justin - colinles martyrs comme prophètes
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Armand Colin
Les martyrs comme prophtes. Divination et martyre dans le discours chrtien des I er et II esiclesAuthor(s): KATHARINA WALDNERSource: Revue de l'histoire des religions, T. 224, Fasc. 2, Divination et rvlation dans lesmondes grec et romain (AVRIL - JUIN 2007), pp. 193-209Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/23618487 .Accessed: 12/12/2014 10:38
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KATHARINA WALDNER
Universit d'Erfurt
Les martyrs comme prophtes Divination et martyre dans le discours chrtien
des 1er et 11e sicles
Dans Dans le discours chrtien des 1er et 11e sicles, un lien troit entre la figure du du martyr et celle du prophte peut tre observ. Les textes chrtiens de
cette cette poque avaient part aux dbats philosophico-religieux de l'Empire
romain,romain, dans lesquels le sens philosophique et l'autorit religieuse de
la la divination et des oracles taient discuts. Dans le discours chrtien
apparat apparat donc une volont de dmarcation par rapport au monde contem
porainporain des sophistes, des rhteurs et des philosophes. En mme temps, les
auteurs auteurs chrtiens cherchent une position originale qui leur permette de
lgitimer lgitimer leur propre discours religieux ; cette autorit, ils l'ont trouve
dans la position marginale du martyr dou de pouvoirs divinatoires.
Martyrs as prophets. Divination and martyrdom in the first two centuries Christian discourse
DuringDuring the first two centuries the Christian discourse relates the figures
ofprophetofprophet and martyr to each other. Early Christian texts ofthat time took
part part in the contemporary philosophical and religious debates about the
philosophicalphilosophical meaning and the religious authority of divination and oracles in in the Roman Empire. The Christian discourse tries to disassociate himself fromfrom the contemporary world ofsophists, rhetors and philosophers. At the
samesame time, Christian authors were seeking an original position in order to
legitimatelegitimate their own religious discourse; they found it in the marginal position of the prophesying martyr.
Revue de l'histoire des religions, 224 - 2/2007, p. 193 209
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Le contexte culturel : LA communication religieuse l'poque impriale
Dans un texte ponyme, Cicron donne, comme on le sait, une
acception trs troite la notion de divination : divinatio aurait la
mme valeur que praesentio et scientia futurarum (De divinatione
1, 1, 1) et serait donc le savoir qui porte sur ce qui a lieu dans le futur.
Si, nanmoins, on se reporte d'autres sources, il apparat trs vite
que les pratiques et les textes de l'Antiquit appellent une dfini
tion plus large et plus gnrale1. Pour Marie Theres Fgen, titre
d'exemple, il s'agit d'identifier, d'interprter et d'expliquer l'action
des dieux dans le monde2. Or, dans la divination, on ne communique
pas seulement propos du monde invisible, mais aussi avec lui3.
Communiquer n'est intressant qu' la condition d'avoir affaire
un partenaire dont on ne peut pas prvoir les rponses - du moins
pas toutes. Aussi les rgles du jeu et de l'change linguistique
gnralement admises dans les religions polythistes de l'espace mditerranen antique sont-elles, d'une part que les dieux en savent
plus que les hommes et que leur savoir est d'une autre nature4, d'autre part que leur action peut certes tre influence par les
hommes, mais qu'en dernire instance elle chappe leur contrle.
C'est ainsi que les pratiques et les discours divinatoires deviennent
un vecteur de l'ordre social et politique. Selon une formule de
David Potter, les dieux n'taient manifestement pas sous contrle
1. 1. Pour les sources antiques, voir Nicole Belayche & Jrg Riipke d., Divination romaine , in Thsaurus Cultus et Rituum Antiquorum (ThesCRA),
III, Fondation pour le Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae (LIMC), Ble-Los Angeles, 2005, p. 79-104.
2. Marie Theres Fogen, Die Enteignung der Wahrsager. Studien zum
kaiserzeitlichenkaiserzeitlichen Wissensmonopol in der Spdtantike, Francfort /Main, Suhrkamp
Verlag,Verlag, 1993, p. 41. 3. David Potter, Prophets and Emperors. Human and Divine Authority
fromfrom Augustus to Theodosius, Cambridge (Mass.)-Londres, Harvard University
Press, 1994, p. 1-15.
4. Artmidore, Onirocriticon 4, 71.
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humain et ce simple fait faisait de la prophtie la fois le vecteur
des troubles et des dbats sociaux et celui de l'ordre social 5.
Il n'a pas fallu attendre la science des religions moderne pour faire ce constat. Ds l'Antiquit, la communication avec le monde
invisible a fait elle-mme l'objet d'actes de communication, et ce
pour deux raisons principales. D'une part, la peur existait que la
rencontre avec les dieux introduise un dsordre nfaste dans l'ordre
social tabli (ce qu'on dsignait traditionnellement par magie )6. La seconde raison est bien plus dcisive : depuis au moins l'poque laquelle Socrate entreprend djuger l'oracle de la Pythie selon sa
propre conception de la vrit, depuis le rapport exhaustif qu'en fait
Platon dans VApologie, on observe que les professionnels de l'inter
prtation sont eux-mmes interprts par des mta-interprtes ,
pour reprendre la formule de M. Th. Fgen. Les philosophes, tho
logiens et lettrs se mettent discuter du sens (et du non-sens) de la
divination et des phnomnes analogues ; ils s'arrogent le droit de
juger de la rationalit, de la pertinence et du bien-fond de l'activit des interprtes professionnels. M. Th. Fogen met en avant le caractre
purement thorique de ces textes en arguant que, dans la plupart des
cas, leurs auteurs ne comprenaient rien l'astrologie et n'avaient
jamais examin personnellement les viscres d'un animal sacrifi7. Il faut pourtant tre prudent : pour ne rappeler que les deux exemples
5. Potter, Prophets and Emperors, op. cit., p. 15 : The gods were mani
festly not under human control, and it was this simple fact that made prophecy a vehicle for social disturbance and social commentary as well as one for social order .
6. Ibid., p. 12 : The debate over what form or forms of divine communi cation were true, honest, and reliable was conducted in ternis of the division between nature and magie . Voir aussi Fritz Graf, La Magie dans l'antiquit grco-romaine.grco-romaine. Idologie et pratique, Paris, Belles Lettres, 1994, et, pour la relation entre divination et magie, Nicole Belayche, Divination, magie et
mystres , in ThesCRA III, op. cit., p. 81-82. 7. M. Th. Fgen, Die Enteignung der Wahrsager, op. cit., p. 183-184 ; cf.
Jean-Pierre Vernant d., Divination et rationalit, Paris 1974; Andras Bendlin, Intellektuelle Entwiirfe zur Divination in der rmischen Antike , in ThesCRA, III, op. cit., p. 80-81.
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les plus clbres, on sait que Cicron8 (comme M. Th. Fgen l'crit
d'ailleurs) tait augure et que Plutarque exerait Delphes la fonction de prtre9. L'exercice de pratiques divinatoires et la rflexion philo sophique qu'elles suscitaient ne s'excluaient pas. Dans les dernires
dcennies, la recherche a accord ce phnomne intressant une
vive attention, surtout perceptible pour la figure de Cicron10. Des
jugements tels que balkanisation des cerveaux (Paul Veyne) ou cognitive dissonance (Hendrik Versnel)11 visent expliquer
pourquoi nos collgues de l'Antiquit - que la tradition considre
pourtant comme des intellectuels trs respectables - ne communi
quaient pas seulement, de leur propre aveu, propos des dieux, mais aussi avec eux, et cela de manire parfois trs directe, comme
en tmoigne l'exemple d'Aelius Aristide12.
Aelius Aristide nous introduit dans le 11e sicle ap. J.-C., un temps o le phnomne de la mta-interprtation de la communication
divine tait particulirement courant, ce qui a incit les historiens
penser que, cette poque, le religieux a gagn en importance, sans
que l'on arrive vraiment expliquer pourquoi 13. Des tudes rcentes
8. Voir par exemple Mary Beard, "Cicero and Divination. The Formation
of a Latin Discourse", Journal of Roman Studies 76, 1986, p. 33-46 ; Jerzy Linderski, "Cicero and Roman Divination", in Id., Roman Questions. Selected
PapersPapers (1958-1993), Stuttgart, Steiner, 1995, p. 12-38.
9. Andras Bendlin, Vom Nutzen und Nachteil der Mantik. Orakel im
Mdium von Handlung und Literatur in der Zeit der Zweiten Sophistik , in
Dorothee Elm von der Osten et al. d., Texte als Mdium und Reflexion von
Religion Religion im romischen Reich, Stuttgart, Steiner, 2006, p. 159-207 (pour
Plutarque notamment p. 172-177). 10. Voir supra n. 8.
11. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru leurs mythes? Essai sur l'imagination constituante,constituante, Paris, Seuil, 1983. Hendrik S. Versnel, Inconsistencies in Greek
and Roman and Roman Religion, Leyde, Brill, 1 & II, 1990 & 1994.
12. Cf. Monique Dixsaut, Les Discours sacrs d'Aelius Aristide entre
mdecine, religion et rhtorique, Atti dlia Accademia Pontaniana, 51,
2002, p. 369-383. 13. L'explication la plus rpandue selon laquelle le 11e sicle tait un ge
d'angoisse (ge of anxiety) est formule par Erwin R. Dodds, Pagan and
Christian Christian in an Age of Anxiety. Some Aspects of Religions Exprience from MarcusMarcus Aurelius to Constantine, Cambridge, Cambridge University Press, 1965 ; pour la divination F. Jouan, L'oracle, thrapeutique de l'angoisse , Kernos 3, 1990, p. 11-28.
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sur la culture du 11e sicle permettent de supposer, au contraire, que nous avons affaire en dfinitive autant une importance croissante
du discours crit sur la religion, sensible dans les textes littraires
comme dans les sources pigraphiques 14. Mais ce phnomne peut
galement tre apprhend selon une perspective inverse : d'une
manire indite, ou du moins avec une intensit nouvelle, la religion commence se servir d'noncs crits, de textes de toutes sortes
comme vecteur. L'apparition simultane du christianisme, qualifi de religion du Livre , reprsenterait ainsi l'un des nombreux
symptmes d'une tendance qui caractrise la culture religieuse de
cette poque en gnral. Il convient de prciser dans quel contexte culturel et politique se
droula cette volution. Depuis la fin du 1er sicle, les lites des grandes villes de l'Empire romain choisissent de pratiquer l'vergtisme avec une assiduit particulire dans le champ religieux 15. C'est aussi
sensiblement la mme poque que la production littraire grecque a pour cadre ce qu'on appelle la seconde sophistique . Potes,
philosophes, sophistes, rhteurs, en bref les intellectuels, forment
au sein de l'Empire une communaut dont l'identit se constitue
autour des notions d'hellnismdhellenismos et de paideia, ds lors
qu'ils crivent en grec, et indpendamment de toute origine ethnique. Tim Whitmarsh, en particulier, a montr que l'un des grands thmes
de cette mouvance en apparence strictement littraire est la manire
dont ses reprsentants se situent par rapport au pouvoir politique16. La perspective de l'histoire sociologique permet de confirmer cette
analyse. On trouve ainsi des sophistes et des philosophes dans
diverses responsabilits publiques, notamment dans la communication
14. Cf. notamment pour la divination Andras Bendlin, Vom Nutzen und
Nachteil der Mantik , art. cit. Pour la religion en gnral, Christa Frateantonio & Helmut Krasser d., Religion und Bildung. Medien und Funktion religiosen WissensWissens in der Kaiserzeit, Berlin-New York, De Gruyter, 2006 (sous presse).
15. Andras Bendlin, "Peripheral Centres - Central Priphries. Religious Communication in the Roman Empire", in Hubert Cancik & Jrg Riipke d., RomischeRomische Reichsreligion und Provinzialreligion, Tiibingen, Mohr Siebeck,
1997, p. 35-68. 16. Tim Whitmarsh, Greek Lite rature and the Roman Empire. The Politics
of Imitation, Oxford, University Press, 2001.
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avec l'Empereur lors des ambassades17. De leur ct, les reprsen tants du pouvoir politique manifestent un intrt croissant pour la
paideiapaideia en finanant des chaires d'enseignement publiques, ou en
dsirant passer eux-mmes pour des philosophes 18. Le cas n'est pas
propre Marc Aurle, mme s'il est le plus clbre. Bien au contraire, le personnage du gouverneur arm d'une formation philosophique se rencontre chez Apule, tout comme dans les Actes des martyrs chrtiens19.
Que les mta-interprtes philosophiques de la communication
divine apparaissent comme des experts de cette communication
dans le contexte socio-politique et culturel dans lequel se produit l'intensification scripturaire du discours religieux que nous venons
de souligner n'a plus de quoi surprendre. Car, ce savoir leur permet de lgitimer leur droit l'autorit dans le dialogue avec le pouvoir
politique, une poque o le politique et le religieux taient intrin
squement lis selon la tradition. C'est ainsi que Dion de Pruse a pu tenir dans diverses villes de l'Empire des discours dans lesquels il
recommandait chacune des poleis ses mrites de conseiller philo
sophique, de symboulos. Dans son discours alexandrin, il prtend avoir t lu par quelque divinit pour remplir cet office (Or. 32,
12). Chaque fois que des paroles de sagesse sont prononces, il
faut, selon Dion, partir du principe qu'elles ont t envoyes par un
dieu (32, 14)20. David Potter a soulign que les individus, comme les
institutions, spcialiss dans la communication avec le divin devaient
se placer d'une manire ou d'une autre l'extrieur de la socit21.
17. Johannes Hahn, Der Philosoph und die Gesellschaft. Selbstverstandnis,Selbstverstandnis,
offentlichesoffentliches Auftreten und populre Erwartungen in der Hohen Kaiserzeit,
Stuttgart, Steiner, 1989.
18. Ibid., p. 44-50 ; Peter Steinmetz, Untersuchungen zur romischen
LiteraturLiteratur des zweiten Jahrhunderts nach Christi Geburt, Wiesbaden, Steiner,
1982, p. 73-119. 19. Hahn, Der Philosoph und die Gesellschaft, op. cit., p. 49 ; Apule, Pro se
de de magia 19,2. Dans les Actes des martyrs, les gouverneurs romains s'intressent
souvent aux questions thologiques, voir par ex. les Acta Scillitanorum.
20. Bruce Winter, Philo and Paul among the Sophists. Alexandrian and
CorinthianCorinthian Responses to a Julio-Claudian Movement, Grand Rapids-Cambridge
(UK), William B. Erdmans Publishing Company, 20022, p. 40-52.
21. Potter, Prophets and Emperors, op. cit., p. 32.
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Cela vaut galement pour les sophistes, philosophes et autres lettrs,
qui, en tant qu'intellectuels, se situaient toujours dans une position excentre22. A ce niveau trs abstrait, on peut donc dj observer
un parallle entre la figure de l'intellectuel et celle du theios aner,
qui se distingue entre autres choses par ses capacits divinatoires.
D'un point de vue concret et historique, les figures du philosophe et
du theios aner - qui, dans la perspective moderne, sont nettement
spares - finirent par se rejoindre dans un personnage tel qu'Apollo nius de Tyane23. Dans chaque texte, la distinction entre philosophe,
sophiste, magicien ou simple charlatan fait l'objet d'une nouvelle
tentative de dlimitation et, corrlativement, chaque texte prtend
pouvoir promettre le Bien et reconnatre le Vrai (das Gute zu verheissenverheissen und das Wahre zu erkennen) 24 avec l'aide du divin. De
nombreux crits sur la divination en gnral, et sur les oracles en
particulier, contribuent tablir ce discours, auquel participent
galement les chrtiens des 1er et 11e sicles.
Prophtie et martyre dans le discours chrtien
DES Ier ET IIe SICLES
Dans la littrature chrtienne des deux premiers sicles, le thme
de la prophtie joue un rle majeur25. Par prophtie, il faut entendre
la parole directement inspire par Dieu et qui revendique le statut
de vrit absolue. Comme dans le discours philosophique non
chrtien, l'accomplissement des vnements prdits sert prouver la fois l'autorit du prophte lui-mme et celle des crits proph
tiques. Dans les textes chrtiens comme ailleurs, c'est le terme de
22. Bendlin, Vom Nutzen und Nachteil der Mantik , art. cit., p. 172-181.
23. Potter, Prophets and Emperors, op. cit., 1994, p. 33.
24. M. Th. Fgen, Die Enteignung der Wahrsager, op. cit., p. 12.
25. David E. Aune, Prophecy in Early Christianity and the Ancient Medi
terraneanterranean World, Grand Rapids, William B. Erdmans Publishing Company, 1983 ; Christopher Forbes, Prophecy and Inspired Speech in Early Christia
nitynity and its Hellenistic Environment, Tiibingen, Mohr Siebeck, 1995 ; Laura
Nasrallah, "An Ecstasy ofFolly". Prophecy and Authority in Early Christianity, Harvard, Harvard University Press, 2003.
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magie qui sert discrditer d'autres formes de communication avec le monde divin et s'en dmarquer26. Une autre stratgie consiste faire la preuve de l'immoralit de la vie mene par un prophte, un moyen d'attenter indirectement la lgitimit et la validit de
ses propos27. Ce modle, du reste, ne vaut pas uniquement pour le
christianisme. Lucien, par exemple, dmasque la charlatanerie
d'Alexandre d'Abonoteichos, de mme que celle de Peregrinus, en
brossant le tableau d'une vie de dbauche et d'escroquerie28.
Nanmoins, dans le discours chrtien, les problmes et les strat
gies de dmarcation et de lgitimation sont bien plus complexes ;
l'enjeu existentiel est bien plus fort que dans le monde des sophistes, des rhteurs et des philosophes caractris par la paideia grecque. Les problmes dbattus, qui se recoupent bien souvent, peuvent tre
dfinis de la manire suivante :
1) La formation d'une identit chrtienne propre par opposition des groupes dsigns comme juifs et aux reprsentations qu'ils se font de la prophtie : c'est l'interprtation des crits de l'Ancien
Testament, considrs comme des prophties de la vie et de l'action
du Messie Jsus, qui est alors au centre du dbat29.
2) Le problme de la hirarchie chrtienne qui se met en place
pendant le 11e sicle30 : chez Paul (1 Co 12, 28), comme dans la
DidachDidach (15, 1-2), prophets est voisin d,apostolos, diakonos et
episkopos. Il y avait donc un dbat autour de la compatibilit entre
26. Cf. par exemple Actes des Aptres 13, 1-12 ; M. Th. Fgen, Die
EnteignungEnteignung der Wahrsager, op. cit., p. 183-253.
27. C'tait le principal sujet dans le dbat ancien sur les prophtes montanistes, cf. Christine Trevett, Montanism. Gender, Authority, and the New
Prophecy,Prophecy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
28. Cf. Marcel Caster, Lucien et la pense religieuse de son temps, Paris,
Belles Lettres, 1937 ; Dorothee Elm, Die Inszenierung des Betruges und
seiner Entlarvung : Divination und ihre Kritiker in Lukians Schrift Alexandros
oder der Lugenprophet , in Dorothe Elm von der Osten et. al. d., Texte als
Mdium,Mdium, op. cit., p. 141-157. 29.29. Le Dialogue avec Tryphon de Justin Martyr en est une belle illustration,
cf. Oskar Skarsaune, The Proof from Prophecy. A Study in Justin Martyr's
Proof-TextProof-Text Tradition, Leyde, Brill 1987. 30. Christoph Markschies, Zwischen den Welten wandern. Strukturen des
antiken Christentums, Francfort/Main, Fischer, 1997, p. 208-225.
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LES MARTYRS COMME PROPHETES 201
la parole spontane de l'esprit et la ncessit d'une direction stable,
garantissant l'unit entre des groupes locaux31.
3) Pour des raisons intrinsquement lies au problme esquiss
prcdemment, certains auteurs, commencer par Paul, suivi par
Ignace d'Antioche, Irne de Lyon et Tertullien, tentent chacun de
confrer leur propre cole la lgitimit rserve l'unicit et
d'en souligner la validit pour l'glise catholique par opposition des groupes qualifis d'hrtiques (haireseis). Le thme de la
prophtie joue un rle particulirement important dans le dbat
autour du montanisme, l'exemple le plus connu, mais qui est loin
d'tre unique32.
4)4) Ce mme contexte justifie la tentative de contrler la production et la diffusion des crits, ce qui, terme, donnera naissance un
ensemble d'crits chrtiens canoniques. Comme on le sait, les
crits prophtiques en sont exclus, l'exception de l'Apocalypse de
Jean.Jean. Le caractre oral et circonstanciel du discours prophtique
spontan se concilie mal avec l'aspiration une validit universelle
qui caractrise cette poque le discours chrtien33.
5) Enfin, dans le discours chrtien, on constate un net effort pour
prendre ses distances face un contexte culturel dont certains aspects
philosophico-religieux sont communs, comme on l'a vu. Ce souci
est illustr dans un passage de Celse (ap. Origne, Contre Celse 1,
70) qui reproche juste titre aux chrtiens de croire leurs propres prophties tout en rejetant les oracles traditionnels. On connat la solution chrtienne ce problme : elle consiste affirmer que la divination non-chrtienne peut occasionnellement fournir des noncs
vrais, mais qu'elle n'en est pas moins l'uvre de dmons qui simulent la vrit34.
Quelques exemples tirs de la littrature chrtienne des deux
premiers sicles devraient permettre d'apprhender rapidement ce
31. Trevett, Montanism, op. cit., p. 146-150.
32. Nasrallah, "An Ecstasy of Folly", op. cit., p. 155-196 ; cf. Trevett, Montanism,Montanism, op. cit.
33. Nasrallah, ibid., p. 134 ; Trevett, Montanism, op. cit., p. 129-139. 34. Par exemple Tertullien, Apologtique 22, 9 ; Minucius Flix, Octavius
26, 7 ; Lactance, Institutions divines 2, 16, 1.
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202 KATHARINA WALDNER
discours dans sa complexit et ses multiples facettes. Vers la fin du
11e sicle, Irne de Lyon crit en toute bonne foi que les chrtiens
disposent des pouvoirs suivants : Comme nous l'avons entendu dire,
beaucoup de frres ont, dans l'glise, des charismes prophtiques et parlent, par l'Esprit, toutes sortes de langues ; ils rendent mani
festes les secrets des hommes si cela est utile et ils expliquent les
mystres de Dieu (Adv. haer. 2, 32,4 = Eusbe, Histoire ecclsias
tique tique 5, 6,1). La communication directe avec l'au-del, rserve dans
ce contexte culturel aux professionnels de la religion et aux institu
fions respectables - sous peine d'tre souponne de magie -
semble ici le trait naturel, et surtout spcifique, des Christiani.
Cependant, nous lisons ailleurs chez le mme Irne qu' son poque
dj, il arrivait que des chrtiens refusassent l'intervention de l'esprit
prophtique {Adv. haer. 3, 11,9 ss)35. Selon un scnario pris depuis Max Weber, ce dbat s'explique par l'institutionnalisation croissante
de l'glise chrtienne, qui aurait eu pour corollaire la disparition
progressive de l'esprit charismatique prsent au sein de l'glise
primitive36.
Il suffit nanmoins de jeter un coup d'il la premire ptre de Paul aux Corinthiens pour se persuader que la diversit des
dons spirituels et cet accs direct au monde invisible par lequel les
Christiani Christiani entendent se distinguer de leur milieu en attirant l'attention
de la sphre publique posent dj problme deux gnrations avant
Irne37. Paul se voit dans l'obligation d'imposer aux Corinthiens de
moins parler en langues (glossolalia) - ce qui est incomprhensible et dconcertant pour les contemporains - et de pratiquer davantage un discours prophtique qui soit, de manire gnrale, plus facilement
comprhensible et plus difiant (I Co 14, 5-25). Et, tout en exigeant des Corinthiens qu'ils aspirent aux dons spirituels et surtout celui
de la prophtie (14, 1), il a rclam prcdemment une hirarchie
35. Cf. Trevett, Montanism, op. cit., p. 65.
36. Max Weber, On Charisma and Insitution Building. Selected Papers,
dit par S. N. Eisenstadt, Chicago, University of Chicago Press, 1968 ; cf. Nasrallah, "An Ecstasy ofFolly", op. cit., p. 13 & 202.
37. Aune, Prophecy, op. cit., p. 250-251 ; Nasrallah, "An Exstasy of Folly",
op. cit., p. 60-94.
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LES MARTYRS COMME PROPHETES 203
trs claire : Il en est que Dieu a tablis dans l'glise, premirement comme aptres, deuximement comme prophtes, troisimement
comme docteurs... Puis ce sont les miracles, puis le don de
gurir [...]. (I Co 12, 28, trad. La Bible de Jrusalem). Paul, qui
dispose naturellement lui-mme du don de prophtie, se place ici, au titre d'aptre, en haut de l'chelle hirarchique. Si l'on se fie
sa propre description, la position qui lui permet en dfinitive de
lgitimer l'autorit de son discours est celle d'un pur marginal : il
ne dispose d'aucun savoir particulier, mais il vhicule un message
qui doit provoquer la colre des Juifs et des Grecs et leur faire
l'effet l'effet d'une foli e/moria (1, 18). Comme l'indique un motif qui traverse toute sa lettre, la gnosis et la sophia n'ont aucune valeur ; l'amour (agap) leur est suprieur et dpasse les dons spirituels par
lesquels les Corinthiens croyaient possder un savoir particulier. Paul souhaite ainsi se distinguer - et distinguer les chefs de la
communaut chrtienne de Corinthe - d'une personnalit comme
Dion de Pruse voqu prcdemment38. Le sophiste et philosophe Dion arrive, lui aussi, dans une ville (Alexandrie) o il est tranger ; il y tient un discours qui a pour fonction de conseiller les citoyens, mais il attribue les paroles de sagesse une origine divine. Tout
comme Dion, Paul dispose d'un savoir divin, mais, selon lui, celui
ci est folie pour ce monde et surtout, contrairement au savoir des
sophistes, il n'est pas destin ce monde et aux puissants de ce monde (I Co 2, 6). L'accs un savoir vritable est remis la fin des temps : Aujourd'hui, certes, nous voyons dans un miroir, d'une manire confuse, mais alors ce sera face face. Aujourd'hui, je connais d'une manire imparfaite ; mais alors je connatrai comme je suis connu. (13, 12). De son propre aveu, Paul est faible, perscut, et
rgulirement en butte des conflits humiliants avec les puissants de ce monde (2, 3-5 ; 4, 9-13). Par cette auto-mise en scne, dans
laquelle il se donne le rle du marginal, Paul parvient occuper une
position diffrente de celle des sophistes et des philosophes, de
celle d'un Dion de Pruse ou d'un Apollonius de Tyane. La parole
qui vient de si loin est, au mieux, susceptible de correspondre ce
38. Winter, Philo and Paul, op. cit., p. 143-202.
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204 KATHARINA WALDNER
savoir divin suppos exister au-del du temps et de toute relation
humaine. Ce faisant, Paul annonce dans ses Eptres le portrait du
martyr condamn mort, mais empli de l'esprit prophtique. La relation entre la situation de perscution et la parole inspire
se lit dj dans les vangiles synoptiques. Dans son vangile, Matthieu crit que les disciples ne doivent pas s'inquiter de ce qu'ils auraient dire dans cette situation : vous serez trans devant des
gouverneurs et des rois, cause de moi, pour rendre tmoignage en
face d'eux et des paens. Mais, quand on vous livrera, ne cherchez
pas avec inquitude comment parler ou que dire : ce que vous aurez
dire vous sera donn sur le moment, car ce n'est pas vous qui
parlerez, c'est l'Esprit de votre Pre qui parlera en vous (10, 18-20). La question est transforme en scnes narratives dans les rcits
apostoliques, ainsi que dans les Actes apocryphes des aptres. C'est
l que le motif du meurtre du prophte est le plus rcurrent39. Avant
d'tre lapid, Etienne tient un long discours qui se clt sur ces
mots : Quels prophtes vos pres n'ont-ils pas perscuts ? Et ils
les ont tus, ceux-l qui auparavant avaient annonc la venue du
Juste, ceux que vous avez trahis et assassins (Ac 7, 52). L'auteur
du rcit souligne l'action particulire de la sagesse d'tienne, faiseur de miracles, se dmarquant ainsi de la manire dont Paul se
met en scne dans sa premire ptre aux Corinthiens. Les adversaires
d'tienne n'ont pas le pouvoir de rsister la Sagesse (sophia) et
l'Esprit (pneuma) au travers desquels il parle et cherchent pour cette
raison une fausse accusation afin de le tuer (Ac 6, 8). Lorsqu'il se
tient devant le conseil et qu'on l'accuse, pour les prsents, son
visage leur apparut semblable celui d'un ange (6,15). Au moment
de mourir, une vision lui est accorde : Tout rempli de l'Esprit
Saint, il fixa son regard vers le ciel ; il vit alors la gloire de Dieu et
Jsus debout la droite de Dieu. "Ah ! dit-il, je vois les cieux
ouverts et le Fils de l'homme debout la droite de Dieu." (7, 55). Cet exemple montre dj suffisamment que la marginalit du martyr - un condamn mort se situe hors de la socit, celle des hommes
comme celle des dieux - est en mme temps mise en scne par la
39. Aune, Prophecy, op. cit., p. 157-159.
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LES MARTYRS COMME PROPHETES 205
narration comme position centrale l'intrieur du texte. Le rcit de
l'histoire des aptres claire le fait que le rapport privilgi avec le
monde divin qui singularise Etienne est perceptible galement par ceux qui ne veulent pas reconnatre son message, fond sur une inter
prtation particulire des crits prophtiques de l'Ancien Testament.
Ce n'est qu'au 11e sicle, dans les Actes apocryphes des aptres,
que Paul lui-mme est qualifi de martyr ; c'est l'poque laquelle le martyre apparat comme un thme habituel dans le discours
philosophique et religieux40. Le rcit du martyre de Paul sous Nron
peut tre ainsi compar des passages de la Vie d'Apollonius de
Tyane41.Tyane41. Comme Paul, le philosophe pythagoricien y est prsent comme accus devant Nron ; il est hnalement remis en libert par le prfet du prtoire Tigellin, qui lui dit : Va o tu veux, car tu es
trop puissant pour que je te domine ! 42. Paul, en revanche, finit
comme on le sait sur la croix. Mais, le rcit chrtien transforme sa
manire cette crucifixion en un triomphe dans lequel le pouvoir de
divination paulinien joue un rle dterminant. Paul annonce
l'empereur qu'il va ressusciter et lui apparatre ; ce qui se produit, et Nron, impressionn par les punitions de l'au-del dont l'aptre le menace, fait relcher les autres prisonniers chrtiens43.
C'est l'poque o les martyrs sont prsents comme emplis de
l'esprit prophtique que nous trouvons galement les premiers rcits
40. Franoise Morard, Souffrance et martyre dans les Actes apocryphes des aptres , in Franois Bovon et al. d., Les Actes apocryphes des aptres. ChristanismeChristanisme et monde paen, Genve, Labor et Fides, 1981, p. 95-108. On
trouve le mot martyr dans un sens technique pour la premire fois dans le
Martyre Martyre de Polycarpe, qui date du milieu de 11e sicle environ.
41.41. Pour une comparaison entre les vies de philosophes et les Actes
apocryphes, Richard Goulet, Les Vies de philosophes et les Actes apocry
phes : un dessein similaire ? , in Bovon et al. d., Les Actes apocryphes,
op.op. cit., p. 161-208.
42. Philostrate, Vie d'Apollonius de Tyane 4, 44 ; cf. Jean-Marie Andr, Apollonius et la Rome de Nron , in Marie-Franoise Basiez et al. d., Le
monde monde du roman grec. Actes du colloque international tenu L'cole Normale
Suprieure,Suprieure, Paris, Presses de l'ENS, 1992, p. 113-124 ; cf. aussi M. Th. Fgen, Die Die Enteignung der Wahrsager, op. cit., p. 202-210.
43. Martyrium Pauli 4-6, cf. Wilhelm Schneemelcher d., Neutestamentliche
ApokryphenApokryphen in deutscher bersetzung. II. Apostolisches und Verwandtes,
Tiibingen, Mohr Siebeck, 1997, p. 238-241.
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206 KATHARINA WALDNER
sur les martyres d'Ignace d'Antioche et Polycarpe de Smyrne, deux
episkopoi.episkopoi. Notre connaissance de la hirarchie des communauts
aux premiers temps du christianisme tant trs limite, il est srement
plus prudent de renoncer traduire episkopos par vque 44. On
remarque cependant que, dans les deux rcits, une position hirar
chiquement suprieure au sein de la communaut va de pair avec la
position de martyr dou de pouvoirs divinatoires.
Dans son corpus pistolaire, crit dans la premire moiti du
11e sicle, Ignace imite Paul45. Il est cens rdiger ses ptres adresses
diverses communauts de l'Asie Mineure alors que, prisonnier, il
est emmen Rome, o, d'aprs ses propres mots, il doit tre
excut par des btes sauvages dans l'amphithtre. Pour Ignace, il
va de soi qu'il parle en prophte : il a vu ce qui des Cieux est invi
sible et il peut en parler s'il le veut (Trailes 5, 1). Dans l'ptre romaine (7, 29) on lit : En moi est l'eau de la Vie, qui parle et
discourt en moi ; et dans sa lettre aux Philadelphiens (6, 3) : Je
criais parmi vous de la voix de Dieu . Ignace exhorte les commu
nauts l'unit et l'obissance envers leur episkopos. Nanmoins, ce n'est pas sa comptence de prophte, ou l'esprit divin, qu'il
invoque pour appuyer ses noncs. Dans le sillage de Paul, il affirme
avec force que c'est Vagap qui le pousse exhorter les commu
nauts et, comme Paul, il se donne les traits d'un vritable
marginal, affirmant qu'il vaut moins que les membres croyants des
communauts et qu'il est prt prendre sur lui la peine la plus humiliante. Mais, c'est prcisment par ce biais que son discours -
et travers lui celui de Vepiskopos - prend tout son poids : ce n'est
qu'en suivant le Christ, son matre, dans la mort, par le martyre, qu'il
44.44. Cf. Georg Schllgen, Monespiskopat und monarchischer Episkopat ,
Zeitschrift fur die NeutestamentlicheZeitschrift fur die NeutestamentlicheZeitschrift fur die Neutestamentliche Wissenschaft, 77, 1986, p. 146-151.
45. La date exacte et l'authenticit de ce corpus pistolaire sont discuts,
cf. Robert Joly, Le dossier d'Ignace d'Antioche, Bruxelles, Universit de
Bruxelles, 1979 ; William R. Schoedel, Ignatius ofAntioch. A Commentary on
thethe Letters of Ignatius ofAntioch, Philadelphia, Fortress, 1985, p. 3-7; Hendrick
A. Bakker, Exemplar Domini. Ignatius ofAntioch and his Martyrological Self
Concept (Ph. D. Diss), Groningen, 2003, p. 5-15.
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LES MARTYRS COMME PROPHETES 207
devient un vritable disciple. En mme temps, cette mort est un
sacrifice pour les communauts46.
Pour comprendre qu'Ignace ne fonde pas, ou du moins pas seulement, son autorit - qui est pour partie piscopale - sur le
discours prophtique, il faut partir du principe qu'il existait d'autres
groupes chrtiens pour lesquels le discours inspir a constitu l'unique source d'autorit. C'est manifestement le cas du montanisme ,
que nous ne connaissons presque que par le biais des descriptions
polmiques de ses opposants. Montan et d'autres prophtes et surtout
prophtesses (comme Maximilla et Priscilla) semblent ne pas avoir
reconnu le modle favoris par Ignace. Pour eux, ce n'tait pas Y episkopos,Y episkopos,Y episkopos, mais le paraclet qui avait le dernier mot sur toutes les
questions47. Ils avaient manifestement la certitude que le temps d'un accs la connaissance divine pour tous avait dj commenc, se rapprochant ainsi de l'auteur du rcit du martyre de Perptue et
de Flicit Carthage48, mais s'opposant Paul. Il est intressant
de noter que, dans les rglements de comptes avec le montanisme
tels qu'ils sont dcrits par Eusbe dans son Histoire ecclsiastique,
l'argument du martyre joue un rle important49. Ainsi, l'un des
reproches aux montanistes est qu'aucun d'eux n'a t perscut par les Juifs ou par les autorits romaines (HE 5, 12-13). A l'inverse, les montanistes accusaient leurs opposants d'tre des assassins de
prophtes (HE 5, 12). On trouve galement dans ce dbat des
indices qui invitent penser que les martyrs et les confesseurs
avaient un statut exceptionnel, au mme titre que les prophtes (HE 18,5-9).
En consquence, on ne s'tonnera pas que le Martyre de Polycarpe, vers le milieu du 11e sicle, accorde une importance centrale un
vque dfini comme matre prophtique et apostolique et comme
46. Voir par exemple phse 3, 1-2 ; 12, 1 ; 18, 1 ; 21,1. Magnsie 1, 2. SmyrneSmyrne 10, 2.
47. Voir supra n. 32.
48. Passio sanctarum Perpeuae et Felicitatis 1, 4 ; cf. Jacqueline Amat
d., Passion de Perptue et de Flicit suivi des Actes (Sources Chrtiennes
417), Paris, Les ditions du Cerf, 1996, p. 190. 49. Trevett, Montanism, op. cit., p. 121-129.
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208 KATHARINA WALDNER
martyr (Mart. Pol. 19, 1-2)50. On note ici la concurrence avec
des groupes (pr- ?)montanistes51. Le rcit du martyre de Poly
carpe insiste sur le fait qu'un Phrygien du nom de Quintus se serait
port volontaire au martyre, mais aurait par aprs renonc (Mart. Pol.Pol. 4) ; ceci n'aurait pas t conforme au modle de l'vangile. L'arrestation, l'interrogatoire et la mort de Polycarpe sont ensuite
dcrits sur le modle de la Passion de Jsus ; l'auteur accorde son
texte presque le mme poids qu'aux vangiles. De mme que Poly
carpe aurait imit l'vangile, d'autres dsormais pourraient imiter
son martyre (Mart. Pol. 19, 1). Manifestement, la tentative consiste
rattacher le martyre une pratique rgle de la lecture des
textes52. la diffrence d'Ignace et de Paul, mais comme pour Etienne, la qualit prophtique de l'vque est mise immdiate
ment en rapport avec son martyre : le texte rapporte laborieusement
comment Polycarpe rve d'un oreiller en flammes et comment cette
vision s'accomplit lorsqu'il doit tre brl vif (Mart. Pol. 5, 2).
Pour conclure cette brve srie d'exemples, on peut dire que, dans les sources non-montanistes, la divination chrtienne, la
parole prophtique ou inspire et la prdiction de l'avenir sont soli
daires du rcit de la perscution et du martyre. La raison pour
laquelle la pense et le texte chrtiens des 1er et 11e sicles tournent
autour des thmes du martyre et de la prophtie est que ces motifs
jouent un rle central dans le discours philosophico-religieux de
l'poque. La figure du martyr est caractrise par une marginalit
50. Comme dans le cas d'Ignace, la datation exacte est discute. Une date
entre 155 et 160 me semble la plus vraisemblable, cf. Gerd Buschmann, Das
MartyriumMartyrium des Polykarp, ubersetzt und erklart von Gerd Buschmann.
(Kommentar zu den Apostolischen Vtern 6), Gttingen 1998, p. 367-373.
51. A cause de la datation incertaine, on discute pour savoir s'il est possi ble de parler de montanistes , cf. Gerd Buschmann, Martyrium Polycarpi 4 und der Montanismus , Vigiliae Christianae, 49, 1995, p. 105-145 et Boudewin Dehandschutter, "The Martyrdom of Polycarp and the Outbreak of
Montanism", Ephemerides Theologicae Lovanienses, 75, 1995, p. 430-437.
52. Cf. Katharina Waldner, "Was wir also gehrt und beriihrt haben,
verkUndenverkUnden wir auch euch...". Zur narrativen Technik der Krperdarstellung im Martyrium Polycarpi und der Passio Sanctarum Perpetuae et Felicitatis , in in Barbara Feichtinger & Helmut Seng d., Die Christen und der Krper, K. G. Saur, Munich-Leipzig, 2004, p. 29-74.
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LES MARTYRS COMME PROPHETES 209
extrme ; nanmoins, le fait historique de l'excution publique rend
possible un rcit du martyre comme dernire apparition d'un
marginal sur la scne publique. Comme le montre l'exemple de
l'ptre paulinienne, la position de marginal peut autoriser une
parole qui s'arroge le droit de parler d'un savoir du divin lui-mme
situ au-del de celui auquel ouvre le don largement rpandu de la
prophtie, et (encore) inaccessible. La position adopte par Paul, puis
par Ignace, devient alors comparable celle des mta-interprtes tels que Cicron, Plutarque ou Dion, tandis que le discours chrtien
lui-mme tente de se distinguer et de se dmarquer des sophistes .
Dans ce contexte, l'autorit au sein de la fraction chrtienne n'est
pas fonde directement sur la parole inspire, qui implique elle mme une communication directe avec le monde invisible. A ce
titre, le martyre de Polycarpe marque une nouvelle tape : ds lors
que l'autorit doit tre concentre sur la fonction d'vque, ce n'est
plus seulement la parole prophtique - que Paul, en ralit, remettait
dj en question en tant que source d'autorit -, mais le martyre qui devient problmatique. C'est de ce point de vue qu'il faut juger la
polmique autour du martyre volontaire53.
53. Pour l'histoire de cette polmique, Christel Butterweck, "Martyriums sucht"sucht" in der der alten Kirche. Studien zur Darstellung und Deutung friih christlicherchristlicher Martyrien, Tiibingen, Mohr Siebeck, 1995. - Je remercie Maud
Meyzaud (Universit de Constance) pour la traduction de l'allemand ainsi que Jrg Rupke (Erfurt) et Nicole Belayche (Paris) pour plusieurs amliorations de mon texte.
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Article Contentsp. [193]p. 194p. 195p. 196p. 197p. 198p. 199p. 200p. 201p. 202p. 203p. 204p. 205p. 206p. 207p. 208p. 209
Issue Table of ContentsRevue de l'histoire des religions, T. 224, Fasc. 2, Divination et rvlation dans les mondes grec et romain (AVRIL - JUIN 2007), pp. 139-272Front MatterIN MEMORIAM: Jean-Pierre Vernant (1914-2007)DIVINATION ET RVLATION DANS LES MONDES GREC ET ROMAINDivination et rvlation dans les mondes grec et romain: Prsentation [pp. 139-147]Plutarque et la divination : la pit d'un prtre philosophe [pp. 149-169]Les dieux nomothtes . Oracles et prescriptions religieuses l'poque romaine impriale [pp. 171-191]Les martyrs comme prophtes. Divination et martyre dans le discours chrtien des Ier et IIe sicles [pp. 193-209]Quand Tirsias devint un mgos. Divination et magie en Grce ancienne (Ve-IVe sicle av. n. .) [pp. 211-230]Reading Revelation : Allegorical Exegesis in Late Antique Alexandria [pp. 231-251]
NOTES CRITIQUESVies et mtamorphoses de la Sibylle: Notes critiques [pp. 253-271]
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