mes yeux vacillaient, je croyais entendre la voix
d’unange.Cette illusioncesseenfin, j’ouvre lespaupièreset j’aperçois...
Julie, une lampe à lamain, vêtue de blanc, les cheveux épars, les yeux
égarés et me regardant avec attention. «Je vous observe depuis
longtemps,madame,medit-elle,vousavezlabeauté,l’esprit,jen’aique
l’amour et des larmes depuis que vous êtes ici... Oh oui! elle est trop
dangereusepourlui»,sedit-elleàelle-même.«Ernestvousaparlé,c’en
est assez; je vousdéteste! je vousabhorre! Il fautpartir à l’instant...»
Étonnée, confondue, je me soulève avec peine et dans un désordre
involontaire... «Qu’elle est belle», s’écria-t-elle avec plus de force en
m’arrachant le voile dont jem’entourais, «que je la hais!... oh! partez,
partez!... qu’il ne vous voie
183
plus!... et moi aussi je fus belle!... Ce teint flétri, ces blessures quime
déparent, ce fut pour lui, pour lui servir d’égide!... Mes sacrifices
seraient-ils un crime?... et l’amour extrême, n’est-il donc pas une
beauté?»
Àcesmotselleéclateenpleurs, laisse tombersa lampe,etnous
noustrouvonsdansuneobscuritéprofonde:moiconsternée,tremblante
près de cette enfant naïve et terrible dans sa jalousie; Julie assise sur
monfauteuil,metenantfortementlesmains,etdansunétatconvulsifqui
mefaisaitfrémir.J’essayeenfindemedégager,enm’habillant,decalmer
sonespritparlelangagedel’amitié,delaconfiance,j’yréussissaispeut-
être,elleparaissaits’adoucir,quandtoutàcoupellese lèveavecfeuen
s’écriant:«Ellem’attendriraitmoi-même!moiquilahaisàlafureur,et
si Ernest l’écoutait... Oh! partez à l’instant, qu’il ne vous voie plus, ne
vous entende plus; j’ai fait préparer votre voiture, descendons sans
bruit...» Aussitôt elle m’entraîne à demi vêtue, et avec une force
surprenante. Nous descendons dans les cours; je vois une voiture
préparée;unsilenceprofondrégnaitparmilesgens,aucuneclarténeme
faisait reconnaître ceux quim’entouraient. Je ne pusme défendre d’un
mouvementd’effroi.Tantôtj’imaginaisque,danssonaccèsdefureur,on
m’entraînaitaumilieudecesforêtspourm’ypoignarder;tantôt,croyant
m’égarerdansunsongesipénible,jedoutaisencoredemasituation.
Enfinjecrusreconnaîtremonvaletquimeparlaitàvoixbasse;ce
sonmerenditlecourage.Jejetaiunregardsurcedonjonfuneste,surla
fenêtre d’Ernest qui sommeillait sans doute, quand deux êtres malheureux
184
veillaient si cruellement pour lui. Je m’élançai dans la voiture et
m’éloignai confondue, troublée et pénétrée malgré moi d’une tendre
admirationpourmoninfortunéerivale.«Ellearaison,medisais-je,c’est
dans un désert qu’il faut garder l’objet qu’on aime: cette tendre
inspirationdel’égoïsmeamoureuxestlecridelanature,etcetteenfant
naïveenestl’organe.Àquoisertd’ailleurslaconstancedudevoir?
Qu’a de flatteur pour l’objet aimé un esprit fidèle, mais
préoccupé? Que produit la société, la vue de tant d’êtres qui peuvent
flatternossens?Oui, l’affluencedesdésirsestuntourbillondepensées
raviesàleurlégitimepossesseur.Amour!amour!dieudesprodiges!tu
fais de la solitude l’univers, l’Élysée des amants; et de leur égoïsme
même,cefléaudesmortels,untitrepoureuxaubonheuretàl’estime.»
Absorbéedansmespensées,messouvenirsetmesregrets,jem’éloignai
bientôtsansm’êtreinforméedeladirectionqueprenaitmavoiture.
Un faible crépuscule soulevait le voile des ténèbres, le chant de
quelques oiseaux assoupis annonçait l’aube d’un nouveau jour de
chagrinspourmoi,etlanaturecouvertedespleursdelaroséesemblait
partager ceux de ma douleur. Je m’arrêtai au milieu des bois, je
questionnaimonguide,nousétionssurlechemindeBrixen,jepouvais
delàgagnerleHaut-Tyrol,leTrentinetl’Italie.Cettepositionmedécida.
«J’irai oublier dans l’asile des arts, me disais-je, tant de chagrins, de
contrariétés funestes. La musique, ce nectar de l’âme, ce consolateur
magique de tous ses maux, charmera ma peine, et dans le sein d’une
doucemédiocrité,richedequelquessouvenirs,demonespérance,jecoulerai
185
des jours tranquilles.» Mais bientôt l’idée de mon fils perdu venait
m’assaillir avec un saisissement cruel, cette pensée empoisonnait mon
air, tout s’écrivait en noir dans l’avenir, et je retombai dans le plus
profondaccablement.
Je supprime le détail d’une route assez pénible jusqu’à Trente.
L’uniformité de mes plaintes, de mes chagrins, ne pourrait intéresser
longtemps. Je jetai un regard sur cette ville, siège d’un concile fameux.
Monimaginationseportanaturellementsurleserreursetlescrimesdes
fanatiques, cause funeste d’une grandepartie desmauxdesmortels. Je
visd’uncoupd’œil lesfoudrespapales, lesschismes, lesguerresciviles,
vomis d’un séjour obscur sur une terre heureuse: tous ces hochets
superstitieuxversantsurlesgénérationsfutureslespoisons,ladiscorde,
touslesfléauxréunis,etjem’éloignaiavecdédaindecescontrées.
JevisMantoue,sespalais,sestableauxasseznombreux;jesouris
aux danses naïves des bergers, m’attendris au tombeau de Virgile, et
partis pour Bologne. J’y parcourais les chefs-d’œuvre de peinture des
Carrache, lorsque,m’arrêtantàuntableaudeVisitationtrès frais, je fus
frappée par la figure de l’Enfant-Dieu; sa ressemblance avec Edvinski
était telleque jepoussaiuncriet fondisen larmes.Lesspectateursme
prirent pourune insensée;mais toute àma curiosité, àmadouleur, je
parcouraisd’unregardmaternelcetêtredivin;jenepouvaism’arracher
decettevuesichèreetsicruelle!
Letableau,quoiquedelaplusgrandebeauté,paraissaitmoderne;jeme
hâtaidem’informerprèsdugardiendunomdupeintre.Cethomme,quipensait
186
qu’unesimplecuriositéd’artistemeconduisaitdansmesquestions,mit
unedoctelenteuràparcourir lesnomsdesécoles,pourenveniràcelle
d’où sortait l’auteur du sujet. Il m’apprit enfin qu’il se nommait Paolo
Guardia. Jedemandaisonadresseavec feu.«Ilest impossible,disais-je,
enfixantl’Enfant-Dieu,oui,ilestimpossiblequecenesoitpasmonfils.–
Elleestfolle,estulta!ditfroidementlegardien.–Oui,j’irai,repris-je,jele
découvrirai, fût-il aux Enfers, et je l’arracherai à ses ravisseurs... – Le
Christ, en Enfer, Al Infernó!», s’écria le gardien enm’observant. Je vis
l’instant où mes propos décousus, mes élans de joie allaient faire
imaginerquejemedonnaispourlamèreduChrist.Jesortisetvolaichez
PaoloGuardia.
J’eus beaucoup de peine à découvrir sa maison dans une rue
retirée, sur lesbordsduReno. Je fus introduite au rez-de-chausséepar
une vieille femme, aux cheveux blancs, à la figure caractérisée, et qui
m’observaavecattentiondelatêteauxpieds;ellemefitpasserdansune
sallebasse,rempliedebustesantiquesetgarnied’uneestrade,ouvaste
marchepied pour les modèles. À peine y eus-je été assise un quart
d’heure en attendant le peintre, que plusieurs élèves arrivent
étourdiment, et s’écriant: «Qu’elle est belle!» semettent en devoir de
medéshabiller.Jevisaussitôtlaméprise,jereconnusquec’étaitl’heure
dumodèle,et,medéfendantavecénergie,aveccetondelavertuquien
impose, je fis tomber à mes pieds cet essaim de jeunes artistes, qui
s’étaientjouésd’aborddemadécence.
Lerespectetladéférencesuccédèrentàcetteboutade,etjefusconduite
avectousleségardsquim’étaientdusdanslecabinetdePaoloGuardia.Ilme
187
reçut dans une douce obscurité,m’observa par degrés, puis ouvrit la
jalousie;aussitôtquelaportefutreferméeetquejemefusassise,iljeta
un cri de surprise, tira vivement un portrait de sa poche et dit
froidement: «À présent je l’ai trouvée, adesso l’ho trovata!» Je ne
comprisriend’abordàcetteexclamation;maislesensm’enfutbientôt
connu,lorsquejevissoncabinet,remplidesujets,tousreprésentantmon
fils sousdiverses formes. Saisie, je supposai à cettevueque lepeintre
étaitunagentdeceluiquim’avaitraviEdvinski,etquec’étaitlàundes
moyens de me retrouver; on savait que je peignais. J’imaginai qu’en
peuplantainsilesprincipalesvillesdecestableauxonavaitpenséqueje
serais frappée tôt ou tard de cette ressemblance dansmes recherches
commeamateur, etque je volerais vers l’artiste, qui seulpourrait ainsi
me découvrir. Je ne tardai pas à m’apercevoir que mes conjectures
étaient justes, car je vis sur le chevalet le portrait du baron d’Olnitz,
représentéenSaturneetdévorantunenfantsouslestraitsd’Edvinski.Je
frissonnaidetoutmoncorps,etconnusalorslevéritableravisseur.
Cette vueme consterna, me donna toute la chaleur d’unemère
alarmée: «Où est mon fils? m’écriai-je avec transport. – Votre fils,
madame, n’est plus en mon pouvoir», reprit le peintre. Ce mot me
terrassa; je n’y crus point cependant, j’insistai, je poussai des cris
lamentables, tout fut inutile. Cet homme abominable, insensible aux
accents maternels, cet artiste indigne de ce nom, m’éconduisit avec
ironieetdureté!Aucuneforcehumainen’eûtpum’arracherdechezlui,
sijen’avaiseul’idéed’allersur-le-champmejeterauxpiedsdesjugesde
Bologne.
188
Je m’adressai à un homme probe, éclairé, bon père, humain,
délicat,etjetrouvaid’avanceenluidesespérancesfondéespourobtenir
un dépôt si cher. Il me dicta toutes les démarches que j’avais à faire.
D’après les lenteursqu’apportaitPaoloGuardia, jenedoutaipointqu’il
n’eûtécritàsoninfâmeprotecteur.C’étaitunmotifpourmoid’accélérer
mes poursuites. Le peintre ne pouvait plus nier qu’il eût chez lui un
enfant pour modèle; mais certain que j’avais laissé mes papiers en
Pologne,quejen’avaisaucunepreuvematérielle,ilsebornaitànierque
cefûtmonfils.
Enfin il fut obligé, après mille détours, de consentir à une
confrontation.Alors je reprismon courage, etme crus sûre du gain de
monprocès.Onsentsijepusfermerl’œiljusqu’aujourd’unjugementsi
intéressantpourmoi.L’audienceétaitnombreuse:unecausesicélèbre,
une décision aussi délicate avaient attiré tout Bologne à cette scène.
Après plusieurs discours stériles, on annonça qu’on allait introduire
l’enfant.Commemoncœurbattitavecviolence!commejem’élançaiau-
devantdecetêtresicher!...GrandDieu!quelestmonétonnement!Son
sourire ingénu semble m’appeler sa mère, et sa bouche prononce ces
motsterribles:Jenevousconnaispas,madame.
Je l’avoue, voilà le coup leplus affreuxque j’aie senti enmavie.
Centpoignardscroisésetagitésaufonddemoncœureussentétémoins
sensibles. «Tuneme connais pas, Edvinski!m’écriai-je désespérée. Ils
auronttroublésaraison...Tuneconnaispastamèreinfortunée?»Etjele
serrais,jelebrûlaisdemonseinmaternel,enl’arrosantdemeslarmes...
Mais il est impossible de décrire ce que je souffris,
189
lorsque,aprèscetessaifuneste,onvoulutéloignersubitementl’enfantde
moi,sansexplicationultérieure.Lecielm’inspiratoutàcoup;jefisuncri
d’énergie et de douleur qui ébranla les voûtes et les cœurs endurcis.
«Qu’on éloigne le peintre! m’écriai-je, ils auront effrayé mon fils; je
connaissonamour,cemotifseulpeutl’avoirretenu.»
On souscrit à ma demande; on fait sortir Paolo Guardia. Le
peintre lance un regard terrible et menaçant à Edvinski: l’enfant
l’observaitducoindel’œil,marchantaumilieudessbires.ÀpeinePaolo
a-t-il passé le seuil qu’il s’élance dans mes bras en s’écriant: «Ô ma
mère! Il m’avait menacé de t’assassiner si je parlais! Qu’on le garde
bien!» Et soudain il détaille toutes les précautions dont on avait
enveloppé sa mystérieuse solitude et son enlèvement. Semblable à
l’Enfant divin au milieu des docteurs, cet être intéressant expose
naïvementlesfaitsdontilaététémoin.Lespleurscoulèrentdetousles
yeuxàsonrécit:enfinildemandaàenconfierunepartieimportante,qui
concernait Paolo Guardia, au premier juge, et nous passâmes dans son
cabinet aumilieu des acclamations et des bénédictions universelles du
publicattendri.
«Quand j’eusrestéun jourdanstachambreàBude,meditmon
fils,sanstevoirrevenir, jetombaidansledésespoir, jepoussaidescris
lamentables; mais personne n’entendit le pauvre Edvinski. La maison
étaitdéserte,laporteferméeetj’étaisplacédanslatroisièmepièceavec
uneseulefenêtrehaute,àlaquellejenepouvaisatteindre.Cettefenêtre
donnaitsurunepetitecouroùilnepassaitpersonne.Toutseréunissait
pour m’accabler et me laisser périr
190
dedouleuretdefaim.Letroisièmejourjen’avaisrienmangé;unefaible
espérancedeterevoirmesoutintencore:jejetailesyeuxautourdemoi
pourtrouverquelquesaliments.Paslemoindrevestigenes’offrait;pas
mêmeun fragmentdepainoude riz; je tombaid’inanitionétendupar
terre,sansforceetprêtàperdreconnaissance.
Jecrus,danscetétat,entendrefaiblementqu’onfrappaitbienloin
à la première porte. Je voulus faire un effort pour me relever et aller
ouvrir, je retombai plus faible qu’auparavant. On frappe de nouveau,
même essai inutile; je retombai presque expirant. Oh! combien je
souffrais de sentir que j’allais mourir, quand mon esprit te peignait
frappant à la porte, sans pouvoir aller jusqu’à toi; car pour mon plus
grandmalheur,jecroyaisquec’étaitmamère.Jepassaisencorelamoitié
de ce jour entre la vie et lamort, quand le dernier effort de la nature
m’anime,medonneuneespècederage.Assisparterre,jesaisislatable,y
attache mes dents avec frénésie, je la tire à moi, et fais tomber une
grande lampepleined’huile.Aussitôtmes lèvres se collentavecavidité
surcettetablepoursaisirleliquide;jel’aspireavecforce;ilestpourmoi
lemetslepluscher.Jem’inondealorsd’unbreuvagequi,pouruninstant
devie,meplongebientôtdansunelangueuretunvomissement,dernier
effortdemonestomacanéanti:jemourais...j’étaismort;carj’ignorece
qui s’est passé jusqu’au moment où je me suis retrouvé sur ton lit,
entouré des gens de la maison. On m’a rétabli par degrés avec des
cordiaux.Mon esprit était encore égaré;maisma faiblesse nem’a pas
empêché de reconnaître bientôt plusieurs des personnes qui me
191
soignaient et surtoutmonmaître d’écriture d’Ust, digne frère de Paolo
Guardia, et agent du baron. Cette vue a failli me replonger dans mon
premierétat.J’aisentiqu’onavaitsuivinospasdepuisBude,etquenos
malheursallaient recommencer.Monmaîtreest sortiquelques instants
et s’est tenu dans la pièce précédente, jusqu’à ce que j’eusse repris la
parole.J’airemarquéalorsqu’ilparlaitaupropriétairedelamaisond’un
aird’autorité,qu’ilpayaitsanscompter,etquetoutlemondeestsortipar
sonordre.Ilestrestéplusieursheuresavecmoi,enessayantdemefaire
prendrequelquenourriture; iln’yaréussiqu’enm’assurantquej’allais
terejoindre.Cetteidéeseulem’arenduàlavie.
Quandilm’avuparfaitementrétabli,ilm’aannoncéqu’ilallaitme
conduireàmamère.J’aivoululequestionnersurtonabsence,ilaajouté
que tu étaismalade, et qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Le cruel
homme me frappait ainsi par l’endroit le plus sensible et je me suis
élancémoi-mêmedanslavoiturequiestpartiecommeuntrait.J’espérais
qu’elles’arrêteraitdansquelqueruevoisine;quelaétémonétonnement
de me trouver en rase campagne! J’ai voulu pousser des cris, mon
conducteur m’a dit avec calme que nous serions bientôt arrivés à la
maisondeplaisanceoùtuétais.L’imposteur!Lavoituren’a faitqu’une
traite jusqu’àKlagenfurth.Là,nousavonschangédechevauxhorsde la
ville, et pendant tout ce temps mon maître d’écriture a tenu son
mouchoirsurmabouche.Quelqu’unaouvertlaportière,enentendantun
crisourd.«Cen’estrien,cetenfantaunelégèrehémorragie»,arépondu
le maître en m’étouffant de son mouchoir, et la voiture
192
est repartie de nouveau.Mêmes soins,même course précipitée jusqu’à
Bologne,oùjesuisdescenduetoùj’aiétéconduitmystérieusementchez
le peintre, frère de mon maître d’écriture. J’ai été reçu avec des
précautions extrêmes, des soins physiques extraordinaires; mais ma
mère!... mais l’esclavage!... J’ai remarqué que mon guide a donné une
lettreàsonfrèreendescendant,etque,dèslelendemain,onacommencé
àmepeindreetàmemettreaurégime.J’aieulebonheurdesoustraire
cettelettre,puisse-t-ellevouséclairer!
Nous lûmes avec avidité ces mots du baron d’Olnitz; car je
reconnussonécriture:
«Je vous envoie cet enfant dont nous avons parlé et que j’avais
perdudevue.Mesémissairesontenfindécouvert l’asiledesamèrequi
m’estsiprécieuse!Maiselleétaitabsentedepuisdeuxjours,etonnesait
cequ’elleestdevenue.Cecontretempsme jettedans lesplusmortelles
inquiétudes.Unetelleperteseraitirréparablepourlesarts.Leplusbeau
modèle,lesanglepluspur,leseffetsdéjàcertainsdel’haleinecondensée
etdurégimeexaltant,toutcontribuaitàassurerlesuccèsdesplusbelles
expériences qui se soient jamais faites. L’amour et les arts me font
attacher ma destinée à retrouver cette femme unique. Entre mille
expédients que j’ai mis en usage pour connaître sa retraite, soit en
annonçant dans les papiers un héritage à recouvrer ou des indices sur
l’asilede sonenfant, envoiciundont jevous chargeetdont jepayerai
amplement l’exécution.Choisissezungrandnombredesujetsd’histoire
peu composés, où vous ferez figurer le portrait d’Edvinski, sous les
193
formes d’un amour, d’un sylphe, d’un ange... car ses traits divins seuls
bien rendus peuvent faire la réputation d’un peintre. Cette figure,
disséminée ainsi parmoi dans un grandnombrede villes, doit frapper
nonseulementlesconnaisseurs,maistouslesyeux,etsurtoutunemère.
Jesuissûrqu’ellevoleraauxpieds·del’artistedèsqu’elleenconnaîtrale
nom.C’estàvousalorsàm’expédieruncourrierrapidement,pourqueje
m’assure à jamais la possession d’une femme si rare sous tous les
rapports.
Commencez à l’instant vos tableaux. Dessinez la composition,
chargez-vousdelafiguredel’enfantetlaissezlesaccessoiresàd’autres
artistespouraccélérerl’ouvrage.»
Onmeconduisitauchevaletdèslapointedujour.Onmecomblait
de soins, d’attentions. Jamais coucher plus voluptueux, d’appartement
plusornén’avaientfrappémesregards.ToutrespiraitchezPaololeluxe
etlamollesse;maismesyeuxremplisdelarmesquandjeprononçaiston
nom, ma pâleur, impatientaient Paolo. Il m’abusa longtemps en
m’assurantquecesportraitsétaientpourtoi,qu’éloignéeforcémentpar
desaffairesmajeures,tuavaisbesoindeconsolation.Cetteseulepensée
me faisait céder sans effort, et je fus le premier à me prêter à
l’avancementde ces ouvrages. Il en expédia enpeude tempsplusieurs
pourl’Allemagne, l’Italieet l’Angleterre;mais jeremarquaiqu’iln’enfit
passer aucun en Pologne; ce qui me confirma dans l’opinion de sa
sincérité,carjepensaisbienquetunepouvaisêtredanstapatrie.
Je m’aperçus bientôt qu’on me mettait à un régime
extraordinaire; on me baignait chaque matin, on
194
retranchaitdemanourriture imperceptiblement.Paolomecomblaitde
caresses;maisquelledifférenceaveccellesdemamère! Je frissonnais
dèsquecethommes’approchaitdemoi.Danssesélansd’enthousiasme,
en contemplant ses tableaux, il me saisissait, me posait avec violence,
puismejetaitdecôté,etsouventàmebriserlatête.Ilreprenaitensuite
sescrayonsetrevenaitàmoiavecunsourirecaressantetdesmanières
affables. Jeneconcevaisrienàcestraitementssiopposés. Jeremarquai
seulementunjourqu’undespagesducardinal-légatapportaunbilletà
Paolo,etqueparsuiteonredoubladesoinsetqu’onaccéléralerégime.
Lepeintreétaitdanssondélire,ilserralebilletdanssonsein,commeil
faisaitavecsoindetouslesautres;maisdanssondésordre,enarrachant
sacravatedansunaccèsdegénie,ilfittomberlebilletquiglissaderrière
lechevalet.J’eussoindeleramasser.Voyezcequ’ilpeutvousapprendre,
car(nousdit-ilenrougissant)j’ailahonte,attendumesmalheursetton
absence,denesavoirpaslire.
Lejugeouvritlebilletducardinaletylutceshorreurs:
«Je suis content de vos derniers services. Vous toucherez, mon
cher Paolo, deux cents sequins chez le banquier Crusca. J’ai appris que
vous aviez pour modèle un jeune enfant polonais, d’une beauté
extraordinaire, orphelin et sans ressources: mon intention est de
l’attacheràlamusiquedupetitconservatoirepourlespremiersdessus.Il
a neuf ans, le temps presse pour le faire opérer. Je vous enverrai le
195
célèbre Taillandino pour cette cure délicate. Ayez soin de suivre le
régimequ’ilvousindiquera;jeseraisdésolé,d’aprèsletableauqu’onm’a
faitdecepetitangelino,qu’ilsuccombâtdansl’opération.
Apportez-y les mêmes soins que je donne à la régénération du
conservatoire.Avantpeuonn’yverraquedesfiguresaussicélestesque
les voix qu’elles exhalent. Laissons déclamer la médisance. L’image du
Très-Haut ne doit être entourée que d’êtres assortis en beauté et en
talent;etc’estunacteméritoirequenerienépargnerpouryparvenir.»
Nous fûmes consternés de cette affreuse lettre. Je n’osai plus
questionnermonmalheureuxenfant.Mais il reprit sonrécitd’après les
instancesdujuge.
Je remarquais, reprit Edvinski, un certain embarras chez Paolo
quand son frère entrait. Je vois bien àprésent que la causenaissait du
doubleemploiqu’onmedestinait;carlepageducardinaletlefrèredu
peintrem’observaientégalementquandilsvenaientaulogis.Auboutde
huit jours, moi présent, on annonça à Paolo, et à voix basse, le frère
Taillandino.
Je tressaillis involontairement à cenom inconnu;Paolo sortit et
ramenabientôt un grand frèrede la Charité, sec, vêtudenoir, au teint
verdâtre,ayantdesbrasetsurtoutdesdoigtsdécharnésd’unelongueur
extraordinaire.
Cet homme portait sous son bras une petite boîte, couverte en
maroquin rouge. Il posa ses lunettes après quelques instants de
conversation dans un coin du cabinet avec Paolo; puis, se retournant
vers moi, il dit: «Est-ce lui?» Et quand je le croyais bien loin,
196
ilm’atteignitdesonimmensebrassansbougerdesaplace,fittournerma
tête en plusieurs sens avec samain énorme, et dit froidement: «Il est
beau,danstroisjoursonferal’operazione.Voyonsmaintenant.»
Onmeconduitalorsdansl’arrière-cabinet,quiestàdoubleporte,
onlesfermeàtripletour,legrandfrèrenoirmetseslunettes,retrousse
ses manches jusqu’au coude, que je pris pour son épaule; puis tout à
coup ilm’enlèvecommeuneplume,m’étendsurunetablerembourrée,
etmecouvrantlapoitrineentièrecommed’unfilet,paruneseulemain...
jen’osetedirecequ’ilentreprit,ajoutalepauvreEdvinski...jedemandai
pardonàgrandscris,j’étaisdansunétathorrible,pleurantetgémissant.
«Là, là, taisez-vous, taisez-vous, vous aurez une belle voix, avrete una
bella voce», disait machinalement le frère noir en achevant de me
dépouiller, et continuant tranquillement ses observations; après
quelques minutes de supplice, pendant lesquelles il agita d’horribles
ferrements, il dit: cela sera facile; répéta en me caressant ces mots:
«Laissez-vous petit, avreteunabella voce»; referma sa boîte et sortit,
aprèsavoirlaisséuneordonnancerelativeaurégimepréparatoire.
Jetremblaispour le jour indiqué.LefrèredePaolovint lemême
soir.Cethomme,malgrélaviolencedontilavaituséenversmoi,avaitdes
manièresdouces,caressantes,etjelevoyaisavecmoinsd’horreur.Dans
l’abandonaffreuxoùj’étais,etfrémissantdemonsort,jeprislepartide
luiconfiermescraintesetletraitementquej’éprouvais.
Ilenparutfortétonnéets’écriaàpart:Traditore!Bientôtsonfrèreentra,
ilpassaavecluidanslecabinet,etj’entendisunepartiedeleurconversationqui
197
fut fort animée. «Ce n’est pas l’intention du baron, disait mon maître
d’écriture, après les dépenses qu’il a faites pour cet enfant; d’après
l’attachementqu’ilaconçupoursamère, ilnesouffrirapasqu’on le lui
enlève,etvouspayerezchercetteviolence.–Bon!lecardinal-légatn’est-
il pas tout-puissant? reprit Paolo. Lebaronpassepourun illuminé, un
sectaireanti-papiste,onamillemoyenspours’endéfaire.Mais,reprenait
monmaître,s’ilpublievoshorreurs,voussoulèverezd’indignationtoute
l’Italie.Paoloéclataderireàceproposetreprit:Nevoit-onpasdeces
opérations tous les jours? Et que deviendraient nos soprani, nos
conservatoires, les concerts de la basilique? – Ainsi la musique passe
avant les lois de l’humanité? s’écria mon maître. – Comme les
expériences de ton patron, reprit Paolo. – Qu’un anatomiste habile, un
métaphysicien profond fassent des essais nullement dangereux sur le
corpshumain;qu’ilseservedefiltres,d’haleinecondensée,dequelques
aliments échauffants, mais point destructeurs des organes; qu’il tente
des essais chimériques peut-être,mais nullement homicides, je ne vois
rienlà,luirépliquamonmaître,quidoiverévoltertouthommequipense,
toutamidesarts;maisquedeschefsdel’Églisequilecondamnent,quile
brûleraient, que des apôtres de l’humanité, sous le prétexte de la
décence,enviolentlespremièreslois;pourfuirunsexe,mutilentl’autre,
pouradorerundieudénaturentsonouvrage,etosentplacerdevant lui
enholocaustesdesmilliersdevictimes,dontchaquesonestuneplainte
qui perce la nue et va provoquer la foudre... C’est le comble de la
corruptionetdesabsurditéshumaines.»
198
Ilsconversèrentencorequelquetempsavecfeu.J’entendisbientôt
quePaolofaisaitsonnerdesboursesdesequinssurlatable.Monmaître
se leva vivement, en disant: «Vous ne me séduirez pas; c’est une
horreur, et j’en rendrai compte au baron.» Paolo lui lança un regard
terribleetlemenaçad’unstyletqu’ilavaitàcôtédelui.Monmaîtrefitun
geste d’épouvante, en s’écriant: «Il en est bien capable; mais on se
tiendra sur ses gardes. Il sortit en ajoutant: Je te délivrerai, quoi qu’il
puissefaire.»Paolofermalaportesurluiavecviolence,etenvoyasur-le-
champsonvaletporterunelettre.
Je ne connaissais pas encore toute l’horreur du sort qui
m’attendait;jenetardaipasàenavoiruneparfaiteconnaissance.Ôma
mère!plûtaucielquecequej’aiapprisfûtrestédansl’oubli;maismon
âmen’enestpoint flétrieet jesuisencoredignede toi.Paoloavaitune
sœur trèsbelle, dont il était extrêmement jaloux.Ellepassaitpour très
dévote. Le cardinal-légat la protégeait particulièrement, et avait payé
longtempssapensionaucouventdeSanta-Mariaoùelleavaitéténovice,
et d’où elle était sortie récemment pour des motifs inconnus mais
suspects.Ignoréeetcachéeàtouslesyeux,chezsonfrère,elleavaitservi,
dans ses tableaux, de modèle pour les Vénus, et nous étions le plus
souvent groupés ensemble dans les compositions qui avaient été
commandéesparlebaron.J’avaisremarquésouventquedansnosposes
cette sœur, appeléeZéphirina, jetait surmoides regardsbien tendres;
ellemeserraitsursoncœuravecpassion,etlorsque,laséancefinie,Paoloallaitla
renfermer,carillatenaittoujourssousclef,ellemepressaitlamaind’uneforce
199
extrême,sansosermeparler.Sachambreétaitplacéesousunesoupente
où je couchais, et où l’on m’enfermait aussi tous les soirs; car jamais
prison n’eut autant de clefs et de verrous qu’en avait chacune de nos
chambres. Une nuit que je dormais profondément, j’entendis un bruit
léger sousmon lit; jem’alarmai d’abord, je craignais quelquemalheur
pourmonamie; jem’élançai sur le plancherquandune voix basseme
dit: «Edvinski, c’est Zéphirina, n’ayez point de frayeur.» Et soudain je
sentis sa main douce qui s’attachait à mon lit, et je la vis entrer par
l’ouverture d’une planche ôtée. «Ne crains rien, dit-elle, le plafond au-
dessous est recouvert d’une toile peinte en ciel, je l’ai déclouée
adroitement;j’avaisenlevéavecpeineuneplanche,jeviensderattacher
latoileduplafond;riennepeutnoustrahir.»
Àpeineelleachevaitcesmotsqu’elleseglissedansmonlitenme
comblantdecaresses.«CherEdvinski,medit-elle,tun’asplusdemère,
c’est àmoi, fille de Dieu, à t’en servir, à veiller sur toi, et prévenir les
malheursquitemenacent.Promets-moidoncdefaireexactementtoutce
que le ciel ordonnera; mais surtout, jure-moi de ne jamais en dire un
seulmot,carPaolonousferaitpérirtousdeux,etnemepardonneraitpas
même de t’aimer... comme unemère.» Je lui jurai un silence profond;
maisjejuraisàmamère;c’estdoncàtoi,etnonàellequim’atrompé,
quecesermentm’attachait.«Ehbien,monami,reprit-elle,puisquetuen
esdigneàprésent, le ciel va t’apprendre,parmoi,des chosesqu’onne
révèlequ’auxêtresformésparleurâgeetleurraison;maistuannonces
tantdesagesseetdediscrétionqu’onpeutdevancerpourtoicetteinstruction
200
importante;écoutebientamère.Pourtepénétrerdesessoins,parune
inspiration du ciel, je vais l’imiter sous tous les points; car une mère
seule peut entreprendre ce que je hasarde et courir d’aussi grands
dangers.» En disant ces mots, elle me serrait fortement contre elle.
«D’abord,quoiquel’obscuritételesdérobe,tuconnaismesyeux,tuasvu
leur regard tendre toujours fixé sur toi pour veiller sur ton enfance;
donne-leurlebaiserdelareconnaissance,lecieltelepermet.»Sesyeux
étaientsibeaux,elleparaissaitsibonne!Jeposaiunbaisersurchacunde
sesgrandsyeuxnoirs.«Mabouchequiteditsisouventquejet’aime,qui,
lorsqu’elle se ferme par raison, répète encore ce mot qu’on n’entend
plus;cettebouchequiprofèresisouventlenomd’Edvinski,donne-luiun
baiser...tusentirasquelecielrécompenseunbonfils,tuéprouverasun
plaisir céleste.» Elle approcha sa bouche... Ô ma mère! quel feu
j’éprouvais!jecroisqu’unedeseslèvrespassaentrelesmiennes;jamais
tu ne m’avais embrassé ainsi... j’en fus troublé, et ne pus parler de
quelquesmoments.
Ellecontinua:«Ceseinquit’anourri,etquetuavaisdesséché,a
repris sa forme. Le ciel a béni mes soins, mon fils prospère... Presse
encoredeteslèvresreconnaissanteslesfruitsdujardinoùtuaspuiséla
vie.»Ellem’attiraalorssursonsein,puiss’arrêtatoutàcoupavecémotionenme
disant:«Es-tubienpénétrédel’idéequejeremplacetamère?caràelleseule
appartient de t’apprendre le secret que je t’ai promis, et qu’on ne peut plus
différerdeteconfierparlapositionoùtutetrouves.Réponds,Edvinski!es-tu
bien pénétré de cette idée? Suis-je tamère?» s’écria-t-elle enme serrant de
201
toutessesforces.Entraîné,étourdi,jeréponds:
«Oui,maman.–Ehbien,mon fils, apprendsquePaolo t’avendu
au cardinal-légat, pour le conservatoire. Je t’expliquerai après toute
l’étendue de ce mot. Apprends que tu es un homme, et qu’on veut
t’arracher ce beau titre. C’est à tamère éplorée à sauver son ouvrage.
Connaisparquelsmoyenstuseraisréduitàcetétathumiliant...»Horsde
moi, le visage en feu, je ne pouvais respirer; l’étonnement, un état
inconnu jusque-là, tout me jetait dans un désordre délicieux, dont le
souvenirseulmereste,sansmelaisserceluidesdétails.
Bientôt je frissonnai en voyant où aboutissaient ces horribles
préparatifs du frère noir. Un tremblement universel me saisit, et je
suppliaitoutenpleursmabonneZéphirinadem’arracheràcesupplice.
«Eh bien, mon fils, dit-elle, puisque Dieu veut que je me sois
trouvéeàportéedem’opposeràcesacrilègehorrible,àcetteprofanation
desonouvrage,jevaistedonnerunmoyensûrdeprévenircemalheur,
je remplirai ma mission céleste quoi qu’il m’en coûte, et aucune
puissance humaine ne pourra te ravir ce qui établit la dignité de
l’homme. Invoquons d’abord le secours du Très-Haut.» Elle parut se
recueillir un instant en joignantmesmains avec les siennes; elle pressa ma
bouchecentfoisavecseslèvres,commeenpriant,puiss’écria:«Jesuisinspirée;
écoute-moi.Tusais,monami,quetouslesêtressontformésdansleseindeDieu.
Il les conserve comme Il les crée, en les faisant rentrer dans Son sein; ils
deviennent alors immortels; c’est là surtout l’attente des cœurs vertueux. Eh
bien, mon ami, une femme est le sein de Dieu, puisqu’elle vous met au
202
monde. Une fois sorti d’elle, on estmortel, et sujet au dépérissement;
maissiparundesseinpieuxonrentredanscesein,quiestceluideDieu,
ony repuiseunedoublevie,etonygagne l’immortalitédont je tevois
déjàanticiperlesdouceurs.MonaimableEdvinski,situm’entends,situ
veuxqueTaillandinonepuisseriensurtoi,ilfautterendreinvulnérable.
Pénètre-toidel’idéequetuvasdoublertonexistence,terecréerdansle
seindeDieu,quit’estprésentéparmoi.Viens,cherEdvinski...»Elleme
serra alors fortement... Jenepuis tedire cequi sepassa; jen’entendis
plus, unbonheur céleste s’emparademes sens. Jamais je n’avais été si
heureux... Et combien mon ivresse s’augmentait par l’idée que
Taillandinonepourraitriensurmoi!
Ladévotefutlongtempsabsorbéedanssonprojetcéleste.Aubout
deplusieursminutes,ellesortitcommed’unsongeenmedisant:«Tuas
approchédel’immortalité.Voiscombiensonivresseentièreestundoux
prixdelasagesse.Gardedonccesecretunique;n’enparlejamaisàune
autrefemme,ceseraitunsacrilège.Ilfaudraemployercemoyenencore
plusieursfois,pourrenouvelertonêtre,attendutonextrêmejeunesse,et
pour prévenir plus sûrement les coups de Taillandino. Jusque-là
l’essentiel est de l’empêcherd’agir. Il convientdoncque tu feignesune
maladie:iln’oseraentreprendreuneopérationdanscetétat.»
Zéphirina avait pris sur moi un si fort ascendant, j’étais si
persuadé qu’elle était l’organe de Dieu même pour me sauver d’un
malheur, et l’ivresse que j’avais goûtée comme preuve d’immortalité
m’attachait tellement à elle, que je promis le plus inviolable
203
silence.«Demain,dit-elle,jeviendraiàlamêmeheuretefortifiercontre
lesentreprisesdecesdestructeursdel’espècehumaineetdesœuvresde
Dieu.» Elle me serra dans ses bras, repassa sous mon lit et descendit
danssachambre.
Jeme sentis extrêmement abattu le lendemain; j’étais fort pâle.
Paolo attribuamon état au régime et s’en ouvrit à Taillandino, qui en
m’observantfitungestesignificatifetterrible.J’attendisavecimpatience
la nuit, pour confier à mon amie mes craintes et m’armer davantage
contretouslesferrementsdufrèrenoir.
Àminuit,j’entendislebruitdeZéphirinaquipassaitsousmonlit.
Ellevintseplaceràcôtédemoi,m’apportant,dansunsucrier,seulvase
qu’elle eût pu se procurer, un consommé que je trouvai excellent; car
j’avaisétéobligédefeindretoutela journéeuneindisposition,et j’avais
fortpeumangé.Aprèscerepas,elleexagéradenouveausescraintessur
lesdesseinstrèsprochainsdufrèrenoir,etnousemployâmesunegrande
partiedelanuitàprévenirlesprojetsdeTaillandino.Jemetrouvaialors
extrêmement fatigué; je m’en plaignis à ma bonne sœur, qui me dit:
«Cela provient,mon ami, de ce que le reste de ton être estmortel. La
chairestfaible,adit l’Écriture. Jesuisextrêmementsouffranteaussi.La
femmeenfanteraavecdouleur,adit leTrès-Haut,etcetterégénération,
monami,quejehasardepourtoi,estunvéritableenfantement;maistu
m’es si cher! et riennecoûteàunemèrepourson fils.»Ellemeserra
alorssursoncœur;etnousnousendormîmes.
Nouspassâmesainsiplusieursnuitsdans cesprécautions:nuits
pendant lesquelles Zéphirina ne manquait
204
jamais de m’apporter des aliments dont j’étais privé par la diète. Le
quatrième jour, je sommeillais faiblement tandis que Zéphirina était
plongée dans un profond repos; j’entends tout à coup parler dans la
chambre au-dessous de moi, je prête l’oreille avec attention; le
crépuscule commençait à paraître, et Zéphirina assoupie n’avait point
encoresongéàdescendre.Jen’osaislaréveiller,depeurd’êtredécouvert
parlepassage,etparlapersonnequiétaitdanssonappartement.J’étais
dansleplusgrandeffroi,quandj’entendisPaoloquiappelaitdoucement
sa sœur, la croyant dans son lit. «Voilà Taillandino, lui disait-il, il va
opérer Edvinski à l’instant, car il craint son dépérissement; et la cure
auralieudanstachambre,quiestlaplusretirée.Lève-toisur-le-champ.»
Ilsefitunsilencependantlequel,sansdoute, ilouvrit lesrideauxdesa
sœur:ilpoussaalorsuncrid’étonnementennevoyantpersonne;criqui
fitaccourirTaillandino.Zéphirinaneseréveillaitpoint.Paolotempêtait
avecdesimprécationseffrayantes.JedémêlaiqueTaillandinocherchaità
lecalmer,avecsonsang-froidordinaireetenl’enveloppantdesesgrands
bras. Ilparlademondépérissement,de labeautéetde l’éloquencedes
yeuxdeZéphirina,puisils’écria:«Oùestl’enfant,ilfanciullo?»Paololui
indiqualasoupente,séparéeparlatoilepeinteenciel.Taillandinos’écria
alors en riant et tâtant le plafond avec sa canne: «C’est aujourd’hui
L’Assomption,monami; laViergemonteauciel, c’est sûr, e sicuro.»À
cesmotsPaolopoussauncridefureur,etendisant:«Serait-ilpossible,
possibile!»ilsemitàvisiterlatoileduplafonddanstoutel’étenduedela
chambre. Enfin il trouva l’orifice pratiqué
205
sous mon lit, car la toile reclouée se détacha; j’entendis plus
distinctement leur discours, et qu’ils montaient par la même voie que
Zéphirina.Lejourparaissait.Jen’avaisosérespirer,etn’eusplusquela
ressourcedefeindrededormir.Queltremblementmesaisit,quandjeles
vissortirtousdeuxdedessousmonlit!Zéphirinaétaitdansundésordre
extrême,maisquelachaleursemblaitpourtantautoriser.Taillandino,en
apercevantnotreétat,ouvritunebouched’étonnementsigrandequej’en
frissonnai. Paolo voulut rejeter le drap sur sa sœur, Taillandino s’y
opposa, disant qu’il fallait, pendant que je dormais, reconnaître les
détails de son opération, et tout en feignant de me considérer, il
s’avançaitsanscesseprèsdeZéphirina.Enfinilsepenchatellementque
seslunettestombèrentsurleseindeladévotequiseréveillaensursaut
et poussa un cri, prête à s’évanouir en apercevant son frère et les
assistants. «Scelerata! s’écria Paolo, en l’arrachant du lit par un bras,
corrompre un enfant de cet âge! N’est-ce pas le comble de la
perversité!» Zéphirina ne répondit rien; des pleurs coulèrent de ses
yeux;ellem’embrassaenmedisant:«Malheureuxenfant!Onmefaitun
crime d’un instant d’erreur; ils ne se font pas un scrupule d’un
assassinat. – Ne crains rien, mon amie, lui dis-je, je puis les braver à
présent, tu m’as fortifié, leurs fers s’émousseront sur moi; je me suis
recréé dans ton sein.»Ó corrutrice! s’écria Paolo, ó perversita! et soudain il
m’arracha du lit, et dit à Taillandino: «Il n’y a pas un moment à perdre;
descendez-ledanslachambre,pendantquejevaisrenfermermasœurdanscet
asile qu’elle s’est choisi, d’où elle pourra entendre la scène et avoir le
206
tempsdeserepentir.»Onmefaitdoncpasserparl’ouverture;Paolola
cloue fortement, rattache la toile, et laisse sa sœur dans ma chambre,
livréeàsondésespoir.
J’attendais mon sort en tremblant. Bientôt je vis entrer le frère
noir,avecunautrefrèreportantdesferrementsdansunpetitsacdecuir.
Onmedonnamilledouceurs,onmefitbeaucoupdecaresses;maiscelles
deTaillandinoavaientunair facticeetd’habitudequimeconsternait. Il
mepalpaitdesesmainsénormes;ilmeprésentaensuiteunbonbonque
je refusai d’abord, mais qu’il approcha fortement sur mes lèvres; je
tremblais, je n’osai refuser, je les ouvris, et tout à coup, dans ses longs
doigts, ce bonbon se développa et devint un bâillon, que le frère, son
digneacolyteplacéderrièremoisansque jem’en fusseaperçu,attacha
fortementsurmoncol.Ilmefutimpossiblealorsdepousseruncri,etje
nepusquepleurer.Ilsn’yfirentaucuneattention,mevoyanthorsd’état
demefaireentendre,etm’ayantliélesmainsetlespiedsauxépaules,ils
se mirent alors à leur aise, ôtèrent leurs habits noirs et gras et
retroussèrent leurs manches; après quoi l’on m’étendit sur une table.
Paolo m’observait gravement avec une loupe, pendant que les deux
frères opérateurs préparaient leurs instruments: à cet aspect je fis de
vainseffortspourmedébarrasserdemesliens;maisl’instantfatalétait
arrivé. L’aide m’empêcha fortement de remuer. Taillandino huma une
prisedetabac,puisapprochaunferrementbrillant... J’ensentaisdéjàla
pointe;c’enétaitfaitdemoi!Toutàcouponfrappeàcoupsredoublésà
laportedupremiercabinet.Taillandinorestelebrassuspendu...
207
les coups recommencent et l’on crie qu’un huissier demande Paolo.
Taillandino allait reprendre l’opération quand Paolo revient tout agité,
avecunpapierqu’ilappelaitsommation.Ilfaitpasserlesdeuxfrèrespar
une porte dérobée, me délie vivement et me met en liberté. Je ne
concevais rien à ce changement subit; ma tête était troublée par la
crainte.Ôbonheur!L’huissierannoncequ’ildoitmeconduireautribunal
pourmeconfronteravecmamère.Jefaillism’évanouirdejoieàcemot,
et je volais dans tes bras, quand les menaces horribles de Paolo me
glacèrent de nouveau. J’espérais bien te détromper; mais tes jours
étaient en danger. Le ciel enfin a eu pitié de moi, il a voulu que j’aie
trouvédesjugesintègres,unappuidansmonmalheur,etleseulbienque
jedésirais,matendremère.»
Edvinski finit alors son récit, enme serrantdans sesbras etme
baignant de nouveau de ses larmes de joie. Le juge était attendri et
furieuxàlafoisdetantd’atrocités.Ilproposad’abordlesplusviolentes
mesures contre le peintre; mais bientôt la réflexion lui montrant
l’inutilité des poursuites dans un État où l’on autorisait ces exécrables
mutilations,ilneputquegémirsurlaperversitéhumaine,etm’engagea
même,pourmonpropre intérêt et celui demon fils, à renfermer toute
indignation.
Nous rentrâmes dans la salle d’audience. J’avais pris mon parti. Je
possédais Edvinski, le reste de l’univers n’était rien pourmoi, et la vengeance
s’éteignaitdansl’ivressedemoncœur.OnfitrevenirPaoloGuardia.Sacontenance
assurée prouva que, bien qu’il fût instruit du succès de la confrontation,
208
il bravaitdespoursuitesultérieures.Pendantque le jugeprononça son
rapport, dans lequel il supprima tout ce dont nous étions convenus, le
peintre ne cessa de sourire de cette politique: il s’occupa
nonchalammentàcroquersousformedecaricature l’aréopagebolonais
et à en faire la risée de l’auditoire. Il s’entendit avec un sourire
sardoniquecondamnéàhuitjoursdeprison,pouravoirrecelésansavis
unenfantinconnu,puisilsortitinsolemmentetenachevantsoncroquis.
S’ilemportalesrisdel’auditoire,nouséprouvâmesenrevanchel’intérêt
le plus vif. On soupçonna les motifs politiques de ce silence; car les
Italiens, en général, ont une finesse de dissimulation inconnue ailleurs.
Edvinskifutadmirésoustouslesrapports;etnoussortîmescomblésdes
propos flatteurs et des souhaits de bonheur que la vertumalheureuse
arracheentouslieuxetàtouteslesclasses.
Je sentais, après avoir échappé au premier péril, le danger de
l’avis donné au baron d’Olnitz. J’apportai donc tous mes soins à hâter
mon départ, et le jour même je fis mes dispositions pour gagner la
capitaledumondechrétien.
J’arrivaiàRomeà la finde juillet.Quelleémotion j’éprouvaià la
vuedesvestigesdecetteantiquereinede l’univers!Quelledécadence!
Quel tableau du néant de la gloire et des passions des hommes! Je
songeai aussi aux désastres de ma patrie, et c’est dans ces tristes
réflexionsquejedescendisàunhôtelmodeste,surlaplaceduCirque.Jemefis
présenterlesurlendemainchezlecardinaldeBernis,protecteur-nédesréfugiés
de tout pays. Àmon nom seul il accourut, et son accueil, toujours si affable,
209
prituneteintedeconsidérationquiaugmentacelledel’assemblée.
Jenem’étendraipassurladescriptiondesglacialesconversazioni
d’Italie.Quoiquelamaisonducardinalsoittenueàlafrançaise,lasociété
s’y ressent de cette abstraction, de cet isolement volontaire, suite de
l’usagedessigisbées.Jen’aijamaisbienpuconcevoircettemodebizarre.
Si cette associationdes femmes avec d’autres hommesque leursmaris
est purement fraternelle, elle fait l’élogede la puretédes Italiennes; si
elle est plus qu’amicale, c’est un aveu de la patience des époux, et le
ridiculedejalousiedontonchercheàlescouvrirmeparaîtbieninjuste.
Mais en y réfléchissant j’ai cru remarquer que cette modification, cet
usageétaientuneespècede traitéavec la jalousie;que,puisque lemot
variétéétaitécritdanslecœurféminin,ilfallaitréduirecetteexpression
aumoindretermepossible,àunseulamantparexemple,enunmot,être
trompédesonchoixetêtre jalouxparprocureur;cedont lessigisbées
s’acquittenttrèsbien.
Jenefuspaslongtempsétabliedansmonnouveaudomicilesans
connaître les usages amoureuxde cette étrange ville. J’eus bientôtmes
patiti,messouffrants.Bienéloignéedepasseràmafenêtrelesdeuxtiers
delajournée,commelefontpresquetouteslesRomaines,occupéessans
cesse à la petite guerre des œillades, des sourires assassins et des
agaceries,jenelaissaipasdevoirbientôtcourirdanslarue,aupetittrot,
surlapointedupied,millemerveilleux,copiantlesmodesfrançaises,et
lesvariantdelamanièrelaplusbizarre.Touscesêtresplaisantssesuccédaient,
210
sous plusieurs portes, véritables guérites des sentinelles d’amour. Là,
placéssouslesarmes,tantôtlamainsurlecœur,tantôtaufrontcomme
saisisd’unvertigeoud’unemigraineanacréontique,tantôtfléchissantle
genoucommedevantleurdivinitéouprêtsàs’évanouircontrelaborne,
ilfallaitavoiruncœurdebronzepourn’êtrepasattendrie.
Ilestàremarquerquetoutescesimpressionssontpériodiques,et
se renouvellent exactement à lamêmeheure, chaque jour, de porte en
porteetdebelleenbelle,parunemêmepersonne.Desortequ’unpatito
s’évanouitfortbiendixàdouzefoisdansunematinée,sansquecelaait
dessuitesfâcheuses.Lasimplecuriositémeportaàobservercesmenées
bizarres,lespremiersjours.Jecausai,àcequ’ilmeparut,deuxmauxde
cœur, troismigraines et un évanouissement, à en juger par les gestes.
J’étaischoquéeden’avoirvuencoreunepointedestylet;caronassure
quec’est là lecoupdeforce;et jeriais intérieurementdecessingeries,
lorsqu’en passant près du Panthéon je reconnus un de mes patiti en
fonctionsousuneporte.Ilenétaitaucœurblesséetàlatêteprise,quand
toutàcoup,ilm’aperçoit:soudain,coupdethéâtre;ilpensequ’ilfautme
consolerparunrinforzando, et levoilàquiperdconnaissance. Sabelle,
furieuse de la perfidie, ferme sa fenêtre avec fracas; l’amant se débat
dans le ruisseau, et je m’éloigne en riant aux éclats de la folie des
hommes,etdecelledesfemmesquipeuventlescroire.
Ces singularités continuelles, ces cercles taciturnes et par duo,
sans m’intéresser, m’avaient fait passer quelques jours dans les
distractionsquisontleplaisirdesinfortunés.Jesortaisunsoirdel’opéra
211
d’Alessandro,donnantlebrasaubonvieuxchevalierdeMorsall,échappé
miraculeusementavecsescompagnonsdelagrottedumontStolberg,et
que j’avais retrouvé chez le cardinal. Nous nous entretenions de nos
reverspassés,etparcontrasteavecmasituationprésente,jemelivraisà
une espècede sérénité et de joie, quand tout à coup j’aperçois, sous la
lampequiéclairaitl’escalierprincipal,ungrandhommesec;unspectre
nem’eût pas glacée davantage. Cet être aux yeux étincelants, à la face
blême, me fixe, pose son index au front, comme pour m’indiquer un
souvenir menaçant; puis tout à coup, appuie sur son avant-bras trois
dentslongueseteffroyables...véritabletableaud’untigredévorant!... Je
reconnais aussitôt le baron d’Olnitz; je crois sentir de nouveau sa
morsurejusqu’àlamoelledemesos,etjeresteanéantieparleregardde
cebasilic.Dès cet instant j’eusunpressentimentdemon sort, et jeme
disposai à prendre toutes les précautions possibles pour éviter cet
homme épouvantable. Je vis qu’instruit par son agent il m’avait suivie
depuisBologneetcroyaitenfinressaisirsavictime.
Je ne doutai point que dès lors il ne se mît en campagne pour
découvrir ma demeure, m’arracher peut-être à mon asile et
recommencer de nouveau ses expériences terribles. Je songeai
néanmoinsque,horsdechezlui,ilnepouvaitavoirlafacultédemetenir
prisonnière; mais je n’en étais pas plus rassurée sur les moyens qu’il
pourraitprendre.
«Quelle fatalitéme suit?disais-je aubonMorsall.Mon fils,moi,
toutcequim’entoureparaîtvouéà labizarreriedeshommes,ouà leur
perversité. Partie par précaution, jeme suis jetée dans l’abîme; j’ai fui
212
l’assassinat,et j’airencontréplusque lamort;unpréjugéaccélérames
pas loindemonpays, et jen’aipas faituneseuledémarchedepuisqui
n’aitserviàarrachermonbandeauetàmedétacherdesidolesabsurdes
quejem’étaiscréées.»
Morsallavaitducaractère;maisilsentaitparfoismespuissantes
raisons. Les nouvelles brillantes des succès de l’armée russe le
consternaient, lui montraient l’impossibilité du retour, il paraissait
partagermes regrets, il devenait rêveur;mais bientôt l’esprit de parti
renaissait;leslarmesetledépitsepeignaienttouràtourdanssestraits
respectables.
J’avaisrecueillichezmoicebonvieillard.Mesressources,quoique
médiocres, me permettaient encore cette marque de vénération à son
égard.Jedonnaisparlààmaretraiteunesûretédécente,etjetrouvaisun
appui dansmes craintes.Morsallm’accompagnait partout, et depuis la
rencontre du terrible baron, il ne me quittait point dans mes sorties
devenuesfortrares.Jenepuscependantmedispenserdemerendreàun
cerclechezlecardinal;cercledonnéàl’occasiondel’arrivéedel’envoyé
d’Espagne. J’y fus invitée expressément, et crus pouvoir, sans danger
après une aussi longue retraite, reparaître une fois dans un endroit
public. Le baron d’ailleurs ne s’offrait plus à mes yeux, et j’avais lieu
d’espérerque,mevoyant sans cesse entourée, il renoncerait, si loinde
l’exécrable prison où il enfermait ses victimes, à des persécutions
inutiles.
Laconversazionefutextrêmementbrillante;onseretiratard.Beaucoup
dejeunesFrançais,aussiévaporésquedansleursjoursdeprospérité,se
plurent à franciser sur la fin ce cercle grave, et à désespérer les
213
marisetleursseconds,messieurslessigisbées.Cetondesuffisance,qui
déplutd’abord,finitcependantparjeterdelagaietésurcetteassemblée
monotone;etl’onseretiraitd’unemanièreassezbruyante.Arrivéssous
le grand vestibule, nous entrons dans nos chaises à porteurs; une
vingtaine de femmes se trouvaient ainsi réunies. Nos porteurs ne
partaientpoint,nousnousimpatientions,lorsquedeséclatsderirenous
expliquèrent bientôt pourquoi nous restions en place. Nos écervelés
s’étaientamusésà faireemportertoutes lesbarresdeschaisespendant
que lesporteurs sommeillaient, et le cercle se trouvait ainsi transporté
dans le vestibule, chacun dans son échoppe, réduit à y passer la nuit.
Aprèsavoirriettempêté,ilfallutbienprendreparti,dumoinspourmon
compte,d’alleràpied.J’étaispeuéloignée,etjemedécidaiàcettecourse,
bienloindepenseràmonimprudence.
Je tournais l’angle du Colisée, donnant le bras à Morsall qui
marchait assez lentement. Les réverbères jetaient une faible lueur;
l’aubedu joursemblaitdéjà lutteraveccetteclarté facticeetvacillante.
Unventfraisdonnaitsurcetteplaceimmenseet,balançantceslumières
pâles et prêtes à défaillir, semblait promener à mes yeux des torches
funèbres. Une tristesse involontaire s’emparait de moi, je me livrais à
mes pressentiments... Grand Dieu! ils ne m’ont jamais trompée! Au
tournant de la rue d’Alba, quatre hommes enmanteau s’élancent, l’un
d’euxjettelesiencommeunvasteéteignoirsurnotrefalotetyengloutit
leporteuraveclalumière.Lestroisautress’attaquentàMorsalletàmoi,
nousferment labouche, lesyeux,etnoustransportentpardeschemins
214
invisiblespournous.Àpeinepus-jedémêlerqu’uninconnuprenaitnotre
défense. Il épuisa seseffortset sesarmescontre les ravisseurs, rienne
putnousendélivrer.«ReconnaissezDurand,mecriait l’inconnu,en les
chargeant avec vigueur, puisse-t-il vous sauver une seconde fois!» Le
troubleoùj’étaisnemepermitpasd’abordderéfléchiràcenom;mais
lorsque,plongéedansunenouvellesolitude,loindetouslesyeux,jepus
me livrer un instant à des réflexions plus calmes, je me rappelai
l’infortunéFrançais,victimedeTalbot,etquejecroyaisavoirfaitpérirde
mespropresmains.Cetteidéeadoucitmapeine.Cetêtregénéreuxavait
échappémiraculeusement à lamort; c’était sans doute dema part un
crimeinvolontaire;maiscetteimagesanglantenemequittaitjamais.Ces
souvenirsm’ôtèrentpendantquelquesinstantslescraintesaffreusessur
le sort qui m’attendait personnellement. Bientôt elles revinrent dans
touteleurviolence;jenedoutaispointquejenefusseentrelesmainsdu
baron, et je me préparais aux plus terribles épreuves, lorsque, après
s’êtrefaitannoncerdansl’appartementoùl’onmedéposa,ilparut.
Ilentracommeàsonordinaireavecunetimiditéapparente,avec
desmarquesderespectetdeconsidérationplusgrandesencore,s’ilest
possible,quecellesquej’enrecevaisàUst.«Pardonnez,madame,medit-
il enbaissant lesyeux,uneconstancequevousnommerezpersécution,
mais qui n’est autre chose que le résultat d’un attachement profond et
d’unenthousiasmepourlesarts.Votreperteeûtétéirréparable,etmes
vues sont pures. Vous êtes libre de tout engagement, et mes essais
n’aspirentqu’ànousdonner, àvous les sentiments, etàmoi l’amabilité
215
nécessairepourcetteunion.Pourquoiledédain,leméprissepeignent-ils
dansvostraitsàcetteproposition?Qu’ai-jefaitd’assezexagérépourles
mériter? Daignez raisonner un instant avec moi. J’ai cherché par des
moyenschimiquesàcréerenvousunsentiment;si jeréussis,oùest la
violence?Voussuivezalorsvotrepenchant,quellequ’ensoitlacause.Si
mes essais sont vains, si mes procédés chimiques ne peuvent vous
enflammer,m’avez-vous vu abuser de votre état de faiblesse, et suivre
uneseulelueurd’exaltationdessens?Daignezvousrappelerqu’àUstje
neprofitaipasd’unesituationbienpropice.J’étaisconvaincucependant
d’unpenchantmomentanédevotrepart;maisjen’avaispasachevéles
opérationsnécessairespourprévenirleretour,lesregrets,etmerendre
plusagréableàvosyeuxenmerajeunissantvisiblement.C’estcequ’ilme
resteàexécuterenceséjour.Daignezcalmervotreimaginationtoujours
inquiète,etpenserqu’aucunedesexpériencesquenousavonsàfairene
serarévoltantenidangereuse.»
Despleurs furentmaseuleréponseàcethommebizarre. Ilétait
superflu deme récrier contre la perte dema liberté. Il ne répondait à
cette objection que par la prétendue certitude de mon bonheur. «Au
moinsrendez-moimon fils,m’écriai-jedésolée.Me laisserez-vousdans
l’affreuse incertitudeoù j’aigémisi longtempspour luiparsuitedevos
infâmesprocédés?–Votre fils,madame,estdéjàprèsdevous.Rienne
m’a échappé, soit de vos actions depuis que vous avez quitté Bologne,
soit des notions relatives aux êtres qui vous entourent. Ce
216
bon vieillard auquel vous paraissez accorder de l’estime, ayant été
témoindevotreenlèvement,nepeutêtremisenliberté,etpourraservir
aussipourquelquesexpériences.Edvinskiestdanslapiècevoisine.Vous
nepourrezlevoirqueparlemêmemoyenetaveclesmêmesprécautions
qu’àUst. Jecompteassezsurvotreprudencepourvousprierdeneme
pas mettre dans la nécessité de vous rendre l’extinction de voix
passagèrequejevousavaisdonnée.Jecompteenfinsurvotrediscrétion,
comme vous devez compter sur la franchise de mes procédés et la
certitudequenosexpériencesn’ontaucundangerpourvous,nipourles
êtresquivoussontchers.»
À ces mots, il me fit observer le cabinet où j’étais. Je crus être
environnéedeglaces;maisjem’aperçusbientôtquej’étaissousunvaste
récipientpneumatique. Jem’effrayaid’abord:«Soyez tranquille, reprit-
il,votreairestrenouvelépériodiquementetensuffisantequantité.Vous
avezétéplacée làpendantvotreévanouissement.Remarquezquevous
ne vous êtes aperçue d’aucun malaise, et que vous ignoreriez encore
votrepositionsijenevouseneusseprévenue.C’estainsiquejerecueille
votre haleine par le chapiteau de l’alambic, je la condense ensuite en
faisantcirculerdel’eaufroidesurcetube,etjerecueillealors,sousforme
defluide,votresouffledélicieux,votregazpersonnel,enfinlevéhiculede
l’air céleste et de vos affections particulières. C’est avec délices que je
m’en abreuve, reprit-il; il est le nectar pour mon cœur passionné; et
chaquegouttedecebreuvagedivinsembleportersurmeslèvres lefeu
demillebaisers,etdansmonespritmilleidéesvoluptueuses.»
217
Il tira alorsun flacondemonhaleine condensée,qu’il avaitdéjà
recueillie, en but quelques gouttes avec ivresse et replaça avec
précautionlevasedanssonsein.«Vousconviendrez,medit-ilalors,que
me régénérant pour ainsi dire par votre haleine, qui devient pourmoi
une atmosphère, une base de l’existence,mon soufflemême se purifie,
puisqu’il se compose du vôtre; que vous devez donc vous livrer avec
moinsdedégoûtà l’idéed’aspirervotreproprehaleine, combinéeainsi
avec la mienne, et d’opérer ce mélange imperceptible qui finira par
établir entre nous un équilibre parfait.» Quelle aversion tous ces
systèmes ne me donnaient-ils pas, quand je jetais les yeux sur l’être
décrépitquime tenait ce langage! J’étais sûre,hélas! tropsûreque les
aliments qui me seraient offerts jetteraient bientôt un nuage sur mon
esprit, qui, exalté alors, ne pourrait analyser les traits du baron;mais
combienlesinstantsderaisonetdecalmeendevenaientplusterribles!
«Vousmeregardezavecdédain, reprit lebaron;mes traitsaltéréspar
une imagination de feu, ce front calciné par des idées volcaniques ont
devancéparleursrideslesimpressionsdel’âge.Calmez-vous;cenesera
pointàl’illusionseulequevousdevrezdelestrouvermoinshaïssables;
mes secrets vont jusqu’à rajeunir l’homme, et toujours par les mêmes
moyens.» Je baissai les yeux pendant quelques instants; quelle futma
surpriseenrelevantmesregardssurlui,deluitrouverlapeautendue,le
visage plein! Ses joues creuses avaient disparu, son air paraissait plus
vif...
«Monrajeunissementextérieur,madame,est l’effetdusoufflepurdes
enfantschoisis,placésdanslecabinetvoisin;gazquejefaisinsinuerdansmes
218
chairs par un soufflet de mon invention, tandis que j’en abreuve
l’intérieur.»Jenecomprisrienàcelangagebizarre;maisbientôtilparla
àmesyeux.Ilmefitobserverunsouffletd’ébène,garnienargent,placé
sousunenicheetquiparaissaitpuisersonalimentdanslapiècevoisine.
De l’extrémité de ce soufflet partaient cinq petits tuyaux en gomme
élastique,terminéschacunparuntubed’argentfortaiguetrecourbé.De
ces cinq tubes, quatre étaient enfoncés d’une ligne à peu près dans
chacun de ses membres, le cinquième aboutissait sur sa poitrine. Je
remarquai que le jeu du soufflet, donnant un aliment aux tubes,
remplissait imperceptiblement les chairs du baron, et lui donnait, en
apparence, un bien-être inconcevable, tandis qu’il n’en résultait
réellementqu’unebouffissure3.Jemerajeunisparl’aircélesteexhaléde
ces enfants; je sens l’affluence de leur gaz personnel, s’écriait cet
insensé; ilsedégageavecprofusiondecesêtresinnocents,etsansleur
nuire.» Il donna alors un coup sur mon récipient; la petite niche du
soufflets’ouvrit,etjevisdanslapiècevoisine,sousunrécipientpareilau
mien, quatre enfants d’une figure ravissante. Grand Dieu! je reconnus
Edvinski;jevoulusm’élancer,jenelepus;maisjedevinspluscalmeen
remarquant lagaietédecesanges.Edvinski lui-mêmeparaissait joyeux.
«J’aisoin,meditlebaron,deleurdonnerdesidéesdoucesettoutcequipeutles
flatter.Leshochets,lesdouceursneleursontpointépargnés;cettehilaritéfait
3Cetteexpérience,quiestlecombledelafolie,n’enestpasmoinsactuellementenvogueetaététransportéedeBerlinàParis.
219
exhaler l’air céleste, qui, comme vous l’avez vu, ne sort que par le
mouvement répété des paroles douces, amenées par des pensées
heureuses. Vous voyez que le soufflet puise dans le chapiteau le gaz
enfantin que je reçois ainsi et qui me régénère. L’air atmosphérique
dilateaussilesvaisseaux,maisnes’identifiepascommecelui-ci,quiestà
labasedel’existence.Nevousrécriezpascontrecetteexpériencequin’a
rien d’effrayant: combien de tyrans à l’ombre de leur puissance ont
cherché dans le sang de ces êtres innocents des bains aussi atroces
qu’absurdesdansleurseffets!Etqu’adecomparablemonprocédéavec
leurabominabledoctrine?»
Tous ces raisonnements rassuraient peu une mère alarmée. Je
craignais le dépérissement de mon fils. Cependant ses aliments sains,
abondants,sonaircalmeettranquilleauxmomentsprèsoùilm’appelait,
tout contribuait à jeter quelque consolation dans mon âme. Le baron
quitta ses tubes d’aspiration, comme il les appelait, et se retira après
m’avoirrecommandélaplusparfaitetranquillitéd’esprit.
Je passai une journée assez paisible. On m’avait sortie de mon
récipient par une trappe pratiquée au parquet et qui se refermait à
volonté. On en avait agi de même pour les enfants. Je jugeai que ces
expériences se feraient rarement et sans danger. Je mangeai avec
quelqueconfiance,etme livraiausommeil.Le lendemain,quel futmon
étonnementd’entendreannoncer chez lebaron,dont jen’étais séparée
que par une porte, le fameux avocat Salviati, alors à Rome, célèbre
magnétiseur et illuminé dont j’avais si souvent ouï parler. Je ne doutai
point que ces deux personnages étranges n’eussent de grandes
220
relations ensemble, et frémis d’être exposée à de nouveaux essais.
J’écoutai avec la plus grande attention ce qui se disait dans la pièce
voisine. Autant que je pus démêler l’entretien, je crus remarquer que
SalviatiparlaitdesesrelationsavecdiversaffiliésenEurope.Ilparladu
succèsdugazde jouvence,dontplusieursprincesavaientdemandédes
envois,etnotammentl’impératricedeR***; ilmesemblaqu’ilmontrait
des lettres où l’on exaltait ses effets, et dans lesquelles on se plaignait
néanmoinsde lanécessitéde réitérer trop souvent l’aspirationetde la
difficulté de se procurer les instruments convenables. Il ajouta ces
paroles:«Aureste,monconfrère,votreaircélesten’estautrequemon
fluidemagnétique,etilserapossible,parunappareilbienplussimpleet
plusvoluptueux,detrouverunprocédépourrajeuniretfairepasserles
impressionsdansuncorpsquelconque.Lesimplefrottementdoitsuffire
parl’électriciténaturelle.Procurez-moiseulementdeuxdesenfantsque
vous distillez. Je m’en servirai pour coussinets de frottement, et vous
verrezdeseffetsincompréhensibles.»Jetressaillisàcetteidée,etj’allais
pousseruncridedouleurquandj’entendisnommerlesdeuxenfantsque
Salviatidemandait.Edvinskin’enétaitpas,etjefusmoinsmalheureuse.
Après quelques instants de préparatifs, je vis amener les deux
enfants désignés, nus, âgés à peu près de six ans et d’une figure
touchante. Ces pauvres petits êtres tremblaient de tout leur corps à
l’aspect de Salviati, dont la figure noire et ridée, encadrée dans une
perruqueblanche,avaitquelquechosedesministresduTartare.Uneimmense
machine électrique était au milieu du cabinet. «C’est bien cela que j’avais
221
demandé, baron, dit-il à M. d’Olnitz; vous avez parfaitement saisi la
formedel’appareil,etilestbienexécuté.Vousallezenvoirleseffets.»À
cesmots, il prend ces petits enfants, il les lie avec quatre courroies de
cuirauxpoteauxquisupportaientlagranderouedeverre,etenfacedes
coussinetsdefrottement.Illesdisposedoscontredos,demanièrequele
basdesreinssetoucheparfaitementetformeunfrottoirnaturel,séparé
par la seule épaisseur de la roue de verre. Il tourne ensuite la grande
roueavec vivacité; bientôt lemouvement rapideduverre échauffe ces
chairsdélicates,lesétincellesjaillissent;onreconnaîtàl’agitationdeces
enfants la cuisson que ce contact brûlant leur cause. «Voyez, voyez,
s’écriait Salviati, ces étincelles! Comme le conducteur électrique se
chargedufluideenfantin!Quesontvosgaz,sanslamatièredufeuquiles
dilate? Je tiens donc le principe, quand vous rampez encore sur les
composés.Etqueserait-cesi,au lieudedeuxenfantsdébiles, jeplaçais
pour frottoirdeux femmesaux formessaillantes?Quelleabondancede
magnétismeafflueraitalors,etporteraitdansnousaveclasanté,laforce
etledésir!Demainnousferonscettesuperbeexpérience.Jemebornerai
pouraujourd’hui àvousmontrer leseffets rapidesdu fluideélectrique,
extrait des enfants, pour rajeunir l’homme.» Il prie alors le baron de
tourner la roue, et s’isole sur le pain de cire, en s’attachant au
conducteur.Bientôt,sesyeuxétincellent,etàmesurequelemouvement
de la rouedeverreaugmente, sesmembressecrispent, sescheveuxse
dressent et, soulevant sa perruque,montrent le spectre le plus hideux
que l’imagination pût enfanter. «De quelle force ne me sens-je pas
222
embrasé! s’écriait l’avocat. Quelle surabondance de vie! Je viens
d’acquérir cinquante ans d’existence... C’est suffisant; détachons ces
enfants, qui ont assez perdu.» On délie alors ces deux innocentes
créatures, étonnées, confondues du procédé des physiciens, dont les
caresses, les dons et les soins tardifs ne peuvent excuser l’entreprise
hasardeuse.
Ils se séparèrent alors;mais le projet formé pour le lendemain
d’extraire le fluide électrique de deux femmes me laissait une terreur
mortelle. Jemepersuadais tellementque j’endevaisêtrevictimeque je
nepouvaisrespirer,etprislepartidemanderlebaron,aussitôtquejele
présumailibre.Ilnesefitpasattendre,etprévintmesquestions.«Vous
avezvu,madame,medit-il,parl’exagérationdeSalviati,quemesmoyens
sont bien plus doux, et que l’enthousiasme déplacé peut jeter en de
grandes erreurs. Je devine vos craintes sur l’expérience projetée.
Convaincuquelefluideélectriquen’agitquesurlesnerfs–etvousl’avez
vuparl’étatd’irritationdemonconfrère–,jenesouffriraipointquevous
soyezimmoléeàdesessaissuperflus.Ladécenced’ailleurss’yopposeet,
je n’ose dire, ma jalousie. Souffrirai-je que vous paraissiez dans une
nuditéabsolueauxyeuxd’unétranger?Souffrirai-jeque lesplusbelles
formeshumainessoientflétriesetbrûléespardesexpériencesinutiles?
Non, non!» Et en disant ces mots il me montra une suite de dessins
représentant lesprincipalesexpériencesdeSalviati.Cellesdubaron,en
effet,prèsdecelles-ci,n’étaientquedes jeuxd’enfants;aussienétait-il
traitécommeunélèveplutôtqueconfrère.
Ces systèmes et définitions me conduisirent insensiblement à
l’heure annoncée par l’avocat pour sa
223
grandeexpérience.Ilfrappaàl’heureprescrite.Jemerenfermaidansma
chambre,tremblante,etjeprêtail’oreilleavecattention,enmêmetemps
que je cherchais à regarder ce qui se passait dans le cabinet. Je vis
paraître Salviati, l’air rêveur, marchant gravement, suivi d’un grand
homme,lechapeausurlesyeux,quejereconnusbientôtpourêtrePaolo
Guardia, ce peintre scélérat, agent du cardinal-légat et de tous les
illuminés.Lepeintredonnait lamainàune femmevoilée,quimeparut
d’une taille remarquable et d’une grande beauté; lorsqu’on leva son
voile, des cheveux blonds bouclés retombant sur ses épaules, des yeux
noirs, contrastant avec ce teint et cette chevelure, donnèrent à sa
physionomie un mélange de sensibilité et de volupté ravissant. Je
l’admirais; lorsque lepeintreprononçacesmots:machèresœur, jene
visplusquelacorruptricedemonfils,Zéphirina,etluijetaidesregards
d’indignation.
Zéphirina s’assit d’un air modeste, paraissant aussi agitée que
moi.«Vousvoyez,ditSalviatiaubaron,undescoussinetsde lagrande
expérience, en montrant Zéphirina; vous allez nous procurer l’autre;
faites amener labelleauxmorsures, dit-il en regardant ironiquement le
baron.–Monintentionn’estpasdelalivrerpourcetteexpérience»,dit
froidement M. d’Olnitz. Je frissonnais derrière ma porte, des larmes
coulaientdemesyeux.«Votrefluideélectrique,continua-t-il,n’agitque
surlesnerfs,etnullementsur lesbasesdurajeunissement.D’ailleurs la
nudité indispensable pour le frottement des rouages est incompatible
avecladécencedemonélève.–Luttercontrelechefdelasecte!s’écria
l’avocat. – Insulter ma sœur! dit le peintre furieux. – Où est cette
224
femme? ajouta Paolo d’un air terrible. J’ai un grief à laver, je n’ai pas
oublié le jugement deBologne.Ôvendetta! Je la trouverai...» Le baron
voulut l’arrêter.Paolosehâtadefureteret, trouvantmaporte, ilsemit
en devoir de l’enfoncer. Le baron débile, tout enflé encore par son
prétendu rajeunissementdumatin, fit d’inutiles efforts; il voulut saisir
Paolo, qui, le frappant rudement, fit désenfler comme un ballon mon
pauvre défenseur, lequel tomba presque évanoui, pendant que Salviati,
riantauxéclats,luicriait:«Baron,tajeunesses’évapore!»
Jevoulusenvainfuirlesortquim’attendait;maportefutforcée,
je fus saisie, entraînée au milieu du cabinet où Salviati préparait la
machineélectrique.Ilmeregardadesonœilperçant,s’approchademoi,
et, parcourant ma taille, et des yeux toute ma personne, il dit: «C’est
bien! abondance de fluide!... il n’est pas encore venu, ajouta-t-il en
parlant au peintre; en attendant déshabillez ces femmes.» À cesmots
j’entraien fureur,Zéphirinasemitàpleureretreprochaàson frèrede
l’avoir trompée et vendue indignement. «C’est pour le bien de
l’humanita», dit Paolo ironiquement, en saisissant sa sœur. Salviati
voulutessayerdem’ôtermesvêtements;maislarages’emparantdemoi
etdeZéphirina,nousluttionsavecavantagecontrenospersécuteurs,et
aidéesdubarondésenflé,nous les terrassionsetallionsbriserà jamais
les instrumentsde leurdémenceetdenotre supplice, lorsqu’on frappa
doucementàlaporte.«Levoilà,vivaTaillandino!»s’écriaPaolo.Cenomnous
faitfrémiretnousôtelesforces;onouvre,legrandfrèrenoirentreàl’instant,
accourt,etvientprêtermain-forteàsesconfrères.«GrandDieu!Lesscélérats
225
ont donc un point de contact en tous lieux!» m’écriai-je. À peine
achevais-jemonexclamationquenoussommessaisiesetgarrottéespar
legrandfrère,expéditifencettematière.
Onnousattachechacuneàunpoteaudelagranderoue,onlienos
cheveux ensemble par-dessus nos têtes, penchées en arrière; on pose
nosreinsencontact,etséparésparlaseuleépaisseurdelarouedeverre.
Salviati se place alors avec délices sur le pain de cire, et ordonne de
charger.Lefrottementbrûlebientôtnoschairs,lesétincellesscintillent;
l’avocat paraissait dans un ravissement inexprimable; Taillandino et
Paoloseplaisaientàdonnerlaplusgranderapiditéàlaroue,etàextraire
des étincelles prodigieuses. Tous les supplices physiques etmoraux se
faisaientsentiràlafois,lorsquedescrisetunbruitdecristauxcassésse
fontentendre.Salviatiordonnedecontinuer.Bientôtlebruitredouble.
«Entendez-vous? Tous mes récipients sont brisés, s’écrie le
barond’Olnitz...Quelquedétonationextraordinairey auradonné lieu.»
Bientôt le fracas devient plus grand, des voix s’y mêlent; celles
d’Edvinski,deDurandsefontentendre.Nosphysicienschangentalorsde
visage, leursdoutes s’éclaircissent; carunenuéede sbires seprécipite
dansl’appartement,aprèsavoirparcourutouteslespiècesetfracasséles
machinesquilesarrêtaient.Lepodestatetlessbiresrestentimmobilesà
la vue de cet appareil étrange, et Durand jette sur nous sonmanteau,
pendant que Salviati demeure fièrement sur son pain de cire, comme
Pharamondsur lepavois.Deuxgardesveulentalorsmettre lamainsur
lui; mais le feu électrique jaillit de leurs mains et ils sont jetés à
226
larenverse.Deuxautresontlemêmesort.Lecharlatantriomphait;enfin
le podestat, plus instruit, s’avance, le saisit lui-même, l’arrache de son
isolementetlelivreauxsoldats.
Onarrêtedemêmelebaron,PaoloetTaillandinoquiseglissaient
dans la foule,mais trop bien signalés pour s’échapper. On les entraîne
dans les pièces voisines pour nous laisser habiller et bientôt après on
revient, en me témoignant, malgré les demandes de Durand auquel je
devaismadélivrance,leregretdenepouvoirmemettreencoreenliberté
sans examen; on verbalise, on nous sépare, et d’après l’ordre reçu, on
nousfaitmontertousdansdescarrossesescortésparundétachementet
onnousconduitauchâteauSaint-Ange.
Durandeut lapermissiondem’accompagner jusqu’auxbarrières
du château. Comptant sur une liberté prompte, ayant sous les yeux un
ami que je croyais avoir immolé demespropresmains, il était naturel
que je m’informasse avec avidité du hasard ou plutôt du prodige qui
l’offraitàmesyeuxaprèsunemortsicruelle.Voiciledétailsuccinctqu’il
m’en fit: «Aussitôt, me dit-il, que Talbot m’eut fait enlever de votre
cabinet,pour l’exécutionde lasentencequedevaitporter leredoutable
conseilprésidépar lui, je fus livréàdeuxouvriersde l’atelierpourêtre
garrottéetsurveillé jusqu’àl’instantfatal.Lepremier,nomméGervasio,
piémontais,étaituntigreférocenerespirantquesangetcarnage;onne
pouvait choisir une sentinelle plus terrible. L’autre, nommé Macarty,
matelot irlandais, jeune encore,m’avait témoigné souvent de l’intérêt;
nous travaillions à la même presse, et c’est de là que datait notre
227
intimité cachée. Sa haute stature, un air dur, un accent brutal lui
donnaientl’apparenced’unagentconvenableauxvuesdeTalbot;maisil
portaitdanslefonduneâmeloyale,unesensibilitéraredansunhomme
desaclasse; jem’enconvainquisbientôt.Gervasios’emparad’abordde
mesmainset les lia avecuneviolencehorrible; il en fit autantdemes
pieds,etaumoyend’unecorderesserréeparunlevier,illesserraitl’un
contre l’autre à tel point que la circulation du sang en était arrêtée.
Macarty,d’unair furieux, le repoussealorsen lui reprochantdenepas
avoirassezdeforce,et,feignantd’ymettretoutelasienne,iltourneavec
des efforts simulés le bâillon en sens contraire. Cet acte de bonté me
rendit un peu de calme, et arrêta les douleurs insupportables que
j’éprouvais. Il sepassaun tempsassezconsidérable jusqu’à l’instantde
mon jugement.Enfin, lagrandesalle s’ouvrit,onapporta levase rouge,
remplidebilletsdecondamnation;onlestira,onleslutsuccessivement,
ils’entrouvavingtpourlamort,etj’eusordredem’ypréparerdesuite.
Je voulus en ces derniers instants élever la voix en votre faveur: God-
damn! s’écria Talbot, la petite femme bien ingrat! elle va te couper la
parole tout à l’heure. Je ne compris pas à l’instant cette épouvantable
ironie. Bientôt elle s’éclaircit. On me porta sous une presse; le
Piémontais passa une corde autour du levier. Je vis le sort affreux qui
m’était réservé, quand il s’avança pour passer l’autre extrémité de la
mêmecordeautourdemoncol.Macarty,matelotdesonmétier,prétendit
savoirmieuxfaireunnœudcoulant,etenjouantlafureurlapluscaractérisée,il
fit un nœud extraordinaire et fixe. Gervasio tira la corde par trois
228
foispourjugerdel’effet;j’eussoindebouffirmonvisageàchaqueessai.
Il parut enchanté de l’invention et fit compliment à Macarty sur son
adresse.Quellesituation!GrandDieu!Unemorthorrible,oulapertede
monamisisonbienfaitétaitdécouvert!
J’adressais mes derniers vœux à l’Être suprême, lorsque Talbot
ordonna de m’exécuter sur-le-champ. Gervasio assura que tout était
parfaitement disposé, et qu’on pouvait amener la bella donna. On me
fermalaboucheavecdesrognuresdepapierdel’imprimerie,etonrejeta
surmoilacouverturedelapresse,commeunlinceul.Bientôtvousfûtes
introduite... J’entendistout, toutmadame!et lamortestmoinshorrible
quelepréludeaffreuxquiannonçaitlamienne.lnfortunée!vousignoriez
en tirant ce levier de votremain innocente, en étouffantma voix,mes
soupirs, que c’était votre souvenir, votre nom même qu’exhalait mon
dernier souffle. Je sentis faiblement les premières secousses; mais la
troisième fut si forte que, sans me donner la mort, elle me fit perdre
connaissance.J’ignorecequisepassaensuite,jeprésumeseulementque
je fus renfermédansunemalleet livréaucoursduDanube,puisque le
lendemainjefustrouvéarrêtéainsiparunmoulin,àdeuxlieuesdeBude.
Jereçusdumeunier lessecours lesplustouchantset lesplusprompts;
secours qui réussirent d’autant mieux que, saisi par la fraîcheur, je
commençaisàreprendremessens,lorsquelacaissesetrouvaembarrasséeaux
chaînes dumoulin. Après quelques jours d’hospitalité chez ce bon Hongrois,
tempspendant lequel jen’avais cesséd’écrire à lapolicedeBude, jeme suis
rendu,aussitôtquemesforcesmel’ontpermis,danscetteville,pourfairema
229
déposition;maisj’yaiétéavertiquevousaviezétémiseenlibertétrois
joursavantmonarrivée.Enapprenantcettenouvelleet lesmoyenspar
lesquelsonétaitparvenujusqu’àvous,j’aireconnuquevotreessaiavait
enfinréussi.Vousdevinezmajoie...Jeformaidèscetinstantleprojetde
m’attacher à vos pas, comme un ami fidèle et désintéressé. Le ciel a
permisquejevousaierejointeàRome,etsijen’aipuvousarracheràvos
ravisseurs,j’aieulebonheurdetrouverleurrepaire,etlacertitudeque
l’innocenceestenfintriomphanteaprèstantderevers.»
Jeremerciaismonjeuneami, lorsquelavoitures’arrêtaaupont-
levisdelaforteresse;ilfallutnousséparer.Durandmequittaleslarmes
auxyeux,etaveclesprotestationslesplusfortesdeneriennégligerpour
ma délivrance. Il s’éloigna enfin, et nous descendîmes au milieu des
gardes.
Je ne m’arrêterai pas à décrire les antres sombres, les ponts
voûtésenfer,souslesquelsdesbrasduTibrecompriméss’éloignenten
bouillonnant; les cavernes couvertes d’une mousse humide, chevelure
hideusederocherséternels;touslesgouffresparlesquelsilnousfallut
passer; une secrète horreur agitait trop mes nerfs, pour que mon
attentionpûtsuffireàunedescription.Quelqueslampesraresprojetant
desombresimmensessouscesvoûtes;dessbiresqui,n’ayantvulejour
depuis vingt ans, ont la pâleur des spectres; des gouttes d’eau qui,
coulantdesmursdescachotssurnostêtes,semblaientêtrel’infiltration
des pleurs desmalheureux prisonniers, sont les seuls tableaux dont le
souvenirmereste,etdontl’impressionhorribleestineffaçable.Quelque
tranquillité que je dusse recevoir par la pensée d’être bientôt délivrée,
230
comme victime moi-même des illuminés qu’on cherchait, le temps
nécessaireauxformalités,cettecrainteterribled’untribunalquiplacelà
sesagentsetsesmartyrs,lasimpleidéed’êtreconfondueparerreur,par
quelque fausse apparence avec Salviati ou le baron,me glaçaientd’une
terreurinvincible.
Nous parcourûmes près d’un quart de mille sous les voûtes
immenses et des ponts-levis, toujours à cent pieds d’un soupirail qui
jetaitd’enhautunfaiblecrépuscule,etdontlalumièregrise,luttantavec
les feux pâles d’une lampe, ajoutait au contraire à l’obscurité. Douze
sbires nous firent faire ce trajet à pied, les voitures étant restées à la
première grille. Salviati, enveloppé dans un manteau, marchait la tête
levée et observait tout avec attention. Le baron, la face contre terre,
semblait entrer dans sa tombe. Pour le peintre et Taillandino, ils
paraissaient familiarisés avec cette vue et l’horreur des cachots; ils
s’entretenaient paisiblement. Pouvant à peine me porter, je m’appuyai
surungarde.Zéphirina,aussitroubléequemoi,voulutmesoutenir,jela
repoussaiavechorreur.Elleneditmot,ets’éloignaavecconfusion.
Arrivés à une espèce de carrefour où aboutissaient plusieurs
souterrainssurlesquelss’ouvraientdesportesdefer,undesgardesprit
une torche et un papier, parcourut les numéros puis nous plaça
successivement.Salviati,enentrant,observasaportedefer.Onvoulutle
dépouiller de son manteau, il dit qu’il était dans un accès de fièvre
violent,etdécomposasafigureàtelpointqu’ileutl’aird’unagonisant.Je
soupçonnaiunmystèresouscemanteau;onverraquejenemetrompais
pas. Sa feinte réussit; il s’enveloppadavantage en grelottant, et couvert de la
231
pâleur d’un mort, il se jeta dans son cachot sur lequel on ferma trois
portes.Lebaronfutplacéàcôtédelui;ilétaitsansmanteau,etdansun
état demaigreur à faire pitié. Je crus remarquer qu’il tenait un flacon
dans son sein. Taillandino et le peintre furent placés dans la même
prison, et l’on me conduisit avec Zéphirina dans une salle voûtée, à
l’extrémitédusouterrain.Uneespècedegrilleouparloirlaissaitarriver
la clarté de la lampe du carrefour, et l’air, pouvant s’y renouveler plus
aisément, rendait ce séjourmoins funeste peut-être,mais plus terrible,
ennousrendant témoinsdupassage,etdesgémissementsdesvictimes
qu’onemmenaitettorturaitsouvent.
Nous passâmes plusieurs jours dans un silence effrayant. Le
quatrième,nousentendîmesunevoixfortetonnantcontrelesgardesqui
nousavaientconduits,surcequ’onnenousavaitpasfouillésexactement
et on rouvrit les portes de Salviati. On resta quelque temps dans son
cachot; nous prêtions l’oreille, je distinguais de ma grille ce qui se
passait.Un jugeétait à laporte etunehaiedegensarmésétaitplacée,
depuis l’intérieur du cachot jusqu’au milieu du passage. Un silence
profondrégnaitpendantlavisite.Soudainonentendungrandcridansle
cachot, le père visiteur sort précipitamment... Quel spectacle! Sa robe
noire était en feu; les sbires veulent l’éteindre, leurs mains, leurs
vêtements se couvrent également d’une flamme blanche; ils se croisent, se
brûlent,poussentdescrisaffreux,etsesauventencriant:ildiavolo!ildiavolo!
Cessoldatsflamboyants,enfuitesouscesvoûtessombres,cescrisrépétésauloin
parlescavitésdescachots,cesfeuxpâles,répandaientunehorreurprofondequi
232
m’ôtait la possibilité de réfléchir, et m’alarmaient fortement. «Soyez
tranquille,madame,meditZéphirina,Salviatinemarchejamaissansune
boîteàphosphore,unappareilélectriqueetunaimant,qu’ildérobeavec
une adresse inconcevable. Il faut toute l’ignorance de ces geôliers
souterrains pour être la dupe de cette ruse. Il vient de les couvrir de
phosphore, voilà le sujet de leurs alarmes.» Je remarquai que l’avocat
profita de l’absence de ses gardes pour sortir de son cachot, faire
quelques préparatifs que nous ne pûmes bien distinguer, et rentra
tranquillementdanssonasileaprèsavoirparléaubaronparlaportede
sonsouterrain.
Bientôtreparutunenuéedesbiressepressantdanslepassage,et
ceux de derrière poussant ceux qui s’avançaient les premiers dans ce
souterrainassezétroit,ceux-ciarrivèrentenfinmalgréeuxàlaportede
Salviati qu’ils fermèrent sans obstacle, quoiqu’ils témoignassent la plus
grandefrayeur.
Au milieu de ces scènes bizarres, de ces circonstances
personnelles, je pensais sans cesse à mon fils. Durandm’avait promis,
toutenfaisantlesdémarchesnécessairespourm’arracherd’unséjoursi
peufaitpourmoi,deveillersurcetenfantsicher;etmalgrélacertitude
qu’il remplirait sa promesse, ce motif me faisait soupirer avec plus
d’ardeuraprèsl’instantdemaliberté.
Maisqu’ilsefitattendre,grandDieu!lecroirait-on?Uneannéeentièrese
passadanscecachotaffreux,avantque lessollicitationsdemesamispussent
obtenir,nonpasmaliberté,maisunjugement.Pendantcetteannéeterrible,nous
apprîmes que les Français avaient pénétré en Italie; nous le sûmes malgré
233
les précautions extrêmes qu’on prenait pour le cacher à Salviati qu’on
soupçonnait d’être chef d’une révolution préparée dans ces contrées,
tandis qu’au-dehors on faisait circuler le bruit de sa mort. Que de
supplices,qued’angoissespendantcetteannéecruelle!Confonduepour
l’opinionetlescrimes,avecdesilluminésdontj’étaislapremièrevictime,
exposéeauxmêmestraitements,éloignéed’unenfantadoré,mecroyant
condamnée à une détention éternelle sans avoir pume faire entendre,
quedelarmesdesangjeversais,lorsque,enfin,arrivalemomentdema
confrontationavecmespersécuteurs!
Àlapointedujourleslampess’éteignaient;cesilencedemortfut
rompu par l’apparition des huissiers du tribunal qui vinrent nous
chercher. On nous retira de nos cachots et nous fûmes escortés avec
assez de douceur jusqu’au grand carrefour, où l’on nous fit attendre
Salviati et le baron. Ils avaient pour escorte une troupe nombreuse. Je
compris aux discours de ces soldats qu’ils les traitaient de magiciens.
Salviati, enveloppé dans son manteau, était entouré de baïonnettes;
plusieursgardesportaient lesunsdesseauxd’eau,pourprévenir le feu
dontl’avocatparaissaitdisposer;lesautres,desrosairespourexorciser
ledémondontonledisaitpossédé.Cegroupedegenseffrayésetarmés,
autourduphysiciencalmeetfier,produisaitunspectacleextraordinaire.
Quantaubarond’Olnitz,ilétaitextrêmementpâleetdéfaitetcherchaità
s’appuyer; mais chacun fuyait son attouchement, et le malheureux fut
obligé de s’adosser plusieurs fois contre la muraille avant d’arriver
jusqu’ànous.Exténuéparseschagrinset la fatigue, ilparaissaitn’avoir
plusqu’unsouffledevie.
234
Aprèsdelongsetmystérieuxdétours,nousparvînmesàlasallede
l’interrogatoire.Deux fenêtrespratiquéesdansdesmursdevingtpieds
d’épaisseur,etgrillagéesàtriplerang,donnaientunefaiblelumièreàce
séjour lugubre; trois juges aussi jaunes que les torches qui nous
éclairaient siégeaient à une table; à côté de la porte était le greffier.
J’étaisconsternéedecetappareil,quandj’aperçusavecunejoieindicible
le jeune Durand appelé pour déposer, ainsi que Morsan, deux autres
témoinsetmonfils,moncherEdvinski!Jevoulusm’élancerverslui,on
s’yopposa,maisdemanièreàmerassurer.
On nous fit placer sur des bancs, en face des juges. Salviati ne
laissaapprocherpersonnedelui,ettoujoursenveloppédesonmanteau
il passa près du greffier, puis contre les satellites, et vint s’asseoir aux
piedsdesjuges;cettemarchemeparutmystérieuse.Jenemetrompais
pas.Bientôtl’interrogatoirecommençaparlui.
«Votrenom?ditlejugeàl’avocat.
–ThéodoreMaximinSalviati.
–Vosqualités?
–Amideshommesetconfidentdelanature.
–Écrivez,ditlejugeaugreffier,cedernierblasphème.»
Le greffier écrit. À peine a-t-il tracé quelques caractères sur le
papier,quetoutàcoupsonencrebouillonne,etparaîtsechangerenune
coupe de sang. Les caractères prennent feu; le greffier pousse un cri
d’effroietselèvetouttremblant.Lesgardes,prêtsàs’évanouir,courentà
leursfusilsdéposésenfaisceau,àunrâtelierd’armes,contrelamuraille;
mais quel est leur étonnement et le nôtre en voyant
235
unemainde feusur lemurquisembles’opposeràcequ’onprenne les
armes,lessoldatssentirdelarésistancepourlesretirer,ets’écrierqu’un
bras invisible retient leurs fusils? En même temps tous les individus
placésdanslasalleéprouventunecommotionsifortequeplusieurssont
suffoquéset tombent lesunssur lesautres. «Ainsi la foudre frappe les
profanes!»s’écriefièrementSalviati.Enmêmetempslui,Taillandinoet
Paoloprofitentdecedésordre,etsontprêtsàs’échapper,quandlejeune
Durand et Morsall, s’élançant avec vigueur, vont fermer les portes et,
secondés par deux autres témoins, s’opposent à leur fuite, en s’écriant
auxjuges:«Insensés!ainsilecharlatanismed’unfriponl’emporterasur
lavéritéetlavertu!Arrachezlemasqueaumensongeetlemanteaudont
ilsecouvre!»
À cesmots, Durand dépouille l’avocat de sonmanteau. «Juges!
s’écrie-t-il, voici la foudre, l’appareil électrique qui vous a frappés!
Soldats! cebras invisiblequi retientvosarmesn’estqu’unaimant très
fort,placécontrevosfusils, levoici!Vous,greffier,sitimorépourvotre
charge!unesimplegouttechimiqueachangévotreencre.Arrachezces
moyensaufourbe,ettoutvarentrerdansl’ordrenaturel.»Durandalors
saisit lepetitappareilélectriquedeSalviati; lessbiress’enhardissentà
l’aspect de l’aimant et du phosphore, causes de leur effroi. Le greffier
changed’écritoire,etl’interrogatoirerecommence.
Aprèsquelquesréponses laconiquesde l’avocat,celui-ci tenteun
dernier effort d’effronterie et, montant sur son banc, il s’écrie:
«Téméraires!quivousérigezenministresduTrès-Haut,etauxquels il
ne daigna pas révéler ses moindres mystères; insolents
236
geôliers!quichargezdechaînessescréaturesfavorisées, lesconfidents
de ses desseins éternels, tremblez!... Que ces portes d’airain s’ouvrent
devant nous, ou le bras de l’Éternel va les réduire en poudre!...» On
sourit alors de ses menaces, et le juge, quoiqu’un peu troublé de l’air
sombre et illuminé de Salviati, n’en continua pas moins son
interrogatoire. Il fit apporter les procès-verbaux dressés lors de notre
arrestation,pendantlagrandeexpérienceélectrique.Ilenlutlecontenu
qui révolta l’auditoire. Les enfants surtout, qui étaient présents à la
confrontation,excitaientunintérêtetuneimprobationplusvifsencore.
Quoiqu’ils fussent en parfaite santé, le récit des essais tentés sur nous
annonçait une perversité, une immoralité au-dessus peut-être de ce
qu’onpouvaitavoirconçujusqu’alors.
On passa ensuite à l’interrogatoire du baron. Il ne répondit à
aucune question. Son corps débile, absorbé, anéanti par ce long séjour
dans les cachots, ressemblait à un squelette armé de deux yeux
flamboyants. Il était mourant et paraissait dans un état de stupidité
absolue. Quelques larmes, qu’il versa en me regardant quand on
l’interrogea sur mon compte, semblèrent les dernières qui restassent
danssoncerveaudesséché.Oninsistapourlefaireparler.Ilparutalors
rassemblertoutessesforces.Sesyeuxvitrésdevinrentfixes,etilrâlace
peudemots:Innocenteautantquebelle!Ôvertu!dit-ilenmettantavec
peine une main sur son cœur déchiré de remords, et me montrant:
Combien tu tevenges!...ônature! dit-il avec un soupir plus fort;onne
luttepas contre toi! À cesmots, son corps sec s’étendit, se tordit, puis
semblas’allongerdemoitié;sesyeuxs’éteignirent,ilexpira.
237
Lecroirait-on? Jenepusmedéfendred’unmouvementdepitié.
La comparaisonde cethommeavecSalviati le renditmoins coupableà
mes yeux. Salviati le regarda avec un dédain, un air calme, qui me
donnèrentlesplusviolentssoupçons.Lesjoursdubaronétaientcomptés
parsonétataffreux,ilnepouvaitexisterlongtemps;maisquelquesmots
échappés au grand illuminé, le dépérissement de corps et d’esprit du
baron et le soin que Salviati prenait de l’empêcher de parler à chaque
séancemepersuadentencorequesontrépasfutavancé.
Cet incident troubla la fin de la confrontation, et le jugement
définitif fut renvoyé. Ce délai m’accablait; mais j’eus la permission
jusqu’à la sentence de voir mon fils à ma grille chaque soir, et la
promessequ’onne tarderaitpasàmerendre la justicequim’étaitdue.
Elle eût éclaté le même jour, si le perfide Salviati par des propos
interrompus ne s’était plu à me compromettre. Cet homme
extraordinaire fit frémir tout l’auditoire par des imprécations
épouvantablesetunairdecertitudedanssesprédictionsquinousglaçait
d’effroi.«Quantàvous,madame,vousnesortirezqu’avecnous,medit-il,
d’unevoixtonnante,celaestécrit,etlesportesserontimmenses.»Onne
fit pas assez attention à ce propos, à son air d’exaltation, à sa figure
violettedecourroux;etl’onnousramenadansnossouterrains.
Lamarchefutlenteetfunèbre.Salviatifurieuxetfaisantrésonnersavoix
tonnantesouscesvoûtesprolongées;lecorpsdubaronportéparplusieurssoldats
sur un peu de paille; les pleurs demon fils,mon abattement, une séparation
cruelle, tout donnait à ce moment un caractère terrible. Salviati, arrivé à sa
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porte, se jette commeun furieuxdans son cachot.Ondépose le baron
devant le sien en attendant le procès-verbal de samort Taillandino et
Paolo se parlèrent bas enmontrant lamuraille, avant d’entrer dans le
leur,etl’onmefitcontinuermarouteainsiqu’àZéphirinapourarriverà
magrille.
Commenotrecortègearrivaitàuneespècedestationoùétaitune
chapelle de la Vierge, devant laquelle se croisaient deux souterrains,
nousfûmestraversésparungroupedeprisonnierssousbonneescorte.
Nousfûmesobligésd’attendrequ’ilseussentdéfilé.Jedonnaislebrasà
Durandetàunhuissier,étanttrèsfaible;etjerecevaisdecedernierles
consolationset lesespérances lesplusdouces. Ilm’expliquaitqueceux
qu’on conduisait étaient des contrefacteurs de cédules, quand tout à
coup,leprisonniermarchantentêtes’arrêtaenmeregardant.
L’obscurité ne me permit pas d’abord de le remarquer; mais
j’apercevais en général un ensemble effrayant et des espèces de
fantômes qui ne m’étaient pas inconnus, lorsque le grand prisonnier
s’écria:«Ehbonjour!...c’estlepetitfemme!»PuisapercevantDurand:
«Est-il possible? God-damn! le petit femme l’a mal pendu!» À cette
exclamation pouvais-je méconnaître l’infâme Talbot? Quelle horreur
j’éprouvai! Quel désespoir y succéda quand je vis cette circonstance
rejeter les soupçons sur moi! Cette double inculpation accueillie,
l’huissierquittemonbrasavecindignation,Durandpâlitdefureuretde
crainte. «Allons messir le soldat! amenir tout le bande, tout ça
camarades!»s’écriaTalbotavecunjoieféroce.Leshuissierssurcemot
arrêtentDurand, onme saisitdenouveau, àpeineme laisse-t-onmon
239
cherEdvinski,etplusresserrésquejamais,onnousreplongedansnos
cachots.EnvainDurandinvoquaitlespuissancescélestesetterrestres;
envainilprotestaitdesoninnocence.Talbotlechargeaitsanscessepar
ses propos. «Allons déserteur! lui criait-il, venir graver des cédules!
faire gémir la presse.»Quel souvenir cemot terrible nous laissait, en
même temps qu’il rejetait sur l’infortuné Durand des soupçons plus
graves!Nousétionsanéantispartantd’incidentscruelsetinattendus,
et lapenséenenousrevintquelorsquedesportesdefersefurentde
nouveauferméessurnous.
Cette rencontre faillit me jeter pour jamais en démence. Au
momentoùj’échappeauxauteursdemestourments,oùmoninnocence
va être proclamée, d’anciens persécuteurs, prêts à essuyer enfin le
châtiment qu’ils méritent, me replongent d’un mot dans l’abîme de
mauxd’oùj’étaissortie,etyjoignentl’affreuseidéed’yentraînerunami
et un fils. «En est-ce assez, grand Dieu!m’écriai-je, désespérée. Et le
jourdelajusticeneluira-t-iljamaispourmoi!»J’ignoreletempsqueje
mis à recouvrer ma raison; je me retrouvai enfin dans les bras
d’EdvinskietprèsdeZéphirinaqui,retiréedansuncoindusouterrain,
n’osaitpluss’approcherdenous. Je luidemandaicequ’onavait faitde
Durand; elle me répondit qu’il était placé dans un cachot en face du
nôtre.Plusieursjourssepassèrentdansunabattementinexprimable,et
sans que nos sens pussent nous permettre lamoindre observation. Je
cruscependantremarquerqueSalviati,Taillandinoettouslesilluminés
avaient des moyens de s’entendre; et quel fut mon étonnement, une
nuit, de m’apercevoir que l’avocat avait le
240
secret d’ouvrir leurs cachots, de les réunir en conciliabule, sans que je
pusse démêler leur projet, mais restant glacée de crainte par ce
bourdonnement sourd dans l’obscurité, coupé par des imprécations de
ces forcenés! Combien ne devais-je pas trembler en pensant qu’ils
étaientmaîtresd’ouvrirmaprison,etquejepouvaisretomberdanstous
lespérilsdontlecielm’avaittirée?
Il me sembla bientôt reconnaître qu’ils faisaient des préparatifs
extraordinaires. Des gardes endormis chaque jour par des prises
narcotiques,descoupssourdsdanslaterreetlesmursmedonnaientde
violentesinquiétudes,etlespenséeslesplusnoiresm’accablaient.Quelle
est laperversitédeshommes!medisais-je; où les conduitunpremier
pasvers l’immoralité!Salviatiadébutépardeserreursphysiques,et il
est devenu matérialiste, athée; tous les principes lui ont paru des
chimères,etsonassociationaveccesscélératsenestlerésultatfuneste.
Le baron,moins atroce, a suivi la route des sens, en vain il a voilé ses
désirs corrompusdemotifs délicats en apparence; onne composepas
avec la nature et la vertu. Talbot, Falso, pervertis par l’avarice, se sont
jetésd’embléedanslecrime;ettouscesêtrespardesroutesdifférentes
sont arrivés à la dépravation et au supplice. «Quelle leçon, mon fils!
m’écriai-je dans l’excès de ma douleur, si l’innocence même est
compromise, combien ne doit-on pas éviter jusqu’à l’apparence d’une
erreur!»
Le lendemain on vint chercher Durand. Je saisis une lueur
d’espérance.Jepensaisquesoninterrogatoireetmespapiersdontilétait
dépositaire,exposantlaforcedelavérité,mettraientenfinaujoursesmalheurs
241
et les miens. Mais combien d’incidents inattendus m’avaient jusqu’ici
interdit toute conjecture raisonnable. Je fus dans des transesmortelles
pendant trois heures qu’il fut absent. Enfin un bruit confusm’annonça
sonretour. Jem’élançaià lagrille, je levisresserré, j’enconçusunbon
augure,etaumomentd’entrerdanssaprison, je levissourire,et ilme
cria ces mots: «Morsall et Ernest ont déposé!... J’aimontré les procès-
verbauxdeBudeetdeBologne,lavéritétriomphe.Demainlejugementet
notre liberté. –Non!» cria alors une voix sépulcrale qui, du fond d’un
cachot, fit résonner sourdement les voûtes. Ce seul mot nous fit
trembler;mais le cri deDurandet cenomd’Ernestmedonnèrentune
secousse que je ne puis définir. Ernest! m’écriai-je. Sa présence me
paraissaittellementimpossiblequejecrusDurandendélire.
Cependant l’espérance entrait dans mon âme. Avec quelle
impatience j’attendis le lendemain! Je passai la nuit entière tenant
Edvinski surmon cœur, quibattait avec violence; et quellenuit, grand
Dieu!quecelledontl’auroresoulèvelevoiledenosdestins!
Enfin l’instant terrible arriva: celui du jugement général. Je ne
crois pas que la trompette de l’Ange redouté, sonnant dans le dernier
jourdesmortels,produiseuneffetpluseffrayantquelebruitdesgonds
etferrementsdelagrandeportedesjugesdutribunalquis’ouvritpour
nous.Plusieurstorchesparcoururentlentementlessouterrains.Ceuxqui
lesportaientordonnaientauxprisonniersdeparaîtreàunpetitguichet
deferpratiquéau-dessusdechaqueporte,pendantqued’autressoldats
ouvraient les cadenas de ces guichets. Enfin, ce bruit confus de
242
voixsinistres,deferrementsrouillés,degémissementsetdeblasphèmes,
cessaaumotdeSilence!prononcépar lepremierhuissier, et les juges
descendirentsurlesmarchesdelagrandeportedeleursalle,auboutdu
souterrain. Un silence d’effroi et d’horreur régna pendant quelques
minutes.Alorsundesjugeslutunexposédesmotifsdujugement,assez
long,puis ilpassaaux sentencesparticulières. J’étais si saisieque jene
puismerappeler lecontenudesmotifsetconvictions; le seul souvenir
dessentencesm’estresté!
- «La comtesse Pauliska», dit la voix qui avait porté les
conclusions... (je frémis! ) «Miseen liberté, ainsique son fils etBenoît
Durand.» Je faillis m’évanouir de joie. À peine pus-je entendre les
jugementssuivants:
- «Marie-Léopolde Guardia, dite Zéphirina, ancienne novice à
Santa-Maria, condamnée à une détention perpétuelle aux Pénitentes
Bleues.»Cejugementvalaitunemortlente.L’infortunéefonditenpleurs
etneditquecesmots:Jeneleverraidoncplus.
-«PaoloGuardia,Taillandino,renvoyésàunplusampleinformé.»
Ilétaitévidentqu’onavaitdesseindelesfaireéchapperparlecréditdu
cardinal-légat.
-«Talbot,Falsoetconsort,deuxansdegalèreàCivita-Vecchia.»
La protection du cardinal et l’Angleterre avaient clairement atténué le
jugementdecesprévenus.
243
- «Enfin, Théodore-Maximin Salviati, convaincu d’athéisme,
d’immoralité,d’attentats sur l’honneuret laviedeplusieurs femmeset
enfants, condamné à une détention perpétuelle, dans les plombs des
égoutsduchâteauSaint-Ange.»
-Non! s’écriealorsavecunaccentplus terribleencore lamême
voix sépulcrale, qui avait déjà fait résonner les voûtes, la veille, par le
mêmemot.
Et dans l’instant, une explosion épouvantable se fait entendre;
l’aircomprimédescachotsnoussuffoque.Lesvoûtesfendues,briséesà
l’extrémité du souterrain, laissent arriver un jour rouge à travers une
fuméeépaisse,etplusieurssoldatsetprisonnierspassentencriantquele
bastiondumagasinàpoudreduchâteauavaitsautéenl’air,aumoyende
mèchesdisposéesparSalviatietsesaides4.
Dans ce désordre horrible, nous fûmes longtemps sans nous
reconnaître; à demi étouffés, brûlés, comment chercher une issue?
Comment former un projet? Par suite de cet instinct naturel qui nous
porte, au premier instant, à notre conservation propre, je me trouvai
dans la cour pavée, seule. Seule! Quel sens horrible avait cemot pour
moi!Lecridelanaturesefitentendredansmonsein,longtempsavant
quema bouche pût le proférer, quemes pieds pussentme soutenir. Je
sentis tout à coup que je ne vivais pas tout entière et je
4Touslespapiersontparlérécemmentdecetteexplosiond’unmagasinàpoudreduchâteauSaint-Ange;accidentdontlacausevéritableétaitinconnue.
244
sortiscommed’unsongeenhurlantlenomd’Edvinski.Jecourusentous
sens au milieu des décombres, des brasiers, des flammes dévorantes,
rien!rien!Lesportesavaientdisparu,latourdugreffeétaitenfeu.Jeme
rappelai alors que l’escalier tournant descendait précisément sur ma
prison où devait être encore mon fils; dès lors, plus de réflexions, je
m’élance dans le vestibule, et je vois plusieurs soldats immobiles et
étoufféssurlelitdecampparsuitedesexhalaisonsfunestesdumagasin
à poudre sauté. Rien ne m’arrête. Je hasarde de franchir cette pièce;
bientôt un air brûlant, les flammes quim’environnent attestent que la
tourestembraséejusquedanslescaveaux.Déjàmarobeprenaitfeu, je
sentais pétiller mes chairs; mais nul tourment n’égalait ceux de mon
cœur.
J’allaismeprécipiterdansl’escalier,quandunefemme,unspectre
vivant,maisàdemibrûlé,seprésenteàmoi,surlesdernièresmarches.
Ladistance, une fuméehorrible, le balancementdes flammes, et
plus que tout, la transformation de cet être à demi consumé,
m’empêchentdelereconnaîtred’abord.Jeremarqueseulementàtravers
cevoiledefeuquecettefemmemefaitsigned’unemaindem’éloigner,et
pressede l’autre contreelleun fantômeblancqu’elleporte avecpeine.
Elleveutcrier,aucunsonnemeparvient;elletend lesbras,cenesont
déjàplusquedesossements.Consternée, frappéedepressentimentset
de terreur, j’allais néanmoins m’élancer dans les caveaux lorsque le
spectreparvientàmespieds, s’y traîne,ouvreunecouverturemouillée
dont il enveloppait l’objet serré sur son cœur, et je reconnais
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qui? Grand Dieu! Edvinski sauvé et Zéphirina mourante. Elle avait
couvertdesoncorpscetenfantadoré,ellemouraitpourlui!«Généreuse
infortunée!m’écriai-jeen fondantenpleurs, je t’accablai, et tu fusplus
mèrequemoi!»Pourréponse,ellelèvesurnoussesyeuxdesséchéset
pleinsencored’expression.Seslèvresconsuméess’ouvrirentvainement
plusieursfois;enfinellesmefontparvenircesdernierssonsplaintifset
déchirants: «Pardonnez-moi d’avoir été heureuse en le sauvant!»
Pénétréed’admirationetdedouleur, jeveuxrelevercetteinfortunée, je
saisis ses mains... Juste Ciel! ses chairs restent en poudre dans les
miennes,sesbrasdesqueletteembrassentmesgenoux,satêtes’abaisse,
sedissoutsurmespieds,elleexpire...Etcetêtredefeu,auphysiqueetau
moral,s’évanouitcommeunsongeentombantenpoussière.
Saisie jusqu’au fondde l’âme, j’emportemonfilsencoreévanoui,
etjeparviensdanslacour.Là,confondue,anéantieparmescraintes,mes
transportsetmareconnaissance,j’arrosaidemespleurslesmarchesde
cettetoureffroyable,tombeaudecettefemmeexaltéequej’accablaitrop
longtemps.Quederéflexionsfunestesm’assaillirentencetinstant!«Ne
jugeons jamaisdeshumainsdans ledésordredessens!m’écriai-je,que
d’êtres généreux on méconnaît! que de remords on rejette! que
d’injustices on se prépare!» Noyée de larmes, je tombai dans un
abattement,unétatd’insensibilité,suitedetantdesecousses,etj’ignore
cequisepassadepuiscemomentjusqu’àceluioùjemetrouvaidansla
première cour du château entre les bras de
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Durand, de Morsall, et le croirait-on? d’Ernest. Ce contraste subit
d’adversité et de bonheur faillit m’enlever un reste de raison. Et
commentsuffireàtantd’impressionsviolentesetaccumulées!Jerepris
enfindesforces.Toutl’intérieurduchâteauétaitdansundésordrefacile
à imaginer. Cependant le poste du premier pont-levis était rétabli, et
nous ne pûmes sortir qu’après un examen assez scrupuleux de nos
personnes. La première frayeur dissipée, on avait porté à ce point une
gardetrèsforte,chargéedeprévenirtouteévasion;mais,reconnuepar
legreffierdutribunalquiavaitencore lasentence,Morsalln’eutpasde
peine à obtenir que je me retirasse de suite au logement qu’Ernest
m’avait fait préparer.Nous apprîmes le lendemainqueSalviati, victime
de sa propre vengeance, avait péri avec une grande partie de ses
compagnons.Quoiqu’ileûtcalculéladistanceoùilsetrouvaitdumagasin
à poudre pour ne point sauter, la disposition des voûtes avait fait
écroulerlasienne,etilétaitrestéensevelisoussesruines.Talbot,Falso,
troppromptsàs’évader,avaientététrouvésblessésdanslesdécombres
et renfermés de nouveau. Ainsi, la faux du temps moissonna enfin les
coupables;ainsi,lecielfutjusteetl’innocencesauvée.
Revenue à moi, à la possibilité de sentir tout mon bonheur, je
voulus savoirparquel événement jeme trouvais ainsi réunie àErnest.
Ses vêtements lugubres m’indiquaient assez qu’il était libre; mais
commentavait-ilpuconnaîtremacaptivitéetvenirsigénéreusementm’y
arracher?Morsallm’expliquaalorsqu’aprèsl’événementcruelquim’avaitfait
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retomber dans les mains du baron d’Oinitz, et de là dans les fers du
tribunal, tremblant pourmon sort sans ressources pour y remédier, et
fairedesdémarchessiurgentes, ils’étaithâté,d’après l’avisdeDurand,
d’enécrireàErnest,àMolsheim;quecetamiconstant, instruitdemon
malheur,n’avaitpasperduuninstantpouraccourirprodiguersafortune
et ses soins afin de démontrermon innocence, et quema liberté était
encore plus l’ouvrage de l’amour que de leur amitié. «Ah! ne parlons
encore que d’amitié, dit Ernest en soupirant, et jetant les yeux sur ses
crêpes:jedoisunlonghommageàlatendreetinfortunéeJulie.Soncœur
n’étaitpasdece siècle.Une jalousieextrême l’aminée lentement, et l’a
conduiteautombeau.Aucunsoin,aucuntémoignagedetendressen’ont
pu dissiper un fond de mélancolie, suite de la persuasion de mon
indifférencepourelle,etd’unattachementpourvous.Ellen’estplus,etsi
je ne pus lui donner mon amour, je dois des larmes éternelles à sa
candeur,àsatendresseinépuisable.»
Aprèsplusieursmoisd’uneliaisonamicaleetsidouceaprèstant
d’orages, un nœudplus saint encore vient deme lier à Ernest, et nous
noustrouvonstousrassemblésàLausanne,auseinde l’aisanceetde la
paix. –Là, épouse chérie,mère fortunée, si je versequelquespleursde
confusion au souvenir de tant d’humiliations peu méritées, ils sont
essuyésparl’amour,pardesamisvéritablesetparlecharmeconsolant
d’uneconsciencepureetirréprochable.