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Harriet ElizabethBeecher Stowe

La Case de l'oncleTom

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Un texte du domaine public.

Une édition libre.

bibebookwww.bibebook.com

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AVANT-PROPOS DEL’EDITEUR

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Madame WestonChapman, quiembrassa despremières aux Etats-Unis la cause del’abolition, et qui l’a

si activement servie de sa fortune, deson cœur et de son talent d’écrivain,avait engagé madame L. Sw. Belloc,au nom de madame Beecher Stowe, àtraduire la Case de l’oncle Tom,lorsque nous eûmes la même pensée.Cette double circonstance décidamadame L. Sw. Belloc à entreprendrecette traduction de concert avecmademoiselle Adélaïde deMontgolfier, qui, depuis vingt ans, a

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partagé ses travaux sur la littératureanglaise.

En apprenant cette détermination,madame Beecher Stowe a adressé àces deux dames une lettre de laquellenous transcrivons le passagesuivant :

« Je suis très-flattée, mesdames, quemon humble ami, Oncle Tom, ait desinterprètes tels que vous pour leprésenter aux lecteurs français. J’ailu une traduction de mon livre envotre langue, et quoique assez peufamiliarisée avec le français, j’ai puvoir qu’elle laissait beaucoup àdésirer ; mais j’ai remarqué aussidans la gracieuse et sociable

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flexibilité de la langue française uneaptitude toute particulière àexprimer les sentiments variés del’ouvrage, et je suis de plusconvaincue qu’un esprit fémininprendra plus aisément l’empreinte dumien. »

Ces quelques lignes expliquent cettenouvelle traduction de la Case del’oncle Tom. Les gens de goût ontdepuis longtemps apprécié le méritedes différentes traductions demesdames L. Sw. Belloc et A. deMontgolfier. Nous espérons que lascrupuleuse fidélité de celle-ci, et lebonheur avec lequel les nuances lesplus délicates de l’original y ont été

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rendues, seront appréciés deslecteurs.

Nous avons ajouté à cette traductionun portrait de madame BeecherStowe, gravé par M. Fr. Girard,d’après un original très-ressemblant.

q

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L

NOTICE SURMADAME H.BEECHER STOWE

a Case de l’Oncle Tomest moins un livre qu’unacte de foi, d’amour,d’ardente charité. Commel’apôtre, l’auteur a dit àl’âme atrophiée : « Au

nom de Jésus le Nazaréen, lève-toi et

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marche ! » Et l’âme engourdie s’estredressée, a secoué sa torpeur, ets’est sentie revivre. Tout ce qu’il y aen nous d’instincts nobles, bons,généreux, s’est réveillé à cette voix.Tous nous avons pleuré, aimé,admiré avec madame Beecher Stowe.C’est un des magnifiques attributs denotre nature que cette communiond’émotions pures et saintes, et c’estle plus glorieux privilège du vraigénie, du génie du bien, qued’éveiller cette sympathie universelleet féconde. Honneur donc, à lafemme forte qui, malgré la pressiond’un égoïsme effréné, au milieu del’ardent conflit d’intérêts passionnés

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et aveugles, a obéi à l’élan instinctifet irrésistible de son cœur : honneuraussi aux multitudes qui ont adoptéson œuvre, et qui en ont fait lesuccès !

Ce qui distingue madame BeecherStowe entre tous les écrivains, c’estqu’elle est appelée, et qu’elle a samission. « Lorsque Dieu commandede prendre la trompette, dit Milton,et d’envoyer un souffle au loin, iln’est pas donné à la volonté del’homme de choisir ce qui se doitdire, ce qui se doit taire. »

Profondément pénétrée de l’espritdu christianisme, le regardantcomme la source de toute vérité, de

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toute liberté, de toute justice,l’auteur de l’Oncle Tom ne s’est pascrue libre de « cacher la lumière sousle boisseau, » et de garder pluslongtemps le silence sur lessouffrances des opprimés, etl’iniquité des oppresseurs.

« Jésus-Christ, nous écrivaitmadame Beecher Stowe en sonlangage biblique, réunissant en unemême personne Dieu et l’homme, arelevé l’humanité de la poussière, etl’a faite vénérable : quiconque pèchecontre l’homme, pèche donc aussicontre Dieu. »

Son livre est d’un bout à l’autre lesaisissant commentaire de cette

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pensée et de l’admirable précepteévangélique : « Vous aimerez leSeigneur votre Dieu de tout votrecœur, de toute votre âme, de toutesvos forces et de tout votre esprit, etvotre prochain comme vous-même. »

Juger cette œuvre au point de vuelittéraire serait, selon nous, unesorte de profanation. C’est le souffled’une âme pieuse, « porté sur lecourant puissant de l’inspiration

divine [1] ; » c’est le sanglot d’uneimmense pitié pleurant sur lesdouleurs d’une race asservie ; c’estun cri d’amour, de régénération,d’espérance, retentissant du nouveaumonde à l’ancien, et y éveillant des

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millions d’échos. Devant des accentsd’une telle portée la question detalent prend de bien petitesproportions.

Mais sous quelles influences se sontdéveloppés les sentiments de cetteâme généreuse ? par quelles épreuvesce cœur a-t-il passé pour être a lafois si tendre et si vaillant ? où cetteobservation profonde et vraie a-t-ellerecueilli les faits dramatiques et lacouleur pittoresque de tantd’émouvants récits ? Voilà ce qu’ilimporte au public de savoir, et ce quenous apprendront quelquesparticularités de la vie de madameStowe, d’ailleurs si pure, si chaste, si

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bien remplie.

Harriet Beecher naquit en 1812, àLitchfield, dans le Connecticut, aumilieu d’une famille nombreuse,vouée presque toute à l’activepropagation des saintes Ecritures.Elevée à Boston où son père étaitministre presbytérien, elle y reçutune de ces excellentes éducations,dont la conscience est l’inébranlablebase, et le devoir, l’inflexible pivotautour duquel s’accomplissent lesobligations de chaque jour. Destalents variés, joints à uneinstruction solide beaucoup plusétendue que celle que reçoiventd’ordinaire les femmes, lui permirent

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d’aider de bonne heure sa sœuraînée, Catherine Beecher, à dirigerune maison d’éducation de jeunesfilles. Là, sans doute, commencèrentà son insu ses études sur les grâcesmystérieuses de l’enfance, sur lesgénéreux élans de jeunes âmes, àpeine échappées du sein de Dieu etqui aspirent à y rentrer.

L’institution prospérait, lorsqu’en1832 le docteur Beecher fut appelé àla direction d’un collège de théologieet de littérature, fondé dans l’Ouestpar ses coreligionnaires, et oùl’instruction devait marcher de pairavec l’apprentissage de métiers, quipermettraient plus tard aux

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étudiants de gagner le pain du corps,en même temps qu’ils distribueraientle pain de l’âme ; car c’était danscette espèce de séminaire quedevaient se recruter les missionsdomestiques et étrangères. Oncomptait aussi sur le produit destravaux des élèves pour couvrir unepartie des frais. L’acceptation dudocteur entraîna pour toute safamille une émigration complète del’Est àl’Ouest. Il fallut quitter lahaute civilisation de Boston pouraller s’enterrer dans l’Ohio, auxenvirons de Cincinnati ; cette ville,peuplée aujourd’hui de cent vingtmille âmes, n’avait alors que

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quarante mille habitants à peine ;située sur l’extrême limite des Etatsà esclaves, elle pouvait, d’un momentà l’autre, devenir le théâtre de lalutte, déjà engagée par l’éloquentGarrisson entre les partisans del’abolition et les défenseurs del’esclavage : lutte toute morale ettoute pacifique de la part despremiers, mais que l’inique violencedes seconds ne tarda pas à rendreagressive.

Cincinnati est assise sur la rive nordde l’Ohio, dans une vallée demi-circulaire ; les collines, qui semblents’être reculées pour lui faire place,s’avancent de nouveau au bord du

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fleuve, se recourbent au-dessus etforment le croissant. Sur la plushaute, dominant la ville, était bâtiLane Seminary. De modesteshabitations, semées alentour, et àdemi enfouies sous des bouquetsd’acacias, de chèvrefeuille, declématite, étaient destinées audocteur Beecher et à sa famille, ainsiqu’aux professeurs du nouveaucollège. Elles faisaient partie d’unjoli village nommé Walnut-Hills.

A peine installées dans leur nouvellerésidence, les deux sœurs y reprirentleur tâche d’institutrices, et lapoursuivirent de concert jusqu’aumariage de la plus jeune, Harriet

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Beecher, avec le révérend E. Stowe,professeur de littérature biblique àLane Seminary. Riche de science, etclassé parmi les théologiens les plusdistingués de l’Amérique, M. Stowen’avait pour patrimoine que seslivres, et pour revenu que lesémoluments de sa place, rendusprécaires par les circonstances. Eneffet, le collège si prospère au début,et qui avait compté des centainesd’élèves adultes accourus de tous lespoints de l’Union, se trouva tout àcoup presque désert, par unconcours fortuit d’événements. Lacrise commerciale qui, en 1833,atteignit l’Amérique, y détermina la

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faillite d’un grand nombre debanques publiques et particulières.Les fonds destinés à l’entretien duséminaire furent gravementcompromis. Le docteur Beecher,trouvant aussi que les travauxmanuels entravaient la marche desétudes théologiques, résolut de lesréformer tout à fait ; enfin une cause,encore plus active, concourut àl’amoindrissement du collège. LaConvention abolitionniste, d’où estsortie la Société pour l’abolition del’esclavage en Amérique qui a prisdepuis une si grande extension,s’assembla en 1833, à Philadelphie,et fit un appel, qui devait surtout

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retentir dans les cœurs jeunes etgénéreux. Bien que plusieurs desétudiants fussent fils depropriétaires d’esclaves, quequelques-uns eussent toute leurfortune engagée dans cette denréehumaine, tous prirent parti contrel’esclavage. Ceux qui possédaient desesclaves les affranchirent. L’idée desmissions étrangères fut abandonnée,comme absurde, quand on avait à sesportes, au centre du pays, des païensqui languissaient dans les ténèbresde l’ignorance et les horreurs de laservitude. La libre discussion,d’abord encouragée par le directeuret les professeurs du séminaire,

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devint orageuse, et absorba le tempset les facultés des élèves. Désertantles classes, ils assemblèrent lapopulation de couleur de Cincinnati,lui firent des prédications, ouvrirentdes écoles aux enfants, des asiles auxorphelins, aidèrent les fugitifs àgagner le Canada : bref, ce fut unesorte de croisade de la jeunesse enfaveur de la justice et de l’humanité.

D’autre part, la réaction s’annonçaitterrible. Le commerce avait prisl’alarme. Des propriétairesd’esclaves, venus du Kentucky,ameutaient la population. Pendantplusieurs semaines le bâtimentprincipal et les maisons du docteur

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Beecher et du professeur Stowefurent en danger d’être démolis.Dans cette extrémité on essaya derétablir le calme en interdisant, ausein du séminaire, toute discussionsur ce sujet brûlant ; mais presquetous les élèves, hommes faits, etenrôlés sous la bannière del’abolition, se retirèrent en masse, etles efforts persévérants du directeur,pendant dix-huit années, neparvinrent point à rendre àl’institution sa prospérité première.

La gêne qui en résulta pour sonménage fut certainement la moindredes épreuves de madame Stowedurant ce douloureux conflit,

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prolongé de 1834 à 1847. En ce longespace de treize années, il ne sepassa pas un mois qui ne fût marquéà Cincinnati par quelque terribleépisode : tantôt la destruction d’unepresse libérale, le pillage d’unemaison, l’enlèvement d’un nègrelibre, un jugement inique devant lestribunaux, l’évasion d’une trouped’esclaves, l’attaque à main armée duquartier des noirs, la démolitiond’une école ouverte aux nègres, unesclave jeté en prison, tuant safemme et ses enfants pour lesempêcher d’être vendus dans le Sud.Toutes ces iniquités se passaient augrand jour, et souvent avec la

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sanction des principales autorités dela ville. Une fois, entre autres, lemaire, congédiant à minuit lesémeutiers qui venaient d’abattre lesmaisons de gens de couleur, leur dit :« Allons, mes enfants, rentrons cheznous ! je crois que nous en avons faitassez. »

En 1840, les traqueurs d’esclaves,soutenus par la lie de la population,et lancés par certains hommespolitiques, assaillirent les quartiersdes noirs libres, les pillèrent, et enfirent le sac. Les malheureux nègresqui essayèrent de défendre leurspropriétés furent tués ; on jeta dansles rues leurs corps mutilés : il y eut

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des femmes violées, et quelques-unesmoururent par suite des outragesauxquels elles furent en butte.Pendant plusieurs jours la ville futlivrée au plus affreux désordre, et aumilieu de la confusion générale, deshommes, des femmes, des enfants decouleur, furent enlevés et vendus auSud, quoique affranchis.

Du haut de la colline qu’elle habitait,madame Stowe pouvait entendre lescris des victimes, les clameurs de lapopulace, le bruit de la fusillade ; ellepouvait voir les lueurs de l’incendie.Plus d’un fugitif tremblant futaccueilli et caché par elle. Quand lafureur de l’émeute s’apaisa d’elle-

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même, car il n’y avait eu, hélas ! nirépression, ni résistance, beaucoupde gens de couleur réunirent le peuqui leur restait et partirent pour leCanada. Ils passèrent par centainesdevant la maison de madame Stowe,à pied, chargés de leurs ustensiles deménage, tenant leurs enfants par lamain ; des mères allaitaient leursnourrissons tout en marchant, etpleuraient leurs maris morts ourepris par fraude, et ramenés enesclavage.

La route qui traversait Walnut-Hills,et passait à quelques pas de lademeure de madame Stowe, étaitprécisément une de ces « voies

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souterraines, » auxquelles il est sisouvent fait allusion dans l’OncleTom. On donne ce nom à une ligue dequakers et autres abolitionnistes,qui, habitant à des intervalles de dix,quinze, ou vingt milles, entre larivière Ohio et les lacs du Nord,avaient formé entre eux uneassociation pour aider les esclavesen fuite à gagner le Canada. Toutfugitif était conduit, de nuit, àcheval, ou en chariot fermé, destation en station, jusqu’à ce qu’iltouchât le sol libre, et fût à l’abrisous le drapeau de l’Angleterre.

La première station au nord deCincinnati, en haut de la crique du

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Moulin, était la maison du pieuxJohn Vanzandt, « au cœur de lion, »qui figure sous le nom de John VanTrompe dans le chapitre X de la Casede l’oncle Tom. Plus d’une foismadame Stowe fut réveillée ensursaut par le roulement rapide deschariots couverts, et le galop deschevaux lancés à leur poursuite sousl’éperon des constables et destraqueurs d’esclaves. « L’honnêteJohn » était prêt à toute heure, lui etson attelage, et les chasseursd’hommes étaient rarement assezalertes pour l’atteindre. Obscurmartyr, il dort maintenant dans satombe. Le corps du « géant » s’est

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usé dans les veilles, dans l’anxiété, àbraver les intempéries des plus rudeshivers ; son esprit, fortement trempé,s’est affaissé sous le poids despersécutions. Des propriétairesd’esclaves l’ont accusé d’avoirfavorisé la fuite de leurs vivantsimmeubles, et des cours de justicel’ont condamné à d’énormesdommages et intérêts. De jugementen jugement il s’est vu dépouillé desa ferme et de tout ce qu’il possédait.Madame Stowe a donc fait une bonneet courageuse action en assurant audévouement du brave John une partde sa popularité.

Tant que ces tristes scènes se

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succédèrent au dehors, madameStowe ne jouit qu’imparfaitement del’affectueuse sérénité de sonintérieur. Le contraste était troppénible pour un esprit aussi juste,pour un cœur aussi aimant, il existaitaux environs de Walnut-Hills unpetit hameau peuplé d’esclavesaffranchis. C’est la que s’exerçait sonactive sollicitude pour les pauvresparias : elle les visitait souvent ; elleécoutait les naïfs récits de leurssouffrances passées, de leurs longuesluttes. A défaut d’école où lesenfants de couleur fussent admis,elle leur ouvrait sa maison et lesappelait à prendre leur part des

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instructions qu’elle faisait chaquejour à sa famille. C’est là aussiqu’elle trouvait des aides fidèles,serviables, dévouées pour aider auxsoins de son ménage : leur affectionlui allégea un peu l’une des plusgrandes douleurs qu’elle aitressenties.

Le choléra sévissait avec uneeffroyable intensité ; plus de neufmille personnes avaient succombé enquelques jours dans le voisinage deCincinnati. La panique était sigrande que tous fuyaient devant leredoutable fléau. D’une santédélicate, restée seule avec sixenfants, par suite d’une absence

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momentanée de son mari, qu’elleavait supplié de ne pas revenir, lemédecin assurant qu’il y allait de savie s’il rentrait dans cetteatmosphère viciée, madame Stoweeut l’inexprimable angoisse de voirun de ses bien-aimés pris del’horrible mal. Elle assista,impuissante, à la cruelle agonie ducher petit Etre qu’elle eût voulusauver au prix de tout son sang.

A cette heure suprême une pauvrenégresse, qui, elle, n’avait pas songéà fuir, souffrit, pleura et pria avecelle. La même bonne et fidèlecréature la soigna pendantl’accablement qui suivit cette perte.

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Elle put apprécier toute laprofondeur de dévouement de cetterace sympathique, et sa propredouleur lui révéla ce que ressententces milliers de pauvres mères,auxquelles on arrache leurs enfantscomme on ôte aux brebis leursagneaux.

En 1850, lorsqu’un acte impie de lalégislation américaine commanda àtous les citoyens des Etats libres,sous peine d’amendes ruineuses, delivrer les esclaves fugitifs, madameBeecher Stowe, de retour à laNouvelle-Angleterre, sentitbouillonner dans son sein uneindignation trop longtemps

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contenue. Elle se dit que pourdiscuter, même l’application d’unesemblable loi, des chrétiens devaientignorer les horreurs de l’esclavage.Elle ne les connaissait que trop bien.Pendant son séjour sur les limitesdes Etats à esclaves, elle avait fait defréquentes excursions au Kentucky, àla Virginie, au Maryland, dans unepartie de l’extrême Sud ; elle y avaitvu fonctionner ce mécanismeimpitoyable qui broie les cœurs et lescorps pour en extraire plus d’effortset de labeurs. Elle avait rencontré, ilest vrai, quelques propriétaireshumains, nobles, généreux, telsqu’elle s’est plu à les peindre dans le

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manufacturier Wilson, Saint-Clair,madame Shelby et son fils George ;mais, elle n’en avait pas moinsrapporté l’intime conviction que « lachose en elle-même était haïssable, »et le système légal qui lasanctionnait, odieux. Son désir defaire passer cette conviction dans lesâmes lui inspira le pathétique récitde « la mort de l’oncle Tom. » Ellel’écrivit tout d’abord ; le plan del’ouvrage ne fut conçu qu’après.Publié par chapitre dans « l’Erenationale, » à Washington, aucommencement de l’été de 1851, ilparut en volume le 20 mars 1852, àBoston. Plus de cinq mille

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exemplaires se vendirent la premièresemaine, et cent cinquante milleétaient écoulés en novembre dernier.Aujourd’hui on ne saurait assignerde limites à une popularité qui, desEtats-Unis, a gagné le monde entier[2].

Ce livre est, nous l’espérons, leprécurseur de l’abolition complètede l’esclavage. L’humanité toutentière ne se sera pas émue en vain.L’Europe n’aura pas en vain compatiaux tortures, assisté au martyre del’humble Tom. Cités à la barre desnations, les Etats du Sud rougiraientdémettra plus longtemps leur ordans la balance comme contre-poids

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aux larmes, aux gémissements, ausang de tout un peuple.

Mais pour cette œuvre derégénération si délicate et sicompliquée, nous avons foi en uneinfluence, qu’à notre grand regretmadame Beecher Stowe a troplaissée dans l’ombre, celle du clergécatholique ; le seul qui, aux Etats-Unis, admette dans l’enceinte de seséglises tous les fidèles, sansdistinction de couleurs ni de rangs ;le seul qui, en présence del’antagonisme des sectes, de lavirulence des partis, ose consacrer etbénir les unions entre la race noire etla race blanche. Exposé aux attaques

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brutales d’une population furieusequi, en 1833, démolit une église àNew-York, et incendia un couvent àune lieue de Boston, le clergécatholique américain a toujoursmaintenu intactes les hautesdoctrines d’égalité, de justice, decharité, qui sont la force et la vie duchristianisme. En secondant le grandmouvement de l’émancipation, ils’efforcera certainement de le rendrepacifique : nul n’a plus d’autoritépour prêcher à l’esclave l’oubli, lepardon des injures, pour imposer aumaître réparation et repentir.

LOUISE SW. BELLOC.

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PREFACE DEL’AUTEUR

es scènes de cette histoirese passent, ainsi que sontitre l’annonce, au milieud’une race que le mondecivilisé et poli ne connaîtpoint ; dont les ancêtres,

nés sous le soleil des tropiques,apportèrent de leur patrie, et estperpétué chez leurs descendants, un

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caractère essentiellement opposé à lanature altière et ferme des peuplesAnglo-Saxons. Aussi, depuis delongues années, cette race exotique,qui n’a pu se faire comprendre de sesoppresseurs, reste prosternée sous lepoids de leur mépris.

Mais d’autres temps s’annoncent : unmeilleur jour va poindre, et toutes lesinfluences de la littérature, de lapoésie et de l’art, cherchent, de plusen plus, à se mettre à l’unisson aveccette grande voix du christianismequi crie : « Bonne volonté envers leshommes ! »

Le peintre, le poëte, l’artistes’efforcent maintenant d’embellir les

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plus modestes, les plus humblesconditions de la vie humaine, et lesouffle vivifiant, qui circule autravers des plus attrayantes fictions,développe et mûrit les grandsprincipes de la fraternité chrétienne.

La main de la bienveillance s’étendsur tout : elle sonde les abus,redresse les torts, allège les misères,et signale à la connaissance et auxsympathies du monde, l’humble,l’opprimé, le délaissé.

Dans ce mouvement général, on s’estenfin rappelé la malheureuseAfrique, elle qui, la première, ouvritaux clartés douteuses et grisâtres ducrépuscule la carrière de la

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civilisation et du progrès ; elle qui,après des siècles entiers, enchaînéeet saignante aux pieds de l’humanitéchrétienne et civilisée, implore envain la compassion.

Mais la race dominatrice s’est laisséfléchir ; le cœur des maîtres, desconquérants s’est amolli ; on a sentiqu’il est plus noble aux nations deprotéger le faible que de l’opprimer :loué soit Dieu, le monde a vu la traitedes noirs abolie !

Le but de ces esquisses est d’éveillerles sympathies en faveur de la raceafricaine, telle qu’elle existe aumilieu de nous. Elles ne dévoilentencore qu’une bien faible partie des

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douleurs, des outrages que lesmalheureux noirs endurent sousl’oppression d’un système qui rendfunestes pour eux jusqu’aux effortstentés en leur faveur par leursmeilleurs amis.

C’est bien sincèrement, c’est du fondde l’âme que l’auteur désavoue touteirritation contre ceux que lescirconstances ont jetés, souventmalgré eux, dans les tribulationsqu’entraînent les relations légales demaître à esclave.

Des esprits élevés, des âmes nobles,l’auteur le sait par expérience, ontété soumis à cette épreuve, et nul neconnaît mieux qu’eux les maux

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qu’accumule l’esclavage. Lespropriétaires d’esclaves savent queces faibles aperçus ne contiennentqu’une bien petite part del’inexprimable tout.

Si dans les Etats du Nord onsoupçonne ces récits de quelqueexagération, il se trouve dans lesEtats du Sud assez de témoins quipourraient en attester la fidélité. Ceque l’auteur a vu et su par elle-mêmedes événements racontés paraîtra enson temps.

C’est une consolation d’espérer que,comme les douleurs et les crimes dumonde s’allègent et s’effacent desiècle en siècle, le jour viendra où

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des esquisses de ce genre n’aurontd’autre valeur que d’enregistrer,pour mémoire, des maux depuislongtemps évanouis.

Quand une nation éclairée etchrétienne aura, sur les rivagesd’Afrique, des lois, une langue, unelittérature, les scènes des tempsqu’elle a passés dans la terre deservitude ne seront plus pour elle,que ce qu’étaient pour les Hébreuxles souvenirs de l’Egypte, un motif deplus d’élever un cœur reconnaissantvers celui qui l’aura rachetée.

Car, tandis que les politiquesdiscutent, et que les hommess’égarent entraînés par le flux et

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reflux des intérêts et des passions, lagrande cause de la liberté humaineest dans les mains de celui duquel ilest dit :

« Il ne se trompera point ni ne seprécipitera point jusqu’à ce qu’il ait

établi sa justice sur la terre [3].

« Car il délivrera le misérable quicriera à lui, et l’affligé et celui qui

n’a personne qui l’aide [4].

« Il garantira leur âme de la fraude etde la violence, et leur sang sera

précieux devant ses yeux [5]. »

HARRIET BEECHER STOWE.

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PREFACE – DEMADAME BEECHERSTOWE – POURCETTE NOUVELLETRADUCTION DESON LIVRE

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Au moment de mettre souspresse la dernière feuillede ce volume, nousrecevons cette préfaceque l’auteur de la Case del’Oncle Tom a bien voulu

écrire à notre demande, tout exprèspour cette traduction.

L’auteur de la Case de l’Oncle Tomest profondément touchée del’enthousiaste sympathie aveclaquelle le beau pays de Francerépond au cri de fraternité etd’émancipation poussé par l’esclaveaméricain. C’est l’honneur de laFrance d’avoir aboli l’esclavage danstoutes ses colonies ; c’est sa gloire

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que pas une goutte du sang del’esclave ne souille son manteaud’hermine.

La France, l’Angleterre, jadisennemies acharnées, se sont unies denos jours pour donner un grandexemple au monde : elles ont ouvertles cachots, brisé les chaînes, délivréles opprimés. Avec quel calme, avecquelle tranquillité cette œuvred’amour s’est accomplie ! Lesinsurrections, les tumultes, l’affreuxdésordre, l’effusion de sang dont onnous menaçait, – où sont-ils ? – Lesoleil de la liberté s’est levé radieuxdans une aube sans nuages, tandisque les chants, les prières des

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esclaves affranchis montaient,encens précieux, jusqu’aux pieds decelui pour qui la liberté de l’hommeest d’un prix infini.

Faut-il, hélas ! que l’Amérique,incrédule et sans foi, tarde encore, etrefuse d’entrer dans la noble carrièreque l’Angleterre et la France ont siglorieusement ouverte ? Oh ! que lescœurs bienveillants et pleinsd’ardeur de la nation françaiseunissent leurs prières aux nôtres,afin que, digne d’elle-même, mapatrie délivrée rejette cette lianeparasite, qui s’enlace à l’arbrevigoureux de l’indépendance, et dontl’étreinte est mortelle.

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L’auteur s’est proposé, dans ce livre,un but encore plus élevé que celui del’émancipation ; elle a voulu porternos regards vers la source de touteliberté, vers le Sauveur Jésus. – Defaux prophètes, des ministres,menteurs, venus, disent-ils, en sonnom, mais qu’il n’a point envoyés,diront vainement que le Christautorise l’oppression et sanctionnel’esclavage, l’apôtre saint Paulrépond à tous par ces paroles : « Làoù est l’esprit du Seigneur, là est la

liberté [6]. ».

L’Eglise chrétienne, dès l’origine,enseigna que Dieu et l’homme sontinséparablement unis dans la

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personne de Jésus-Christ. Ne nousapprit-elle pas ainsi, avec une égalecertitude, que la cause de Dieu et lacause de l’homme sont identiques, etqu’il ne peut y avoir divorce entre lavraie religion et la véritablehumanité ?

Oh ! combien cette pensée d’unRédempteur, homme et Dieu toutensemble, exalte et rehausse la racehumaine ! De quelle confiance neremplit-elle pas tous ceux qui prientpour le progrès de l’humanité ! Dequelle terreur ne doit-elle pas frapperceux qui oppriment leurs frères ! Sichaque être humain est frère duSeigneur, l’injustice envers l’homme

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n’est plus seulement cruauté,barbarie, c’est impiété et sacrilège.

« Nous voyons se lever l’aurore dugrand jour, du jour du Christ.Comme le son d’eaux vives entenduau premier crépuscule de l’aube, lesprières des justes montent etenvironnent son trône.

« Cependant encore un peu de temps,et sa présence rayonnera encore plussur le monde.

« Alors paraîtra ce royaume oùhabite la justice, alors viendra ce roiqui règne par le joyeux suffrage detous les cœurs.

« Il délivrera le misérable qui criera

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à lui, et l’affligé, et celui qui n’apersonne qui l’aide.

« Il aura compassion du pauvre et dumisérable, et il sauvera les âmes desmalheureux.

« Il garantira leur âme de la fraude etde la violence, et leur sang seraprécieux devant ses yeux.

« Il vivra donc, et on lui donnera del’or de Schéba ; on priera pour luicontinuellement, et on le bénirachaque jour.

« Sa renommée durera à toujours ;son nom ira de père en fils, tant quele soleil durera, et on sera béni enlui ; toutes les nations le publieront

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heureux.

« Béni soit éternellement son nom, etque toute la terre soit remplie de sa

gloire [7]. »

Amen, amen.

H. BEECHER STOWE.

q

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Chapitre 1

Dans lequel onprésente aulecteur un hommequi se piqued’humanité.

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A une heure avancée d’uneglaciale après-midi defévrier, deuxgentilshommes étaientassis, en tiers avec unebouteille, dans une

confortable salle à manger de la villede P***, au Kentucky. Pas undomestique n’était présent ; et leschaises rapprochées indiquaient quele sujet en question était chaudementdébattu.

Pour les convenances nous disonsdeux gentilshommes ; mais, envisagéau point de vue critique, l’un n’avaitnul droit à ce titre. C’était un hommegros, épais, carré, dont les traits

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communs, l’allure fanfaronne etprétentieuse, trahissaient unindividu de bas étage, qui cherche,avec ses coudes, à se frayer une routeen haut. Sa mise, d’une recherche demauvais goût, son gilet bariolé decouleurs voyantes, sa cravate bleueparsemée de points jaunes, s’étalantavec impudence en un large nœud,complétaient l’aspect général dupersonnage. Une quantité de baguesalourdissaient encore ses grosses etlarges mains. Il portait une massivechaîne de montre en or, à laquellependait un énorme faisceau debreloques et de cachets que, dans lachaleur de l’entretien, il maniait et

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faisait résonner avec une évidentesatisfaction. Sa conversation était uncontinuel défi porté à la grammaire,entrelardé, à courts intervalles,d’expressions profanes que, malgrénotre respect pour la vérité, nousnous dispenserons de transcrire.

Son compagnon, M. Shelby, avait,lui, la tenue et l’apparence d’ungentilhomme. Le luxe del’ameublement, les détails intérieurs,annonçaient l’aisance et même lafortune. Tous deux paraissaientengagés dans une vive discussion.

« C’est ainsi que je réglerais », ditM. Shelby.

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– Impossible ! je ne peux pas traiter àce taux. Je ne le peux vraiment pas,monsieur Shelby, répliqua l’autre enélevant son verre entre son œil et lejour.

– Le fait est, Haley, que Tom est unsujet hors ligne. Il vaut cette somme-là, n’importe où. Rangé, honnête,capable, régissant toute ma fermecomme une horloge.

– Vous voulez dire honnête, à lafaçon des nègres, reprit Haley, en seversant un verre d’eau-de-vie.

– Non ; Tom est réellement unexcellent sujet, sobre, sensé, pieux. Ila gagné de la religion, il y a quatre

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ans, à un de leurs campements [8], etje crois qu’il l’a gagnée tout de bon.Depuis lors je lui ai confié sansréserve argent, maison, chevaux ; jel’ai laissé aller et venir dans le pays,et je l’ai toujours trouvé fidèle et sûr.

– Il y a des gens qui ne croient pasaux nègres pieux, Shelby, dit Haley,mais moi j’y crois. J’avais unhomme, dans le dernier lot que j’aimené à la Nouvelle-Orléans – rienque d’entendre prier cette créature,ça valait un sermon. Un véritableagneau pour la douceur et latranquillité ! J’en ai tiré aussi unebonne somme ronde. Je l’avaisacheté au rabais d’un maître qui

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était forcé de vendre ; j’ai réalisé surlui six cents louis de bénéfice. Oh ! jeconsidère la religion comme unedenrée de prix, pourvu qu’elle soit debon aloi, et sans tare.

– Eh bien ! Tom a la vraie et labonne, si jamais il en fut. A ladernière chute des feuilles jel’envoyai seul à Cincinnati pouraffaires de négoce ; au retour, il merapporta cinq cents dollars. « Tom,lui avais-je dit, je me fie à vous parceque je vous crois chrétien ; je saisque vous ne voudriez pas metromper. » Il n’eut garde vraiment.J’étais sûr qu’il me reviendrait ; etpourtant là-bas il ne manquait pas de

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drôles pour lui dire : « Tom, que neprenez-vous le chemin du Canada ? »– « Oh ! moi, pas pouvoir : maîtres’être fié à Tom ! » Je l’ai su pard’autres. Je suis fâché de me séparerde Tom, je l’avoue. Allons ! il fautqu’il couvre la différence, et soldema dette ; vous diriez oui, Haley, sivous aviez un peu de conscience.

– J’en ai autant qu’il en faut dans lesaffaires – tout juste assez pour jurerdessus, dit le marchand d’un tonbadin ; et je ne demande pas mieuxque de faire ce qui est raisonnablepour obliger des amis, mais c’est partrop exiger d’un pauvre homme –vrai, c’est trop dur ! »

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Le marchand soupira d’un air decomponction, et se versa unenouvelle rasade.

« Eh bien ! donc, Haley, commentvous plait-il de traiter ?

– N’avez-vous pas quelque chose,garçon ou fille, à jeter dans labalance avec Tom ?

– Hem !… personne dont je puisse mepasser. A dire vrai, il faut unenécessité absolue pour me décider àvendre. Je n’aime pas à me défaire demes mains – c’est un fait. »

Ici, la porte s’ouvrit, et un petitquarteron, de quatre à cinq ans, fitson entrée dans la salle. Il était

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remarquablement beau et attrayant.Ses cheveux, aussi fins que de la soiegrège, tombaient en boucles autourde ses joues rondes, à riantesfossettes, tandis que deux grandsyeux noirs, pleins de feu et dedouceur, lançaient de dessous seslongs cils des regards curieux. Unejaquette à raies écarlates et jaunesserrait sa taille bien prise et faisaitressortir son opulente et sombrebeauté. A un certain mélange detimidité et d’assurance comique, ondevinait un petit favori du maître,accoutumé à être remarqué etcaressé par lui.

« Holà ! Jim Crow [9], dit M. Shelby

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en sifflant, et lui tendant une grappede raisin : happe-moi cela ! »

L’enfant rassembla ses petitesforces, et sauta pour atteindrel’appât, aux éclats de rire du maître.

« Ici, Jim ! ici, petit corbeau ! »

L’enfant s’avança : le maître passa lamain sur sa tête et lui prit le menton.

« A présent, Jim, montre à cemonsieur comment tu sais danser etchanter. »

Le petit garçon entonna, d’une voixclaire et sonore, un de ces chantsgrotesques qu’affectionnent lesnègres, et qu’il accompagna

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d’évolutions comiques des mains,des pieds, de tout le corps, àl’unisson de la musique.

« Bravo ! s’écria Haley, lui jetant unquartier d’orange.

– A présent, Jim, reprit le maître,marche comme le vieil oncle Cudjoequand il a son rhumatisme. »

A l’instant les membres flexibles del’enfant se contournèrent, tandisque, le dos courbé en deux, la cannedu maître à la main, il faisait enboitant le tour de la chambre,grimant de rides son visage enfantin,et crachant de droite à gauche, àl’imitation du vieillard. Les deux

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spectateurs riaient à gorge déployée.

« Maintenant montre-nous commentle vieux Robbins entonne lapsalmodie. »

L’enfant allongea démesurément samine de chérubin, et nasilla l’air dupsaume avec une imperturbablegravité.

« Hourra ! bravo ! dit Haley, voilà uncurieux petit singe ! Ce gaillard-làpromet. Tenez, ajouta-t-il, frappanttout à coup sur l’épaule de Shelby,mettez ce petit drôle pour appoint, etje règle l’affaire. – Vrai ! – voyons,c’est ce qui s’appelle êtreraisonnable. »

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A ce moment, la porte, doucemententrouverte, laissa passer une jeunequarteronne d’environ vingt-cinqans.

Il suffisait de comparer l’enfant à lafemme pour reconnaître la mère ;mêmes yeux profonds et noirs,mêmes longs cils, mêmes ondes decheveux soyeux. A travers la teintebrune de sa peau on voyait rougir sesjoues sous le regard hardi quel’étranger fixait sur elle avec uneimpudente admiration. Sesvêtements propres et soignésfaisaient ressortir l’élégance de sataille. Une main délicate, un piedpetit et bien fait, une cheville moulée,

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étaient des valeurs de prix quin’échappèrent pas à l’examenscrutateur du marchand, accoutuméà juger d’un coup d’œil les pointscapitaux de l’article femelle.

« Que veux-tu, Eliza ? dit son maîtreen la voyant s’arrêter sur le seuilavec hésitation.

– Je venais chercher Henri, s’il vousplaît, monsieur. »

L’enfant bondit vers elle, et luimontra le butin qu’il avait rassemblédans un pli de sa robe.

« Eh bien ! emmène-le, ditM. Shelby. »

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Elle prit l’enfant dans ses bras etsortit précipitamment.

« Par Jupiter ! s’écria le marchand,voilà un fameux article ! A laNouvelle-Orléans vous pourriez, mafoi, faire votre fortune rien qu’aveccette fille. J’ai vu payer un millier dedollars des créatures qui n’étaientpas moitié si belles.

– Je ne compte pas sur elle pourm’enrichir, » dit sèchementM. Shelby ; et afin de donner unautre tour à la conversation, ildéboucha une nouvelle bouteille, etpria son hôte de lui en dire son avis.

« Capital monsieur ! – du premier

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crû ! » Puis, frappant encorefamilièrement sur l’épaule de Shelby,il ajouta : Voyons, traitons de cettefille. Que vous en offrirai-je ?…Combien en voulez-vous ?

– Monsieur Haley, elle n’est pas àvendre, dit Shelby ; ma femme nes’en déferait pas pour son pesantd’or.

– Bah ! c’est ce que disent toujoursles femmes, parce qu’ellesn’entendent rien au calcul ; maismontrez-leur seulement ce qu’onpeut acheter de bijoux, de plumes, debabioles, avec le poids en or de leurnégresse favorite, et cela change lathèse.

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– Je vous dis une fois pour toutesqu’il n’y a pas à en parler, Haley ; j’aidit non, et c’est non, reprit Shelbyd’un ton décidé.

– Vous me donnerez au moinsl’enfant. Convenez qu’à cause de luij’ai joliment rabattu de mesprétentions.

– Et que pourriez-vous faire del’enfant ?

– Oh ! j’ai un ami qui exploite cettebranche de commerce. Il lui faut debeaux garçons à élever pour lemarché. Article de fantaisie – ça sevend aux riches, qui ont de quoipayer la beauté, pour le service de la

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table et de l’antichambre. Un joligarçon qui ouvre la porte, qui vientau premier coup de sonnette, donnedu relief à une grande maison.L’article est en hausse, et ce petitlutin est si comique, si bon chanteur,qu’il ira à mon ami comme un gant.

– J’aimerais mieux ne pas le vendre,dit M. Shelby d’un ton soucieux. Lefait est que je suis un hommehumain, et qu’il me répugned’enlever l’enfant à sa mère.

– Ah ! ça vous répugne ? – oui – c’estassez naturel. Je comprends. Il esthorriblement désagréablequelquefois d’avoir affaire auxfemmes. Je hais toutes ces

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criailleries, toutes cespleurnicheries ! mais j’ai ma façond’arranger les choses. Il n’y a qu’àenvoyer la mère un peu loin, pour unjour, ou deux, pour une semaine,c’est selon ; alors tout se faittranquillement – c’est fini quand ellerevient. Votre femme pourrait luidonner une paire de pendantsd’oreilles, une robe neuve, ouquelque autre bagatelle, pourl’indemniser.

– Je craindrais que cela ne suffît pas.

– Oh ! que si, Dieu vous bénisse ! Cescréatures-là ne sont pas comme lesblanches, voyez-vous : elles passentvite là-dessus, pour peu qu’on sache

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s’y prendre. Il y en a qui prétendent,ajouta le marchand d’un air candideet confidentiel, que notre genre decommerce endurcit le cœur. Eh bien,je ne m’en suis jamais aperçu. Il estvrai que je n’opère pas commecertaines gens. J’en ai vu arracherl’enfant des bras de la mère, et lemettre en vente, la femme criant toutle temps comme une folle. – C’estune détestable méthode ! – l’articles’endommage, et devient quelquefoistout à fait impropre au service. J’ai

connu, à Orléans [10] une superbe filleque ce procédé a complètementperdue. L’homme qui la marchandaitne voulait pas de son marmot.

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C’était une de ces femmes de race,qui ne sont pas commodes quand lesang leur monte à la tête. Elle serraitl’enfant dans ses bras, elle s’ycramponnait ; elle parlait !… C’étaitterrible à voir et à entendre ! Rienque d’y songer, mon sang se fige !Quand, après lui avoir enlevél’enfant de force, ils l’enfermèrent,elle tourna folle furieuse, et mourutau bout d’une semaine. Un déficit netde mille dollars, monsieur ! et celafaute de s’y bien prendre. Il vauttoujours mieux faire les choseshumainement : c’est mon principe. »

Le marchand se renversa sur sachaise, et croisa les bras d’un air de

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vertueux contentement, se croyantpour le moins un secondWilberforce.

Il semblait avoir ce sujet fort àcœur ; car tandis que M. Shelby, toutpensif, pelait une orange, il repritavec une certaine modestie, et commepoussé par la force de sesconvictions :

« Il ne convient guère de se louer soi-même ; mais je le dis parce que c’estla pure vérité. Je passe pour amenerau marché les plus beaux troupeauxde nègres, – du moins on me l’a dit,non pas une fois, mais cent, – tousarticles en bon état – gras, dispos ! jeperds aussi peu d’hommes que

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n’importe lequel de mes confrères, –et cela, grâce à ma manière deprocéder. Je m’en vante, monsieur,l’humanité est mon fort, la clef devoûte de mes opérations.

M. Shelby, ne sachant que dire,murmura : « En vérité !

– Eh bien ! on s’est moqué de mesprincipes, monsieur ; on m’en raille :ils ne sont pas populaires ; mais j’yai tenu, j’y tiens, et j’y tiendrai ;d’autant plus que j’ai réalisé par euxd’assez beaux bénéfices ; ils ont payéleur fret, intérêt et capital,monsieur ! » Le marchand se mit àrire de sa plaisanterie.

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Il y avait quelque chose de sipiquant, de si original dans cescommentaires sur l’humanité, queM. Shelby ne put s’empêcher de rirede compagnie. Peut-être riez-vousaussi, ami lecteur ? mais vous savezque l’humanité revêt de nos joursdes formes si étranges et si diverses,qu’il n’y a point de terme auxétrangetés que se permettent de direet de faire ceux qui se prétendenthumains.

Le rire de M. Shelby encouragea lemarchand d’hommes.

« C’est singulier, poursuivit-il, je n’aijamais pu faire entrer mes idées dansla tête des gens. Par exemple, Tom

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Loker, mon ancien associé, là-bas, àNatchez. C’était un habile homme,mais un vrai démon avec les nègres.Affaire de principe, voyez-vous ! carjamais un meilleur garçon ne mangeale pain du bon Dieu. C’était sonsystème, monsieur. Je lui disaissouvent : « Tom, quand les filles semettent à pleurer, à quoi sert de lesfrapper si fort sur la tête, de lesassommer à coup de poing les unesaprès les autres ? C’est ridicule ; etqu’en résulte-t-il de bon ? Je ne voispas de mal à ce qu’elle pleurent : jedis que c’est la nature, et si la naturene peut pas se dégonfler d’un côté, ilfaut bien qu’elle se dégonfle de

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l’autre. D’ailleurs, ça vous les gâte,vos filles ; elles deviennentmaladives ; leur bouche pend : il y ena qui tournent tout à fait laides –particulièrement les jeunes, et alorsc’est le diable pour s’en défaire. » Jelui disais aussi : « Ne pourriez-vousles cajoler un peu, leur lâcher detemps en temps quelque bonneparole ? Comptez-y, Tom, un brind’humanité jeté par-ci, par-là, vaplus loin que tous vos coups de fouetet de bâton, et il y a plus de bénéfice,soyez-en sûr. » Mais Tom Loker n’yavait pas la main : et il m’en a tantéreinté que je me suis vu forcé derompre avec lui, quoique ce fût un

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bon cœur et un homme d’affairesfini.

– Et votre méthode donne-t-elleréellement de meilleurs résultats ?

– Oui, certes, monsieur. Pour peuque la chose se puisse, je prends mesprécautions, comme d’éloigner lesmères lors de la vente des petits –loin des yeux, loin du cœur, voussavez. Quand c’est fait, et qu’on n’ypeut plus rien, il faut bien prendreson parti. Ce n’est pas comme lesblancs, qui sont élevés dans l’idéequ’ils pourront garder leurs femmes,leurs enfants, et tout le reste. Desnègres, bien dressés, ne doivents’attendre à rien de pareil, et les

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choses ne s’en passent que mieux.

– Alors, j’ai peur que les miens nesoient pas bien dressés, ditM. Shelby.

– Je me doute que non. Vous autresgens du Kentucky, vous gâtez vosnègres. A bonne intention ; maisc’est leur rendre un fichu service,après tout. Un beau cadeau à faire àun nègre, qui est destiné à êtreballotté, fouetté, ébréché, vendu àPierre, à Paul, à Dieu sait qui ; beaucadeau que de lui donner des idées etdes espérances ! S’il a été dorloté audébut, il n’en sera que plus malpréparé aux chutes et aux chocs de laroute. Tenez, je parierais que vos

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nègres auraient la mine terriblementallongée, là où les nègres desplantations ne font que chanter etsauter comme des possédés. Chacun,monsieur Shelby, a naturellementbonne opinion de sa méthode. Moi, jecrois que je traite les nègresprécisément comme il faut les traiter.

– On est heureux d’être content desoi, dit M. Shelby, avec un légerhaussement d’épaules et en laissantpercer une nuance de dégoût.

– Eh bien, reprit Haley, après quetous deux eurent épluché leurs noixen silence pendant quelque temps,qu’en dites-vous ?

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– J’y réfléchirai, et j’en causerai avecma femme. En attendant, Haley, sivous voulez opérer d’une façontranquille, veillez à ce que votregenre de trafic ne s’ébruite pas dansle voisinage. Pour peu qu’il entranspire quelque chose, vousn’aurez pas bon marché de meshommes, je vous en avertis.

– Oh ! c’est entendu : motus. Mais, jesuis diablement pressé, et jevoudrais savoir le plus tôt possible àquoi m’en tenir. » Tout en parlant, ilse leva, et passa son surtout.

« En ce cas, revenez ce soir, de six àsept, vous aurez ma réponse. » Lemarchand salua et sortit. « Que

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j’aurais eu plaisir à lancer le drôled’un coup de pied au bas desmarches, lui et son impudence !murmura M. Shelby, quand la portefut bien refermée. Mais il m’a en sonpouvoir. Si quelqu’un m’eût jamaisdit que je vendrais Tom à l’un de cesmisérables trafiquants du Sud,j’aurais répondu : « Ton serviteurest-il un chien que tu le juges capabled’une telle chose ? » Et maintenant, ilen faut venir là. Et l’enfant d’Elizadonc ! Je sais que j’aurai maille àpartir avec ma femme à ce propos, etaussi pour l’affaire de Tom. Voilà oùaboutissent les dettes !… Ah ! ledrôle connaît ses avantages et en

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profite. »

Il n’est peut-être pas d’Etat où lesystème de l’esclavage revête uneforme plus douce que dans leKentucky. Là, les travaux deschamps, calmes et gradués,n’amenant pas ces retourspériodiques d’activité fébrile,d’efforts surhumains qu’exige legenre de culture et de commerce duSud, rendent la tâche du nègre plussaine et plus équitable : tandis que,de son côté, le maître, satisfaitd’accroître peu à peu son bien, n’estpoint exposé aux tentationsd’endurcissement qui prennent sivite le dessus de notre frêle

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humanité, quand la perspective d’ungain soudain et rapide n’a d’autrecontre-poids que les intérêts depauvres travailleurs, sans appui etsans protection.

Quiconque visite quelques-unes deshabitations du Kentucky, quiconquevoit l’affectueuse indulgence decertains maîtres, de certainesmaîtresses, la fidélité dévouée dequelques esclaves, peut rêver lafabuleuse et poétique légende desinstitutions patriarcales, et tout cequi s’en suit ; mais autour et au-dessus du riant tableau plane uneombre funeste – l’ombre de la loi.Tant que la loi classera tous ces êtres

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humains, aux cœurs palpitants, auxaffections vivaces, comme chosesappartenant au maître ; – tant que laruine, le malheur, l’imprévoyance oula mort du meilleur propriétaired’esclaves, pourront, en un jour,faire passer ceux-ci d’une vie calmeet douce à des travaux forcés, à unemisère sans espoir, il sera impossiblede tirer rien de bon ou de beau dusystème d’esclavage le mieuxrégularisé.

M. Shelby était, en moyenne, unbrave homme. Doux, affectueux,disposé à l’indulgence pour ceux quil’approchaient, il n’avait jamaislésiné sur ce qui pouvait contribuer

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au bien-être matériel de ses noirs.Seulement, entraîné à spéculer surgrande échelle, il s’était endetté, etses billets, pour une sommeconsidérable, étaient tombés auxmains de Haley. C’est ce qui expliquela conversation précédente.

Or, il advint qu’en approchant de laporte, Eliza entendit assez pourcomprendre qu’un trafiquantd’esclaves faisait à son maître despropositions.

Elle eût bien voulu s’arrêter ensortant pour en savoir davantage,mais sa maîtresse l’appelait.

Elle croyait avoir entendu qu’il

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s’agissait de son garçon. – Sansdoute elle se trompait. Le cœur groset serré, elle pressa instinctivementl’enfant contre son sein avec unetelle force, qu’il la regarda toutétonné.

« Eliza, ma fille, qu’as-tu doncaujourd’hui ? » demanda samaîtresse, lorsqu’après avoirrenversé la cruche à eau et faittomber la table à ouvrage, elleapporta un peignoir du matin, au lieude la robe de soie qu’on l’avaitenvoyé chercher.

Eliza tressaillit. « Oh ! maîtresse !dit-elle, en levant les yeux ; puisfondant en larmes, elle s’assit et se

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mit à sangloter.

– Eliza, enfant ! qu’as-tu ? qu’y a-t-il ?

– Oh ! maîtresse ! maîtresse ! il yavait dans la salle à manger unmarchand d’esclaves qui parlait aumaître. Je l’ai entendu.

– Eh bien, folle ! supposons que celasoit.

– Oh ! maîtresse, croyez-vous que lemaître voulût vendre mon Henri ? etla pauvre créature sanglota de plusbelle.

– Le vendre ! Eh non, enfant que tues ! ne sais-tu pas que ton maître n’a

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jamais eu affaire à ces trafiquants duSud, et qu’il n’a jamais songé àvendre aucun de ses esclaves, tantqu’ils se conduisent bien ? Folletête ! aller s’imaginer que quelqu’unvoudrait acheter son Henri ! Crois-tuque tout le monde en raffole commetoi ? – Allons, sèche tes larmes, etagrafe ma robe. Là, maintenant,relève mes cheveux ; fais-moi cettejolie tresse que tu as apprise l’autrejour, et ne t’avise plus d’écouter auxportes.

– Bien sûr, maîtresse, vous nedonneriez pas votre consentementà… à…

– Certes non. Mais c’est absurde,

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pourquoi même en parler ? Jesongerais tout aussi bien à vendre unde mes propres enfants ! Réellement,Eliza, tu deviens par trop fière de cemarmot. Un homme ne peut mettre lenez dans la maison que tu ne tefigures qu’il vient tout exprès pouracheter ton Henri !

Rassurée par l’air de sincérité de samaîtresse, Eliza put vaquer avecadresse à ses devoirs de femme dechambre, et finit par rire elle-mêmede ses terreurs.

Madame Shelby était une femmed’une haute distinction, commeintelligence et comme moralité. Ellejoignait à la grandeur d’âme qui

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caractérise souvent les femmes duKentucky, une sensibilité vraie, etdes principes religieux qu’elleappliquait avec énergie et tenue dansla pratique journalière de la vie. Sonmari, quoiqu’il ne se rattachât à

aucune Eglise en particulier [11],respectait la fermeté des croyancesde sa femme, et redoutait peut-êtreun peu son opinion. Du moins,laissait-il libre cours à tous sesbienveillants efforts pourl’instruction, le bien-être etl’amélioration de ses esclaves, touten s’abstenant d’y prendre une partactive. De fait, sans avoir une foicomplète dans l’efficacité pour

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autrui des bonnes œuvres des saints,M. Shelby semblait penser que sadigne moitié avait de la bienveillanceet de la piété pour deux ; – peut-êtremême nourrissait-il un vague espoirde gagner le ciel, grâce à un surplusde qualités dont il se dispensait pourson compte.

Ce qui lui pesait surtout après saconversation avec le marchandd’hommes, c’était la nécessité des’en ouvrir à sa femme et d’avoir àcombattre les objections qu’ilprévoyait.

De son côté, madame Shelby, nesoupçonnant pas la gêne de sonmari, et connaissant la douceur

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générale de son caractère, était debonne foi incrédule aux soupçonsd’Eliza. Elle ne s’y arrêta qu’unmoment, et tout entière auxpréparatifs d’une visite qu’elle devaitfaire le soir même, elle n’y pensaplus.

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Chapitre 2

La mère.

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Dès sa plus tendreenfance, Eliza avait étéélevée et choyée enenfant gâté par samaîtresse. Le voyageurqui a parcouru les Etats

du sud a dû souvent y remarquerl’élégance singulière, la douceur demanières et de voix, qui semblent desdons particuliers aux quarteronneset aux mulâtresses. Citez lespremières, ces grâces naturelless’allient souvent à une éclatantebeauté, et presque toujours à unextérieur agréable et avenant. Eliza,telle que nous l’avons dépeinte, n’estpoint une figure de fantaisie, mais un

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portrait d’après nature, fait desouvenir, et dont nous avons vul’original au Kentucky. Elle avaitgrandi sous la protection de samaîtresse, à l’abri des tentations quifont de la beauté un si fatal héritagepour l’esclave. Plus tard elle épousaun mulâtre, Georges Harris, d’unehabitation voisine.

Le jeune homme avait été loué parson maître à une fabrique de toile àsac, et son adresse, son intelligence,en avaient fait le meilleur ouvrier. Ilavait inventé une machine à teiller le

chanvre [12] qui, si l’on considèrel’éducation et les précédents del’inventeur, témoignait d’autant de

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génie pour la mécanique, qu’en a pudéployer Whitney dans sa machine àépurer le coton.

Beau, bien fait, doué de manièresagréables, Georges avait su se faireaimer de toute la fabrique.Néanmoins, comme ce n’était pas unhomme, mais une chose, toutes cesqualités étaient soumises au contrôled’un maître despotique, vulgaire etborné. Ledit gentilhomme, ayant ouïparler avec éloge de l’invention deGeorges, monta à cheval un beaumatin et se rendit à la fabrique pourvoir ce qu’y faisait son immeuble.

Il fut reçu avec enthousiasme par lefabricant, qui le félicita d’avoir un

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esclave d’un tel prix. Il visita lamanufacture, la machine lui futexpliquée et montrée par Georgesqui, dans sa joie, parlait sicouramment, se tenait si droit, avaitla mine si haute et si mâle, qu’uneinquiète conscience de soninfériorité s’empara peu à peu dumaître. Qu’avait à faire son esclavede parcourir le pays, d’inventer desmachines, d’oser lever la tête parmides gentilshommes ? Il y couperaitcourt ; il le ramènerait au sillon ; il lemettrait à creuser la terre et àbêcher, « pour voir s’il auraittoujours l’allure aussi fringante. » Enconséquence, à la grande

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stupéfaction du fabricant et de sesouvriers, il réclama tout à coup leloyer de Georges, et annonça sonintention de le ramener chez lui.

« Mais, monsieur Harris, luiremontra le fabricant, c’est biensubit !

– Qu’importe ? Est-ce que l’hommen’est pas à moi ?

– Nous serions disposés, monsieur, àhausser le prix de compensation.

– Du tout. Je n’ai nul besoin de louerune de mes mains, si cela ne meconvient pas.

– Mais, monsieur, il semble

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particulièrement propre à ce genre detravail.

– C’est possible. Il n’a jamais étépropre à rien de ce que j’ai voulu luifaire faire.

– Songez qu’il a inventé cettemachine, dit assez maladroitementun des ouvriers.

– Oui ! – une machine à épargner letravail ! Il en inventera de reste, j’enréponds. Fiez-vous aux nègres pourcela ! Que sont-ils autre chose quedes machines à épargner le travail ?Non, non, il marchera ! »

Georges était resté pétrifié sous lecoup de cette sentence, prononcée

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par un pouvoir qu’il savaitirrésistible. Les bras croisés, leslèvres serrées, tout un volcan desentiments amers brûlait dans sonsein, et envoyait des flots de feu dansses veines. Sa respiration étaitcourte, et ses grands yeux noirs,pareils à deux charbons ardents,dardaient des étincelles. Il y avait àcraindre quelque dangereuseexplosion, si le fabricant ne lui eûttouché le bras, et dit tout bas :

« Cédez, Georges, suivez-le pourl’instant : nous tâcherons de vousvenir en aide. »

Le tyran observa l’aparté, et endevina le sens, qui le confirma encore

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dans sa détermination.

Georges, ramené chez le maître, euten partage les travaux les plus vils etles plus pénibles. Il avait pu retenirtoute parole offensante ; maisl’éclair de son œil, le pli de son frontassombri, disaient assez clairementet assez haut que l’homme ne pouvaitpas devenir une chose.

C’était pendant l’heureux tempspassé à la manufacture qu’il avaitconnu et épousé Eliza. Jouissant del’estime et de la confiance de sonchef, il pouvait aller et venir en touteliberté. Le mariage avait étéapprouvé par madame Shelby, qui,avec un peu de la tendance qu’ont les

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femmes à se mêler de ces sortesd’affaires, était charmée d’unir sabelle favorite à un homme de lamême classe, et qui paraissait si bienlui convenir. La cérémonie s’étaitfaite dans le grand salon, et lamaîtresse avait de ses propres mainsmêlé les fleurs d’oranger aux beauxcheveux de la fiancée, et recouvert satête charmante du voile nuptial. Il yavait eu à profusion des gantsblancs, des gâteaux, du vin, et desconvives empressés de la beauté dela jeune fille et la générosité de lamaîtresse.

Pendant un an ou deux, Eliza putvoir fréquemment son mari, et le

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bonheur du jeune ménage ne futtroublé que par la perte de deuxpetits enfants, passionnément aiméde leur mère, et qu’elle pleura avecun désespoir qui lui attira les doucesremontrances de madame Shelby,anxieuse de ramener ces sentimentstrop fougueux dans les limites de laraison et de la religion.

Après la naissance du petit Henri, lajeune femme s’était peu à peucalmée. Chaque lien saignant, chaquenerf ébranlé, enlacé de nouveau àcette frêle existence, se raffermissaitet se fortifiait avec elle. Eliza avaitété une heureuse femme jusqu’aujour où son mari, brutalement

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arraché à un chef bienveillant, étaitretombé sous la verge de fer de sonpropriétaire légal.

Fidèle à sa parole, le fabricant allavoir M. Harris une semaine ou deuxaprès l’enlèvement de Georges, et miten avant tout ce qui devait décider lemaître à rendre à l’esclave sonpremier emploi.

« Vous pouvez vous épargner lapeine d’en dire plus long, répliquasournoisement le propriétaire : jesuis juge de mes propres affaires.

– Je ne prétends pas non plus m’enmêler, monsieur ; seulement jepensais que dans votre intérêt vous

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pourriez consentir à nous louer votrehomme aux termes proposés.

– Oh ! je comprends de reste. Je vousai vu cligner de l’œil et chuchoter lejour où je l’ai repris. Mais vous avezaffaire à aussi fin que vous ! Noussommes dans un pays libre,monsieur. Cet homme est à moi, etj’en fais ce qu’il me plaît. – Voilà ! »

Ainsi s’évanouit le dernier espoir deGeorges. – Rien, plus rien qu’une vied’abjects et pénibles travaux, rendueplus amère encore par toutes lesindignités, toutes les cuisantesvexations de détail que la tyrannieest si habile à inventer.

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Un jurisconsulte des plus humainsdisait une fois : « Le pire usage qu’onpuisse faire d’un homme, c’est de lependre, » Non ; il y a une manièred’en user qui est encore PIRE !

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Chapitre 3

Mari et père.

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Madame Shelby venaitde partir pour savisite : Eliza, debout

dans la véranda [13]

suivait tristement del’œil la voiture qui

s’éloignait, lorsqu’une main se posasur son épaule. Elle se retourna, etun brillant sourire illumina sesbeaux yeux.

« Oh ! Georges, est-ce toi ? Tu m’asfait peur ! que je suis contente que tusois venu ! Maîtresse est sortie pourtoute l’après-midi : viens dans machambrette, nous aurons tout letemps de causer. »

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En parlant elle l’introduisit dans unejolie petite pièce, ouvrant sur lagalerie, où elle cousait d’ordinaire, àportée de la voix de sa maîtresse.

« Que je suis donc contente ! – Maispourquoi ne me souris-tu pas ? –Regarde notre Henri ! – comme levoilà grand ! » L’enfant, pendu à larobe de sa mère, considéraittimidement son père à travers salongue chevelure bouclée. « N’est-cepas qu’il est beau ? » dit Eliza. Elleécarta ses cheveux et l’embrassa.

« Je voudrais qu’il ne fût pas né !s’écria Georges avec amertume. Jevoudrais n’être pas né moi-même ! »

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Surprise, effrayée, Eliza s’assit,pencha sa tête sur l’épaule de sonmari, et fondit en larmes.

« Là, maintenant… c’est mal à moi dete faire toute cette peine, pauvrefemme, c’est très-mal ! Oh ! pourquoim’as-tu jamais vu – tu pouvais êtresi heureuse !

– Georges ! Georges ! comment peux-tu dire cela ?… Qu’est-il donc arrivéde si terrible ? N’étions-nous pasheureux, très-heureux, encoredernièrement ?

– Oui, nous l’étions, chère ! » ditGeorges. Il attira l’enfant sur sesgenoux, regarda attentivement ses

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brillants yeux noirs, et passa sesdoigts dans les anneaux soyeux de sachevelure.

« Tout juste ton portrait, Lizie, et tues bien la plus belle femme que j’aiejamais vue, et la meilleure que jesouhaite jamais voir, et pourtant ilvaudrait mieux ne nous être jamaisrencontrés.

– Oh ! Georges. Comment peux-tu…

– Oui, Eliza, souffrir, toujourssouffrir, rien que souffrir ! Ma vie estplus amère que l’absinthe : elle s’useet se consume de minute en minute.Je suis un pauvre misérable souffre-douleur, abandonné à son mauvais

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sort. Je t’entraînerai dans la fangeavec moi, voilà tout ! A quoi bonessayer de faire quelque chose, desavoir quelque chose, d’êtrequelqu’un ? A quoi bon vivre ? Jevoudrais être mort !

– Oh ! Georges, voilà qui estvraiment mal ! Je sais tout ce que tuas souffert en perdant ta place à lafabrique : tu as un dur maître ; maisprends patience, et peut-être…

– Patience ! dit-il en l’interrompant.N’ai-je pas été patient ? Ai-je dit unseul mot quand, sans aucun prétexteraisonnable, il est venu m’arracherdu lieu où j’étais bien, où tout lemonde m’aimait ! Je lui rendais

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fidèlement jusqu’au dernier liard demon gain, et tous disent que jetravaillais comme deux.

– C’est vrai que c’est terrible, ditEliza. Mais après tout, c’est tonmaître, vois-tu.

– Mon maître ! Qui l’a fait monmaître ? c’est là ce que je medemande. – Quel droit a-t-il surmoi ? Je suis un homme comme lui –un meilleur homme que lui ! Je meconnais mieux en affaires. Je suisplus habile régisseur qu’il ne l’est. Jelis plus couramment ; j’ai une plusbelle écriture, et j’ai tout apprisseul ; – je ne lui dois rien. J’ai apprismalgré lui ! – Et quel droit a-t-il de

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faire de moi une bête de somme ? –de m’enlever aux occupations dont jesuis capable, plus capable que lui,pour me mettre à la place d’uncheval ? C’est là ce qu’il veut : il ditqu’il me rompra, qu’il me rendrahumble, et il me donne exprès lestâches les plus rudes, les plus viles,les plus sales !

– Oh ! Georges, Georges… tum’épouvantes ! jamais je ne t’avaisentendu parler ainsi : j’ai peur que tune fasses quelque mauvais coup. Jesais tout ce que tu souffres ; maissois prudent – Oh ! je t’en suppliepour l’amour de moi – pour notreHenri !

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– J’ai été prudent, j’ai été patient ;mais les choses empirent d’heure enheure. – La chair et le sang n’ypeuvent plus tenir. Il n’y a pas uneoccasion de m’insulter, de metourmenter, qu’il ne saisisse ! Jecroyais pouvoir m’acquitter de montravail, me tenir tranquille, et matâche finie, trouver encore du tempspour lire et pour apprendre. Maisplus j’en fais, plus il me surcharge ; ildit que j’ai beau me taire, qu’il voitbien qu’un démon habite en moi, etqu’il l’en fera sortir ! Et un de cesjours le démon sortira, mais d’unefaçon qui ne lui plaira pas, ou je metrompe fort.

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– Oh ! cher, que ferons-nous ? ditEliza tristement.

– Pas plus tard qu’hier, poursuivitGeorges, je chargeais des pierresdans une charrette ; le jeune maîtreTommy était là, faisant claquer sonfouet si près du cheval, que la bêteprit peur. Je lui demandai toutdoucement de cesser ; il continuaplus fort ; je le priai de nouveau, il seretourna et me frappa. Je retins samain, alors il poussa les hauts cris,me lança des coups de pied, et courutdire à son père que je m’étais battuavec lui. Le père vint en fureur,jurant qu’il m’apprendrait àconnaître mon maître. Il m’attacha à

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un arbre, coupa des branches pourson fils, et lui dit qu’il eut à mefouetter jusqu’à ce qu’il fût las ; – etil fut long à se lasser !… Si je ne le luirappelle un jour ! »

Le front du mulâtre s’obscurcit, etdans ses yeux s’alluma un feusombre qui fit trembler la jeunefemme. « Qui a fait de cet hommemon maître ? – c’est là ce que je veuxsavoir.

– J’avais toujours pensé que jedevais obéissance au maître et à lamaîtresse, ou que je ne serais paschrétienne, dit Eliza.

– Oh ! toi, c’est différent : ils t’ont

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élevée toute petite ; ils t’ont nourrie,vêtue, enseignée ; ce sont là desespèces de droits. Mais moi, qu’ai-jereçu ? – des coups de pied, des coupsde poing, des jurons, trop heureuxd’être quelquefois oublié dans uncoin. Et que dois-je ? J’ai payé aucentuple ce que j’ai coûté. Je nel’endurerai pas davantage. – non, jene le veux pas ! dit-il le poing ferméet l’air menaçant. »

Eliza, tremblante, se taisait. Jamaiselle n’avait vu son mari aussiexaspéré. Sa douce nature fléchissaitcomme un roseau sous le chocimpétueux de cet ouragan.

« Tu sais, le pauvre petit Carlo que tu

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m’avais donné, poursuivit Georges ;c’était ma seule consolation : ilcouchait avec moi la nuit, me suivaitau travail, et me regardait souventcomme s’il eût compris ce que jesouffrais. Eh bien ! l’autre jour, je luidonnais quelques os de rebut quej’avais ramassés à la porte de lacuisine, quand le maître a passé ; ils’est plaint que je le nourrissais à sesdépens : il n’avait pas le moyen, a-t-il dit, d’entretenir le chien de chaquenègre, et il m’a ordonné d’attacherune pierre au cou de Carlo, et de lejeter dans la mare.

– Ah ! Georges, tu ne l’as pas fait !

– Non – pas moi, mais lui. Le maître

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et son fils Tommy l’ont noyé etassommé à coups de pierres. Pauvreanimal ! il me regardait si tristementcomme s’il en eût appelé à moi pourle sauver. Puis, j’ai été fouetté pourn’avoir pas voulu tuer mon chien.Mais que m’importe ? Le maîtreverra que je ne suis pas de ceuxqu’on mate avec le fouet. Mon jourviendra ; qu’il y prenne garde !

– Que vas-tu faire, Georges ? Oh ! jet’en conjure, ne fais rien de mal. Si tuvoulais seulement t’en fier à Dieu etpatienter, il te délivrerait.

– Je ne suis pas chrétien comme toi,Eliza ; mon cœur est plein de fiel : jene peux pas m’en fier à Dieu !

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Pourquoi laisse-t-il aller les chosesde cette façon funeste ?

– Oh ! Georges, ayons de la foi !Maîtresse dit que quand bien mêmetout irait mal, nous devons croireque Dieu fait pour le mieux.

– C’est facile à dire à ceux qui sontassis sur des sofas, traînés dans descarrosses ; – qu’ils changent de placeavec moi, et ils changeront delangage. Je voudrais pouvoir êtrebon ; mais le cœur me brûle, et nepeut pas se résigner. Tu ne lepourrais pas non plus – tu ne lepourras pas, – quand je t’aurai dit ceque j’ai à te dire. Tu ne sais pas toutencore.

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– Que peut-il y avoir de plus ?

– Le maître a déclaré récemmentqu’il se repentait de m’avoir laisséprendre femme hors du domaine,qu’il détestait M. Shelby et toute sarace, parce que ce sont desorgueilleux qui lèvent la tête plushaut que lui ; il a dit que c’était detoi que je tenais mes idéesd’indépendance, qu’il ne mepermettrait plus de venir ici, et quej’aurais à prendre une autre femme,et à faire ménage sur la plantation.D’abord, il grommelait et menaçaitsourdement ; mais hier il m’acommandé de prendre Mina et dem’établir dans une case avec elle,

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sinon il me vendra pour la basserivière.

– Mais tu as été marié avec moi parle ministre, ni plus ni moins que si tuavais été un blanc, dit ingénumentEliza.

– Ne sais-tu pas qu’un esclave nepeut se marier ? La loi n’en tient pascompte. Je ne saurais te garder pourma femme, s’il lui plaît de nousséparer. C’est pourquoi jesouhaiterais ne t’avoir jamais vue, –pourquoi je m’en veux d’être né !Mieux vaudrait pour tous deux,mieux vaudrait pour ce pauvre enfantn’être pas au monde. Tout cela peutlui arriver aussi.

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– Oh ! notre maître, à nous, est sibon !

– Oui, mais qui sait ? il peut mourir,et alors l’enfant sera vendu, Dieu saità qui ? Est-ce un plaisir de le voirbeau, alerte, intelligent ? Non ; je tedis, Eliza, qu’il n’y a pas en lui unequalité, une beauté qui ne te perce unjour le cœur comme un glaive ; – ilvaudra trop d’argent pour que tupuisses le garder, pauvre femme ! »

Ces paroles frappèrent Eliza destupeur. La vision du marchandd’esclaves lui revint ; elle pâlit, larespiration lui manqua comme si elleeût reçu un coup mortel. Elle cherchades yeux son Henri qui, las du ton

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grave de la conversation, était allésous la véranda, où il galopaittriomphant sur la canne deM. Shelby. Elle eut envie de parler àson mari de ses craintes, mais elle seretint.

« Non, non, il en a déjà bien assez,pauvre homme ! pensa-t-elle, je ne luidirai rien. D’ailleurs, ce n’est pasvrai ; maîtresse ne m’a jamaistrompée.

– Ainsi, Eliza, ma fille, dit son mari,courage et adieu, car je pars.

– Tu pars, et pour où, Georges ?

– Pour le Canada. – Il se redressa detoute sa hauteur : – et une fois là-bas

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je te rachèterai. Nous n’avons plusd’autre espoir. Tu as un bon maîtrequi ne refusera pas de te vendre. Jerachèterai toi et le garçon. – Avecl’aide de Dieu j’en viendrai à bout !

– Ah ! malheur !… si tu allais êtrepris ?

– Je ne serai pas pris, Eliza, – jemourrai auparavant. Je serai libre oumort.

– Tu ne te tueras pas, au moins ?

– Je n’aurai pas cette peine. Ils metueront assez vite : jamais ils nem’emmèneront à la basse rivièrevivant.

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– Georges, pour l’amour de moi,prends garde ! ne commets deviolence ni sur toi, ni sur personne !… la tentation est trop forte, je lesais. Pars, puisqu’il le faut, mais soisprudent, prie Dieu de t’aider.

– Ecoute mon plan, Eliza. Le maîtres’est mis en tête de m’envoyer iciproche porter un billet à M. Symmes.Il a compté, je crois, que jem’arrêterais en passant pour te direce que j’ai sur le cœur ; il serait ravique la chose vexât les Shelby, « cetterace ! » comme il les nomme. Je vaisrentrer au logis résigné, tucomprends, comme si tout était fini.J’ai fait mes préparatifs, et il y a des

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gens qui m’aideront. Dans le coursd’une semaine ou deux, un certainjour, je manquerai à l’appel. Priepour moi, Eliza – le bon Dieut’écoutera peut-être.

– Prie-le aussi, Georges : aieconfiance en lui, et tu ne feras rien demal.

– Maintenant, au revoir, ditGeorges. »

Il prit les mains d’Eliza entre lessiennes, et la regarda fixement dansles yeux sans bouger. Tous deux setaisaient. Puis vinrent les dernièresparoles, les pleurs amers – tout ledéchirement de la séparation, quand

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l’espérance de se revoir repose surune toile d’araignée. Enfin le mari etla femme se quittèrent.

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Chapitre 4

Une soirée dans lacase de l’oncleTom.

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La case de l’oncle Tom [14],faite de troncs d’arbres àpeine dégrossis, était àpeu de distance de « lamaison ; » le nègredésigne ainsi par

excellence la demeure du maître. Surle devant s’étendait un gentiljardinet, où des soins assidusfaisaient croître, chaque été, desfraises, des framboises, et unediversité merveilleuse, vu l’espace,de fruits et de légumes. Toute lafaçade était tapissée d’un grandbignonia écarlate, et d’un beau rosiermultiflore, dont les branches, secroisant et s’enlaçant, laissaient à

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peine voir la rustique construction.D’éclatantes plantes annuelles, desœillets d’Inde, des pétunias, desbelles de jour, orgueil et délices de latante Chloé, trouvaient aussi un petitcoin où déployer leur splendeur.

Mais ne nous arrêtons pas au dehors.Le repas du soir est fini dans lagrande maison, et tante Chloé, aprèsavoir présidé aux préparatifs comme« chef, » laissant aux employéssubalternes le soin de remettre leschoses en ordre et de laver lavaisselle, a regagné son cher petitdomaine, pour apprêter le souper de

son « vieux [15]. » C’est elle enpersonne qui là, devant le feu,

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surveille, avec un intérêt pleind’anxiété, les progrès d’une friturequi frissonne dans la poêle. De tempsen temps, elle soulève d’un airréfléchi le couvercle d’un four decampagne, d’où s’échappent desémanations de bon présage. Sagrosse face ronde est si reluisante,qu’on serait tenté de croire qu’ellel’a passée au blanc d’œuf comme sesbiscuits. Sous son turban, bigarré etempesé, rayonne une physionomiejoviale, trahissant, il faut l’avouer,un peu de cette suffisance naturelle àune cuisinière, réputée et reconnue« chef » dans tous les environs.

Il est vrai que tante Chloé était

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cuisinière dans l’âme, jusqu’à lamoelle des os. Pas un poulet, pas undindon, pas un canard de la basse-cour, qui ne devint grave à sonapproche, et de fait sa constantepréoccupation, de trousser, farcir,rôtir, était bien de nature à éveillerles terreurs de toute volailleréfléchie. Ses gâteaux de maïs, danstoutes leurs variétés de noms et deformes, demeuraient d’impénétrablesmystères pour de moins habilesartistes, et elle riait à se tenir lescôtes, en racontant, avec un naïforgueil, les vains efforts qu’avaientfait telle ou telle de ses compagnespour atteindre à sa hauteur.

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L’attente de convives à la grandemaison, le menu des dîners, dessoupers, servis dans « le grandgenre, » éveillaient toute sonénergie ; et rien ne pouvait lui êtreplus agréable que de voir déchargerune pile de malles sous la véranda :c’étaient les précurseurs denouveaux efforts, de nouveauxtriomphes.

Pour le moment, la tante Chloé estabsorbée dans sa poêle à frire ; nousl’y laisserons, et achèverons depeindre l’intérieur de la case.

Un lit, recouvert d’une courte-pointed’un blanc de neige, occupe l’un descoins ; tout auprès s’étend un grand

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lambeau de tapis, sur lequel trôned’ordinaire tante Chloé, comme dansune région supérieure. Traité avecune considération particulière, etautant que possible interdit auxexcursions des petits maraudeurs dulogis, ce coin fait salon. A l’autreangle, en face, une couchette plushumble est destinée à l’usagejournalier. Sur le manteau de lacheminée des images enluminéesreprésentent des sujets tirés de laBible ; au milieu brille un portrait deWashington, dessiné et colorié, demanière à étonner ce grand homme,s’il lui eût été donné de se voir ainsireproduit.

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Dans un troisième coin, sur un bancgrossier, deux petits garçons, auxcheveux crépus, aux yeux noirsétincelants, aux joues rebondies,surveillent les premières tentativesd’une petite sœur ; tentatives quiconsistent, comme toujours, à sedresser laborieusement sur ses petitspieds, à chanceler une seconde, et àretomber à terre ; chaque échecsuccessif étant salué d’éclats de rire,et proclamé un étonnant succès.

Une table, tant soit peu boiteuse,placée en face du feu, recouverted’une serviette, et garnie de tasses etde soucoupes des plus éclatantescouleurs, annonce qu’on attend

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compagnie. A cette table est assisl’oncle Tom, la main droite deM. Shelby, et notre héros, dont nousallons essayer de donner undaguerréotype au lecteur.

C’est un homme grand, robuste, biendécouplé, à large poitrine, d’un noirde jais, et dont les traits, fortementafricains, expriment un grave etferme bon sens, uni à beaucoup debienveillance et de bonté. Tout en luirespire le respect de soi-même, et unegrande dignité naturelle, qui n’exclutpas une simplicité humble etconfiante.

L’oncle Tom est en ce moment toutappliqué à une ardoise sur laquelle il

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essaie, avec soin et lenteur, dereproduire les lettres de l’alphabet,sous l’inspection du jeune maîtreGeorgie, beau garçon de treize ans,qui semble pénétré de ses gravesdevoirs d’instituteur.

« Non ; – pas comme cela, oncleTom ; – pas comme cela ! dit-il avecvivacité, tandis que l’oncle Tom tracelaborieusement la queue de son g àl’envers ; cela fait un q, voyez-vous ?

– Ah ! vrai ! répond l’oncle Tom,suivant de l’œil avec une admirationrespectueuse les innombrables g et qque griffonne, pour son édification,son jeune professeur. Prenant à sontour le crayon entre ses doigts, gros

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et lourds, il recommence patiemment.

« Comme petit blanc faire toutbien ! » dit tante Chloé, qui, unmorceau de lard au bout de safourchette et en train de graisser songril, s’arrête pour contempler avecorgueil le jeune maître. « C’est lui quisait écrire ! et lire, donc ! quand ilvient ici le soir nous réciter sesleçons, c’est ça qu’est amusant !

– Mais, tante Chloé, j’ai grand faim,dit Georgie ; est-ce que ton gâteaun’est pas bientôt cuit ?

– Presque, massa [16] Georgie ; ellesouleva le couvercle et jeta un coupd’œil furtif à son œuvre. Le voilà qui

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tourne brun ! – d’un beau brun doré !Ah ! laissez-moi faire, allez – je m’yentends ! Maîtresse a commandé àSally l’autre jour de faire un gâteau,rien que pour apprendre. Oh !maîtresse, que je dis, ça n’ira pas !c’est péché de gâter de bonneschoses ! un gâteau qui lève tout d’uncôté – pas plus de forme que masavate ! – Allez, marchez ! »

Et avec cette exclamation de profonddédain pour l’inexpérience de Sally,la tante Chloé enleva d’une mainpreste le four de campagne, et exposaaux yeux des regardants un gâteaucuit à point, et que n’eût pasdésavoué un maître pâtissier. Une

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fois ce morceau capital arrivé à bonport, la tante Chloé s’occupa de lapartie plus substantielle du souper.

« Allons, Moïse, Pierrot, tirez-vousdu chemin, moricauds ! Sauvez-vousaussi, petite Polly, mon bijou ;maman donnera tout à l’heure dubonbon à la petite. – Et vous, massaGeorgie, ôtez les livres, et asseyez-vous près de mon vieux, pendant queje dresse les saucisses et que jeretourne les beignets. En un clind’œil vous allez en avoir une bonneassiettée.

– On voulait que je revinsse souper àla maison, dit Georgie ; mais je medoutais de ce qui se brassait par ici,

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tante Chloé.

– Vous vous en doutiez ?… vrai,bijou ? » Et elle entassa les beignetssur son assiette. « Vous saviez bienque votre bonne tantine vousgarderait le meilleur. Ah ! il n’y a pasbesoin de vous en dire long, à vous,rusé ! »

Elle accompagna ce discoursfacétieux d’un coup de coude pour enaiguiser la pointe, et revint au grilavec une nouvelle ardeur.

Quand l’activité dévorante del’appétit de Georgie fut un peucalmée, il s’écria, en brandissant unlarge coutelas : « Au tour du gâteau,

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maintenant !

– Dieu vous bénisse ! massa Georgie,dit la tante Chloé, en lui arrêtant lebras ; vous n’auriez pas le cœur de lacouper avec ce grand couteau, pourle massacrer tout en miettes, et gâtersa bonne mine ! Tenez, voilà unevieille lame mince que j’ai repasséetout exprès. Parlez-moi de ça ! Secoupe-t-il net et bien ! – Une pâtelevée, légère comme une plume. – Aprésent, régalez-vous, mon mignon,vous n’en mangerez pas souvent demeilleur.

– Tom Lincoln dit pourtant, repritGeorgie, la bouche pleine, que leurJinny est meilleure cuisinière que toi,

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tante Chloé.

– C’est pas grand’chose que cesLincoln, répliqua tante Chloé, d’unton méprisant. Je veux dire parcomparaison avec notre monde. – Depetites gens, assez respectables dansleur genre ; mais pour ce qui est desavoir vivre, ils ne s’en doutent pas.Mettez seulement maître Lincoln àcôté de maître Shelby, seigneur bonDieu ! Et maîtresse Lincoln – c’estpas elle qui entrerait dans un saloncomme maîtresse Shelby – avec ungrand air, faut voir ! Allez, allez ! neme parlez pas de vos Lincoln ! » Et latante Chloé releva la tête, de l’aird’une personne qui sait son monde.

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« Je croyais, reprit Georgie, t’avoirentendu dire que Jinny était assezbonne cuisinière ?

– Peut-être bien, pour un petitordinaire ; pas dit qu’elle ne s’en tire.Elle saura vous faire une bonnefournée de pain, bouillir des pommesde terre à point ; mais, par exemple,ses galettes ne sont pas fameuses !pas du tout fameuses ! et, quant à lafine pâtisserie, elle n’y entend goutte.Elle fait des pâtés, c’est vrai ; maisquelle croûte ! Je la défie de faire lavraie pâte feuilletée qui lève enmontagne au four, et qui fond commesuc’ dans la bouche. Je suis allée là-bas pour le mariage de miss Mary ;

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Jinny m’a montré ses pâtés et sesgâteaux de noce. Comme noussommes amies, je n’ai rien vouludire ; mais vous pouvez m’en croire,massa Georgie, je fermerais pas l’œild’une semaine, si j’avais fait pareillefournée. Pas plus de mine que riendu tout, quoi !

– Je suppose que Jinny les croyaitexquis ? demanda Georgie.

– Ca ne m’étonnerait pas. Elle lesmontrait bien, pauvre innocente ! et,voyez-vous, c’est que justement ellen’en sait pas plus long. Où aurait-elle appris, dans une maisonpareille ? c’est pas de sa faute. Ah !massa Georgie, vous ne connaissez

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pas moitié des privilèges de votrefamille et de votre inducation,soupira la tante Chloé, en roulantdes yeux.

– Je t’assure, tante Chloé, que jeconnais à fond mes privilèges detourtes, de tartes et de pouding.Demande plutôt à Tom Lincoln si jene chante pas victoire chaque foisque je le rencontre. »

Tante Chloé se rejeta en arrière danssa chaise, et ravie de l’esprit de sonjeune maître, elle rit jusqu’à ce queles larmes coulassent le long de sesjoues noires et luisantes. De temps àautre elle détachait à massa Georgieforce coups de poing et de coude,

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s’écriant qu’il eût à s’en aller, qu’il laferait crever de rire, qu’il la tueraitinfailliblement un jour ; chacune deces sanguinaires prédictions étantaccompagnée d’éclats de plus en plusprolongés, Georgie commençaréellement à s’alarmer desconséquences de sa verve, et sepromit de mettre un frein à cessaillies exorbitantes.

« Vous avez dit ça à Tom, vrai ? – Dequoi s’avisent pas ces jeunesses !Vous lui avez chanté victoire auxoreilles ? Seigneur bon Dieu, massaGeorgie, vous feriez rire unhanneton !

– Oui, reprit Georgie, je lui ai dit :

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« Tom, si vous voyiez seulement lespâtés de tante Chloé ! ce sont là despâtés ! »

– C’est grand’pitié qu’il n’en voiepas ! reprit tante Chloé, émue decompassion à l’idée des ténèbres oùétait plongé Tom Lincoln. Vousdevriez l’inviter à dîner un de cesjours, mon bijou. Ce serait gentil devot’part. Vous savez, massa Georgie,qu’il ne faut pas mépriser les autres,ni tirer vanité de ses avantages, vuque nos avantages nous sont donnésd’en haut, et c’est pas chose àoublier, ajouta-t-elle d’un air grave.

– Je compte précisément inviter Tomla semaine prochaine ; tu feras de ton

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mieux, tante Chloé, pour lui faireouvrir de grands yeux. Nous lebourrerons si bien qu’il ne s’enrelèvera pas d’une quinzaine !

– Oui, oui, s’écria tante Chloé ravie,massa verra ! Seigneur Dieu ! quandje pense à quelques-uns de nosdîners ! Vous rappelez-vous, massa,le grand pâté de volaille que j’avaisfait le jour du général Knox ? Moi etmaîtresse nous nous sommesquasiment disputées à cause de cepâté ! Je ne sais pas ce qui passe parl’esprit des dames quelquefois ; maisquand une pauvre créature estaffairée à ses fourneaux, qu’ellerépond de tout, qu’elle ne sait plus

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où donner de la tête, c’est juste lemoment qu’elles prennent pour venirtourner dans la cuisine et se mêler dece qui ne les regarde pas ! Maîtressevoulait que je fisse comme ci, puiscomme ça : finalement, la moutardeme monta au nez, et je lui dis :« Maîtresse, regardez-moi un peu vosbelles mains blanches, et vos beauxlongs doigts tout reluisants debagues, comme mes lis blancsreluisent de rosée ! et voyez à côtémes grosses pattes noires ! voussemble-t-il pas que le bon Dieu m’acréée et mise au monde pour faire dela croûte de pâté, et vous, pour lamanger, et rester au salon ?… Dame !

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j’étais en colère, et ça me poussait àl’insolence, massa Georgie.

– Et qu’a dit ma mère ?

– Ce qu’elle a dit ? – Elle a comme ridans ses yeux, – ses beaux, grandsyeux ! « Eh bien ! tante Chloé, jecrois que vous avez raison ! » Et dumême pas la voilà qui s’en retourne àla salle. Elle aurait dû me taper fermesur la tête pour m’apprendre à êtreinsolente. Mais que voulez-vous,massa Georgie ! impossible de rienfaire avec des dames dans macuisine.

– Tu ne t’en étais pas moins bientirée de ce dîner. Je me rappelle que

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tout le monde le disait.

– Oh ! que oui !… Etais-je pasderrière la porte de la salle à mangerce jour-là, et ai-je pas vu le généralpasser trois fois son assiette pourravoir de ce même pâté ? ai-je pasentendu qu’il disait : « Il faut quevous ayez une fameuse cuisinière,madame Shelby ! » Oh ! je ne tenaispas dans ma peau ! C’est qu’aussi legénéral s’y connaît, dit tante Chloé,se redressant d’un air capable. Untrès-bel homme ! d’une des très-premières familles de la Virginie ! Ils’y entend tout aussi bien que moi, legénéral ! Voyez-vous, massa Georgie,il y a des points capitaux dans un

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pâté : tout le monde ne sait pas ça,mais le général le sait. Je l’ai bien vuà ses remarques. Il sait quels sont lespoints capitaux, lui ! »

Massa Georgie en était arrivé àl’impossibilité complète, si rare chezun garçon de son âge, d’avaler unebouchée de plus : se trouvant doncde loisir, il avisa l’amas de têtescrépues et d’yeux avides qui, du coinen face, le regardaient opérer.

« Tiens ! à toi, Moïse ! à toi, Pierrot !il rompit quelques gros morceaux etles leur jeta. Vous en voulez bien,n’est-ce pas ? Allons, tante Chloé,donne-leur donc de la galette ! »

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Georgie et Tom s’établirent à l’aiseau coin de la cheminée, tandis quetante Chloé, après avoir tiré du feuun supplément de gâteaux, prit sapetite fille sur son giron, et se mit àremplir alternativement la bouche del’enfant et la sienne, sans oublierMoïse et Pierrot, qui préférèrentmanger leurs parts, tout en seroulant sous la table, en sechatouillant et en tirant de temps àautre les pieds de la petite sœur.

« Voulez-vous finir, mauvaisgarnements ! dit la mère, leurdécochant par ci, par là, un coup depied, quand le jeu devenait tropintempestif. Ne pouvez-vous donc

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rester tranquilles une minute devantpetit maître blanc ? Finirez-vous ?Prenez garde, ou bien je boutonneraila culotte d’un cran plus bas, quandmassa Georgie sera parti. »

Quel que fut le sens caché sous cetteterrible menace, elle produisit fortpeu d’effet sur les jeunesdélinquants.

« Eh là ! c’est plus fort qu’eux, repritl’oncle Tom ; ils sont si joueurs, sichatouilleurs, qu’ils ne peuvent pastenir en place. »

Ici les deux garçons sortirent dedessous la table, et les mains et lafigure tout engluées de mélasse, ils

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livrèrent un vigoureux assaut debaisers à la petite sœur.

« Voulez-vous bien détaler ! dit lamère en repoussant leurs têteslaineuses ; vous allez finir par restercollés tous ensemble, et n’y aura plusmoyen de vous détacher. Courez viteà la fontaine. » Elle accompagnacette injonction d’une tape quirésonna bruyamment, mais qui ne fitque tirer de nouveaux rires des petitslutins, comme ils se précipitaient entumulte au dehors, où leur joie fitexplosion.

« En a-t-on jamais vu de siturbulents ? » dit tante Chloé aveccomplaisance ; et tirant un vieux

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torchon, mis à part pour les casextrêmes, elle versa dessus un peud’eau d’une théière fêlée, ets’évertua à enlever la mélasse desmains et du visage de la petite fille.Quand elle l’eut fourbie jusqu’à lafaire reluire, elle la posa sur lesgenoux de l’oncle Tom, et se mit àdébarrasser la table. Polly employacet intervalle à tirer le nez de papa, àlui égratigner la figure, et à plongerses petites mains grassouillettes auplus épais de la chevelure crépue deTom, passe-temps auquel ellesemblait prendre un plaisirparticulier.

« Est-elle éveillée ! » dit Tom,

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l’éloignant à la longueur de son braspour la mieux voir ; il se leva, l’assitsur sa large épaule, et se mit à danseret à gambader avec l’enfant, autourde la chambre, tandis que massaGeorgie faisait claquer sonmouchoir, et que Moïse et Pierrot, deretour de leur expédition, luidonnaient la chasse en rugissantcomme des lions. Si bien que tanteChloé déclara « qu’elle avait la têtetout à fait rompue. » Cette assertion,se renouvelant tous les jours, nediminua rien de la gaieté et duvacarme, qui ne cessèrent quelorsque chacun eut rugi, cabriolé,sauté à n’en pouvoir plus.

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– Eh bien ! j’espère que vous en aveztout votre soûl, dit tante Chloé, entirant un grossier coffre à roulettesde dessous le lit. Fourrez-vous vitelà-dedans, Moïse et Pierrot, car c’est

bientôt l’heure de l’assemblée [17].

– Oh ! mère, nous pas vouloir dormirun brin ! vouloir rester pourl’assemblée, c’est ça qu’est curieux !Nous bien aimer l’assemblée !

– Allons, tante Chloé, remets lamachine en place et laisse-lesdebout, » dit Georgie avec décision,et, d’un coup de pied, il fit rouler lecoffre, que tante Chloé, satisfaited’avoir sauvé les apparences, acheva

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de rentrer sous le lit. « Au fait, dit-elle, ça ne peut que leur faire dubien. »

Toute la chambre se forma aussitôten comité, pour délibérer sur lesarrangements à prendre en vue de laréunion.

« Où trouver des chaises ? – c’est pasmoi qui en sais rien, » opina tanteChloé. Mais comme depuis un tempsinfini l’assemblée se tenait une foisla semaine chez l’oncle Tom, sansque le nombre des sièges eûtaugmenté, il était probable qu’ontrouverait encore cette fois desexpédients.

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« L’oncle Paul, li chanter si fortl’aut’fois, que li en avoir cassé lesdeux pieds de derrière de la vieillechaise, dit Moïse.

– Veux-tu te taire ! c’est bien plutôttoi qui les as arrachés, vaurien !

– Chaise, li tenir tout de même, sicampée droit contre le mur, suggéraMoïse.

– Oncle Paul, li pas s’asseoir dessus,reprit Pierrot, parce que li toujoursse trémousser si fort en chantant !L’autre soir, li faillir tomber tout autravers de la case.

– Si, Seigneur bon Dieu ! faut laisserli s’asseoir, reprit Moïse ; li

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commencer : « Accourez, saints etpécheurs ; écoutez, petits etgrands ! » Et patatras ! v’la liparterre ! » Moïse imita avec une rareprécision le chant nasillard du vieux,et fit une culbute pour illustrer lacatastrophe.

« Voyons ! vous tiendrez-vousdécemment, à la fin ? dit tante Chloé.N’avez-vous pas de honte ? »

Cependant massa Georgie ayant riavec le coupable, et déclaré queMoïse était « un drôle de corps, »l’admonestation maternelle manquason but.

« Eh vieux ! dépêche donc ! va

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chercher les barils : roule-les par ici !

– Barils à mère, li jamais manquer,murmura Moïse à Pierrot : toutcomme cruche d’huile à la veuve du

bon livre [18], tu sais, où massaGeorgie lisait l’autre jour.

– Aïe ! mais baril li défoncer lasemaine dernière, répliqua Pierrot, eteux dégringoler tout au milieu de laprière ! Baril, li manquer cette fois-là ; pas vrai ? »

Pendant cet aparté, deux barils videsavaient été roulés dans la case, etassujettis avec des pierres. Desplanches posées dessus en travers,un assortiment de baquets et de

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seaux renversés, flanqués dequelques chaises boiteuses,complétèrent les préparatifs.

« Massa Georgie lit si bien ! dit tanteChloé ; s’il restait pour faire lalecture ? c’est ça qui seraitintéressant ! »

Massa Georgie ne demandait pasmieux. Quel est le garçon qui ne secomplaise à ce qui lui donne del’importance ?

La case s’emplit bientôt d’unassemblage bigarré, depuis levieillard octogénaire jusqu’à la plusjeune fille et à l’adolescent. Ils’établit un innocent commérage sur

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divers sujets : « Où donc tante Sallya-t-elle gagné ce beau foulard rougetout neuf ?

– Bien sûr, maîtresse donnera à Liziesa robe de mousseline à pois, quandLizie aura fini la robe de barège àmaîtresse. – On assurait que maîtreShelby songeait à faire emplette d’unnouveau cheval bai, qui ajouteraitencore à la splendeur de la grandemaison. »

Un petit nombre de disciplesappartenant aux familles voisines,qui leur donnaient permission devenir à l’assemblée, y apportaientaussi leur contingent de nouvelles, etles commentaires sur les dires et

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faires de chacun circulaient là, toutaussi librement que la même menuemonnaie dans de plus hauts cercles.

Enfin, à l’évidente satisfaction detous, le chant commença. Les voixnaturellement belles, les airssauvages et accentués, produisaientun effet frappant en dépit desintonations nasales des chanteurs.C’était tantôt les paroles des hymnesadoptées dans les églises d’alentour,tantôt des bribes d’invocationsbizarres et vagues, recueillies dansles campements religieux. Un desrefrains se chantait surtout avecbeaucoup d’énergie et d’onction :

Le combat nous conduit aux gloires

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éternelles,

O mon âme, battez des ailes !

Un autre chant favori disait :

Oh ! Je monte là-haut ! accourez avecmoi.

Ecoutez ! L’ange nous appelle !

Voyez la cité d’or et sa voûteéternelle !

La plupart des hymnes célébraient« les rives du Jourdain, » les« champs de Canaan » et la« Nouvelle-Jérusalem ; » carl’ardente et sensitive imagination dunoir s’attache toujours auxexpressions pittoresques et animées.

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Tout en chantant, les uns riaient, lesautres pleuraient, applaudissaient,ou échangeaient de joyeusespoignées de main, comme s’ilseussent déjà gagné l’autre bord dufleuve.

Des exhortations, des récitssuivaient le chant ou s’y mêlaient.Une vieille à tête blanche, admise aurepos depuis longtemps, et fortvénérée comme la chronique dupassé, se leva, et, appuyée sur sonbâton, dit :

« Enfants ! je suis grandementcontente de vous entendre tous, devous revoir tous encore une fois ; carje ne sais pas quand je partirai pour

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la cité glorieuse ; mais je me tiensprête, enfants ! comme qui diraitavec mon paquet sous le bras, monbonnet sur la tête, n’attendant plusque la voiture qui viendra meprendre pour me ramener au pays.Souvent, la nuit, je crois entendre lesroues crier, et je me relève et jeregarde ! Tenez-vous prêts aussi,vous autres ; car je vous le dis à tous,enfants ! et elle frappa la terre de sonbâton : Cette gloire d’en haut est unechose sans pareille, – une grandechose, enfants ! – vous n’en savezrien, vous ne vous en doutez pas…C’est la merveille des merveilles ! »Et la vieille s’assit, inondée de

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larmes, accablée d’émotion, tandisque tous entonnaient en chœur :

O Canaan, terre promise et chère !

O Canaan, je vais à toi !

Massa Georgie, à la requête del’assemblée, lut les dernierschapitres de l’Apocalypse, souventinterrompus par des exclamations :Seigneur, est-il possible ! – Ecoutesseulement ! – Pensez-y ! – Bien sûrque c’est proche !

Georgie, garçon intelligent, initié parsa mère aux croyances religieuses, etse voyant le point de mire del’assemblée, hasardait de temps àautre des commentaires de sa façon,

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avec un sérieux, une gravité qui luivalaient l’admiration des jeunes etles bénédictions des vieux. Onconvint d’un commun accord qu’unministre n’aurait pu mieux dire, etque c’était un garçon prodigieux !

L’oncle Tom passait dans tout levoisinage pour un oracle en matièresreligieuses. Le sentiment moral quiprédominait fortement en lui, uneplus haute portée d’esprit et plus deculture que n’en avaient sescompagnons, le faisaient respecterparmi eux comme une sorte depasteur : et le style sévère et plein decœur de ses exhortations aurait puédifier un auditoire plus choisi ;

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mais il excellait surtout dans laprière. Rien n’égalait la simplicitétouchante, l’ardeur naïve de sesappels à Dieu, entremêlés de parolesde l’Ecriture, si profondémententrées dans son âme qu’ellessemblaient faire partie de lui, etcouler de ses lèvres à son insu. Selonl’expression d’un vieux nègre : « Ilpriait tout droit en haut. » Sesparoles surexcitaient tellement lapiété des auditeurs, qu’ellesfinissaient par être étouffées sous lafoule d’improvisations qu’ellesprovoquaient de toutes parts.

* *

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*

Tandis que cette scène se passaitdans la case de l’oncle Tom, uneautre, d’un genre bien différent, avaitlieu dans l’habitation du maître.

Le marchand d’esclaves et M. Shelbyétaient de nouveau assis dans la salleà manger, devant une table couvertede papiers. Le premier comptait desliasses de billets de banque, et lespoussait à mesure vers le marchand,qui les recomptait à son tour.

« C’est juste, dit l’homme ;maintenant, signez-moi cela. »

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M. Shelby tira les contrats de vente àlui, et les signa comme un homme quidépêche une besogne désagréable,puis il les repoussa de l’autre côté dela table avec l’argent. Haley sortitalors de sa valise un parchemin, et,après l’avoir parcouru des yeux, il letendit à M. Shelby, qui s’en saisitavec un empressement à demiréprimé.

« Eh bien, voilà qui est fait et fini, ditle trafiquant en se levant.

– Oui, fait et fini, reprit M. Shelbyd’un ton pensif.

Il respira péniblement, et répéta :fini…

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– Vous n’en avez pas l’air charmé,dit le marchand.

– Haley, vous vous rappellerez,j’espère, que vous m’avez promis,sur l’honneur, de ne pas vendre Tomsans savoir dans quelles mains iltombera.

– Vous venez bien de le vendre,vous ?

– Les circonstances, vous le saveztrop bien, m’y obligeaient, ditM. Shelby avec hauteur.

– Et elles peuvent m’y obliger aussi,moi, reprit le marchand. C’est égal, jeferai de mon mieux pour trouver unebonne niche à Tom. Quant à le

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maltraiter, vous n’avez que faire decraindre, Dieu merci, par goût, je nesuis pas cruel. »

L’exposition qu’il avait déjà faite deses principes d’humanité n’était pasdes plus rassurantes ; mais comme lecas ne comportait guère d’autreconsolation, M. Shelby laissa partirle marchand en silence, et se mit àfumer solitairement son cigare.

q

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Chapitre 5

Sensation de lapropriété vivantelorsqu’elle changede propriétaire.

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Monsieur et madameShelby étaient rentrésdans leur chambre ; lemari, étendu dans salarge bergère,parcourait les lettres

arrivées par le courrier du soir ;debout devant la glace, sa femmedémêlait les tresses et les boucles,ouvrage d’Eliza, car frappée de l’airhagard et de la pâleur de la jeunefemme, elle l’avait dispensée de sonservice, et envoyé coucher. Enarrangeant ses cheveux, elle serappela tout naturellement saconversation du matin, et seretournant vers son mari :

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« A propos, Arthur, lui dit-elle d’unair d’insouciance, qu’est-ce que cegrossier personnage que vous nousavez amené à dîner ?

– Il se nomme Haley, répliquaShelby, s’agitant sur son siège, etsans quitter des yeux sa lettre.

– Haley ? qui est cela ? Qu’a-t-il àfaire ici, je vous prie ?

– Mais… j’ai eu quelques intérêts àdémêler avec lui à ma dernièretournée à Natchez.

– Et il s’en prévaut pour se mettre àl’aise, venir dîner et s’établir icicomme chez lui ?

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– Pardon ; il était invité ; j’ai uncompte à régler avec l’homme.

– Serait-ce un marchand d’esclaves ?demanda madame Shelby, enobservant dans les manières de sonmari une nuance d’embarras.

– Bah ! qui vous met pareille idée entête, ma chère ? et cette fois Shelbyleva les yeux.

– Rien. Seulement, cette après-dînéeEliza m’est arrivée tout en larmes,criant, se lamentant. Ne prétendait-elle pas que vous étiez en marché, etqu’elle avait entendu un trafiquantd’esclaves vous faire des offres pourson Henri ? Quelle absurdité !

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– Vrai !… elle l’a entendu ? repritM. Shelby toujours absorbé dans seslettres, bien qu’il les tint sens dessusdessous. – Puisqu’il en faudra venirlà, se disait-il à lui-même, mieux vauten finir tout de suite.

– J’ai dit à Eliza, pour sa peine,continua madame Shelby brossanttoujours ses cheveux, qu’elle n’étaitqu’une petite folle, et que vousn’aviez rien à démêler avec gens decette sorte. Certes, je sais assez quede la vie vous ne songeriez à vendreun des nôtres, et surtout à pareilleespèce !

– Fort bien, Emilie, j’ai parlé, j’aipensé comme vous. Mais le fait est

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que mes embarras en sont venus aupoint qu’il n’y a plus à reculer. Il mefaut vendre quelques-unes de mesmains.

– A cet homme ! Impossible. Vous neparlez pas sérieusement, monsieurShelby.

– J’ai regret de dire que si ; c’estchose convenue pour Tom.

– Quoi ! notre Tom ! cette bonne etfidèle créature ! votre zélé serviteurdès votre première enfance ! Oh !monsieur Shelby ! – mais vous luiaviez promis sa liberté ? mais vous etmoi lui en avons parlé cent fois ! –Ah ! je puis tout croire après cela ! Je

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puis vous croire capable à présent devendre même le petit Henri, l’uniqueenfant de cette pauvre Eliza ! s’écriamadame Shelby d’un ton douloureuxet indigné.

– Eh bien, s’il faut vous le dire, c’estchose faite. J’ai consenti à vendre lesdeux : Tom et Henri. Mais je ne saistrop pourquoi l’on me traiterait demonstre, pour avoir fait une fois ceque chacun fait tous les jours de savie !

– Et ceux-là encore ! se récria denouveau madame Shelby ; pourquoiles choisir entre tous ?

– Parce que l’on m’en offrait

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davantage, voilà le pourquoi. Il netient qu’à vous que j’en choisisse unautre, car le drôle mettait l’enchèresur Eliza.

– Le misérable ! s’écria madameShelby avec véhémence.

– J’ai refusé de l’écouter,uniquement à votre considération,Emilie, et tout au moins pourriez-vous m’en tenir compte.

– Mon cher, dit madame Shelby en serecueillant, pardonnez-moi. Je vaistrop loin. Mais j’étais si peupréparée, je m’y attendais si peu !Laissez-moi de grâce intercéder pources pauvres créatures. S’il est noir,

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Tom n’en est pas moins loyal, moinsfidèle ; c’est un noble cœur. Je crois,monsieur Shelby, que s’il lui fallaitdonner sa vie pour vous iln’hésiterait pas.

– Je le sais… j’en suis sûr. Mais àquoi bon tout cela ? je n’en puismais, vous dis-je.

– Que ne faisons-nous quelquessacrifices d’argent ? je supporteraide bien bon cœur ma part de gêne. Omonsieur Shelby, c’est de toute monâme que je me suis efforcée deremplir mes devoirs de chrétienneenvers ces pauvres gens si simples, sidépendants. Il y a de longues annéesque je m’y intéresse, que je les

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instruis, que je veille sur eux, que jepartage et leurs petits soucis, et leursnaïves joies. Comment oser,désormais, paraître au milieu d’eux,si, pour l’amour d’un misérablelucre, nous allions vendre unserviteur sûr et dévoué, enlevantd’un seul coup à ce pauvre Tom toutce que nous lui avions appris àestimer, à aimer ? Moi, qui leurenseignais les devoirs de famille, dupère envers l’enfant, du mari enversla femme, comment supporterai-jel’aveu public, que ni droits, ni liens,ni relations, rien n’est sacré pournous dès qu’il s’agit d’argent ? Moiqui ai tant causé avec Eliza de son

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enfant, de ses obligations, commemère chrétienne, à une constantesurveillance, à de tendres prières, àune éducation pieuse ! Qu’aurai-je àlui dire à présent, si vous le luiarrachez pour le livrer, corps et âme,à un homme sans principes, unmécréant ; et cela pour quelquesdollars ! Je lui répétais qu’une âmevaut plus que tous les trésors del’univers, comment me croira-t-elle sielle nous voit tourner ainsi, et vendreson enfant ? La vendre ! qui sait ?pour la ruine certaine peut-être del’âme et du corps !

– Je suis fâché que vous le preniez sifort à cœur, Emilie ; désolé, sur ma

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parole. Sans les partager dans touteleur étendue, je respecte vossentiments ; mais c’est peine perdue,je vous le jure ; je n’y puis rien. Ilfaut lâcher le mot que j’aurais vouluvous épargner, Emilie : je n’ai pas lechoix. Il me faut vendre ceux-là outout perdre : eux ou tous. Haley amis la main sur une hypothèque qui,si je ne la purge sans retard,emportera tout avec elle. J’airamassé de tous les côtés, cherché,grappillé, emprunté ; hors mendier,j’ai tout fait. Le prix de ces deux-là apu seul établir la balance ; force aété de se résoudre. Haley, engoué del’enfant, est convenu de régler ainsi

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et seulement ainsi. J’étais dans sesgriffes, il m’a fallu céder. Si émuepour ces deux-là, aimeriez-vousmieux les voir vendre tous ? »

Madame Shelby restait foudroyée.Retournant enfin s’asseoir à satoilette, elle se cacha le visage dansses mains, et poussa ungémissement.

« C’est la malédiction de Dieu surl’esclavage ! Amère, amère fatalité !Malédiction sur le maître !malédiction sur l’esclave ! J’étaisfolle de prétendre tirer quelque biende cette source de maux ! C’est péchéde garder un esclave sous des loistelles que les nôtres ; je l’ai toujours

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senti ; je le pensais toute jeune fille,– je le pense encore plus, certes,depuis que j’ai fait choix d’uneEglise. Mais j’espérais dorer lachaîne : je voulais, à force de bonté,de soins, d’instruction, rendre lacondition des miens préférable à laliberté : folle que j’étais !

– Eh mais, ma femme, vous vousrangez tout à fait parmi lesabolitionnistes !

– Les abolitionnistes ! ah ! s’ilssavaient tout ce que je sais, c’estalors qu’ils parleraient ! Nousn’avons rien à apprendre d’eux. Voussavez si jamais j’approuvail’esclavage, si jamais, de ma volonté,

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j’ai possédé un esclave !

– A merveille ! accordez-vous un peuavec nos sages et pieux ministres, ditM. Shelby ; vous souvient-il dusermon de dimanche dernier ?

– Je me soucie peu de pareilssermons. M. B… fera mieux deprêcher ailleurs que dans notreéglise. Les ministres ne peuventpeut-être, pas plus que nous,empêcher le mal ou le guérir ; mais,le justifier ! Oh, c’est outrager le bonsens ! Je sais d’ailleurs qu’au fondvous ne faites pas plus de cas quemoi de ce sermon.

– S’il le faut avouer, messieurs nos

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ministres avancent parfois ce quenous autres, pauvres pécheurs,oserions à peine soutenir. Force estbien à un homme du monde defermer les yeux sur nombre dechoses, et de se faire à ce qu’il nepeut approuver. Mais lorsque lesfemmes et les pasteurs nousdépassent, et se prononcent sicarrément en matière de moralité etde modestie, cela, de fait, me va peu.A présent, du moins, ma chère, je leprésume, vous cédez à la nécessité,et convenez que, vu lescirconstances, j’ai agi pour le mieux.

– Oui, oh oui ! dit rapidementmadame Shelby tout en maniant sa

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montre d’un air absorbé. – Je n’aipas de bijoux de prix, ajouta-t-elle,réfléchissant ; mais cette montre enor vaut quelque chose ; elle a coûtéfort cher ; si je pouvais seulementsauver l’enfant d’Eliza ! J’ysacrifierais tout ce que je possède.

– Je suis peiné, désespéré, en vérité,dit M. Shelby, que vous vous enaffligiez si fort ; mais c’est à pureperte ; les contrats de vente sontsignés et aux mains de Haley. Il vousfaut être contente que ce ne soit paspire. Cet homme nous avait en sonpouvoir. Il ne tenait qu’à lui de nousruiner complètement, et nous envoilà quittes. Si vous le connaissiez

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comme moi, vous penseriez que nousl’échappons belle !

– Est-il donc si dur ?

– Pas précisément cruel ; mais c’estun homme de cuir ; – marchand dansl’âme, qui ne connaît que le profit ; –froid, déterminé, implacable commela mort et le tombeau. Il vendrait sapropre mère à vingt pour cent debénéfice, et cela sans vouloir de malà la pauvre vieille.

– Et c’est ce misérable qui est lemaître de ce bon et fidèle Tom ! lemaître de l’enfant d’Eliza !

– Brisons là-dessus, ma chère. Lachose m’est rude ; je déteste d’y

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revenir. Haley, qui mène rondementles affaires, prend possession dèsdemain ; aussi, mon cheval sera-t-ilprêt, et je pars à la pointe du jour. Jene puis voir Tom, non, je ne le puis.Pour vous, ce qu’il y aura de mieux,c’est de faire atteler de bonne heure,et d’emmener Eliza, n’importe où. Ilvaut mieux que tout se passe hors devue.

– Non, non, dit madame Shelby, je neserai ni agent ni complice de l’acte.Pauvre Tom, Dieu l’assiste ! Je l’iraivoir en sa détresse ; et, quoi qu’ilm’en puisse coûter, ils sauront queleur maîtresse souffre pour eux etavec eux. Quant à Eliza ! je n’ose y

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penser. Le Seigneur nous pardonne !qu’avons-nous fait pour en arriverlà ! »

Cependant, sans que monsieur etmadame Shelby le pussentsoupçonner, un tiers les écoutait. Lecabinet qui communiquait avec leurchambre ouvrait sur un corridor ;Eliza, bourrelée d’inquiétudes,renvoyée pour la nuit par samaîtresse, avait eu l’idée soudaine dese glisser dans ce réduit ; et, l’oreillecollée à la fente de la porte, ellen’avait pas perdu un mot de laconversation.

Quand les voix moururent dans lesilence, elle se releva et se coula

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dehors. Pâle, frissonnante, les traitscontractés, les lèvres serrées, cen’était plus la douce et timidecréature qu’elle avait été jusque-là.Avec précaution elle enfila lepassage, s’arrêta une seconde à laporte de sa maîtresse, levant lesmains au ciel, muette invocation !puis se détournant, elle se faufiladans sa chambre. C’était une petitepièce tranquille et propre sur lemême palier que l’appartement desmaîtres. Que de fois elle s’étaitassise devant cette petite fenêtre ausoleil ! c’était là qu’elle chantait encousant. Sur ces étroites tablettesgarnies de quelques livres,

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s’étalaient de chères babioles, donsde jours de naissance et de fêtes ;dans l’armoire, dans les tiroirs, serangeait sa modeste toilette. Bref,c’était son logis à elle, où longtempselle avait été heureuse. Mais là, surce lit, dormait son fils ; de longuesboucles soyeuses encadraientl’innocent visage, sa bouche roséedemeurait entr’ouverte, ses petitesmains potelées reposaientnégligemment sur la couverture, etun radieux sourire éclairait tous sestraits.

« Pauvre garçon ! pauvre chéri ! – Ilst’ont vendu ! mais ta mère tesauvera ! »

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Aucune larme n’humecta l’oreiller : àde tels moments ce sont des gouttesde sang que le cœur distille ensilence ; elle saisit une feuille depapier, un crayon, et écrivit en toutehâte :

« Oh maîtresse ! chère maîtresse ! neme croyez pas ingrate, ne pensez pasmal de moi, pas du tout, maîtresse.J’ai entendu ce que le maître et vousavez dit ce soir, et je vais tâcher desauver mon garçon. Vous ne meblâmerez pas, vous. – Dieu vousbénisse et vous récompense detoutes vos bontés ! »

Elle plia et adressa précipitammentla lettre, courut à un tiroir, roula

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pour son fils un petit paquet dehardes, qu’elle attacha solidementautour d’elle ; et la sollicitudematernelle est si tendre, que, mêmedans la terreur du moment, ellen’oublia pas de prendre quelques-uns des jouets favoris de l’enfant,réservant un perroquet peint debrillantes couleurs, pour l’amuser auréveil. Ce ne fut pas sans peinequ’elle tira le petit dormeur de sonprofond somme ; mais aprèsquelques efforts, elle l’assit sur sonséant, et tandis que la mère mettaitun chapeau et un châle, l’enfant jouaavec son oiseau.

« Où donc va maman ? » demanda-t-

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il lorsqu’elle s’approcha du lit,tenant la jaquette et le petit manteau.

Sa mère le regarda de si près, entreles yeux, et avec une expression telle,qu’il devina que quelque chosed’étrange se passait.

« Chut ! Henri, dit-elle ; faut pasparler haut, faut pas qu’ilsentendent. Un vilain homme est venupour prendre le petit Henri à samaman, et l’emporter loin, bien loin.Mais maman ne veut pas ; elle mettraau petit garçon sa jaquette et sonmanteau, et elle se sauvera avec lui,et le méchant homme ne l’attraperapas. »

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En parlant, elle avait passé à l’enfantet agrafé sur lui son simple attirail ;le prenant entre ses bras, elle luimurmura à l’oreille l’injonctiond’être « bien sage ; » et ouvrant laporte qui, de sa chambre, conduisaitsous la véranda, elle se glissa dehors.

C’était par une nuit étoilée, froide etétincelante ; la mère serra son châleautour de l’enfant qui, muet deterreur, se collait à son cou.

Le vieux Bruno, grand terre-neuvequi couchait sous le porche, se levaavec un sourd grognement à sonapproche. Elle murmura doucementle nom de l’animal, et ce favori,ancien camarade de ses jeux, remua

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aussitôt la queue et se disposa à lasuivre, non sans avoir l’air des’étonner, en son simple cerveau dechien, de la nocturne promenade.Quelques obscurs soupçonsd’imprudence, de manque dedécorum, traversèrent même sonhonnête pensée, et tandis qu’Elizaallongeait des pas furtifs, ils’arrêtait, regardait d’un airsoucieux, tantôt la fugitive, tantôt lelogis ; puis, comme rassuré par sesréflexions, il trottait de nouveauaprès elle. En quelques minutes ilsarrivèrent à la fenêtre de la case del’oncle Tom, et Eliza frappalégèrement à la vitre.

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L’assemblée religieuse s’étaitprolongée, grâce aux chants, etl’oncle Tom s’étant accordé en outreplusieurs solos, ni lui ni sacompagne ne dormaient encore,quoi-qu’il fût plus près d’une heureque de minuit.

« Seigneur bon Dieu ! quoi que c’est ?dit tante Chloé se levant avecprécipitation, et courant tirer lerideau. Sur notre salut, c’est Lizie !allons, vieux, passe vite l’habit. –Bon ! et voilà Bruno aussi, pauvrebête ! quoi donc qu’il y a ! – J’ouvretout de suite ! »

L’acte accompagnait les paroles : laporte s’ouvrit, et la lueur de la

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chandelle que Tom venait d’allumertomba en plein sur la facebouleversée et les yeux égarés de lafugitive.

« Le bon Dieu nous bénisse ! – je suistoute chose, rien qu’à te voir, Lizie !Aurais-tu gagné mal ? Qu’y a-t-il ?

– Je suis en fuite, – oncle Tom, tanteChloé, – J’emporte mon enfant, – lemaître l’a vendu.

– Vendu ! répétèrent-ils tous deux enlevant les mains d’effroi.

– Oui, vendu ! Je me suis tapie dansle cabinet, ce soir, contre la porte ;j’ai entendu maître dire à maîtressequ’il avait vendu Henri, et vous,

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oncle Tom, tous les deux à unmarchand d’esclaves ; que lui maîtremonterait à cheval dès le matin, etque l’homme prendrait possessionaujourd’hui. »

Tom, les mains levées, les yeuxdilatés, restait immobile comme dansun rêve, Lentement, peu à peu, ilcomprit, s’affaissa sur sa vieillechaise, et cacha sa tête entre sesgenoux.

« Seigneur bon Dieu, ayez pitié denous ! dit tante Chloé ; pas possible,pas vrai ! Qu’a-t-il fait, Tom, pourque le maître le vende ?

– Rien au monde. Ce n’est pas du

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plein gré du maître ; et maîtresse –toujours si bonne ! – Je l’ai entendueplaider et supplier pour nous ; maisil lui a dit que cela ne servait à rien ;qu’il était endetté, et que l’hommeavait prise sur lui ; que s’il ne luipayait tout, il faudrait vendre àl’encan et l’habitation, et nous toustant que nous sommes. Oui, j’ai bienentendu, il disait : « Vendre ces deuxou les vendre tous ! Maître a dit qu’ilétait chagrin ; mais maîtresse ! ah ! ilfallait l’entendre ! Si elle n’est pasune chrétienne et un ange, jamais iln’y en eut ni au ciel, ni sur terre. Jesuis une méchante fille de la quitter,– mais je ne saurais qu’y faire ! –

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N’a-t-elle pas dit qu’une âme c’estplus qu’un monde ? – L’enfant en aune ; si je ne le sauve, qui sait ce quecette âme deviendra ? Ce que je faisdoit être juste, et si ce n’est pas bien,que le Seigneur me pardonne, car jene saurais faire autrement !

– Eh vieux ! dit tante Chloé,pourquoi pas fuir aussi ? Veux-tuattendre d’être roulé à la basserivière, là où pauv’ nèg’ crèved’ouvrage et de faim ? j’aimeraismieux mourir qu’aller là. Vite,décampe avec Lizie ! tu as tout le

temps, tu as ta passe [19] pour aller etvenir ; dégage-toi donc, Tom. Je vasfaire le paquet. »

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Lentement Tom releva la tête, etpromena autour de lui un long regardtriste et résigné.

« Non, non, dit-il ; moi, je reste :Eliza s’en va, – elle a bon droit – cen’est pas moi qui dirai non, – unemère doit partir. – Mais tu asentendu, femme ; s’il faut vendreTom, ou que tout aille à ruine et àsac, qu’on me vende ! – j’en pourraisupporter autant qu’un autre peut-être ! » ajouta-t-il, et un soupirconvulsif ébranla sa large poitrine.« Chaque fois que maître appelaitTom, Tom était là : il y sera encore.La passe appartient à maître ; je n’aitrompé maître jamais, je ne le

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tromperai pas aujourd’hui. Il vautmieux vendre moi seul que perdre etvendre tout. Le maître n’est pas àblâmer, Chloé ! il prendra soin de toiet des pauvres… »

Il se tourna vers le coffre à roulettesoù moutonnaient tant de petites têtescrépues, et le cœur lui manqua.S’appuyant sur le dos de sa chaise, ilcouvrit sa face de ses larges mains ;des sanglots profonds et uniquesébranlèrent tout son corps, et degrosses larmes, filtrant entre sesdoigts, inondèrent le plancher. Deslarmes, lecteur blanc, semblables àcelles que vous avez versées sur lecercueil de votre premier-né ; des

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larmes, madame, semblables à cellesqui brûlaient vos yeux lorsque le râlede votre enfant expirant pénétravotre oreille ! car Tom était unhomme comme vous, lecteur ; etvous, madame, avec vos habitssoyeux, vos joyaux, vos parures,vous n’êtes qu’une femme, et dansles grandes et terribles épreuves dela vie, tous vous ressentez une mêmeangoisse.

« Un mot de plus, dit Eliza s’arrêtantsur le seuil. J’ai vu mon mari cetteaprès-midi ; je ne me doutais guère,alors de ce qui allait arriver ! Maislui, ils l’ont poussé à bout, et il mevenait dire qu’il s’enfuirait ; tâchez,

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si vous pouvez, de lui faire savoirque je suis partie, et pourquoi ; dites-lui que j’essaierai de gagner leCanada. Faites-lui mes tendresses, etrecommandez-lui bien, si je ne doisplus le revoir, – elle se détourna unmoment, puis ajouta d’une voixétouffée : – recommandez-lui d’êtreaussi bon qu’il peut l’être, afin quenous nous retrouvions là-haut. –Rappelez Bruno, ajouta-t-elle,renfermez-le ; pauvre bête ! il ne fautpas qu’il me suive. »

Encore quelques mots, quelqueslarmes, un simple adieu, unebénédiction, et, serrant son enfanteffrayé sur son sein, elle disparut

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dans l’ombre.

q

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Chapitre 6

La découverte.

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La discussion prolongée dela nuit précédente ayanttenu monsieur et madameShelby longtemps éveillés,ils se levèrent, lelendemain, un peu plus

tard que de coutume.

« Que devient Eliza ? » dit madameShelby, après avoir inutilementsonné plusieurs fois. Un garçon decouleur entra au moment même,apportant de l’eau chaude àM. Shelby qui était en train de seraser.

« Andy, reprit sa maîtresse, vafrapper à la porte d’Eliza, et dis-luique voilà trois fois que je la sonne. –

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Pauvre fille ! » murmura-t-elle avecun soupir.

Andy reparut presque aussitôt, lesyeux démesurément ouverts.

« Seigneur ! maîtresse ! les tiroirs àLizie tout ouverts, et toutes seshardes par place ! m’est avis qu’elle adécampé. »

La vérité éclata aux yeux du mari etde la femme, et M. Shelby s’écria :

« Elle en aura eu vent ; et elle est déjàloin.

– Le Seigneur en soit loué ! s’écria safemme, j’espère que oui.

– Devenez-vous folle, madame ? dit

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Shelby. Ce serait une belle affaire !Haley, qui m’a vu hésiter pourl’enfant, me croirait complice del’évasion. – Cela touche àl’honneur ! » et il sortit en hâte.

Il y eut grande rumeur ; des allées,des venues ; les portes s’ouvraient,se refermaient, et durant un bonquart d’heure, des faces de toutes lesnuances apparurent dans tous lescoins. La seule personne qui auraitpu éclaircir l’affaire, la cuisinière enchef, tante Chloé demeura muette.Un épais nuage assombrissait sa facejadis si riante, et elle continuasilencieusement à pétrir les gâteauxdu déjeuner, comme si elle ne voyait

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ni n’entendait rien du remue-ménagequi bourdonnait autour d’elle.

Bientôt une douzaine environ depetits drôles furent perchés, commeautant de corbeaux, sur la balustradede la véranda, chacun ambitionnantl’honneur d’être le premier àapprendre au massa étranger samauvaise chance.

« Li en devenir fou, je gage ! ditAndy, – li jurer, pas vrai ? demandaJacquet, le petit noireau.

– Oh que oui, li jurer ! dit la petiteMandy à la tête crépue, moil’entendre bien, à dîner, hier. Moitout savoir, parce que m’étais

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fourrée dans l’office entre lesgrandes cruches à maîtresse, et pasmoi perdre un mot ! » et Mandy qui,de ses jours, n’avait deviné, pas plusque ne l’eût fait un chat noir, le sensde la phrase prononcée devant elle,se donna des airs importants, et sepavana, oubliant d’ajouter que, sielle était accroupie entre les jarres,elle y avait ronflé de tout son cœur.

Lorsque Haley parut enfin, toutbotté, tout éperonné, il fut salué detoutes parts de la grande nouvelle.Les lutins de la véranda ne furentpas déçus dans l’espoir de l’entendre« jurer et sacrer. » Ce qu’il exécutacouramment avec une véhémence qui

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les délecta pendant qu’ils faisaient leplongeon, à droite et à gauche, pouresquiver l’atteinte de sa cravache.Poussant alors, en masse, uneformidable huée, ils dégringolèrentsur le gazon flétri, où ils se livrèrent,avec d’inextinguibles éclats de rire,aux culbutes les plus désordonnées.

« Si je tenais les petits démons !murmurait Haley entre ses dents.

– Ah ! ah ! vous pas les tenir sitôt ! »dit Andy, avec une triomphantecabriole, et dès que l’infortunémarchand eut tourné le dos, le malinsinge se lança dans une enfiladeeffrénée d’indescriptibles grimaces.

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« J’ai à vous dire, Shelby, qu’il sepasse céans de fort étranges choses,dit Haley entrant brusquement ausalon. Comment ! la fille est, dit-on,au diable et son marmot avec elle ?

– Monsieur Haley, madame Shelbyest présente, dit monsieur Shelby.

– Pardon, madame, et Haley salualégèrement, le front de plus en plusrembruni. Je n’en répète pas moinsque la nouvelle est des plusétranges : est-elle vraie, monsieur ?

– Monsieur, répliqua M. Shelby, sivous avez à me parler, j’ai droitd’exiger de vous les égards quis’observent entre gens bien nés.

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Andy ! débarrassez monsieur de sonchapeau et de sa cravache. – Prenezun siège, monsieur. – Oui, monsieur,je regrette d’avoir à vous dire que lajeune femme, exaspérée parce qu’ellea appris ou deviné de notre affaire,s’est emparée de l’enfant, et a pris lafuite cette nuit même.

– Je m’attendais qu’on jouerait francjeu avec moi, je l’avoue, grommelaHaley.

– Qu’est-ce à dire, monsieur ? s’écriaShelby se retournant avec vivacité.Que prétendez-vous faire entendre ?si qui que ce soit s’avise de mettre enquestion mon honneur, je n’ai qu’uneréponse à faire. »

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Le trafiquant blanchit quelque peu àcette réplique, et repartit sur un tonplus bas : « C’est diablement dur,tout de même, pour un brave hommequi a fait un marché loyal, d’êtrefloué de la sorte !

– Si je ne faisais la part de votredésappointement, monsieur Haley,reprit Shelby, je n’aurais passupporté votre façon cavalière depénétrer chez moi ce matin ; mais,quelles que soient les apparences, jepersiste à répéter que je nesupporterais pas la moindre allusionà une connivence déloyale dont jesuis incapable. Je me regarde, dureste, comme obligé de vous prêter

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toute assistance. Chevaux,domestiques, tout ce qui peut vousaider à recouvrer votre propriété està vos ordres. – Bref, poursuivit-il,retombant soudain de son ton defroide dignité à sa bonhomiehabituelle et familière : ce qu’il y ade mieux à faire pour vous, Haley,croyez-moi, c’est de redevenir bonenfant, de déjeuner en paix, et nousaviserons ensuite. »

Madame Shelby se leva : sesoccupations, dit-elle, ne luipermettraient pas de faire, ce matin,les honneurs de sa table, et laissantla chambre, elle chargea une dignematrone mulâtre du soin de servir le

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café.

« La brave dame ne raffole pas devotre humble serviteur, dit Haley,avec un effort maladroit pour semettre à l’aise.

– Je ne suis pas habitué à entendreparler de ma femme sur ce ton,répliqua sèchement M. Shelby.

– Pardon ! excuse ! affaire deplaisanterie, voyez-vous ! dit Haleyavec un rire forcé.

– Il est des plaisanteries plusagréables les unes que les autres,repartit Shelby.

– Peste ! il s’est joliment enhardi

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depuis que j’ai signé les quittances.Le diable l’enlève ! murmura Haley àlui-même. Il tranche du grand, pourl’heure ! »

Jamais, dans aucune cour, chute depremier ministre n’occasionna plusd’orageuses sensations que lanouvelle du destin de Tom n’ensouleva parmi ses camarades. Cethème revenait incessamment,partout, dans toutes les bouches, etl’on ne taisait autre chose, à lamaison et au dehors, que discuter lesrésultats probables de cetévénement. La fuite d’Eliza (sansprécédents sur l’habitation) venaitencore stimuler l’excitation générale.

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Sam le Noir, ainsi nommé parce qu’ilavait environ trois couches d’ombreen plus que les autres fils d’ébène del’endroit, Sam tournait et retournaitle sujet sous toutes ses faces, avecune finesse de perception et unejustesse de prévision, quant auxconséquences en rapport avec sonbien-être personnel, qui eussent faithonneur au plus madré patrioteblanc de Washington.

« C’est un mauvais vent celui quisouffl’ nulle part, – vrai ! dit Sam,d’un ton sentencieux ; et il releva saculotte par un tour de reins, ajustantavec adresse un long clou à la placed’un bouton absent ; trait de génie

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mécanique qu’il contempla ensuiteavec une évidente satisfaction ; –oui, être mauvais le vent qui souffl’nulle part ! répéta-t-il ; v’là Tom enbas ! – place en haut pour quelqueautre nèg’ ; – pourquoi pas Saml’autre nèg’ ? – Tom allait par ci,Tom allait par là, toujours la passeen poche et les bottes cirées, lui,Tom, un quasi massa. Maintenant,pourquoi pas le tour à Sam ?

– Ohé, Sam, ohé ! maître veut que tului amènes Bill et Jerry, cria Andy,coupant court au soliloque.

– Hé, oh ! quoi qui est en l’air, àprésent, petit ?

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– Bon ! tu sais pas, p’t-être ! Lizie apris ses jambes à son cou, et file avecle marmot.

– Va, enseigne à ta grand’mère, repritSam, avec un ineffable dédain. Jesavais tout ça en masse ; le nèg’ estpas si vert, va !

– Tout d’même maître veut Bill etJerry sellés et bridés au plus vite ; ettoi, moi, et massa Haley, allonscourir après Lizie.

– Bon ! nous y v’là. C’est Sam, àprésent. Sam est le nèg’. On va voircomment je vous l’attraperai ! maîtresaura ce que vaut Sam.

– Ah ! mais, Sam ! regardes-y à deux

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fois, vois-tu ! car maîtresse ne veutpas Lizie être happée ; et la main demaîtresse est bien près de ta laine.

– Eh, oh ! cria Sam, écarquillant lesyeux ; comment sais-tu ça, petit ?

– Moi l’avoir entendu de mesoreilles, ce même béni matin, commeje portais à maître l’eau pour sabarbe. C’est moi que maîtresse aenvoyé voir pourquoi Lizie ne venaitpas rhabiller ; et quand j’ai dit queLizie était partie, maîtresse sesoulever sur son séant et crier :« Dieu soit loué ! » Maître, tout encolère : « Vous êtes folle ! » qu’il adit, le maître ; mais maîtresse sait letourner : Dieu me bénisse ! Le côté

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de la haie de maîtresse est encore leplus sûr. »

Là-dessus, Sam le Noir gratta sacaboche laineuse qui, à défautd’autre science, était largementpourvue de celle que prisent le plusles hommes politiques de tous payset de toute couleur. Il savait, commeon dit, à merveille de quel côté sonpain était beurré. Enseveli dans deprofondes méditations, il relevait ettiraillait, encore et encore, sa culotte,geste favori qui l’assistaitd’ordinaire dans ses préoccupationsmentales.

« N’y a pas à se fier à quoi que cesoit, – non, – ce monde ici est une

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attrape, dit enfin Sam, parlant enphilosophe, et accentuant l’adverbeen homme de vaste expérience au faitde bon nombre d’autres genres demondes, et qui juge avecconnaissance de cause ; – j’auraisgagé, poursuivit-il enfin, quemaîtresse allait mettre toutes nosjambes après Lizie.

– Pour la ravoir, oui-dà ! mais toi,grand noir nèg’ pas savoir guigner autravers d’une échelle ! maîtresse neveut pas que massa Haley agrippe lepetit à Lizie ; voilà l’histoire.

– Ohé, oh ! cria Sam, avec cetteétrange intonation gutturale connueseulement de ceux qui ont vécu

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parmi les nègres.

– Je t’en dirais encore plus long,poursuivit Andy ; mais il faut amenerles chevaux et vite, car j’ai entendumaîtresse s’enquérir de toi. Assezmusé comme ça. »

Sam se pressa alors tout de bon, etreparut bientôt, chevauchant d’un airsuperbe, et se dirigeant vers lamaison avec Jerry et Bill en pleingalop. Sans rien rabattre de leurfougue, il sauta légèrement de côté,leur fit raser, comme un tourbillon,le bord du montoir, et les arrêta netdevant. Le poulain de Haley, bêtejeune et ombrageuse, rua, se cabra,secouant violemment son licol.

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« Ho ! ho ! nous sommeschatouilleux, dit Sam, et un éclair demalice illumina son noir visage ; – la,la ! je vous vas soigner. »

Un large hêtre ombrageait l’endroit,et jonchait le sol de ses petits fruitstriangulaires. Sam en prit un entreses doigts, et s’approcha du poulain,qu’il caressa et flatta doucement,comme pour le calmer. Se donnantl’air de redresser la selle, il lasouleva, et glissa dessous avecadresse la petite faine aux coinsaigus, de façon à ce que le moindrepoids qui appuierait dessus irritâtoutre mesure la sensibilité nerveusedu poney, sans laisser sur son dos la

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plus légère marque.

« Là ! moi soigner li, » dit Sam,roulant ses prunelles et s’accordant àlui-même une grimaced’approbation.

En ce moment, madame Shelby, semontrant au balcon, lui fit signed’approcher. Aussi déterminé à bienfaire sa cour qu’aucun solliciteurd’emplois vacants à Washington ou àSaint-James, Sam s’avança aussitôt.

« Vous avez bien tardé, Sam,pourquoi cela ? j’avais chargé Andyde vous presser.

– Le bon Dieu bénisse maîtresse !Les chevaux se laissent pas attraper

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à la minute ; eux gambader là-bas, là-bas, à travers les grands herbages dusud, et Dieu sait où !

– Combien de fois vous ai-je répété,Sam, – de ne pas dire : « Dieu vousbénisse ! Dieu sait ! » et autreschoses semblables ! c’est mal.

– Le bon Dieu bénisse mon âme ! Jel’oublie pas, maîtresse, moi le direjamais, jamais.

– Mais, Sam, vous venez de le redireencore.

– Moi ! oh Seigneur Dieu ! non, j’aipas dit ! – le dirai jamais plus.

– Faites-y attention, désormais.

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– Maîtresse, laissez à Sam seulementle temps de souffler, et il repart dupied droit. Tout attention, à présent.

– Eh bien, Sam, c’est vous quiaccompagnerez M. Haley pour luienseigner la route et lui venir en aide.Ayez grand soin des chevaux, Sam.Vous savez que Jerry boitait un peula semaine passée ; ne poussez pastrop vos bêtes. »

Ces derniers mots, dits à voix basse,furent énergiquement accentués.

« Laissez faire à l’innocent, au nèg’,maîtresse, répliqua Sam avec unroulement d’yeux des plus expressifs,Li bon Dieu sait… Holà, moi pas

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dire ! » et il ravala son souffle avecune grimace d’appréhensiontellement drôle, qu’en dépit d’elle-même madame Shelby se mit à rire.« Oui, oui, maîtresse, Sam aura l’œilaux chevaux.

– Maintenant, à nous deux, Andy,poursuivit Sam, revenu sous le hêtreà son quartier d’observation. Vois-tu, moi, pas surpris si le poney aumassa fait des frasques quand lemassa montera dessus. Tu sais,Andy, le poulain aura des caprices ! »et Sam allongea dans les côtes de soncamarade une poussée significative.

« Eh, oh ! répliqua Andy, d’un air deparfaite compréhension.

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– Oui-dà ! vois-tu, Andy, maîtresseveut gagner du temps. Pas besoin demettre ses lunettes pour voir ça. Moi,j’ai déjà travaillé un brin pour elle.Attention, Andy ! les chevaux lâchés,eux cabrioler de çà, de là, par prés,par bois, et moi, le garantir, massapas partir en hâte. »

Andy ricana.

« Attention, Andy, attention ! Si(possib’, vois-tu), si le poney àmassa Haley s’avise de regimber etdétale, – une supposition, Andy, –nous lâcher les deux autres chevauxpour courir à l’aide ; oh ! oui, bienaider massa ! » et Sam et Andy,chacun se renversant la tête sur

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l’épaule, faisant claquer leurs doigtset gambader leurs jambes, selivrèrent, avec d’inexprimablesdélices, à des rires étouffés.

Quelque peu adouci par une tasse dumeilleur café, maître Haley fit alorsson apparition sous la véranda. Ilarrivait souriant, causant, presque debonne humeur. Sam et Andydécrochèrent quelques lambeaux defeuilles de palmier tressées, quid’habitude leur servaient de chapeau,et coururent se planter de piquet,proche l’étrier, tout prêts à « aidermassa ! »

Ingénieusement dépouillée de tout cequi pouvait faire illusion en fait de

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bords, la feuille de Sam s’écartait enéventail avec roideur, rappelantassez, dans sa désinvoltureeffrontée, la coiffure d’un chefsauvage. Au contraire, la palmed’Andy, étant dépourvue de fond, etn’ayant que le tour, il se la ficha surla tête d’un air radieux. « Qui donc,semblait-il dire, s’avise de supposerque je n’ai point de chapeau ? »

« Alerte, enfants ! en route, dit Haley,et sans retard !

– Pas une minute, massa, » dit Samqui présentait les rênes et tenaitl’étrier, tandis qu’Andy détachait lesdeux autres chevaux.

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A peine Haley touchait la selle que lefougueux animal bondit de terre, et,d’un soudain écart, jeta son maître àquelques pas de là sur le gazon sec etuni. Sam, avec de furibondesexclamations, sauta sur la bride, etréussit seulement à darder les rayonsde sa coiffure dans les yeux ducheval, ce qui contribua si peu à lepacifier que, renversant le nègre, il secabra, renifla deux ou trois foisd’une façon méprisante, lançavigoureusement ses quatre fers enl’air, et descendit la pelouse augalop, suivi de Jerry et de Bill,qu’Andy, fidèle aux injonctionsreçues, n’avait pas manqué de lâcher,

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les expédiant avec forceimprécations. Il s’ensuivit une scènede tumulte : Sam et Andy couraientde ça, de là, en vociférant, les chiensaboyaient dans toutes les directions,et Mike, Moïse, Mandy, Fanny, tousles petits moricauds et moricaudesde l’habitation, bondissaient,trottinaient, appelaient, frappaientdes mains, hurlaient avec le pluspernicieux empressement et le plusinfatigable zèle.

Le poulain blanc de Haley, plein defougue, entra à merveille dansl’esprit du jeu. Il trouvait, pourcaracoler, une pelouse, d’un demi-mille de largeur, allant se perdre en

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pente dans des bois sans limites.L’animal paraissait se complaire àlaisser approcher ceux qui lepoursuivaient, puis, lorsque la mainallait saisir la bride, pst ! un écart,un hennissement, et la maligne bêteétait lancée à fond de train dansquelque allée du bois. Sam n’avaitnulle envie d’arrêter les fuyardsavant le moment opportun ; duranttoute cette chasse, il se montravraiment héroïque. Comme l’épée deRichard Cœur de Lion étincelait aufront et au fort de la bataille, lafeuille de palmier de Sam pointaitpartout où il y avait le moindrerisque qu’un cheval fût saisi. Il

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s’abattait tout à coup sur le pointmenacé, hurlant : « Nous y voilà !attrape ! ferme ! attrapez donc ! » detelle façon que la déroute et lecarrousel recommençaient tout deplus belle.

Haley courait de droite et de gauche :il maudissait, sacrait, tempêtait,frappait du pied tour à tour.M. Shelby, élevant la voix, s’efforçaitde diriger la chasse du haut de sonbalcon, et sa femme, à la fenêtre desa chambre, riait et s’émerveillait,non sans se douter de ce qu’il y avaitau fond de tout ce brouhaha.

Enfin vers midi, Sam paruttriomphant ; monté sur Jerry, il

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ramenait le cheval de Haleypantelant, fumant de sueur ; maisl’éclair des yeux de l’animal, le feu deses narines dilatées, témoignaientencore d’un indomptable esprit deliberté.

« Attrapé, pris ! cria Sam, d’un tonvainqueur. Si ce n’était Sam le Noir,tous seraient encore en branle ; mais,moi, l’ai attrapé !

– Toi ! grommela Haley avechumeur ; sans toi nous n’aurions paseu tout ce damné tumulte !

– Le Seigneur nous bénisse, massa,dit Sam, du ton de l’innocenceoutragé ; moi qui me suis échiné à

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courir, à pourchasser, que j’en suistout en nage !

– Allez, avec vos damnés sottises,vous m’avez fait perdre près de troisheures, tous tant que vous êtes ! Enroute ! assez de vos frasques.

– Comment, massa, dit Sam avec undouloureux étonnement, vousvouloir donc tuer tout pauv’monde,chevaux et nèg’s ? Nous sur lesdents, et les bêtes tout en eau. Oh !massa, pas moyen de partir avantdîner. Le cheval à massa s’est toutéclaboussé, faut bien qu’on lebouchonne ; et Jerry qui boiteencore ! jamais maîtresse nouslaisser partir ainsi. – Le Seigneur

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vous bénisse, massa, pas besoin dese presser tant pour attraper Lizie,c’est pas une si fameusemarcheuse ! »

Madame Shelby qui, à son granddivertissement, avait, de la véranda,suivi toute la conversation, crutalors devoir y jouer son rôle ; elles’avança vers Haley, lui exprima desregrets polis sur l’accident qui venaitd’avoir lieu, et le pria de rester àdîner, assurant que la cuisinièreservirait sans retard.

Toutes réflexions faites, Haley, avecune bonne grâce équivoque, sedécida à rentrer au salon, tandis queSam, conduisant gravement les

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chevaux à l’écurie, le poursuivait deson regard empreint d’une ineffablemalice.

« L’as-tu vu, Andy, l’as-tu vu ? ditSam, quand il se fut mis à l’abriderrière le mur de l’écurie, et eutattaché son cheval au poteau ; –Seigneur Dieu ! lui être aussiamusant qu’un meeting ; le voirdanser, sauter, tempêter, jurer aprèsnous ! L’entends-je pas encore ? Jure,vieux coquin (que je dis en moi-même), te plairait-il avoir le chevaltou’ de suite, ou bien faut-il que Saml’attrape pour toi ? Seigneur bonDieu ! il semble que je le voisencore ! » Et Sam et Andy,

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s’appuyant contre la muraille, rirentà gorge déployée.

« Fallait le voir rager quand j’airamené sa bête ! S’il ne m’a pas tué,c’est pas faute d’envie. Et moi là,tout droit, tout innocent, un vraiagneau !

– Ah ! je te voyais bien, va ! – toi êtreun vieux routier, Sam !

– Moi, pas dire non ; et maîtresse àsa fenêtre ! l’as-tu vue rire ?

– Ah ! moi pas tout voir, trop courirpour ça.

– Ecoute, Andy, poursuivitgravement Sam, tout en bouchonnant

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le cheval de Haley, la bobservation,vois-tu, c’est la chose ; et moi avoirgagné de la bobservation. C’est toutela différence d’un nèg’ à un autrenèg’. Faut s’y appliquer dans sajeunesse, Andy. Ai-je pas vu ce matinde quel côté soufflait le vent ? – lèvele pied de derrière, Andy ; – ai-je pasvu ce que voulait maîtresse sansqu’elle ait soufflé mot ? C’est toutbobservation, pas autre chose, unefaculté, quoi ! Les facultés, ça nevient pas à tout le monde, mais ça secultive, vois-tu, Andy !

– J’ai donné un bon coup de main àta bobservation, ce matin !

– Andy, tu es un enfant qui promet,

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ça ne fait pas doute. Je t’estime gros,Andy ; moi, pas honteux du tout deprendre ton avis. Mais faut regarderpersonne par-dessus l’épaule : lemeilleur coureur peut être dépassé. –Et, là-dessus, à la maison ! Gage quenous aurons de maîtresse quelquesbonnes bouchées ! »

q

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Chapitre 7

La lutte de lamère.

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Il ne se peut imaginer créaturehumaine plus désolée, plusabandonnée que la pauvre Elizalorsqu’elle eut quitté la case del’oncle Tom.

Les souffrances, les dangers deson mari, ceux de son enfant, seconfondaient, dans son âmeabasourdie, avec l’étourdissantesensation de ses propres périls, àl’heure où elle s’éloignait du seulasile qu’elle connût, et se dérobait àla protection d’une maîtresse aussivénérée que chérie.

C’était l’adieu à chaque objetfamilier, à mesure que s’effaçaient,sous la froide et claire lueur d’un ciel

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étoilé, le toit qui l’avait vue grandir,l’arbre qui avait ombragé sespremiers jeux, le petit bois où,appuyée sur le bras de son jeunemari, elle avait joui de tantd’heureuses soirées. Les souvenirs sedressaient tour à tour au devant deses pas, comme pour lui reprocherson départ, l’abandon de son passéet de tant d’affections qu’elle neretrouverait plus.

Mais l’amour maternel, exaspéréjusqu’à la frénésie par l’approched’un affreux danger, dominait en elletous les regrets, toutes les terreurs.Son fils était déjà assez grand pourmarcher à ses côtés ; elle le portait

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cependant, et l’idée seule de relâchercette étreinte convulsive la faisaitfrissonner, tandis qu’elle pressait deplus en plus le pas.

Le sol gelé craquait sous son pied, etelle tressaillait au bruit. La feuilleagitée, l’ombre mouvante luirenvoyaient au cœur un flot de sang,et sa marche rapide devenait plusrapide encore, et elle s’étonnait de laforce qu’elle sentait croître en elle.Le poids de son garçon n’était plusrien, une plume, un fétu, et chaquepalpitation d’effroi accroissait lavigueur surnaturelle qui laprécipitait en avant, tandis que deses lèvres pâles sortait

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incessamment cette prière au célesteami de celui qui souffre : « Seigneur,venez à mon aide ! Hâtez-vous de mesecourir ! »

Si c’était votre Henri, mère au teintblanc, si c’était votre Willie qu’unbrutal marchand de chair humainedût vous arracher au matin ; si vousaviez vu l’homme, vu la signature del’acte, et n’eussiez que quelquesheures de nuit accordées à votrefuite, – oh ! que vos pas seraientrapides ! que de chemin vous feriez,dans ce peu de temps, votre trésorserré à votre sein, sa tête boucléeendormie sur votre épaule, ses petitsbras jetés autour de votre cou !

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Car l’enfant dormait ; d’abord lasurprise et la peur le tinrent éveillé ;mais sa mère réprimait si vite le plusléger soupir, le plus faible son ; elleaffirmait si fort qu’elle le sauverait,qu’il se cramponna paisiblement àson cou, et demanda seulement,comme le sommeil l’accablait :

« Maman, faut-il rester éveillé, dis ?

– Non, mon amour ! dors si tu veux.

– Mais, si je dors, maman, tu ne lelaisseras pas me prendre ?

– Non ! que Dieu me vienne en aide !répondit la mère pâlissante, un feusauvage jaillissant de ses yeux.

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– Vrai, maman ! bien vrai ?

– Très-sûr, mon enfant, » dit la mèred’une voix qui la fit tressaillir elle-même, car il lui semblait qu’un esprithors d’elle avait parlé en elle, et lepetit garçon, laissant tomber sa têtesur l’épaule de sa mère, fut bientôtprofondément endormi. La pressionde ces petits bras chauds, lescaresses de cette fraîche haleine,ajoutaient un feu à sa flamme, uneardeur à son ardeur. Chaqueimperceptible mouvement, chaqueléger contact de l’enfant versait enelle, par courants électriques, uneforce surhumaine. L’empire de l’âmesur le corps est tel que pour un

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temps il rend les muscles inflexibles,les nerfs d’acier, et pénètre le plusfaible d’une invincible énergie.

Les bornes de la ferme, les bosquets,le taillis, fuyaient comme dans unrêve, et elle marchait toujours, sansarrêt, sans relâche, voyantdisparaître l’un après l’autre tous lesobjets familiers ; enfin, l’auberougissante la trouva sur la granderoute, ayant dépassé de plusieurslieues tout ce qui lui était connu.

Bien des fois elle avait accompagnésa maîtresse lorsque celle-ci allaitvisiter des parents au village de T…,sur l’Ohio, et elle en savait le chemin.Y aller, traverser le fleuve, là

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s’arrêtaient ses plans ; après, elles’en remettait à Dieu.

Quand les chevaux et les voiturescommencèrent à circuler, elle sentit,avec cette rapide perception quiappartient aux situations violentes,que sa marche précipitée, son airéperdu, allaient provoquer desremarques, éveiller des soupçons.Elle remit l’enfant par terre, rajustases vêtements, sa coiffure, et marchaaussi vite que le permettait laprudence. Dans son petit paquet setrouvaient quelques gâteaux,quelques pommes, dont elle se servitpour hâter la course du petit garçon.Elle faisait rouler le fruit un peu loin

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devant lui ; il courait après, et àl’aide de cette manœuvre, elle putgagner encore plus d’une demi-lieue.

Ils arrivèrent enfin près d’un petitenclos boisé, où murmurait unruisseau limpide. L’enfant seplaignait de faim et de soif ; ellefranchit la haie avec lui, et tapiederrière un rocher qui les défendaitde l’œil des passants, elle tira ledéjeuner de son mince paquet. Henrise chagrinait de ce que mère nepouvait manger ; les bras passés àson cou, il s’efforçait de lui glisserdans la bouche quelques bribes degâteau. Mais il semblait à la pauvrefemme que le moindre morceau allait

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la suffoquer.

« Non, Henri, non, mon trésor !maman ne mangera pas que tu nesois sauvé. Il faut aller, – aller ! –gagner la rivière ! » Et, reprenantaussitôt la route, elle s’efforça de nepas marcher trop vite.

Elle avait dépassé depuis longtempsle voisinage immédiat del’habitation, et, dût-elle fairequelques fâcheuses rencontres, labonté de la famille à laquelle elleappartenait était trop généralementconnue pour qu’on la soupçonnât defuir. D’ailleurs, elle ne gardaitpresqu’aucune trace de son origine ;la blancheur de son fils et la sienne

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devaient écarter la défiance.

Sur cette présomption elle s’arrêtavers midi à une petite ferme propre etrangée, afin de prendre un peu derepos et d’acheter quelques vivres ;car, à mesure que l’éloignementreculait le danger, la tension de sesnerfs se relâchant, elle sentait croîtrela fatigue et la faim. La maîtresse dulogis, bonne femme, ravie d’avoirquelqu’un avec qui causer, acceptasans objection l’explication d’EIiza,qui se disait en route pour allerpasser une semaine chez des amis ;assertion qu’elle se flattait de voirpeut-être se vérifier.

Une heure avant le coucher du soleil,

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épuisée, les pieds au vif, mais forteencore de cœur, elle entrait dans levillage de T…, au bord de l’Ohio ; làson premier regard fut pour le fleuve,ce Jourdain qui la séparait de la terrepromise, du sol de la liberté.

On touchait au printemps, et larivière enflée et bruyante charriaitd’énormes glaçons qui oscillaientpesamment au travers des flotsbourbeux. La forme particulière de larive recourbée du Kentucky fait quela glace s’y attache et s’y accumule,rétrécissant le canal où l’eau pousseet entraîne une succession de massesglacées, qui viennent s’entasser l’unesur l’autre et former

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momentanément une barrière, le longde laquelle glissent de nouveauxglaçons, mouvant radeau, qui vapresque rejoindre l’autre rive.

Eliza contempla un instant cemenaçant aspect, le passage du bacdevait être interrompu : pour plusd’information elle entra dans unepetite auberge voisine.

L’hôtesse était tout entière auxpréparatifs du souper ; mais elle seretourna, la fourchette en main, à lavoix douce et plaintive quidemandait :

« N’y a-t-il plus de traille pourpasser les gens qui vont à B… y ?

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– Non, vraiment, dit la femme, lesbateaux ne marchent plus. »

L’expression de désolation et deterreur d’Eliza frappa la bravehôtesse, et elle reprit :

« Peut-être avez-vous grand intérêt àtraverser ? – Quelqu’un de malade ?– Vous semblez si tourmentée !

– J’ai un enfant en grand danger, ditEliza, je ne l’ai su que de la nuitdernière, et depuis j’ai toujoursmarché dans l’espoir d’arriver aubac.

– Là ! c’est vraiment malheureux !répliqua la femme, dont lessympathies maternelles venaient de

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s’éveiller. Je suis peinée à cause devous. Salomon ! » cria-t-elle de lafenêtre.

Un homme, en tablier de cuir et lesmains fort sales, parut à la ported’un arrière-bâtiment.

« Dites donc ! le batelier traverse-t-ilce soir avec les barriques ?

– Il a dit qu’il tâcherait, pourvu quece fût possible, répliqua Salomon.

– Il y a, reprit l’hôtesse, à un jet depierres de chez nous, un homme quidoit traverser, s’il l’ose, pour untransport de marchandises pressées.Il vient ici souper dans un moment ;vous ferez donc mieux de vous

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asseoir là et de l’attendre. Voilà-t-ilpas un gentil petit camarade ! »ajouta la femme, et elle offrit ungâteau à l’enfant. Mais Henri,fléchissant, pleurait de lassitude.

« Pauvre petit ! il n’est pas habitué àmarcher autant, et je l’ai trop faitcourir, dit Eliza.

– Eh bien, reprit la femme, faites-leun peu reposer là-dedans ; » et elleouvrit la porte d’une petite chambreoù se trouvait un lit. La mère y posason pauvre garçon exténué, dont elletint les petites mains entre lessiennes jusqu’à ce que l’enfant fûtendormi.

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Pour la mère, il n’y avait pas desommeil. Comme un feu adhérent àses os brûlait en elle la pensée deschasseurs attachés à sa piste ; et ellefixait un regard ardent sur les eauxnoires et gonflées qui la séparaientdu salut. Mais il nous faut prendrecongé d’elle, et revenir à ceux qui lapoursuivent.

* **

Quoique madame Shelby se fûtengagée à faire servir sur l’heure, onvit bientôt, ce qui s’est vu de tout

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temps, qu’il faut être deux pour faireun marché. L’ordre avait été donné àhaute voix aux oreilles de Haley, etporté à tante Chloé par une demi-douzaine de jeunes messagers,auxquels cette grande puissanceaccorda, d’un air rechigné, deux outrois hochements de tête bourrus,sans rien déranger de la grave etminutieuse lenteur de ses opérations.

Par quelque intuition secrète, uneimpression générale que maîtressene serait nullement désobligée d’undélai semblait prévaloir ; et lasuccession d’accidents quiretardèrent le service fut vraimentmiraculeuse. Un infortuné

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personnage trouva moyen derenverser le jus. Il fallut en refaire,avec tout le soin, toutes lesformalités requises. Tante Chloé, entournant d’un air hargneux leprécieux liquide, réponditbrusquement à toutes lesinsinuations de hâte, que ce ne seraitpas elle qui, « pour aider à attraper lepauv’ monde, servirait du mauvaisjus. » L’un tomba avec les jarres, et ilfallut retourner chercher de l’eau à lasource ; l’autre précipita le beurre aumilieu des hasards. Des riresétouffés parcouraient la cuisine,lorsque arrivaient, par intermittence,des nouvelles de massa Haley : « Il

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pouvait pas tenir sur sa chaise ; il nefaisait qu’aller et venir de la porte àla fenêtre ! »

« C’est bien fait ! dit tante Chloéavec indignation. Ca ira pire pour lui,s’il ne s’amende, quand le maîtreviendra et lui dira de rendre compte !Faudra voir sa mine, alors !

– Li aller en enfer, sans faute ! dit lepetit Jacquet.

– Et qu’il l’a fièrement gagné !répliqua tante Chloé, lui qui a tant ettant brisé de pauv’ cœurs ! c’est moiqui vous le dis, à vous autres,poursuivit-elle, en levant d’un airterrible sa grande fourchette comme

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un trident ; juste ce que lisaitM. Georges dans les Révélations :« Les âmes crient au Seigneur sousl’autel ; elles demandent vengeance !– Et le Seigneur les entendra, viennele temps ; – oui, à son dam, il viendrale temps ! »

Tante Chloé, fort révérée dans sondomaine, fut écoutée par tous,bouche béante ; et, comme le dînerétait à la fin servi, le personnel de lacuisine s’aggloméra autour d’ellepour l’entendre et commérer un peu.

« Ses pareils brûlent vifs toutel’éternité, pour sûr : pas vrai ? disaitAndy.

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– Moi content, voir rôtir li !toujours ! toujours ! cria Jacquet.

– Enfants ! dit une voix qui les fittressaillir : c’était l’oncle Tom, qui,arrêté sur le seuil, avait toutentendu.

– Enfants, vous ne comprenez pas,j’ai peur. L’éternité est un terriblemot ! d’y penser seulement ça vousfait chair de poule ! – C’est mal,souhaiter les éternels tourments àune créature humaine ?

– C’est pas une créature humaine ! serécria Andy ; les traqueurs d’âmessont des méchants chiens, pashumains !

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– La nature même crie contre eux,ajouta tante Chloé. Arrachent-ils pasle nourrisson du sein de la mère pourle vendre ? les petits pleurnicheurspendus à son jupon pour les vendre ?Est-ce qu’ils n’ôtent pas le mari à safemme ? poursuivit tante Chloé, leslarmes commençant à la gagner ; etc’est-il pas prendre la vie à tousdeux ? et ça sans perd’ un coup dedent, un verre de vin ! Eux fumer, euxboire, gaillards comme devant ! Ah !si le diable n’agrippe pas ceux-là, àquoi serait-il bon, le diable ! » Ettante Chloé se couvrit la face de sontablier de cotonnade, et sanglota detout son cœur.

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« Priez pour ceux qui vouspersécutent, a dit le livre, reprit Tom.– Pour eux ! s’écria tante Chloé ;c’est par trop dur ! je peux pas prierpour eux !

– C’est la faute de la chair, Chloé, etla chair est faible ; mais l’esprit deDieu est fort. Pense seulement àl’âme de ces pauvres créatures, etremercie le Seigneur, Chloé, de n’êtrepas à leur place. Ah ! pour certain,j’aime mieux être vendu des cent etcent fois, que d’avoir sur le cœurtout ce dont ces pauvres méchantsauront à répondre !

– Moi tout de même, dit Jacquet. Eh !bon Dieu, jamais nous vouloir

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attraper Lizie ; pas vrai, Andy ? »

Andy plia les épaules, et siffla ensigne d’acquiescement.

« Je suis content que maître ne soitpas parti ce matin comme il l’avaitrésolu, poursuivit Tom. J’aurais étéencore plus chagriné, je crois, de levoir partir que d’être vendu. C’estnaturel à lui de ne pas vouloir y être ;mais, moi, j’en aurais le cœur biengros ! Je l’ai vu si petit ! – Là,maintenant, je me sens tout résigné.C’est la volonté de Dieu. Maître n’ypeut mais, et il a fait pour le mieux.Ce qui me soucie à l’heure qu’il est,c’est de penser comment ça ira quandje n’y serai plus ! Faut pas s’attendre

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que le maître aille voir à touteschoses pour tâcher de joindre lesdeux bouts comme je faisais ; etquoiqu’ils aient bonne volonté, noshommes sont de fiers sans-souci ;c’est là ce qui me tourmente. »

La sonnette se fit entendre, et Tomfut appelé au salon.

« Tom, dit affectueusement sonmaître, je tiens à ce que vous sachiezque j’ai signé à monsieur un dédit demille dollars au cas où vous ne voustrouveriez pas ici à l’heure où ilviendra vous réclamer. Il vaque àd’autres affaires aujourd’hui ; vouspouvez disposer de la journée. – Vadonc où tu voudras, mon bon

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garçon !

– Je vous remercie, maître, dit Tom.

– Et songes-y ! reprit le marchand, net’avise pas de jouer à ton maître unde vos tours de nègres, car si tu n’espas là, je tirerai de lui jusqu’à ladernière obole. S’il m’en croyait il neserait pas si fou que de s’en fier à unde vous autres noirs, qui glissez àtravers les doigts comme desanguilles !

– Maître, dit Tom, – et il se redressade toute sa hauteur, – j’avais justehuit ans quand vieille maîtresse vousposa sur mes bras, vous tout petitgarçon qui n’aviez pas un an. Elle me

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dit : « Tom, voilà ton jeune maître,prends bon soin de lui. »Aujourd’hui, maître, je vous ledemande, vous ai-je jamais trompé ?jamais désobéi, surtout depuis que jesuis devenu chrétien ? »

L’émotion gagnait M. Shelby ; deslarmes remplirent ses yeux lorsqu’ilrépondit :

« Mon brave garçon, le Seigneur saitque tu ne dis que la simple vérité, ets’il était en mon pouvoir de tegarder, les trésors du monde entierne t’achèteraient pas !

– Mais comme il est vrai que je suischrétienne, ajouta madame Shelby,

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vous serez racheté, Tom, dès quej’aurai pu, n’importe comment,réunir la somme nécessaire.– Monsieur, poursuivit-elle setournant vers Haley, prenez biennote de celui à qui vous le vendrez, etfaites-le-moi connaître.

– Très-volontiers, répliqua lemarchand. Je puis vous ramener lenoir dans un an sans tare, et vous lerevendre, pas pire pour l’user ; c’estmon état à moi !

– Je commercerai alors de bon cœuravec vous, et vous y trouverez votrecompte, dit-elle.

– Sans doute, reprit le marchand ;

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vendre ou acheter, ça m’est tout un,pourvu que l’affaire soit bonne. Ceque je veux, c’est de gagnerhonnêtement ma vie, madame, etnous n’en faisons ni plus ni moinstous tant que nous sommes, jeprésume ! »

Monsieur et madame Shelby,ennuyés l’un et l’autre, se sentaienten quelque sorte dégradés parl’impudente familiarité dumarchand ; mais tous deux voyaientla nécessité de se contraindre. Plusl’homme se montrait insensible etsordide, plus madame Shelbycraignait qu’il ne réussit à s’emparerd’Eliza et de Henri, et plus elle

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redoublait d’efforts et d’artificesféminins pour le retenir. Elle luisouriait gracieusement, causait avecaisance et familiarité, et mettait touten œuvre pour faire couler le tempsd’une façon imperceptible.

A deux heures Sam et Andyamenèrent les chevaux rafraîchis, ettout gaillards de leur escapade dumatin.

Sam se tenait là, huilé à neuf par ledîner, officieux, et tout débordant dezèle. Il était en train de se vanter, enstyle fleuri, de la façon dont ilménagerait les affaires, maintenantqu’il s’y mettait tout de bon, lorsqueHaley s’approcha.

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« Votre maître n’a pas de chiens, je leparierais ! dit Haley d’un air réfléchi,comme il se préparait à monter enselle.

– Lui ! eh, en avoir des tas ! répliquaSam d’un air superbe. V’la Brunod’abord, un fameux braillard ! etpuis, chacun de nous autres nèg’s a-t-il pas son roquet ?

– Pouah ! dit Haley ; – et il ajoutaquelques mots qui chatouillèrent lasusceptibilité de Sam, lequelmurmura.

– Pas comprend’, moi, pourquoijurer après pauv’bêtes !

– Voyons, reprit Haley, ton maître a-

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t-il des chiens (je suis assez sûrd’avance que non) dressés à dépisterles nègres ? »

Sam savait à merveille ce que lemarchand voulait dire ; mais ilconserva l’air de la plus candide, dela plus désespérante simplicité.

« Nos chiens avoir un flair quicompte. Eux être de la bonne race !pas dressés, vrai ; mais fameux unefois lancés. Ici, Bruno ! » Et il sifflale grand terre-neuve, qui, la queue enl’air, accourut à lui en folâtrant.

« Allez vous faire pendre ! s’écriaHaley s’élançant sur son cheval.Enfourchez-moi vos bêtes, et en

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avant !

Sam obéit, et sautant à cheval,trouva encore moyen de chatouillerson camarade. Andy partit aussitôtd’un éclat de rire immodéré, à lagrande indignation de Haley, qui luiallongea un coup de cravache.

« Mal à toi, Andy, fit observer Samavec une imperturbable gravité.Chose sérieuse, Andy, et toi faire lefarceur. Pas bon moyen d’aidermassa !

– J’irai à la rivière par le plus court,dit le marchand d’un ton déterminé,dès que les limites de la propriétéfurent dépassées. Je connais toutes

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leurs ruses, – ils se creuseraient deschemins sous terre !

– Là ! s’écria Sam, voilà la bonneidée. Massa bouter tout de suite aublanc. Y a deux routes pour aller àgrand’rivière, – route vieille d’enbas ; route neuve d’en haut. –Laquelle massa vouloir prendre ? »

Andy ouvrit de grands yeux à cetterévélation d’un nouveau faitgéographique, mais ne s’en hâta pasmoins de le confirmer avecvéhémence.

« A savoir, reprit Sam, Lizie, je legagerais, avoir pris la route d’en bas,vu qu’elle est la moins fréquentée. »

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Quoique Haley fût un fin merle quide loin flairait la glue, ce point devue le frappa.

« Si vous n’étiez pas tous deux de sidamnés menteurs !… » dit-il enréfléchissant.

Le ton dubitatif de la remarque parutamuser prodigieusement Andy qui seretira un peu en arrière, riant si fortqu’il faillit en tomber de cheval,tandis que Sam conservait la mêmegravité solennelle et dolente.

« Massa ira par où massa voudra,c’est sûr, reprit-il : au plus court,route d’en haut, si massa pense êtrela meilleure. – Que nous fait ? même

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chose pour nous. A présent, j’ysonge, route droite être déridément laplus courte.

– Elle choisira nécessairement lechemin le plus solitaire, pensait touthaut le marchand, sans écouter Sam.

– Pas sûr, reprit celui-ci. Filles avoirleurs caprices ! faire jamais commeon croit elles devoir faire, mais toutjuste au rebours. Vous croire ellesprendra un côté ? être une raisonpour qu’elle aller par l’autre. Moi,avoir cru Lizie prendre la route d’enbas, bonne raison pour qu’elle aitenfilé la route d’en haut. »

Cette profonde vue de la gent

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féminine ne disposant nullementHaley en faveur du dernier avis deSam, le marchand demanda si laroute d’en bas était proche ?

« Une poussée en avant, répliquaSam, fermant l’œil qui se trouvait ducôté de Andy, et il ajouta gravement :Mais, massa, moi avoir maintenantb i en dévisagé l’affaire ; nous pasdevoir prendre par là. D’abord, moipas la connaître du tout cette routed’en bas, un vrai déssert à se perdre,et tomber Dieu sait où !

– N’importe ; je prends la routebasse, affirma Haley.

– Eh, j’y songe ! on dit ce vieux

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chemin tout intervallé de coursd’eau, de criques, de haies ; pasmoyen d’y passer ; hors service ; pasvrai, Andy ? »

Andy en avait bien entendu quelquechose ; mais il n’était sûr de rien,n’ayant jamais pris par là. Bref, il nevoulait pas se commettre.

Accoutumé à tenir la balance entredes mensonges plus ou moinspatents, Haley penchait pour lavieille route. Il suspectait Sam del’avoir tout d’abord indiquéeinconsidérément, et les tentatives dunoir pour le dissuader de la choisirlui semblèrent autant d’impudentsmensonges faits, sur plus mûre

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réflexion, en faveur d’Eliza.

En conséquence, dès que Samindiqua la route d’en bas, il s’yprécipita aveuglément, suivi desdeux noirs.

C’était, en effet, l’ancien chemin dela rivière, mais abandonné depuisdes années, et qui, frayé seulement àl’entrée, était ensuite coupé defossés, de baies et de barrières. Samle savait à merveille, et il y avait silongtemps que cette voie était horsd’usage, que Andy n’en avait jamaisouï parler. Le nègre y entra d’un aird’humble soumission ; seulement, detemps à autre, il gémissait, etvociférait que « c’était diablement

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rude pour les pieds du pauv’ Jerry. »

« Ah ça, j’ai un avis à vous donner,dit Haley. Je vous sens venir d’unelieue, vous autres noirs ! Avec tousvos embarras, vous espérez medétourner de cette route ? –Bernicles !

– Comme massa voudra, » répliquaSam la figure allongée, mais, clignantde l’œil avec un redoublement deverve, à son camarade, dont la joieétait toujours sur le point de faireexplosion.

Sam, fort en train, prétendait êtreaux aguets : – tantôt il s’écriait qu’ilvoyait pointer un chapeau de femme

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au sommet de quelque montée ;tantôt il en appelait à Andy :

« N’était-ce pas Lizie qui se cachaitdans ce trou de vallon ? Cesexclamations parlaient toujours auxendroits les plus raboteux, les plusrocailleux de la route, lorsqu’il étaittrès-difficile de pousser les chevaux,et toujours Haley était tenu enhaleine.

Après avoir chevauché de la sorteune bonne heure, tous trois, par unebrusque descente, arrivèrenttumultueusement dans une largecour entourée de granges. Tous lesbras étant occupés dans les champs,il n’y avait personne en vue ; mais la

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ferme, dont ces granges faisaientpartie, barrait la route, quiévidemment se terminait là.

« L’ai-je pas dit ! moi, avoir bienprévenu massa, gémit Sam le noird’un air d’innocence. Les massaétrangers pouvoir pas connaître lepays comme les neg’s nés natifs del’endroit.

– Drôle ! s’écria Haley, tu ne lesavais que trop !

– Oh ! moi dire tout bien juste àmassa : et massa pas vouloir mecroire. J’ai dit que c’était toutfermé : barrières, haies, fossés, paspossible de passer. M’as-tu pas

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entendu, Andy ? »

La chose était trop vraie pour êtredisputée ; force fut au malheureuxmarchand de dissimuler sa raged’aussi bonne grâce qu’il le put, ettous trois, tournant casaque, sedirigèrent vers la route neuve.

Grâce à ces nombreux délais, ilpouvait y avoir trois quarts d’heurequ’Eliza avait endormi son enfantdans l’auberge, lorsque le trioatteignit le village. Assise à lafenêtre, la jeune femme regardaitdans une autre direction, quand l’œilperçant de Sam la découvrit. Haley etAndy se trouvaient de quelques pasen arrière. Dans cette crise, Sam

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parvint à faire enlever son chapeaupar le vent, et poussa un crilamentable qui la fit tressaillir ; ellese rejeta en arrière. La petitecavalcade fila le long de la fenêtre ets’arrêta devant le portail.

Un million de vies semblèrent seconcentrer dans le sein d’Eliza ; uneporte dérobée donnait sur la rivière ;enlevant l’enfant dans ses bras, elledescendit rapidement les marches, etdisparaissait derrière la berge,lorsque Haley l’aperçut en plein. Sejetant à bas de son cheval, il appela àgrands cris : Sam ! Andy ! et s’élançasur ses traces, comme un limier courtsur un daim. A ce moment de vertige

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les pieds de la fugitive ne touchaientpas terre ; en un clin d’œil elle eutgagné l’extrême bord ; ils arrivaientsur elle. Animée d’une force que Dieun’accorde qu’au désespoir, avec uncri sauvage et un terrible élan, ellefranchit d’un saut le courantbourbeux qui longeait la rive, et setrouva sur le radeau de glaçons qu’ilcharriait au delà. C’était un bondprodigieux, – la folie, la frénésieseules le pouvaient tenter ; et Sam,Andy, Haley, les mains levées,crièrent instinctivement.

Le glaçon verdâtre sur lequel elles’abattit craqua, et s’enfonça sousson poids, mais elle ne s’y arrêta pas.

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Avec des cris perçants et uneindomptable énergie, elle s’élancesur un autre, puis sur un autreglaçon ; elle trébuche, se relève,chancelle, glisse, rebondit, s’élanceencore ; ses souliers sont partis, sesbas coupés ; son sang marquechacun de ses pas ; elle n’aperçoitrien, n’entend rien, ne sent rien,jusqu’à ce que, vaguement, comme enun rêve, elle entrevoie l’autre bord, etun homme qui l’aide à y grimper.

« Brave fille, qui que tu sois ! bravecréature ! » criait l’homme en jurant.

Eliza reconnut la voix et les traitsd’un fermier qui habitait près de sonancienne maison.

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« Oh ! monsieur Symmes ! – sauvez-moi – sauvez-moi, – cachez-moi !cria Eliza.

– Comment donc ! qui est-ce là ? –Eh mais, n’est-ce pas la fille desShelby ? dit l’homme, – Mon enfant !– ce garçon ! – ils l’ont vendu ! là estson maître, dit-elle, montrant dudoigt la rive du Kentucky. Oh !monsieur Symmes, vous aussi vousavez un petit garçon !

– Oui, j’en ai un, dit l’homme, qui,d’une façon rude et tendre tout à lafois, la tirait en haut de la bergeescarpée. D’ailleurs, vous êtes unecourageuse fille, et j’aime ce qui estgrand. » Quand ils eurent gagné le

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plateau, l’homme s’arrêta.

« Je serais content de faire quelquechose pour vous, mais je n’ai pas oùvous mettre. La seule aide que jevous puisse donner, c’est de vousconseiller d’aller là ! et il lui montraune grande maison blanche, à l’écart,sur l’alignement de la grande rue duvillage. Allez-y ; il s’y trouve debonnes gens ; il n’y a pas de doutequ’ils ne vous aident ; – ilss’entendent à ces sortes d’affaires.

– Que le Seigneur vous bénisse, ditEliza avec ferveur.

– N’y a pas de quoi, n’y a pas dequoi, dit le brave homme, c’est bien

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le moins.

– Et, bien sûr, monsieur, vous ne ledirez à personne !

– Mille tonnerres ! pour qui meprends-tu, la fille ?

Certes, non. Voyons, va maintenant,comme une bonne et brave créatureque tu es. Tu as bien gagné ta liberté,et tu l’aurais si ça dépendait demoi. »

Eliza serra son fils entre ses bras, etmarcha d’un pas ferme et rapide.L’homme restait à la regarder.

« Shelby trouvera peut-être que cen’est pas un acte de bon voisinage,

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mais, qu’y faire ? S’il attrape une demes gaillardes dans la même passe,ma foi, il est bien venu à prendre sarevanche ! Bah ! jamais je n’aurai lecœur de voir de pauvres êtres,n’importe lesquels, courir, pantelerhors d’haleine, avec les chiens surleurs talons, et de me mettre aussicontre eux ! Ma foi, je ne vois paspourquoi je chasserais pour lecompte d’autrui ! »

Ainsi parla ce pauvre habitant duKentucky, vrai païen, ignorant sesdevoirs constitutionnels, agissant enchrétien. Mieux élevé, plus éclairé, ilaurait su mieux se conduire.

Haley, stupéfié, était resté immobile

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spectateur de toute la scène, jusqu’àce qu’Eliza eût complètementdisparu ; alors il tourna vers Sam etAndy sa face désappointée et son œilinterrogateur.

« En v’là un beau coup ! dit Sam.

– Il faut que la fille ait sept diablesdans le corps ! dit Haley. Ellebondissait comme un chat sauvage !

– Pardon, excuse, massa, reprit Samen se grattant la tête, mais, moi, pastenté suivre sa route : pense pas,moi, être assez vif pour ça ! et lescôtes du noir s’ébranlèrent sous sonrire enroué.

– Tu ris, drôle ! grommela le

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marchand.

– Dieu vous bénisse, massa, paspossib’ de s’en empêcher, dit Sams’abandonnant à ses ravissementstrop longtemps contenus. Elle était sicomique ! elle sautait ! elle courait, –et la glace craquait, enfonçait ! – etpouff ! et piff ! et spliche ! etsplache ! quels bonds ! – SeigneurDieu comme elle y allait ! » Sam etAndy éclatèrent d’un rire immodéré,et les larmes jaillirent de leurs yeux.

« Je vous ferai rire à l’envers,drôles ! » dit Haley. Sa cravachevoltigea autour de leurs têtes ; tousdeux firent le plongeon, et s’élançantvers le haut de la rive, ils furent en

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selle avant qu’il les eût rattrapés.

« Bonsoir, massa, dit Sam avec unegravité solennelle ; moi, devinermaîtresse être bien en peine de Jerry.Massa Haley n’avoir plus besoin denous. Jamais maîtresse vouloirpermettre ses chevaux traverser cesoir sur le pont de Lizie. »

Donnant un facétieux coup de poingdans les côtes de Andy, il prit le trot,suivi de son camarade, et leurs éclatsde rire moururent à distanceemportés sur la brise du soir.

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Chapitre 8

Les traqueursd’hommes.

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C’était à la tombée ducrépuscule qu’avait eulieu la fuite désespérée.Le brouillard grisâtre quis’élevait de la rivièreenveloppa Eliza comme

elle disparaissait sur le haut de laberge, et que le courant gonflé,tumultueux et les glaces flottantesélevaient une infranchissablebarrière entre le chasseur et sa proie.Lentement, l’air déconfit, Haleyregagna la petite taverne pour yruminer à l’aise sur le parti àprendre. L’hôtesse lui ouvrit unétroit salon, garni d’un lambeau detapis, d’une table couverte d’une

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toile cirée noire et luisante, et dequelques misérables chaises à hautsdossiers de bois. Au-dessus d’unegrille enfumée, le manteau de lacheminée se parait de plâtrescoloriés de tranchantes couleurs, et,à côté, s’étendait un banc des plusdurs et d’une longueur démesurée.Ce fut là que s’établit Haley pourméditer à loisir sur l’instabilité desespérances humaines.

« Qu’avais-je besoin de m’embourberde cette petite malédiction d’enfant,se dit-il, pour me faire railler, flouer,et prendre comme un raccoon au gîte[20] ! » Et Haley se soulagea par unebordée d’imprécations sur lui-même,

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qu’il y a tout lieu de croire méritées,mais que, comme affaire de goût,nous nous permettrons d’omettre.

La haute et discordante voix d’unhomme qui mettait pied à terre à laporte de l’auberge, tira le marchandde son monologue, et, s’élançant à lafenêtre, il s’écria :

« Ciel et terre, si ce n’est pas justecomme qui dirait une providence ! –Tom Loker en personne, ma foi ! »

Haley sortit aussitôt. Devant lecomptoir se tenait debout un hommebronzé, musculeux, haut de six pieds,large à proportion, et auquel sonsurtout de peau de buffle, le poil en

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dehors, donnait un air farouche etterrible que ne démentait en rien saphysionomie. Chaque organe, chaquelinéament qui puisse exprimer labrutalité et la violence, atteignait,sur ce crâne et sur ce visage, leurplus haut développement ; si lelecteur peut se figurer un boule-dogue passé à l’état d’homme, dressésur ses pattes de derrière et sepromenant en habit et en chapeau, ila une assez juste idée du physique dece personnage. L’homme étaitaccompagné d’un individu quiformait avec lui le plus parfaitcontraste. Ce dernier était court etfluet ; souple et chattemite dans

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toute son allure. De ses petits yeuxnoirs pointait un regard de souris,perçant, inquiet, avec lequel le restede ses traits aiguisés s’harmonisaiton ne peut mieux. Son nez mincesemblait s’allonger pour fouiller etsonder toutes choses, ses cheveuxnoirs, plats, lisses et rares, ramenésen avant, se collaient sur son crâne,et tous ses mouvements, toutes sesévolutions, annonçaient une aride etcirconspecte subtilité. Le grand groshomme se versa moitié d’une rasadede forte eau-de-vie, et l’engouffrad’un trait sans mot dire. Le petitfluet, hissé sur la pointe des pieds,promena son nez d’un côté à l’autre

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du comptoir, flaira toutes lesbouteilles, et finit par ordonner,d’une voix de fausset mal assurée, unjulep à la menthe, qu’on lui servit, etqu’il regarda d’un air decomplaisance rusée, en homme qui amis le doigt sur la chose ; puis ilsirota doucement le breuvage.

« Hé ! vivat ! s’écria Haley, quim’aurait prédit cette bonne fortune ?Holà, Loker, comment vous va ? et iltendit la main au gros homme.

– Au diable ! fut la réponse polie.Quel vent de grêle vous souffle ici,Haley ? »

L’homme rat, qui portait le nom de

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Marks, et qui buvottait à petits traitsdans son coin, s’interrompit, et fixasur le nouveau venu un œil futécomme celui du chat qui épie lafeuille sèche, ou tout autre petitobjet mobile, et va s’élancer dessus.

« Je dis, Tom, que c’est une chance !Je suis dans un diable de pétrin, et jene vois que vous qui puissiez m’entirer.

– Peste ! – probable ! gronda sonaimable interlocuteur. Celui à quivous faites bonne mine peut bienjurer que vous en voulez tirer pied ouaile. Allons, voyons où la mouchevous pique ?

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– Qui avez-vous là ? – un ami ?demanda Haley avec quelquehésitation, en regardant Marks ; unassocié peut-être ?

– Oui-dà ! Ici, Marks ! voilà monvieux partenaire de Natchez.

– Enchanté de faire votreconnaissance ; et Marks tendit samaigre patte de corbeau : M. Haley,je pense ?

– Lui-même, monsieur, dit Haley, etqui fêtera notre rencontre avec unverre ou deux de quelque chose dechaud. Holà ? vieux Raccoon ! cria-t-il à l’homme du comptoir, qu’onnous serve l’eau chaude, le sucre, les

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cigares et du rhum ; du fameux,entends-tu ! à discrétion, et faisonsbombance. »

Regardez ! les chandelles brillent, lefeu se réveille, et les trois dignescompagnons sont attablés autourdes accessoires obligés de touteréunion de leurs pareils.

Haley se plongea sans retard dans lepathétique récit de ses tribulations.Bouche close, Loker l’écoutait avecune attention renfrognée ; Marks,enfoncé dans la composition d’unnouveau breuvage à sa guise, s’endétournait pour fourrer son nez etson menton aigus presque dans laface du narrateur, dont il scrutait

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chaque parole ; la conclusion parutle réjouir infiniment, et ses épauleset ses côtes s’ébranlèrent du rireintérieur qui crispait ses lèvresminces.

« Ainsi, vous voilà la tête dans lesac ! enfoncé ! hi ! hi ! hi ! le tour estbon ! – Ces bambins, reprit Haleyd’un ton lamentable, sont la perte ducommerce !

– Si nous pouvions mettre la mainsur une race de femmes qui ne sesouciât pas des petits, je dis que ceserait la plus grande découverte dusiècle, – et Marks appuya saplaisanterie d’un froid ricanement.

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– Juste, dit Haley. Ca me passe ! cespetits ne leur donnent qu’un tas defatigue et de tourments ; il semblequ’elles devraient être enchantées des’en voir débarrassées ; eh bien,non ! plus un petit est tracassant etbon à rien, plus elles sont endiabléesaprès !

– Eh bien ! monsieur Haley, repritMarks, passez-moi un peu l’eauchaude. – Oui, monsieur, c’estcomme vous le dites ; nous ensommes tous là. Figurez-vous qu’unefois, je faisais le commerce alors,j’achète une fille robuste, bien faite,une jolie drôlesse, ma foi, et fortcapable, – n’avait-elle pas un enfant

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maladif, rachitique, crochu, que sais-je ? Je lâchai l’embryon à un hommequi prit la chance de l’élever, l’ayanteu pour une bagatelle ; – je n’allaispas rêver, moi, que la fille semonterait la tête pour ça, voussentez ! – mais, Seigneur Dieu ! jevoudrais que vous l’eussiez vue !Quel vacarme ! Vraiment, ellesemblait priser d’autant plus le petitqu’il était maladif, grognon, un vraifléau après elle ! – et c’est que c’étaitpour tout de bon ! Elle pleura, elle selamenta, elle se jeta par terre Onaurait dit qu’elle avait tout perdu.C’est une drôle de chose tout demême que les caprices des femmes !

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c’est à s’y perdre.

– Encore mon histoire, reprit Haley.Pas plus tard que l’été dernier, sur larivière Rouge, j’achète une fille etson enfant, un marmot de bonnemine, avec des yeux aussi brillantsque les vôtres. – Hé bien, n’était-ilpas aveugle ? mais, tout à faitaveugle ! – Motus, bien entendu, et jevous le troque joliment contre unbaril d’eau-de-vie. Mais, quand il futquestion de l’ôter à la mère ; oh,c’était une vraie tigresse ! Parmalheur ça se trouvait avant ledépart, et ma bande n’était pasencore à la chaîne. La femme n’enfait ni une ni deux, elle arrache un

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couteau à un des matelots, sautecomme un chat sauvage sur une ballede coton, et met tout notre monde enfuite. C’était bon pour la minute,bien entendu. Quand elle voit ça, ellese retourne, et, pan ! elle s’élance, latête la première, enfant et tout, dansla rivière, où elle est encore.

– Bah ! dit Tom Loker, qui avaitécouté avec un évident mépris ; vousn’êtes tous deux que des poulesmouillées ! Mes filles ne sepermettent pas de pareils tours avecmoi !

– Vrai ? et comment les en empêchez-vous, je vous prie ? demanda Marksvivement.

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– Moi ? quand j’achète une fille, dèsque son petit est mûr pour la vente,je vais droit à elle, je lui mets lepoing sous le nez : – Regarde-moi cepoing, lui dis-je. Si tu t’avises desouffler, tu vois ce qui t’aplatira laface. Je ne veux pas entendre un mot,– pas le commencement d’un mot. Cepetit est à moi, non à toi, et tu n’asque faire de t’en inquiéter. Je levends à la première occasion. Prendsgarde ! pas de farces ! où je te feraisouhaiter de n’être jamais née. Jevous garantis qu’elles savent qu’il nes’agit pas de rire quand j’empoigne,et je vous les rends muettes commedes poissons. S’il s’en trouve une qui

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piaille un brin, alors !… » Le poingde M. Loker, descendant pesammentsur la table, acheva sa phrase.

« Voilà ce qui s’appelle del’éloquence, dit Marks, tapant sur leventre de Haley en riant. Est-iloriginal, ce Tom ! hi, hi, hi ! Parionsqu’il n’y a pas tête crépue qui necomprenne, quelque dure qu’ellesoit ! Vrai, Tom, vous savez faireentrer les choses dans la cervelle,vous ; et si vous n’êtes le diable, parma foi, vous êtes son cousingermain ! »

Loker accepta le compliment avec lamodestie voulue, et prit l’air aussiaffable que le comportait son naturel

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de boule-dogue. Quant à Haley, quine s’était pas ménagé les spiritueux,il commençait à sentir en lui unerecrudescence de moralité,phénomène qui n’est pas rare enpareille occurrence chez les hommesgraves et méditatifs.

« Là, Tom ! Eh bien, je vous l’aitoujours dit : vous êtes par troprude ! Nous en avons souvent causéensemble à Natchez ; et, comme jevous l’ai prouvé maintes et maintesfois, à ménager quelque peu lamarchandise on n’en fait pas moinsson chemin dans ce bas-monde, etl’on conserve plus de chance pourl’autre, vienne le pire du pire, voyez-

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vous !

– Pouah ! – hé, je vois de reste !N’allez pas me débiter toutes vosfadaises de rebut, Haley ; je n’ai pasdéjà l’estomac trop solide, et ça metourne sur le cœur. » Cessant deparler, Tom absorba un demi-verred’alcool pur.

« Je dis – et se renversant sur sachaise, Haley gesticula avecvéhémence, – et je le maintiens, j’aitoujours poussé mon commerce defaçon à faire autant que qui que cesoit, primo et d’abord, de l’argent.Mais le trafic n’est pas tout ; l’argentn’est pas tout ; nous avons des âmes,tous tant que nous sommes, au bout

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du compte. – Peu m’importe qu’onhausse les épaules, j’ai mon opinionlà-dessus, et rien ne m’empêchera dela dire. J’ai une religion, j’y crois, etquelqu’un de ces jours, quand j’auraiarrondi mon petit lopin, je songeraisérieusement à mon âme. – A quoibon se faire plus méchant que deraison ? – est-ce agir prudemment, jele demande ?

– Songer à votre âme ! répétadédaigneusement Tom. Fameuxlorgnon que celui qui découvrirait lavôtre ! – Ménagez le fret pour cettedenrée-là, Haley, croyez-m’en. Si lediable s’avise jamais de vous passerau crible, je le défie, ma foi, de

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trouver trace d’âme !

– Ah çà, Tom, vous êtes par tropbourru, aussi ! Ne sauriez-vousprendre en bonne part ce qu’on nevous dit que pour votre bien !

– Laissez donc reposer un peu vosmâchoires, Haley, vociféra Tom. Jepuis endurer toutes vos balivernes,hors vos fadaises dévotes. – Vosprêches m’assomment, vous dis-je !Quelle différence y a-t-il de vous àmoi, s’il vous plait ? Est-ce que vousavez un brin plus de pitié, un brinplus de vergogne, ou de quoi que cesoit ? – C’est de la bonne, belle etpure vilenie pour duper le diable etsauver votre peau. Croyez-vous

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qu’on ne vous devine pas avec toutev o t r e religion, comme vousl’appelez ? Eh ! cela saute aux yeux !affaire de tricher le diable, tirerquittance et ne pas payer.

– Allons, allons, messieurs, il nes’agit pas de cela, dit Markss’entremettant. Il y a différentesfaçons d’envisager les choses.M. Haley est un homme scrupuleux ;il a sa conscience, et vous, Tom, vousavez votre système, – et un bonsystème, Tom : mais les querellesn’avancent à rien. Voyons, monsieurHaley, de quoi s’agit-il ? de vousl’attraper la fille, n’est-ce pas ?

– La fille ne me concerne en rien :

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elle est aux Shelby ; c’est son petitseulement que je veux. – Sot que jesuis d’avoir acheté le singe !

– Eh ! quand ne l’êtes-vous pas sot ?dit brusquement Loker.

– Allons, Tom, trêve auxbourrasques, reprit Marks se léchantles lèvres. Voyez ! voilà M. Haley qui,je le sens, est en train de nous mettresur une bonne piste. Tenez-vousseulement tranquille : cestransactions-là sont mon fort. Cettefille, monsieur Haley, comment est-elle ? qu’est-elle ?

– Oh ! belle et blanche, très-bienélevée. J’en offrirai à Shelby de huit

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cents à mille dollars, et il y avait àgagner.

– Blanche – belle – bien élevée !répéta Marks, et ses yeux perçants,son nez, ses lèvres s’aiguisèrent decupidité. – Voyez un peu, Loker, celapromet ! Il y a une affaire pour nouslà-dedans. Nous entreprenons lachasse ; l’enfant va à M. Haley, c’estclair ; et nous emmenons la fille à laNouvelle-Orléans pour spéculerdessus ; est-ce beau, hein !

Tom, dont les pesantes mâchoiresétaient restées entrebaillées durantcette communication, les refermatout à coup, comme s’il happait unbon morceau, et se disposa à digérer

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l’idée à loisir.

– Voyez-vous, dit Marks à Haley,tout en continuant de remuer sonpunch, nous avons le long du rivagedes juges de paix accommodants,comme il les faut dans notreprofession. Tom mène d’abordl’affaire, et tape dur ; puis, j’arrive àmon tour quand il s’agit de prêterserment, bien vêtu, bottes vernies,tout à fait dans le grand genre. Quene pouvez-vous voir, poursuivitMarks, dans un accès de vanité biennaturel, ma façon d’enlever leschoses ! – Un jour je suisM. Twickem de la Nouvelle-Orléans ;une autre fois j’arrive de ma

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plantation au bord de la rivière de laPerle, où j’emploie environ sept centsnoirs ; – ou bien je suis parent

éloigné de M. Henri Clay [21], ou dequelque autre vieux coq duKentucky. Chacun a son talent en cemonde. Tom, un vrai lion quand ilfaut frapper ou combattre, ne vautrien du tout pour mentir. – Non, Tomne s’en tirera jamais ; cela ne luivient pas naturellement, Mais, par leciel ! s’il y a dans le comté quelqu’unqui puisse faire serment de touteschoses, à toutes gens, raconter lesincidents, multiplier lescirconstances, se vanter d’un air plusgrave, et s’en tirer mieux que votre

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serviteur, je serais ravi de la voir, etje n’en dis pas plus. Ma parole ! si jene me crois pas sûr d’entortiller mesjuges, quand même ils se feraientscrupuleux. Je le voudrais, par mafoi, la farce en aurait plus demontant : ce serait plus drôle. »

Tom Loker qui, on l’a pu voir, étaitlent de conception, lourd demouvement, interrompit ici Marks,en donnant sur la table un coup depoing qui fit danser les verres : « Caira ! s’écria-t-il.

– Dieu vous bénisse, Tom ! N’allezpas briser la vaisselle ! réservezvotre poing pour les cas d’urgence.

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– Mais, messieurs, n’aurai-je pas unepart du profit ? demanda Haley.

– Quoi ! n’est-ce pas assez que nousattrapions l’enfant pour vous ? quevous faut-il encore ? dit Loker.

– Eh ! n’est-ce pas moi qui ai faitlever le gibier ? Cela vaut quelquechose, je présume. Dix pour cent surles bénéfices, tous frais prélevés.Voyons !

– Pour le coup ! s’écria Loker avecun formidable juron et en écrasantpresque la table, vous voilà bien,vous, Daniel Haley ! Ah ! vousprétendez trancher du grand seigneuravec moi ! Nous nous serons faits

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traqueurs d’esclaves fugitifs, Markset moi, pour les beaux yeux desgentilshommes de votre espèce, etgratis, de plus ! Non, de par tous lesdiables ! la fille est pour notrecompte, et tenez-vous tranquille, ounous gardons les deux. Quiempêche ? Vous nous avez montré legibier, d’accord ; libre à vous decourir sus, et à nous aussi, jeprésume. S’il plaît à vous ou àShelby de nous actionner, soit ; àmerveille : cherchez où sont lesperdrix de l’an passé, vous noustrouverez peut-être sous leurs ailes.

– Eh bien ! à la bonne heure ! c’estconvenu, dit Haley alarmé, vous me

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rattraperez le garçon pour ma peine.Nous avons fait nombre d’affairesensemble, Tom ; vous avez toujoursjoué franc jeu avec moi, et je sais quevous êtes homme de parole.

– Ah ! vous le savez ? – Je ne donnepas dans toutes vos momeries, moi ;– mais je suis recta dans mescomptes, fût-ce avec le diable lui-même. Ce que je dis, je le fais, et leferai, – vous savez ça, Daniel Haley !

– Ainsi dit, ainsi fait. Tom, vouspromettez de déposer l’enfant, soushuit jours, à l’endroit que vousdésignerez vous-même, et je me tienspour content.

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– Oui-dà ! mais pas moi, et vous êtesloin de compte. Ce n’est pas pourrien que j’ai fait si longtemps lesaffaires avec vous, Haley, là-bas, àNatchez. J’ai appris à ne pas lâcherl’anguille quand je la tiens ; vousm’allez débourser tout de suite, surtable, cinquante dollars, ou pasd’enfant.

– Comment ! quand vous avez sousla main une magnifique affaire quivous rapporte clair et net de mille àseize cents dollars ! Ah ! Tom ! vousn’êtes pas raisonnable.

– Vraiment ! et n’avons-nous pasplus de cinq semaines d’ouvrageinscrit sur nos livres ? plus que nous

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n’en pourrons faire. Supposez quenous plantions tout là pour battre lesbuissons après votre bambin, etqu’en résultat nous n’attrapions nil’enfant ni la mère ! – C’est toujoursle diable à rattraper que ces filles. –Nous voilà bien lotis ! – Nouspayeriez-vous un sou d’indemnité ?– Il me semble que je vous y vois,hem ! – Non, non, étalez-moi là-dessus vos cinquante dollars. Si legibier est à nous et qu’il réponde,l’argent sera rendu ; sinon c’est pournos peines. Est-ce jouer franc jeu ?hé ! Marks ?

– Certainement, certainement, dit cedernier d’un ton conciliant : simple

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garantie d’honoraires, c’est tout. Hi !Hi ! Hi ! – Nous sommes quelque peulégistes, mais pas moins bonsenfants pour cela. – Ainsi nous voilàd’accord. Tom déposera l’enfant oùvous voudrez ; n’est-ce pas, Tom ?

– Si j’agrippe le marmot, je l’amène àCincinnati, et je le laisse chez lagrand’mère Belchu, audébarcadère, » dit Loker.

Marks avait sorti de sa poche uncarnet tâché de graisse, d’où il tiraun long papier ; la tête dans sesmains, fixant sur sa liste ses perçantsyeux noirs, il en marmotta le contenuentre ses dents :

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« Hem ! Barnes (comté de Shelby),son garçon Jim ; trois cents dollarspour lui, mort ou vif. – Edwards,Dick et Lucie, mari et femme, sixcents dollars. – La négresse Polly,avec deux enfants, six cents ; elle ousa tête. – Je parcours l’agenda pourvoir si l’affaire peut être prise enmain sur-le-champ, dit-il,interrompant sa lecture. – Loker,reprit-il après une pause, si nouspassions la Polly à Adams etSpringer ? voilà longtemps qu’elleest sur le registre.

– Ils demanderont trop cher,murmura Tom.

– J’arrangerai la chose à un taux

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raisonnable. – Ils débutent et doiventse faire plus coulants. Voyons ! il y adeux ou trois cas faciles : del’ouvrage courant, un coup de fusil àtirer sur les fuyards ; attrape quipeut, et il ne s’agit plus que de jurerqu’ils sont tués. – On ne saurait fairepayer cela beaucoup. – Les autrescommandes attendront. –Maintenant, arrivons aux détails.Vous dites donc, monsieur Haley,que vous avez vu la fille grimper surl’autre bord ?

– Sûr ; vue comme je vous vois.

– Et un homme l’aidait à grimper ?ajouta Loker.

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– Très-sûr, je l’ai vu.

– Elle aura été recueillie quelquepart, ce n’est pas douteux, repritMarks ; mais où ? C’est la question.– Qu’en dites-vous, Tom ?

– Moi ? je dis qu’il faut traverser larivière ce soir, et sans barguigner.

– C’est qu’il n’y a point de bateau, etl’eau charrie en diable ! N’est-ce pasdangereux, Tom ?

– Je n’en sais rien ; tout ce que jesais, c’est qu’il faut traverser.

– Diable ! reprit Marks, s’agitant ; et,se rapprochant de la fenêtre, ilajouta : C’est noir comme la gueule

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d’un loup ! hé, Tom !

– Le court et le long, c’est que vousavez peur, Marks ; mais je ne puisqu’y faire ; il faut marcher. Prenez unjour ou deux de campos, vous leurdonnez le temps, avec leursmanœuvres souterraines, de fairefiler la fille jusqu’à Sandusky, et ellevous passera sous le nez.

– Oh ! je n’ai pas l’ombre de peur, ditMarks, seulement…

– Seulement, quoi ? demanda Tom.

– Le bac, parbleu ! – Vous voyez qu’iln’y a pas de bateaux.

– L’hôtesse a dit qu’il y en aurait un

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ce soir. Un batelier doit traverser.Nous risquons notre cou et passonsavec lui, reprit Tom.

– Vous avez des chiens, sans doute,dit Haley.

– De premier choix, répliqua Marks.Mais à quoi bon ? nous n’avons rienà leur faire flairer.

– Si vraiment ! s’écria Haley d’un airde triomphe. J’ai là son châle oubliésur le lit dans sa hâte, et elle a laisséaussi son chapeau.

– Une vraie chance ! dit Loker.Allongez-moi ces guenilles.

– Gare cependant aux chiens, fit

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observer Haley. Ils pourraient, si l’ony va sans précaution, endommagerfort l’article.

– C’est à considérer, répondit Marks.L’autre jour, à Mobile, nos chiensn’ont-ils pas mis un nègre plus d’àmoitié en pièces avant que nousayons pu le leur arracher !

– Il y faut regarder de près, surtouten fait d’articles vendus pour leurbeauté, voyez-vous !

– Je vois très-bien, Haley, répliquaMarks. Puis, si la fille est gîtée, leschiens deviennent superflus. Ilscomptent d’ailleurs pour peu dansvos Etats du Nord, où ces créatures

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sont voiturées. Ce n’est plus commedans nos plantations, où le noir quis’enfuit n’a recours qu’à ses jambes,et n’est point secouru.

– Allons, dit Loker qui était alléprendre langue au comptoir.L’homme arrive avec le bateau. Enroute, Marks ! »

Ce dernier – pauvre homme ! – jetaun triste regard sur les confortablesquartiers qu’il lui fallait abandonner,et se leva lentement pour obéir.Après avoir encore échangé quelquesmots sur les arrangements ultérieursavec les deux associés, Haleydéboursa, non sans une répugnancevisible, les cinquante dollars

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convenus, et le digne trio se sépara.

Si la délicatesse de quelques-uns denos lecteurs chrétiens se trouvechoquée de la société dans laquellecette scène vient de les introduire,qu’ils veuillent bien faire taire leurspréjugés et ajourner leurs scrupules.Le métier de traqueurs d’esclaves esten hausse, et promet, grâce à lanouvelle loi, d’être un jour unehonorable, patriotique et légaleprofession. Si tout le large territoirequi s’étend du Mississipi à l’océanPacifique devient un grand bazarpour le débit des corps et des âmes,et que la marchandise garde lamobilité que lui imprime le dix-

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neuvième siècle, le marchand et letraqueur d’esclaves pourront prendreun haut rang dans l’aristocratieaméricaine.

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Chapitre 9

L’Evasion.

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Sam et Andy retournaient aulogis, en grande jubilation,tandis que cette scène sepassait à la taverne. Samne se tenait pas de joie. Sestransports se traduisaient

par toutes sortes de hurlements,d’interjections hétéroclites, demouvements désordonnés et decontorsions bizarres. Parfois il étaitassis à rebours, la face tournée versla queue et la croupe du cheval ;soudain il poussait un cri detriomphe, et une culbute le remettaitdroit en selle. – Allongeant alors uneface lugubre, il réprimandait Andy,d’un ton ronflant, des risées

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inconvenantes que se permettaitl’étourdi. Puis, instantanément il sebattait les flancs de ses bras, ets’abandonnait à des tonnerres de rirequi faisaient retentir les bois. Atravers toutes ces évolutions ilparvint à maintenir les chevaux augrand galop, et, entre dix et onzeheures, leurs sabots résonnaient surle gravier de la cour.

Madame Shelby vola au balcon.

« Est-ce vous, Sam ? où sont-ils ?

– Massa Haley être à se délasser à lataverne ; lui, bien fatigué, ah ! bienlas, maîtresse !

– Mais Eliza ! Sam ?

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– Eh ! eh ! Jourdain être passé : elleavoir gagné, comme on dit, la terrede Chanaan.

– Comment ! que voulez-vous dire,Sam ? Et perdant la respiration àl’idée que soulevaient ces paroles,madame Shelby se sentit défaillir.

– Le Seigneur protéger les siens,maîtresse ! Lizie avoir gagné l’Ohio[22], à travers la rivière, comme si leSeigneur l’enlevait dans son chariotde feu attelé de deux chevauxblancs. »

La veine religieuse de Sam, s’exaltanten présence de sa maîtresse, il faisaitfréquemment étalage devant elle des

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citations et images tirées desEcritures.

« Montez, Sam, dit M. Shelbys’avançant sur la véranda, et venezrépondre à votre maîtresse. Allons !allons ! Emilie, vous prenez froid.Vous voilà toute transie ; vous vouslaissez aussi trop émouvoir, machère !

– Trop ! – Ne suis-je pas femme ? nesuis-je pas mère ? et ne répondrons-nous pas tous deux à Dieu de cettepauvre fille ! Mon Dieu ! mon Dieu !que ce péché ne retombe pas sur nostêtes !

– Quel péché, Emilie ? Vous le savez,

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nous n’avons fait que ce que nousétions positivement contraints defaire.

– N’importe ! Il y a au fond de toutcela un vague sentiment de crime queje cherche en vain à raisonner.

– Ici, Andy, toi, négrillon ! leste etpreste ! cria Sam sous la véranda. Al’écurie les chevaux, et vite ! entends-tu pas maître appeler moi ? et Samparut au salon presque aussitôt, soncouvre-chef de feuilles à la main.

– Voyons, Sam, dis-nousdistinctement ce qui s’est passé. Oùest Eliza, si tu le sais ?

– Eh bien, maître, moi l’avoir vue, de

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mes yeux vue, traverser sur lesglaçons flottants. Remarquable toutd’même ! ni pu ni moins qu’unmiracle : et j’ai vu un homme aiderLizie à grimper du côté de l’Ohio,puis, la nuit venir, et plus rien voir.

– Sam, ton miracle me semble un peuapocryphe. Voyager sur des glacesflottantes n’est pas chose facile.

– Facile ! personne le faire, sansl’aide du Seigneur ! Voilà, maître, lachose tout au long. Massa Haley, moiet Andy, arriver quasi à la petitetaverne, au tournant de la rivière,moi, d’un brin en avant (pas pouvoirme retenir, trop zélé pour rattraperLizie). Quand moi, droit en face, la

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voir à la fenêtre de la taverne ; lesautres être pas loin ! Pan ! v’la monchapeau qui décampe, et moi de crierà réveiller un mort. Lizie, c’est clair,entendre et s’esquiver. Bah ! justecomm’elle détalait devers la rivière,massa Haley passer devant le portail,l’entrevoir, hurler après elle, et lui,moi, Andy, donner la chasse à Lizie.– Elle, courir jusqu’au bord ; – là,grand courant ; dix pieds de large, –au delà gros glaçons se choquer, seheurter, faire tapage tous ensemble ;grande île mouvante, quoi ! – et noussur ses talons ; moi bien la croireprise, sur mon âme ! – mais le criqu’elle a fait ! – jamais rien entendu

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de pareil ! et la voir tout d’un coup,de l’autre côté du courant, sur lesglaces, – aller ! aller ! criant !sautant ! – Un glaçon fait crac ! elleêtre en l’air ; cric, un aut’ glaçon ;elle rebondir ! un vrai chevreuil ! –Seigneur Dieu, y a-t-il du ressortdans cette créature ! y en a-t-il ! c’està pas y croire !

Madame Shelby demeurait immobile,muette, pâle d’émotion, durant toutle récit de Sam.

– Dieu soit loué ! dit-elle enfin, ellen’est pas morte. Mais où est lapauvre enfant, maintenant !

– Le Seigneur y prévoira ! dit Sam

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roulant pieusement ses prunelleslevées. Moi dire toujours, y avoir uneProvidence. Maîtresse avoir bienappris à nous : les instruments êtretout prêts pour faire la volonté duSeigneur. – Eh ben juste, sans moi,pauv’ p’tit instrument, Lizie êtreprise une douzaine de fois. Quilâcher les chevaux ce matin et menereux chassant jusque près le dîner ?Sam. Qui prom’ner massa Haley,cinq milles en dehors le chemin droit,jusqu’à la brune ? Sam ! autrementmassa Haley tombait sur Lizie,comme un chien sur un raccoon. Envoilà des providences !

– Je te conseille, maître Sam, de

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devenir plus sobre de providences decette espèce. Je ne prétends pas quedes gentilshommes soient joués de lasorte chez moi, » dit M. Shelby avecautant de sévérité qu’il en puttrouver pour l’occasion.

Mais il n’est pas plus aisé d’abuser lenègre que l’enfant à l’aide d’unefeinte colère. Tous deux voientdistinctement le vrai des choses àtravers les apparences mensongères,et Sam ne fut en rien déconcerté parla rebuffade, bien qu’il jugeât àpropos d’affecter une gravitédolente, et de laisser pendre les coinsde sa bouche en signe decomponction.

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« Maître avoir raison, – bien raison.Fort vilain à moi, y a pas à dire ; etmait’ et maîtresse pas encourager ça.– Mais pauv’ nèg’ bien tenté jouermalins tours à ces gens de rien quiprennent des airs comme ce massaHaley. Sam assez bien élevé pourvoir lui pas gentilhomme du tout.

– Eh bien, Sam, dit madame Shelby,comme vous me paraissez vivementsentir vos torts, vous pouvezdescendre à la cuisine, et dire à tanteChloé de vous donner une tranche dujambon qu’on a desservi aujourd’hui.Vous et Andy devez avoirgrand’faim.

– Maîtresse, bien trop bonne pour

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nous autres, » répondit Sam ; etsaluant d’un air allègre, il disparut.

On voit, et nous l’avons dit, que Sampossédait un talent naturel qui, dansla ligne politique, l’eût poussé loin ethaut. Il savait capitaliser, à sonhonneur et gloire, tout ce quitournait bien. Ayant, il s’en flattaitdu moins, fait mousser à lasatisfaction du salon sa piété et sonhumilité, il campa sa feuille depalmier sur sa tête d’un airconquérant, et se dirigea vers lesdomaines de tante Chloé, déterminéà faire florès à la cuisine.

« Je vais pérorer un brin à ces nèg’slà-bas, se disait Sam, maintenant que

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j’ai la chance. Seigneur ! si je n’endévide pas de quoi leur faireécarquiller les yeux ! »

Un des grands délices de la vie deSam avait été d’accompagner sonmaître aux réunions politiques detous genres. A cheval sur unebalustrade, ou perché sur quelquearbre, il passait des heures entières àobserver, à écouter les orateurs avecdes ravissements de joie ; descendantensuite parmi ses frères, à nuancesdiverses, rassemblés pour la mêmeoccasion, il les édifiait, les délectaitpar les plus burlesques, les plusrisibles imitations, débitées avec unsérieux imperturbable, une solennité

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des plus divertissantes. Quoique sonauditoire immédiat fût en généralcomposé de noirs, il s’y trouvaitsouvent un entourage assez imposantd’individus de complexions plusclaires, lesquels écoutaient, riaient,clignaient des yeux, à l’inexprimableorgueil de Sam. De fait, persuadé desa vocation oratoire, il saisissaitchaque occasion de donner pleinecarrière à son éloquence.

Mais entre Sam et tante Chloéexistait de tout temps une sorte deguerre chronique, ou plutôt unefroideur prononcée. Cette fois lesintérêts de Sam se trouvant englobésdans le département des provisions

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de bouche, il crut sage de se montrerconciliant. Certain que les ordres demaîtresse seraient toujours suivis àl a lettre, il désirait que l’esprit envivifiât et agrandit l’exécution. Ilparut donc devant tante Chloé avecune expression touchante derésignation et de souffrance, enhomme qui vient d’endurer desfatigues inouïes pour la défense del’innocence opprimée ; il développahabilement les faits, et dit commequoi maîtresse l’envoyait à tanteChloé, pour qu’elle rétablit, entre sessolides et ses fluides, l’équilibreinterrompu. Il reconnaissait ainsid’une façon explicite les droits et la

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suprématie de la cuisinière danstoute l’étendue de ses domaines.

La chose prit on ne peut mieux.Jamais candide électeur, cajolé parun candidat politique, ne fut plusaisément gagné que tante Chloé parla suave éloquence de Sam. Eût-il étéle fils prodigue, il n’eût pu êtreaccueilli avec plus de libéralitématernelle.

En moins de rien, il se trouvaglorieusement assis en face d’unelarge casserole garnie d’une ellapodrida des reliefs de tout ce quiavait été servi sur la table desmaîtres, depuis deux ou trois jours :– savoureux morceaux de jambon,

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blocs dorés de gâteaux de maïs,triangles de pâtés de toutesdimensions, ailes et gésiers depoulets, le tout dans une confusionpittoresque ; et Sam, monarque decette bombance, siégeait, sa feuillede palmier retroussée de côté, d’unefaçon gaillarde, et protégeait Andy,placé à sa droite.

La cuisine se remplit de camaradesaccourus de toutes les cases pourentendre la fin des exploits du jour.C’était l’heure du triomphe de Sam.L’histoire fut répétée avec toutessortes d’ornements etd’amplifications ; Sam ne se fit fautede rien de ce qui pouvait en

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rehausser l’effet. Comme les habiles,il n’avait garde de laisser le récitperdre de son éclat en passant parses lèvres. Des rugissements de rireaccompagnèrent sa narration, etfurent bientôt repris et prolongés, englapissements joyeux, par tout lemenu fretin qui fourmillait sur leplancher ou perchait dans chaquerecoin. Mais au milieu du vacarme,des éclats, des transports, Samconserva son immuable gravité ;seulement il roulait parfois ses yeuxà demi-levés au ciel, ou lançait decôté à ses auditeurs les plus drôlesd’œillades, mais sans rien perdred’ailleurs de l’élévation sentencieuse

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de son débit.

« Vous aut’s concitoyens et amis, dit-il, brandissant avec énergie un pilonde dinde ; vous aut’s voir maintenantla chose : moi, vot’ enfant, défendrevous tous, – oui, tous ! – Prendre un,est-ce pas comme prendre tous lesautres ? vous voir ; principe le même,est-ce clair ? Qu’un de ces traqueursd’hommes vienne flairer là autour ! ilm’y trouvera, moi, Sam ! moisoutenir vous tous, frères, – moimaintenir vos droits moi vousdéfendre jusqu’au dernier souffle !

– Comment que ç’est, Sam ?interrompit Andy ; ce matin, toi direvouloir prendre Lizie pour massa,

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bien sûr ; – tes deux parlers nependent pas pareils !

– Ecoute, petit, repartit Sam avec uneétourdissante supériorité, toi pascauser quand toi pas savoir, vois-tu ?– Enfants comme toi, Andy, pleins debons vouloirs, bons garçons ! maiseux pas pouvoir entrer dans lacollision du principe des choses. »

Andy parut écrasé, surtout par lemot imposant de collision, qui fitouvrir de grands yeux aux jeunesmembres de l’assemblée, et leurparut un argument sans réplique.

« C’est par conscience pure, Andy,que moi vouloir attraper Lizie :

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croire maître aussi sur sa piste ;mais, quand voir maîtresse toute aurebours, conscience plus forte alorsdu côté de maîtresse : tout simple,être le meilleur côté ! vous, voir moit o u j o u r s pressister dans monopinion ; toujours tenir ferme pourconscience et principes. – Avant toutles principes ! s’écria Sam, tiraillantavec enthousiasme de ses dentsblanches un cou de poulet ; – et àquoi bon principes sanspressistance ? moi le demander, àquoi bon ? – Tiens, Andy, toinettoyer cet os ; encore bonne viandeaprès. »

L’auditoire de Sam demeurant

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bouche béante, il ne pouvait mieuxfaire que de continuer.

« Vous pas comprendre, peut-être,amis et frères nèg’s, poursuivit Sam,s’enfonçant dans les profondeursabstraites de son thème, vous pascomprendre quoi que c’est quepressistance ? chose pas toujoursclaire à chacun de nous aut’s. Tenez,quand un quelqu’un veut aujourd’huiune chose, et demain le contraire decette chose, les gens diront paspressistant. Etre naturel eux le dire. –Passe-moi ce morceau de gâteau,Andy. – Mais voyons un brin au finfond de l’affaire. – J’espère lesgentilshommes et le beau sexe

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vouloir bien excuser moi faire unecomparaison. Moi, Sam, vouloirgrimer par là-haut sur une meule defoin ; eh bien, moi, Sam, mettre monéchelle de ce côté : l’échelle pas bientenir ? moi la mettre de l’aut’ côté.Suis-je pas pressistant ? moi,toujours vouloir monter sur lameule ! voyez-vous pas ça, vousautres ?

– Etre votre unique pressistance, biensûr, dit tante Chloé, attristée par lesréjouissances de la soirée qui, selonla comparaison de l’Ecriture, étaientpour elle comme du vinaigre sur dunitre.

– Oui, en vérité, s’écria Sam,

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regorgeant de victuailles et de gloire,et se levant pour la péroraison : oui,compagnons et frères, et dames desaut’ sexes en général, j’ai desprincipes – je m’en vante ; ilspressistent à ce jour et à tous lesjours ; – j’ai des principes et je m’ycramponne. – Dès que Sam pense unprincipe être là, Sam y courir ; – onpeut brûler Sam tout vif, Sam courirau poteau ; – Sam aller et dire : Icimoi suis venu, moi, Sam, répand’mon dernier sang pour mesprincipes, pour ma patrie, et pour lesgénérals intérêts de la société.

– Eh bien, reprit tante Chloé, qu’unde tes principes soit d’aller te

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coucher, et vite ! Comptes-tu les tenirlà toute la nuit ? Maintenant à vousaut’, petite engeance ! celui qui neveut pas être tapé n’a qu’à décamperau plus tôt.

– Nèg’s ! et vous tous, dit Sam,faisant ondoyer sa feuille de palmieren saluant avec majesté : moi, vousbénis tous ! Allez à vos lits, et soyezsages ! »

Munie de cette bénédictionpathétique, l’assemblée se dispersa.

q

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Chapitre10

D’où il appertqu’un sénateurn’est qu’unhomme.

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La lueur d’un feu joyeux, sereflétant sur les tasses etla brillante théière,éclairait gaiement le foyeret le tapis du riant petitsalon où le sénateur Bird

tirait ses bottes, avant de glisser sespieds dans les douillettes pantouflesque, durant la session du Congrès, safemme venait de lui broder.

Madame Bird, l’air ravi, tout ensurveillant les arrangements de latable, distribuait çà et là quelquesavertissements à un tas de petitsespiègles lancés dans toutes lesgambades et malices folâtres qui,depuis le déluge, étonnent si

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constamment les mères.

« Tommy, laisse en paix le bouton dela porte ; – là ! voilà un bon garçon !– Mary, Mary, ne tire pas la queue duchat : pauvre minet ! – Jim, il ne fautpas grimper sur la table, – non ; dutout, du tout ! – C’est une si bonnesurprise pour nous tous de vousavoir là ce soir ! dit-elle enfin à sonmari dès qu’elle en trouva lemoment.

– Oui, oui ; j’ai pensé que j’avaisjuste le temps de venir me reposerune soirée près de vous, et de passerau logis une nuit tranquille Je suisharassé ! j’ai la tête rompue !

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Madame Bird lança un coup d’œil auflacon de camphre que laissaitapercevoir une armoire entr’ouverte ;elle se levait, M. Bird l’arrêta.

– Non, non, Marie, pas de drogues !une tasse de votre thé, bien chaud, etquelques heures de bien-être aulogis, voilà tout ce que je veux. Fairedes lois est, ma foi, une rudebesogne !

Et le sénateur sourit, heureux de seconsidérer comme une victimeofferte à la patrie.

– Eh bien, dit sa femme lorsque sesoccupations autour de la tablecommencèrent à se ralentir, qu’ont-

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ils donc fait au sénat ? »

Or, c’était chose inouïe pour ladouce petite madame Bird de setroubler la tête des affaires deschambres législatives, ce qui sepassait dans les siennes suffisant dereste à l’occuper. M. Bird ouvrit doncde grands yeux, comme il luirépondait : « Rien de bien important.

– Bon ! alors il n’est pas vrai qu’onait fait une loi pour défendre dedonner à boire et à manger auxpauvres gens de couleur qui passentpar ici ? On prétendait qu’il étaitquestion de quelque chose desemblable ; jamais législaturechrétienne n’adopterait pareille loi !

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– Eh mais, Marie, vous vous lancezdans la politique !

– Quelle folie ! non, certes, je ne mesoucie mie de tous vos longsdiscours ; mais ce serait là une chosecruelle, impie, vraiment ! et j’espère,mon cher, que rien de ce genre n’apassé.

– Nous avons sanctionné une loi quidéfend de prêter secours auxesclaves fugitifs qui nous viennentdu Kentucky, ma chère. Ces fousd’abolitionnistes en ont tant fait quenos frères du Kentucky se sontmontés la tête, et il a semblénécessaire, et non moins sage quechrétien, de faire quelque chose de ce

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côté de l’Ohio pour calmerl’agitation.

– Et que dit-elle donc, cette loi ? Ellene nous défend pas, j’espère,d’abriter une nuit de pauvrescréatures, de leur donner un bonrepas, quelques vieilles hardes, et deles renvoyer ensuite paisiblement àleurs affaires ?

– Comment ? mais si, ma chère. Ceserait les aider et se faire leurscomplices. »

Madame Bird était une petite femmede moins de quatre pieds de hauteur,aux doux yeux bleus, au teint de fleurde pêcher, timide, rougissante, à la

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voix mélodieuse. Quant au courage,on savait que le gloussement d’unedinde l’avait une fois mise en fuite, etun chien de taille moyenne, pour latenir en respect, n’avait qu’à luimontrer les dents. Son mari, sesenfants, étaient son univers, qu’ellegouvernait par la tendresse et lesprières, non par le raisonnement oul’autorité. Une seule chose pouvaitrévolter cette nature douce etsympathique ; la moindre apparencede cruauté soulevait en elle unecolère inattendue, soudaine, tout àfait hors de proportion avec sontempérament délicat et tendre.C’était bien la mère la plus

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indulgente, la plus prompte àpardonner, et cependant ses garçonsn’avaient garde d’oublier certainecorrection, qu’elle leur appliqua pourles avoir trouvés, en compagnie dequelques petits garnements duvoisinage, en train de lapider unmalheureux petit chat.

« Vrai, disait l’aîné des fils, j’engarde encore les marques. Mèrearriva sur moi comme une furieuse,et j’étais fouetté et fourré au lit sanssouper, avant d’avoir demandépourquoi ; puis j’entendis mèrepleurer derrière la porte, ce qui mefit plus de peine que tout. Aussi, onne nous y reprendra plus, à jeter une

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pierre à un chat, j’en réponds ! »

Cette fois-ci madame Bird se levavivement, les joues pourpres, ce quine la rendait que plus jolie, s’avançadroit sur son mari, et lui dit d’un tonferme :

« John, je veux savoir maintenant siune pareille loi vous semble juste etchrétienne, à vous ?

– Me tuerez-vous, ma petite femme,si je dis oui ?

– Je n’aurais jamais pensé cela devous, John ! Mais vous n’avez pasvoté pour ?…

– Si, ma belle ennemie.

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– Vous devriez être honteux, John !De pauvres créatures sans logis, sansamis ! C’est une odieuse, lâche,abominable loi, et je la violerai, pourmon compte, à la première occasion.– J’espère que j’en trouverai desoccasions, et plus d’une ! Ce seraitbeau vraiment qu’une femme ne pûtdonner un souper et un lit à demalheureux affamés, parce qu’ilssont esclaves, qu’ils ont été injuriés,battus, opprimés toute leur vie,pauvres gens !

– Ecoutez-moi donc, Marie ; vossentiments sont tout à fait justes,tendres, bons, et je vous en aimedavantage, ma chère ; mais il ne faut

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pas, voyez-vous, que notresensibilité étouffe notre jugement :ce n’est pas de sentiments privésseulement, c’est d’intérêts publicsqu’il s’agit. L’émotion gagne deproche en proche, et il faut biensacrifier nos sympathiesparticulières.

– Je n’entends rien à toute votrepolitique, vous le savez de reste,John ; mais je puis ouvrir ma Bible,et j’y lis qu’il faut nourrir celui qui afaim, habiller celui qui est nu,consoler celui qui pleure, et c’est àma Bible que je m’en tiens.

– Mais si, en agissant ainsi, vousprovoquez de grands malheurs

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publics ?

– Obéir à Dieu ne peut amener demal pour personne ; et, de quelquefaçon que les choses tournent, le plussûr c’est de faire ce qu’il nouscommande, lui !

– Ecoutez un peu, Marie, et, par lesarguments les plus clairs, je vousprouverai…

– Eh ! laissez-moi tranquille, John !vous parleriez toute la nuit que vousne me prouveriez rien. J’en appelle àvous-même ! Est-ce vous quirepousserez de votre porte unepauvre créature tremblante, affamée,mourante ! et cela parce qu’elle est

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sans asile ? vous, John ! »

S’il faut l’avouer, notre sénateurétait d’un naturel humain : l’acte derepousser des malheureux n’entraitnullement dans ses habitudes, etl’argument de sa femme avaitd’autant plus de force qu’elleconnaissait ce point vulnérable.M. Bird eut donc recours aux moyensconnus de gagner du temps : Hem !Hem ! répéta-t-il plusieurs fois ; iltoussa, tira son mouchoir, et se mit àessuyer les verres de ses lunettes.Voyant l’ennemi lâcher pied, madameBird poursuivit ses avantages.

« J’aimerais à vous y voir, John,réellement je l’aimerais. Vous voir

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jeter dehors une femme au milieud’une tempête de neige, par exemple,ou bien l’envoyer en prison, n’est-cepas ? cela vous irait !

– Il y a de très-pénibles devoirs…reprenait M. Bird d’un ton calme,mais sa femme l’interrompit.

– Devoirs, John ! ne prononcez pasce mot ! Ce n’est pas, ce ne peut êtreun devoir, vous le savez à merveille.– Ceux qui veulent garder leursesclaves n’ont qu’à les bien traiter ;c’est ma doctrine à moi. Si j’en avais(et Dieu me préserve d’en avoirjamais !), permis à eux de quitter moiet vous, John ; j’en cours le risque.Mais, croyez-moi, les gens ne se

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sauvent guère de l’endroit où ils sontheureux ; et quand ils s’enfuient,pauvres créatures ! ils souffrentassez du froid, de la faim, de la peur,sans que tout le monde se tournecontre eux. Aussi, que la loi ordonneou n’ordonne pas, ce n’est pas moiqui lui obéirai, j’en prends Dieu àtémoin !

– Mais, chère Marie, laissez-moiraisonner un peu avec vous…

– Oh ! pas de raisonnements, John !je les déteste, surtout en pareil sujet.Vous avez une façon, vous autreshommes politiques, d’embrouiller laquestion la plus simple et de voustromper vous-mêmes, mais, arrivés à

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la pratique, c’est autre chose, et jevous connais bien, John ! Cela nevous semble pas plus loyal qu’à moi,et vous ne le ferez pas plus quemoi. »

A ce moment critique, le vieuxCudjoe, le Jean fait tout du logis,entr’ouvrit la porte, montra sa noireface, et pria maîtresse de passer unmoment à la cuisine. Le sénateurprofita du répit ; son regard, à demifacétieux, à demi vexé, suivit uneminute sa petite femme, puis il seplongea dans sa bergère et dans sonjournal.

Peu après la voix émue de madameBird se fit entendre à la porte :

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« John ! John ! venez ! venez tout desuite, je vous prie ! »

Il posa la gazette, se rendit à lacuisine, et demeura stupéfait devantle spectacle qui s’offrait à lui. Surdeux chaises, devant la cheminée,était étendu un corps, en apparenceprivé de vie. C’étaient les formesdélicates d’une jeune femme ; sesvêtements roides et glacés tombaienten lambeaux ; un de ses piedssaignants et déchirés conservait lesdébris d’un soulier, l’autre, les restesd’un bas ; l’empreinte de la raceméprisée se devinait encore sur cepâle visage, dont il était impossiblecependant de contempler sans

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émotion la touchante et douloureusebeauté. Ces traits rigides, cetteimmobilité glaciale, tout cet aspectde mort faisaient frissonner M. Bird,qui, silencieux, retenait son haleine,tandis qu’aidée de leur uniqueservante mulâtre la tante Déborah,sa femme prodiguait les secours : levieux Cudjoe, tenant l’enfant sur sesgenoux, se hâtait de lui enlever sesbas et ses souliers, et de réchaufferses petits pieds glacés.

« Je dis que c’est une vue à regarder !dit Déborah avec compassion. Letrop chaud être cause de cettepamoison, bien sûr. Quand pauv’créature frapper là, encore toute

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alerte ; elle, entrer, prier pour avoirun air de feu, puis, quand moidemander d’où elle venait ? tout d’uncoup la voilà pâmée ! – Faut que voirses mains ! jamais ça n’a fait de lagrosse besogne.

– Pauvre femme ! » dit madame Birdlorsque, entr’ouvrant enfin sesgrands yeux noirs, l’étrangèrepromena autour d’elle un regardvague et languissant. Mais soudainses traits se contractent, elle se tord,se redresse en s’écriant : « MonHenri ! ils me l’ont pris !… ils letiennent ! Au secours !… »

A ce cri, l’enfant s’élança de dessusles genoux de Cudjoe et accourut

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tendant ses petits bras à sa mère.« Le voilà ! le voilà ! s’écria-t-elle ;puis, s’adressant à la maîtresse : Oh !madame, protégez-nous ! sauvez-le !ne les laissez pas me le prendre ! dit-elle d’un air égaré.

– Vous êtes en sûreté ici, pauvrefemme, reprit madame Bird avecbonté. Calmez-vous, ne craignez rien.

– Dieu vous bénisse ! » dit la femme,étouffant ses sanglots dans sesmains ; l’enfant, qui la regardaitpleurer, s’efforça de grimper sur elle.

Grâce à des soins tendres et bienentendus que nul n’aurait su mieuxrendre, madame Bird parvint à

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tranquilliser la femme. Un lit decamp fut improvisé pour elle sur lebanc proche du feu, et bientôt, tenantl’enfant endormi, qu’elle n’avaitjamais pu se résoudre à quitter uninstant, elle tomba dans un profondsommeil, mais sans relâcher soninflexible étreinte.

Revenus au salon, M. et madameBird, chose étrange ! ne firent ni l’unni l’autre la moindre allusion à leurconversation précédente ; la femmeétait toute à son tricot ; le mari semontrait absorbé dans son journal.

« Je ne saurais imaginer qui elle est,et ce qu’elle est ! dit-il enfin enposant la feuille.

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– Quand elle se réveillera et sera unpeu remise, nous verrons, répliquamadame Bird.

– Je dis, femme…

– Quoi, mon cher ?

– Ne pourrait-elle mettre une de vosrobes ? En défaisant un ourlet, unpli ; elle me paraît plus grande quevous. »

Un sourire très-visible glissa sur levisage arrondi de madame Bird,comme elle répondait : « Nousverrons. » Une autre pause, etM. Bird reprit :

« Je dis, femme…

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– Eh bien, quoi ? mon ami ?

– N’y a-t-il pas un vieux manteau debombazine que vous gardez pour mecouvrir quand je m’assoupis un peuaprès dîner ? Vous pourriez toutaussi bien le lui donner. Elle a sigrand besoin d’habits ! »

En ce moment, Déborah parut à laporte pour dire que la femmeréveillée demandait à voir maîtresse.M. et madame Bird se rendirent à lacuisine, suivis des deux fils aînés, lepetit monde étant déjà consigné aulit.

La femme, assise devant le feu,attachait sur la flamme un regard

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fixe et navré qui ne conservait riende sa précédente agitation.

« Vous avez désiré me voir ? lui dit,d’un ton doux, madame Bird ;j’espère que vous allez mieuxmaintenant, ma pauvre femme ? »

Un soupir profond et brisé fut saseule réponse. Mais, levant lentementses yeux noirs, elle regarda madameBird avec une expression suppliantequi amena des larmes dans les yeuxde l’excellente petite femme.

« Vous n’avez rien à craindre ici ;vous êtes avec des amis ; dites-moid’où vous venez, et ce qu’on peutfaire pour vous.

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– Je suis venue du Kentucky.

– Quand ? demanda monsieur Birdreprenant l’interrogatoire.

– Ce soir.

– Comment avez-vous fait ?

– J’ai traversé sur la glace.

– Sur la glace ! se récrièrent-ils tous.

– Oui, dit lentement la femme ; Dieuaidant, je l’ai fait. Ils étaient derrièremoi, tout près, et il n’y avait pasd’autre route.

– Hé là ! maîtresse, s’écria Cudjoe, laglace être toute brisée, et les blocs sedandiner et brandiller tout du longde l’eau !

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– Je le sais – je le sais bien, continuala femme s’exaltant : mais je l’aifait ! Je n’espérais pas traverser ;qu’importe ! je ne pouvais quemourir. – Le Seigneur m’est venu enaide. – Personne ne sait, avantd’avoir essayé, jusqu’où le Seigneurpeut le secourir ! ajouta-t-elle, et unéclair jaillit de ses yeux.

– Etiez-vous esclave ? reprit M. Bird.

– Oui, monsieur, d’un habitant duKentucky.

– Etait-il dur pour vous ?

– Non, monsieur ; un bon maître.

– Et votre maîtresse ?… méchante

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peut-être ?

– Non, monsieur ; excellente.

– Pourquoi alors quitter une bonnemaison et fuir à travers tant dedangers ? »

La femme avait jeté sur madame Birdun regard scrutateur ; elle avait vu ledeuil profond de ses vêtements.

« Madame, dit-elle, n’avez-vousjamais perdu d’enfant ? »

La question tout à fait inattenduerouvrait une blessure vive : il n’yavait pas un mois qu’un enfant chériavait été déposé dans la tombe.

M. Bird se détourna et marcha vers

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la fenêtre : sa petite femme fondit enlarmes, et retrouvant enfin la voix :« Pourquoi me demander cela ? dit-elle ; j’ai perdu un cher petit…

– Vous me plaindrez alors ; j’en aiperdu deux, l’un après l’autre ; ilssont enterrés là-bas, d’où je viens. Ilne me restait plus que celui-ci.Jamais je n’ai dormi une nuit sanslui. C’était tout mon avoir, tout monamour, tout mon orgueil ! et l’onallait me l’enlever, madame, pour levendre ! le vendre au Sud ! l’emmenertout seul ! un enfant ! un petit enfantqui jamais n’a quitté sa mère ! Je n’aipu le supporter, madame. Je n’avaisque lui au monde ; sans lui je ne

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pouvais plus être bonne à rien.Quand j’ai su les papiers signés,quand je l’ai su vendu, je l’ai prisdans mes bras ; j’ai couru toute lanuit : mais ils m’ont poursuivie,l’homme qui l’avait acheté etquelques-uns des gens de monmaître : je les sentais derrière moi, jeles entendais ; et j’ai sauté sur laglace. Comment j’ai traversé, Dieu lesait, non pas moi. Seulement je mesouviens d’un homme qui m’a tendula main, de la rive, et m’a aidée à ymonter. »

Ni pleurs, ni sanglots ; la femme enétait au point où les larmes tarissent.Mais chacun autour d’elle laissait, à

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sa manière, échapper les marquesd’un profond attendrissement.

Les deux petits garçons, après uneperquisition désespérée dans leurspoches, à la recherche de ce qui nes’y trouve jamais, un mouchoir,sanglotaient dans les pans du juponde leur mère où ils s’essuyaient lesyeux et le nez à cœur joie ; madameBird se cachait le visage dans sonmouchoir ; et la vieille Déborah, leslarmes roulant le long de sa noire ethonnête figure, s’écriait : LeSeigneur ait pitié de nous ! avectoute la ferveur d’un conventicule enplein champ ; tandis que le vieuxCudjoe répondait sur le même

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diapason, tout en se disloquant lestraits par une succession de grimacescompatissantes et se frottant lesyeux de toutes ses forces aux reversde ses manches. Quant au sénateur,c’était un homme d’Etat : on nepouvait s’attendre à le voir pleurercomme le commun des mortels. Iltourna donc le dos à la compagnie,considéra la fenêtre, s’éclaircit àdiverses reprises le gosier,recommença à essuyer ses lunettes,et se moucha plusieurs fois d’unefaçon très-suspecte.

« Comment avez-vous pu me dire quevous aviez un bon maître ! s’écria-t-iltout à coup, domptant avec

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résolution un je ne sais quoi qui luiremontait à la gorge, et se retournantbrusquement vers la pauvreétrangère.

– Parce qu’il était vraiment bon ; – etma chère maîtresse, si bonne ! Maisils ne pouvaient se tirer d’affaires ;ils étaient dans les dettes, je ne saistrop comment ; l’homme auquel ilsdevaient avait prise sur eux, et ilsétaient forcés de faire sa volonté.J’écoutais : j’ai entendu maître ledire à maîtresse, comme elle plaidaitet priait pour moi. Il disait qu’il nepouvait s’en tirer, et que les papiersétaient signés. – C’est alors que j’aipris le petit, que j’ai laissé la chère

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maison, et que je me suis enfuie.

– Vous avez un mari pourtant ?

– Oui ; mais il appartient à un autrehomme, un dur maître ! qui luipermettait à peine de me venir voir ;ce maître est devenu de plus en plusdur avec nous ; il a menacé de levendre pour le Sud : c’est bien àcroire que je ne le reverrai plusjamais. »

Elle dit ces paroles d’une voix sitranquille, qu’un observateurvulgaire eût pu la supposerindifférente ; mais dans ses grandsyeux noirs et fixes on pouvait lireune profonde angoisse.

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« Et où comptez-vous aller, mapauvre femme ? demanda madameBird.

– Au Canada : si je savais seulementoù c’est ! Le Canada ! est-ce donc siloin ? Elle leva sur madame Bird unregard confiant et ingénu.

– Pauvre enfant ! ditinvolontairement madame Bird.

– Faut-il faire beaucoup, beaucoupde chemin ? reprit la femme avecvivacité.

– Plus que vous ne pensez, pauvreenfant, dit madame Bird ; mais nousallons réfléchir à ce qui se pourrafaire. Allons, Déborah, dresse-lui un

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lit dans ta chambre, près de lacuisine, et, demain matin, nousaviserons au reste. En attendant, necraignez rien, chère femme, mettez enDieu votre confiance ; il vousprotégera. »

Madame Bird et son mariretournèrent au salon, où elle s’assit,toute recueillie, dans sa petiteberceuse devant le feu ; elle sepenchait tantôt d’un côté, tantôt del’autre, d’un air pensif. Quant àM. Bird, il arpentait la chambre àgrands pas : « Ouf ! se grommelait-ilà lui-même ; peste ! une désagréableaffaire ! Enfin, arrivant droit à safemme :

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« Très-décidément, madame Bird,dit-il, il faut qu’elle parte cette nuitmême. Le drôle est sur la piste, etdemain, dès le grand matin, il seraici. S’il ne s’agissait que de la femme,on la tiendrait renfermée jusqu’à ceque tout fût assoupi. Mais le petitbon homme ! une armée, infanterie etcavalerie, ne le ferait pas tenirtranquille, j’en réponds. Il passera sapetite tête par quelque trou, fenêtreou porte, et éventera la mèche. Unejolie besogne pour moi, s’ils venaientà être attrapés ici tous deux ! Non,non ! il faut qu’elle parte à l’instantmême.

– Cette nuit ! pas possible ! et pour

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aller où ?

– Oh ! je sais assez où la mener ; et lesénateur commença à remettre sesbottes : puis, s’arrêtant à mi-chemin,il embrassa son genou et demeuraenseveli dans ses réflexions.

– C’est une malencontreuse, unevilaine, une maudite affaire ! reprit-ilenfin, s’évertuant de nouveau aprèsles tirants de ses bottes, voilà le fait.Puis, dès qu’il en eut complètemententré une, il demeura assis, l’autrebotte en main, plongé dans l’examenattentif des dessins du tapis. –N’importe ! il le faut ; il n’y a pas àdire. – Peste soit de la corvée ! »Avec cette exclamation il acheva

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vivement de se botter et alla regarderpar la fenêtre.

La petite madame Bird était unefemme circonspecte, qui, de sa vie etde ses jours, ne se serait avisée dedire : « Je vous l’avais bien dit ! » etquoiqu’elle s’aperçût à merveille dela direction qu’avaient prises lesréflexions de son mari, elle s’abstinttrès-prudemment d’intervenir, etdemeura tranquille dans sa chaise,attendant qu’il plût à son seigneur etmaître de lui communiquer lerésultat de ses méditations.

« Il y a, voyez-vous, mon vieux clientVan Trompe, qui nous est venu duKentucky après avoir affranchi tous

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ses esclaves ; il a acheté unehabitation sept milles plus haut, lelong de la crique. C’est un paysperdu dans les bois où personne nes’aviserait d’aller, à moins d’urgence.Elle y sera certes assez en sûreté :mais, le mal c’est qu’il faut l’yconduire en voiture et de nuit, et iln’y a que moi qui le puisse.

– Que vous ? mais Cudjoe estexcellent cocher !

– Oui, oui, ici ; là c’est autre chose. Ilfaut traverser deux fois la crique ; etle dernier gué est dangereux, à moinsqu’on ne le connaisse à merveille. Jel’ai passé plus de cent fois à cheval,et sais parfaitement le tournant qu’il

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faut prendre. Ainsi, vous le voyez, iln’y a pas à dire. Sur les minuitCudjoe attellera le plus secrètementpossible, et je les emmène avec moi ;puis, pour colorer les choses, il meconduira à une auberge voisine oùpasse, entre trois et quatre heures dela nuit, la diligence de Colombus.J’aurai l’air de n’avoir pris mavoiture que pour cela, et je paraîtraiau Congrès, tout aux affaires, àl’ouverture de la séance. Je ferai làune drôle de mine, après tout ce quis’est passé ! mais que je sois pendusi je puis agir autrement !

– Votre cœur est meilleur que votretête, en tous cas, John, dit sa femme,

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posant sa petite main blanche surcelle de son mari. Eh, vous aurais-jesi fort aimé, si je ne vous avaisconnu mieux que vous ne vousconnaissez vous-même ! » Et la petitefemme, en disant cela, était si jolieavec ses yeux brillants de larmes, quele sénateur se regarda comme unpersonnage bien séduisant pours’être attiré l’admiration d’une siravissante créature. Que lui restait-ildonc à faire, si ce n’est d’allerinspecter la voiture ? A la portenéanmoins il s’arrêta une minute, et,revenant sur ses pas, dit avechésitation :

« Marie ! pardon… je ne sais ce que

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vous en penserez… mais il y a cetiroir tout plein… plein des effets dece pauvre… de ce pauvre petit. » – Et,tournant les talons, il tira la porteaprès lui.

Sa femme ouvrit lentement uncabinet attenant à sa chambre, prit lalampe qu’elle alla poser sur unbureau : là, d’un renfoncementsecret, elle tira une clef qu’elle fitentrer dans la serrure d’un tiroir, etelle s’arrêta immobile. Ses deux filsqui, comme tous les enfants, avaientsuivi leur mère, demeurèrent debout,silencieux à ses côtés, et attachèrentsur elle des regards interrogateurs. –Oh ! vous qui lisez ceci, s’il n’y a pas

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dans votre maison un coin secret,une cachette, que vous n’ouvrez quele cœur palpitant, les yeux humides,avec un douloureux respect, commeon ouvrirait une tombe : alors ! ohalors ! dites-vous heureuse, heureusemère !

Madame Bird tira doucement letiroir : il s’y trouvait de petitsmanteaux, de petits habits dediverses formes, des piles de petitstabliers, des rangées de petits bas,même une paire de souliers mignons,usés au bout, qui sortaient à demi deleur enveloppe de papier. Il y avaitencore des joujoux : un petit cheval,une petite charrette, une toupie, une

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paume, souvenirs rassemblés avectant de déchirements de cœur !…Assise, la figure cachée entre sesmains, elle pleura jusqu’à ce que leslarmes filtrant au travers de sesdoigts, tombassent dans le tiroir ;redressant alors vivement la tête, ellechoisit, avec une hâte fébrile, lesobjets les plus solides, les plussimples, et en fit un paquet.

« Maman ! dit un des petits garçons,lui touchant doucement le bras, est-ce que vous allez donner ces… seschoses ?

– Mes bons enfants, dit-elle, et savoix tremblait de ferveur etd’émotion, si notre bien-aimé petit

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Harri nous regarde du haut du ciel, ilsera content. Jamais je n’aurais pudonner cela à quelqu’und’indifférent, d’heureux ! mais c’est àune mère, bien plus brisée, bien plusdésolée que moi, que je le donne, etla bénédiction de Dieu le suivra, jel’espère ! »

Il est ici-bas des âmes bénies d’enhaut, dont les douleurs mûrissent enjoie pour les infortunés, dont lesespérances enfouies germent enmoissons de fleurs, se changent enbaumes salutaires aux cœurs blessés,aux souffrants, aux abandonnés.Cette femme, jeune et délicate, assiselà, près de sa lampe, laissant couler

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lentement ses larmes, et réunissanten hâte les derniers souvenirs ducher petit qu’elle pleure, pour lesdonner au pauvre enfant fugitif, cettefemme est une de ces âmes d’élite.

Madame Bird se leva ensuite, ouvritune armoire, en tira deuxhabillements en bon état, et s’assitdevant sa table : là, avec ses ciseaux,son aiguille, son dez, elle se dépêchade son mieux, selon l’avis ouvert parson mari, à défaire ourlets etremplis, et à allonger les jupes ;ouvrage qu’elle ne quitta que lorsquela vieille horloge du coin eût sonnéminuit, et qu’elle entendit le bruitsourd des roues devant la porte.

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« Marie, dit M. Bird, qui entrait sonpaletot sur le bras, il est temps ;éveillez-les, nous devrions déjà êtreloin. »

Madame Bird déposa promptementles différents objets dans une petitemalle qu’elle ferma, en priant sonmari de la faire porter dans lavoiture, et elle courut appeler lapauvre femme. Celle-ci, couverted’un manteau, d’un chapeau et d’unchâle qui avaient appartenu à sabienfaitrice, parut bientôt sur leseuil, son enfant dans ses bras. Lesénateur la fit au plus vite monter envoiture, et sa femme se hissa derrièrelui sur le marche pied. Eliza, penchée

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hors de la portière, tendit sa main,aussi belle, aussi douce, aussiblanche que celle qui la prit enretour ; ses longs yeux noirss’attachèrent à ceux de madame Birdavec une expression pénétrante etpassionnée ; il semblait qu’elle allaitparler ; ses lèvres s’entr’ouvraientfrémissantes ; deux fois elle essaya,mais aucun son ne put sortir : dudoigt elle montra le ciel avec unregard ineffable, retomba sur sonsiège, se couvrit le visage de sesmains, et la voiture roula.

La situation était des plus critiquespour le patriote qui venait, lasemaine précédente, de provoquer,

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dans la législature de son pays, desévères mesures contre les esclavesfugitifs, leurs receleurs et leurscomplices. L’éloquence de notre bonsénateur avait, à la session de l’Ohio,rivalisé avec celle qui fit tantd’honneur, au grand Congrès, à sesconfrères de Washington. Sublimecomme eux, les mains dans sespoches, il avait vitupéré contre lafaiblesse sentimentale de ceux quipeuvent mettre en balance, avec lesgrands intérêts de l’Etat, leur puérilepitié pour quelques misérablesfugitifs.

Audacieux comme un lion, plein desa conviction, il l’avait fait pénétrer

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dans toutes les âmes ; mais alors ilne voyait que les froides lettres quiforment le mot fugitif ; tout au plussongeait-il vaguement à la grossièreimage d’un noir, portant un paquetau bout d’un bâton, avec ces motsburinés au-dessous : En fuite :appartenant au soussigné ; mots qu’ilavait si souvent lus dans lesannonces des journaux.L’impression, la poignante réalité,l’œil qui implore, la frêle ettremblante main humaine quisupplie, l’appel déchirant d’uneangoisse désespérée, il ne les avaitpas même rêvés. Il n’avait garded’imaginer que le fugitif pût être une

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malheureuse mère, un pauvre enfantsans défense – comme celui quiportait maintenant le petit chapeau,si vite reconnu, de l’enfant qu’il avaitvu mourir. Ainsi donc, notresénateur n’étant ni de bronze ni depierre, – mais un homme et unhomme de cœur, – son patriotisme setrouvait en triste passe. N’entriomphez pas trop à ses dépens,bons frères des Etats du Sud, carnous doutons fort que beaucoupd’entre vous eussent lieu en pareillecirconstance de se targuer de plusd’héroïsme. Nous avons des raisonsde croire que dans les Etats duKentucky, du Mississipi, se trouvent

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des âmes nobles et généreusesauxquelles l’appel du malheurn’arrive point en vain. Ah ! bonsfrères et compatriotes ! est-il loyalde votre part de réclamer de nous desservices que, fussiez-vous à notreplace, votre magnanimité vousdéfendrait de rendre ?

Quoi qu’il en soit, si notre bravesénateur se chargeait la conscienced’un péché politique, il était en bontrain de l’expier par une nuit depénitence. Il y avait eud’interminables périodes de pluies ;le profond et riche sol de l’Ohio est,on le sait, des plus fangeux, et ilfallait suivre une route à rails du bon

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vieux temps.

« Quelle sorte de route donc ?demanderont les voyageurs de l’Estqui ne connaissent de rails que ceuxsur lesquels volent les locomotives. »

Sachez alors, innocent ami, que dansces bienheureuses régions de l’Ouest,où la boue est d’une profondeur sanslimites, les routes sont fabriquées àl’aide de troncs d’arbres raboteuxplacés transversalement côte à côte,et revêtus de terre, mousse, gazon, detout ce qui vient sous la main, danssa fraîcheur primitive. Ensuite, lesnaturels du pays s’applaudissent,appellent ce piège à roues une route,et s’empressent de trotter dessus.

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Avec le temps et les pluies, gazons etterres disparaissent, les troncsvoyagent çà et là, s’arrêtent dans despostures pittoresques, un bout enl’air, l’autre en bas, ou bien faisant lacroix, et laissant entre eux de vastesornières, abîmes pleins d’une bouenoire et liquide.

C’était sur une route de ce genre quetrébuchait notre sénateur, tout enréfléchissant, autant que lepermettaient les circonstances,tandis que s’embourbaient les roueset que les essieux criaient. Tantôt onpenche d’un côté, tantôt de l’autre. –Un soubresaut imprévu jette sur laportière inclinée le sénateur,

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l’enfant, la femme, et soudain lavoiture s’arrête : on entend Cudjoeau dehors pester après ses chevaux ;ils tirent, ils s’évertuent en vain.Lorsque le sénateur a perdu toutepatience, l’équipage se relève d’unbond ; – les deux roues de devantplongent dans le vide, et femme,enfant, sénateur vont donner du nezsur les coussins. – Le chapeau dusénateur s’enfonce sans cérémoniesur sa tête en façon d’éteignoir ; –l’enfant crie ; – Cudjoe adresse à sesbêtes qui ruent en se cabrant sous lefouet les plus énergiquesexhortations. La voiture se relèveencore ; – cette fois, ce sont les roues

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de derrière qui glissent dans l’abîme,et les voyageurs sont rejetés pêle-mêle sur le siège du fond ; les coudesdu sénateur décoiffent la jeunefemme, dont les pieds, en revanche,vont se loger dans le malheureuxcastor, qui du choc a rebondi :quelques minutes encore, et lebourbier est franchi, les chevauxpantelants s’arrêtent ; – le sénateurramasse son chapeau, la femmerattache le sien, apaise son enfant, ettous trois se raidissent contre lesévénements à venir.

Durant un bout de chemin, ce n’estplus que le roulis criard et habitueldes roues boiteuses, entremêlé de

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quelques cahots et secousses ; mais,à l’instant où nos voyageurs seflattent d’être hors de peine, unsoudain plongeon les met subitementsur pied, et les rejette non moinssubitement sur leur siège ; la voitures’arrête net, et Cudjoe, après s’êtrebeaucoup agité au dehors, paraît à laportière.

« Maître, s’il vous plaît, la place êtrefort mauvaise. Pas possible s’entirer : faut mettre des rails, poursûr. »

Le sénateur, en désespoir de cause,se prépare à sortir ; il tâte, indécis,cherchant la terre ferme ; soudainson pied s’enfonce à une

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incommensurable profondeur. Ils’efforce de le retirer, perdl’équilibre, roule dans la boue, d’oùil est repêché par le fidèle Cudjoe,dans le plus déplorable état.

Par pure sympathie pour les os dulecteur, nous renonçons à poursuivrece récit. Les voyageurs de l’Ouest quiont passé les heures de la nuit dansl’agréable occupation d’arracher lespieux des barrières pour en faire desrails, et tirer leurs voitures dequelque abominable trou, auront unecompassion suffisante de notreinfortuné héros. Demandons-leurpour lui une larme silencieuse etpassons.

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Il était fort tard lorsque la voiture,boueuse et ruisselante, sortit de lacrique, et s’arrêta à la porte d’unegrande ferme. Il fallut quelquepersévérance pour en réveiller leshabitants ; enfin le respectablepropriétaire parut et débarra laporte. C’était un grand, gros, robusteourson, de six pieds et quelquespouces de haut en dehors des bottes,enveloppé d’une blouse de chasse deflanelle rouge. Une natte épaisse etemmêlée de cheveux roux, une barbede même nuance et de plusieurs joursde date, ne contribuaient pas àrendre son extérieur prévenant. Ildemeura quelques minutes tout

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droit, levant en l’air sa chandelle,lorgnant nos voyageurs d’un œilhagard, avec une expressioneffarouchée des plus lisibles. Ce nefut pas sans efforts que le sénateurparvint à lui faire comprendre cedont il s’agissait. Pendant qu’il s’yévertue, faisons connaître un peu ànos lecteurs ce nouveau personnage.

L’honnête vieux Jean Van Trompe,jadis propriétaire de vastes biensdans le Kentucky, et d’un personneld’esclaves très-considérable, n’avaitd’un ours que la peau. Doué par lanature d’un cœur juste, honnête etnoble, un grand cœur dans un corpsde géant, il avait pendant quelques

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années supporté, avec un malaisecroissant, le jeu d’un systèmeégalement funeste à l’oppresseur et àl’opprimé. Un jour enfin son noblecœur se gonflant de façon à rompresa chaîne, il avait pris sonportefeuille, et traversant l’Ohio,acheté dans cet Etat bon nombred’hectares d’un terrain riche etproductif. Après quoi, affranchissanttout son monde, hommes, femmes,enfants, il les expédia dans descharrettes à ces nouvelles terres pours’y établir ; et l’honnête Jean, seretirant sur une ferme isolée au bordd’une baie, jouissait en paix, danscette profonde retraite, de sa

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conscience et de ses réflexions.

« Etes-vous homme à protéger unepauvre femme et son enfant contreces traqueurs d’esclaves ? demandanettement le sénateur.

– Je suppose que oui ! répondit VanTrompe avec quelque emphase.

– J’en étais sûr.

– Qu’ils y viennent ! reprit le bravehomme, développant dans toute leurétendue ses membres musculeux.Qu’ils y viennent ! j’ai sept fils,chacun de six pieds de haut, tous àleurs ordres. Présentez-leur noshumbles respects ! poursuivit lefacétieux Jean Van Trompe, dites-

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leur que nous sommes prêts ! que leplus tôt sera le mieux ! » Le géantpassa sa main puissante à travers lechaume épais qui formait sachevelure, et éclata d’un rirehomérique.

Fatiguée, exténuée, abattue, lapauvre Eliza se traîna vers la porte,son enfant profondément endormidans ses bras. L’ourson approcha lalumière de sa figure, et, laissantéchapper un grognement decompassion, ouvrit la porte d’unepetite chambre attenant à la vastecuisine où ils se trouvaient ; il lui fitsigne d’y entrer, alluma unechandelle, posa le flambeau sur la

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table, et s’adressant alors à Eliza :

« Maintenant, je vous le dis, jeunefille, ne vous avisez pas d’avoir peur.Qu’ils y viennent ! je ne vous dis queça ; je suis prêt ! et il montra deux outrois bonnes carabines rangées au-dessus de la cheminée. Ceux qui meconnaissent, un brin seulement,savent assez qu’il ne serait pas saindu tout d’essayer d’enleverquelqu’un de chez moi, malgré moi !Or donc, dormez maintenant sur lesdeux oreilles, comme si votre mèrevous berçait. » Ayant parlé, ilreferma la porte.

« C’est qu’elle est des plus jolies, dit-il au sénateur ; et en pareil cas les

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plus belles ont les meilleures raisonsde se sauver, pour peu qu’elles aientquelques sentiments ; je suis au fait !

Le sénateur raconta en peu de motsles aventures d’Eliza.

– Oh ! – ah ! – ouf. – Allons ! –demandez-moi un peu ! – Hé là là ! –elle ! oh ! elle ! – une mère ! Eh ! c’estla nature même ! et chassée commeun daim, pour avoir des sentimentsnaturels, pour avoir agi comme doitagir une mère ! Ces choses-là meferaient jurer ! dit l’honnête Jean,essuyant ses yeux du revers de samain rugueuse. Voyez-vous,monsieur, c’est pourquoi j’ai passédes années et des années sans me

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joindre à aucune Eglise : lesministres de nos côtés prêchaientque la Bible autorise ces raflesd’hommes. Je ne pouvais leur tenirtête, moi, avec leur grec et leurhébreu ! je les plantai donc là, eux etleurs livres. Ce n’est que lorsque j’aitrouvé un ministre qui pouvait leurriver leur clou, en grec et en touteslangues, et qui prêchait juste lecontraire, que j’ai dit : Voilà monhomme ! et j’ai mordu à la chose etjoint sa chapelle, – C’est làl’histoire ! Et Jean qui s’étaitempressé, tout en parlant, dedéboucher quelques bouteilles d’uncidre mousseux, le servit à son hôte.

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– Vous ferez bien, voyez-vous, denous rester jusqu’au jour,poursuivit-il cordialement.J’appellerai la vieille, et votre lit serafait en un clin d’œil.

– Merci, mon bon ami, je devrais êtreparti déjà. Il faut que je prenne ladiligence pour Colombus.

– Ah ! s’il le faut, alors je fais unbout de chemin avec vous, et je vousmontrerai une traverse qui vautmieux que la détestable route parlaquelle vous êtes venu. »

Jean s’équipa, prit une lanterne, etguida la voiture par un chemin quidescendait vers le bas de la ferme. En

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le quittant le sénateur lui mit dans lamain un billet de dix dollars.

« C’est pour elle, dit-il.

– Oui, oui, répliqua Van Trompeaussi brièvement. » Ils échangèrentune poignée de mains, et seséparèrent.

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Chapitre11

Prise depossession.

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Le jour apparaît gris etbrumeux à travers lafenêtre de la case del’oncle Tom. Il éclaire desvisages abattus, reflets decœurs plus tristes encore.

Une ou deux chemises grossières,mais propres, fraîchement repassées,sont posées sur le dos d’une chaisedevant le feu, et sur la petite table àcôté, tante Chloé en étale unetroisième. Elle unit et aplatit d’uncoup de fer chaque pli, chaque ourlet,avec la plus scrupuleuse exactitude :de temps à autre elle porte sa main àson visage pour essuyer les pleursqui coulent le long de ses joues.

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Tom est assis, sa Bible ouverte surses genoux, la tête appuyée sur samain : tous deux se taisent. Il est debonne heure, et les marmots dormentensemble dans le coffre à roulettes.

Tom possédait au plus haut degré latendresse de cœur, les affections defamille qui, pour le malheur de sarace infortunée, sont un de sescaractères distinctifs. Il se leva, etalla en silence regarder ses enfants.

« Pour la dernière fois, » dit-il.

Tante Chloé ne parla pas, mais ellepassa et repassa le fer avec énergiesur la grosse chemise, déjà aussilisse que possible ; puis, s’arrêtant

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tout à coup avec un mouvementdésespéré, elle s’assit, éleva la voixet pleura.

« Je suppose qu’il faut se résigner ;mais, ô seigneur bon Dieu ! commentpouvoir ?… Si je savais tantseulement où on va te mener, monpauvre homme, et comment tu serastraité ! Maîtresse dit qu’elle tâchera,qu’elle te rachètera dans un an oudeux ; mais, seigneur ! personne nerevient de ceux qui s’en vont là-bas !on les y tue, pour sûr ! Ai-je pasentendu conter comme on les écrasede travail sur les plantations !

– Il y a le même Dieu là-bas qu’ici,Chloé.

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– Ca se peut bien ; mais le bon Dieulaisse arriver des choses terriblesquelquefois. Je n’ai pas grandeconsolation à attendre de ce côté.

– Je suis entre les mains du Seigneur,dit Tom. Rien ne peut aller plus loinqu’il ne veut, et il y a toujours unechose dont je le remercie : c’est quece n’est ni toi, ni les petits qui sontvendus, mais moi. Vous resterez icien sûreté ; ce qui aura à tomber netombera que sur moi, et le Seigneurme viendra en aide… je le sais. »

Ah ! brave et mâle cœur, tu étouffesta douleur pour réconforter tes bien-aimés ! Tom parlait avec peine,quelque chose le tenait à la gorge ;

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mais sa volonté était ferme etvaillante.

« Pensons aux grâces que nous avonsreçues, ajouta-t-il d’une voix brisée,comme s’il lui eût fallu en effet ungrand effort de courage pour ypenser en ce moment.

– Des grâces ! dit tante Chloé, je n’envois guère. C’est pas juste, non, c’estpas juste ! le maître n’aurait jamaisdû en venir à te laisser prendre, toi,pour payer ses dettes. Lui as-tu pasgagné deux fois plus qu’on ne luidonne de toi ? Il te devait ta liberté ;il te la devait depuis des années. Ilest peut-être bien empêché, je ne dispas non ; mais ce qu’il fait là est mal,

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je le sens. Rien ne me l’ôterait del’idée. Une créature si fidèle, qui atoujours mis l’intérêt du maîtreavant le sien, qui comptait plus surlui que sur femme et enfants ! Ah !ceux qui vendent l’amour du cœur, lesang du cœur pour se tirerd’embarras, auront à régler un jouravec le bon Dieu !…

– Chloé, si tu m’aimes, faut pasparler ainsi, pendant la dernièreheure, peut-être, que nous auronsjamais à passer ensemble. Vrai, jepeux pas entendre un mot contre lemaître. A-t-il pas été mis dans mesbras tout petit ? C’est de nature,vois-tu, que j’en pense toutes sortes

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de biens ; mais, lui, pourquoi sepréoccuperait-il du pauvre Tom ? Lesmaîtres sont accoutumés à ce quetout se fasse au doigt et à l’œil, et ilsn’y attachent pas d’importance. Onne peut pas s’y attendre, vois-tu !compare seulement notre maître auxautres. – Qu’est-ce qui a été mieuxtraité, mieux nourri, mieux logé queTom ? Jamais le maître n’auraitlaissé arriver ce mauvais sort s’ilavait pu le prévoir, – je le sais ; j’ensuis sûr.

– C’est égal, – il y a quelque chose demal au fond, dit la tante Chloé, dontle trait prédominant était unsentiment têtu de justice ; je ne

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saurais au juste dire où, mais il y adu mal quelque part, c’est certain.

– Levons les yeux là-haut, vers leSeigneur, il est au-dessus de tous ;un pauvre petit oiseau ne tombe pasdu ciel sans sa permission.

– Ca devrait me reconsoler ; eh bien,ça ne me console pas du tout, dittante Chloé ; mais à quoi sert deparler ? je ferais mieux de mouillerma pâte, et de te faire un bondéjeuner, car qui sait quand tu enauras un autre ? »

Pour apprécier les souffrances desnoirs vendus dans le Sud, il faut serappeler que toutes les affections

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instinctives de cette race sontparticulièrement fortes. Chez elle,l’attachement local est très-profond.D’un naturel timide et peuentreprenant, elle s’affectionne aulogis, à la vie domestique. Joignez àces tendances toutes les terreurs quiaccompagnent l’inconnu ; pensezque, dès l’enfance, le nègre est élevéà croire que la dernière limite duchâtiment est d’être vendu dans leSud. La menace d’être envoyé au basde la rivière est pire que le fouet, pireque la torture. Nous avons nous-mêmes entendu des noirs exprimer cesentiment ; nous avons vu avec queleffroi sincère ils écoutent, aux

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heures de repos, les terribleshistoires de la basse rivière. C’estpour eux :

Le pays effrayant, inconnu,

Dont pas un voyageur n’est jamaisrevenu.

Un missionnaire, qui a vécu parmiles esclaves fugitifs au Canada, nousracontait que beaucoup seconfessaient de s’être enfuis de chezd’assez bons maîtres, et d’avoir osébraver tous les périls de l’évasion,uniquement par l’horreur que leurinspirait l’idée d’être vendus dans leSud, – sentence toujours suspenduesur leurs têtes, sur celles de leurs

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maris, de leurs femmes, de leursenfants. L’Africain, naturellementcraintif, patient, indécis, puise danscette terreur un courage héroïque,qui lui fait affronter la faim, le froid,la souffrance, la traversée du désert,et les dangers plus redoutablesencore qui l’attendent s’il échoue.

Le déjeuner de la famille fumaitmaintenant sur la table, car madameShelby avait, pour cette matinée,exempté la tante Chloé de sonservice à la grande maison. Lapauvre âme avait dépensé tout ce quilui restait d’énergie dans les apprêtsde ce repas d’adieu : elle avait tuéson poulet de choix, pétri de son

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mieux ses galettes, juste au goût deson mari ; elle avait tiré de l’armoire,et rangé sur le manteau de lacheminée, certaines bouteilles deconserves qui n’apparaissaient quedans les grandes occasions.

« Seigneur bon Dieu ! dit Moïsetriomphant, nous, gagner un fameuxdéjeuner ce matin ! »

Et il s’empara en même temps d’uneaile de poulet.

Tante Chloé lui allongea un soufflet.

« Fi ! vilain corbeau ! s’abattrecomme ça sur le dernier déjeuner quevotre pauv’ papa va faire à lamaison !

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– Oh, Chloé ! reprit Tom avecdouceur.

– C’est plus fort que moi, dit-elle ense cachant la figure dans son tablier ;je suis si émouvée, que je ne peux pasme retenir de mal faire. »

Les enfants ne bougeaient plus ; ilsregardèrent d’abord leur père, puisleur mère, aux vêtements de laquellese cramponnait la petite fille, enpoussant des cris impérieux etperçants.

Tante Chloé s’essuya les yeux, et pritla petite dans ses bras. « Là, là ! dit-elle. Voilà qui est fini, j’espère. –Allons, mange un morceau, mon

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vieux ; c’était mon plus fin poulet. –Vous en aurez votre part aussi,pauvres petits ! Votre maman a étébrusque avec vous. »

Moïse et Pierrot n’attendirent pasune seconde invitation, et, se mettantà l’œuvre, ils firent honneur audéjeuner qui, sans eux, eût courugros risque de rester intact.

« A présent, dit tante Chloé,s’affairant autour de la table, je vaisempaqueter tes hardes. Qui sait s’ilsne te les prendront pas ! ils en sontbien capables ! Je connais leursfaçons !… des gens de boue, quoi !…Je mets dans ce coin-là les gilets deflanelle pour tes rhumatismes ; faut

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en prendre soin, car tu n’auras pluspersonne pour t’en faire d’autres. Ici,en dessous, sont les vieilleschemises, et en dessus les neuves.Voilà les bas que j’ai remaillés hiersoir ; j’ai mis dedans la pelote delaine pour les raccommoder. Mais,seigneur Bon Pieu ! qui leraccommodera ? » Et tante Chloé, denouveau abattue, la tête penchée surle bord de la caisse, éclata ensanglots. « Pensez un peu ! pas uneâme pour avoir soin de toi, bienportant ou malade ! Je crois que jen’aurai plus le cœur d’être bonneaprès ça. »

Les petits garçons, ayant dépêché

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tout ce qu’il y avait à déjeuner,commencèrent à comprendre ce quise passait, et, voyant leur mère enlarmes, leur père profondémenttriste, ils se mirent à pleurnicher et às’essuyer les yeux. L’oncle Tomtenait la petite sur ses genoux, et lalaissait se passer toutes sesfantaisies : elle lui égratignait levisage, lui tirait les cheveux, etparfois éclatait en bruyantesexplosions de joie, résultats évidentsde ses méditations intérieures.

« Oui, ris, chante, pauv’ créature ! dittante Chloé ; tu en viendras là aussi,toi ! tu vivras pour voir ton marivendu, pour être vendue peut-être

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toi-même ; et les garçons serontvendus à leur tour, quand ilstourneront bons à quelque chose.Mieux vaudrait pour pauv’ nèg’,n’avoir ni enfants, ni rien du tout. »

Moïse cria du dehors : « Maîtresse, livenir là-bas !

– Qu’est-ce qu’elle vient chercherici ? Quel bien peut-elle nousfaire ? »

Madame Shelby entra. Tante Chloélui avança une chaise d’un airdécidément bourru ; mais elle ne pritgarde ni à la chaise, ni à la façon del’offrir. Elle était pâle et agitée.

« Tom, dit-elle, je viens pour… » Elle

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s’arrêta tout à coup, regarda legroupe silencieux, et, se couvrant lafigure de son mouchoir, ellesanglota.

« Seigneur bon Dieu ! maîtresse, paspleurer ! pas pleurer comme ça ! » dittante Chloé éclatant à son tour.Pendant quelques moments, touspleurèrent de compagnie ; et dans ceslarmes que répandirent ensemble lesplus élevés et les plus humbles, sefondirent toutes les colères, tous lesressentiments qui brûlent le cœur del’opprimé.

O vous qui visitez le pauvre, sachez-le bien, tout ce que votre argent peutacheter, donné d’une main froide en

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détournant les yeux, ne vaut pas unelarme d’affectueuse sympathie !

« Mon brave Tom, reprit madameShelby, je ne puis vous rien offrir quivous serve : de l’argent, on vous leprendrait ; mais je vous prometssolennellement, et devant Dieu, de nepas perdre votre trace, et de vousracheter dès que j’aurai amassé lasomme nécessaire. Jusque-là,confiez-vous à la Providence. »

Les enfants crièrent alors que massaHaley venait. Un coup de pied ouvritsans façon la porte, et le marchandapparut sur le seuil, de fort méchantehumeur d’avoir passé la nuit à courirau galop sans avoir pu ressaisir sa

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proie.

« Allons, nègre, es-tu prêt ?Serviteur, madame, » dit-il en ôtantson chapeau à madame Shelby.

La tante Chloé ferma et corda lacaisse ; puis, se redressant, elle lançaau marchand un regard furibond, etses larmes étincelèrent comme dufeu.

Tom se leva pour suivre son nouveaumaître ; il chargea la lourde caissesur ses épaules. Sa femme, la petitePolly dans ses bras, se mit en devoirde l’accompagner, et les enfants,toujours en pleurs, trottinaientderrière.

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Madame Shelby rejoignit lemarchand, et le retint quelquesminutes : tandis qu’elle lui parlaitavec vivacité, la triste familles’achemina vers un chariot attelédevant la porte. Tous les esclaves del’habitation, jeunes et vieux,s’étaient rassemblés pour dire adieuà leur ancien camarade. Ils lerespectaient comme l’homme deconfiance du maître et comme leurguide religieux, et il y avait degrandes manifestations de douleur etde sympathie, surtout de la part desfemmes.

« Eh ! Chloé, tu en prends ton partimieux que nous ! dit l’une d’elles qui

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donnait libre cours à ses larmes, etque scandalisait le sombre et calmemaintien de la tante Chloé, deboutprès du chariot.

– J’en ai fini de pleurer, moi,répliqua-t-elle en regardant d’un airfauve le marchand qui approchait, et,en tout cas, je ne donnerai pas à cevilain démon le plaisir de m’entendregeindre !

– Monte, et vite ! » dit Haley à Tom,comme il traversait la foule desesclaves qui le suivaient d’un œilmenaçant.

Tom monta ; Haley, tirant de dessousla banquette deux lourdes chaînes,

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les lui fixa autour des chevilles.

Un murmure étouffé d’indignationcircula dans le cercle, et madameShelby, restée sous la véranda,s’écria :

« Monsieur Haley, c’est uneprécaution tout à fait inutile, je vousassure.

– Peux pas savoir, madame. J’aiperdu ici cinq cents bons dollars, etje n’ai pas le moyen de courir denouveaux risques.

– Quoi donc autre attendait-elle delui ? dit tante Chloé avecindignation ; tandis que les deuxenfants, comprenant cette fois la

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destinée de leur père, s’attachaient àsa robe et poussaient de lamentablescris.

– Je suis fâché, dit Tom, que massaGeorgie soit en route. »

Georgie était allé passer deux outrois jours avec un camarade sur unehabitation voisine : parti de grandmatin, avant que le malheur de Tomse fût ébruité, il l’ignorait.

« Faites mes amitiés à massaGeorgie, » dit Tom vivement.

Haley fouetta le cheval, et emportasa propriété, qui, la tête tournée enarrière, jetait un triste et long regardà la chère vieille maison.

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M. Shelby avait eu soin de ne pas setrouver chez lui. Il avait vendu Tomsous la pression de la nécessité, etpour s’affranchir du pouvoir d’undrôle qu’il redoutait. Sa premièresensation, après le marché conclu,fut celle d’un grand soulagement.Mais les reproches de sa femmeéveillèrent ses regrets à demiassoupis, et la résignation de Tomles rendit plus poignants encore. Envain se disait-il qu’il avait le droitd’en agir ainsi, que tout le monde enfaisait autant, et beaucoup sansavoir comme lui l’excuse de lanécessité : il ne parvenait pas à seconvaincre. Peu soucieux d’assister

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aux scènes désagréables de la prisede possession, il était allé en tournéed’affaires dans le haut pays, espérantbien que tout serait terminé à sonretour.

Tom et Haley roulèrent sur le cheminpoudreux, chaque objet familiers’enfuyant en arrière, jusqu’à cequ’ils eussent atteint les limites de laplantation, et gagné la grande route.Au bout d’environ un mille, Haleys’arrêta devant une forge, et y entra,une paire de menottes à la main.

« Elles sont un peu trop petites pourla façon dont il est bâti, dit Haley,montrant d’un doigt les fers et del’autre Tom.

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– Seigneur ! est-ce que ce serait Tomde chez Shelby ! s’écria le forgeron ;il ne l’a pas vendu ? pas possible !

– Si bien.

– Vous ne dites pas cela ! qui l’auraitjamais cru ?… Oh ! vous n’avez quefaire de l’enchaîner si fort ! il n’y apas de créature meilleure, plusfidèle…

– Oui, oui, vos merveilles sonttoujours les plus pressées des’enfuir ! Parlez-moi des tout à faitbêtes qui ne s’inquiètent pas où ilsvont, des ivrognes qui ne se soucientque de boire ! Ceux-là sont faciles àgarder ! ils prennent même un certain

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plaisir à être trimballés à droite, àgauche : ce que vos sujets depremière qualité détestent comme lepéché. Je ne connais pas de meilleuregarantie que de bonnes chaînes.Laissez-leur des jambes, ils s’enserviront : comptez-y.

– C’est qu’aussi, reprit le forgeron,cherchant parmi ses outils, vosplantations du Sud ne sont pasprécisément l’endroit où un nègre duKentucky se soucie d’aller. Ilsmeurent comme mouches là-bas ! pasvrai ?

– Oui, il en meurt pas mal, répliquaHaley. La difficulté de s’acclimater,une chose ou l’autre, vous les

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dépêche assez rondement pour tenirle marché en hausse.

– Eh bien ! c’est tout de mêmedommage qu’un tranquille ethonnête garçon, un aussi bon sujetque Tom, aille là-bas pour êtrebroyé, os et chair, dans une de vosplantations à sucre.

– Il a encore de la chance, lui. J’aipromis de faire pour le mieux. Je levendrai comme domestique àquelque ancienne famille, et si lafièvre jaune ne l’emporte pas, s’ilparvient à s’acclimater, il aura uneaussi bonne niche qu’aucun de sespareils en puisse désirer.

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– Il laisse sa femme et ses enfantspar ici, je suppose ?

– Oui, mais il n’en manquera pas là-bas. Il y a, Dieu merci, assez defemmes partout. »

Pendant cette conversation, Tométait resté tristement assis à saplace. Tout à coup il entendit lerapide galop d’un cheval, et il n’étaitpas encore revenu de sa surprise, quele jeune maître Georgie avait déjàsauté dans le chariot, lui jetait sesdeux bras autour du cou, etl’étreignait convulsivement, ens’écriant avec une fureur mêlée desanglots :

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« C’est indigne ! On aura beau dire !… c’est une honte ! Ah ! si j’étais unhomme, on ne l’aurait pas osé !… onne l’aurait pas fait ! dit-il, avec unhurlement contenu.

– Oh ! massa Georgie ! c’est si grandbonheur pour moi de vous voir ! jepouvais pas endurer l’idée de partirsans vous avoir dit adieu ! Si voussaviez tout le bien que vous mefaites ! » Un mouvement de Tomattira les yeux de Georgie sur leschaînes qui lui liaient les pieds.

« Quelle infamie ! dit-il, en levant lesmains. J’assommerai ce misérable –oui, je l’assommerai !

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– Non. Vous n’en ferez rien, massaGeorgie ; calmez-vous, et ne parlezpas si haut : je ne m’en trouveraispas mieux, si vous le fâchiez.

– Eh bien ! je me retiendrai, pourl’amour de vous ; mais je ne puis pasy penser ! c’est une honte ! ne pasm’avoir envoyé chercher ! ne m’avoirrien fait dire ! sans Tom Lincoln je nel’aurais pas su ? – Je vous assure queje leur ai mené à tous une terrible vieen arrivant à la maison !

– Je crains que vous n’ayez eu tort,massa Georgie.

– Tant pis ! je leur en ai fait lahonte ! – Regardez par ici, oncle

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Tom, dit-il, le dos tourné à la forge,et baissant la voix d’un airmystérieux : je vous ai apporté mondollar !

– Oh ! pour rien au monde je nevoudrais vous le prendre, massaGeorgie, dit Tom tout ému.

– Vous le prendrez, je le veux, ditGeorgie. Voyez plutôt ! j’ai dit à tanteChloé que je vous l’apportais ; ellem’a conseillé d’y faire un trou et d’ypasser un cordon ; en sorte que vouspourrez toujours l’avoir au cou et letenir caché ; sinon ce vilain chenapanvous le volerait. Je voudrais lui direson fait, Tom ! cela me ferait du bien.

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– Mais, massa Georgie, cela ne meferait pas de bien, à moi ; tout aurebours.

– Alors j’y renonce, dit Georgie ; illui suspendit le dollar au cou. Là,maintenant boutonnez votre vesteserrée. Gardez-le bien, et chaque foisque vous le verrez, oncle Tom,rappelez-vous que je descendrai là-bas, tout exprès pour vous chercheret vous ramener. Nous en avonscausé tante Chloé et moi : je lui ai ditde ne rien craindre. J’y veillerai ; jepersécuterai mon père nuit et jour,jusqu’à ce qu’il cède.

– Oh ! massa Georgie, ne parlez pasainsi de votre père.

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– Je n’en veux pas dire de mal, oncleTom.

– Voyez-vous, massa Georgie, il vousfaut être un brave garçon ! songez àtant de cœurs qui ont mis leurespérance en vous. Serrez-voustoujours contre votre mère. Ne soyezpas comme ces jeunes sots qui secroient trop grands pour écoutercelle qui les a portés et mis aumonde. Le Seigneur, qui nousrenouvelle ses plus beaux dons, nenous donne qu’une mère ! vous neverrez jamais la pareille de la vôtre,massa Georgie, quand vous devriezvivre cent ans ; Ainsi vous voustiendrez à ses côtés, et vous

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grandirez près d’elle, pour être saconsolation et sa joie. N’est-ce pas,mon cher enfant, vous le ferez ?…vous le voulez ?

– Oui, je le veux, oncle Tom, ditGeorgie d’un ton grave.

– Et, faut prendre garde aux paroles,massa Georgie. A votre âge les jeunesgens sont volontaires quelquefois,c’est de nature ; mais un vraigentilhomme, tel que vous le serez,j’en suis certain, ne voudrait paslaisser échapper un mot qui pût fairepeine à père ou mère. Ce que j’en dis,c’est pas pour vous offenser, massaGeorgie. Vous ne m’en voulez pas ?

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– Non, en vérité, oncle Tom ; vousm’avez toujours donné de si bonsconseils.

– C’est que je suis une idée plusvieux, vous savez, dit Tom, caressantde sa large et forte main la têtebouclée du jeune garçon, et parlantd’une voix aussi tendre que celled’une femme : je vois comme quidirait tout ce qui est contenu envous ; et que n’y a-t-il pas, massaGeorgie ?… de la science, desprivilèges, la lecture, l’écriture…Aussi, vous deviendrez un bon, grandet savant homme ; vos parents ettous les gens de l’habitation seront sifiers de vous ! Soyez un bon maître…

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comme votre père ; soyez chrétiencomme votre mère. « Souviens-toi deton Créateur pendant les jours de tajeunesse ! » massa Georgie.

– Je m’appliquerai surtout à êtrebon, oncle Tom ; je vous le promets,dit Georgie. Je veux être un modèle !mais vous me promettez aussi de nepas perdre courage. Je vousramènerai un jour ; et comme je l’aidit à tante Chloé ce matin, quand jeserai homme, je vous ferai bâtir unecase où il y aura une chambre àcoucher, et un salon avec un tapis.Oh ! vous aurez encore du bontemps ! »

Haley sortit de la forge les menottes

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à la main, comme Georgie sautait àbas du chariot.

Le jeune garçon se retourna d’un airde supériorité : « Je vous préviens,monsieur, que je dirai à mon père età ma mère comment vous traitezl’oncle Tom.

– A votre aise ! répliqua lemarchand.

– N’avez-vous pas honte de passervotre vie à vendre des hommes et desfemmes, et à les enchaîner commedes brutes ? j’aurais cru que vousauriez conscience de votre bassesse.

– Tant que vos grandes gensachèteront des hommes et des

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femmes, je ne croirai pas valoirmoins qu’eux parce que je leur envends. Il n’y a pas plus de bassesse àles vendre qu’à les acheter.

– Je ne ferai jamais ni l’un ni l’autre,quand je serai homme, s’écriaGeorgie. Aujourd’hui je rougis demon pays. J’en étais si fierauparavant ! »

Il se redressa sur sa selle, et regardaautour de lui, comme pour juger del’effet produit dans le Kentucky parcette déclaration.

« Au revoir, oncle Tom ! Porteztoujours la tête haute ; et ayez boncourage !

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– Au revoir, massa Georgie ! dit Tomen le contemplant avec une tendresseadmirative. Que le Tout-Puissantvous bénisse ! – Ah ! le Kentuckyn’en a pas beaucoup comme vous ! »ajouta-t-il dans la plénitude de soncœur, lorsqu’il eut perdu de vue lafigure franche et enfantine. Ilcontinua de regarder jusqu’à ce quele retentissement des pas du chevalmourût dans le lointain, dernier son,dernier écho du logis !

Il sentit un point chaud sur soncœur ; c’était le précieux dollar queGeorgie y avait placé ; il y porta lamain, et le serra contre lui.

« A présent, Tom, attention, dit

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Haley en revenant au chariot et yjetant les menottes. Je débuterai parla douceur, comme je le faisd’ordinaire avec mes nègres ;conduis-toi bien avec moi, je meconduirai bien avec toi ; c’est monprincipe. Je ne suis pas dur avec meshommes ; je calcule et fais pour lemieux. Je te conseille donc deprendre ton parti, et de ne pas mejouer de tours. D’abord, je suis fait àtoutes vos rubriques, et l’on nem’attrape pas. Si le nègre esttranquille et n’essaie pas de détaler,il a du bon temps avec moi ;autrement c’est de sa faute, non de lamienne. »

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Tom affirma qu’il n’avait nulleintention de fuir, assurance superfluede la part d’un homme qui avait lesfers aux pieds. Mais M. Haley avaitpour habitude d’entamer sesrelations avec sa marchandise parquelques avis anodins, de nature àréconforter l’article, à lui inspirerconfiance et gaieté, et à prévenir desscènes désagréables.

Prenant momentanément congé deTom, nous suivrons la destinée desautres personnages de notre histoire.

q

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Chapitre12

La propriétéprend deslicences.

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A une heure avancée del’après-midi, par unépais brouillard, unvoyageur mettait pied àterre devant la ported’une assez méchante

hôtellerie du village de N***, auKentucky. Dans la salle d’entrée setrouvait réunie une compagnie fortmélangée, que la rigueur du tempsavait forcée d’y chercher un abri. Degrands Kentuckiens, aux os saillants,vêtus de blouses de chasse, étalantleurs membres dégingandés dans leplus d’espace possible, avec le laisseraller particulier à leur race ; – desfusils entassés dans les coins, des

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poires à poudre, des carnassières,des chiens de chasse et de petitsnègres couchés pêle-mêle, formaientles traits principaux du tableau.Devant le feu était assis unpersonnage à longues jambes, sebalançant dans sa chaise, sonchapeau sur la tête, et les talons deses bottes boueuses reposantmajestueusement sur le manteau dela cheminée ; – posture tout à faitfavorable aux méditationsqu’éveillent les tavernes de l’Ouest,si l’on en juge par la prédilection desvoyageurs pour ce nouveau genre

d’élévation intellectuelle [23].

L’hôte qui se tenait derrière le

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comptoir était comme la plupart deses compatriotes, grand, osseux,jovial et disloqué, avec une forêt decheveux, que surmontait un immensechapeau.

Cet emblème caractéristique de lasouveraineté de l’homme figurait, ilest vrai, sur la tête de tous lesassistants : feutre, feuille de palmier,castor crasseux, ou luisant chapeauneuf, il rayonnait partout avec uneindépendance toute républicaine. Ilsemblait même participer de lanature de chaque individu. Les uns leportaient sur l’oreille, en tapageurs,– c’étaient de joyeux bons vivants,d’humeur facile et sans gêne ;

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d’autres l’abaissaient fièrement surle nez, – caractères de fer, quin’ôtaient pas leur chapeau, parcequ’il ne leur convenait pas de l’ôter,et qui prétendaient le mettre à leurfantaisie ! Il y en avait qui lerenversaient en arrière, – genséveillés, qui voulaient voir clairdevant eux ; tandis que lesindifférents, s’inquiétant peu de leurcoiffure, la laissaient libre deprendre toutes les alluresimaginables : bref, ces diverschapeaux eussent fourni une étudedigne de Shakespeare.

Des nègres, en larges pantalons, maispeu pourvus de chemises, couraient

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de çà, de là, sans parvenir à d’autrerésultat qu’à prouver leur bonnevolonté, et leur empressement àmettre toute la création sens dessusdessous, pour le plus grand bien deleur maître et de ses hôtes. Ajoutez àce remue-ménage un feu à moitiécheminée, craquant, flambant,pétillant, au milieu de portes et defenêtres toutes grandes ouvertes,dont les rideaux en calicot flottent etse débattent sous le souffleénergique d’une brise glaciale, etvous aurez une idée des séductionsd’une taverne du Kentucky.

Le Kentuckien de nos jours est unfrappant exemple de la transmission

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des instincts et des particularités.Ses pères, puissants chasseurs,campaient dans les bois, dormaient àdécouvert sous le ciel libre, sansautres flambeaux que les étoiles.Leur descendant moderne agitprécisément comme si la maisonétait un campement ; – il garde sonchapeau à toute heure, se jette,s’étend partout, et pose ses talonssur le dos des chaises et sur lemanteau des cheminées, comme jadisson aïeul appuyait les siens sur untronc d’arbre, et s’étendait le long dela verte pelouse. Hiver comme été, illaisse portes et fenêtres ouvertes,afin d’avoir assez d’air pour ses

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vastes poumons ; il appellecavalièrement tout le monde : « Moncher ! » avec une nonchalantebonhomie, et somme toute, c’est bienla plus franche, la plusaccommodante, la plus jovialecréature qui soit au monde.

Le voyageur, introduit par le hasardau milieu de cette réuniond’amateurs du sans-gêne, était vieux,petit, gros, à figure ouverte et ronde,d’un aspect original et tant soit peucomique ; il tenait à la main sa valiseet son parapluie, et résistait avecopiniâtreté aux tentatives quefaisaient les domestiques pour l’endébarrasser. Après avoir jeté un

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regard inquiet autour de la salle, ilbattit en retraite jusqu’au coin leplus chaud, s’y établit avec sesprécieux bagages, qu’il colloqua soussa chaise, et leva timidement les yeuxsur le long personnage dont lestalons illustraient le bord de lacheminée, et qui expectorait, dedroite à gauche, avec une intrépiditédes plus alarmantes pour les gensnerveux et à préjugés.

« Hé ! comment vous va, mon cher ?dit le susdit gentilhomme, lançant,par manière de salut, une formidableeffusion de jus de tabac du côté dunouvel arrivant.

– Pas mal, répliqua l’autre, esquivant

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avec effroi l’honneur qui le menaçait.

– Quelle nouvelle ? dit le notable,tirant de sa poche une carotte detabac et un grand couteau de chasse.

– Aucune, que je sache.

– Une chique ?… hein ? reprit lepremier ; et il tendit au voyageur unetranche de tabac, d’un air tout à faitfraternel.

– Non, merci ; cela m’est contraire,répondit le petit homme ens’effaçant.

– Contraire ? ah ! » dit l’autre avecinsouciance ; et il enfonça le morceaudans sa bouche, afin d’alimenter le

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jet incessant qu’il lançait pour lebien général de la société.

Le vieux monsieur tressaillait chaquefois que son voisin aux longuesjambes faisait feu dans sa direction ;ce dernier s’en aperçut, et, tournantavec condescendance son artilleriesur un autre point, il livra un assautdésespéré à l’un des chenets, avecune justesse de coup d’œil et uneprécision stratégique qui eussentsuffi à la prise d’une ville.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda lepetit vieux en voyant plusieurspersonnes se grouper autour d’unegrande affiche.

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– Le signalement d’un nègre, » ditquelqu’un brièvement.

M. Wilson, c’est le nom du vieuxgentilhomme, se leva, et après avoirrangé sa valise et son parapluie, iltira méthodiquement ses lunettes deleur étui, les mit sur son nez, et lut :

« En fuite de chez le soussigné, lemulâtre Georges. Ledit Georges acinq pieds huit pouces, le teint très-clair, les cheveux bruns et bouclés. Ilest intelligent, s’exprime bien, saitlire et écrire. Il tentera probablementde se faire passer pour blanc. Il a deprofondes cicatrices sur le dos et surles épaules. Il a été marqué dans lamain droite de la lettre H.

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« Je donnerai quatre cents dollars àqui me le ramènera vivant ; mêmesomme à qui m’apportera une preuvesatisfaisante qu’il a été tué. »

Le vieux gentilhomme lut cesignalement d’un bout à l’autre, àvoix basse, comme s’il l’étudiait.

Le vétéran interrompit l’assaut qu’illivrait au chenet, ramena ses talons àterre, se leva dans toute sa longueur,marcha droit à l’affiche, et crachadélibérément dessus.

« Voilà ! c’est ma façon de penser,dit-il, et il retourna s’asseoir.

– Hé ! dites donc, reprit l’hôte,prenez garde à ce que vous faites ?

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– J’en ferais tout autant ausignataire de ce papier, s’il était ici ;et le long personnage se remittranquillement à couper son tabac. –Tout homme qui a un esclave commecelui-là et qui ne trouve pas moyende le mieux traiter, mérite de leperdre. De pareilles affiches sont unehonte pour le Kentucky ; c’est monavis, et je ne m’en cache pas.

– Ah ! quant à cela, c’est un fait, ditl’hôte en inscrivant les frais du dégâtsur son livre.

– J’ai moi-même tout un régiment denègres, poursuivit l’homme,reprenant sa position et son attaquecontre le chenet ; je leur dis :

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Enfants, creusez, bêchez, courez, si lecœur vous en dit ! je ne serai jamaissur votre dos à vous espionner, etcomme cela, je les gardes. Dès qu’ilsse sentent libres de s’enfuir, l’envieleur en passe. De plus, j’ai leurs actesd’affranchissement tout prêts, toutenregistrés, au cas ou je viendrais àchavirer un de ces jours, et ils lesavent. Je puis vous dire qu’il n’y apersonne dans tout le pays qui tiremeilleur parti de ses nègres que moi.J’en ai envoyé à Cincinnati conduirepour cinq cents dollars de poulains,et ils m’ont rapporté l’argent, leste etpreste. Ca tombe sous le sens.Traitez-les comme des chiens, et

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vous aurez de la chienne de besogne ;traitez-les en hommes, ilstravailleront et agiront en hommes. »

Et, dans la chaleur de sa conviction,l’honnête éleveur de bestiauxaccompagna cette sortie morale d’unvéritable feu d’artifice dirigé versl’âtre.

« Je crois que vous pourriez bienavoir raison, l’ami, dit M. Wilson.L’homme que l’on signale est unsujet rare, – je ne m’y trompe pas. Ila travaillé environ six ans dans mafabrique ; c’était mon meilleurouvrier. Un garçon adroit,ingénieux : il a inventé une machineà teiller le chanvre, – une chose

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réellement profitable : elle est déjàemployée dans plusieursmanufactures ; le maître a prispatente.

– J’en réponds, dit l’homme : ilprend la patente et l’argent, puis seretourne, et marque l’inventeur d’unfer rouge dans la main droite ! Sij’avais bonne chance, je lemarquerais aussi, moi, et il en auraitpour quelque temps.

– Ces garçons si habiles sonttoujours les plus insolents et les plusrécalcitrants de la bande, dit del’autre bout de la salle un grossiermanant. Voilà pourquoi on lesfouaille et on les marque. S’ils se

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conduisaient bien, ça ne leurarriverait pas.

– C’est-à-dire que le Seigneur en afait des hommes, et qu’il faut taperdur pour en faire des bêtes, repritsèchement l’éleveur.

– Les nègres qui en savent si long nesont pas du tout avantageux aumaître, continua l’autre, retranchédans son ignorance vulgaire etbornée. De quoi servent les talents ettoutes ces fariboles-là, quand on nepeut pas s’en servir soi-même ? Ilss’en servent, eux autres, mais pournous mettre dedans. J’ai eu un oudeux de ces drôles-là et je les ai bienvite vendus à la basse rivière. Je

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savais que je les perdrais tôt ou tard,si je ne m’en défaisais pas.

– Que n’envoyez-vous là-haut prierle Seigneur de vous en faire unassortiment ; moins les âmes, bienentendu ! » dit l’éleveur d’un tongoguenard.

La conversation fut interrompue parl’approche d’un élégant petit bogueyà un cheval, que conduisait undomestique de couleur. Il endescendit un homme jeune, bien mis,d’un aspect distingué, qui futexaminé aussitôt avec tout l’intérêtqu’éveille, chez des oisifs, par unjour de pluie, la présence d’unnouveau venu. Il était grand ; il avait

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le teint brun foncé d’un Espagnol, debeaux yeux expressifs, les cheveuxbouclés et d’un noir d’ébène. Son nezaquilin, ses lèvres minces et fines, etles belles proportions de toute sapersonne donnèrent de suite auxregardants l’idée d’un hommesupérieur. Il entra avec aisance,indiqua d’un signe à son domestiqueoù placer sa malle, salua l’assemblée,et, son chapeau à la main, se dirigealentement vers le comptoir : il se fitinscrire sous le nom de Henri Butler,d’Oaklands, comté de Shelby. Seretournant ensuite avec indifférence,il aperçut l’affiche, et la lut :

« Jim, dit-il à son domestique, il me

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semble que nous avons rencontréquelqu’un de cette tournure chezBernan, dans le haut pays.

– Oui, maître : seulement je ne suispas bien sûr pour la main.

– Ni moi non plus ; je n’y ai certespas regardé, » dit l’étranger enbâillant. Il pria l’hôte de lui fairedonner une chambre particulière, oùil put dépêcher quelques écriturespressées.

L’hôte était tout zèle, et un relaid’environ sept nègres, jeunes etvieux, mâles et femelles, petits etgrands, s’abattirent alentour commeune volée de perdrix, gazouillant,

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affairés, se poussant, se coudoyant,se marchant sur les talons, dans leurlutte à préparer la chambre « àmaître, » tandis que ce dernier, assisau milieu de la salle, liaitconversation avec son voisin.

Depuis l’entrée de l’étranger,M. Wilson n’avait cessé del’examiner d’un œil inquiet etenvieux. Il lui semblait l’avoir vuquelque part, mais où ? impossiblede se le rappeler. Par moments,quand l’homme parlait, se remuait,souriait, le fabricant tressaillait et leregardait fixement ; puis ildétournait la tête, dès que les yeuxnoirs et brillants rencontraient les

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siens avec une froide indifférence.Tout à coup un souvenir subitsembla l’éclairer, et il envisageal’étranger d’un air à la fois si surpriset si effaré, que celui-ci se leva etvint droit à lui.

« Monsieur Wilson, je crois ? dit-ild’un ton de connaissance en luitendant la main. Pardon de ne vousavoir pas reconnu plus tôt. Je voisque vous ne m’avez pas oublié. –M. Butler, d’Oaklands, comté deShelby.

– Ou… i… oui… oui… monsieur, »répondit M. Wilson, comme s’ilessayait de parler dans un rêve.

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Un nègre vint annoncer que lachambre « à maître » était prête.

« Jim, voyez aux malles, ditnégligemment le gentilhomme ; ets’adressant à M. Wilson, il ajouta : jedésirerais avoir un momentd’entretien avec vous pour affaires,dans ma chambre, s’il vous plaît. »

M. Wilson le suivit, toujours de l’aird’un homme qui marche en rêvant.Ils montèrent au-dessus, dans unegrande pièce, où pétillait un feunouvellement allumé, et où plusieursdomestiques mettaient la dernièremain aux arrangements de lachambre.

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Tout étant terminé, ils sortirent ; lejeune homme ferma la porte, mit laclef dans sa poche, se retourna, et,les bras croisés sur sa poitrine,regarda en face M. Wilson.

« Georges ! s’écria celui-ci.

– Oui, Georges, répliqua l’autre.

– Je ne pouvais y croire !

– Je suis passablement déguisé,n’est-ce pas ? dit-il avec un sourireorgueilleux. Un peu de brou de noix afait de ma peau jaune un brundistingué, et j’ai teint mes cheveux ;en sorte que je ne réponds pas dutout au signalement, comme vousvoyez.

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– Oh ! Georges, vous jouez là un jeubien dangereux ! je n’aurais puprendre sur moi de vous le conseiller.

– Aussi en ai-je pris sur moi seul laresponsabilité, » dit fièrementGeorges avec le même sourire.

Nous remarquerons en passant queGeorges était fils d’un blanc, et d’unede ces infortunées qu’une beautéexceptionnelle condamne à devenirl’esclave des passions de leursmaîtres, et à mettre au monde desenfants qui ne connaîtront jamaisleur père. Descendu d’une des plusorgueilleuses familles du Kentucky,il en avait la finesse de traits etl’esprit indomptable. Il n’avait reçu

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de sa mère qu’une teinte claire demulâtre, amplement compensée parl’éclat et le velouté de ses grandsyeux noirs. Un léger changement,dans la teinte de sa peau et de sescheveux, avait suffi pour lemétamorphoser en Espagnol, et lagrâce de ses mouvements, ladistinction de manières qui lui étaitnaturelle, lui avaient rendu facile lerôle hardi qu’il avait adopté.

Le brave M. Wilson, de caractèreprudent et méticuleux, parcourait lachambre de long en large, « fortcombattu et ballotté en esprit, »

comme dit John Bunyan [24]. Partagéentre le désir d’aider Georges, et une

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certaine velléité de prêter main forteà la loi et à l’ordre, il marmottait,tout en marchant :

« Eh bien, Georges, vous voilà enfuite, à ce que je suppose ! – Vousavez planté là votre maître… (cen’est pas que je m’en étonne), etpourtant je suis fâché, – Georges ; –oui, décidément… je dois vous ledire, Georges… c’est mon devoir.

– De quoi êtes vous fâché,monsieur ? demanda Georges aveccalme.

– De vous voir, pour ainsi dire, enopposition directe avec les lois devotre pays.

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– De mon pays ! répéta Georges avecune profonde amertume. Ai-je unautre pays que la tombe ?… Plût àDieu que j’y fusse déjà !

– Eh non, non, Georges ! – ne ditespas cela ! ce sont de mauvaises etirréligieuses paroles ! Georges, vousavez un dur maître, – c’est vrai ! – ilse conduit mal avec vous… je neprétends pas le défendre. Mais voussavez que l’ange donna l’ordre àAgar de retourner vers sa maîtresseet de s’humilier devant elle. L’apôtreaussi renvoya Onésime à son maître.

– Ne me citez pas la Bible de cettefaçon, monsieur Wilson, dit Georges,l’œil étincelant ; non, ne me la citez

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pas ! car ma femme est chrétienne, etje veux l’être, si jamais j’arrive à lepouvoir. Me citer de pareils passagesde la Bible, dans la passe où je suis,suffirait à m’en éloigner pourtoujours. J’en appelle à Dieu tout-puissant : je suis prêt à plaider macause devant Lui, et à Lui demandersi j’ai tort de vouloir être libre.

– Ce sont des sentiments très-naturels, Georges, reprit le dignefabricant, et il se moucha. – Oui,très-naturels ; mais il est de mondevoir de ne pas les encourager. Oui,mon brave garçon, j’en suis fâchépour vous ; c’est un cas grave, très-grave ! L’apôtre dit : « Que chacun

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demeure dans la condition à laquelleil est appelé. » Nous devons tousnous soumettre aux suggestions de laProvidence, – voyez-vous,Georges ! »

Georges était debout, la tête enarrière, les bras étroitement serréssur sa large poitrine, tandis qu’unamer sourire crispait ses lèvres.

« Monsieur Wilson, dit-il, si lesIndiens venaient vous faireprisonnier, vous, votre femme et vosenfants, et prétendaient vous tenirtoute la vie à labourer et à faire venirle maïs pour eux, croiriez-vous devotre devoir de rester dans lacondition à laquelle vous seriez

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appelé ? J’imagine plutôt que lepremier cheval errant qui voustomberait sous la main, voussemblerait une suggestion de laProvidence ; – qu’en dites-vous ? »

Le petit vieillard ouvrit de grandsyeux à cette espèce d’apologue ; iln’était pas grand raisonneur, mais ilavait du moins ce qui manque à tantde logiciens sur ce sujet spécial, – lebon sens de savoir se taire, quand onn’a rien de bon à dire. Il se mit àcaresser son parapluie, et à en aplatirsoigneusement toutes les rides,émettant de temps à autre quelquesobservations générales.

« Vous savez bien, Georges, que j’ai

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toujours été de vos amis ; ce que j’endis est pour votre bien. Il me semblevraiment que vous courez deterribles risques ! Vous ne pouvezespérer réussir. Si vous êtes pris, cesera cent fois pis qu’avant : on vousmaltraitera, et, après vous avoir tuéà moitié, ou vous vendra au Sud, enbas de la rivière.

– Je sais tout cela, monsieur Wilson.Je cours des risques ; mais je metiens prêt. Il ouvrit son surtout, etmontra deux pistolets et un couteau-poignard. Jamais je n’irai dans leSud. Non ! si les choses en viennentlà, j’aurai toujours le moyen deconquérir six pieds de terre libre, –

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première et dernière possession queje réclamerai jamais du Kentucky.

– Vraiment, Georges, vous êtes dansune disposition d’esprit alarmante !Vous parlez en désespéré. J’en suischagrin ! Songez que vous allezvioler les lois de votre pays.

– Encore mon pays ! – monsieurWilson, vous avez un pays, vous !mais moi et mes pareils, nés demères esclaves, quel pays avons-nous ? quelles lois y a-t-il pournous ? Nous ne les faisons pas –nous ne les votons pas – nous n’ysommes pour rien. – En revanche,elles nous écrasent, et nous courbentà terre. N’ai-je pas entendu vos

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discours du 4 juillet [25] ? Ne dites-vous pas à tous, une fois l’an, que lesgouvernements tiennent leur justepouvoir du consentement desgouvernés ? Un homme qui entendces choses ne saurait s’empêcher depenser, de rapprocher lesprotestations des actes, et de voir cequi en ressort. »

La nature de M. Wilson se pouvaitcomparer à une balle de coton : elleétait molle, douce, sans consistance,et embrouillée. Il plaignaitréellement Georges de tout soncœur ; il avait une nuageuseperception des sentiments quil’agitaient ; mais il croyait de son

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devoir de lui dire de bonnes paroles,avec une insupportable opiniâtreté.

« Georges, c’est mal ; je dois vousconseiller, en ami, de ne pas vousjeter dans ces idées-là. Elles sontmalsaines, très-malsaines pour lesgens de votre sorte. » M. Wilsons’assit devant une table, et se mit àmâchonner nerveusement la poignéede son parapluie.

« Maintenant, monsieur Wilson, ditGeorges en s’avançant et s’asseyantrésolument en face de lui, regardez-moi, s’il vous plaît. Ne suis-je pas iciun homme tout comme vous ? Voyezma figure, voyez mes mains, voyeztoute ma personne, et le jeune

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homme se leva d’un air fier.Pourquoi ne serais-je pas un hommeaussi bien que qui que ce soit ?Ecoutez, monsieur Wilson, ce que j’aià vous dire. J’avais un père, – un devos gentilshommes du Kentucky, –qui ne m’a pas jugé digne d’être misà part de ses chiens et de seschevaux ; qui n’a pas même songé àme préserver d’être vendu après samort pour libérer la propriété. J’aivu ma mère mise à l’encan, elle et sessept enfants : ils ont été vendus sousses yeux, un à un, tous à desacquéreurs différents, et j’étais leplus jeune. Elle vint et s’agenouilladevant mon ancien maître, le

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suppliant de l’acheter avec moi, afinqu’il lui restât du moins un enfant : illa repoussa d’un coup de sa lourdebotte. Je le vis, et j’entendis pour ladernière fois les cris et lesgémissements de la pauvre femme,comme il m’attachait au cou de soncheval pour m’emmener chez lui.

– Et après ?

– Après, mon maître fit deséchanges, et acheta ma sœur aînée ;une douce et pieuse fille – de l’Eglisedes Anabaptistes, – et aussi belle quel’avait été ma pauvre mère, bienélevée aussi, et de bonnes mœurs. Jeme réjouis d’abord qu’on l’eûtachetée ; c’était pour moi une

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compagne, une amie. Mais je netardai pas à en être fâché. Je me suistenu à la porte, monsieur, et je l’aientendu fouetter ; chaque coup mecoupait le cœur au vif, et je nepouvais rien pour elle ! On lafouettait, monsieur, parce qu’ellevoulait mener une vie honnête, unevie chrétienne, interdite par vos loisà la pauvre fille esclave. Enfin, je lavis enchaînée avec le troupeau d’unmarchand d’hommes, et expédiée aumarché de la Nouvelle-Orléans : – etcela uniquement parce qu’elles’obstinait dans son honnêteté. –Depuis lors je n’en ai plus rien su. Jegrandis, – durant de longues années,

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– sans père, ni mère, ni sœur ; sansune âme qui s’intéressât à moi plusqu’à un chien : fouetté, grondé,affamé ! Oui, monsieur, j’ai eusouvent si grand’faim que j’étaistrop heureux de ramasser les osqu’on jetait à la meute ; et pourtant,quand, tout petit garçon, je veillais etpleurait la nuit, ce n’était pas defaim, ce n’était pas à cause du fouet.Non ! je pleurais ma mère et messœurs ; je pleurais de n’avoir pas surterre un ami qui m’aimât. Je n’avaisjamais connu ni paix, niconsolation : jamais on ne m’avaitadressé un mot affectueux, jusqu’aujour où j’allai travailler dans votre

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fabrique, monsieur Wilson. Vous metraitiez humainement ; vousm’encouragiez à bien faire, àapprendre à lire, à écrire, à m’essayerà quelque chose, et Dieu sait quellereconnaissance je vous en garde ! Cefut alors que je connus ma femme ;vous l’avez vue, vous savez si elle estbelle ! Quand j’appris qu’ellem’aimait, quand je l’épousai, je nepouvais croire à mon bonheur ! je neme sentais pas de joie. Et monsieur,son cœur est encore plus beau queson visage. Eh bien ! voilà que, toutau travers, survient mon maître quim’enlève à mon ouvrage, à mes amis,à tout ce que j’aime, qui me broie et

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m’enfonce jusqu’aux lèvres dans laboue. Et pourquoi ? parce que, dit-il,j’ai oublié qui j’étais, et qu’ilm’apprendra que je ne suis qu’unnègre ! Ce n’est pas tout ; il se jetteentre ma femme et moi, il mecommande de l’abandonner pouraller vivre avec une autre. Et vos loisqui donnent la puissance de fairetout cela à la face de Dieu et deshommes ! Prenez-y garde, monsieurWilson, il n’y a pas une seule de ceschoses qui ont brisé le cœur de mamère, de ma sœur, de ma femme et demoi, que vos lois ne sanctionnent etne permettent à tout homme de fairedans le Kentucky, sans que personne

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puisse lui dire non ! Appelez-vousces lois les lois de mon pays ? Je n’aipas de pays, monsieur, pas plus queje n’ai de père ! C’est un pays que jevais chercher. Quant au vôtre, je nelui demande rien que de me laisserpasser. Si j’arrive au Canada, dontles lois m’avouent et me protègent, leCanada sera mon pays, et j’obéirai àses lois. Mais si quelqu’un essaye dem’arrêter, malheur à lui ! car je suisdésespéré. Je combattrai pour maliberté jusqu’au dernier souffle. Voushonorez vos pères d’en avoir faitautant ; ce qui était juste pour eux,l’est aussi pour moi. »

Ce récit, fait tantôt assis, tantôt

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debout, en marchant de long en largedans la chambre, accompagné depleurs, de regards flamboyants, degestes énergiques, était plus que n’enpouvait endurer le paisible et bonnaturel du digne homme auquel ils’adressait : il tira de sa poche ungrand foulard jaune, et s’essuya lafigure de toutes ses forces.

« Dieu les confonde ! s’écria-t-il toutà coup. Ne l’ai-je pas toujours dit ! –l’ancienne malédiction infernale ! jene voudrais pourtant pas jurer ! Ehbien, allez de l’avant, Georges, allezde l’avant ! mais soyez prudent, mongarçon : ne tirez sur personne,Georges, à moins que… mais non… il

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vaudrait mieux ne pas tirer, je crois.Moi, je ne viserais pas, à votre place.Où est votre femme, Georges ? » Il seleva, en proie à une agitationnerveuse, et se promena dans lachambre.

« En fuite, monsieur, – partie avecson enfant dans ses bras ; – pouraller Dieu seul sait où ! – vers l’étoilepolaire ! et quand nous nousreverrons, si nous nous revoyonsjamais, c’est ce qu’aucune créaturene peut dire.

– Est-ce possible ? en fuite ! de chezde si bons maîtres, d’une si bonnefamille !

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– Les meilleures familles s’endettent,et les lois de notre pays lesautorisent à enlever l’enfant du seinde sa mère, et à le vendre, pour payerles dettes du maître, dit Georges avecamertume.

– Bien ! bien ! reprit l’honnêtefabricant en fouillant dans sa poche.Je n’agis peut-être pas d’accord avecmon jugement ; ma foi, tant pis ! jene veux pas écouter mes scrupules…tenez, Georges ! Et tirant de sonportefeuille une liasse de billets, illes lui présenta.

– Non, mon bon monsieur ; vousavez déjà fait beaucoup pour moi, etje craindrais de vous attirer quelque

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ennui. J’ai assez d’argent, j’espère,pour me conduire jusqu’où il me fautaller.

– Non, non, Georges, prenez.L’argent est d’un grand secourspartout ; on n’en saurait trop avoir,quand on l’a honnêtement. Prenez-le,prenez, – je vous en pris, mongarçon.

– Je l’accepte, monsieur, à lacondition de vous le rendre un jour.

– Et maintenant, Georges, dites-moi :combien de temps comptez-vousvoyager ainsi ? ni loin, ni longtemps,j’espère. Le coup est bien monté,mais trop hardi. Et ce nègre, qui est-

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il ?

– Un homme sûr, qui s’est enfui auCanada, il y a plus d’un an. Il appritlà-bas, par ouï-dire, que, furieux desa fuite, son maître avait fait fouettersa pauvre vieille mère ; et il a refaittout le chemin pour venir la consoler,et courir la chance de la rameneravec lui.

– L’a-t-il pu ?

– Pas encore ; il a rôdé autour del’habitation, mais sans pouvoirtrouver son heure. En attendant, ilm’accompagne jusque dans l’Ohio ;là il me remettra aux mains d’amisqui l’ont aidé ; puis il reviendra

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chercher sa mère.

– C’est dangereux, très-dangereux, »dit le vieillard.

Georges se redressa et souritdédaigneusement. M. Wilsonl’examinait de la tête aux pieds avecune naïve surprise.

« Georges, quelque chose vous arendu tout autre ; vous n’êtes plus lemême : vous portez le front haut,vous parlez, vous agissez.

– C’est que je suis libre, répliquaGeorges avec orgueil. Oui, monsieur,pour la dernière fois j’ai dit« maître » à un homme. Je suis libre.

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– Prenez garde ! ce n’est pas sûr –vous pouvez être repris.

– Tous les hommes sont égaux etlibres dans la tombe, si l’on en vientlà, monsieur Wilson.

– Je suis abasourdi de votre audace !descendre ici ! à la taverne la plusvoisine !

– Précisément ; la chose est sihardie, la taverne si proche, qu’ilsn’y penseront pas : ils mechercheront plus loin. Vous-mêmeaviez peine à me reconnaître. Lemaître de Jim n’habite pas ce comté ;il n’y est pas connu. Et quant à Jim,toute recherche est abandonnée.

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Personne ne s’avisera, je pense, dem’arrêter d’après le signalement.

– Mais, dit avec hésitationM. Wilson, la marque… dans votremain ? »

Georges tira son gant, et montra unecicatrice récente : « Dernière preuvede l’estime de M. Harris, reprit-il. Il ya une quinzaine qu’il se mit en têtede m’en gratifier, parce qu’il mesoupçonnait, disait-il, de vouloirm’enfuir. Cela donne l’airintéressant, n’est-ce pas ? et il remitson gant.

– Mon sang se glace rien que depenser à votre position, Georges, à

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vos périls !

– Le mien s’est glacé bien longtemps,monsieur Wilson, pendant desannées. Maintenant, il brûle mesveines. » Il continua, après unmoment de silence. « J’ai vu que vousm’aviez reconnu ; j’ai voulu vousparler, de peur que votre surprise neme décelât. Je pars demain matinavant l’aube ; demain soir j’espèredormir sain et sauf dans l’Ohio. Jevoyagerai de jour, m’arrêterai dansles meilleurs hôtels, et dînerai à tabled’hôte avec les seigneurs et maîtresdu pays. Au revoir, monsieur ; sivous entendiez dire que je suis pris,tenez pour certain que je suis

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mort ! »

Georges, droit et ferme comme unroc, tendit d’un air de prince la mainà M. Wilson, qui la lui serracordialement. Après avoir renouvelétoutes ses recommandations deprudence, le petit homme prit sonparapluie, et se mit en devoir desortir, tâtonnant gauchement saroute.

Georges le regardait s’en aller d’unair pensif ; tout à coup une lueur luitraversa l’esprit – il le rappela.

« Monsieur Wilson, encore un mot. »

Le vieillard rentra ; commeauparavant, Georges referma la porte

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à clef ; puis il resta rêveur etirrésolu, les yeux fixés à terre. Enfin,relevant la tête avec effort, il dit :

« Monsieur Wilson, vous vous êtesmontré chrétien dans la façon dontvous m’avez traité. – J’ai à vousdemander un dernier acte de charitéchrétienne.

– Parlez, Georges.

– Eh bien, monsieur, – ce que vousavez dit est vrai : je cours uneffroyable risque ! Il n’y a pas uneâme sur terre qui s’inquiète que jevive ou meure, ajouta-t-il enrespirant péniblement, et parlantavec peine. – Je serai jeté dehors à

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coups de pied, enterré comme unchien, et personne n’y pensera le jourd’après, – personne que ma pauvrefemme ! Elle pleurera, elle, – le cœurnavré. Si vous pouviez seulementtrouver moyen de lui faire parvenircette épingle. Elle me l’a donnée enprésent à la Noël dernière. Pauvreâme ! Rendez-la-lui, et dites-lui queje l’ai aimée jusqu’à la fin. Le ferez-vous ? le voulez-vous ? ajouta-t-ilavec vivacité.

– Oui, certes. – Pauvre garçon ! dit levieillard prenant l’épingle, les yeuxhumides et la voix chevrotante.

– Dites-lui une chose, reprit Georges,c’est que mon dernier vœu est qu’elle

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aille au Canada. Peu importe que samaîtresse soit bonne ; – peu importequ’elle-même soit attachée à lamaison ; qu’elle n’y retourne pas, –car l’esclavage finit toujours par lamisère. Dites-lui d’élever notre filsen homme libre, afin qu’il ne souffrepas comme j’ai souffert. Vous le luidirez, n’est-ce pas, monsieurWilson ?

– Oui, Georges ; mais vous nemourrez pas, j’espère. Prenezcourage. – Vous êtes un bravegarçon ! Fiez-vous au Seigneur,Georges. Je souhaiterais de toutemon âme que vous en fussiez horssain et sauf.

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– Y a-t-il un Dieu à qui se fier ? ditGeorges, avec un amer désespoir quicoupa court aux exhortations duvieillard. Oh ! j’ai vu des choses,toute ma vie, qui m’ont fait douterqu’il y eût un Dieu. Les chrétiens nesavent pas de quel œil nous voyonsleurs actes ! Il y a un Dieu pour vous,mais pour nous ?…

– Oh ! ne dites pas cela, mon garçon !dit le brave homme en sanglotant ; nele pensez pas ! Il y a un Dieu pourtous. Les nuages et les ténèbresl’environnent, mais la justice et ladroiture habitent près de son trône.Il y a un Dieu, Georges, croyez-lebien ; croyez en lui, et il vous

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secourra, j’en suis sûr. Tout seraredressé, – dans cette vie, ou dansl’autre. »

La piété sincère, la bienveillanceréelle du bon vieillard lui prêtaientde l’autorité, de la dignité. Georgessuspendit sa marche impétueuse,demeura pensif un moment, et ditd’une voix calme :

« Merci ! merci de m’avoir parléainsi. J’y songerai. »

q

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Chapitre13

Incidents d’uncommerce légal.

On a ouï dans Rama des cris,des lamentations, des pleurs etde grands gémissements : –Rachel pleurant ses enfants et nevoulant pas être consolée, parce

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qu’ils ne sont plus.

SAINT MATHIEU, chap. II,verset 18.

M. Haley et Tom roulaient cahincaha, absorbés dans leurs réflexions.C’est chose merveilleuse que lavariété qui se peut rencontrer dansles réflexions de deux hommes, assiscôte à côte sur la même banquette,pourvus des mêmes organes, ayantde même des yeux, des oreilles, desmains, et voyant passer devant euxles mêmes objets.

M. Haley, par exemple, pensad’abord à la taille de Tom, à salargeur, à sa hauteur, à ce qu’il

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pourrait valoir, s’il était tenu gras eten bon état, lorsqu’il le produirait aumarché. Il pensa ensuite à la manièredont il assortirait sa marchandise ; àla valeur approximative d’hommes,de femmes, d’enfants, qu’il seproposait d’acheter pour composerune troupe d’élite. Puis il fit unretour sur lui-même, et s’applauditde son humanité. Tandis que sesconfrères « garrottaient » leursnègres, lui, se contentait de leurmettre les fers aux pieds, leurlaissant le libre usage de leurs mains,pourvu qu’ils n’en abusassent pas. Ilsoupira sur l’ingratitude del’humaine nature ; car il soupçonnait

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Tom de ne pas apprécier tantd’égards. Que de fois n’avait-il pasété dupe des nègres qu’il avait lemieux traités ! aussi s’étonnait-ild’être resté si bon.

Quant à Tom, il pensait à quelquesparoles d’un vieux livre, passé demode, qui lui revenaient enmémoire : « Nous n’avons point ici-bas de cité durable, mais nouscherchons la cité à venir. C’estpourquoi Dieu lui-même ne dédaignepas d’être appelé notre Dieu ; car ilnous a préparé une demeureéternelle. » Ces paroles d’un ancienvolume, recueillies par des hommesignorants, illettrés, ont de tout

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temps, grâce à je ne sais quellepuissante magie, exercé un étrangepouvoir sur l’esprit des pauvres etdes humbles. Elles remuent l’âmejusque dans ses profondeurs ; ellesréveillent, comme le son du clairon,le courage, l’énergie,l’enthousiasme ; elles dissipent lesténèbres du désespoir et de la mort.

M. Haley tira de sa poche différentsjournaux, et se mit à parcourir lesannonces avec un intérêt profond.Peu exercé dans l’art de la lecture, ilavait adopté une sorte de récitatif àdemi-voix, appel de ses yeux à sesoreilles. Il récita sur ce ton leparagraphe suivant :

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« A la requête des exécuteurstestamentaires,

VENTE PAR AUTORITE DEJUSTICE. – NEGRES. – « Par ordrede la cour, il sera vendu, le mardi 20février, devant la porte du palais dejustice, dans le village deWashington (Kentucky), les nègresdénommés ci-après : – Agar, âgée de60 ans ; John, âgé de 30 ans ; Ben,âgé de 21 ans ; Saül, de 25 ans ;Albert, âgé de 14 ans. Ladite vente aubénéfice des créanciers de lasuccession de Jesse Blutchford,écuyer.

THOMAS FLINT, SAMUEL MORICE,exécuteurs. »

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« J’y aurai l’œil, dit-il à Tom, fautede quelque autre à qui parler. Vois-tu, nègre, je veux monter unassortiment d’articles de choix, pourles conduire là-bas avec toi. Cela tefera de la société ; cela t’aidera àpasser le temps. Nous irons d’abordtout droit à Washington ; là, je tecamperai en prison, pendant quej’irai expédier mon affaire. »

Tom reçut cette agréable nouvelleavec une quiétude parfaite, sedemandant seulement, au fond ducœur, si ces pauvres malheureuxavaient des femmes et des enfants, ets’ils souffraient, comme lui, d’en êtreséparés. Il faut avouer aussi que la

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perspective d’être campé en prison nepouvait sourire à un pauvre diable,qui s’était piqué toute sa vie de laplus stricte droiture. Oui, Tom étaitfier de sa probité, n’ayant pasbeaucoup d’autres sujets d’orgueil.S’il eût appartenu aux plus hautesclasses de la société, peut-être n’eneût-il pas été réduit là.

Cependant le jour s’écoula, et le soirvit Haley et Tom confortablementcasés dans Washington, l’un àl’hôtel, et l’autre à la prison.

Le lendemain, vers onze heures, unefoule mélangée se pressait sur lesmarches du palais de justice, fumant,chiquant, crachant, jurant, causant,

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selon les goûts et l’humeur dechacun, en attendant que la ventecommençât.

Les hommes et les femmes à vendre,groupés à part, se parlaient à voixbasse. La négresse Agar, en tête de laliste, était de pure race africaine,traits et taille. Elle pouvait avoirsoixante ans, mais le dur travail et lamaladie l’avaient faite plus vieille.Elle était à demi-aveugle et perclusede rhumatismes ; à ses côtés se tenaitson dernier fils, Albert, alerte etintelligent garçon de quatorze ans, leseul qui eût survécu d’unenombreuse famille, que la mère avaitvu vendre successivement sur les

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marchés du Sud. Cramponnée de sesdeux mains au jeune homme, elleregardait avec effroi quiconques’approchait pour l’examiner.

« N’ayez peur, tante Agar, dit le plusvieux nègre, j’ai parlé de lui à massaThomas, et il tâchera de vous vendreen un lot, tous deux ensemble.

– Ne me faites pas passer pour vieilleet bonne à rien, dit-elle avecvéhémence. Je sais faire la cuisine,fourbir, récurer. Je vaux l’argent, sion n’en demande pas trop. – Dites-leur, dites-leur donc ! » ajouta-t-elleavec vivacité.

Haley se fraya un chemin dans le

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groupe, alla droit au vieux, lui tira lamâchoire inférieure, examinal’intérieur de sa bouche, lui touchales dents une à une, le fit seredresser, s’étendre, se courber, etexécuter diverses évolutions, pourjuger du jeu des muscles. Il passaensuite à un autre, qu’il soumit à lamême épreuve. Arrivé enfin devant lejeune garçon, il tâta ses bras, luiouvrit les mains, regarda ses doigts,et lui commanda de sauter, afin defaire preuve d’agilité.

« Il ne sera pas vendu sans moi, dit lavieille avec passion. – Lui et moi nefaisons qu’un lot. Je suis forte, allez,maître ! – Je puis faire des masses

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d’ouvrage… des tas… maître !

– Sur les plantations ? reprit Haleyavec un regard de dédain : bonnehistoire ! » Et satisfait de sonexamen, il s’éloigna les deux mainsdans ses poches, son cigare à labouche, et son chapeau de côté,attendant le moment d’agir.

« Qu’en pensez-vous ? dit un hommequi avait suivi Haley pendant soninspection, comme pour s’éclairer deson expérience.

– Je verrai… je crois que je pousserailes plus jeunes, et l’enfant, répliqua-t-il.

– Mais on ne veut le vendre qu’avec

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la vieille, dit l’autre.

– Ce sera dur à arracher ! la vieillen’est qu’un tas d’os ; elle ne vaut pasle sel qu’elle mangera.

– Vous ne mettriez donc pas dessus ?

– Quelque sot ! Elle est plus d’àmoitié aveugle, toute bancroche derhumatismes, et imbécile, par-dessusle marché.

– Il y en a pourtant qui achètent cesvieilles-là, et qui affirment qu’ellesont la vie dure, et qu’on en peut tirermeilleur parti qu’on ne croirait, dit lequestionneur d’un ton réfléchi.

– Ce ne sera toujours pas moi ; je

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n’en voudrais pas quand on m’enferait présent. C’est vu, d’ailleurs.

– Eh bien ! ce serait tout de mêmeune manière de pitié de l’acheteravec son fils ; elle y tient trop ; ellene pourra pas s’en passer.Supposons qu’on la crie au rabais ?

– C’est bon pour ceux qui ont del’argent à perdre. Moi, je mettrail’enchère sur le garçon : il y a chancede le vendre à un planteur ; mais jen’entends pas m’embarrasser de lavieille : non, pas même si on me ladonnait pour rien.

– Elle prendra le chagrin à cœur, ditl’autre.

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– Probable, » reprit le marchand avecindifférence.

Un bourdonnement confusinterrompit la conversation ; lecrieur, gros homme, important etaffairé, s’ouvrit avec ses coudes unchemin dans la foule. La vieille retintson souffle, et attira instinctivementl’enfant à elle.

« Tiens-toi près de mère, Albert, toutprès, – entends-tu ?… Tout à l’heurel’homme nous mettra ensemble à lacriée.

– J’ai peur que non, mère, dit le jeunegarçon.

– Il le faut, enfant ; ils savent bien

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que je ne peux pas vivre sans toi, »dit la vieille avec véhémence.

Le crieur annonça, d’une voix destentor, que la vente allaitcommencer. La foule s’écarta :l’enchère était ouverte. Les hommesfurent adjugés à des prix quiprouvaient que la marchandise étaitdemandée, et les cours bien tenus ;deux échurent en partage à Haley.

« Allons, jeune homme ! dit le crieur,touchant l’enfant de son marteau,debout, et montre-nous la souplessede tes rouages !

– Oh ! mettez-nous tous deuxensemble, maître ! – ensemble, s’il

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vous plaît ! dit la vieille, secramponnant à son fils.

– Lâche donc ! cria l’homme, commeil détachait rudement les mains de lafemme : tu viendras en dernier, toi !Allons ! saute, moricaud ! » Il poussal’enfant vers les tréteaux. Ungémissement sourd et plaintif s’élevaderrière lui : le jeune garçon hésita,se retourna ; – mais les minutesétaient comptées, et chassant durevers de sa main les larmes de sesgrands yeux, il s’élança sur l’estrade.

Sa taille svelte, ses membres agiles,sa figure intelligente, provoquèrentaussitôt une vive concurrence ; unedemi-douzaine d’enchères

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assaillirent à la fois les oreilles ducrieur. Le sujet de la contestation,anxieux, effaré, regardait de côté etd’autre, pendant que les offres sesuccédaient, – tantôt ici, tantôt là, –jusqu’à ce que retomba le marteaulevé. Il appartenait à Haley. On lepoussa vers son nouveau maître. Ils’arrêta un moment à regarder sapauvre vieille mère, qui, tremblant detous ses membres, tendait vers luises mains défaillantes.

« Achetez-moi aussi, maître ! pourl’amour béni du Seigneur, achetez-moi !… Si vous ne m’achetez pas, jemourrai !

– Tu pourras bien mourir si tu m’y

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prends ! dit le marchand ; non,non ! » Il tourna sur les talons.

L’enchère de la pauvre créature nefut pas de longue durée ; l’hommequi s’était adressé à Haley, et qui nesemblait pas dépourvu decompassion, l’acheta pour presquerien, et les spectateurscommencèrent à se disperser.

Les tristes victimes qui avaienthabité le même lieu, pendant desannées, s’assemblèrent autour de lapauvre mère, dont l’angoisse faisaitmal à voir.

« Pouvaient-ils donc pas m’en laisserun ?… Le maître a toujours dit que

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j’en aurais un ; – il l’a dit ! répétait-elle encore et encore d’une voixbrisée.

– Faut avoir confiance au Seigneur,tante Agar, reprit tristement le plusvieux de la troupe.

– A quoi sert ? dit-elle en sanglotantavec amertume.

– Mère ! mère ! ne te désole pas,s’écria l’enfant : ils disent que tu estombée à un bon maître.

– Je n’ai souci qu’il soit bon ouméchant ! – tout m’est égal ! Oh,Albert ! mon garçon ! le dernier quej’ai nourri ! Seigneur bon Dieu !comment ferai-je !…

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– Allons, emmenez-la donc ! quequelqu’un l’emmène, dit Haleysèchement ; ça ne fait de bien ni àelle, ni aux autres de la laisserbrailler sur ce ton ! » Les plus âgésdes assistants parvinrent, moitié parpersuasion, moitié par force, àdétacher la pauvre créature du fruitde ses entrailles, et la conduisirentau chariot de son nouveau maître, ens’efforçant de la consoler.

« A notre tour maintenant ! » ditHaley. Il rassembla ses troisemplettes, et tira de son surtout uneprovision de menottes, qu’ilassujettit solidement autour de leurspoignets. Une longue chaîne, passée

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dans les anneaux, lui servit à leschasser devant lui jusqu’à la prison.

Peu de jours après, le marchands’installait à bord d’un des bateauxde l’Ohio, avec ses propriétés,commencement de la cargaison dechoix qu’il devait compléter, enrecueillant, sur différents points dela rive, les marchandises que lui, ouses agents, y tenaient en réserve.

La Belle-Rivière, l’un des plus beauxet des meilleurs bateaux qui aientjamais sillonné les eaux du même

n o m [26], descendait gaiement lecourant, sous un ciel lumineux. Lesétoiles et les bandes du pavillon de la

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libre Amérique se déployaient etflottaient dans l’air. De belles dames,de beaux messieurs, se promenaientet causaient sur le pont, jouissantd’une radieuse journée. Tous étaientpleins de vie, dispos, joyeux ; tous,excepté la troupe de Haley, qui,emmagasinée avec d’autre fret dansl’entrepont, ne semblait pasapprécier ses divers privilèges :amassés en un tas, les nègres separlaient à voix basse.

« Hé ! enfants, dit Haley se frottantles mains, j’espère que vous voustenez le cœur en joie ! Pas desournoiseries ; je ne les aime pas,voyez-vous ! Le nez au vent, et la

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bouche riante, garçons ! Conduisez-vous bien avec moi, je me conduiraibien avec vous. »

Les esclaves répondirent parl’invariable : « Oui, maître, » qui, detemps immémorial, est le motd’ordre de la pauvre Afrique : maisils n’en devinrent pas plus allègres.Ils avaient certains préjugés au sujetdes mères, des femmes, des enfants,qu’ils avaient vus pour la dernièrefois. Et, bien que ceux « qui lespressuraient exigeassent d’eux de lagaieté, » elle ne pouvait naître surl’heure. « J’ai une femme ! ditl’article inscrit sous le nom de« John, âgé de trente ans : » il posa

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sa main enchaînée sur le genou deTom ; elle ne sait pas un mot de toutceci, la pauvre créature !

– Où demeure-t-elle ? demanda Tom.

– Dans une taverne, ici près, au basde la rivière. Si je pouvais seulementla voir encore une fois en cemonde ! »

Pauvre John ! c’était un souhait biennaturel ; et ses larmes coulaient toutaussi naturellement que celles d’unblanc. Un profond soupir s’exhala ducœur navré de Tom, et il essaya, enson humble guise, de le réconforter.

Dans la cabine au-dessus étaientassis des pères, des mères, des maris

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avec leurs femmes : de joyeuxenfants couraient, sautaient,tourbillonnaient alentour, commeautant de gais papillons ! La viecoulait à pleins bords facile et douce.

« Oh ! maman, dit un petit garçon quiremontait de l’étage inférieur, il y aun marchand de nègres à bord, et il alà-bas quatre ou cinq esclaves.

– Pauvres créatures ! reprit la mèred’un ton moitié chagrin, moitiéindigné.

– Qu’est-ce qu’il y a ? dit une autredame.

– De pauvres esclaves dansl’entrepont.

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– Et ils sont enchaînés ! repritl’enfant.

– C’est une honte pour notre pays,qu’on y voie de telles choses ! s’écriaune troisième femme.

– Oh ! il y a beaucoup à dire pour etcontre, reprit une belle dame occupéeà coudre à la porte du salon, tandisque son petit garçon et sa petite fillejouaient devant elle. Je suis alléedans le Sud, et je dois dire que lesnègres me paraissent plus heureux,sous tous les rapports, que s’ilsétaient libres.

– Quelques-uns peut-être, souscertains rapports ; reprit la personne

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qui avait provoqué cette réponse :selon moi, la plus terrible plaie del’esclavage, c’est l’outrage fait auxsentiments et aux affections, laséparation des familles, par exemple.

– C’est là une mauvaise chose,assurément, dit l’autre, élevant enl’air une petite robe d’enfant qu’ellevenait d’achever, et examinant avecattention les garnitures, maisj’imagine que cela n’arrive passouvent.

– Très-souvent, au contraire, repritla première avec vivacité ; j’ai vécudes années au Kentucky et dans laVirginie, et j’y ai vu des scènes àfendre le cœur. Supposons, madame,

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que vos deux enfants que voilà vousfussent enlevés et vendus ?

– Nous ne pouvons comparer notremanière de sentir à celle de ces gens-là, dit la dame, assortissant deslaines sur ses genoux.

– Vous ne les connaissez pas, pouren parler ainsi, dit la première avecchaleur. Je suis née et j’ai été élevéeparmi eux. Je sais qu’ils sententaussi vivement, et peut-être plusvivement que nous.

– En vérité ? bâilla la dame. Elleregarda par la fenêtre de la cabine, etrépéta pour conclusion : Malgrétout, je les crois plus heureux que

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s’ils étaient libres.

– L’intention de la Providence estsans aucun doute que la raceafricaine soit asservie, – tenue enétat d’infériorité, reprit un membredu clergé, grave personnage, vêtu denoir, assis en dehors de la cabine :« Maudit soit Canaan ; il seraserviteur des serviteurs. » L’Ecriturele dit.

– Etes-vous sûr, mon cher, que cetexte dise ce que vous lui faites dire,demanda un grand homme, qui setenait debout à côté.

– Sans nul doute. Il a plu à laProvidence, pour quelque

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impénétrable dessein, de condamnercette race au servage pendant dessiècles. Il ne nous appartient pasd’opposer notre opinion aux décretsdu Seigneur.

– En ce cas, allons de l’avant, etachetons des nègres, dit l’homme,puisque la Providence le veut.N’êtes-vous pas de cet avis, moncher ? Il se tourna vers Haley qui, lesmains dans ses poches, près dupoêle, écoutait attentivement laconversation. Oui, poursuivit-il,nous devons tous nous résigner auxdécrets de la Providence. Les nègresdoivent être vendus, asservis,troqués ; ils sont faits pour cela,

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comme nous pour les acheter. – C’estun point de vue tout à faittranquillisant ; qu’en dites-vous,mon cher ? demanda-t-il à Haley.

– Je n’y ai jamais pensé, répliqua lemarchand. Je n’en pourrais pas tantdire que ce monsieur. Je ne suis passavant, moi. J’ai pris ce commercepour amasser du bien ; et s’il y aquelque chose à redire, ma foi ! j’aicalculé que j’aurais toujours letemps de me repentir. Vouscomprenez.

– Et à présent, vous vous enépargnerez la peine, n’est-ce pas ?Voyez ce que c’est que de connaîtrel’Ecriture ! si seulement vous aviez

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étudié votre Bible, comme ce sainthomme, vous sauriez de quoi ilretourne, et vous vous seriezéconomisé une foule de tracas. Vousn’auriez eu qu’à dire : « Maudit soit !… » Comment donc l’appelez-vous ?– et tout marchait comme sur desroulettes. »

L’étranger, qui n’était autre quel’honnête éleveur de bestiaux, aveclequel nous avons déjà faitconnaissance dans la taverne duKentucky, s’assit et se mit à fumer,tandis qu’un sourire narquoiscontractait sa longue et maigrefigure.

Un jeune passager, d’une

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physionomie aimable et intelligente,intervint : « Ce que vous voulez queles hommes vous fassent, faites-le-leur aussi de même. » – Il me semble,ajoutait-il, que c’est là un passage dela sainte Ecriture, tout aussi bien que« maudit soit Canaan. »

– Le texte en paraît pour le moinsaussi clair à des ignorants commenous, » dit l’éleveur, en lançant desbouffées de fumée volcaniques.

Le jeune homme allait en dire plus,mais le bateau s’arrêta. Selonl’usage, tous les passagers seprécipitèrent vers la proue, pour voiroù l’on abordait.

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« Ce sont deux façons de pasteurs,pas vrai ? » demanda l’éleveur à l’undes hommes qui débarquaient.

L’autre fit de la tête un signeaffirmatif.

Au moment où les roues de lamachine cessaient de battre l’eau,une négresse s’élança de la rive surl’étroite planche, se fit jour à traversla foule, et gagnant l’entrepont, jetases deux bras autour de l’articleinfortuné, classé sous le titre de« John, âgé de trente ans. » Sespleurs, ses sanglots le revendiquaientpour mari.

Mais qu’est-il besoin de redire

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l’histoire si souvent contée, –répétée chaque jour, – de liensbrisés, de cœurs au désespoir, – dufaible exploité par le fort ? Ne serenouvelle-t-elle pas sans cesse ? Necrie-t-elle pas assez haut aux oreillesde celui qui entend, bien qu’il setaise ?

Le jeune homme, qui avait plaidé lacause de Dieu et de l’humanité,contemplait cette scène. Il se tournavers Haley.

« Mon ami, dit-il d’une voix émue,comment pouvez-vous, commentosez-vous faire ce trafic impie ?…Regardez ces pauvres créatures ! mevoilà ici, moi, tout joyeux d’aller

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retrouver au logis ma femme et monenfant. Et la même cloche quim’annonce que je vais me rapprocherd’eux, sonne pour cet homme et poursa femme le glas de la séparation !Un jour, soyez-en sûr, Dieu vousdemandera compte de ceci. »

Le marchand silencieux se détourna.

« Je dis, mon cher, reprit l’éleveur enlui touchant le coude, qu’il y aministre et ministre. Celui-ci ne m’apas l’air de pouvoir digérer le« maudit soit Canaan ! »

Haley poussa un grognement inquiet.

« Et ce qu’il y a de pis, poursuivitl’autre, c’est que le Seigneur lui-

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même pourrait fort bien s’enscandaliser, quand vous en viendrez,comme nous tous, à régler voscomptes avec lui, un de ces jours. »

Haley marcha d’un air pensif jusqu’àl’autre bout du bateau.

« Si je réalise d’assez beauxbénéfices sur une ou deux de mesprochaines opérations, pensa-t-il, jeme retirerai cette année. Le métierdevient dangereux. » Il tira sonagenda, et se mit à additionner sescomptes ; spécifique très-efficacepour une conscience troublée, et àl’usage de beaucoup d’autresnégociants que M. Haley.

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Le bateau s’écarta fièrement de larive, et tout reprit son joyeux cours.Les hommes recommencèrent àcauser, à lire, à fumer, les femmes àcoudre, les enfants à jouer, et lesroues à tourner de plus belle.

Un jour que le bateau avait mis enpanne devant une petite ville duKentucky, Haley se rendit à terrepour affaire de négoce.

Tom, à qui ses fers permettaient dese mouvoir dans un étroit circuit,s’était rapproché du bord, etregardait avec indifférence par-dessus le bastingage. Au bout d’unmoment, il vit le marchand revenird’un pas alerte, accompagné d’une

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femme de couleur, qui tenait unenfant dans ses bras. Elle était miseavec recherche ; un noir la suivaitchargé d’une petite malle ; elle luiadressait la parole de temps à autre.Elle avança gaiement jusqu’à laplanche, qu’elle franchit d’un pasrapide. La cloche tinta, la vapeursiffla, la machine gémit, haleta, et lebateau descendit la rivière.

La femme se faufila entra les caisseset les ballots qui encombraientl’entrepont, et s’asseyant, elle se mità gazouiller avec son nourrisson.

Après avoir fait un tour ou deuxdans le bateau, Haley s’approchad’elle ; il lui dit quelques mots d’un

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ton indifférent.

Tom vit un nuage sombre passer surle front de la femme, comme ellerépondait avec une grandevéhémence :

« Je ne le crois pas ; je ne veux pas lecroire ! vous vous jouez de moi !

– Si vous ne voulez pas le croire,regardez plutôt ! dit le marchand,tirant un papier. Voilà le contrat devente, et en bas le nom de votremaître. Je l’ai payé en bel et bonargent, je puis vous le dire.

– Je ne peux pas croire que maître aitvoulu me tromper ainsi, reprit-elle,avec une agitation croissante.

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– Vous n’avez qu’à demander aupremier venu qui sait lire l’écriture,Hé ! par ici ! dit Haley à un hommequi passait. Tenez ! lisez haut cepapier. Cette fille s’entête à ne pasme croire, quand je lui dis ce qui enest.

– C’est un contrat de vente, signé parJohn Fosdick, dit l’homme, qui vouscède la fille Lucie et son enfant. C’estbien en règle, pour ce que j’y vois. »

Les exclamations passionnées de lafemme attirèrent autour d’elle unefoule de curieux, et le marchand leurexpliqua sommairement de quoi ils’agissait.

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« Il m’a dit qu’il m’envoyait àLouisville, pour me louer commecuisinière dans la taverne oùtravaille mon mari, s’écria-t-elle.C’est là ce que maître m’a dit lui-même, de sa propre bouche, et je nepeux pas croire qu’il m’ait menti.

– Il vous a vendue, ma pauvrefemme ; pas moyen d’en douter, ditun homme à l’air bienveillant, aprèsavoir examiné le papier : il l’a fait ; iln’y a pas à s’y méprendre.

– Alors, ce n’est plus la peine d’enparler, dit-elle, se calmant tout àcoup. Elle serra l’enfant plusétroitement contre elle, s’assit sur samalle, le dos tourné aux passagers, et

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regarda vaguement la rivière.

– Elle prend bien la chose, aprèstout, dit Haley. La voilà qui setranquillise. Une fille fière, ma foi ! »

La femme demeurait immobilependant que marchait le bateau. Unebrise d’été, tiède et douce, passaitsur sa tête comme le souffle d’unesprit compatissant : brise du ciel,qui ne s’enquiert pas si le frontqu’elle rafraîchit est blanc ou noir.Elle voyait le soleil étinceler surl’eau en réseaux d’or ; elle entendaitrésonner alentour des voix joyeuses,animées par le plaisir ; mais unrocher lui était tombé sur le cœur.L’enfant, appuyé contre son sein, se

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dressa sur ses petits pieds, et de sespetites mains lui caressa les joues. Ilsautait, se relevait, balbutiant etgazouillant, comme résolu de la tirerde sa torpeur. Tout à coup ellel’enlaça dans ses bras, et ses larmestombèrent lentement, une à une, surle petit visage étonné et riant ; puiselle sembla de nouveau se calmer, ets’absorber dans les soins à donner àl’enfant.

C’était un petit garçon de dix mois,d’une force et d’une vigueur au-dessus de son âge. Toujours enmouvement, il ne laissait pas unmoment de repos à sa mère, sanscesse occupée à le tenir, sans cesse

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en garde contre son infatigableactivité.

« Voilà un beau brin d’enfant ! dit unhomme s’arrêtant en face, les deuxmains dans ses poches. Quel âge a-t-il ?

– Dix mois et demi, » répondit lamère.

L’homme siffla pour le marmot, etlui tendit un bâton de sucre candi,qu’il prit avidement, et qu’il portasur-le-champ à sa bouche, dépôtgénéral de tous les trésors desenfants.

« Un fameux gaillard ! dit l’homme,et qui connaît ce qui est bon ! » Il

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siffla et passa outre. Arrivé à l’autrebout du bateau, où Haley fumait,assis sur une pile de ballots, ils’arrêta, tira une allumette, et allumason cigare, tout en disant :

« Vous avez là-bas une fille d’assezbon air. Hé !

– Oui, elle n’est pas mal, dit Haley,chassant de sa bouche une boufféede fumée.

– Vous la menez au Sud ?

Haley fit un signe de tête, et continuade fumer.

– Pour les plantations ?

– Le fait est, reprit le marchand, que

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j’ai une commande d’un planteur, etje crois que je l’y comprendrai. Onme dit qu’elle fait bien la cuisine : là-bas on pourra l’utiliser commecuisinière, ou la mettre à la cueille ducoton. Elle a les doigts qu’il fautpour cela : j’y ai regardé. D’unefaçon ou de l’autre, elle sera debonne défaite. Et Haley reprit soncigare.

– Mais sur une plantation ils nevoudront pas du petit jeune.

– Aussi le vendrai-je à la premièreoccasion, répliqua le marchand.

– Je suppose que vous le laisseriez àbon marché, dit l’homme, grimpant

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sur la pile de colis, et s’y établissantà l’aise.

– Je ne sais pas ! C’est un joli petit,bien vivace, – droit, gras, fort ; unechair aussi dure qu’une brique.

– C’est vrai ; mais aussi il y a letracas et la dépense de l’élever.

– Bah ! ça s’élève aussi aisément quetoute autre créature qui marche : lesnégrillons ne donnent pas plus depeine que les petits chiens. Cegaillard-là courra tout seul dans unmois.

– J’ai précisément un endroit parfaitpour les élever, et je pensais àaugmenter un peu mon fonds, dit

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l’homme. La cuisinière a perdu sonpetit la semaine passée : il s’est noyédans le baquet pendant qu’elleétendait le linge à sécher, et jepensais à lui donner ce marmot àsoigner. »

Haley et l’étranger fumèrent assezlongtemps en silence, ni l’un nil’autre ne se souciant d’aborder lepremier la question principale. Enfinl’homme reprit :

« Vous ne demanderiez pas plus dedix dollars de ce petit-là, vu qu’ilfaut bien vous en débarrasser. »

Haley secoua la tête, et cracha d’unefaçon significative.

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« Ca ne prend pas, dit-il ; et il seremit à fumer.

– Combien en voulez-vous donc ?

– Voyez-vous ! je pourrais éleverl’enfant moi-même, ou le faire élever.Il est étonnamment sain et vivace ;dans six mois il vaudra cent dollars,et deux cents au bout d’un an oudeux, si je le mène au bon endroit.Ainsi, ce sera cinquante dollars, etpas un liard de moins.

– Oh ! c’est un prix ridicule ! serécria l’acheteur.

– Positif ! dit Haley, avec unhochement de tête résolu.

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– J’en donnerai trente, mais pas unsou de plus.

– Voyons, reprit Haley, partageons ledifférend, et disons quarante-cinq.C’est tout ce que je puis vousconcéder.

– Eh bien, c’est convenu, dit l’hommeaprès un moment de réflexion.

– Tope là ! Où débarquez-vous ?

– A Louisville.

– A Louisville ! répéta le marchand.A merveille ! Nous abordons à latombée de la nuit. – Le marmot dort.– Rien de mieux. – Nous l’enlevonstout doucement, sans bruit, sans

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criaillerie. – J’aime à faire les chosesavec calme – Je déteste l’agitation, letapage. »

Après avoir fait passer duportefeuille de l’étranger dans le sienun certain nombre de billets debanque, Haley revint à son cigare.

Par une soirée transparente etsereine, le bateau s’arrêta audébarcadère de Louisville. Toujoursassise à la même place, la femmetenait dans ses bras son nourrissonprofondément endormi. Lorsqu’elleentendit crier le nom de la station,elle déposa en toute hâte l’enfantdans un petit berceau, fermé par uncreux au milieu des bagages ; puis

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elle s’élança vers le bord de labarque, espérant apercevoir sonmari, parmi les garçons d’hôtel quiaccouraient au débarcadère. Tandisque, penchée au-dessus de labalustrade, elle promenait desregards perçants sur les têtesmouvantes du rivage, la foule, restéeà bord, se pressa entre elle etl’enfant.

« Alerte ! voilà le moment ! dit Haley.Il enleva le petit dormeur, et le passaà l’étranger. N’allez pas le réveillerau moins, ni le faire pleurer ! nousaurions un vacarme du diable avec lamère. »

L’homme prit soigneusement le

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paquet, et se perdit bientôt parmi lespassagers qui débarquaient.

Quand le bateau, gémissant etsoufflant, fut détaché de la rive etcommença lentement à se remettre enhaleine, la femme regagna sa place.Le marchand était là, – l’enfant n’yétait plus !

« Quoi !… où… où donc ? s’écria-t-elle tout égarée.

– Lucie, dit Haley, l’enfant est parti ;autant que vous le sachiez tout desuite. Vous ne pouviez pas songer àl’élever dans le Sud ; je le savais,moi, et j’ai trouvé l’occasion de levendre dans une bonne famille, qui

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l’élèvera mieux que vous n’auriez pule faire. »

Le marchand en était venu à ce degréde perfection chrétienne et morale, siprôné depuis peu par certainsprédicants et certains politiques duNord ; il ne lui restait pas l’ombre depréjugés ou de faiblesse humaine.Son cœur en était précisément à cepoint, où le mien et le vôtre,monsieur, pourraient atteindre, avecde la culture et des efforts. Le regardégaré, que la mère au désespoir jetasur lui, aurait pu troubler un hommemoins expérimenté ; mais il y étaitfait. Il avait vu cent et cent fois cettemême expression. Vous vous y ferez

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aussi, ami lecteur ; et le grand butd’efforts récents est d’y accoutumernos républiques du Nord, pour laplus grande gloire de l’Union. Aussile trafiquant regardait-il l’angoissemortelle qui contractait ces sombrestraits, ces mains crispées, ce soufflehaletant, comme les incidentsordinaires du commerce. Il sedemandait seulement, à part lui, sielle allait crier, et mettre le bateau enrumeur ; car, de même que lesdéfenseurs acharnés de certainesinstitutions, il haïssait l’agitationpar-dessus tout.

Mais la femme ne cria pas : le coupl’avait frappée trop droit au cœur.

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Elle s’assit : la tête lui tournait. Sesmains détendues retombèrent inertesà ses côtés. Elle regardait devant elle,sans rien voir. Le bruit, lebourdonnement du bord, legémissement de la machine, seconfondaient, comme en uncauchemar, à ses oreilles effarées. Lepauvre cœur foudroyé n’avait plus nicri ni larmes pour épancher saprofonde angoisse. Elle était calmeen apparence.

Le marchand, qui, ses intérêts à part,était presque aussi humain que laplupart de nos hommes politiques, secrut appelé à lui donner lesconsolations qu’admettait la

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circonstance.

« Je sais que ça doit t’être sensible,d’abord, Lucie, dit-il, mais une fillede bon sens, éveillée comme toi,prendra vite le dessus. C’estnécessaire, tu comprends ; personnen’y peut rien.

– Oh ! ne me parlez pas, maître ! – neme parlez pas ! » dit-elle de la voix dequelqu’un qui étouffe.

Il persista : « Tu es une jolie fille,Lucie. Je te veux du bien, et jetâcherai de t’avoir une bonne place àla Basse-Rivière. Tournée comme tul’es, tu trouveras bien vite un autremari…

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– Ah, maître ! si vous vouliezseulement ne pas me parler… pas àprésent ! » dit-elle. Il y avait dansl’accent une si poignante angoisse,que le marchand compris que cen’était pas de son ressort. Il se leva.La femme se retourna et s’ensevelitla tête dans sa mante.

Haley, qui se promenait de long enlarge, s’arrêtait parfois à la regarder.

« Elle le prend diablement à cœur !murmura-t-il : mais du moins elle setient tranquille. Une bonnetranspiration, et ça se passera. »

Tom avait assisté au marché, ducommencement jusqu’à la fin, et il en

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avait prévu les conséquences, Pourlui, pauvre noir ignorant, qui n’avaitpas appris à généraliser, à élargir sesvues, c’était quelque chose derévoltant, d’horrible ! Instruit parcertains ministres de la chrétienté, ilen eût mieux jugé, et n’y eût vu qu’unincident journalier d’un commercelégal. Mais, dans son ignorance,Tom, dont les lectures se bornaient àla Bible, n’avait pas de pareillesconsolations. Son cœur saignait audedans de lui, à la pensée des griefsde la pauvre chose souffrante, quigisait là comme un roseau brisé : –chose douée de vie, de sentiment,d’immortalité, que la loi américaine

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classe froidement avec les caisses,ballots et autres colis.

Tom s’approcha, et essaya de lui direquelques mots : elle gémitsourdement. Il lui parla, dans sacandeur, et les yeux noyés de larmes,du cœur de celui qui est tout amour,et qui habite dans les cieux, de Jésus,si plein de pitié pour tous, de lademeure éternelle où elle rejoindraitson enfant ; mais l’angoisse dudésespoir fermait ses oreilles, etparalysait son cœur.

La nuit vint, – calme, glorieuse,impassible, avec ses milliersd’étoiles étincelantes, yeuxangéliques, si beaux, mais si muets !

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Pas une parole, pas un accent depitié, pas une main tendue de ce ciellointain !

Les voix qui causaient d’affaires oude plaisir, se turent l’une aprèsl’autre. Tout dormait à bord, et l’onentendait bouillonner l’eau sous laproue. Tom s’étendit sur une caisse :de temps à autre un sanglot étoufféarrivait jusqu’à lui, un cri de lapauvre femme qui gisait prosternée.« Oh ! que ferai-je ?… Seigneur !…Seigneur, mon Dieu, ayez pitié !…secourez-moi ! » Ainsi, parintervalles, jusqu’à ce que lemurmure s’éteignit peu à peu.

Vers le milieu de la nuit, Tom

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tressaillit et s’éveilla. Une ombrepassait rapidement entre lui et lebord du bateau : il entendit rejaillirl’eau. Seul, il avait vu et entendu. Illeva la tête – la place qu’occupait lafemme était vide ! Il se glissa parterre, et la chercha en vain. Le pauvrecœur saignant avait cessé de battre,et les eaux, qui venaient de serefermer au-dessus, ondulaientsouriantes et lumineuses.

Patience ! patience ! vous dontl’indignation s’éveille à de tels maux.Pas une palpitation, pas une larme del’opprimé n’est perdue pourl’Homme de Douleurs, pour leSeigneur en sa gloire. Dans son sein

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patient et généreux il porte lesangoisses d’un monde. Comme lui,supportez avec patience et travaillezavec amour, car aussi sûr qu’il estDieu, « le jour de la rédemptionviendra. »

Haley se leva de bonne heure, etcourut, alerte et dispos, visiter savivante marchandise. Ce fut à sontour de regarder partout avecinquiétude.

« Où diable s’est fourrée cettefille ? » demanda-t-il à Tom.

Celui-ci, que l’expérience avait renduprudent, ne crut pas devoir lui fairepart de ses remarques. Il dit qu’il

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l’ignorait.

« Impossible qu’elle se soit glisséedehors cette nuit, à l’une desstations : chaque fois que le bateaus’arrêtait, j’étais debout, l’œil auguet. Je ne m’en fie jamais qu’à moien pareil cas. »

Ce discours s’adressait à Tom, surun ton confidentiel, comme s’il eûtdû l’intéresser tout particulièrement.Il ne répondit rien.

Le marchand fouilla le bateau de lapoupe à la proue, retourna lescaisses et les ballots, chercha dans lachambre de la machine, autour descheminées, partout ; en vain.

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« A présent, Tom, sois franc, dit-il,lorsqu’après ses infructueusesrecherches il revint où il l’avaitlaissé. Tu sais quelque chose – ne medis pas non – j’en suis sûr. J’ai vu lafille étendue là vers dix heures hierau soir, je l’y ai revue à minuit, etencore d’une heure à deux. A quatreheures elle n’y était plus, et tu étaiscouché là, tout à côté, tu dois savoirde quoi il retourne – c’est impossibleautrement.

– Eh bien, maître, dit Tom, vers lematin quelque chose a passé toutcontre moi ; je me suis éveillé à demi,et j’ai entendu un grand bruit d’eau :alors j’ai ouvert tout à fait les yeux,

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et la fille n’était plus là. C’est tout ceque j’en sais. »

Le marchand ne fut ni ému, niétonné ; car, ainsi que je vous l’aidit, il était fait à beaucoup de choses,avec lesquelles vous n’êtes pasencore familiarisés. La présencemême de la mort n’éveillait chez luini solennel effroi, ni glacial frisson.Il l’avait vue tant et tant de fois ! – ill’avait rencontrée dans les voies dunégoce, et la connaissait bien. –Seulement il la regardait comme uneimpitoyable créancière qui, parfois,entravait déloyalement sesopérations commerciales.

Il se contenta de jurer que la fille

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était une franche coquine, qu’il étaitdiablement peu chanceux, et que siles choses continuaient de la sorte, ilne gagnerait pas un sou à sonvoyage. Bref, il se considéraitdécidément comme un homme lésé,avec lequel on en a mal agi : mais iln’y avait pas de remède. La femmeavait fui dans un Etat qui ne rend pasles fugitifs – non, pas même à lademande de toute la glorieuseUnion ! Le marchand s’assit donc, et,mécontent, inscrivit sur son agenda,à la colonne profils et pertes, l’âmeet le corps qui manquaient à l’appel[27].

« Quelle ignoble créature que ce

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marchand, n’est-ce pas ? si dépourvude cœur ! c’est affreux !

– Oh ! mais personne ne fait cas deces gens-là ! Ils sont universellementméprisés ; nulle part ils n’ont accèsdans la bonne compagnie.

– Et je vous prie, monsieur, qui doncfait le marchand ? qui est le plus àblâmer ? du trafiquant grossier, oude l’individu cultivé, instruit,intelligent, qui défend le système,dont le trafiquant n’est quel’inévitable résultat. Vous formezl’opinion publique qui l’encouragedans son commerce, qui le corrompt,qui le déprave, jusqu’à ce qu’il n’enrougisse plus. Et vous prétendez

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valoir mieux que lui !

– Il est ignorant et vous êtesinstruit ; – il est au bas de l’échelle etvous êtes en haut ; – il est vulgaire etvous êtes poli ; – vous avez destalents, il a l’esprit borné.

Au jour du jugement à venir, cesconsidérations pourraient bien fairepencher la balance de son côté.

Pour en finir avec ces petits incidentsd’un commerce légal, – noussupplions le monde de ne pas croireles législateurs américains aussidépourvus d’humanité, quetendraient à le faire penser lesprodigieux efforts de notre Congrès

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national, pour protéger et perpétuerce genre de trafic.

Qui ne sait que nos grands hommesdéclament à l’envi contre la traitedes noirs à l’étranger ? Il s’est élevéparmi nous toute une armée deClarkson ou de Wilberforce, des plusédifiants à voir et à entendre.

La traite des noirs de l’Afrique ! fil’horreur ! – mais la traite des nègresdu Kentucky, – oh ! c’est tout autrechose !

q

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Chapitre14

Intérieur d’unefamille quaker.

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Une scène de sérénité et depaix s’offre maintenant ànous. Entrons dans cettepropre et spacieusecuisine, au plancherjaune, uni, brillant, où

l’on n’aperçoit pas un atome depoussière. Un poêle de fonte, d’unnoir lustré, sert à la fois de calorifèreet de fourneau. Des rangéesd’assiettes d’étain, reluisent commede l’argent, stimulent l’appétit etréveillent la mémoire de l’estomac.D’antiques et solides chaises vertes,en bois, garnissent les murailles. Aumilieu de la pièce sont deux

berceuses [28] ; l’une petite, étroite, à

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fond de canne, garnie d’un coussinfait de pièces de rapport, mosaïqued’étoffes à couleurs tranchantes ;l’autre, grande, maternelle, vousinvitant à bras ouverts, voussollicitant de ses moelleux coussins,– vraiment confortable, persuasive,plus hospitalière, en sa rusticité,qu’une douzaine de fauteuils desalon en velours ou en brocatelle.Dans la première, se balancedoucement notre ancienne amieEliza, appliquée à un délicat travailde couture. C’est bien elle, mais pluspâle et plus maigre que dans sa petitechambre du Kentucky. L’ombre deses longs cils, le contour de sa jolie

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bouche, trahissent une douleurprofonde, mais contenue. Il est aiséde voir que le cœur de la jeunefemme a mûri sous la rude disciplinede la souffrance ; et lorsque, detemps à autre, elle lève ses grandsyeux noirs pour surveiller les jeux deson Henri, qui, pareil à un papillondes tropiques, voltige çà et là, on y litune fermeté, une décision, qu’on yeut vainement cherché en des joursplus heureux.

A ses côtés, une femme est assise :elle tient sur ses genoux une brillantecasserole de métal, où elle range avecméthode des fruits secs. Elle peutavoir de cinquante-cinq à soixante

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ans, mais sa figure est de celles quele temps n’effleure que pour lesembellir et les épurer. Son bonnet decrêpe lisse, d’un blanc de neige, taillésur le strict patron quaker, sonsimple fichu de mousseline blanche,croisé sur sa poitrine en plisréguliers, sa robe et son châle gris,indiquent tout de suite à quellecommunion elle appartient. Ses jouesrondes et rosées ont encore, commedans la jeunesse, le soyeux duvet dela pêche. Ses cheveux, légèrementargentés par l’âge, se séparent sur unfront placide, où la vie n’a laisséqu’une empreinte, « paix sur la terre,et bon vouloir au prochain ; » au-

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dessous brillent deux grands yeuxbruns, honnêtes, limpides,affectueux : il suffit de les regarderen face pour lire jusqu’au fond dumeilleur, du plus loyal cœur qui aitjamais battu dans le sein d’unefemme. On a tant et tant célébré labeauté des jeunes filles, peut-être setrouvera-t-il un poète sensible à labeauté des vieilles ? Qu’il s’inspirede notre bonne amie, RachelHalliday, telle qu’elle est là, devantnous, assise dans sa berceuse !Ladite berceuse, par suite peut-êtred’un rhume attrapé dans sa jeunesse,d’une disposition asthmatique ounerveuse, avait contracté l’habitude

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de geindre ; en sorte qu’elleaccompagnait chaque mouvement deva et vient d’une plainte dolente, quieut été intolérable de la part de toutautre siège. Mais le vieux SiméonHalliday déclarait aimer cettemusique, et ne s’en pouvoir passer.Les enfants, aussi, n’eussent voulupour rien au monde que la berceusede la mère cessât de crier. Pourquoi ?Parce que, depuis vingt ans et plus,ce bruit se mêlait aux affectueusesparoles, aux douces remontrances,aux caresses maternelles. Que demaux de tête, que de peines de cœur,s’étaient assoupis à ce son ! Que dequestions, spirituelles et temporelles,

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avaient été résolues autour de cefauteuil ! que de chagrins apaisés ! ettout cela par une bonne et tendrefemme : Dieu la bénisse !

« Ainsi tu persistes à vouloir aller au

Canada, Eliza [29] ? dit Rachel encontinuant le triage de ses fruits.

– Oui, madame, reprit Eliza d’unevoix ferme : il faut que j’aille plusavant ; je n’ose m’arrêter.

– Et que feras-tu une fois là-bas ? ilest sage d’y penser, ma fille. »

Ce mot, « ma fille, » venait toutnaturellement sur les lèvres deRachel ; le nom sacré de « mère »semblait si bien fait pour elle. Les

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mains d’Eliza tremblèrent, etquelques larmes tombèrent sur sonouvrage.

– Je ferai… tout ce que je pourraitrouver à faire, et… j’espère trouverquelque chose.

– Tu sais qu’il ne tient qu’à toi derester ici tant qu’il te plaira.

– Oh ! merci, mais… Eliza désigna dudoigt le petit Henri, – je ne peux pasdormir en paix ; je ne puis prendreaucun repos : la nuit dernière encorej’ai rêvé que je voyais cet hommeentrer dans la cour, dit-elle enfrissonnant.

Rachel s’essuya les yeux : « Pauvre

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enfant ! ne t’alarme pas ainsi ! leSeigneur n’a pas permis qu’un seulfugitif fût jamais enlevé de notrevillage : ton fils ne sera pas lepremier, j’espère.

Ici la porte s’ouvrit, et une petitefemme, rondelette comme une pelote,appétissante et colorée comme unepomme, se montra sur le seuil. Demême que Rachel, elle était vêtue degris, et un fichu de mousseline secroisait sur son sein rebondi.

« Ruth Stedman ! dit Rachel, enallant joyeusement à sa rencontre, etlui tendant les deux mains aveccordialité. Comment te va, Ruth ?

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– A merveille, » répliqua Ruth. Elleôta son petit chapeau gris, etl’épousseta avec son mouchoir,laissant à découvert une petite têteronde, sur laquelle le bonnet quakerprenait des airs mutins, en dépit desefforts de deux petites mainspotelées pour le ranger à l’ordre.Certaines mèches de cheveux,obstinément bouclées, s’échappaientaussi çà et là, et ne rentrèrent dansleur prison qu’après force cajoleries.La nouvelle venue, qui pouvait avoirvingt-cinq ans, et qui avait consultéle miroir pour réparer le désordre desa toilette, se retourna enfin d’un airsatisfait. – Qui n’eût été satisfait de

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la voir aurait eu l’humeur difficile,car c’était bien la petite femme laplus avenante, la plus gaie, la plusgazouillante, qui ait jamais réjoui lecœur d’un mari.

« Ruth, cette amie est Eliza Harris, etvoilà le petit garçon dont je t’aiparlé.

– Je suis contente de te voir, Eliza, –très-contente, dit Ruth lui donnantune poignée de mains, comme à uneancienne amie depuis longtempsattendue. C’est là ton cher enfant !…Je lui ai apporté un gâteau. Elletendit un cœur en biscuit au petitgarçon, qui s’approcha et le prittimidement.

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– Où est ton poupon, à toi, Ruth ?demanda Rachel.

– Oh ! il vient ; mais ta Marie l’aattrapé au passage, et s’est sauvéeavec lui dans la grange pour lemontrer aux enfants. »

A ce moment la porte s’ouvrit, etMarie, honnête jeune fille, au teintrosé, aux yeux bruns comme ceux desa mère, fit son entrée avec lepoupon.

« Ah ! ah ! dit Rachel, prenant le graset blanc marmot dans ses bras :comme il a bonne mine, et comme ilgrandit !

– Je crois bien ! » dit la petite Ruth.

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Elle s’empara du poupon, etcommença, d’un air affairé, à lui ôterune petite capuche bleue, et à ledémailloter de nombre d’enveloppesextérieures. Après avoir tiré dedroite, tiré de gauche, pour lerajuster à sa guise, elle l’embrassa detout son cœur, et le posa par terre,livré à ses pensées.

Pouponnet semblait fait à cette façond’agir ; il mit son doigt dans sabouche et s’absorba dans sesréflexions, tandis que la mère, tirantson ouvrage de son sac, tricotait avecardeur un bas de laine bleu et blanc.

« Tu feras bien de remplir labouilloire, Marie, mon enfant, »

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suggéra doucement Rachel.

Marie porta la bouilloire à lafontaine, et revint la placer sur le feu,où l’encensoir domestique se mitbientôt à chantonner, et à lancer enl’air un nuage de vapeur, présage debonne chère et d’hospitalité. Surquelques mots murmurés par Rachel,les fruits secs allèrent aussi chaufferde compagnie. La mère prit alors surle dressoir une planche parfaitementpropre, attacha un tablier devantelle, et commença tranquillement àpétrir des biscuits. « Ne ferais-tu pasbien, Marie, dit-elle auparavant à safille, de conseiller à John d’apprêterun poulet ? » Et Marie disparut en

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conséquence.

« Comment va Abigaïl Peters ?demanda Rachel, tout en maniant sapâte.

– Oh ! elle va mieux, répliqua Ruth.Je suis allée la voir ce matin ; j’ai faitle lit et rangé la maison. Lia Hills y apassé l’après-midi : elle a fait dupain et des galettes pour plusieursjours ; j’ai promis d’y retourner cesoir, afin de lever un peu Abigaïl.

– Moi, j’irai demain faire lesnettoyages, et voir au linge àraccommoder, dit Rachel.

– Bien, reprit Ruth ; mais j’ai ouïdire, ajouta-t-elle, que Hannah

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Stanwood est malade. John a veilléla nuit dernière. – Ce sera mon tourdemain.

– John peut venir ici prendre sesrepas, tu sais, si tu es retenue tout lejour.

– Merci, Rachel, nous verronsdemain ; mais voilà Siméon. »

Siméon Halliday, grand, robuste etdroit, portait un pantalon, un habitde drap gris, et un chapeau à largesbords.

« Comment te va, Ruth ? dit-il avecchaleur, tendant sa large main à lapetite main potelée de la jeunefemme ; et John ?

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– Oh ! John va bien, ainsi que tout lereste de nos gens, dit Ruth gaiement.

– Pas de nouvelles, père ? demandaRachel, comme elle mettait sesbiscuits au four.

– Si. Pierre Stebbins m’a dit qu’ilsseraient ici ce soir avec des amis,répliqua Siméon d’un tonsignificatif, tout en se lavant lesmains sous un arrière petit porche.

– En vérité ! et Rachel regarda Elizad’un air pensif.

– N’as-tu pas dit que tu te nommaisHarris, dit Siméon à Eliza, lorsqu’ilrentra dans la cuisine.

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– Oui, répondit Eliza d’une voixtremblante ; car dans ses terreurs,toujours éveillées, elle pensait qu’onavait peut-être affiché sonsignalement.

– Mère ! dit Siméon, debout sous leporche, en appelant sa femme.

– Que me veux-tu, père ? dit Rachel,essuyant ses mains enfarinées, etallant à lui.

– Le mari de cette jeunesse est avecles nôtres, et sera ici ce soir.

– En es-tu bien sûr, père ? dit Rachel,le visage rayonnant de joie.

– Très-sûr. Pierre est descendu hier

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avec le chariot à la station d’en bas ;il y a trouvé une vieille femme etdeux hommes, dont l’un a dit senommer Georges Harris, et, d’aprèsce qu’il a conté de son histoire, c’estlui, j’en suis certain : un beau etbrave garçon ! – Le dirons-nous toutde suite à sa femme ?

– Consultons Ruth, dit Rachel. Ruth !viens par ici ! »

Ruth posa son tricot, et fut sous leporche en un clin d’œil.

« Qu’en penses-tu, Ruth ? dit Rachel.Le père assure que le mari d’Eliza estparmi les derniers venus, et qu’il seraici ce soir. »

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Une explosion de joie de la petitequakeresse interrompit la mère. Ellefit un tel saut, en joignant ses petitesmains, que les deux boucles rebelles,échappées encore une fois de leurcage, se dérouleront sur son blancfichu.

« Paix ! chère ! dit doucement Rachel,paix, Ruth ! conseille-nous : faut-il lelui dire tout de suite ?

– Oui, certes, à la minute !Supposons que ce fût mon John, jene me soucierais pas d’attendre.Dites-le-lui tout droit.

– Tes retours sur toi-même sontencore de l’amour du prochain ! dit

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Siméon, dont la figure s’épanouit enregardant Ruth.

– Et sommes-nous ici-bas pour autrechose ? Si je n’aimais pas John etmon petit garçon, je ne pourrais pasme mettre à sa place, et me figurertout ce qu’elle doit sentir. Allons, valui dire, va vite ! – Et elle pressa deses mains caressantes le bras deRachel. – Emmène-là dans tachambre, je me charge de faire rôtirle poulet. »

Rachel rentra dans la cuisine, oùEliza cousait ; et, ouvrant la ported’une petite pièce voisine, elle lui ditde sa voix la plus douce : « Viens parici, ma fille, j’ai des nouvelles à te

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donner. »

Eliza rougit, se leva tremblanted’inquiétude, et regarda son fils.

« Non, non, s’écria la petite Ruth,s’élançant vers elle et lui prenant lesmains ; n’aie pas peur, ce sont debonnes nouvelles, Eliza ! entre, entredonc ! » Elle la poussa doucementvers la porte, qui se referma sur elle ;puis se retournant, elle attrapa auvol le petit Henri, et l’embrassa aveceffusion.

« Tu reverras ton père petit ! tu nesais pas ? ton père revient ! »répétait-elle, tandis que l’enfantouvrait de grands yeux étonnés.

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De l’autre côté de la porte, RachelHalliday attirant à elle Eliza, luidisait : « Le Seigneur a eu pitié detoi, ma fille ; ton mari s’est échappéde la terre de servitude. »

Le sang empourpra les joues blêmesd’Eliza, puis reflua aussitôt vers soncœur. Elle s’assit, et se sentit faiblir.

« Prends courage, enfant, dit Rachel,lui posant la main sur la tête ; il estavec des amis qui l’amèneront ici cesoir.

– Ce soir ! balbutia Elira, ce soir ! »Mais les mots n’avaient plus de sens.Son esprit n’était que trouble etconfusion : tout se perdait dans un

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brouillard.

Quand elle rouvrit les yeux, elle étaitdans un bon lit, bien couchée, biencouverte. La petite Ruth lui faisaitrespirer du camphre et lui en frottaitles mains. Elle ressentait une vagueet délicieuse langueur, comme si,longtemps écrasée sous un lourdfardeau, elle en était délivrée.L’excessive tension de ses nerfs, quin’avait pas cessé depuis la premièreheure de sa fuite, céda enfin : unprofond sentiment de paix et desécurité se répandit en elle. Les yeuxgrands ouverts, elle suivait, commeen un paisible rêve, les mouvementsde ceux qui l’entouraient. Elle vit

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s’ouvrir la porte qui communiquaitavec la cuisine ; elle vit la table misepour le souper, avec sa nappeblanche ; elle entendit le chant de lathéière ; elle vit Ruth passer etrepasser, avec des assiettes defriandises, s’arrêter pour donner unbiscuit à Henri, le caresser, roulersur ses doigts blancs les longscheveux noirs et bouclés de l’enfant.Elle vit Rachel, la digne et vénéréematrone, s’approcher de temps entemps du lit pour relever l’oreiller,arranger les draps, et d’une façon oud’une autre épancher sabienveillance ; il lui semblait que, deces grands yeux bruns et limpides, un

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rayon de soleil descendait sur elle, etlui réchauffait le cœur. Elle vit entrerle mari de Ruth ; – elle vit la jeunefemme courir à lui, et lui parler toutbas avec vivacité, en montrant d’ungeste expressif la chambre à coucher.Elle la vit assise avec son poupondans ses bras. Elle les vit tous àtable, et le petit Henri hissé sur unegrande chaise, et abrité sous leslarges ailes de Rachel Halliday. Undoux murmure de causeries, un petitcliquetis de cuillères, le bruitharmonieux des tasses et dessoucoupes, tout se fondit en unerêverie délicieuse, et Eliza dormit,comme elle n’avait pas dormi depuis

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l’heure terrible où elle avait pris sonenfant, et s’était enfuie avec lui, parune nuit étoilée et glaciale.

Elle rêva d’un beau pays, – d’uneterre qui lui semblait le séjour durepos, de rives vertes, d’îles riantes,d’eaux qui scintillaient au soleil ; etlà, dans une maison, que de doucesvoix lui disaient être la sienne, ellevoyait son enfant jouer, libre etheureux. Elle entendit le pas de sonmari ; elle le sentit s’approcher ; ill’entoura de ses bras ; ses larmesinondèrent sa figure. Elle s’éveilla !Ce n’était pas un rêve ! Le soleil étaitcouché depuis longtemps. Son filsdormait à ses côtés ; une chandelle

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éclairait obscurément la chambre, età son chevet sanglotait son mari.

** *

Le lendemain, le jour se leva joyeuxsur la maison des quakers. La mère,debout à l’aube, entourée d’actifsgarçons et filles, que nous n’avonspas eu le temps de présenter hier aulecteur, et qui tous, obéissant auxaffectueux appels de Rachel : « Tuferas bien ; » ou plus doucementencore : « Ne ferais-tu pas mieux ? »s’affairaient à la grande œuvre du

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déjeuner ; car un déjeuner, dans lesfertiles vallées d’Indiana, est chosemultiple, compliquée ; et, comme à lacueille des feuilles de roses, et à lataille des buissons du paradisterrestre, la main de la mère seule n’ysaurait suffire. Tandis que Johncourait à la source puiser de l’eau,que Siméon, deuxième du nom,passait au crible la farine de maïs,que Marie était en train de moudre lecafé, Rachel s’occupait doucement ettranquillement à découper le poulet,à pétrir les biscuits, répandant,comme le soleil, partout et sur tous,sa chaude et radieuse lumière. – Si lezèle intempestif des jeunes

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travailleurs menaçait d’amenerquelque collision, un doux :« Allons ! allons ! » ou bien : « A taplace je ne le ferais pas, » suffisaitpour tout apaiser. Les poètes ontcélébré la ceinture de Vénus, quitournait les têtes de génération engénération : j’aimerais mieux, pourma part, la ceinture de Rachel, quiempêchait les têtes de tourner, etmettait tout le monde d’accord. Elleirait décidément mieux à nos tempsmodernes.

Pendant tous ces apprêts, Siméonpremier, debout devant un miroir,ses manches de chemisesretroussées, procédait à l’opération

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anti-patriarcale de se raser. Tout sepassait dans la grande cuisine, d’unefaçon si amicale, si paisible, siharmonieuse, chacun paraissaittellement se complaire à sa besogne,il régnait partout une atmosphère deconfiance mutuelle et de fraternité sigrande, que les couteaux et lesfourchettes semblaient glisser d’eux-mêmes sur la table, et que le pouletet le jambon sifflotaient dans lapoêle, comme enchantés de faire leurpartie dans le concert. LorsqueGeorges, Eliza et le petit Henrientrèrent, ils furent si chaudementaccueillis, qu’il n’est pas étonnantque tout cet ensemble leur parut un

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rêve.

Enfin on se mit à déjeuner, tandisque Marie, debout près du fourneau,surveillait la cuisson des galettes,qui, dès qu’elles atteignaient à laperfection du beau brun doré,passaient du gril sur les assiettes.

Rachel n’était jamais plusbénignement belle, plusvéritablement heureuse, quelorsqu’elle présidait au repas defamille : elle mettait une tendressematernelle à faire circuler lesgâteaux, une plénitude de cœur àverser une tasse de café, quisemblaient infuser un esprit d’unionet de charité dans la nourriture et le

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breuvage.

Pour la première fois Georgess’asseyait, sur un pied d’égalité, à latable d’un blanc. Il éprouva d’abordde la gêne, et quelque contrainte ;mais cette sensation se dissipa,comme un brouillard, sousl’influence de cette simple et cordialehospitalité. C’était bien la maison, –l’intérieur de famille, – le home, –mot dont Georges n’avait encorejamais compris le sens. La croyanceen Dieu, la foi en sa providence,commencèrent à entourer son cœurd’une auréole de paix et de sécurité.Les sombres doutes de l’athéisme, lamisanthropie du désespoir, se

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fondirent devant la lumière d’unévangile vivant, animé du souffle desvivants, prêché par une foule d’actesd’amour et de bon vouloir ; actes qui,comme le verre d’eau froide donnéau nom du Seigneur Jésus, neresteront pas sans récompense.

« Père, qu’arrivera-t-il si l’on t’yprend encore cette fois ? dit Siméondeux, en beurrant sa galette.

– Je payerai l’amende, répliquaSiméon premier, tranquillement.

– Mais s’ils te mettent en prison ?

– N’êtes-vous pas en état, ta mère ettoi, de mener la ferme ? dit Siméonen souriant.

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– Oh ! mère est en état de toutconduire, dit le jeune garçon ; maisn’est-ce pas une honte de faire depareilles lois ?

– Ne parle pas mal de ceux qui tegouvernent, Siméon, repritgravement le père. Le Seigneur nenous accorde les biens terrestresqu’afin d’en user avec justice etcharité. Si pour cela nos gouvernantsexigent de nous la dîme, nous devonsla leur payer.

– Je n’en hais pas moins ces vieuxpropriétaires d’esclaves ! dit legarçon, aussi anti-chrétien que peutl’être un réformateur moderne.

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– Tu m’étonnes, mon fils ! ta mère net’a jamais enseigné des paroles dehaine. Ce que j’ai fait pour l’esclave,je le ferais pour le maître, si leSeigneur l’envoyait à ma porte à sonheure d’affliction. »

Siméon deux devint pourpre ; mais lamère sourit et se contenta de dire :« Siméon est mon bon fils ; il estjeune ; en grandissant, il penseracomme son père.

– J’espère, mon cher monsieur,qu’aucun danger ne vous menace àcause de nous, dit Georges avecanxiété.

– Ne crains rien, Georges. Pourquoi

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donc serions-nous ici-bas ? Si nousn’acceptions quelque ennui pourservir une bonne cause, nous neserions pas dignes de porter le nomd’amis.

– Mais, pour moi !… je ne puis m’yrésigner ! dit Georges.

– Ne te trouble pas, ami Georges. Cen’est pas pour toi, mais pour Dieu etpour le prochain. Maintenant, il tefaut dormir tranquille. Ce soir, à dixheures, Phinéas Fletcher te conduiraen avant, jusqu’à la prochainestation, – toi et ceux quit’accompagnent. Les traqueurs tesuivent de près : il ne faut pas nousattarder.

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– Alors, pourquoi attendre à ce soir ?demanda Georges.

– Parce que de jour tu es en sûretéici ; il n’y a personne dans la coloniequi ne soit un Ami, et tous veillent.D’ailleurs, il est plus sûr de voyagerla nuit. »

q

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Chapitre15

Evangeline.

Etoile du matin, ta clartévacillante

Ne pourrait se mêler auxprofanes lueurs ;

Etre si doux, si pur, […] [30] etcharmante,

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Rose, dans ta corolle enfermanttes senteurs.

Le Mississipi ! quelle baguetteenchantée a tout à coup changé lesscènes si poétiquement décrites parChateaubriand ! Ce fleuvemajestueux qui, dans un silencemagnifique, à travers toutes lespompes de la création, roulait sesondes puissantes au milieu desolitudes sans bornes, a surgi, dupays des rêves, des visions, desmerveilles, à une réalité à peinemoins saisissante et moinssplendide. Quelle autre rivièreporterait à l’Océan les richessesd’une aussi vaste contrée ? – d’un

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pays qui, des tropiques au pôle,développe, sur une aussi largeéchelle, un aussi grand nombre deproduits ? Ses eaux bourbeuses,gonflées, rapides, se précipitant sansrelâche, sont comme l’emblème duflot impétueux d’affaires versé toutle long de son cours par une raceplus énergique, plus véhémentequ’aucune de celles du vieux monde– Ah ! que le fleuve ne transporteplus désormais cette horriblecargaison d’opprimés en pleurs,pauvres ignorants, dont lesgémissements, les amères et ardentesprières, en appellent à un Dieuinconnu, invisible, muet, mais qui

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viendra un jour « sauver tous lespauvres de la terre. »

L’oblique lumière du soleil couchantfrémissait sur toute la vaste étenduedu fleuve semblable à une mer ; lesroseaux frissonnants, et les sombreset gigantesques cyprès, le frontsurchargé des guirlandes funèbres denoires mousses pendantes,s’empourpraient de ses rayonsmourants, à mesure que le bateau àvapeur descendait lourdement larivière. Empilées sur ses ponts,amarrées sur ses flancs, les énormesballes de coton, produits deplantations nombreuses, qu’iltransportait au marché voisin, le

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faisaient ressembler, à distance, à unbloc carré et grisâtre. A bords’agitait une foule bigarrée, parmilaquelle on eût cherché longtemps,avant de le découvrir, Tom, notrehumble ami. Enfin, nousl’apercevons, retranché dans un petitrecoin, au sommet de ballotsentassés. Grâce en partie à laconfiance inspirée par lesrecommandations de M. Shelby, etplus encore à l’influence d’uncaractère inoffensif et tranquille,Tom s’était peu à peu insinué assezavant dans la confiance même deHaley.

D’abord, le marchand l’avait

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attentivement surveillé de jour, et luiremettait ses fers chaque nuit ; maisla muette patience, la douce quiétudedes manières de Tom, avaientdésarmé peu à peu le rude maître, etle nègre jouissait maintenant d’unesorte de liberté sur parole ; ilpouvait, dans le bateau, aller et venirà sa fantaisie.

Toujours calme, toujoursbienveillant, prompt à prêter la mainen toute occurrence aux ouvriers, auxmatelots, il s’était fait aimer d’eux,et passait, en grande partie, sontemps à les aider, d’aussi bon cœurqu’il avait travaillé naguère à laferme du Kentucky. Lorsqu’il ne

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trouvait plus rien à faire, il grimpaitsur le tillac, au plus haut de la piledes ballots, et blotti dans le recoinoù nous l’avons trouvé, s’yrecueillait, heureux d’épeler sa Bible.

A partir de près de quarante lieuesau-dessus de la Nouvelle-Orléans, lefleuve, plus élevé que les contréesenvironnantes, roule le prodigieuxvolume de ses eaux entre des levéesmassives, d’environ vingt pieds dehauteur. De la galerie du pont d’unbateau à vapeur, comme du sommetd’une citadelle flottante, le voyageurdomine toute une vaste étendue depays. Tom voyait donc se développerdevant lui, de plantations en

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plantations, le plan de sa futureexistence.

Il voyait au loin les esclaves autravail ; il voyait s’aligner leslongues rangées de cases, toujours àdistance de la majestueuse demeuredu maître et de ses parcssomptueux ; et à mesure que sedéroulait le tableau mouvant, sonpauvre cœur insensé, retournait à laferme du Kentucky, avec ses vieuxhêtres touffus ; – à la grande maison,avec ses frais et longs vestibules, ettout proche, à la petite case enfouiesous les roses et les bignonias : là, ilrevoyait les figures aimées decamarades d’enfance grandis avec

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lui ; il retrouvait sa vigilante femmehâtant les apprêts de leur repas dusoir ; il entendait le joyeux rire desgarçons à leurs jeux, et le douxgazouillis de la petite mignonne surson genou. Puis, il tressaillaitsoudain ; tout avait disparu, et,glissant le long des deux bords,reparaissaient les interminableschamps de canne à sucre, les cyprès,les plantations successives ; tandisque les craquements, lesmugissements de la machine,venaient lui rappeler que c’en étaitfini, à tout jamais fini, de cette phasede sa vie.

En pareil cas, lecteur, vous écririez à

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votre femme, à vos enfants. MaisTom ne savait pas écrire – la postepour lui n’existait point ; jamais unsigne, un mot ne franchirait l’abîmede la séparation.

Est-il donc étrange que des larmesvinssent mouiller les pages de saBible, alors que la tenant ouverte surun ballot, suivant d’un doigt patientligne après ligne, il cherchait à s’enretracer les divines promesses ? Tomavait appris tard ; c’était un lecteurpeu expert, et il cheminaitpesamment de verset en verset. Sonlivre de prédilection étaitheureusement de ceux qui ne perdentrien à être lus avec lenteur : au

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contraire, chaque mot, pareil à unlingot d’or, doit être pesé à part, afinque l’esprit se pénètre de soninestimable valeur. Ainsi faisaitTom, suivant du doigt chaquesyllabe, et la prononçant à demi voix.

« Que-votre-cœur-ne-se-trouble-point. Il-y-a-plusieurs-demeures-dans-la-maison-de-mon-père. Je-m’en-vais-vous-préparer-le-lieu. »

Cicéron, lorsqu’il perdit sa filleunique et chérie, sentit une douleurégale à celle que Tom ressentait –pas plus grande, – car tous deuxn’étaient que des hommes. Maisl’orateur romain ne connaissait pasces sublimes paroles, empreintes

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d’espérance, et gages certains d’uneréunion future. Les eût-il connues, ily a dix à parier contre un qu’il n’eûtpas voulu y croire ; – il eut soulevétout d’abord mille questions surl’authenticité du texte, sur la fidélitédes traducteurs. Pour le pauvre Tom,c’était juste ce qu’il lui fallait, desvérités si évidentes, si divines, que lapossibilité d’un doute ne traversâtjamais son humble cerveau. Ce devaitêtre vrai ; sinon, comment eût-iltrouvé la force de vivre ?

La Bible de Tom, dépourvue derenvois, de notes savantes, avait étéenrichie par lui de certains points dereconnaissance, de certains signes de

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son invention, qui le guidaient plussûrement que ne l’eussent pu faireles commentaires des érudits. Il avaiteu pour coutume de se faire lire laBible par les enfants de son maître,surtout par le jeune Georgie ; etpendant la lecture, il marquait àl’encre, d’un trait hardi ou d’un pâté,chaque phrase qui charmait sonoreille, ou touchait plusprofondément son cœur. Sa Bible,ainsi annotée du commencementjusqu’à la fin, avec une grandevariété de style, lui permettait derelire ses passages favoris, sansépeler laborieusement les intervalles.Dans le saint livre, ouvert devant lui,

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chaque page lui retraçait quelqueschers souvenirs du logis, ravivaitquelques joies passées ; il yretrouvait tout ce qui lui restait en cemonde, et tout ce qu’il espérait etattendait dans l’autre.

Au nombre des passagers du bordétait un jeune gentilhomme, riche etbien né, qui habitait la Nouvelle-Orléans et portait le nom de Saint-Clair. Il avait avec lui sa fille, âgée decinq à six ans, dont une dame de sesparentes prenait soin.

Tom avait souvent entrevu l’enfant,car c’était une de ces petitescréatures toujours en l’air, qui nepeuvent pas plus se fixer qu’un rayon

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de soleil ou une brise d’été de cellesque l’on n’oublie pas lorsqu’une foison les a vues.

Toute sa petite personne était l’idéalde la beauté enfantine, sans sesformes joufflues et potelées ; c’étaitla grâce aérienne, onduleuse dumonde fantastique des sylphes et desondins. L’attrait de ce visageenchanteur résidait moins peut-êtredans la régularité des traits, quedans la singulière gravité d’uneexpression rêveuse et tendre, quifaisait parfois tressaillir ceux qui lacontemplaient, et dont l’impressionpénétrante remuait, à leur insu,jusqu’aux natures vulgaires et

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matérielles. Il y avait, dans la posede sa tête, dans le tour gracieux deson col et de son buste, une rareélégance, et les longs cheveuxchâtains, à reflets d’or, quil’environnaient d’une auréole, laprofondeur sérieuse de ses yeux,d’un bleu sombre, qu’ombrageaientde leurs franges ses longs cils bruns,tout semblait si fort l’isoler desautres enfants, que chacun seretournait, et la suivait longtemps duregard, tandis qu’à pas furtifs elle seglissait çà et là dans le bateau. Ellen’était pourtant ni grave ni triste ;une gaieté ingénue, se jouant sur sestraits, y passait et repassait comme

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l’ombre fugitive des feuilles d’été.On la rencontrait partout à la fois.Toujours en mouvement, ses lèvresroses entr’ouvertes par un demisourire, marchant comme sur lebrouillard, se gazouillant sans cessequelque chansonnette, elle semblaitplongée en un rêve heureux. Si sonpère et sa parente, souvent à sapoursuite, parvenaient à la saisir,nuée printanière, elle fondait entreleurs mains.

En toutes ses folâtreries, jamaisréprimande ou reproche n’arrivaientjusqu’à elle ; aussi n’était-il pas unrecoin, dessus, dessous, partout lebateau, où ses petits pieds de fée ne

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l’eussent portée.

Toujours vêtue de blanc, elle filait,ombre légère, sans jamais attraper nitache ni souillure ; et cette têtedorée, ces yeux d’un bleu deviolettes, apparaissaient comme unecéleste vision de tous côtés, ets’éclipsaient de même.

Le chauffeur, lorsqu’il relevait sonfront ruisselant, surprenait le regardingénu que l’enfant plongeait, avecune timide surprise, au fond de larugissante fournaise, et qu’ellearrêtait sur lui, avec terreur etcompassion.

Le timonier, au cabestan sur le

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gaillard d’arrière, voyait l’imageangélique poindre et s’évanouirderrière le carreau de vitre de sacabine. Des vois rauques labénissaient à toutes minutes, dessourires éclairaient à son aspect lesplus renfrognés visages, et quand,intrépide, elle courait sur quelquerebord dangereux, des mains,raboteuses et noires de suie, setendaient involontairement pour lasoutenir et aplanir sa route.

Tom, doué de la nature sensitive etdouce de sa race sympathique, siaisément captivée par tout ce qui estingénu, enfantin, gracieux, surveillaitla petite créature avec un intérêt

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croissant. C’était pour lui presque unêtre divin. Quand ce visage encadréd’or bruni, avec ses prunelles d’unbleu foncé, sortait à la dérobée dederrière quelque noir ballot, oubrillait au sommet d’une montagnede bagages, il croyait à demi voir unange échappé des feuillets de sonsaint Evangile.

Mainte et mainte fois elle erratristement autour du lieu où letroupeau de Haley, hommes etfemmes, gisait enchaîné. Elle seglissait parmi eux, les regardait avecune douloureuse anxiété, soulevaitde ses petites mains frêles leurslourdes chaînes, puis s’éloignait en

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soupirant. Bientôt après elleaccourait, chargée de sucre candi, denoix, d’oranges, qu’elle leurdistribuait toute joyeuse ; puis elledisparaissait de nouveau.

Tom regarda longtemps la petitedame, avant de s’aventurer àcourtiser ses bonnes grâces. Il avait àsa disposition une infinité d’arts etde ruses pour attirer le petit monde,et, il résolut de s’y prendre avecadresse. Il savait sculpter dans lesnoyaux de cerises de curieux petitspaniers, il creusait de grotesquesfigures dans les noix d’hickory, etfaisait d’admirables sauteurs enmoelle de sureau. Pan lui-même

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n’était pas plus expert dans lafabrication de toutes sortes de flûteset de sifflets. Ses poches regorgeaientde quantité de ces attrayantesamorces, préparées jadis pour lesenfants de son maître, et qu’ilproduisait maintenant, une à une,avec économie et sagacité ; c’étaientdes ouvertures à une plus ampleconnaissance, des appâts tendus àune future amitié.

Aisément effarouchée, en dépit del’intérêt curieux qu’elle apportait àtoutes choses, la petite s’apprivoisaitpeu : l’oiseau perchait sur quelquemalle ou ballot dans le voisinage deTom, épiant les mignonnes

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merveilles de sa façon, que l’enfantn’acceptait qu’avec une timiditérougissante et grave, à mesure qu’illes lui offrait ; cependant, à lalongue, la familiarité arriva.

« Quel est le nom de la petitemamoiselle dit Tom, quand il crutpouvoir hasarder la question.

– Evangeline Saint-Clair, répondit lapetite, quoique papa, quoique tout lemonde m’appelle Eva. – Et vous,comment vous nomme-t-on ?

– Mon nom est Tom. – Mais j’étaistoujours l’oncle Tom pour les petitsenfants, là-haut, bien loin, dans leKentucky.

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– Alors, pour moi aussi vous serezl’oncle Tom, parce que, voyez-vous,je vous aime bien. Où allez- vouscomme cela, oncle Tom ?

– Je n’en sais rien, mamoiselle Eva.

– Rien ! dit la petite.

– Non ; on va me vendre à quelqu’un.Je sais pas à qui.

– Papa peut vous acheter, ditvivement Eva ; et alors vous aurez dubon temps. Je vais le lui demandertout de suite.

– Grand merci ! ma petite dame, ditTom. »

Le bateau s’arrêtait pour faire du

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bois : Eva, entendant la voix de sonpère, rebondit vers lui, et Toms’empressa d’aller offrir ses services,et se mêler aux autres travailleurs.

Eva et son père, debout près de lagalerie, regardaient le bateaus’éloigner du débarcadère : la roueavait déjà fait deux ou trois tours,lorsque, par un subit tressaillementdu navire, la petite fille perditl’équilibre et tomba dans l’eau. Sonpère, sachant à peine ce qu’il faisait,s’élançait après elle ; quelqu’un leretint par derrière : une aide plusefficace arrivait au secours del’enfant.

Au moment de la chute, Tom se

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trouvait juste au-dessous, sur le pontinférieur. Il vit Eva frapper l’eau,disparaître, et il la suivit en moinsd’une seconde. Avec sa large poitrineet ses bras robustes, ce n’était qu’unjeu pour lui de se maintenir à flot,jusqu’à ce que l’enfant reparût à lasurface. Il la saisit alors, et, nageantle long des flancs du bateau, laprésenta toute ruisselante au millierde mains tendues à la fois, commecelle d’un seul homme, pour larecevoir. Son père l’emportaévanouie dans la chambre des dames,où, comme d’habitude en pareil cas,il y eut grand tumulte, et assaut dezèle et de bonne volonté,

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n’aboutissant qu’à fatiguer la maladeet à retarder son retour à la vie.

** *

Le lendemain, au déclin du jour, parune accablante chaleur, le bateauarriva en vue de la Nouvelle-Orléans.Ce ne fut plus de tous côtésqu’agitation, que préparatifs :chacun réunissait en bloc sespaquets avant de gagner le rivage, etles gens de service s’empressaient detout parer, tout nettoyer, toutfourbir, afin de faire une triomphale

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entrée.

Sur l’arrière-pont, notre ami Tom,assis, les bras croisés, tournait detemps à autre un regard anxieux versun groupe arrêté de l’autre côté dubateau.

Là se trouvait la blanche Evangeline,un peu plus pâle que la veille, maissans autre trace de l’accident qui luiétait arrivé. Un jeune homme, d’unetaille élégante, d’une tournuredistinguée, debout près d’elle,appuyait négligemment son coudesur une balle de coton, et tenait ungrand portefeuille ouvert. Il suffisaitd’un coup d’œil pour reconnaître lepère d’Eva : c’était le même port de

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tête noble et gracieux, les mêmesbeaux yeux bleus, la même teinte decheveux bruns dorés ; mais laphysionomie était tout autre. Cesgrands yeux clairs, de même forme etde même couleur que ceux d’Eva,n’avaient rien de sa laveriemystérieuse et profonde ; tout y étaitvif, audacieux, brillant et d’un éclatmondain. La bouche, finementdessinée, avait une expressionorgueilleuse et quelque peusardonique. Tous les gestes, tous lesmouvements de ces membres soupleset gracieux décelaient des habitudesd’aisance et de supériorité. Legentilhomme, avec une insouciante

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bonne humeur, et une expressionmoitié railleuse, moitié méprisante,prêtait l’oreille aux amplifications deHaley, qui vantait de son mieux, etavec grande volubilité, l’articlemarchandé.

« Toutes les vertus morales etchrétiennes, reliées en maroquinnoir, édition complète, dit Saint-Clair lorsque Haley s’arrêta. Voyonsà présent, mon honnête débitant,voyons, comme on dirait dans leKentucky, quel est le dommage ?Combien me faut-il payer cetexemplaire de toutes les vertus ? Decombien voulez-vous me duper ?Dites-le hardiment.

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– Eh ! reprit Haley, en demandanttreize cents dollars, je ne ferais querentrer dans mes frais ; paroled’honneur !

– Le pauvre homme, en vérité ! Et lenoble chaland attacha sur Haley sonregard pénétrant et moqueur. Maisvous me le laisserez à ce prix, parpure considération pour moi, n’est-ce pas ?

– La jeune demoiselle que voilà en al’air si engoué, ce qui est du restebien naturel !

– Oh ! certainement : c’est un appeldirect à votre bienveillance, monloyal ami. Eh bien, par charité

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chrétienne, que rabattrez-vous, pourobliger la jeune demoiselle qui en estsi fort engouée ?

– Tenez, dit le marchand, regardezseulement l’article : voyez-moi unpeu ces membres ! une poitrinelarge ! – c’est fort comme un cheval.– Examinez-moi cette tête ! ces hautsfronts-là font toujours des nègrescalculateurs, qu’on peut mettre àtout. J’en ai fait plus d’une foisl’expérience. Maintenant, un noir decette taille et de cette carrure montetoujours très-haut, rien que pour lecoffre, fut-il, d’ailleurs, stupide : etce n’est pas le cas de celui-ci : nousavons les facultés à additionner en

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outre. Je puis vous le prouver,monsieur, ce gaillard-là en a derares ; et qui font naturellementhausser son prix. Savez-vous qu’ilrégissait toute la ferme de sonmaître ! Une capacité prodigieusepour les affaires, monsieur !

– Fâcheux, très-fâcheux ! il en saittrop long, dit le jeune homme, lemême sourire railleur se jouantautour de sa bouche. Cela ne lepoussera pas au marché. Vos drôlessi habiles sont sujets à prendre lafuite, à dérober les chevaux : ils ontle diable au corps. – Allons, deuxcents dollars de moins, à raison deses mérites.

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– Je ne dis pas pour tout autre ; maiscelui-ci vous a un caractère ! J’ai làles certificats et attestations de sonmaître, qui prouvent que c’est un devos vrais dévots ; – la plus humble,la plus pieuse, la plus ferventecréature qui se puisse voir. – Ils enfaisaient leur prédicateur, là- bas,d’où il vient.

– Et je pourrai l’employer en guised’aumônier, ajouta sèchement lejeune homme. Excellente idée ! lareligion est parmi les articles raresau logis.

– Monsieur plaisante !

– Qu’en savez-vous ? – Ne venez-

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vous pas de me le garantir commeprédicateur breveté ? – A-t-il sondiplôme de quelque synode ouconcile ? – Allons, passez-moi vospapiers. »

Si certains scintillements de l’œil dela pratique n’eussent convaincu lemarchand que toutes cesplaisanteries finiraient par êtreescomptées en bons écus, il eûtperdu patience. Quoi qu’il en fût, ilposa son gras portefeuille sur unballot, et se mit à en étudier lecontenu, tandis que le jeune homme,toujours debout, le considérait d’unair goguenard.

« Achetez-le donc, papa ! qu’importe

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ce qu’il coûte, murmura doucementEva, se hissant sur un colis pouratteindre l’oreille de son père. Vousavez assez d’argent, bien sûr, et jeveux l’avoir.

– Pourquoi, Minette ? En veux-tufaire un hochet ? un cheval de bois ?un pantin ? quoi ?

– Je veux le rendre bien content.

– Une raison originale, pour lecoup ! »

Ici le marchand tendit un certificat,signé par M. Shelby, que le jeunehomme saisit du bout de ses doigtsaristocratiques et parcourut avecinsouciance.

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« La main et le style d’ungentilhomme, dit-il ; mais, toutcompté, j’ai mes scrupules surl’article religion, et la malice éclatade nouveau dans son grand œil bleu.Le pays est presque ruiné enreligiosité blanche : nous avons,pour la veille des élections, undébordement de pieux politiques ;tant de pieuses gens se poussentdans toutes les dignités de l’Eglise etde l’Etat, qu’on ne sait, en vérité, àqui se fier. J’ignore d’ailleurs quelest au juste le cours de la religion, àl’heure qu’il est. Je n’ai de longtempsconsulté les journaux pour voircomment elle est cotée. A combien de

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centaines de dollars évaluez-vousl’article religion ?

– Vous aimez à rire, à ce que je vois,reprit le marchand, mais au fond il ya du bon sens dans votre dire. Moiaussi je connais des religions dedifférents calibres ; et je sais qu’il ya du déchet parfois. Vous avez vosassemblées de cagots ; vos dévotsqui s’égosillent à chanter, et qui,blancs ou noirs, sonnent creux. –Mais cette piété-ci est de bon aloi. Jel’ai observée, chez des nègres commechez des blancs ; ça vous rend lesgens doux, tranquilles, fermes,honnêtes : pour rien au monde ils nese laisseraient tenter à faire ce qu’ils

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se figurent être mal. D’ailleurs, vousavez vu dans la lettre ce que l’ancienmaître de Tom dit de lui.

– Allons, reprit d’un ton sérieux lejeune homme, feuilletant ses billetsde banque, si vous me certifiez quec’est une piété sans tarre, et qui serainscrite à mon débit, dans le grandlivre de là-haut, comme à moiappartenant, j’en ferai la folie.Combien avez-vous dit ?

– Le dernier point dépasse magarantie, répliqua le marchand. Jecrois qu’à la bourse de là-hautchacun joue pour son compte.

– Il serait dur cependant qu’un brave

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homme se ruinât en religion, et nepût trafiquer de l’article, là où il esten hausse. Et le jeune homme qui,tout en parlant, avait fait un rouleaudes billets, les tendit au marchand.Tenez ! comptez vos dollars, vieuxmadré.

– Ca va ! dit Haley la facerayonnante ; et, sortant de sa pocheun vieil encrier de corne, il écrivit laquittance qu’il remit à Saint-Clair.

– Je serais curieux de savoir, dit cedernier tout en parcourant le papier,ce que je pourrais valoir, moi, sij’étais convenablement détaillé etinventorié : – tant pour la forme dela tête ; – le front haut, tant, – et les

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bras, et les mains, et les jambes ! – eten outre, l’éducation, la science, lestalents, la probité, la religion ! – Ehlà ! ce dernier article n’enfleraitguère le mémoire. Mais viens, Eva,poursuivait-il ; et prenant l’enfantpar la main, il la conduisit de l’autrecôté du bateau ; là, passantnégligemment le doigt sous lementon du noir, il dit d’un air debonhomie : Lève les yeux, Tom, etvois comment tu goûtes ton nouveaumaître. »

Tom le regarda. On ne pouvaitcontempler cette figure gaie, jeune,ouverte, charmante, sans unsentiment de plaisir, et les larmes

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jailliront presque des yeux du bravenègre lorsqu’il dit du plus profondde son cœur : « Dieu vous bénisse,maître ! »

– Amen ! En tout cas tu as encoreplus de chances d’être exaucé quemoi. Comment t’appelles-tu ?…Tom ? Sais-tu conduire, Tom ?

– J’ai toujours eu soin des chevaux ;– maître Shelby en élevait desquantités.

– Eh bien, je pense que je ferai de toiun cocher, à condition que tu ne tegriseras qu’une fois la semaine, àmoins d’urgence. »

Tom eut l’air surpris, un peu blessé,

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et répondit : « Je ne bois jamais,maître.

– Vieille histoire ! connue, Tom.Enfin, nous verrons. Peste ! tucompteras comme une acquisitioncapitale, si cela est vrai. Allons, ne techagrine pas, mon garçon,poursuivit-il d’un air de bonnehumeur, en remarquant la figureallongée de Tom ; je ne doute pas quetu ne fasses de ton mieux.

– C’est sûr et certain, maître.

– Et vous aurez du bon temps, ditEva. Papa est très-bon pour tous ;seulement il aime à se moquer detout le monde.

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– Papa te rend grâces de l’éloge, » diten riant Saint-Clair, comme iltournait sur le talon, et s’éloignaitavec l’enfant.

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Chapitre16

D’un nouveaumaître et de sonentourage.

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La vie de notre hérosvenant se mêler à celle degens de la haute volée,force nous est deprésenter ces derniers aulecteur.

La famille d’Augustin Saint-Clair,établie dans la Louisiane, étaitoriginaire du Canada. De deux frèresd’humeurs, de caractères, de naturesanalogues, l’un alla gouverner unebelle ferme dans l’Etat de Vermont ;l’autre, resté dans la Louisiane, endevint l’un des plus opulentsplanteurs. La mère d’Augustindescendait des premiers colonsfrançais qui avaient traversé

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l’Atlantique. Elle n’eut que deux fils :Augustin, le dernier, hérita del’extrême délicatesse de constitutionde sa mère, et, sur l’ordre exprès desmédecins, fut envoyé tout jeune à laferme de son oncle, afin de fortifierson tempérament à l’air vivifiant duNord.

Si la sensibilité presque fémininequ’Augustin laissait voir, dans sonenfance, avait disparu en apparence,lorsqu’il parvint à l’âge d’homme,elle n’en gardait pas moins au fondtoute sa vivacité, toute sa fraîcheur.Ses talents distingués, en le portantvers les études littéraires etphilosophiques, l’éloignaient des

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affaires et de la vie positive, et àpeine terminait-il son éducation qu’ilfut absorbé par une passionprofonde. Son heure, – celle qui nesonne qu’une fois, avait sonné ; sonétoile, – celle qui si souvent n’éclaireque des rêves, avait paru àl’horizon ; bref, il aima, fut aimé, sefiança à une charmante fille des Etatsdu Nord, et partit pour hâter lespréparatifs du mariage.

Il n’était arrivé que depuis peu dansle Sud, lorsqu’il y reçut un paquetcontenant toutes ses lettres d’amour.Elles lui étaient renvoyées avec unmot du tuteur de sa fiancée, qui leprévenait qu’elle avait fait un autre

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choix, et serait mariée au moment oùil recevrait cet avis. Frappé au cœur,mais trop fier pour demander uneexplication ou faire entendre uneplainte, Augustin essaya, par uneffort désespéré, d’arracher le traitqui le navrait. Lancé dans letourbillon du monde, il fit la cour àla jeune beauté à la mode, parvint àse faire agréer promptement, et, dèsque la chose fut possible, devintl’époux d’un beau visage, de deuxbrillants yeux noirs, d’une dot decent mille dollars, et fut réputé leplus heureux des mortels.

Le couple fortuné savourait sa lunede miel, en faisant à de nombreux

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amis les honneurs d’une splendidevilla, située sur les bords du lacPontchartrain. Augustin, au milieud’une réunion brillante, plaisantaitgaiement avec ses convives,lorsqu’on lui remit une lettre, d’uneécriture trop connue. Il pâlit, maissut se contenir, et continua laconversation. Dès qu’il le put ils’éclipsa, et alla seul, dans sachambre, ouvrir le fatal écrit ;heureux s’il ne l’eût jamais pu lire !C’était d’elle ; c’était le récit deslongues persécutions auxquelles elleavait su résister. La famille de sontuteur voulait la contraindre àl’épouser et interceptait les lettres

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d’Augustin. Elle avait écrit, écritencore, succombant presque à ladouleur et au doute ; sa santéfléchissait sous le poids desanxiétés ; mais, parvenue enfin àdécouvrir la fraude dont ils étaientvictimes, elle venait lui prodiguer lesassurances d’une confiance sansbornes, et de l’inaltérable affectionqui faisait maintenant le désespoird’Augustin. Il réponditimmédiatement :

« Votre lettre arrive trop tard – j’aicru tout ce que l’on m’écrivait ; –dans mon désespoir, je me suismarié. – C’en est fait ! Oubliez,oubliez ! l’oubli est notre dernier

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refuge. »

Ainsi finirent pour Augustin leromanesque et l’idéal de la vie. Laréalité resta ; – la réalité semblableau lit vaseux que laisse la marée,lorsque les vagues étincelantes etbleues se sont retirées, avec leurcouronne de blanches voiles, et leurharmonieuse musique d’eauxjaillissant sous le battement régulierdes rames, – quand il ne reste plusqu’une fange limoneuse, plate,gluante, nue, – la réalité enfin !

Dans un roman les cœurs se brisent,les gens meurent, c’est choseterminée. Il n’en est pas ainsi de lavie réelle : quand tout ce qui la

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faisait aimer a disparu, elle vousdemeure. Boire, manger, s’habiller,marcher, faire des visites, acheter,vendre, lire, parler, cette part del’existence restait à Augustin. Si safemme avait eu les vertus de lafemme, elle aurait pu renouer les filsrompus de la vie, et refaire la tramedu bonheur. Mais Marie Saint-Clairse doutait-elle seulement qu’il y eûtdes fils brisés ? On le sait : ce n’étaitqu’un beau visage, deux yeuxsuperbes, cent mille dollars, et tousces avantages n’offrent rien quipuisse soulager un cœur navré.

Augustin, pâle comme un mort,étendu sur un sofa, allégua une

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migraine subite, et sa femme luirecommanda des sels volatils : lapâleur et le mal de tête persistèrentsemaine après semaine en dépit duremède : « Vraiment, dit Marie,j’étais loin de me douter queM. Saint-Clair fût valétudinaire ! Sesmaux de tête continuels sont très-désagréables pour moi ; on peuttrouver étrange qu’étant sinouvellement mariée, je me montretoujours seule dans le monde. » Auplus profond de son cœur, Augustins’applaudissait du peu dediscernement de celle qu’il avaitépousée ; mais il put observer, àmesure que le vernis des premiers

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jours de noces s’effaçait, unemétamorphose d’ailleurs assezcommune. Il vit la jeune beautéadmirée, adulée, servie dès l’enfance,devenir, dans la vie domestique, unemaîtresse dure et impérieuse. Marien’avait pas été douée par la natured’une sensibilité vive, ni d’unegrande puissance d’affection ; le peuqu’elle en avait se perdit dans unégoïsme effréné, et sans ressourceparce qu’il était complètement naïf.Entourée dès le berceau de serviteursqui ne vivaient que pour étudier sescaprices, fille unique d’un pèreopulent qui ne lui refusait rien,jamais l’idée d’un sentiment, d’un

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droit chez autrui, pas plus que d’undevoir chez elle-même, n’avaiteffleuré son esprit. Riche héritière,jeune, belle, parée, le monde, dèsqu’elle y parut, l’accueillit en reine ;des adorateurs de toutes classes sepressèrent autour d’elle, et lorsqueAugustin l’emporta sur ses rivaux,elle le regarda naturellement commetrop heureux. Le manque de cœur estloin de rendre indulgent en faitd’échange d’affection. Il n’est peut-être pas sur terre plus impitoyablecréancier que la femme égoïste ; ellese montre exigeante et jalouse àproportion de son insensibilité et desa froideur ; elle veut être d’autant

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plus aimée qu’elle est moins aimable.Madame Saint-Clair, qui n’admettaitpas que le mari pût se relâcher desattentions et des galanteries del’amant, fit la plus vigoureusedéfense pour retenir Augustin sousle joug. Il y eut des pleurs, desbouderies, des accès de colère, forcehumeur, caprices, plaintes,reproches. Le naturel aimable etconciliant de Saint-Clair le poussatout d’abord à s’efforcer d’acheter lapaix par des présents et desflatteries ; puis, quand Marie luidonna une charmante petite fille, ilsentit se réveiller en lui des éclairsde tendresse. Sa mère avait été

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remarquable par une élévation decaractère et une pureté d’âme peucommunes. En nommant l’enfant dunom révéré de son aïeule, il espéra ladouer en partie de ses vertus ; maisce mélange de vénération filiale et detendresse paternelle remarqué parmadame Saint-Clair, éveilla toutesses jalouses susceptibilités. Ilsemblait que l’affection prodiguée àsa fille fût un vol fait à elle-même.Dès lors sa santé avait commencé às’altérer. Une constante inaction decorps et d’âme, le travail rongeur del’ennui et d’une humeur acariâtre,joints à la faiblesse inhérente auxpremiers temps de la maternité,

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changèrent en peu d’années laflorissante et belle jeune fille en unefemme jaune, languissante, flétrie,dont une variété de mauximaginaires consumait la vie, et quise considérait comme la plussouffrante et la plus malheureuse descréatures humaines.

Il n’y avait ni fin ni trêve à sesdoléances : la migraine, entre autres,la confinait dans sa chambre troisjours sur six ; les soins du ménageretombaient en entier sur lesdomestiques, et Saint-Clair n’avaitnulle raison de trouver son intérieuragréable. Sa fille unique était fortdélicate : on pouvait craindre que sa

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santé, sa vie peut-être, fussentsacrifiées à l’impéritie, à l’incapacitéde la mère. Augustin se décida doncà faire une tournée chez ses parentsde l’Etat de Vermont ; Il y mena sapetite Evangeline, et parvint àpersuader à sa cousine, miss OphéliaSaint-Clair, de venir s’établir prèsd’elle et de lui dans leur résidence duSud. Il l’y conduisait, lorsqu’ilsfurent rencontrés sur le bateau parnotre ami Tom.

Tandis que les dômes et les flèchesde la Nouvelle-Orléans brillentencore à travers les vapeurs du soiraux yeux des passagers, faisons unpeu connaissance avec miss Ophélia.

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Quiconque a voyagé dans laNouvelle-Angleterre se rappelle, ausein de quelque frais village, unegrande ferme avec sa cour gazonnée,si propre, sous l’ombrage épais d’unérable à sucre. Ne lui souvient-il pasde cette atmosphère d’ordre, de paix,de pureté, de durée, d’immuablerepos qu’on respire alentour ? Riende perdu, rien hors de place, pas unpieu de travers dans les clôtures, pasun brin de paille oublié sur les tapisde gazon, pas un bouquet arrachéaux lilas qui fleurissent sous lesfenêtres. Au dedans sont de vastespièces, tellement tranquilles etnettes, qu’il semble impossible que

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l’on y ait vécu, que l’on y agisseencore. Les meubles, mis en place, lesont une fois pour toutes ; et lesarrangements domestiques suiventdes révolutions périodiques, aussiponctuelles que celles de l’horlogequi, de son coin, les règle et lessurveille. Certes le voyageurn’oubliera pas le grand salon, commeon le nomme dans la famille, avec sarespectable bibliothèque vitrée, oùl’Histoire de Rollin, le Paradis perdude Milton, les Progrès du Pèlerin deBunyan, et la Bible de Famille deScott s’alignent côte à côte avec unesuite de volumes, non moinssolennels et non moins vénérables.

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Point de servante au logis. Lamaîtresse, avec son bonnet d’unblanc de neige, ses lunettes sur lenez, s’assied l’après-midi, causant aumilieu de ses filles comme si jamaisaucune d’elles n’eût mis la main auxvulgaires soins du ménage. C’est àune époque des plus reculées de lajournée, pleinement oubliée depuis,que toutes ont dépêché l’entièrebesogne, et, à quelque heure quevous les rencontriez, l’ouvrage estterminé ; le plancher de la cuisine neconnaît plus ni tache ni souillure ;les ustensiles, les chaises, les tablesn’ont jamais été salis ou dérangés,du moins serait-il impossible de le

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supposer : et pourtant on fait là troiset quatre repas par jour ; la lessive etle repassage de toute la famille seconfectionnent là ; et là, par quelqueprocédé muet et mystérieux, sefabriquait d’énormes quantités defromage et de beurre.

C’est dans une ferme semblable, ausein d’une famille de ce caractère,que miss Ophélia avait vu s’écoulerdoucement environ quarante-cinqautomnes, lorsque son cousinl’invita à visiter sa résidence du Sud.Bien qu’elle fût l’aînée d’une lignéenombreuse, Ophélia, aux yeux dessiens, n’était toujours qu’une« enfant ». L’idée de l’envoyer à la

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Nouvelle-Orléans parut prodigieuseà tous. Le vieux père, à cheveuxblancs, sortit l’atlas de Morse de labibliothèque ; il y chercha leslatitudes et longitudes de cettecontrée lointaine ; et pour s’édifiersur la nature du pays, il lutconsciencieusement les voyages deFlint au Sud et à l’Ouest. La bonnemère demanda avec anxiété « siOrléans n’était pas une ville bienperverse ! » Pour son compte, elleaimerait autant s’exiler « aux îlesSandwich, ou dans n’importe quelleautre région païenne. »

Chez le ministre, chez le docteur,dans la boutique de miss Peabody, la

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modiste, se murmurait la grandenouvelle : Ophélia Saint-Clair neparlait-elle pas d’accompagner soncousin à Orléans ! Le village entierne pouvait mieux faire que d’aider àélaborer une question aussicomplexe ; en conséquence, c’était àqui en parlerait. Le ministre,inclinant vers les abolitionnistes,craignait que ce pas, fort grave,n’encourageât les habitants du Sud àmaintenir l’esclavage. Le docteur,vigoureux appui de la fédération,jugeait le départ de miss Ophélianécessaire ; il était bon de prouveraux citoyens de la Nouvelle-Orléans,qu’au fond on ne pensait pas trop

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mal d’eux dans le Nord : les gens duSud avaient vraiment besoin d’êtreencouragés. Quand, enfin, ladécision prise entra dans le domainepublic, Ophélia fut, pendant unequinzaine de jours, solennellementinvitée, par ses amis etconnaissances, à prendre le thé chezchacun à tour de rôle, et tous sesprojets et plans furent discutés etapprofondis à loisir. Miss Moseley,appelée dans la ferme commecouturière, acquit soudain un certaindegré d’importance, vu lesdéveloppements apportés à la garde-robe d’Ophélia. Des gens dignes defoi affirmèrent que le squire

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Sanclare, façon usuelle de prononcerle nom dans le pays, avait remis àmiss Ophélia cinquante dollars biencomptés, en l’engageant à acheter cequ’elle trouverait de plus beau ; etdeux robes neuves en soie, avec unsuperbe chapeau, lui avaient étéexpédiés de Boston.

Quant à la convenance de cesdéboursés extravagants, l’espritpublic hésitait : les uns trouvaientqu’on pouvait se permettre du luxeune fois dans la vie ; d’autresaffirmaient que l’argent eût été plusfructueusement employé par lesmissionnaires ; mais touss’accordaient sur la beauté de

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l’incomparable ombrelle envoyée deNew-York ; et, quelque chose qu’onpût dire d’Ophélia, du moins était-ilavéré qu’une de ses robes se tenaitdebout toute seule. Certainesrumeurs se propagèrent sur desmouchoirs à points à jour, et même,le croirait-on ? garnis de dentelles !on alla jusqu’à dire qu’ils étaientbrodés aux coins ! Le dernier fait,douteux, n’a jamais pu être éclairci.

Voyez maintenant, dans le bateau àvapeur, la voilà ! miss Ophélia enpersonne, revêtue de son habit devoyage neuf, d’indienne brunecalandrée ; grande, roide, avec sacharpente osseuse, ses contours

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anguleux, son visage effilé, ses lèvresminces, comprimées par l’habitudede prendre en toute occurrence unparti décisif, ses yeux noirs etperçants, sur l’éveil pour découvrirquelque soin à prendre, quelquedésordre à rectifier. Ses mouvementssont vifs, secs, énergiques. Asseztaciturne d’ailleurs, elle ditcependant tout ce qu’elle veut dire, etses mots vont droit au but. Enfin,elle est, dans son ensemble, lavivante personnification de l’ordre,de la méthode, de l’exactitude. Saponctualité défie celle de la meilleurependule, et se montre aussiinexorable que le balancier d’une

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machine à vapeur.

A ses yeux, le péché des péchés,l’essence de tous les maux, se résumeen un mot : désordre ! et ce motrevient souvent. Tout son mépris secondense dans l’emphase aveclaquelle elle le prononce. Tout actequi n’est pas la suite d’un desseinarrêté, les gens qui ne font rien, ceuxqui ne savent ce qu’ils feront, ceuxqui ne prennent pas les moyens determiner ce qu’ils entreprennent,« désordonnés, désordre ! » Mais, laplupart du temps, le dédaind’Ophélia se congèle en uneexpression rêche et refrognée, plutôtqu’il ne s’exhale en paroles.

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Son intelligence est cultivée ; sonesprit net, actif, vigoureux. Elle a lu,et bien lu, l’histoire. Elle connaît sesvieux auteurs classiques ; et sapensée, dans un cercle restreint, estdroite et forte. Ses règles de morale,ses dogmes religieux, bien distincts,bien complets, dûment coordonnés,sont étiquetés, rangés, classés,comme les nombreux paquets de saboite à ouvrage. Il y en a juste lecompte, et il n’y en aura jamais niplus ni moins. Il en est de même deses notions sur tout ce qui concernela vie pratique : – tenue de ménagedans toutes ses branches ; opinionspolitiques, sociales et privées en

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cours dans son village natal ; enfin,au fond de tout, comme au-dessus detout, se trouve le principe même deses actes et de ses pensées, saconscience ; et nulle part laconscience ne se montre aussidominante, aussi exclusivement reineet maîtresse que parmi les femmes dela Nouvelle-Angleterre. C’est la base,la roche vive, le granit primitif quis’enfonce dans les profondeurs de laterre, et s’élève sur les crêtes desplus hautes montagnes.

Miss Ophélia est l’aveugle esclave dudevoir. Dès qu’elle soupçonne que lesentier du devoir, c’est sonexpression favorite, court dans une

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direction, elle s’y élance, et ni l’eauni le feu ne l’en feraient dévier. Ellemarchera à travers l’ouverturebéante d’un puits, ou droit à labouche d’un canon, n’importe, si lesentier y mène. Malheureusementpour son repos, son type deperfection est si haut placé,comprend un si grand nombre dedétails, et fait abstraction sicomplète de la fragilité humaine, quela pauvre Ophélia, en dépitd’héroïques efforts, reste un peu enroute ; – aussi son humeur et sapiété contractent-elles quelqueamertume dans le douloureuxsentiment d’une continuelle

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insuffisance.

Mais qui, au nom du ciel, a pucombiner des éléments aussihétérogènes, miss Ophélia etAugustin Saint-Clair ? – Augustin,gai, facile, étourdi, sceptique, foulantaux pieds, avec une insouciancehardie ou une insolente liberté, leshabitudes les plus chères, lesopinions les plus révérées del’excellente fille ? – S’il le faut dire,c’est presque l’amour maternel.Jadis, c’est d’Ophélia que le petitgarçon apprenait son catéchisme ;elle a raccommodé ses hardes, peignéses cheveux, soigné les maux de sonenfance ; enfin, coutumier du fait,

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Augustin a dès longtemps accaparéla plus grande part des affectionsd’un cœur qui est loin d’être froid ; iln’a donc pas eu grand’peine àpersuader à miss Ophélia que « lesentier du devoir » conduit droit à laNouvelle-Orléans, où elle doit veniravec lui prendre soin d’Eva, et sauverd’une ruine complète sa maisondésorganisée par l’état maladif de safemme. L’idée d’un ménage àl’abandon remue d’ailleurs lesentrailles d’Ophélia ; puis elle s’estprise d’affection pour la charmantepetite fille, qu’il est difficile de voirsans l’aimer ; enfin, quoiqu’elleconsidère Augustin comme une

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espèce de païen, elle l’aime, rit de sesplaisanteries, excuse ses fautes, etmontre pour ses erreurs uneindulgence, dont s’étonneraient ceuxqui connaissent à fond lui ou elle.Mais c’est en la voyant agir que nousachèverons de juger miss Ophélia.

La voilà donc dans la chambre del’arrière, entourée d’une multitudeconfuse de petits et de grands sacs denuit, de boites, de paniers,renfermant chacun quelque lourderesponsabilité. Elle lie, elleenveloppe, elle attache, elle ficelleavec feu.

« Eva, avez-vous compté vospaquets ? – Vous n’y avez pas songé,

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j’en étais sûre ! – C’est l’histoire detous les enfants. Il y a le sac de nuitmoucheté en moquette, et le carton àbordure bleue où se trouve votre plusbeau chapeau, – cela fait deux. Il y ale petit sac en caoutchouc, trois ;mon coffret de rubans et d’aiguilles,quatre ; mon carton, cinq ; la boiteaux fichus, six ; et cette petite malleen cuir, sept. Qu’avez-vous fait devotre ombrelle ? – donnez-la-moi,que je l’enveloppe de papier etl’attache à mon parapluie avec lamienne : – là ! voilà qui est fait.

– Mais, tante, puisque nous allonstout droit à la maison, à quoi bon ?

– A bien conserver, enfant ; il faut

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prendre soin de ce que l’on a, si l’onveut avoir quelque chose ; – et votredé, à présent, est-il serré ?

– En vérité, tante, je n’en sais rien.

– Jamais d’attention ! Allons, je m’envais faire la revue de votreménagère : – un dé, la cire, deuxbobines, les ciseaux, le poinçon,l’aiguille à passer. – A merveille ! –mettez-la-moi là. Mais, en vérité, mapauvre enfant, comment vous entirez-vous donc quand vous êtesseule avec votre père ? vous deveztout perdre !

– Eh bien, tante, quand je perds mesaffaires, papa m’en rachète d’autres

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plus jolies.

– Le ciel nous préserve, enfant ! –quelle méthode !

– Fort commode, tante, je vousassure.

– Mais c’est d’un désordre qui passetoutes bornes !

– Eh ! là ! comment allez-vous faire,à présent, tante ? voilà la malle quine ferme plus, elle est trop pleine.

– Elle fermera, » dit la tante de l’aird’un général d’armée commandant lacharge. Elle presse, serre, enfonce leseffets rebelles, et s’élance sur lecouvercle ; – les bords rapprochés ne

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joignaient pas encore tout à fait :

« Ici, Eva, montez ! s’écrie-t-ellecourageusement ; ce qui s’est fait sepeut faire. Il n’y a pas à dire, elle afermé, elle fermera ! » Intimidée sansdoute par l’énergique affirmation, lamalle se rendit ; l’anneau entra dansla serrure, et miss Ophélia,triomphante, ferma et empocha laclef.

« Bien ; nous voilà prêtes ! – Maisvotre père, où est-il ? Il est temps, jepense, de faire enlever nos bagages.Regardez donc un peu là autour, Eva,si vous l’apercevez.

– Le voilà tout là-bas, à l’autre bout

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de la chambre des messieurs ; ilmange une orange.

– Il ne songe donc pas que nousarrivons ? Ne feriez-vous pas mieux,Eva, de courir l’appeler ?

– Oh ! papa ne se presse jamais, etnous ne sommes pas encore audébarcadère. Venez donc sur lagalerie, tante. Tenez, voyez ! voilànotre maison ! là ! tout au haut decette rue… »

Le bateau commença alors, avec desourds grognements, monstrecolossal et fatigué, à se frayer uneroute entre les nombreux navires et àse rapprocher du quai. Eva, toute

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joyeuse, indiquait du doigt lesflèches, les clochers, les dômes de saville natale, à mesure qu’elle lesreconnaissait.

« Oui, oui, ma chère, c’est bel etbon ; mais voilà le bateau quis’arrête !… et votre père, encore uncoup ? »

On en était au tumulte habituel del’arrivée ; – les garçons d’hôtelsallaient, venaient, se heurtaient ; –les portefaix s’arrachaient lescaisses, les sacs de nuit, les coffres ;– les femmes appelaient leurs enfantsavec inquiétude, et une foulecompacte se pressait vers la planched’abordage.

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Miss Ophélia, campée résolumentsur la malle récemment vaincue, tousses biens et effets rangés en bel ordremilitaire, se montrait déterminée àles défendre jusqu’au bout.

« Prendrai-je votre malle, madame ?– Enlèverai-je votre bagage ? –Maîtresse veut-elle pas laisser moitout porter ? – Eh ! madame, je mecharge de vos colis ? » – Demandes,instances, prières, pleuvaient en vainautour d’elle. Miss Ophélia, assise,immuable, impassible, droite commeu n i, tenait son faisceau deparapluies et d’ombrelles en guise defusil au repos, et ses courtes etfermes répliques eussent

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décontenancé un cocher de fiacre. Achaque assaut cependant elle enappelait à Eva : – « A quoi votre pèrepense-t-il donc ?… pourvu qu’il nesoit pas tombé par-dessus bord ! – Ilfaut qu’il lui soit arrivé quelquechose ? »

Enfin son inquiétude devenaitsérieuse, quand il parut, s’avançaavec son indolence habituelle, et dit,comme il tendait à Eva un quartierd’orange :

« Eh bien, notre cousine du Vermont,sommes-nous prêtes ?

– Voilà plus d’une heure que nous lesommes, prêtes, et je commençais

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vraiment à être fort en peine devous !

– Trop heureux, cousine. Eh bien, lavoiture attend ; la foule s’estéclaircie, nous pouvons maintenantsortir d’une façon décente etchrétienne, sans être poussés etsuffoqués. Ici, dit-il au cocherdebout derrière lui, enlève-moi cespaquets.

– Je m’en vais les voir charger, ditOphélia.

– Et non vraiment, cousine, à quoibon ?

– En tous cas j’emporte ceci, ceci, –encore cela, dit miss Ophélia,

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mettant à part trois boites et un petitsac de nuit.

– Mais, ma chère miss Saint-Clair deVermont, il ne faut pas fondre surnous de la sorte du haut de vosMontagnes Vertes ; adoptez, croyez-moi, quelque peu de nos coutumesméridionales ; on vous prendraitsous ce faix pour une femme depeine. Abandonnez le tout à ce bravehomme, et je garantis qu’il poserachaque objet avec autant deprécaution que si c’étaient desœufs. »

Miss Ophélia vit avec désespoir soncousin ordonner l’enlèvement de sestrésors, et ne respira qu’en se

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retrouvant en voiture, entourée detout son bagage sain et sauf.

« Où est Tom ? demanda Eva.

– Juché quelque part, en dehors de lavoiture, Minette : Je conduis Tom àta mère en façon de rameau d’olivier.Il faut qu’il fasse ma paix pour cemalheureux ivrogne qui nous aversés.

– Je suis sûre que Tom est uneperfection de cocher, et qu’il ne segrisera jamais, dit Eva. »

La voiture s’arrêta devant un antiquehôtel d’une architecture bizarre ;mélange du style espagnol et du stylefrançais. Le corps de logis enfermait

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une vaste cour dans le genremoresque, où la voiture pénétra entraversant un portail cintré.L’intérieur était d’un goût élégant etvoluptueux ; de larges galeriescouraient tout autour, et les minceset légers arceaux, les grêles pilastres,les ornements, les arabesquesreportaient l’imagination vers lerègne des Orientaux en Espagne, versl’Alhambra et les Abencerrages. Aumilieu de la cour, les eauxjaillissantes d’une fontaineretombaient écumeuses dans unbassin de marbre blanc, qu’entouraitune épaisse bordure d’odorantesviolettes. Des myriades de poissons

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d’or et d’argent, vivantes pierreries,étincelaient çà et là en se jouant àtravers les eaux cristallines. Unemosaïque de cailloux, disposés enfantastiques dessins et encadrésdans un gazon fin et ras comme duvelours, environnait la fontaine, etune allée sablée pour les voiturescirculait autour du parterre. Deuxgrands orangers, alors en fleur,projetaient leur ombre, exhalaientleurs parfums. De nombreux vases enmarbre blanc de sculpture arabe,rangés en cercle, ornaient les margesde gazon, et contenaient les plusrares fleurs des tropiques ; c’étaientde beaux grenadiers, avec leurs

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feuilles d’émeraude et leurs fleurscouleur de flamme, des jasminsd’Arabie à feuilles sombres, à étoilesd’argent ; ceux d’Espagne à fleursd’or, des géraniums panachés ; demagnifiques rosiers courbés sousleurs guirlandes embaumées, desverveines à odeur de citronnelle.Toutes ces fleurs prodiguaient leursparfums, leurs éclatantes couleurs ;et, de loin en loin, un triste etmystique aloès, aux feuilles étranges,massives, éternelles, vieux sorcier,regardait en pitié les grâces fugitives,les passagères fraîcheurs quifoisonnaient à ses pieds.

Des rideaux d’étoffes moresques

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relevés, mais qu’on pouvait abaisserà volonté pour exclure les rayons dusoleil, festonnaient les galeries quitournaient autour de cette enceinte,où tout respirait le luxe et l’élégance.

Lorsque la voiture arriva dans lacour, Eva avait l’air d’un oiseau prêtà s’échapper de sa cage, elle nepouvait contenir sa joie.

« N’est-ce pas, n’est-ce pasdélicieux ! notre maison, notre chère,notre ravissante maison ! Oh ! n’est-ce pas bien beau, chère tante ?

– Pas mal, si cela n’avait pas l’air siantique et si païen, » dit Ophélia ensortant du fiacre.

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Tom, déjà descendu, regardait autourde lui dans une calme béatitude. Lenègre, plante exotique, arraché auxrégions les plus splendides dumonde, garde au plus profond de soncœur un amour désordonné pourtout ce qui est beau, riche,fantastique, et cette passion qu’ilsatisfait comme il peut,grossièrement et sans goût, excite ledédain de la race blanche, plusexacte, plus correcte et plus froide.

Epicurien et poète dans l’âme, Saint-Clair sourit à la remarque de missOphélia, et se tournant vers Tom,qui, tout pétrifié d’admiration,promenait partout ses regards ravis,

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et dont la noire face reluisait deplaisir :

« Tom, mon garçon, lui dit-il, il mesemble que cela te va ?

– Oh, maître ! – un vrai paradis ! »

Ces paroles s’échangeaient tandisque les malles étaient déposées, lecocher congédié, et qu’une cohue degens de tout âge, de toutes tailles, detoutes couleurs – hommes, femmes,enfants, accouraient par les galeriesdu haut et du bas pour voir arriver lemaître. En tête de la foule, un jeunemulâtre, personnage important, vêtuà la dernière mode, agitait unmouchoir de batiste parfumé, et

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s’efforçait, avec grand zèle, de fairereculer toute la troupe vers l’autrebout de la véranda.

« Arrière, vous autres, arrière donc !criait-il d’un ton d’autorité : jerougis pour vous ! Oseriez-vous bienimportuner le maître au premiermoment de son retour, et le gênerdans ses épanchements de famille ! »

A cet élégant discours, prononcéd’un grand air, tous se retirèrentconfus, et restèrent à distancerespectueuse, formant une massecompacte, de laquelle deux portefaixseulement se détachèrent pourenlever les bagages.

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M. Adolphe, parvenu à demeurer seulen vue, lui, son gilet de satin, sachaîne d’or et son pantalon blanc,salua, avec une mansuétude rare etune grâce exquise, dès que Saint-Clair, qui venait de payer le cocher,se retourna.

« Oh, c’est toi, Adolphe ? comment teva, mon garçon ? » dit le maître luitendant la main.

Le mulâtre se hâta de débiter, avecun grand flux de paroles,l’improvisation qu’il préparaitdepuis trois semaines.

« C’est bon ! c’est bon ! dit Saint-Clair de son air habituel

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d’insouciante raillerie ; fort bienrécité, Adolphe. Veille à ce que lesbagages soient mis en place, jereviendrai tout à l’heure à nosgens. » En parlant, il conduisait missOphélia au salon.

Pour Eva, elle avait pris son voljusqu’au petit boudoir qui donnaitsur la véranda ; là, une grande femmejaune, aux yeux noirs, était étenduesur un lit de repos ; en apercevant lapetite fille, elle se souleva.

« Maman ! cria Eva, se jetant à soncou avec transport, et l’embrassant àplusieurs reprises.

– Assez, assez ! – Prenez donc garde,

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enfant ! – Vous m’ébranlez toute latête ! » dit sa mère après avoirlanguissamment effleuré de seslèvres le front d’Eva.

Saint-Clair entrait ; il embrassa safemme, d’une façon plus orthodoxeque tendre, en lui présentant sacousine, qu’elle accueillit poliment,langoureusement, et avec une nuancede curiosité.

Dans la foule amassée en ce momentà la porte se poussait en avant, toutetremblante d’espérance et de joie,une mulâtresse entre deux âges etd’un extérieur respectable.

« Oh, te voilà, Mamie ! » Et, volant à

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elle, Eva s’élança dans ses bras, etl’étreignit de toutes ses forces.

La femme ne se plaignit point de satête ; loin de là, elle enleva de terrel’enfant qu’elle avait nourrie, lamangea de caresses, et, à demi follede joie, finit par fondre en larmes. Apeine remise à terre, Eva courut del’un à l’autre, distribuant lesserrements de mains, et lesembrassades, avec une prodigalitéqui, au dire de miss Ophélia, luitournait sur le cœur.

« Si cela vous arrange, à merveille !mais vous autres, gens du Sud, vousfaites des choses auxquelles, moi, jene saurais me résoudre.

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– Quelles choses, je vous prie ?demanda Saint-Clair.

– Pour l’univers entier je ne voudraishumilier qui que ce fût ; – mais,quant à embrasser…

– Ah, les nègres ! j’entends. Vous n’yêtes pas faite, je vois.

– Non, vraiment ; comment a-t-ellece courage !

Saint-Clair sourit et entra dans lepassage en appelant :

– Holà ! ici, tous tant que vous êtes !– que je paye ma bienvenue, allons,tous ! – Mamie, Jemmy, Polly,Sonkey, – est-on content de revoir

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maître ? disait-il, passant de l’un àl’autre, échangeant des poignées demain : « Gare aux marmots ! ajouta-t-il en trébuchant contre un négrillonqui cheminait à quatre pattes : Sij’écrase quelqu’un, qu’ilm’avertisse ! »

Une averse d’éclats de rire joyeux etde bénédictions entassées sur « bonmaître » accueillirent les petitespièces d’argent qu’il distribuait à laronde.

« Maintenant, allez tous à votrebesogne comme de braves filles etd’honnêtes garçons, » reprit-il, et lafoule bigarrée se dispersa aussitôt,suivie d’Eva chargée du grand sac,

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qu’à son retour au logis elle avaitrempli, tout le long de la route, depommes, de noix, de sucre candi, derubans, de galons, de dentelles et dediverses autres babioles.

Saint-Clair s’en retournait lorsqueses yeux tombèrent sur Tom, qui,tout décontenancé, se dandinait d’unpied sur l’autre, sous les regardsd’Adolphe ; ce dernier, appuyécontre la balustrade, le lorgnait avecl’impertinence d’un dandy achevé.

« Eh bien ! Jocko ! dit le maître,rabattant le lorgnon d’un revers desa main, est-ce ainsi qu’on accueilleun camarade ? – Eh, vraiment !poursuivit-il, le regardant de plus

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près, et posant l’index sur le brillantgilet qu’étalait Adolphe : Qu’est-ceque tu as là ? Il me semble que ceciest de ma connaissance !

– Oh, maître ! tout taché de vin ;maître n’est pas fait, dans saposition, pour porter un pareil gilet !J’ai compris qu’il me revenait ; bontout au plus pour un pauvre nègrecomme moi. » Et Adolphe secouantsa tête, passa avec grâce ses doigtsdans ses cheveux parfumés.

« C’est là ton avis, hé ? reprîtnonchalamment Saint-Clair. Ah ça,écoute un peu ; je vais présenter Tomà sa maîtresse, après quoi tu leconduiras à l’office, et songes-y ! ne

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t’avise pas de prendre des airs aveclui. Il vaut deux fois un freluquet deton espèce.

– Maître a toujours le mot pour rire,répliqua Adolphe d’un air radieux ;je suis ravi de voir maître en si bellehumeur.

– Ici Tom ! » dit Saint-Clair, et il lefit entrer dans la chambre.

Le nègre demeura immobile sur leseuil, l’œil attaché fixement sur cessplendeurs inimaginables de miroirs,de peintures, de statues, dedraperies, et, ravi en esprit comme lareine de Saba devant Salomon, iln’osait poser le pied nulle part.

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« Regardez, Marie, dit Saint-Clair àsa femme, je vous ai enfin acheté uncocher en règle. – C’est, vous dis-je,un véritable cocher de corbillard,pour la noirceur et la sobriété. Sicela vous agrée, il vous mèneracomme un enterrement. Allons,ouvrez les yeux, examinez-le, et nedites plus que, dès que j’ai le dostourné, je cesse de penser à vous. »

Marie, sans bouger, leva les yeux surTom.

« Je suis sûre qu’il se grisera, dit-elle.

– Non, non ; il est garanti pieux etsobre.

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– Soit ; je désire qu’il tourne bien,beaucoup plus que je ne l’espère.

– Dolphe, reprit Saint-Clair, faisdescendre Tom, et prends gardeencore un coup, ajouta-t-il, rappelle-toi ce que je viens de te dire. »

Adolphe marcha devant d’un pasleste, et Tom le suivit d’un pas lourd.

« C’est un véritable Béhémoth ! ditMarie.

– Allons à présent, ma chère, repritSaint-Clair, s’asseyant sur un petittabouret au chevet du sofa, soyonsaimables. Avez-vous quelque chosede gracieux à dire à un pauvregarçon ?

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– Vous avez été de quinze jours enretard, sur ce que vous aviez promis,murmura la dame en faisant la moue.

– Ne vous en ai-je pas écrit le motif ?

– Une lettre si glaciale, si courte !

– Eh ! chère, le courrier partait ; iln’y avait pas le temps : il fallaitabréger, ou ne pas écrire du tout.

– Toujours le même ! pleind’excellentes raisons pour faire vosvoyages longs et vos lettres courtes !

– Là, regardez un peu ceci, je vousprie. Il tira de sa poche un élégantécrin de velours, et l’ouvrit : Je vousapporte ce cadeau de New-York. »

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C’était le daguerréotype d’Eva et deson père se tenant par la main. Lesfigures étaient admirablement bienvenues.

Marie considéra les portraits d’unair mécontent.

« Où avez-vous donc été choisir unepose si gauche ?

– Gauche, soit ! la pose est affaire degoût. Mais, que dites-vous de laressemblance ?

– Vous ne feriez pas plus cas de monopinion sur ce point que sur toutautre, à ce que je présume, répliquaMarie, et elle referma l’écrin.

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– Peste soit de la femme ! pensa toutbas Saint-Clair, et il reprit tout haut :Allons, Marie, assez d’enfantillagescomme cela ; dites, les trouvez-vousressemblants ?

– Il faut être aussi insouciant quevous l’êtes pour me tourmenter de lasorte, et me contraindre à parler et àregarder, quand vous savez que jesuis demeurée tout le jour couchéeavec le plus affreux mal de tête !Depuis votre arrivée c’est un bruit,un remue-ménage ! j’en suis à demimorte.

– Vous êtes sujette à la migraine,madame ? dit miss Ophélia, sortanttout à coup des profondeurs de la

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bergère, où elle était demeuréeensevelie, faisant, à part elle,l’inventaire du mobilier et encalculant la dépense.

– Oh ! je suis un véritable martyr,soupira la dame.

– Le thé de genièvre est bon pour lesmaux de tête, dit miss Ophélia ; aumoins Augusta, la femme du diacreAbraham Perry, avait coutume de ledire, et c’est la meilleure des gardes-malades.

– J’aurai soin de faire apporter ici lespremières graines de genièvre quimûriront dans notre jardin des bordsdu lac, dit Saint-Clair, tirant

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gravement la sonnette. En attendant,cousine, vous devez avoir besoin devous retirer dans votre appartement,et de vous reposer un peu après celong voyage. Dolphe, ajouta-t-il,envoyez-nous Mamie. L’honnêtemulâtresse qu’Eva avait sitendrement caressée entra presqueaussitôt. Elle était très-proprementvêtue, la tête ornée d’un turbanrouge et jaune, récent cadeau d’Eva,que l’enfant avait elle-même ajusté.

– Mamie, dit Saint-Clair, je te confiecette dame, elle est fatiguée.Conduis-la dans sa chambre, et veillebien à ce que rien ne lui manque. »Miss Ophélia suivit Mamie et

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disparut.

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Chapitre17

La maîtresse deTom et sesopinions.

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Aujourd’hui, Marie, votreâge d’or commence, ditSaint-Clair ; notrecousine, alerte etentendue comme unevraie fille de la Nouvelle-

Angleterre, va décharger vos épaulesdu lourd fardeau des soinsdomestiques, vous donner le tempsde vous reposer, et de redevenir belleet jeune tout à loisir. Et plus vite sefera la cérémonie de la remise desclefs, mieux cela vaudra.

Ceci se passait pendant le déjeuner,peu de jours après l’arrivée de missOphélia.

– Elle est la bien venue, répondit

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Marie, laissant avec nonchalancetomber sa tête sur sa main : elles’apercevra bien vite à l’épreuve queles véritables esclaves, ici, ce sont lesmaîtresses.

– Certainement, elle découvrira cela,et un monde d’autres véritéssalutaires, dans le même genre ; sansnul doute.

– On parle d’avoir des esclaves !comme si c’était pour notre bien-être ! Si nous consultions notrebonheur et notre repos, nous leurdonnerions à tous la volée d’un seulcoup. »

Evangeline fixa sur la figure de sa

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mère ses grands yeux sérieux, avecune ardente expression d’anxiété, etdit simplement : « Pourquoi lesgardez-vous alors, maman ?

– A coup sûr, je n’en sais rien, si cen’est comme pénitence ; ils sont lacroix de ma vie, l’unique et véritablecause de tous mes maux. Ce sont lesplus mauvais esclaves dont personneait jamais été affligé.

– Allons, cela n’est pas, vous lesavez, Marie ; vous avez des vapeursce matin. Tenez, Mamie n’est-elle pasla meilleure des créatures ? quedeviendriez-vous sans elle ?

– Mamie est la meilleure que j’aie

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rencontrée, et cependant Mamie elle-même devient égoïste, atrocementégoïste ; c’est le défaut de la race.

– L’égoïsme est un atroce défaut, eneffet, dit gravement Saint-Clair.

– Voilà Mamie, n’est-ce pas égoïste àelle de dormir si profondément,quand elle sait que presqu’à touteheure de la nuit j’ai besoin de petitesattentions ? Elle est si difficile àréveiller pendant mes plus grandessouffrances ! Je suis plus malade cematin, grâce aux efforts que j’ai faitspour l’appeler.

– N’est-elle pas restée deboutplusieurs nuits de suite, près de vous

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ces temps-ci, maman ? demanda Eva.

– Qu’en savez-vous ? réponditaigrement Marie ; elle s’est plaint, jesuppose ?

– Elle ne s’est pas plaint ; elle m’aseulement parlé de tant de mauvaisesnuits que vous aviez eues.

– Pourquoi ne prendriez-vous pasJane ou Rosa une nuit ou deux, pourla laisser reposer ? interrompitSaint-Clair.

– Vous êtes fou, Saint-Clair, de mefaire une pareille proposition !Nerveuse comme je le suis, lemoindre souffle me trouble, et unemain maladroite me rendrait

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frénétique. Si Mamie avait pour moil’attachement qu’elle devrait avoir,elle s’éveillerait au moindre bruit ; –c’est son devoir. J’ai entendu parlerde gens qui possédaient desserviteurs dévoués ; tel n’a jamaisété mon lot, » soupira Marie.

Miss Ophélia avait écouté cetteconversation d’un air grave etobservateur ; à ce moment elle serrafortement les lèvres, comme unepersonne décidée à reconnaître sonterrain avant de se risquer.

« Mamie a bien une sorte de bonté,continua Marie ; elle est douce,respectueuse, mais égoïste au fond.Le souvenir de son mari la troublera

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et l’agitera toujours. A l’époque demon mariage et de ma venue ici, j’aiété obligée, vous le savez, del’emmener avec moi ; mon père nepouvait se passer du mari ; c’est unforgeron, et partant il lui était très-nécessaire. Je pensais, et je le disalors, que Mamie et lui feraient biende se rendre réciproquement leurliberté, car il était plus que probablequ’ils ne se reverraient jamais.Aujourd’hui je regrette de n’avoirpas insisté davantage, et donné àMamie un autre mari ; mais je fusfaible, sotte, et je cédai. J’avertisMamie qu’elle ne pouvait s’attendreà le revoir plus d’une ou deux fois

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dans sa vie, que je ne retourneraispas à l’habitation de mon père, l’airne m’en étant pas favorable ; je luiconseillai donc de changer d’époux,mais elle ne voulut pas, absolumentpas. Il y a des points sur lesquelsMamie est d’un entêtement qui passetoute croyance !

– A-t-elle des enfants ? demandamiss Ophélia.

– Oui, elle en a deux.

– Il doit lui être pénible d’en êtreséparée.

– Je ne pouvais les emmener, certes.Ce sont de dégoûtantes petitescréatures ! Il n’y avait pas à y

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songer ; d’ailleurs ils lui prenaientbeaucoup trop de temps. Mais jesoupçonne que Mamie m’en atoujours gardé une sorte de rancune.Elle n’a pas voulu se remarier ; et,quoiqu’elle sache à quel point ellem’est nécessaire, et combien je suisfaible de santé, je crois qu’elle iraitrejoindre dès demain son mari, si ellele pouvait : je n’en fais pas doute, envérité. Les meilleurs d’entre eux sontdevenus si égoïstes aujourd’hui !

– C’est un désolant sujet deméditation, » dit Saint-Clair d’un tonsec.

Miss Ophélia lui jeta un coup d’œil,et vit sur son visage une légère

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rougeur de honte, et l’expression dedédain et d’ironie qui comprimait seslèvres.

« J’ai toujours traité Mamie enenfant gâtée, reprit Marie. Jevoudrais qu’une de vos servantes duNord pût voir ses armoires, et tout cequ’elles renferment ; des robes desoie, de mousseline, jusqu’à de lavraie batiste. J’ai quelquefoistravaillé des après-midi entières à luiarranger ses coiffes et ses habits,afin qu’elle fût prête pour une fête.Quant à être grondée, elle ne sait ceque c’est : elle n’a été fouettéequ’une fois ou deux dans toute savie ; le matin, elle prend son thé ou

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son café noir, avec du sucre blanc.C’est absurde ! je le sais ; mais Saint-Clair aime la prodigalité pour lui, etautour de lui, et laisse faire à sesdomestiques comme ils l’entendent.Nos gens sont gâtés, c’est un fait, etla faute en est à nous s’ils agissentcomme des égoïstes et des enfantspillards ; mais j’ai tant et si souventprêché Saint-Clair là-dessus que j’ensuis fatiguée.

– Et moi aussi, » répondit Saint-Clairen prenant le journal.

Eva, la belle Eva était restée debout àécouter sa mère, avec cetteexpression de profonde et mystiqueardeur qui lui était particulière. Elle

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s’approcha doucement d’elle, et luipassa ses bras autour du cou.

« Eh bien ! Eva, qu’y a-t-il encore ?dit Marie.

– Maman, pourrais-je vous veillerune nuit, une seule ? Je ne vousimpatienterai pas, et je ne dormiraipas, j’en suis sûre ; souvent dansmon lit je ne dors pas, – je pense.

– Folie, folie ! dit Marie. Vous êtesune enfant si étrange !

– Me le permettrez-vous, maman ?reprit-elle avec timidité ; je crois queMamie n’est pas bien ; elle m’a ditdernièrement que la tête lui faisaitgrand mal.

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– Oh ! c’est une des perpétuellescomplaintes de Mamie ; Mamie estcomme eux tous, – faisant grandbruit d’un bobo au doigt ou à latête ; jamais je n’encouragerai cela,jamais ! J’ai à ce sujet des principesarrêtés, » dit-elle en se tournant ducôté de miss Ophélia ; « vous enreconnaîtrez la nécessité. Si vouslaissez les domestiques se lamenter àchaque léger ennui, ou à chaque petitmalaise, vous serez bientôtassourdie. Je ne me plains jamais,moi ; – personne ne se doute de ceque j’endure : je sens que c’est undevoir de le supporter en silence, etje le fais. »

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A cette péroraison, les yeux ronds demiss Ophélia exprimèrent unébahissement, qui parut si comique àSaint-Clair, qu’il éclata de rire.

« Saint-Clair rit toujours quand jefais la plus petite allusion à mesmaux, » dit Marie de la voix d’unmartyr expirant. « Dieu veuille qu’ilne s’en souvienne pas un jour avecamertume ! » Et Marie porta sonmouchoir à ses yeux.

Il y eut un silence embarrassant. A lafin Saint-Clair se leva, regarda samontre, dit qu’il avait un rendez-vous, et sortit.

Eva se glissa derrière lui, miss

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Ophélia et Marie restèrent seules àtable.

« C’est bien de Saint-Clair ! dit celle-ci, en retirant son mouchoir avecdépit, dès que le criminel fut horsd’atteinte ; jamais il ne pourra,jamais il ne voudra comprendre ceque je souffre, et cela depuis desannées ! Si j’étais une de ces femmesdouillettes, faisant grand bruit deleurs maux, ce serait excusable. Unefemme qui se plaint fatiguenaturellement les hommes. Mais j’aitout gardé pour moi, et souffert ensilence ; si bien que Saint-Clair a finipar croire que je pouvais toutsupporter. »

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Miss Ophélia ne savait pas au justequelle réponse on attendait d’elle.

Tandis qu’elle y songeait, Mariesécha peu à peu ses larmes, et remiten ordre sa toilette, avec lacoquetterie d’une colombe qui lisseson plumage après une ondée. Elleentama une harangue toute fémininesur les armoires, la lingerie, le garde-meuble, etc., départements que, d’uncommun accord, miss Ophélia allaitprendre sous sa direction ; – et elleentassa, à la fois, tant derecommandations et derenseignements, qu’une tête moinsbien ordonnée, et moinssystématique que celle de miss

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Ophélia, en eût été complètementdéroutée et ahurie.

« A présent, je crois vous avoir toutdit. A ma prochaine indisposition,vous serez en état de me remplacer,sans même me consulter. – Encoreun mot sur Eva : – elle a grandbesoin d’être surveillée.

– Elle me paraît une excellenteenfant, dit miss Ophélia ; je n’en aijamais rencontré de meilleure.

– Eva est très-étrange ; il y a deschoses sur lesquelles elle est sioriginale ! elle ne me ressemble enrien. » Et Marie soupira, comme sielle eût pensé que ce fût là un grand

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sujet de tristesse.

Miss Ophélia se dit en son forintérieur : « J’espère bien qu’elle nevous ressemble pas » ; mais elle eutla prudence de garder cette réflexionpour elle.

« Eva s’est toujours plu au milieu desesclaves. Pour certains enfants, celan’a pas d’inconvénient. Moi, je jouaistoujours avec les négrillons de monpère, et cela ne me fit jamais aucunmal. Mais Eva traite d’égal à égalavec toutes les créatures quil’approchent. C’est une étrangemanie de cette enfant. Je n’ai jamaispu l’en corriger ; et je serais assezportée à croire que Saint-Clair l’y

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encourage. Il est de fait que Saint-Clair, sous son toit, est indulgentpour tous, excepté pour sa femme. »

Miss Ophélia garda derechef le plusprofond silence.

« Ce n’est pas la voie qu’on doitsuivre avec les esclaves ; il faut lesmettre à leur place, et les y maintenir.Cela me fut toujours naturel, mêmetout enfant. A elle seule Eva gâteraitune habitation entière. Comment ferat-elle quand il lui faudra mener samaison ; je n’en sais rien. On doitêtre bon avec ses gens ; – je l’aitoujours été, mais on doit aussi leurapprendre leur place. Eva jamais ne lefait ; il n’y a pas dans la tête de cette

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enfant la première idée de ce qu’estun esclave. Vous l’avez entendue toutà l’heure offrir de me veiller pourlaisser dormir Mamie. Eh bien ! c’estun échantillon de ce qu’elle feraitconstamment, si on la laissait à elle-même !

– Mais, s’écria impétueusement missOphélia, vous admettez, je pense, quevos esclaves sont des créatureshumaines, et doivent avoir besoin derepos quand ils sont épuisés defatigue ?

– Certainement, c’est justice. Je suistrès-attentive à ce qu’ils aient ce quileur faut, pourvu que cela n’aille pasjusqu’à l’abus ; vous comprenez.

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Mamie peut, à une heure ou l’autre,rattraper son sommeil ; cela ne faitpas difficulté. D’ailleurs, c’est lamasse la plus endormie que j’aiejamais vue ! Debout, assise, causantou marchant, elle dort partout,envers et contre tous. Il n’y a pas àcraindre que Mamie ne dorme pasassez ! Mais traiter les esclavescomme des fleurs exotiques ou desvases de Chine, c’est aussi par tropridicule ! » Marie s’arrêta pour seplonger dans les molles profondeursd’un énorme coussin, et attirer à elleun élégant flacon de cristal taillé.

« Vous le voyez, continua-t-elle,d’une voix languissante et douce,

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comme pourrait l’être le derniersouffle d’un jasmin d’Arabie, outoute autre chose aussi éthérée ;vous le voyez, cousine Ophélia, jeparle rarement de moi. Ce n’est nidans mes goûts, ni dans meshabitudes ; à dire vrai, je n’en ai pasla force. Mais il y a des points surlesquels je diffère de Saint-Clair.Saint-Clair ne m’a jamais comprise,ne m’a jamais appréciée, et c’estmême là, je crois, la source de tousmes maux. Il se propose le bien, jeveux le croire ; mais les hommes sontégoïstes par constitution, et sanségards pour leurs femmes. Du moins,c’est mon impression. »

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Miss Ophélia n’avait pas reçu enpartage un petit lot du génie prudentde la Nouvelle-Angleterre ; elle avait,en outre, une horreur particulière desdissensions de famille ; elle fut doncalarmée de cette espèce d’appel :aussi, donnant à son visagel’expression d’une sévère neutralité,elle tira de sa poche un tricot longd’une aune, qu’elle gardait comme unspécifique contre ce que le docteurWatts assurait être une des plusefficaces embûches de Satan, c’est-à-dire l’oisiveté des mains.

Elle se mit à tricoter rapidement,serrant les lèvres d’une façonénergique, qui disait mieux que les

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mots : « Vous ne me ferez pas parler :ce sont vos affaires, non lesmiennes ; je n’ai rien à y voir. » Ellen’avait pas l’air plus sympathique,que ne l’aurait eu à sa place un lionde pierre ; mais Marie s’en souciaitpeu. Elle avait à qui parler, elle ensentait le besoin, cela lui suffisait ; etpour se remonter respirant sonflacon, elle poursuivit :

« J’apportais, en épousant Saint-Clair, ma dot et mes esclaves, et laloi m’autorisait à les conduire à maguise. Saint-Clair, lui aussi, avait safortune et ses gens, et j’eusse étécharmée qu’il les menât à sa façon,s’il n’était intervenu dans mes

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affaires. Il a quelques idéessaugrenues, extravagantes, surcertains chapitres, entre autres sur letraitement des esclaves. Il les faitpresque passer avant moi, et mêmeavant lui ; il leur laisse faire toutessortes de dégâts sans jamais lever ledoigt. Parfois, pourtant, Saint-Clairest effrayant. – Il m’effraie, danscertains cas, moi-même, doux commeil le paraît d’ordinaire ! Il a mis leschoses sur un pied tel, que, quoiqu’ilarrive, il ne doit pas dans sa maisony avoir un seul coup donné, exceptépar lui ou par moi ; et sa volonté surce point est si absolue que je n’ose lacontrecarrer. Vous pouvez deviner où

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cela mène ! Saint-Clair ne les battraitpas, quand ils le fouleraient auxpieds ! et moi… jugez si on peut, sanscruauté, m’infliger une pareillefatigue ! Vous le savez, les esclavesne sont que de grands enfants.

– Je n’en sais rien, et remercie Dieude l’ignorer, répondit brièvementmiss Ophélia.

– Vous l’apprendrez, et à vos dépens,si vous restez ici. Vous ne vousdoutez pas de ce qu’est ce troupeaude méchantes, paresseuses, ingratescréatures ! » Ce sujet, quand ellel’abordait, semblait toujoursmerveilleusement surexciter Marie ;ses yeux s’étaient ouverts, sa

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langueur s’était envolée, lorsqu’ellereprit, avec plus de véhémence :

« Vous n’imaginez pas, vous nepouvez imaginer les épreuves qu’ilssuscitent tous les jours, à toutesheures, en tout et pour tout, à leurmaîtresse. Je ne m’en plains pas àSaint-Clair ; il a là-dessus lesprincipes les plus étranges. Neprétend-il pas que, les ayant faits cequ’ils sont, nous devons lessupporter ! Que leurs défautsviennent des nôtres, et qu’il seraitcruel de les leur donner, et de les enchâtier. Il dit qu’à leur place nous enferions tout autant, comme s’ilspouvaient nous être comparés !

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– Croyez-vous que Dieu les ait tirésdu même limon ? demandalaconiquement miss Ophélia.

– Non, vraiment, non, je ne le croispas ! Belle fable, en vérité ! c’est unerace inférieure !

– Leur accordez-vous des âmesimmortelles ? s’écria miss Ophélia,dont l’indignation grandissait.

– Oui, répondit-elle en baillant, c’estavéré ; personne ne le conteste. Maisles égaler à nous, en quoi que ce soit,les comparer à nous, c’estimpossible ! Eh bien ! Saint-Clair m’aparlé de la séparation de Mamied’avec son mari, comme il m’eut

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parlé de ma séparation d’avec monmari, à moi ! Il n’y a aucun parallèleà établir. Mamie ne peut sentir ce quej’aurais senti. Ce sont choses sidifférentes, n’est-il pas vrai ? Etcependant Saint-Clair assure ne pasle comprendre. Comme si, parexemple, Mamie pouvait aimer sessales petits diablotins noirs commej’aime Eva ! Croiriez-vous que Saint-Clair essaya une fois, sérieusement,de me persuader qu’il était de mondevoir, malgré ma faible santé et ceque je souffre, de renvoyer Mamie àses enfants et à son mari, et deprendre quelque autre à sa place ?C’était par trop rude à supporter,

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même pour moi ! Je ne laisse passouvent voir ce que j’éprouve ; je mesuis fait une loi de tout souffrir ensilence ; c’est le dur partage de lafemme, et je l’accepte. Mais cette foisj’éclatai ; et depuis il n’y a jamaisfait la plus petite allusion. Je n’envois pas moins, par ses regards etquelques mots de temps en temps,qu’il pense toujours de même ; etc’est impatientant, c’est agaçant ! »

Miss Ophélia parut craindre derompre le silence ; mais, dans lemouvement rapide et saccadé de sesaiguilles, il y avait des volumes, siMarie eût été capable de lescomprendre.

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« Vous êtes maintenant, poursuivit-elle, au courant de ce que vous avez àdiriger. Une maison sans règle, où lesserviteurs ont et font ce qui leurplaît, à l’exception de ce que, malgréma pauvre santé, j’ai pu sauvegarderd’autorité. Je prends mon nerf debœuf, et leur en applique parfoisquelques coups ; mais c’est unexercice beaucoup trop fatigant pourmoi. Si Saint-Clair voulait seulementfaire comme les autres !

– Et que font-ils ?

– Ils les envoient à la Calebousse, ouailleurs, pour qu’on les fouette. C’estl’unique moyen. Si je n’étais pas unepauvre femme souffreteuse, je crois

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que je les conduirais avec deux foisl’énergie de Saint-Clair.

– Comment parvient-il donc à en êtreobéi ? vous dites qu’il ne les frappejamais.

– Les hommes, vous le savez, ont unplus grand air de commandement quenous ; cela leur est plus facile. Puis,si vous avez jamais observé les yeuxde Saint-Clair avec attention (c’esttrès-singulier), vous aurez vu que,quand il parle d’un ton ferme, sesyeux étincellent. J’en suis parfoispresque interdite, et les esclavessavent alors qu’ils doivent plier. Jene puis en obtenir autant, avec unetempête et des cris, que Saint-Clair

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avec un éclair de ses yeux, quand ilest monté. Ils se taisent devantSaint-Clair, et de là vient sonindifférence pour ce que j’endure,moi ! Vous verrez, quand il vousfaudra les faire marcher, qu’on n’enpeut rien obtenir sans sévérité. Ilssont si mauvais, si trompeurs, siparesseux !

– Toujours le vieux refrain !interrompit Saint-Clair entrantnonchalamment. Et quel beau modèleont à copier ces méchantes créatures,surtout pour la paresse ! Voyez,cousine, ajouta-t-il, en se jetant toutde son long sur le sofa opposé à celuide Marie, voyez, cousine, si leur

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paresse n’est pas tout à faitimpardonnable, lorsque nous leurdonnons, Marie et moi, un si brillantexemple !

– Allons ! Saint-Clair, vous êtes partrop maussade ?

– Moi aussi ? je croyais tout à faitbien parler, d’une façon remarquablepour moi ! Je fortifie toujours vosobservations, Marie.

– Vous savez bien que vous faitestout le contraire !

– C’est qu’alors je me trompe ; jevous remercie, ma chère, de meremettre dans le droit chemin.

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– Vous voulez m’irriter, s’écriaMarie.

– Oh ! je vous en prie, Marie ; lachaleur est accablante, et je viensd’avoir avec Dolphe une prise quim’a exténué ; ainsi, je vous ensupplie, montrez-vous aimable, etlaissez un pauvre garçon épuisé seraviver à l’éclat de votre sourire.

– Qu’a fait Dolphe ? son impudences’est accrue à tel point que ce drôlem’est devenu insupportable. Jesouhaiterais l’avoir, pendant quelquetemps, sous ma direction exclusive.Je le romprais, je vous en réponds.

– Ce que vous dites là, ma chère, est

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marqué au coin de votre esprit et devotre bon sens habituels. Quant àDolphe, voici le fait : il s’est exercé silongtemps à imiter mes grâces etautres perfections, qu’il a fini par seprendre pour son maître, et j’ai étéobligé de lui faire sentir sa méprise.

– Comment ?

– Je lui ai fait comprendre d’unefaçon explicite, que je désirais garderquelques-uns de mes habits pourmon usage personnel ; j’ai arrêtéaussi sa munificence à l’égard demon eau de Cologne, et j’ai même étéassez cruel pour le restreindre à unedouzaine de mes mouchoirs debatiste. Ceci surtout a fortement

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humilié Dolphe, et pour le consolerje lui ai parlé en père.

– Oh ! Saint-Clair, quand doncapprendrez-vous à conduire vosesclaves ! vous les perdez par votrefaiblesse.

– Après tout, où est le mal que legrand pauvre diable désireressembler à son maître ? et si je l’aiélevé de façon à ce qu’il plaçât sonbonheur suprême dans l’eau deCologne et les mouchoirs de batiste,pourquoi ne lui en donnerais-je pas ?

– Pourquoi plutôt ne l’avez-vous pasmieux élevé ? demanda miss Ophélia,avec une soudaine résolution.

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– Trop de peine à prendre ; laparesse, cousine, l’invincible paresse,qui ruine plus d’âmes qu’on nemettrait de gens en fuite en faisant lemoulinet. Sans la paresse, j’auraisété un ange. Je serais porté à croireque cette paresse est ce que votrevieux docteur du Vermont appelait :« L’essence du mal moral. » C’est àcoup sûr un triste sujet deméditation.

– Je pense qu’une responsabilitéterrible pèse sur vous, maîtresd’esclaves ! Je ne voudrais pasl’avoir pour des mondes. Vous devezélever vos esclaves, et les traitercomme des créatures raisonnables,

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des créatures immortelles, dont vousrendrez un jour compte devant Dieu.C’est là ma pensée, s’écria missOphélia cédant à l’élan d’indignationqui, tout le jour, s’était amasséedans son sein.

– Allons ! allons ! cousine ! réponditSaint-Clair en se levant vivement ;vous ne nous connaissez pasencore ! » Il s’assit au piano etattaqua un air de bravoure. Saint-Clair avait le génie de la musique,son exécution était brillante etferme, ses doigts volaient sur lestouches avec le mouvement rapide etléger d’un oiseau. Il joua air aprèsair, en homme qui essaye de se

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remettre de belle humeur ; à la fin,repoussant les cahiers de musique, ilse leva et dit gaiement : « Eh bien,cousine, vous nous avez donné uneleçon un peu verte, mais vous avezfait votre devoir, et en somme, je nevous en estime que plus. Je ne metspas en doute que vous ne m’ayez jetéun pur diamant, mais il m’a sirudement atteint en plein visage,qu’au premier choc je ne l’ai pasapprécié tout ce qu’il vaut.

– Pour moi, je ne vois pas le but decette mercuriale, reprit Marie. S’il estau monde quelqu’un qui traite mieuxque nous ses esclaves, je seraisenchantée qu’on me le montrât. Cela

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ne les rend pas meilleurs d’unatome ; au contraire, ils deviennentde plus en plus mauvais. Quant à lessermonner ou à les reprendre, je l’aifait à m’égosiller, leur disant leursdevoirs et le reste. Ils peuvent aller àl’église autant qu’ils le veulent,quoiqu’ils ne comprennent pas plusle prêche que ne le comprendraientdes porcs. En sorte que, vous levoyez, cela ne leur est pas de grandeutilité ; mais ils y vont ; ainsi lesmoyens de s’instruire leur sontdonnés. Mais, comme je vous l’aidéjà dit, c’est une race inférieure ;toujours elle le sera. Il n’y a pas derachat pour elle. Vous n’en pourrez

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rien faire, si vous l’essayez. Vous nel’avez pas encore tenté, cousineOphélia ; moi, je l’ai tenté ; je suisnée et j’ai été élevée au milieu d’eux,je les connais. »

Miss Ophélia pensait en avoir assezdit, et elle garda le silence. Saint-Clair se mit à siffler.

« Saint-Clair, je vous prierai de nepas siffler ; cela augmente mon malde tête.

– Je me tais, dit Saint-Clair. Est-ilencore quelque autre chose que vousdésiriez que je ne fasse pas ?

– Je désirerais que vous eussiezquelque sympathie pour mes

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souffrances : vous n’avez aucunégard pour moi.

– Cher ange accusateur !

– C’est insoutenable de s’entendreparler sur ce ton !

– Comment dois-je vous parler ?dites, et je parlerai aucommandement – de la manière quevous indiquerez, rien que pour vousplaire. »

Un frais éclat de rire, parti de lacour, pénétra à travers les courtinesde soie de la véranda. Saint-Clairs’avança, souleva le rideau, et ritaussi.

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« Qu’y a-t-il ? » demanda missOphélia s’approchant du balcon.

Tom était assis dans la cour sur unpetit banc de mousse ; chaqueboutonnière de sa veste était ornéede branches de jasmin, Eva luipassait en riant une guirlande deroses autour du cou, puis, rianttoujours, elle se percha sur sesgenoux, comme un moineauapprivoisé.

« O Tom, vous êtes si drôle ! »

Tom avait un bon et discret sourire,et semblait, en sa paisible façon, êtreaussi réjoui de sa drôlerie que l’étaitsa petite maîtresse. En apercevant

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son maître, il leva les yeux vers lui,d’un air demi confus, demi suppliant.

« Comment pouvez-vous la laisseraussi familièrement avec eux ?demanda miss Ophélia.

– Et pourquoi pas ? demanda à sontour Saint-Clair.

– Je ne sais ; mais cela me répugne.

– Vous ne trouveriez pas mal quel’enfant caressât un gros chien, fut-ilnoir ; mais une créature raisonnable,sensible, immortelle, vous répugne !Je connais là-dessus les sentimentsde vos habitants du Nord : non qu’ily ait de notre part la plus petiteparcelle de vertu à ne pas les

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éprouver ; mais l’habitude fait cheznous ce que devrait faire la charitéchrétienne : elle détruit larépugnance. J’ai eu l’occasion,pendant mes voyages, d’observercombien cette répugnance était plusvive chez vous que chez nous. Ilsvous dégoûtent comme autant deserpents ou de crapauds, etcependant leur misère vous révolte.Vous ne voulez pas les maltraiter,mais vous ne voulez avoir avec euxaucun contact. Vous les expédieriezen Afrique, loin de votre vue et devotre odorat, puis, vous leurenverriez un ou deux missionnaires,qui auraient l’abnégation de les

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instruire de la façon la plus brèvepossible, n’est-ce pas ?

– Hélas ! cousin, répondit, d’un tonpensif, miss Ophélia, il y a du vraidans ce que vous dites.

– Que deviendrait l’humble et lepauvre sans les enfants ? repritSaint-Clair, revenant au balcon etmontrant Eva, qui gambadait auprèsde Tom. L’enfant est le seul vraidémocrate. Tom, en ce moment, estun héros pour Eva ; ses histoires luiparaissent merveilleuses ; seshymnes et ses chants méthodistes,plus beaux qu’un opéra ; les petitesamorces et autres babioles, quiemplissent ses poches, une mine

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féconde de joyaux ! Il est à ses yeuxle plus merveilleux Tom qu’une peaud’ébène ait recouvert ! – Eva est unede ces fleurs du ciel envoyées parDieu, surtout pour le pauvre et pourl’humble, qui, sur terre, ont si peud’autres joies !

– C’est singulier, cousin, à vousentendre parler on vous prendraitpresque pour un prédicant.

– Un prédicant ? se récria Saint-Clair.

– Oui, pour un prédicant religieux.

– Ah ! certes non ; et, en tous cas,pas pour un de vos prédicants envogue ; et ce qu’il y a de plus triste,

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pas pour un pratiquant, à coup sûr.

– Pourquoi donc alors parlez-vousainsi ?

– Rien de plus facile que de parler.Shakespeare, je crois, fait dire à unde ses personnages : « Il me seraitplus aisé d’enseigner à vingtdisciples ce qu’il est bon de faire, qued’être un des vingt. » Il n’est rien detel que la division du travail. Maverve passe en paroles, cousine ; lavôtre, en actions. »

** *

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A cette époque, la situationextérieure de Tom n’était pas, selonle monde, celle d’un homme àplaindre. Dans sa prédilection pourlui, et poussée aussi par l’instinctd’une noble nature reconnaissante etaffectueuse, la petite Eva avait priéson père d’attacher Tom à sonservice personnel, pour l’escorterpendant ses promenades à pied ou àcheval. Tom avait donc reçu l’ordreformel de tout quitter pour se mettreà la disposition de miss Eva ; ordrequi, comme nos lecteurs l’imaginent,fut loin de lui déplaire. Sa mise étaitsoignée, Saint-Clair étant sur cechapitre scrupuleux jusqu’à la

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minutie. Son service d’écurie, vraiesinécure, consistait simplement àinspecter et diriger tous les jours unpalefrenier. Marie Saint-Clair avaitdéclaré qu’elle ne pouvait souffrirl’odeur des chevaux, et que ceux deses gens qui l’approchaient nedevaient être employés à aucunservice désagréable. Son systèmenerveux ne supporterait pas unepareille épreuve. La moindremauvaise odeur, à son dire, lapouvait tuer, et terminer d’un seulcoup tous ses tourments terrestres.Tom avec son ample habit, sonchapeau bien brossé, ses bottesluisantes, son col et ses manchettes

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d’un blanc irréprochable, sa grave etbonne figure noire, eut pu paraîtredigne d’être évêque de Carthage,comme le furent en d’autres tempsdes hommes de sa couleur.

Il habitait une somptueuserésidence ; considération à laquellecette race impressionnable n’estjamais indifférente. Il jouissait, avecun bonheur calme et recueilli, de lalumière, des oiseaux, des fleurs, desfontaines, des parfums quiembellissaient la cour, des tenturesde soie des tableaux, des lustres, desstatues, des lambris dorés, quifaisaient pour lui, de la suite de cesriches salons, une espèce de palais

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d’Aladin.

Si jamais l’Afrique se civilise ets’élève – et son tour de figurer dansle grand drame du progrès humainarrivera en son temps – la vies’éveillera chez elle avec unesplendeur, une surabondance, qu’àpeine peuvent concevoir nos froidestribus de l’Occident. – Sur cette terrelointaine et mystérieuse, fertile en or,en pierreries, en myrtes, en palmiersaux feuilles ondoyantes, en fleursrares, surgiront des arts nouveaux,d’un style neuf et splendide. Et cetterace noire, si longtemps méprisée etfoulée aux pieds, donnera peut-êtreau monde les dernières et les plus

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magnifiques révélations de lapuissance humaine. En tous cas, ellesera, – par sa douceur, son humbledocilité d’âme, sa confiance en sessupérieurs, son obéissance àl’autorité, son enfantine simplicitéde tendresse, son admirable esprit depardon, – elle sera certainement laplus haute expression de la viechrétienne. Et peut-être, comme Dieuchâtie ceux qu’il aime, peut-être n’a-t-il précipité la pauvre Afrique dansla fournaise de l’affliction, que pourla rendre la plus noble, la plusgrande dans le royaume qu’il élèvera,quand tous les autres royaumesauront été essayés et rejetés, car

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« les premiers seront les derniers, etles derniers seront les premiers ! »

Etaient-ce donc là les préoccupationsde Marie Saint-Clair, tandis quedebout, somptueusement parée sur lavéranda, un dimanche matin, elleattachait à son poignet délié un richebracelet de diamants ? Ce devait êtrecela, ou des pensées du même genre,car Marie avait le culte des belleschoses ; et elle allait se rendre danstout son éclat de diamants, de soie,de dentelles, de joyaux, à une église àla mode, pour y faire admirer satoilette et sa piété. Marie s’étaittoujours fait une loi d’être très-religieuse les dimanches. A l’église, à

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genoux ou debout, souple, élégante,aérienne, flexible en tous sesmouvements, enveloppée de sonécharpe de dentelle comme d’unnuage, c’était une gracieusecréature ; elle le sentait, et se savaitbon gré d’être si distinguée et sipieuse. Miss Ophélia, à ses côtés,formait avec elle un parfaitcontraste : non qu’elle n’eût sa bellerobe de soie, son riche cachemire,son beau mouchoir ; mais uneraideur anguleuse et carrée luiprêtait je ne sais quoi d’indéfini,aussi sensible cependant que l’étaitla grâce de son élégante voisine ; –non la grâce de Dieu, entendez bien,

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– c’est tout autre chose.

« Où est Eva ? dit Marie.

– Elle s’est arrêtée sur l’escalier pourparler à Mamie.

Que disait Eva à Mamie surl’escalier ? Ecoutez lecteurs, et vousl’entendrez, quoique Marie nel’entendit pas.

« Chère Mamie, je sais que ta tête tefait grand mal.

– Le Seigneur vous bénisse, missEva ; ma tête me fait toujours mal, àprésent, mais ne vous en tracassezpas.

– Je suis bien aise de te voir sortir ;

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et la petite fille jeta ses deux brasautour d’elle. Tiens, prends monflacon, Mamie.

– Quoi ! votre belle affaire d’or, avecses diamants ! Seigneur, miss Eva, çaêtre beaucoup trop beau pour moi !

– Pourquoi ? tu en as besoin, et moipas. Maman s’en sert toujours quandelle a mal à la tête, – cela te fera dubien. Prends-le, je t’en prie, pourl’amour de moi !

– L’entendez-vous, la chèremignonne ! s’écria Mamie, commeEva lui glissait le flacon dans sonfichu, et, après l’avoir embrassée,courait rejoindre sa mère.

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– Pourquoi vous êtes-vous arrêtée ?demanda Marie.

– Pour donner mon flacon à Mamie,afin qu’elle s’en serve à l’église.

– Eva ! dit Marie, frappant du piedavec impatience, vous avez donnévotre flacon d’or à Mamie ! Quanddonc comprendrez-vous ce qui sefait, et ce qui ne se fait pas ? Allez,allez ! reprenez-le-lui tout de suite. »

Eva, chagrine et déconcertée, seretourna avec lenteur.

« Marie, laissez faire l’enfant !qu’elle agisse comme elle l’entendra !intervint Saint-Clair.

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– Comment se conduira-t-elle alorsdans le monde ?

– Dieu le sait ; mais elle se conduiracertainement mieux, selon le ciel, quevous ou moi.

– O papa ! chut ! dit Eva en luitouchant doucement le coude. Nechagrinez pas maman.

– Eh bien, cousin, êtes-vous prêt ànous accompagner ? demanda missOphélia, se tournant de son côté toutd’une pièce.

– Je ne vais pas au prêche, je vousremercie, répondit Saint-Clair.

– Je voudrais que Saint-Clair

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m’accompagnât quelquefois àl’église, dit Marie, mais il n’a pas unatome de religion. C’est vraimentinconvenant.

– Je le sais, répondit Saint-Clair.Vous autres femmes, vous allez, jesuppose, à l’église, pour apprendre àvous conduire dans le monde, etvotre piété rejaillit sur nous, enconsidération. Si je faisais tant qued’y aller, moi, j’irais où va Mamie.Là, du moins, il y a chance de se teniréveillé.

– Quoi, parmi ces braillards deméthodistes ! fi ! l’horreur !

– Tout ce que vous voudrez, Marie,

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excepté la mer morte de vosvénérables chapelles ! C’est tropexiger d’un homme. Est-ce que tuaimes à y aller, Eva ! Viens, reste à lamaison ; tu joueras avec moi.

– Merci, papa, j’aime mieux aller ausermon.

– N’est-ce pas affreusementennuyeux ?

– Oui, un peu, quelquefois, dit Eva,et je m’y endors aussi ; mais je tâchede me tenir éveillée.

– Alors, pourquoi y vas-tu ?

– Voyez-vous, papa, lui murmura-t-elle à l’oreille, cousine dit que Dieu

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désire cela de nous, et il nous donnetant ! s’il le désire ? au fond ce n’estpas grand’chose ; puis ce n’est pas siennuyeux après tout.

– Tu es une douce et bienveillantepetite âme, dit Saint-Clair enl’embrassant. Va, ma chère fillette,va, et prie pour moi.

– Certes oui ; je n’y manque jamais, »répondit l’enfant, comme elles’élançait après sa mère dans lavoiture.

Saint-Clair resta debout sur leperron, et de la main lui envoya unbaiser, tandis que la voitures’éloignait ; de grosses larmes

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roulaient dans ses yeux.

« O Evangeline, la bien nommée !Dieu ne t’a-t-il pas donnée à moicomme un Evangile vivant ! »

Il pensa et sentit ainsi une seconde ;puis il alluma son cigare, lut lejournal et oublia son petit Evangile.Différait-il en cela de beaucoupd’autres gens ?

« Faites attention, Evangeline, ditMarie ; il est toujours bien etconvenable d’être bon envers lesdomestiques ; mais il estinconvenant de les traiter commenous traiterions des parents, ou desgens de notre caste. Si Mamie était

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malade, vous ne la mettriez pas dansvotre lit, n’est-ce pas ?

– Si fait, maman, répondit Eva, parceque ce serait plus commode pour lasoigner, et puis aussi parce que monlit est beaucoup meilleur que le sien,vous savez. »

Le manque complet de sens moralque dénotait cette réponse, jetaMarie dans le plus profonddésespoir.

« Que faire pour être comprise decette enfant ? s’écria-t-elle.

– Rien, » répondit miss Ophélia d’unton péremptoire.

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Eva fut un moment chagrine etdéconcertée ; mais par bonheur lesimpressions des enfants sontfugitives, et peu de minutes après,Eva riait gaiement à chaque objetnouveau qu’elle apercevait à traversles portières de la voiture.

** *

« Eh bien, mesdames, demandaSaint-Clair au dîner, quand ils furentcommodément assis, que vous a-t-onservi aujourd’hui à l’église ?

– Le docteur G… a fait un magnifique

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sermon, répondit Marie, juste unsermon comme il vous le faudrait ; ilexprimait précisément toutes mesidées.

– En ce cas, il devait être des plusédifiants, dit Saint-Clair, et d’unpoint de vue large !

– Oh ! simplement mes idées sur lasociété et ses différentes classes. Letexte était : « Dieu fit toute chosebelle en sa saison. » Le prédicateur adémontré que tous les rangs ettoutes les distinctions socialesvenaient en droite ligne de Dieu ;qu’il était admirablement juste queles uns fussent placés au sommet etles autres à la base, plusieurs étant

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nés pour commander, et plusieurspour obéir ; et ainsi de suite. Enfin ila parfaitement appliqué ces parolesau jargon ridicule qu’on débite surl’esclavage ; il a prouvé clair commele jour que la Bible était pour nous,et soutenait nos institutions. Jesouhaiterais que vous l’eussiezentendu !

– Grand merci, je n’en ai que faire ;j’en apprendrai tout autant dans le

Picayune [31], et, de plus, je fumeraimon cigare, ce que je ne pourraisfaire à l’église.

– Vous ne partagez donc pas cesvues ? demanda miss Ophélia.

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– Qui, moi ! je suis un si mauvaissujet que ce pieux aspect de laquestion ne m’édifie pas du tout. Sij’étais appelé à définir l’esclavage, jedirais bel et bien : « Nous l’avons,nous en jouissons et nous le gardons,dans notre intérêt et pour notre bien-être. » C’est là le fort et le faible, et,en somme, tout le fond de cebavardage hypocrite. Je crois qu’enparlant ainsi, je serais compris detous et partout.

– Vraiment, Augustin, c’est par tropirrévérent, s’écria Marie. C’est chosechoquante que de vous entendre !

– Choquante est le mot. Pourquoivos beaux parleurs religieux ne

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poussent-ils pas la complaisance unpeu plus loin ? Que ne démontrent-ils la beauté – en sa saison – d’uncoup de vin de trop ? des veillespassées au jeu ? de plusieurs autresaccidents providentiels de mêmenature, auxquels nous sommessujets, nous autres jeunes gens ?Nous nous accommoderions fort decette sanction humaine et divine.

– Enfin, dit miss Ophélia, croyez-vous l’esclavage un bien ou un mal ?

– Je déteste l’horrible logique devotre Nouvelle-Angleterre, cousine,dit gaiement Saint-Clair ; si jeréponds à cette question, vous m’enposerez une demi-douzaine, toutes

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plus ardues les unes que les autres,et je ne me soucie pas de définir maposition. Je suis de ceux qui aiment àlancer des pierres aux maisons deverre des voisins ; je n’ai donc gardede m’en élever une pour la fairelapider.

– C’est bien de lui ! vous n’en tirerezrien ; il vous échappera toujours, ditMarie ; et je crois, ma parole, quec’est son peu de religion qui lui faitprendre tous ces faux fuyants.

– Religion ! dit Saint-Clair d’un tonqui fit lever les yeux aux deux dames.Appelez-vous religion ce qu’on vousprêche à l’église ? Appelez-vousreligion ce qui peut se courber, se

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tourner, descendre, monter, pourjustifier chaque phase tortue d’unesociété égoïste et mondaine ? Est-cela religion qui est moins généreuse,moins juste, moins scrupuleuse,moins tolérante, que ma natureprofane, aveugle et terre à terre ?Non ; si je cherchais une religion, jeregarderais au-dessus de moi, jamaisau-dessous.

– Vous ne croyez donc pas que laBible justifie l’esclavage ? demandamiss Ophélia.

– La Bible était le livre de ma mère,répondit Saint- Clair ; il l’aidait àvivre ; il l’a aidée à mourir : Dieu mepréserve de croire qu’il justifie

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l’esclavage ! J’aimerais autant qu’onvoulût me prouver que ma mèrebuvait de l’eau-de-vie, mâchait dutabac et jurait, pour me convaincreque j’ai raison d’en faire autant. Jen’en serais pas plus content de moi-même, et j’y perdrais la consolationde la respecter. Et c’est une grandeconsolation en ce monde que d’avoirquelque chose à respecter ! Bref,vous le voyez, dit-il en reprenant toutd’un coup sa gaieté ; tout ce que jeveux, c’est que chaque chose reste àsa place, en son casier. Le cadre de lasociété en Europe, comme enAmérique, se compose d’une infinitéd’éléments qui ne soutiendraient pas

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l’examen d’une moralitéscrupuleuse ; ce qui prouve que leshommes ne peuvent aspirer au bienabsolu, mais seulement suivre de leurmieux la route battue. Maintenant siun homme vient me dire :« L’esclavage nous est nécessaire,nous ne pouvons vivre sans lui ; sinous l’abolissons, nous sommesréduits à la mendicité, et nousprétendons le garder. » C’est là unlangage clair, net et fort ; il a dumoins pour lui le mérite de la vérité ;et si nous en jugeons parl’expérience, la majorité lesoutiendra. Mais si un homme, aucontraire, prenant une mine

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hypocrite, s’en vient d’un ton cafardme citer l’Ecriture, je le soupçonneaussitôt de n’être pas à beaucoupprès aussi saint qu’il voudrait leparaître.

– Vous êtes bien peu charitable !s’écria Marie.

– Supposons un moment, dit Saint-Clair, qu’un événement imprévufasse baisser le coton tout d’un coupet pour toujours, et réduise à rien surle marché la valeur des esclaves. Nepensez-vous pas que nous aurionsaussitôt une autre version de lasainte Ecriture ? Quels flots delumière inonderaient l’Eglise !Combien vite ne découvrirait-on pas

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que la raison et la Bible sont del’autre bord !

– En tous cas, répondit Marie, serenversant sur le sofa, je rends grâceau ciel d’être née dans un pays oùl’esclavage existe ; je le crois bon etpermis ; je sens qu’il doit l’être ; etquoi qu’il arrive, je ne m’en sauraispasser.

– Et toi, qu’en penses-tu, Minette, ditSaint-Clair à Eva, qui entrait en cemoment une fleur à la main.

– De quoi, papa ?

– Qu’aimerais-tu mieux, vivre commeon vit chez ton oncle, là-haut, dans leVermont, ou bien dans une maison

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pleine de domestiques comme lanôtre ?

– Oh ! notre maison est la plusagréable, à coup sûr.

– Et pourquoi ? lui demanda Saint-Clair en lui caressant la tête.

– Parce que cela fait autour de soitant de gens de plus à aimer ! n’est-cepas ? dit Eva le regardant avecardeur.

– C’est bien tout juste, Eva, s’écriaMarie. Une de ses idées baroques !

– Est-ce que c’est baroque, papa ?murmura Eva comme elle grimpaitsur ses genoux.

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– Peut-être, selon ce monde, Minette,répondit Saint-Clair. Mais, où étaitma petite Eva pendant tout le dîner ?

– J’étais là-haut, dans la chambre deTom, à l’écouter chanter : tanteDînah m’y a porté mon dîner.

– Ah ! – à écouter chanter Tom ?

– Oh oui ! il chante de si belleschoses sur la Nouvelle-Jérusalem,sur les anges, sur la terre de Canaan !

– C’est plus beau qu’un opéra, jeparie ?

– Oui ; et il va me les apprendre.

– Quoi, t’apprendre à chanter ? et tufais des progrès ?

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– Oui ; il chante pour moi, et moi jelui lis la Bible ; il m’explique ce quecela veut dire, vous savez.

– C’est, ma parole, dit Marie en riant,la plus piquante plaisanterie de lasaison.

– Tom n’est pas un mauvaiscommentateur, j’en jurerais, repritSaint-Clair ; il a de nature un certaingénie religieux. Ce matin, de bonneheure, j’avais besoin des chevaux ; jesuis monté au bouge de Tom, au-dessus des écuries. Là, il tenait uneassemblée à lui tout seul. De fait, il yavait longtemps que je n’avais rienentendu d’aussi onctueux que saprière ; il m’y faisait figurer avec un

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zèle tout à fait apostolique.

– Peut-être se doutait-il que vousl’écoutiez ? – Je suis au fait de cesmomeries-là.

– S’il s’en doutait, il ne se montraitguère politique, car il donna auSeigneur son opinion sur moncompte en toute liberté. Tomsemblait penser qu’il y avait marge àcorrection, et demandait maconversion au ciel avec une édifianteardeur.

– J’espère que vous en prenez bonnenote au fond de l’âme, dit missOphélia.

– Je vois que vous partagez l’avis de

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Tom, reprit Saint-Clair. Eh bien,nous verrons ; – n’est-ce pas, Eva ?

q

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Chapitre18

Défense d’unhomme libre.

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L’après-midi touchait à safin ; on se hâtaitdoucement dans la maisondes quakers. RachelHalliday, toujours calme,allait et venait,

choisissant parmi ses provisions deménage ce qui pouvait tenir le moinsde place dans le bagage desvoyageurs. Les ombres s’allongeaientvers l’Est, le disque rouge du soleilatteignait l’horizon, et ses rayons,d’un jaune d’or, éclairaient la petitechambre à coucher. Georges étaitassis, son enfant sur ses genoux, lamain de sa femme dans la sienne.Tous deux avaient l’air pensif, et

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leurs joues conservaient des tracesde larmes.

« Oui, Eliza, reprit Georges ; je saisque ce que tu dis est vrai. Tu es unebonne et digne créature, beaucoupmeilleure que moi : j’essaierai defaire ce que tu désires ; jem’efforcerai d’agir en homme libre,de sentir en chrétien. Dieu tout-puissant sait que j’ai eu l’intentionde bien faire, – que j’ai lutté, alorsque tout était contre moi.Maintenant j’oublierai le passé, jeferai taire tout sentiment amer etvindicatif ; je lirai la Bible, etj’apprendrai à devenir bon.

– Une fois au Canada, je pourrai te

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seconder, dit Eliza. Je suis habilecouturière ; je sais blanchir,repasser, et à nous deux noustrouverons moyen de vivre.

– Oui, Eliza, à nous deux, et avecnotre enfant. Oh ! si les genspouvaient savoir ce qu’il y a de joiepour un homme à penser que safemme et son enfant luiappartiennent ! Je me suis souventétonné de voir des blancs, en pleinepossession de leurs enfants, de leurfemme, se créer à plaisir deschagrins, des tourments ! Moi, je mesens riche et fort, bien que nousn’ayons chacun que nos dix doigts. Apeine oserais-je demander à Dieu

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d’autres faveurs. Oui, quoique j’aiepéniblement travaillé tous les joursde ma vie, et qu’à vingt-cinq ans jen’aie pas un denier, pas un toit pourme couvrir, pas un pouce de terre queje puisse appeler mien, si on melaissait en paix, – je serais heureux, –reconnaissant. Je travaillerai, etj’enverrai l’argent du rachat de toi etde mon fils. Quant à mon vieuxmaître, il a quintuplé et au-delà ceque j’ai pu lui coûter ; – je ne lui doisrien.

– Nous ne sommes pas hors dedanger, dit Eliza ; nous ne sommespas encore au Canada.

– C’est vrai, mais il me semble en

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respirer déjà l’air libre, et il meremonte. »

En ce moment des voix se firententendre dans la pièce voisine. Onparlait avec vivacité : peu après onfrappa à la porte, Eliza ouvrit.

Siméon Halliday était là,accompagné d’un confrère quaker,qu’il annonça sous le nom dePhinéas Fletcher. Phinéas étaitgrand, efflanqué, roux ; saphysionomie exprimait beaucoup deperspicacité et passablement deruse : il n’avait ni l’air placide deSiméon, ni son détachement deschoses de ce monde. Tout aucontraire, il était on ne peut plus

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éveillé, et au fait, comme un hommequi se pique de savoir de quoi ilretourne, et d’avoir l’œil au guet,particularités qui contrastaientd’une étrange façon avec sonchapeau à larges bords, et saphraséologie méthodique.

« Notre ami Phinéas, dit Siméon, àdécouvert quelque chose d’importantpour toi et les tiens, Georges ; il estbon que tu l’entendes.

– En effet, reprit Phinéas, et celaprouve, comme je l’ai toujours dit,qu’en certains endroits, un hommene doit jamais dormir que d’uneoreille. La nuit dernière je m’arrêtaidans une petite auberge isolée sur la

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route d’en bas ; tu te rappelles,Siméon, la même où nous vendîmesquelques pommes l’an passé à unegrosse femme qui avait d’énormespendants d’oreilles. Eh bien, j’étaislas d’avoir longtemps roulé, et aprèssouper je m’étendis sur un tas desacs dans un coin, et je tirai sur moiune peau de buffle, en attendant quemon lit fût prêt. Voilà que je m’avisede m’endormir : oh mais, comme unesouche !

– D’une oreille, Phinéas ? dittranquillement Siméon.

– Non, des deux cette fois ! je dormisoreilles et tout, plus d’une bonneheure ; car j’étais furieusement

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fatigué. Quand je commençai àm’éveiller un peu, je m’aperçus qu’ily avait dans la chambre des hommesassis autour d’une table, quibuvaient et causaient. Je pensai, àpart moi, qu’avant de bouger, jeferais bien de savoir un peu ce qui lesamenait là, d’autant mieux qu’ilsavaient marmotté quelque chose desquakers. « C’est sûr, dit l’un, ils sontdans la colonie, ça ne fait pas dedoute. » Pour lors, j’écoutai de mesdeux oreilles, et je compris qu’ils’agissait de vous autres. Je nesoufflai mot ; ils développèrent tousleurs plans. Le jeune homme doitêtre renvoyé au Kentucky, à son

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maître, qui en veut faire un exemple,pour dégoûter les nègres de s’enfuir.Deux d’entre eux doivent s’emparerde la femme et l’aller vendre pourleur compte à la Nouvelle-Orléans ;ils calculent qu’ils en auront de seizeà dix-huit cents dollars. Quant aupetit, il doit revenir au marchand quil’a acheté. Restent encore Jim et savieille mère qu’on rendra tous deux àleur maître. Ils ont dit aussi qu’il yavait deux constables, dans une villesituée un peu plus haut, quiviendraient avec eux arrêter lesfugitifs. La jeune femme sera menéedevant un juge ; et un des drôles, quiest petit et qui a la langue bien

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pendue, jurera qu’elle lui appartient,et se la fera adjuger pour la conduireau Sud. Ils savent au juste de quelcôté nous allons cette nuit, et ilsseront sur nos talons, en force,comme qui dirait six ou huit. Voilà !Qu’y a-t-il à faire à présent ?

Le groupe qui venait d’entendre cettecommunication restait pétrifié, dansdes attitudes diverses. RachelHalliday avait cessé de pétrir sa pâtepour écouter la nouvelle, et levait auciel ses mains enfarinées, d’un air dedétresse : Siméon paraissaitprofondément pensif ; Elizaentourait son mari de ses bras, et leregardait. Georges, debout, les

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poings serrés, les yeux étincelants,avait l’expression terrible d’unhomme dont la femme doit êtrevendue à l’encan, et le fils livré à unmarchand d’esclaves, le tout sous laprotection des lois d’une nationchrétienne.

« Que ferons-nous, Georges ?demanda Eliza d’une voix faible.

– Je sais ce que j’ai à faire, moi, ditGeorges ; et rentrant dans la petitechambre, il examina ses pistolets.

– Aïe ! aïe ! dit Phinéas, faisant de latête un signe au maître du logis ; tuvois, Siméon, comment cela vatourner.

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– Je vois, répliqua Siméon ensoupirant ; et je prie Dieu qu’on n’envienne pas là.

– Je ne veux compromettre personneavec moi, ou pour moi, dit Georges.Si vous voulez seulement me prêtervotre chariot, et m’indiquer la route,j’irai seul à la prochaine station. Jimest d’une force de géant, intrépidecomme la mort et le désespoir, etmoi, je suis résolu.

– A merveille ! ami, reprit Phinéas, tun’en auras pas moins besoin d’unguide. Tu es bien venu à te servir detout ton savoir de bataille ; mais jesais, moi, une chose ou deux,concernant la route, que tu ne sais

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pas.

– Je ne voudrais pas vouscompromettre, dit Georges.

– Me compromettre ! répéta Phinéasd’un air singulièrement pénétrant etrusé. Quand tu me compromettras,tu m’obligeras de m’en avertir.

– Phinéas est sage et habile, ditSiméon. Tu feras bien, Georges, det’en rapporter à son jugement ; etposant affectueusement sa main surl’épaule du fugitif, il indiqua dudoigt les pistolets : Ne prends pasconseil de ceux-ci, et ne sois pas tropprompt ! – Dans la jeunesse le sangest chaud.

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– Je n’attaquerai point, dit Georges,tout ce que je demande au pays c’estde me laisser partir en paix. Mais – ilfit une pause, son front s’obscurcit,et ses traits se contractèrent. – J’aieu ma sœur vendue au marché de laNouvelle-Orléans. – Je sais pourquoion les vend et ce qu’en font ceux quiles achètent. Et je me laisseraisenlever ma femme, et je la laisseraisvendre, quand Dieu m’a donné pourla défendre deux bras robustes !Non ; que le Seigneur m’assiste ! jecombattrai jusqu’au dernier souffle,avant de laisser prendre ma femme etmon fils. M’en blâmez-vous ?

– Aucun homme mortel ne saurait te

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blâmer, Georges. La chair et le sangt’y poussent. Malheur au monde àcause des scandales, mais malheur àcelui par qui le scandale arrive.

– Vous-même n’en feriez-vous pasautant à ma place ?

– Que Dieu m’épargne la tentation,dit Siméon. La chair est faible.

– Je crois que ma chair seraitpassablement forte en pareil cas,reprit Phinéas, déployant deux braspareils à deux ailes de moulin. Je nedis pas, ami Georges, que je ne teprête main-forte, pour tenir enrespect un de ces drôles, pendant quetu régleras tes comptes avec lui.

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– Si l’homme devait toujours résisterau mal, dit Siméon, Georges auraittoute raison d’en agir ainsi ; mais lessages conseillers de notre peuplenous ont enseigné une plus hautedoctrine ; car la colère de l’hommen’accomplit point la justice de Dieu.Sa grâce est en opposition avec notrevolonté corrompue, et personne nesaurait l’avoir, si elle ne lui estdonnée d’en haut. Prions donc leSeigneur de n’être point tentés.

– C’est bien aussi ce que je luidemande, dit Phinéas, car si latentation est trop forte, qu’ilsprennent garde à eux : Voilà !

– On voit bien que tu n’es pas Ami de

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naissance, reprit Siméon en souriant.Le vieil homme prend encorevigoureusement le dessus. »

A dire vrai, Phinéas avait étélongtemps un hardi pionnier, unintrépide chasseur, un excellenttireur de daim ; mais devenuamoureux d’une jolie quakeresse, ils’était laissé entraîner par sescharmes à faire partie de la secte desAmis ; et bien qu’il fût un honnête,sobre et serviable membre de lacommunauté, les plus spiritualistesne lui trouvaient pas assez d’onction,du moins dans le discours.

« L’ami Phinéas en veut toujoursfaire à sa guise, dit Rachel Halliday

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avec un sourire. Mais nous savonstous qu’il a le cœur droit.

– Ne vaudrait-il pas mieux pressernotre fuite ? demanda Georges.

– J’étais debout à quatre heures, et jen’ai point perdu de temps : nousavons de l’avance sur eux, s’ilspartent comme ils l’ont arrêté. Entout cas, il ne serait pas sûr de semettre en route avant la nuit close :car il y a dans les villages d’en hautdes gens de mauvais vouloir quiseraient disposés à nous cherchernoise, s’ils voyaient notre chariot, etcela nous retarderait plus quel’attente. Je crois que dans deuxheures nous pourrons nous risquer.

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Je vais aller engager Michel Cross ànous suivre à cheval, pour inspecterde près la route, et nous avertir del’approche de l’ennemi. Michel a unebête qui, sans se gêner, damerait lepion à toutes ses pareilles. En untemps de galop, il nous rejoindrait,s’il y avait danger. Je dirai enpassant à Jim et à la vieille de setenir prêts, et de voir aux chevaux.Nous avons chance d’arriver à lastation avant qu’ils nous atteignent.Ainsi, bon courage, ami Georges. Cen’est pas le premier guêpier d’où jeme serai tiré avec des compagnonsde ta race ! Phinéas sortit et ferma laporte.

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Phinéas est adroit, dit Siméon ; ilfera pour toi ce qu’il y a de mieux àfaire, Georges.

– Ce qui me chagrine surtout, repritle jeune homme, c’est qu’il y aitrisque pour vous.

– Tu m’obligeras, ami Georges, den’en pas parler davantage. Ce quenous faisons est affaire deconscience. Nous ne pouvons pasagir autrement. Et toi, mère, dit-il ense tournant vers Rachel, hâte tespréparatifs, car il ne faut pas laisserpartir nos amis à jeun. »

Tandis que Rachel et ses enfantsaccéléraient, de leur mieux, la

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cuisson des galettes, de la volaille,du jambon et des entremets dusouper, Georges et Eliza, les brasenlacés, assis dans leur petitechambre, s’entretenaient comme lepeuvent faire un mari et une femme,à la veille d’une séparation peut-êtreéternelle.

« Eliza, dit Georges, les gens qui ontdes amis, des maisons, des terres, del’argent, et tout à souhait, ne peuvents’aimer comme nous nous aimons,nous autres, qui n’avons au mondeque nous. Avant que je te connusse,Eliza, personne ne m’avait aimé quema malheureuse mère, au cœur brisé,et ma sœur. Je vis Emilie le matin

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même où le marchand l’emmenait.Elle vint dans le coin où j’étaiscouché, et dit : « Pauvre Georges ! tadernière amie s’en va. Que vas-tudevenir, pauvre garçon ! » Je melevai, je jetai mes deux bras autourd’elle. Je criais, je sanglotais : ellepleurait aussi. Ce furent les seulesparoles affectueuses que j’entendispendant dix longues années. Aussimon cœur était-il desséché et réduiten cendres quand je te rencontrai. Mesentir aimé, – oh ! c’était presqueressusciter d’entre les morts. J’ai étéun nouvel homme depuis : etmaintenant on ne t’enlèvera à moiqu’avec la dernière goutte de mon

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sang. Pour l’avoir il faudra marchersur mon cadavre.

– Le Seigneur aie pitié de nous ! ditEliza toute en larmes. Qu’il nouspermette seulement de sortir de cepays ensemble, et je ne lui demandeplus rien.

– Dieu est-il donc de leur côté ?murmura Georges, donnant cours àl’amertume de ses pensées plutôtqu’il ne répondait à sa femme. Voit-iltout ce qu’ils font ? Pourquoi laisse-t-il arriver ces choses ? Ils nousdisent que la Bible est pour eux :certes, ils ont le pouvoir ! Ils sontriches, bien portants, heureux : ilssont membres des églises, et

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comptent sur le ciel : leur vie coulefacile en ce monde. Tout leur vient àsouhait ! Et de pauvres, honnêtes,fidèles chrétiens, – aussi bons, oumeilleurs chrétiens qu’eux, – sontcouchés dans la fange sous leurspieds ! ils les achètent ; ils lesvendent ; ils trafiquent de leur sang,de leur cœur, de leurs gémissements,de leurs larmes, – et Dieu le permet !

– Ami Georges, dit Siméon, de lapièce voisine, écoute ce psaume, il tefera du bien. » Georges approcha sachaise de la porte ; Eliza essuya sespleurs, et tous deux prêtèrentl’oreille. Siméon lisait :

« Quant à moi, mes pieds m’ont

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presque manqué, et il s’en est peufallu que mes pas n’aient glissé.

« Car j’ai porté envie aux insensés,en voyant la prospérité desméchants.

« Lorsque les hommes sont entravail, ils n’y sont point ; ils ne sontpoint frappés avec les autreshommes.

« C’est pourquoi l’orgueil lesenvironne comme un collier, et laviolence les recouvre comme unvêtement.

« Leurs yeux sont bouffis de graisse ;ils ont plus que leur cœur ne désire.

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« Ils sont dissolus et parlentmalicieusement d’opprimer ; ilsparlent avec hauteur.

« Ils portent leur bouche jusqu’auciel, et leur langue parcourt la terre.

« C’est pourquoi son peuple enrevient à ceci, quand on lui fait boireen abondance les eaux de l’affliction.

« Et il dit : comment le Dieu Fortconnaîtrait-il, et comment y aurait-ilde la connaissance dans le Très-Haut ? »

– N’est-ce pas là ce que tu sens,Georges ?

– Oui, en vérité, répondit-il ; ce sont

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mes pensées, comme si je les eusseécrites.

– Eh bien, écoute encore, dit Siméon.

« Toutefois j’ai tâché de connaître ;mais cela m’a paru fort difficile :

« Jusqu’à ce que je sois entré auxsanctuaires du Dieu Fort, et que j’aieconsidéré la fin de ces gens là.

« Quoi qu’il en soit, tu les as mis endes lieux glissants ; tu les faistomber en des précipices.

« Ils sont comme un songe quand ons’est réveillé. O Seigneur, tu mettrasen mépris leur éclat apparent, quandtu te réveilleras.

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« Je serai donc toujours avec toi ; tum’as pris par la main droite.

« Tu me conduiras par ton conseil, etpuis tu me recevras dans ta gloire.

« Pour moi, approcher de Dieu, estmon bien ; j’ai mis toute monespérance au Seigneur éternel. »

Ces saintes paroles de foidescendaient des lèvres du vieillardcomme une musique sacrée ; ellespénétrèrent dans l’esprit irrité deGeorges, et ses beaux traits prirentpeu à peu une expression douce etrésignée.

« Si tout finissait en ce monde,Georges, reprit Siméon, c’est alors

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que tu pourrais dire : Où est leSeigneur ? mais c’est souvent à ceuxqui ont la moindre part en cette vie,qu’il réserve son royaume. Mets doncen lui ton espérance, et quoi qu’il tepuisse arriver ici-bas, il te rendrajustice un jour. »

Ces paroles, dites par quelqueprédicant, austère pour autrui,indulgent pour lui-même, et débitéescomme un lieu commun de pieuserhétorique à l’usage des affligés,eussent manqué leur effet ; mais,venant d’un homme qui s’exposaittous les jours, avec calme, à l’amendeet à la prison, pour servir une causehumaine et divine, elles avaient un

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poids immense : et les pauvresfugitifs désolés y puiseront unsurcroît de force et de courage.

Rachel prit Eliza par la main, et laconduisit à table : à peine étaient-ilsà souper qu’on frappa doucement :Ruth entra.

« J’ai couru bien vite, dit-elle,apporter ces petits bas pour legarçon : il y en a trois paires en laine,bonnes et chaudes. Il fait si froid auCanada ! Tu ne te laisses pas abattre,j’espère, ajouta-t-elle en faisant letour de la table pour arriver à Eliza.Elle lui serra cordialement la main etglissa un gâteau de maïs dans cellede Henri. J’en ai apporté un petit

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paquet, dit-elle en faisant des effortsdésespérés pour le tirer de sa poche.Les enfants ont toujours faim, tusais.

– Oh merci, vous êtes trop bonne, ditEliza.

– Mets-toi là, et soupe avec nous,Ruth, dit Rachel.

– Impossible. J’ai laissé des biscuitsau four et John avec le petit ; si jereste une minute de trop, Johnlaissera brûler les biscuits, etdonnera au petit tout ce qu’il y a desucre dans le sucrier. Il n’en faitjamais d’autres, dit la petitequakeresse en riant. Au revoir donc,

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Eliza – au revoir, Georges. Que leSeigneur vous accorde un bonvoyage ! Et sur ce, elle partit d’unpied léger.

Un grand chariot couvert s’arrêtabientôt devant la porte. La nuit étaitclaire, et les étoiles brillaient au ciel.Phinéas sauta lestement à bas dusiège pour donner un coup de mainaux arrangements des voyageurs.Georges sortit de la maison, donnantle bras à sa femme d’un côté, et del’autre portant son fils. Il marchaitd’un pas ferme ; sa figure était calmeet résolue, Rachel et Siméon lesuivaient.

« Sortez un moment, vous autres, dit

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Phinéas à ceux qui étaient déjà dansla voiture, afin que j’assujettisse labanquette de derrière pour lesfemmes et l’enfant.

– Voilà deux peaux de buffle, ditRachel ; arrange les sièges aussicommodément que possible C’estune fatigue de voyager toute unenuit ! »

Jim s’élança hors du chariot lepremier, et en fit descendre avec soinsa vieille mère, qui, cramponnée àson bras, regardait avec anxiétéautour d’elle, s’attendant à voir seglisser quelque traqueur dansl’ombre.

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« Jim, tes pistolets sont-ils prêts, etarmés ? demanda Georges à voixbasse.

– Oui, tout prêts, répliqua Jim.

– Et tu sais ce que tu as à faire, s’ilsviennent ? Tu n’hésiteras pas ?

– Hésiter ? oh non ! » Jim ouvrit salarge poitrine et aspira l’airfortement : « Me crois-tu disposé àleur rendre ma mère ? »

Pendant ce bref colloque, Eliza pritcongé de Rachel ; Siméon l’aida àmonter en voiture, et se faufilant aufond avec son fils, elle s’assit sur lespeaux de buffle : la vieille vintensuite. Georges et Jim se placèrent

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sur la banquette de devant, etPhinéas sur le siège.

« Adieu, amis ! leur cria Siméon dudehors.

– Dieu vous bénisse ! » répondirent-ils tous de l’intérieur.

Et le chariot s’ébranla, sautant etcahotant sur la route glacée.

Le bruit des roues, l’inégalité duchemin, interdisaient touteconversation. La voiture roula doncà travers de longs espaces couvertsde bois, à travers d’immenses plainesarides et solitaires, gravissant descollines, descendant des vallées, etavançant cahin-caha, heure après

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heure. L’enfant, profondémentendormi, reposait sur les genoux desa mère. La pauvre vieille avait enfinoublié ses terreurs. L’anxiété mêmed’Eliza cédait au sommeil, à mesureque s’avançait la nuit. Phinéas seul,toujours sur l’éveil, charmait leslongueurs de la route, en sifflantcertains airs peu édifiants, et fortanti-quakers.

Vers trois heures du matin, Georgesdistingua le cliquetis rapide et presséd’un pas de cheval, arrivant derrièreeux. Il poussa Phinéas du coude.Phinéas arrêta ses chevaux : ilécouta.

« Ce doit être Michel, dit-il ; je crois

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reconnaître le galop de sa bête. » Ilse leva debout sur le siège, et regardaen arrière.

Un cavalier, accourant à toute bride,apparut au sommet d’une collineéloignée. « C’est lui, ou je me trompefort, » dit Phinéas. Georges et Jimavaient sauté à terre, avant de savoirce qu’ils faisaient : immobiles etmuets, ils attendaient, la figuretournée vers le messager. Celui-ciapprochait ; tout à coup, il disparutdans un vallon, mais ils entendaientencore le piétinement fougueux etprécipité du cheval ; enfin, il surgitsur le haut d’une éminence, à portéede la voix.

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« C’est Michel en chair et en os, ditPhinéas ; et il appela : Michel ! holàhé !

– Phinéas ! est-ce toi ?

– Oui ; quelles nouvelles ? –viennent-ils ?

– A cent pas derrière moi ! huit oudix, échauffés d’eau-de-vie, sacrant,écumant, comme une bande deloups. »

Il parlait encore, la brise apporta leson affaibli d’une troupe au galop.

« Rentrez, – et vivement ! ditPhinéas. S’il faut se battre, attendezque je vous mène un bout de chemin

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plus loin. » Georges et Jim sautèrentsur la banquette, et Phinéas lança seschevaux à fond de train. Michel lesescortait. Le chariot roula, bondit,vola presque sur la terre durcie, maisle bruit des cavaliers qui accouraientderrière devenait de plus en plusdistinct. Les femmes l’entendirent ;elles regardèrent avec terreur audehors, et virent, à la cime d’unecolline distante, un grouped’hommes qui se détachait sur lefond rouge du ciel rayé par lespremières lueurs de l’aube. Encoreune autre colline franchie ; lestraqueurs viennent d’apercevoir lechariot, que sa bâche blanche signale

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de loin : un brutal hurlement detriomphe arrive jusqu’aux fugitifs.Eliza, qui se sent défaillir, pressefortement son enfant sur son sein ; lavieille gémit et prie : Georges et Jimarment leurs pistolets avec l’énergiedu désespoir. L’ennemi gagne duterrain. La voiture a fait un soudaindétour, et s’arrête en vue d’unechaîne de rochers escarpés,surplombant, formant une masseisolée et gigantesque au milieu d’unterrain plane et découvert. Cesolitaire amas de rocs, qui se dresse,noir et massif, sur le ciel coloré dumatin, semble offrir une retraiteassurée.

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Ce lieu était bien connu de Phinéas,qui l’avait exploré mainte et maintefois dans ses excursions de chasse, etc’était pour l’atteindre qu’il avaitimpitoyablement fouetté seschevaux.

« Maintenant à l’assaut ! dit-il,sautant à bas de son siège. Sorteztous en un clin d’œil et grimpez là-haut avec moi ! Michel, attache toncheval au chariot ; pousse jusquechez Amariah ; décide-le à venir, luiet ses fils, nous aider à mettre cesdrôles à la raison. »

Tous furent à terre en une seconde.

« Là, dit Phinéas, s’emparant de

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Henri ; chargez-vous des femmes,vous autres, et courez aussi vite quevous ayiez jamais couru ! »

L’exhortation était inutile. Tous,plus agiles que la parole, franchirentla palissade et s’enfuirent vers lesrochers, tandis que Michel, attachantpar la bride son cheval au chariot,s’éloignait à toute vitesse.

« En avant, dit Phinéas, lorsquearrivé au pied des rocs il distingua, àla clarté mixte des étoiles et del’aube, les traces d’un sentier malfrayé ; voilà un de nos vieux repairesde chasse. Alerte ! »

Il marchait le premier, gravissant le

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rocher comme une chèvre, l’enfanttoujours dans ses bras. Jim venaitaprès, portant sur ses épaules savieille mère tremblante, Georges etEliza formaient l’arrière-garde.

La troupe des cavaliers, arrivée auxpalissades, maugréait, jurait, et,mettant pied à terre, se disposait àpoursuivre sa proie.

De leur côté, les pauvres malheureuxtraqués avaient atteint le sommet dela chaîne. Là, le sentier fuyait àtravers un étroit défilé, ou l’on nepouvait passer qu’un à un. Tout àcoup ils se trouvèrent arrêtés parune crevasse large de plus d’unmètre : au delà, une pile de rocs,

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séparée du reste de la chaîne, élevaità trente pieds de hauteur ses flancsnus et perpendiculaires comme lesmurailles d’un château fort. Phinéasfranchit d’un bond la crevasse, etdéposa l’infant sur une plate-formetapissée de mousse, à la cime durocher.

« A votre tour ! cria-t-il. Sautezferme, si vous tenez à la vie ! » L’unaprès l’autre ils franchirent leprécipice, et escaladèrent le roc. Desfragments de pierres mobiles leurservaient de rempart, et lesempêchaient d’être vus d’en bas.

« Eh bien ! nous y voilà tous ! ditPhinéas, retranché derrière les

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fragments de granit, d’où il épiait lesassaillants qui montaient endésordre. Qu’ils nous attrapent, s’ilspeuvent ! Personne n’arrivera icisans passer d’abord seul dans ledéfilé entre ces deux rocs, tout justeà portée de vos pistolets, enfants.Voyez-vous !

– Je vois, répondit Georges : maiscomme ceci nous regarde, laissez-nous courir tout le risque, et livrer labataille.

– A ton aise, Georges, donne-t’en àcœur joie ! reprit Phinéas enmâchant quelques feuilles de thym ;mais tu ne m’interdis pas le plaisirdu spectacle, je suppose. Vois donc

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comme ils se consultent là-bas ! ilsont l’air de poules qui se préparent àgrimper sur le perchoir. Ne ferais-tupas bien de leur envoyer un motd’avis, avant de les laisser se mettreen route ? ne fût-ce que pour lesavertir loyalement qu’ils se feronttuer ? »

Le groupe au-dessous, éclairé par lespremières lueurs du jour, étaitmaintenant très-visible. Il secomposait de nos anciennesconnaissances, Tom Loker et Marks,de deux constables, et d’un ramas devagabonds enrôlés avec un verred’eau-de-vie à la prochaine taverne,pour prendre part au divertissement

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de traquer des nègres marrons.

« Eh bien, Tom, voilà vos racoonspris au gîte, dit l’un.

– Oui, je les ai vus grimper là-haut,repartit Tom, et le chemin est par ici.Je suis d’avis de monter tout droit.Je les défie de faire le saut, et nousles aurons bientôt dénichés !

– Mais, Tom, ils peuvent tirer surnous de derrière les pierres, repritMarks ; et nous passerions unmauvais quart d’heure.

– Pouah ! dit Tom, avec unricanement ironique. Tu en estoujours pour sauver ta peau, Marks.N’y a pas de danger – les nèg’ sont

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diablement trop poltrons.

– Je ne vois pas pourquoi je n’auraispas soin de ma peau, dit Marks, vuque je n’en ai pas de rechange. Lesnèg’ se battent quelquefois commedes démons. »

A ce moment, Georges parut sur lesommet du roc au-dessus, et ditd’une voix sonore et calme :

« Messieurs, qui êtes-vous, et quevoulez-vous ?

– Nous voulons une bande de nèg’fuyards, répondit Tom Loker. UnGeorges Harris, Eliza Harris et leurfils, de plus Jim Selden et une vieille.Nous avons ici des officiers de

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justice et un mandat pour les arrêter.Et nous les aurons, entendez-vous ?Toi-même, n’es-tu pas GeorgesHarris, appartenant à M. Harris, ducomté de Shelby, dans le Kentucky ?

– Je suis Georges Harris. UnM. Harris, du Kentucky, m’appelaitson esclave. Mais maintenant je suislibre, debout sur le sol que Dieu afait libre, avec la femme et l’enfantque j’ai le droit d’appeler miens. Jimet sa mère sont avec nous. Nousavons des armes pour nous défendre,et nous nous défendrons. Vouspouvez monter, si vous le voulez ;mais le premier qui arrive à portée denos pistolets est un homme mort, et

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ainsi du second, du troisième, et desautres jusqu’au dernier.

– Allons, allons, dit un gros hommeessoufflé qui s’avança en semouchant : ce n’est pas là unemanière de parler convenable, jeunerebelle. Nous sommes officiers dejustice, comme vous voyez ; nousavons de notre côté la loi, le pouvoiret le reste ; vous ferez donc mieux devous rendre tout tranquillement,puisqu’il vous faudra tôt ou tard envenir là.

– Je sais très-bien que vous avezpour vous la loi et le pouvoir, ditGeorges avec amertume. Vous voulezprendre ma femme pour la vendre à

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la Nouvelle-Orléans, mon enfantpour le parquer comme un veau dansles étables d’un marchandd’esclaves, et la vieille mère de Jimpour la rendre à la bête féroce qui l’ainsultée et fouettée par dépit de nepouvoir plus maltraiter son fils.Vous voulez renvoyer Jim et moi aufouet, à la torture, pour être broyéssous les talons de ceux que vousappelez nos maîtres, et vos lois vousprêtent leur appui pour le faire.Honte à elles ! honte à vous ! Maisvous ne nous tenez pas. Vos lois,nous les renions ! votre pays n’estpas le nôtre. Nous sommes ici, sousle ciel de Dieu, aussi libres que vous :

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et, par le Tout-Puissant qui nous acréés, nous défendrons notre libertéjusqu’à la mort ! »

Georges était beau à voir, sur la cimede ce roc, faisant sa déclarationd’indépendance. Les rougeurs dumatin teignaient de pourpre ses jouesbasanées, et les premiers feux dujour allumaient une flamme dans sesyeux noirs, alors que la main levéevers le ciel, il en appelait de l’hommeà Dieu.

Si c’eût été un jeune Hongroisdéfendant avec courage, dansquelque gorge de montagne, laretraite de fugitifs échappés del’Autriche, en Amérique on l’eût

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proclamé un héros ! mais noussommes trop bien appris et tropbons patriotes pour voir riend’héroïque dans la défense de gensde couleur, de race africaine,s’enfuyant de l’Amérique au Canada.Ceux de nos lecteurs qui ne verraientpas la chose du même œil, en doiventprendre toute la responsabilité. Quedes réfugiés hongrois, parvenus à sesoustraire aux mandats et auxautorités de leur légitimegouvernement, mettent le pied enAmérique, la presse et leslégislateurs rivalisentd’applaudissements et defélicitations. Mais que des fugitifs

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africains au désespoir en fassentautant, c’est… hélas ! que n’est-cepas ?

Quoi qu’il en soit, il est certain quel’attitude, l’œil, la voix, le gestefrappèrent un moment de mutisme legroupe au dessous. Il y a quelquechose dans la hardiesse et la décisionqui impose, même aux plusgrossières natures. Marks, seul, nefut pas ému. Il arma secrètement sonpistolet, et profitant du silence quisuivit le discours de Georges, il levisa et tira.

« La somme à toucher dans leKentucky est la même, qu’il soitmort ou vif, » dit-il froidement en

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essuyant son pistolet sur la manchede son habit.

Georges fit un bond en arrière, –Eliza poussa un cri, – la balle, aprèsavoir effleuré les cheveux de sonmari, avait passé près de sa joue, ets’était logée dans l’arbre au-dessus.

« Ce n’est rien, Eliza, dit vivementGeorges.

– Tu feras mieux de te tenir hors devue, et de ne plus pérorer, repritPhinéas : c’est de la vraie racaille.

– Jim, dit Georges, regarde si tespistolets sont en état, et veille avecmoi au défilé. Je tire sur le premierqui se montre, toi sur le second, et

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ainsi de suite. Il ne faut pas, vois-tu,perdre deux coups sur un seulhomme.

– Mais, si tu ne touches pas ?

– Je toucherai, dit Georgesfroidement.

– Bien ! murmura Phinéas entre sesdents ; il y a de l’étoffe dans cegarçon. »

Après le feu de Marks, l’ennemiparut un instant indécis.

« Je crois que le coup a porté, dit undes hommes. J’ai entendu un criperçant.

– Je monte tout droit, pour mon

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compte, dit Tom. Je n’ai jamais eupeur de ces chiens de nèg’, et je necommencerai pas à présent. Qui mesuit ? Et il s’élança sur les rocs.

Georges entendit distinctement cesmots ; il arma son pistolet,l’examina, et visa le point du défiléoù le premier qui arriverait en hautdevait se montrer.

Un des plus courageux de la bandesuivit Tom, et, l’impulsion donnée,tous se précipitèrent à la suite lesuns des autres ; – la queue poussantla tête plus vite qu’il ne lui convenaitd’aller. Ils avançaient ; bientôt laforme massive de Tom apparut del’autre côté, presque sur le bord de la

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crevasse.

Georges fit feu ; la balle pénétradans le flanc droit ; mais, quoiqueblessé, il ne recula pas : poussant lemugissement d’un taureau furieux, ilmesura l’espace et prit son élan.

« Ami, dit Phinéas, se pinçant tout àcoup en face, et lui allongeant unerude poussée à mi-chemin avec seslongs bras, on n’a que faire de toiici. »

Il roula dans le gouffre, dégringolantau milieu de souches, d’arbustes, depierres détachées, que son poidsentraînait avec lui, jusqu’à ce qu’ilarrivât, meurtri et gémissant, à une

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profondeur de trente pieds. La chutel’eût tué, si elle n’eût été amortie parles branches d’un grand arbre quiaccrochèrent ses habits au passage.Il n’en descendit pas moins avec unerapidité qui ne lui fut en rienagréable ou commode.

« Le Seigneur nous assiste ! Ce sontde vrais diables ! » s’écria Marks,battant en retraite au bas du rocher,avec beaucoup plus d’empressementqu’il n’en avait mis à monter. Lesautres descendaient pêle-mêle aprèslui ; en particulier le gros constable,haletant et soufflant de la façon laplus énergique.

« Vous autres, dit Marks, faites le

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tour, et allez-vous-en ramasser là-bas ce pauvre Tom, tandis que je vaismonter à cheval et courir à toutebride chercher de l’aide ! C’estentendu, » Et sans prendre garde auxrailleries et aux huées de sescompagnons, Marks tint parole, ets’éloigna au grand galop.

« A-t-on jamais vu plus rampantevermine ? dit un des hommes. Nousamener ici pour faire ses affaires, etdétaler en nous laissant dans lanasse !

– Ne nous faut-il pas aller ramasserson camarade ? dit un autre. Lediable m’emporte si je me souciequ’il soit vivant ou mort ! »

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Guidés par les gémissements, ils sefrayèrent une route à travers lessouches et les buissons jusqu’àl’endroit où gisait Tom, se plaignantet jurant tour à tour avec une égalevéhémence.

« Vous vous tenez joliment enhaleine, hé Tom ! dit l’un. Etes-vousfort blessé ?

– Je n’en sais rien. Tâchez de mesoulever ; aie ! aie ! maudit soit cetinfernal quaker ! Sans lui j’enexpédiais quelques-uns ici, en bas,pour voir si la promenade était deleur goût. »

On parvint, non sans beaucoup

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d’efforts et de peine, à remettre surpied le héros déchu, et à le conduire,soutenu sous chaque bras, jusqu’aulieu où attendaient les chevaux.

« Si vous pouviez seulement meramener à un mille en arrière, danscette taverne. Donnez-moi unmouchoir, quelque chose àtamponner là, pour arrêter ce mauditsang. »

Georges regarda par-dessus les rocs ;il vit les hommes essayer de hissersur la selle le gigantesque corps deTom, qui, après deux ou troistentatives infructueuses, tournoyasur lui-même, et retomba lourdementà terre.

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« Oh ! j’espère qu’il n’est pas tué !s’écria Eliza, qui regardait de loinavec les autres.

– Pourquoi pas, dit Phinéas ; il a étéservi selon ses mérites.

– Oh ! c’est qu’après la mort vient lejugement ! dit la jeune femme.

– Oui, reprit la vieille, qui avaitpassé tout le temps du combat àgeindre et à marmotter des prièresméthodistes. C’est tout de même unterrible passage pour l’âme de lapauvre créature !

– Sur ma parole, je crois qu’ils leplantent-là ! » dit Phinéas.

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C’était la vérité. Après quelquespourparlers, quelque apparenced’hésitation, tous remontèrent àcheval et partirent. Dès qu’ils furenthors de vue, Phinéas se remit enmouvement.

« Il nous faut descendre et faire unbout de chemin, dit-il. J’airecommandé à Michel d’aller enavant chercher de l’aide et de reveniravec le chariot, mais nous feronsbien d’aller à sa rencontre. Fasse leSeigneur qu’il ne tarde pas trop ! Ilest de bonne heure ; et de quelquetemps encore il n’y aura pas grandpiétons sur la route ; nous nesommes pas à plus de deux milles de

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notre halte. Si le chemin n’avait pasété si mauvais cette nuit, nous lesaurions certainement dépassés. »

Comme ils approchaient despalissades, ils découvrirent àdistance sur la route, le chariot,escorté de cavaliers.

« Voilà Michel, Etienne et Amariah !s’écria joyeusement Phinéas. Aprésent, nous pouvons nous croireaussi en sûreté que si nous étionsdéjà là-bas.

– Alors, arrêtons-nous un peu, ditEliza, et faisons quelque chose pource pauvre homme. Il gémit à fairepitié !

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– Ce n’est qu’agir en chrétiens, ditGeorges. Relevons-le et emmenons-leavec nous.

– Pour le donner à soigner auxquakers ? dit Phinéas. C’est là ce quiserait joli ! ma foi, pour mon compte,je ne m’y oppose pas. Voyons un peuoù il en est ? » et Phinéas qui, dans lecours de sa vie de pionnier et dechasseur, avait acquis quelqueexpérience de chirurgie pratique,s’agenouilla près du blessé etl’examina attentivement.

« Marks, dit Tom d’une voix faible,est-ce toi, Marks ?

– Non, pas précisément, l’ami,

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répliqua Phinéas, Marks nes’inquiète que de sa peau, et fort peude toi. Il a décampé depuislongtemps.

– Je crois que mon affaire est faite,dit Tom. Le maudit chien de poltron,me laisser mourir seul ! Ma pauvrevieille mère m’a toujours dit que çatournerait comme ça.

– Seigneur bon Dieu ! entendez-vousla pauv’créature ? il a une mamanaussi ! se récria la vieille négresse. Jepeux pas m’empêcher de le plaindre.

– Doucement, doucement ! ne t’avisepas d’aboyer ou de mordre, l’ami, ditPhinéas à Tom, qui faisait mine de

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vouloir ruer, et qui le repoussait dela main. Tu n’as de chance de salutque si j’arrête le sang. » Il s’occupaaussitôt à faire des compresses et desbandes avec son mouchoir de poche,et le linge que ses compagnonspurent lui fournir.

« C’est vous qui m’avez poussé enbas, dit Tom faiblement.

– Eh bien, si je n’avais pris lesdevants, c’est toi qui nous dépêchaisà ta place, tu vois ! dit Phinéas, en sepenchant pour appliquer l’appareil.Là, là, – laisse-moi fixer ce bandage.Nous te voulons du bien et ne tegardons pas rancune. Tu serasconduit dans une maison où tu seras

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supérieurement soigné, – comme parta propre mère. »

Tom gémit et ferma les yeux. Chezles hommes de cette classe, lavigueur et la résolution sont tout àfait physiques et s’écoulent avec lesang. L’abattement de ce pauvregéant était pitoyable à voir.

Les nouveaux venus avaientmaintenant rejoint. On enleva lesbanquettes du chariot. Des peaux debuffle doublées en quatre furentétendues dans un des côtés, et quatrehommes y transportèrent, àgrand’peine, la lourde masse de Tom.Dès qu’il fut dans la voiture, ils’évanouit. La vieille négresse, dans

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son ardeur de compassion, s’assitauprès et lui soutint la tête sur sesgenoux. Eliza, Georges et Jim secasèrent comme ils purent dans cequi restait d’espace, et on se mit enroute.

« Que pensez-vous de la blessure ?demanda Georges, assis sur le siège àcôté de Phinéas.

– Elle a pénétré assez avant dans leschairs, et les culbutes qu’il a faites,les écorchures qu’il a attrapées endégringolant de là-haut, ne l’ont pasprécisément remis. Il a copieusementsaigné, – ce qui l’a mis à sec de sanget de courage, tout à la fois ; – maisil en reviendra, et peut-être y aura-t-

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il appris une ou deux chosesessentielles…

– Je suis bien aise de ce que vous medites-là, reprit Georges. La penséed’avoir été cause de sa mort, mêmedans une juste défense, m’eûttoujours pesé.

– Oui, dit Phinéas, tuer est unevilaine besogne, qu’elle s’attaque àhomme ou à bête ! J’ai été grandchasseur en mon temps, et j’ai vu undaim, blessé à mort et mourant, meregarder avec des yeux qui medonnaient à penser que j’étais unméchant d’avoir tué la pauvre bête.Quand il y va d’une créaturehumaine, la chose est encore plus

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grave ; car, comme le dit ta femme,après la mort vient le jugement. Je necrois donc pas que les scrupules denos gens, en pareille matière, soientpar trop stricts ; et vu la manièredont j’ai été élevé, il m’a fallu leurfaire joliment de concessions.

– Que ferons-nous de ce pauvrehomme ? dit Georges.

– Eh ! nous le porterons chezAmariah. Il y a la grand’mèred’Etienne, Dorcas, qu’on l’appelle,qui est une fameuse garde. C’estcomme qui dirait de nature, chezelle ; jamais elle n’est plus contenteque quand elle a un malade à soigner.Nous pouvons le lui laisser pour une

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bonne quinzaine. »

Au bout d’une heure de route, onatteignit une belle ferme, où undéjeuner abondant attendait lesvoyageurs fatigués. Tom Loker futbientôt déposé dans un lit beaucoupplus propre et plus moelleuxqu’aucun de ceux qu’il eût jamaisoccupés. Sa blessure fut pansée etbandée avec soin. Ouvrant etfermant, comme un enfant fatigué,ses yeux languissants, il regardait lesrideaux blancs de la fenêtre, et lesdouces ombres qui glissaient sansbruit dans sa chambre et autour deson lit.

Nous allons pour l’instant prendre

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congé de lui et de ses compagnons.

q

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Chapitre19

Expériences etopinions de missOphélia.

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Notre ami Tom, en sesinnocentes rêveries,comparait souvent sonheureux sort d’esclave àcelui de Joseph, enEgypte : et plus il avait

occasion d’agir sous l’œil du maître,plus le temps s’écoulait, plus leparallèle devenait frappant.

Indolent et faisant peu de cas del’argent, Saint-Clair avait jusqu’alorsabandonné le soin d’approvisionnerla maison à son valet de chambre,Adolphe, pour le moins aussiinsouciant et aussi prodigue que lui.Entre eux deux ils avaient mené leschoses grand train. Tom, accoutumé,

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depuis longues années, à faire passerles intérêts du maître bien avant lessiens, voyait, avec une inquiétudequ’il pouvait à peine réprimer, uneprodigalité si folle ; de temps à autre,il hasardait un avis, de la façontranquille et discrète habituelle àceux de sa race.

D’abord Saint-Clair l’employa parhasard ; puis, frappé de son bonsens, de sa capacité, il s’en remit deplus en plus à lui, si bien qu’il finitpar être chargé del’approvisionnement de la maison etde la plupart des emplettes.

« Non, non ; dit Saint-Clair, un jourqu’Adolphe se plaignait que le

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pouvoir passât en d’autres mains,laisse Tom à son affaire. Tu sais cedont tu as envie, il sait, lui, ce qu’ilen coûte ; et nous pourrions fort bienvoir la fin de nos écus, si quelqu’unn’y veillait de près. »

Jouissant de la confiance illimitéed’un maître, qui lui passait un billetsans le regarder, et qui empochait lamonnaie sans compter, Tom n’avaitpour sauvegarde contre lestentations que son inébranlabledroiture, fortifiée de sa foichrétienne ; mais cela suffisait : s’enfier à lui était la plus sûre garantiede sa scrupuleuse loyauté.

Avec Adolphe, le cas était tout

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différent : étourdi, égoïste, gâté parun maître qui trouvait plus facile delaisser faire que de régenter, il enétait venu à confondre le tien et lemien, au point que Saint-Clair lui-même était parfois troublé. Son bonsens lui disait que sa façon d’agiravec les inférieurs était injuste etdangereuse. Une sorte de remordschronique le poursuivait, sans luidonner la force de changerd’habitude : ce remords même setraduisait en excès d’indulgence. Ilpassait légèrement sur les fautes lesplus graves, se disant que s’il eûtrempli son devoir, ses gens eussentmieux fait le leur.

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Ce jeune maître, beau, spirituel,dissipé, inspirait à Tom un respectbizarrement mêlé d’inquiétude et desollicitude paternelle. Qu’il ne lûtjamais la Bible, qu’il n’allât jamais àl’église, qu’il plaisantât librement detout ce qui s’offrait à la pointe deson esprit, qu’il passât les soirées dudimanche à l’Opéra ou au théâtre,qu’il fréquentât les clubs, lestavernes, et soupât plus souventdehors qu’il n’était convenable, –c’est ce que Tom ne pouvaits’empêcher de voir, comme tous. Ilen avait conclu que « le maîtren’était pas chrétien » : mais il se fûtbien gardé de faire part à d’autres de

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cette conclusion ; seulement, il enfaisait le sujet de mainte et mainteprière, le soir, dans sa chambrette. Illui arrivait aussi de dire quelquefoissa façon de penser, mais toujoursavec un certain tact : comme, parexemple, lorsque Saint-Clair, invitépar de bons vivants à se réunir à eux,fut rapporté chez lui, entre une etdeux heures du matin, dans un étatd’anéantissement qui ne prouvaitque trop la victoire des appétitsphysiques sur le moral. Tom etAdolphe aidèrent à le coucher ; ledernier, regardant la chose commeune excellente plaisanterie, riait auxéclats du rustique effroi de Tom,

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assez simple pour passer le reste dela nuit debout, en prières, près deson maître.

« Eh bien, qu’attends-tu donc ? ditSaint-Clair, assis le lendemain dansla bibliothèque, en robe de chambreet en pantoufles, comme il venait dedonner à Tom de l’argent et l’ordrede faire quelques emplettes. Est-ceque tout n’est pas en règle ? ajouta-t-il en le voyant immobile à la mêmeplace.

– J’ai peur que non, maître, » ditTom d’un air grave.

Saint-Clair posa sur la table sonjournal et sa tasse de café, et regarda

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Tom.

« Eh bien, qu’y a-t-il ? Tu as l’air àpeu près aussi réjouissant qu’uncatafalque !

– Je me sens pas bien, maître. J’avaistoujours cru maître bon envers toutle monde.

– Est-ce que je ne l’ai pas été ?Voyons, Tom, que veux-tu ? tu asenvie de quelque chose, j’imagine, etc’est là ta préface.

– Oh ! maître a toujours été bonpour moi : je n’ai pas sujet de meplaindre ; mais il y a quelqu’un pourqui maître n’est pas bon.

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– Que diable as-tu dans l’esprit,Tom ? Parle ! que veux-tu dire ?

– La nuit dernière, entre une et deuxheures, j’y ai pensé ; j’ai bienretourné la chose dans ma tête. Lemaître n’est pas bon pour lui. »

Tom avait le dos tourné et la mainsur le bouton de la porte. Saint-Clairdevint pourpre, mais il rit.

« Oh ! c’est tout ? dit-il gaiement.

– Tout ! s’écria Tom, se retournant ettombant à genoux. Oh ! mon cherjeune maître ! j’ai peur que ce soit laperdition de tout, – tout, corps etâme. Le bon livre ne dit-il pas : « Ilmord par derrière comme un serpent,

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et il pique comme un basilic [32]

Proverbes de Salomon.] ? »

La voix de Tom se brisait ; deslarmes inondaient ses joues.

« Pauvre niais ! pauvre fou ! ditSaint-Clair, ses yeux se mouillantaussi. Lève-toi donc ; je ne veux pasqu’on pleure sur moi ! »

Mais Tom ne voulait pas se lever, etle regardait d’un air suppliant.

« Eh bien ! je ne serai plus de leursmaudites orgies, Tom, dit Saint-Clair ; sur mon honneur, je n’iraiplus. Je ne sais pourquoi je n’y ai pasrenoncé plus tôt ; j’ai toujours

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méprisé ce genre de vie, et m’en suisvoulu de le mener. – Ainsi, Tom,essuie tes yeux, et va à tes affaires.Pas de bénédictions ! ajouta-t-il ; jene suis pas encore un converti bienédifiant ; – et il poussa doucementTom vers la porte. – Je t’engage monhonneur, Tom, que tu ne me reverrasplus comme tu m’as vu. »

Tom s’en alla, le cœur content,s’essuyant les yeux.

« Je lui tiendrai parole, » dit Saint-Clair quand la porte se fut refermée.

Il le fit ; car ce n’était pas vers ungrossier sensualisme qu’inclinait sadélicate nature.

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Mais qui dira les innombrablestribulations de miss Ophélia, audébut de ses labeurs de ménagère ?

Dans les Etats du Sud lesdomestiques des habitationsdiffèrent entre eux du tout au tout,selon le caractère et la capacité desmaîtresses qui les ont formés.

Au midi comme au nord, il existe desfemmes qui réunissent à la fois lascience du commandement et le tactnécessaire pour élever. Sans user desévérité, et avec une facilitéapparente, elles gouvernent lesdifférents sujets de leur petitroyaume, tirant parti même desdéfauts, et compensant ce qui

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manque aux uns par ce que les autresont de trop, de manière à créer unsystème des plus harmonieux et desmieux ordonnés.

Madame Shelby, que nous avons vueà l’œuvre, était une de ces excellentesmaîtresses de maison, telles que noslecteurs en ont peut-être rencontréune ou deux. Rares partout, elles nesont pas communes dans le Sud, oùcependant elles se trouventquelquefois, et où l’état social leuroffre de brillantes occasions de sesignaler.

Marie Saint-Clair n’était pas de cenombre. Elle n’avait jamais, non plusque sa mère avant elle, pris grand

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souci de sa maison. Indolente etpuérile, imprévoyante etdésordonnée, elle avait élevé sesdomestiques à son image, et sadescription à miss Ophélia duprofond désordre de son intérieurétait parfaitement juste ; seulementelle ne l’attribuait pas à sa véritablecause.

Le premier jour de sa régence, missOphélia était debout à quatre heuresdu matin. Après avoir vaqué àl’arrangement de sa propre chambre,ainsi qu’elle l’avait toujours faitdepuis son arrivée à la grandestupéfaction des filles de service, ellese mit en devoir de livrer un

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vigoureux assaut aux armoires et auxcabinets, dont elle avait les clefs.

L’office, la lingerie, le placard auxporcelaines, la cuisine, la cave, toutfut soumis à une sévère inspection.Les œuvres de ténèbres apparurentau grand jour, et toute chose cachéefut mise en lumière, à ce point queles principautés et puissancesinférieures prirent l’alarme, et firententendre de sourds murmures contre« ces mesdames du Nord. »

La vieille Dinah, cuisinière en chef, etde droit suzeraine en sondépartement, était furieuse de voirainsi usurper ses privilèges. Aucunbaron féodal, signataire de la grande

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charte, n’eût plus vivement ressentiun empiétement de la couronne.

Dinah était un personnage en songenre, et il serait injuste pour samémoire de n’en pas donner quelqueidée au lecteur. Née cuisinière, toutautant que la tante Chloé, car cettevocation est indigène à la raceafricaine, elle n’avait pas eu, commesa consœur, l’avantage d’être élevéeet dressée méthodiquement. Songénie, à elle, était tout spontané, – etcomme les génies, en général,opiniâtre, tranchant et irrégulier àl’excès.

De même qu’une certaine classe dephilosophes modernes, Dinah

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professait un souverain mépris pourla logique et la raison ; elles’enfermait comme en un fort danssa conviction intime, et y demeuraittout à fait imprenable. Il n’y avaitpas de frais d’éloquence, d’autorité,ou d’explication, qui pussentl’amener à croire une autre méthodesupérieure à la sienne, ou à modifieren quoi que ce soit sa manière defaire. Dès longtemps, sa vieillemaîtresse, la mère de Marie, lui avaitconcédé ce point, et miss Marie, ainsiqu’elle continuait à nommer madameSaint-Clair depuis son mariage, avaittrouvé plus commode de sesoumettre que de contester. Aussi

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Dinah régnait-elle sans contrôle. Cequi l’y aidait encore, c’est qu’habilediplomate, elle unissait une grandesouplesse de formes à une grandeinflexibilité de fond.

Dinah était passée maître dans l’artde trouver des excuses : elle enconnaissait toutes les rubriques, etavait pour axiome qu’une cuisinièrene peut jamais avoir tort. Dans lescuisines du Sud, il ne manque ni detêtes ni d’épaules subalternes sur quifaire retomber le poids de sespéchés. Un dîner était-il manqué, il yavait cinquante bonnes raisons pourqu’il en fût ainsi, et autant dedélinquants en faute, contre lesquels

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Dinah vitupérait avec un zèleinfatigable.

Il est vrai qu’elle échouait rarementen dernier résultat. Quoique sa façonde procéder fût quinteuse,intermittente, et qu’elle dédaignât detenir compte du temps et du lieu,quoique sa cuisine eût généralementl’air d’avoir été dévastée par quelqueouragan terrible, et qu’elle eut, pourmettre ses ustensiles, autant deplaces diverses qu’il y a de joursdans l’an, si l’on avait la patienced’attendre que le monde surgît duchaos, le dîner finissait par arriveren bon ordre, et tel qu’un épicurienn’y eût pu trouver à redire.

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C’était le moment des préliminairesdu repas. Dinah, qui soignait sesaises, et qui éprouvait le besoin de seménager de grands intervalles derepos avant l’action, était assise surle plancher, et fumait une vieille pipetronquée, sorte d’encensoir qu’elleallumait pour aider à sesinspirations : c’était sa manièred’invoquer les muses domestiques.

Groupée autour d’elle, la générationnaissante, qui abonde toujours dansune habitation du Sud, s’occupait àécosser des pois, à peler des pommesde terre, à plumer des volailles. Detemps à autre, Dinah, interrompantle cours de ses méditations,

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allongeait un coup de sa cuillère debois à quelques-uns des jeunestravailleurs : car Dinah gouvernaitces petites têtes crépues avec unsceptre de fer : « ces jeunesses »n’étant crées et mises au monde,selon elle, que « pour lui épargnerdes pas. » Elevée dans ce système,elle l’appliquait rigoureusement.

Après avoir fait la revue de diversesparties de la maison, miss Ophélia fitson entrée dans la cuisine. Informéepar de nombreux rapports de ce quise passait, Dinah avait résolu de setenir sur la défensive, et den’opposer aux nouvelles mesuresqu’une feinte ignorance, sans en

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venir à une guerre ouverte.

La cuisine était une vaste piècecarrelée, dont une immense etantique cheminée occupait tout uncôté. Saint-Clair avait en vain tentéd’y substituer un foyer moderne à

fourneaux. Aucun puseyiste [33],aucun conservateur encroûté, ne semontra jamais plus inflexiblementattaché aux usages consacrés par letemps.

A son retour du Nord, Saint-Clair,frappé de l’ordre qui présidait auxdétails du ménage chez son oncle, etse berçant de l’espérance illusoired’aider Dinah dans ses

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arrangements, l’avait libéralementpourvue d’armoires et de buffets :autant eut valu en pourvoir unécureuil, ou une pie. Plus il y avait detiroirs, de resserres, plus Dinahtrouvait de cachettes pour leschiffons, les peignes, les vieuxsouliers, les rubans, les fleursartificielles fanées, et autres articlesde toilette qui faisaient ses délices.

Quand miss Ophélia entra dans lacuisine, Dinah ne se leva pas, etcontinua de fumer avec unetranquillité stoïque, suivant du coinde l’œil les mouvements de l’ennemi,mais absorbée en apparence dansl’inspection des travaux qui

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s’opéraient autour d’elle.

Miss Ophélia débuta par ouvrir lebuffet. Dès le premier tiroir elledemanda :

« Que mettez-vous ici, Dinah ?

– Presque tout, pa’ce que c’estcommode et sous la main. »

C’était en effet le réceptacleuniversel, à en juger par la variété deson contenu. Miss Ophélia en tirad’abord une belle nappe damassée,tachée de sang, qui avait évidemmentservi à envelopper de la viande crue.

« Qu’est ceci, Dinah ? vous n’allezpas à la boucherie avec les plus fines

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nappes de votre maîtresse ?

– Oh ! Seigneur ! non, miss : commey avait pas un seul torchon, j’ai prisla nappe ; mais je l’ai mise de côtépour la laver, et voilà pourquoi elleest là.

– Toujours et partout le désordre ! »se dit miss Ophélia, continuantl’inventaire du tiroir, où elle trouvaune râpe à muscade, deux ou troisnoix, un recueil d’hymnesméthodistes, un couple de madrassales, une pelote de laine et un tricot,un sac à tabac et une pipe, quelquespétards, une ou deux soucoupes deporcelaine dorée remplies depommade, un ou deux vieux

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escarpins, un morceau de flanellesoigneusement attaché avec desépingles et renfermant de petitsoignons blancs, plusieurs serviettesdamassées, quelques gros torchons,des aiguilles à ravauder, et une foulede petits papiers déchirés, d’oùs’échappait un déluge d’herbesaromatiques.

« Où tenez-vous vos noix muscades,Dinah ? dit miss Ophélia de l’aird’un martyr qui demande à Dieu ledon de patience.

– Quasiment partout, miss. Y en a là-haut sur la planche, dans cette tassefêlée, et aussi là dans l’armoire.

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– Et ici dans la râpe, dit missOphélia les lui montrant.

– Eh Seigneur, oui ! je les y ai misespas plus tard que ce matin. Il me fautmes choses sous la main, repritDinah. Allons, Jakes, que je te voie tereposer ! – Que je t’y prenne ! –Veux-tu bien rester tranquille ! – Etelle fit un plongeon avec sa cuillèrede bois du côté du coupable.

– Qu’est ceci ? reprit miss Ophéliaélevant la soucoupe de pommade.

– Ca ? c’est ma graisse à cheveux ! jel’ai posée là sous ma main.

– Et c’est à cela que vous employezles plus belles soucoupes !

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– Seigneur ! j’étais-t-i pas dans moncoup de feu ! j’avais pas le temps deme retourner ! je vas justement l’ôteraujourd’hui.

– Et ces deux serviettes damassées ?

– C’est pour la lessive, un de cesjours.

– N’avez-vous donc pas d’endroit oùmettre ce que vous devez donner àblanchir ?

– Oh ! que si bien ! maître Saint-Claira fait faire tout exprès ce grandcoffre-là ; mais je pétris dessus ; j’ymets un tas de choses ; et c’est pascommode à lever, voyez-vous !

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– Pourquoi ne pas pétrir vos biscuitssur la table à pâtisserie ?

– Seigneur, miss ! est-ce qu’elle estpas toujours encombrée de plats,d’assiettes, d’une chose, de l’autre ?n’y a pas plus de place qu’il en faut !Allez !

– Mais vous pourriez laver vos platset les ranger à mesure.

– Laver mes plats ! s’écria Dinah àtue tête, sa colère prenant le dessusde son respect habituel. Je voudraisbien savoir en quoi les damess’entendent à notre ouvrage ? Quanddonc le maître aurait-il son dîner, sije passais mon temps à laver la

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vaisselle et à ranger ? En tout cas,c’est ce que miss Marie ne m’a jamaiscommandé.

– Eh bien ! voilà encore ici desoignons !

– Eh Seigneur, oui, reprit Dinah, lesvoilà !… Impossible de me rappeleroù je les avais mis ! et dire que je lesavais serrés dans cette vieille flanelleces petits amours d’oignons ! toutjuste pour le ragoût d’aujourd’hui.C’est-il de la chance ! »

Miss Ophélia souleva un des paquetsd’herbes aromatiques.

« Pour ce qui est de ça, je prie missde n’y pas toucher, dit résolument

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Dinah. J’aime à avoir mes choses, làoù je sais les trouver.

– Mais vous n’avez pas besoin detrous aux papiers, je suppose ?

– C’est commode, tout de même,pour faire passer les herbes autravers.

– Oui, mais elles ont passé aussidans le tiroir, comme vous voyez.

– Je crois bien ! pour peu que misscontinue de mettre tout sens dessusdessous, il en passera bien d’autres !Miss en a déjà répandu un gros taspar ici, dit-elle en s’approchant avecmalaise des tiroirs. – Si miss voulaitseulement remonter au salon, et

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attendre mon jour de nettoyage, missverrait après ! mais je ne peux rienfaire tant que les dames sont là surmon dos. – Sam ! veux-tu bien ne pasdonner ce sucrier au petit ! – Jet’allongerai une taloche, si tu ne faispas attention.

– Je vais visiter la cuisine, et mettretout en place une bonne fois, Dinah ;vous n’aurez plus qu’à maintenirl’ordre.

– Seigneur Dieu ! miss Phélie, cen’est pas là de l’ouvrage de dames :de ma vie je ne leur ai vu faire chosepareille. Jamais ça ne serait venu àl’esprit de vieille maîtresse, ni demiss Marie, et je vois pas trop à quoi

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ça sert. »

Dinah indignée arpentaitmajestueusement son empire, tandisque miss Ophélia assortissait lesplats, empilait les assiettes, vidaitdans une grande boite le contenud’une douzaine de sucriersimprovisés, triait les serviettes, lesnappes, les torchons pour leblanchissage, lavant, essuyant, etrangeant de ses propres mains, avecune promptitude et une adresse quiconfondaient la cuisinière.

« Seigneur bon Dieu ! si c’est làcomme s’y prennent ces « mesdamesdu Nord », ce ne sont pas de vraiesdames, pour sûr, dit-elle à quelques-

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uns de ses satellites, dès qu’elle futassez loin pour n’être pas entendue.Je m’en tire pour le moins aussi bienle jour de mes nettoyages, mais jen’ai que faire de tracassières quitournent autour de moi, se mettentdans mon chemin, et fourrent toutesmes choses là où je ne peux plus lestrouver. »

Dinah avait, il est vrai, à certainesépoques ses accès de réforme, qu’elleappelait ses jours de nettoyage. Ellecommençait alors avec un grand zèleà vider de fond en comble les tiroirset les armoires, déversant tout sur leplancher et les tables, de manière àquintupler la confusion ; puis, elle

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allumait sa pipe, et ruminait à loisirsur ses rangements. Elle examinaitchaque objet, discourait dessus,mettait tout le menu fretin à fourbirvigoureusement les ustensiles decuivre, et tenait la maison pendantplusieurs heures dans un étatd’énergique désordre, pleinementjustifié, selon elle, par l’annonce quec’était « jour de nettoyage. » – Leschoses ne pouvaient « durer commeça ; » et elle tiendrait la main,dorénavant, à ce que ces « petitsdrôles » fussent mieux ordonnés : carDinah nourrissait l’agréable illusionqu’elle était l’ordre incarné, et quec’était de la faute « de ces

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jeunesses » et de tous les habitantsdu logis, si l’on restait court en faitde perfection.

Quand les casseroles étaientrécurées, les tables grattées et lavéesà blanc, et que tout ce qui pouvaitoffusquer la vue avait été reléguédans les trous et recoins, Dinah,vêtue de ses plus beaux atours, untablier blanc devant elle, coiffée d’unbrillant madras, signifiait à tous lesjeunes maraudeurs qu’ils eussent às’interdire l’entrée de sa cuisine, oùelle prétendait faire régner unepropreté exemplaire.

Ces accès périodiques avaient bienleurs inconvénients ; Dinah

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contractait un respect immodérépour l’éclat de sa batterie de cuisinefourbie à neuf, et ne pouvait serésoudre à la risquer au feu, jusqu’àce que l’ardeur du jour de nettoyagefût un peu ralentie.

En une semaine miss Ophélia parvintà réformer une grande partie de lamaison ; mais dès qu’il lui fallait lacoopération des domestiques, seslabeurs devenaient aussi infructueuxque ceux de Sisyphe et des Danaïdes.Un jour elle en appela, dans sondésespoir, à Saint-Clair.

« Il n’y a vraiment pas moyend’obtenir ici la moindre régularité.

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– J’en suis convaincu, dit Saint-Clair.

– Toujours aux expédients ! uneprodigalité folle ! un désordre tel queje n’en ai jamais vu !

– Je gagerais qu’en effet c’est pourvous une nouveauté.

– Vous ne le prendriez pas avec cesang-froid, si vous étiez maîtresse demaison.

– Ma chère cousine, comprenez doncune bonne fois pour toutes, que noussommes divisés, nous autres maîtres,en deux classes : les oppresseurs etles opprimés. Ceux qui, comme moi,sont d’un bon naturel et détestent lasévérité, prennent leur parti d’une

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foule d’inconvénients. S’il nous plaîtd e garder dans la république, pournotre convenance, une masse d’êtresgauches, paresseux, ignares, il nousfaut bien en subir les conséquences.J’ai vu, en certains cas fort rares, despersonnes douées d’un tactparticulier, obtenir de leurs gens dela tenue, de la méthode, sans user derigueur. Je ne suis pas de cesprivilégiés ; – aussi me suis-jerésigné depuis longtemps à laisseraller les choses comme elles vont. Jene veux pas que les pauvres diablessoient fouettés et tailladés au vif ; ilsle savent, – et abusent naturellementde leurs privilèges.

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– Mais n’avoir ni heure fixe, nitemps, ni lieu, ni ordre ; – laisserainsi tout aller à l’aventure !

– Ma chère de Vermont, vous autresnatifs du pôle nord, vous attacheztrop de valeur au temps ! Que voulez-vous qu’en fasse un homme, qui en adeux fois plus qu’il n’en peutemployer ? Quant à l’ordre et à laméthode, qu’importe une heure deretard ou d’avance pour le déjeunerou le dîner, si l’on n’a rien à fairequ’à lire, étendu sur un sofa ? Tenez,voilà Dinah qui vous fera unexcellent dîner, – soupe, ragoût,volaille rôtie, dessert, glaces, et lereste ; – elle tire tout cela du chaos et

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des ténèbres de sa cuisine : j’en suisémerveillé quand j’y pense, et jetrouve son art sublime. Mais, le cielnous assiste ! si nous venions àdescendre dans ces noiresprofondeurs, et à voir tout ce quifume, tout ce qui court, tout ce quigrouille là, si nous assistions àcertains procédés préparatoires,mais nous ne mangerions plus.Croyez-moi, chère cousine,dispensez-vous de cette pénitence !elle est rude et ne sert à rien ; vous yperdriez votre bonne humeur ; Dinahy perdrait la tête. Laissez-la en faireà sa guise !

– Mais, Augustin, vous ne savez pas

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dans quel état j’ai trouvé les choses.

– Moi ! ne sais-je pas que le rouleauà pâte réside d’ordinaire sous son lit,la râpe à muscade dans sa poche àtabac ; – qu’il y a soixante-cinqsucriers différents, un dans chaquecoin de la maison ; – qu’un jour ellelave les assiettes avec une serviettede table, et le lendemain avec unlambeau de son vieux jupon ? Toutcela ne l’empêche pas d’apprêterd’admirables dîners, de faire du caféexquis ! et il faut la juger, comme lesguerriers et les hommes d’Etat, parses succès.

– Mais le gaspillage, la dépense, ledésordre !

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– Eh bien ! enfermez tout ce qui sepeut enfermer, et gardez la clef ;donnez par petite mesure, et ne vousinformez pas des restes, – c’est cequ’il y a de mieux.

– Cela me chagrine, Augustin : je nepuis m’empêcher de craindre que vosdomestiques ne soient passtrictement honnêtes. Etes-vous sûrqu’on puisse s’y fier ?

Augustin poussa d’immodérés éclatsde rire devant la longue figure quefaisait miss Ophélia en articulantcette question.

– Oh ! cousine, c’est trop fort !Honnêtes ! – Comme si c’était chose

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à espérer. Honnêtes ! Non, certes, ilsne le sont pas ! Pourquoi le seraient-ils ? – Qui les y pousserait ?

– Ne pouvez-vous donc lesinstruire ?

– Les instruire ! Tarare ! Quel genred’instruction leur donnerais-je ? celam’irait bien, d’ailleurs ! Quant àMarie, elle a certainement assez denerf pour tuer tous les esclaves d’uneplantation, si je la laissais faire ;mais elle ne parviendrait pas àexorciser le démon de la ruse.

– N’y en a-t-il donc pas d’honnêtes ?

– Si ; par-ci, par-là, il s’en trouva unque la nature a fait si simple, si

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opiniâtrement véridique et fidèle,que les pires influences ne le peuventgâter. Dès le sein de la mère, l’enfantde couleur voit et sent que les voiessouterraines lui sont seules ouvertes.Il n’a pas d’autre issue pour sefaufiler dans les bonnes grâces de sesparents, de sa maîtresse, du jeunemaître et de ses compagnons. Laruse, le mensonge, lui deviennent deshabitudes familières, inévitables. Il yaurait injustice à attendre de luiautre chose. On ne doit pas l’enpunir. Quant à la probité, l’esclave, àdemi enfant, est tenu dans cet état dedépendance où il lui est presqueimpossible de comprendre le droit de

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propriété, et de ne pas considérer lesbiens de son maître comme siens, dèsqu’il peut se les approprier. Quant àmoi, je ne vois pas comment ilpourrait être honnête. Un homme telque Tom, ici, est – ma foi ! – est unmiracle moral !

– Et que deviennent leurs âmes ?demanda miss Ophélia.

– Ce n’est pas là mon affaire, que jesache, repartit Saint-Clair. Je ne memêle que de la vie présente. Du reste,il est à peu près admis que, pournotre bien-être, la race entière estdévolue au diable en ce monde, quoiqu’il puisse advenir de l’autre.

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– C’est horrible ! dit miss Ophélia,vous devriez rougir de vous-même !

– Cela m’arrive bien quelquefois.Mais que voulez-vous ? on est en sibonne compagnie, reprit Saint-Clair,tant de gens suivent la route battue !Regardez en haut, en bas, d’un bout àl’autre de l’univers, n’est-ce pas lamême histoire ? Les classesinférieures ne s’usent-elles pas,esprit, corps et âme, au profit desclasses supérieures ? Il en est ainsien Angleterre ; il en est de mêmepartout ; et cependant toute lachrétienté s’émeut et s’indigne de ceque nous agissons comme elle, avecun peu de différence de forme.

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– Il n’en est pas ainsi dans l’Etat deVermont.

– Je conviens que dans la Nouvelle-Angleterre et dans les Etats libres,vous avez le pas sur nous. Maisj’entends la cloche du dîner. Allons,cousine, mettons de côté nospréjugés respectifs, et signonsl’amnistie à table. »

A une heure plus avancée de l’après-midi, miss Ophélia était dans lacuisine, lorsque les petits négrillonscrièrent : » Tiens ! tiens ! Prue livenir là-bas ! – li grogner enmarchant comme toujours ! »

Une femme de couleur, grande et

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décharnée, entra portant sur sa têteun panier de biscottes et de petitspains chauds.

« Oh ! Prue ! te voilà enfin ! » s’écriaDinah.

Prue avait une physionomiehargneuse, et une voix sourde etgrommelante. Elle posa son panier àterre, s’accroupit à côté, et sescoudes sur ses genoux, elle dit :

« Ah ! Seigneur ! que je voudraisdonc être morte !

– Et pourquoi voudriez-vous êtremorte ? demanda miss Ophélia.

– Pour en finir de ma misère,

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répliqua la femme d’un ton bourru,sans lever les yeux de terre.

– Aussi, qu’as-tu besoin de te griser,pour être fouettée après, Prue ? » ditune élégante femme de chambrequarteronne en agitant ses bouclesd’oreilles de corail.

La femme la regarda de travers.

« Tu pourras ben en venir là un deces jours, toi ! j’serai contente de t’yvoir ; et tu seras peut-êt’ ben aise,comme moi, de boire la goutte, pournoyer ta misère.

– Allons, Prue, reprit Dinah ; voyonstes biscottes : voilà miss qui te lespayera. »

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Miss Ophélia en choisit deuxdouzaines.

« Y a des cachets dans cette vieillecruche cassée, sur la planche, là-haut, reprit Dinah. Grimpe, Jakes, etaveins-les.

– Des cachets ! pourquoi faire ? ditmiss Ophélia.

– Nous achetons les cachets à sonmaître, et elle nous donne des painsen échange.

– Et il compte l’argent et les billetsquand je rentre, et si le compte n’yest pas, il m’éreinte de coups à metuer !

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– Il te traite comme tu le mérites, ditJane, la fringante femme de chambre,puisque tu prends son argent pouraller boire. – C’est ce qu’elle faitconstamment, miss.

– Et c’est ce que je ferai encore. Jepeux pas vivre autrement. Je veuxboire, et oublier ma misère.

– C’est très-stupide, et très-mal àvous de voler l’argent de votre maîtrepour vous abrutir, dit miss Ophélia.

– Ca peut être mal, ma’ame, mais jele ferai encore, je le ferai toujours. OSeigneur ! que je voudrais donc êtremorte ! – Oui, morte, et en avoirfini ! » La vieille créature se releva

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lentement tout d’une pièce, etrechargea son panier sur sa tête ;mais, avant de sortir, elle regarda lajolie quarteronne qui continuait àfaire danser ses boucles d’oreilles.

« Te voilà ben faraude, toi, avec tespendeloques, et tu te donnes desairs ; tu regardes le pauv’e monde duhaut en bas ! Eh ben, attends ; tuvivras peut-être assez pour être unepauv’e vieille carcasse déchiquetée,comme moi. Le Seigneur te donneraton compte à toi aussi, j’espère, etnous verrons si tu ne te mets pas àboire – boire – boire jusqu’à l’enfer !Ce sera bien fait, va ! Et poussant unhurlement haineux, elle sortit.

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– La dégoûtante vieille bête ! ditAdolphe, qui venait chercher de l’eauchaude pour la toilette de Saint-Clair. Si j’étais son maître je lafouetterais encore plus au vif.

– Ah ! pour ça, je vous en défie,reprit Dinah. Son dos n’est qu’uneplaie – elle ne peut pas seulementattacher ses hardes.

– Vraiment, on ne devrait pasenvoyer des créatures de cette espècedans des maisons comme il faut, ditmiss Jane. Qu’en pensez-vousmonsieur Saint-Clair ? » ajouta-t-elleen faisant des agaceries à Adolphe.

Entre autres empiétements sur le

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bien de son maître, Adolphe s’étaitapproprié son nom et son adresse.Dans les cercles des gens de couleurde la Nouvelle-Orléans, on ne lenommait que monsieur Saint-Clair.

« Je suis tout à fait de votre avis,miss Benoir. » Benoir était le nom defamille de madame Saint-Clair, etJane était sa femme de chambre.

« Puis-je vous demander, missBenoir, si ces boucles d’oreillesdoivent figurer au bal de demain ?Elles sont ravissantes, paroled’honneur !

– Je ne sais, en vérité, monsieurSaint-Clair, où s’arrêtera

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l’impudence de vous autres hommes !dit Jane agitant sa jolie tête pourfaire scintiller ses pendantsd’oreilles. Je ne danserai pas avecvous de toute la soirée, si vous mefaites une question de plus.

– Ah ! vous ne serez pas si cruelle !Je meurs d’envie, reprit Adolphe, desavoir si vous mettrez votre jolierobe de tarlatane rose.

– Qu’y a-t-il ? dit Rosa, petitequarteronne des plus piquantes, quidescendait lestement l’escalier.

– C’est M. Saint-Clair qui est d’uneimpudence !

– Sur mon honneur, dit Adolphe, j’en

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fais juge miss Rosa.

– Je sais qu’il est insupportable,reprit Rosa, se balançant sur un deses petits pieds, et jetant un regardmalin à Adolphe, il me met sanscesse en colère contre lui.

– Oh ! mesdames, mesdames, vousfinirez, à vous deux, par me briser lecœur ! On me trouvera mort dansmon lit un de ces matins, et vous enrépondrez !

– L’entendez-vous, le fat ! s’écrièrentles deux dames avec des éclats derire immodérés.

– Allons, débarrassez-moi de vous,interrompit Dinah. Je ne veux pas

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vous avoir à caqueter dans macuisine, et à vous pavaner dans monchemin.

– Tante Dinah est furieuse de nepouvoir aller au bal ! dit Rosa.

– Je me moque pas mal de vos balsde couleurs, reprit Dinah ; vous avezbeau faire des mines et singer lesblancs, vous n’êtes que des nèg’, niplus ni moins que moi.

– Tante Dinah graisse sa laine tousles jours pour la rendre lisse, ditJane.

– Et c’est encore de la laine, aprèstout, dit malignement Rosa, ensecouant sa longue et soyeuse

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chevelure.

– Eh ben, est-ce qu’aux yeux du bonDieu la laine ne vaut pas le crin ? Jevoudrais que maîtresse dise un peuce qui lui porte le plus de profitd’une couple de paresseuses commevous, ou d’une travailleuse commemoi ! Allons, hors d’ici, oripeaux ! jeveux pas de vous à rôder là autour ! »

La conversation fut interrompue parun double incident : Saint-Clairappelait Adolphe du haut del’escalier, et lui demandait s’ilcomptait lui faire attendre toute lanuit l’eau chaude pour sa barbe ? etmiss Ophélia sortant de la salle àmanger, dit aux chambrières :

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« Jane et Rosa, pourquoi perdre ainsivotre temps ? allez à votre ouvrage. »

Notre ami Tom, qui se trouvait à lacuisine pendant la conversation avecla vieille porteuse de pain, l’avaitsuivie dans la rue. Il la vit marcher,en poussant de temps à autre unsourd gémissement. Enfin, elledéposa son fardeau sur le seuil d’uneporte, et ramena autour de sesépaules le vieux châle fané qui lescouvrait à peine.

« Je porterai votre panier un bout dechemin, dit Tom d’un toncompatissant.

– Pourquoi faire ? dit la femme. Je

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vous demande pas de m’aider.

– Vous avez l’air malade ?… vousavez l’air en peine ? Bien sûr vousavez quelque chose ! dit Tom.

– Je ne suis point malade, répliquabrusquement la femme.

– Oh ! si je pouvais, dit Tom, si jepouvais seulement vous détourner deboire ! et il la regarda avec anxiété.Savez-vous pas que c’est la perditionde l’âme et du corps ?

– Je sais, de reste, que je m’en vais enenfer, dit la femme avec amertume.Vous n’avez pas besoin de me ledire ! Je suis laide, je suis vieille, jesuis méchante ! Je m’en y vais tout

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droit, en enfer. Oh ! Seigneur ! jevoudrais déjà y être !

Tom frissonna à ces terribles paroleset à leur accent de vérité.

– Le Seigneur ait pitié de vous,pauvre créature ! on ne vous a doncjamais parlé de Jésus-Christ ?

– Jésus-Christ – qui est ça ?

– Eh ! mais c’est le Seigneur.

– Je crois ben leur avoir entendu direqué’que chose du Seigneur, dujugement et de l’enfer ! Oui, j’aientendu ça.

– Personne ne vous a-t-il jamais ditcomment le Seigneur Jésus nous a

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aimés, pauvres pécheurs ! commentil est mort pour nous ?

– Non ; je sais rien de tout ça,répliqua la femme. Personne m’ajamais aimée depuis que mon vieuxest mort.

– D’où êtes-vous ? demanda Tom.

– De là-haut, du Kentucky. J’étais àun homme qui me faisait élever mesenfants pour le marché, et qui lesvendait au fur et à mesure qu’ilsétaient sevrés : et en dernier il m’avendue aussi, moi, à un trafiquant,de qui mon maître m’a rachetée.

– Qui a pu vous pousser à boire ?

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– La misère ! J’ai eu un enfant depuisque je suis ici, et je croyais qu’on mele laisserait, puisque le maître n’entrafiquait pas. C’était ben la pusgentille petite créature ! Maîtresse enétait comme affolée d’abord. Jamaisça ne pleurait ! – Si dodu, si vivace !– Mais maîtresse tomba malade ;moi, je la veillais. Je gagnai la fièvre ;mon lait passa et l’enfant dépérit, vuque maîtresse ne voulait pas lui faireacheter du lait. J’avais beau direqu’il ne m’en restait pas une goutte ;elle ne m’écoutait pas ! ou elle disaitque je pouvais ben nourrir l’enfantavec ce que tout le monde mangeait ;et le pauv’ petit agneau devenait

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maigre à faire peur ! Il n’avait pasque la peau et les os ! il ne jetaitqu’un cri de nuit comme de jour. Caennuya maîtresse qui se fâcha : elledit que je le gâtais, qu’elle voudraitle voir crevé ! Elle me défendit de legarder à côté de moi, parce qu’il metenait réveillée, et que je n’étais pasbonne à rien le lendemain. Elle me fitcoucher dans sa chambre ; il mefallut porter mon pauv’ petit dans ungrenier, où il pleura et cria toute lanuit à mort ! – Et il mourut. Je mesuis mise à boire pour chasser soncri de mes oreilles. J’ai bu – et jeboirai ! quand même ça me mèneraitdroit en enfer ! le maître dit que j’irai

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en enfer ! moi, je dis que j’y suisdéjà !

– Oh ! pauvre chère créature ! penserque personne ne vous a jamais ditque le Seigneur Jésus vous aime,qu’il est mort pour vous ! On ne vousa pas dit qu’il viendrait à votre aide,que vous pourriez aller au ciel etvous y reposer à la fin ?

– Moi ! que j’aie la chance d’aller auciel ! dit la femme ; est-ce pas là quevont les blancs ? supposons qu’ilsme rattrapent encore là-haut ? j’aimemieux aller en enfer et en avoir finides maîtres et des maîtresses ! oui, jel’aime mieux ! » dit-elle ; et,rechargeant son panier sur sa tête

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avec son gémissement habituel, elles’éloigna.

Tom reprit tristement le chemin dulogis. Dans la cour il rencontra lapetite Eva, une guirlande detubéreuses sur la tête, et les yeuxrayonnants de joie.

« Oh Tom ! vous voilà ! je suis bienaise de vous avoir trouvé ! papa veutque vous atteliez tout de suite lesponeys, pour me mener promenerdans ma petite voiture neuve, dit-elle. Mais qu’y a-t-il, Tom ? vousavez l’air si grave !

– Je ne suis pas à mon aise, miss Eva,dit Tom ; je vais tout de même atteler

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les chevaux.

– Dites-moi, Tom, qu’y a-t-il ? jevous ai vu causer longtemps aveccette vieille grognon de Prue. »

Tom conta l’histoire de la femme àEva, en son langage simple et naïf.

Elle ne se récria pas, ne s’étonna pas,ne pleura point, comme l’eussent faitd’autres enfants. Ses joues devinrentpâles, et une ombre profonde voilal’éclat de ses yeux. Elle appuya sesdeux mains sur sa poitrine, etsoupira péniblement.

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Chapitre20

Suite desexpériences etopinions de missOphélia.

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Tom, il est inutile de mettreles chevaux, je ne sortiraipas.

– Pourquoi, miss Eva ?

– Ces choses m’entrentdans le cœur, Tom, dit

Eva ; elles m’y entrent si avant !répéta-t-elle d’un air grave ; non, jene sortirai pas. » Et laissant Tom,elle rentra dans la maison.

Peu de jours après, une autre femmevint à la place de Prue apporter desbiscottes. Miss Ophélia était à lacuisine.

« Eh Seigneur ! s’écria Dinah, qu’est-ce que Prue a donc attrapé ?

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– Prue ne reviendra plus, ditmystérieusement la femme.

– Pourquoi ? demanda Dinah ; ellen’est pas morte ?

– Nous ne le savons pas au juste. Elleest en bas, dans la cave, » répliqua lafemme, jetant un coup d’œil du côtéde miss Ophélia. Celle-ci choisit lesbiscottes, et Dinah suivit la porteusedehors.

« Qu’a donc Prue ? »

La femme, qui semblait partagéeentre le désir de parler et unecertaine crainte, répondit à voixbasse :

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« Eh bien ! vous ne le direz àpersonne : Prue s’est encore grisée ;– ils l’ont descendue dans la cave ;ils l’y ont laissée tout le jour, – et jeleur ai entendu dire que les mouchess’étaient mises après elle, et elle estmorte ! »

Dinah leva les mains au ciel ; elle seretourna, et aperçut à ses côtés lafigure aérienne d’Evangeline : sesgrands yeux mystiques étaientdilatés d’horreur, et le sang avaitabandonné ses joues et ses lèvres.

« Dieu nous bénisse ! miss Eva setrouve mal ! A quoi que je pensais delui laisser entendre ça ! Son papa vaêtre comme fou !

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– Je ne me trouverai pas mal, ditl’enfant avec fermeté. Et pourquoi nel’entendrais-je pas ? Ce n’est pas sidouloureux pour moi de l’entendreque pour la pauvre Prue de l’endurer.

– Seigneur bon Dieu ! de pareilleshistoires sont pas faites pour degentilles et délicates demoisellescomme vous ! – y aurait de quoi lestuer ! »

Eva soupira et remonta l’escalier àpas lents.

Miss Ophélia s’enquit de ce qui étaitarrivé : Dinah le lui conta à sa façonprolixe, et Tom ajouta ce qu’il avaitappris de la malheureuse femme, le

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matin où il l’avait suivie.

« C’est une chose abominable,horrible ! s’écria-t-elle, comme elleentrait dans le salon où Saint-Clairlisait le journal.

– Quelle nouvelle iniquité y a-t-ilencore sous le soleil ? demanda-t-il.

– Quelle iniquité ?… ces misérablesont fait mourir Prue sous le fouet ! »Et elle commença le récit avecvivacité, en insistant sur les détails.

« Je pensais que cela finirait ainsi unjour ou l’autre, dit Saint-Clair,continuant de lire son journal.

– Vous le pensiez !… et n’allez-vous

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pas faire quelque chose ? N’y a-t-ilpas des magistrats qui puissentintervenir, faire une enquête ?

– On suppose généralement quel’intérêt du propriétaire est unegarantie suffisante pour la propriété.S’il plaît aux gens de se ruiner, je nesais trop qu’y faire. Il paraît que lapauvre créature s’enivrait et volait,ce qui ne contribuera pas à exciterles sympathies en sa faveur.

– Mais c’est infâme ! – c’est odieux,Augustin ! cela crie vengeance contrevous !

– Ma chère cousine, je n’y suis pourrien, et n’y puis rien. La chose eût-

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elle dépendu de moi, je l’auraisempêchée. Si des gens bornés etbrutaux suivent leurs instinctsgrossiers, que voulez-vous que j’yfasse ? Ils ont un pouvoir absolu : cesont des despotes irresponsables. Aquoi servirait d’intervenir ? Il n’y apas de lois applicables à de pareilscas. Le mieux est donc de fermer lesyeux et les oreilles, et de laisserpasser. C’est l’unique ressource quinous reste.

– Comment pouvez-vous fermer vosyeux et vos oreilles ? Commentpouvez-vous laisser passer depareilles choses !

– Ma chère enfant, comment espérer

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mieux ? voilà toute une classe avilie,irritante, indolente par nature, livrée,sans contrat ni conditions, auxmains de ceux dont se compose lamajorité de notre monde : gens peuscrupuleux, sans nulle habitude de sedominer, qui ne sont pas mêmeéclairés sur leurs propres intérêts, –et c’est le cas de la plus grandemoitié du genre humain. Dans unerépublique ainsi organisée, que peutfaire un homme d’honneur, sinonfermer les yeux tant fort qu’il peut, etse cuirasser le cœur ? Je ne peux pasacheter chaque pauvre misérable queje rencontre. Je ne puis pas m’érigeren chevalier errant, et entreprendre

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de redresser chaque tort individueldans une ville comme celle-ci. Toutce que je puis, c’est de m’en tenir àl’écart. »

La belle figure de Saint-Clairs’assombrit un moment, il prit l’airsoucieux ; mais, évoquant presqueaussitôt un gai sourire, il dit :

« Allons, cousine, ne restez pas làdebout comme une des inflexiblesparques. – Vous n’avez faitqu’appliquer votre œil au trou durideau, qu’entrevoir ce qui se passe,sous une forme ou sous l’autre, dansle monde entier. Si nous voulionssonder toutes les lugubresprofondeurs de la vie, nous n’aurions

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plus le cœur à rien. Je vous l’ai déjàdit, c’est aussi périlleux qued’examiner de trop près les mystèresde la cuisine de Dinah. » Saint-Clairse rejeta en arrière sur le sofa, et sereplongea dans son journal.

Miss Ophélia s’assit, tira sonouvrage, et se mit à tricoter avec laverve de l’indignation : elle setaisait ; mais le feu couvait audedans ; enfin, il éclata :

« Je vous dis, Augustin, que si vouspouvez prendre votre parti desemblables choses, moi, je ne le puis.C’est abominable à vous de défendreun pareil système ! – voilà mon avis.

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– Quoi ? dit Saint-Clair en levant lesyeux. Encore !…

– Je répète que c’est tout à faitabominable à vous de défendre un telsystème ! s’écria miss Ophélia avecune chaleur croissante.

– Moi, le défendre ! qui a jamais ditque je le défendais ?

– Certainement, vous le défendez, –vous tous, – vous autres gens duSud ! sinon pourquoi auriez-vous desesclaves ?

– Etes-vous assez innocente, machère cousine, pour supposer quepersonne en ce monde ne fait que cequ’il croit être bien ? vous-même

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n’avez-vous jamais rien fait, nefaites-vous jamais rien qui s’écartede la droite ligne ?

– Si cela m’arrive, je m’en repens,j’espère, dit miss Ophélia faisantjouer ses aiguilles avec énergie.

– Moi aussi, reprit Saint-Clair enpelant une orange ; je passe ma vie àme repentir.

– Pourquoi continuez-vous alors ?

– N’avez-vous jamais continué defaire mal, après vous être repentie,ma bonne cousine ?

– Peut-être ; quand la tentation étaittrès-forte, dit miss Ophélia.

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– Eh bien ! pour moi aussi latentation est forte, reprit Saint-Clair.C’est là que gît la difficulté.

– Mais, du moins, je suis toujoursrésolue à rompre avec le mal, et j’ytâche.

– J’ai pris la même résolution plusde cent fois depuis dix ans ; mais jene sais comment cela se fait, je n’ensuis pas plus avancé. Vous êtes-vousdébarrassée de tous vos péchés,vous, cousine ?

– Cousin Augustin, dit miss Ophéliaavec sérieux en interrompant sontricot, vous avez sans doute raisonde réprouver mes erreurs. Je sais que

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tout ce que vous dites est vrai, –personne ne le sent plus que moi ;mais il me semble, cependant, qu’il ya quelque différence entre nous. Jecrois que je me couperais la maindroite plutôt que de continuer à faire,de jour en jour, ce que je juge êtremal. Ma conduite, il est vrai, n’estpas toujours d’accord avec maprofession de foi, et c’est en quoi jemérite votre blâme.

– Maintenant, cousine, dit Augustins’asseyant sur le parquet, et posantsa tête sur les genoux de missOphélia, n’y mettez pas tant desolennité ! Vous savez que j’aitoujours été un impertinent garçon,

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un franc vaurien, j’aime à voustaquiner, – voilà tout, – pour vousvoir un peu en colère. Je vous croisparfaite, d’une bonté désespérante !Rien que d’y penser, m’énerve, metue presque !

– Mais il s’agit d’un sujet grave, moncher enfant, mon Auguste, repritmiss Ophélia posant sa main sur lefront du jeune homme.

– Dites lugubre ! et je ne peux jamaisparler sérieusement quand il faitchaud. Avec les moustiques et lereste, impossible de prendre l’essorvers les sublimes hauteurs de lamorale. Mais, j’y pense, dit Saint-Clair se relevant tout à coup, voilà

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une théorie toute trouvée ! Jecomprends maintenant pourquoi lespeuples du Nord sont plus vertueuxque ceux du Sud, – je saisis lescauses et les effets.

– Oh ! Augustin, vous êtes un vraibrise-raison !

– Le suis-je ? eh bien, je l’admets.Mais, par extraordinaire, je veux êtresérieux ; passez-moi cette corbeilled’oranges. – Si je fais cet effort,tenez-vous prête à me « faire revenirle cœur avec du vin, et faites-moi une

couche de pommes [34]. » – A présent,dit Augustin en tirant à lui lacorbeille, je commence : Lorsque,

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dans le cours des événementshumains, un homme juge nécessairede tenir captifs deux ou troisdouzaines de ses semblables, vers deterre comme lui, une certainedéférence pour les préjugés de lasociété exige…

– Je ne vois pas que vous deveniezplus sérieux, dit miss Ophélia.

– Attendez ! j’y arrive. Vous allezvoir. Le fait est, cousine, dit-il, sabelle figure prenant tout à coup uneexpression grave et réfléchie, que,sur cette question abstraite del’esclavage, il ne peut y avoir, à monsens, qu’une seule opinion. Lesplanteurs, qui en tirent de l’argent, –

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les hommes d’église, qui veulentplaire aux planteurs, – les politiques,qui s’en servent pour gouverner, –peuvent fausser la langue et plier lamorale à un degré qui émerveillera lemonde ; ils peuvent enrôler à leurservice la nature, la Bible, et qui saitencore quoi ! mais, après tout, ni euxni le monde n’en croient une syllabe.Bref, la chose vient du diable ; et, àmon avis, c’est un assez joliéchantillon de ce qu’il sait faire. »

Miss Ophélia cessa de tricoter et leregarda toute surprise. Saint-Clairparaissait jouir de son étonnement.

« Vous ouvrez de grands yeux !Puisque vous m’avez mis sur ce

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chapitre, j’en aurai le cœur net. Cetteinstitution maudite, maudite de Dieu,maudite de l’homme, quelle est-elle ?Dépouillez-la de tous ses ornements,pénétrez à la racine et au cœur, qu’ytrouvez-vous ? parce que mon frère

Quashy [35] est ignorant et faible – etque je suis intelligent et fort, – parceque je sais comment m’y prendre, etque je le peux, il m’est loisible de luivoler tout ce qu’il a, de le garder, etde ne lui donner que ce qui meconvient. Ce qui est trop pénible,trop sale, trop déplaisant pour moi,sera de droit la besogne de Quashy.Parce que je n’aime pas à travailler,Quashy travaillera ; – parce que le

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soleil me brûle, Quashy endureral’ardeur du soleil. Quashy gagneral’argent, je le dépenserai. Quashy secouchera dans les mares du chemin,afin que je passe à pied sec. Quashyfera ma volonté, non la sienne, tousles jours de sa vie, avec la chance degagner le ciel à la fin, si je le jugeconvenable. Voilà, en résumé, tout cequ’est l’esclavage. Je défie qui que cesoit de lire notre Code noir, tel qu’ilexiste dans nos livres de lois, et d’entirer autre chose. On parle des abusde l’esclavage ! hâblerie. La choseelle-même est l’essence de tout abus.Et si la terre ne s’enfonce pas sousnous, comme Sodome et Gomorrhe,

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c’est que nous en usons encore d’unefaçon discrète. Moitié par pitié,moitié par honte, parce que noussommes des hommes nés de femmes,et non des bêtes sauvages, la plupartd’entre nous ne se servent pas, –n’osent pas se servir du terriblepouvoir que nos impitoyables loismettent entre nos mains. Celui qui vale plus loin, celui qui fait le pire,reste encore dans les limites que laloi lui assigne. »

Saint-Clair s’était levé, et cédant àson exaltation, il marchait à pasprécipités. Son beau visage, d’unepureté de ligne grecque, brûlait dufeu de l’indignation. Ses grands yeux

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bleus flamboyaient, et ses gestes sepassionnaient à son insu. MissOphélia ne l’avait jamais vu ainsi ;elle le contemplait en silence.

« Je vous déclare, dit-il, s’arrêtanttout à coup devant sa cousine, – maisque sert de sentir, que sert deparler ? – je vous déclare qu’il y a eudes moments où j’ai pensé que si lepays venait à être englouti, avectoutes ses iniquités et toutes sesmisères, je disparaîtrais de bon cœuravec lui. Lorsque, pendant mestournées de propriétaire, pendantmes voyages sur les fleuves à bord denos bateaux, j’ai rencontré quelquebrute, ignoble, dégoûtante, indigne

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du nom d’homme, et que je me suisdit : Nos lois l’autorisent à devenir ledespote absolu d’autant de créatureshumaines qu’il en peut acheter avecl’argent du vol, de la fraude ou dujeu, – quand j’ai vu de pareils êtresen souveraine possession de faiblesenfants, de jeunes filles, de femmes,– j’ai été tenté de maudire mon pays,de maudire ma race !

– Augustin ! Augustin ! vous en avezassez dit, certes. De ma vie je n’airien entendu de semblable, mêmedans le Nord.

– Dans le Nord, dit Saint-Clairchangeant tout à coup d’expression,et reprenant son ton habituel

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d’insouciance. Pouah ! vos gens duNord ont le sang glacé. Vous êtesfroids en tout. Vous ne pouvez vousdécider à maudire à tort et à traverscomme nous, une fois que nous nousy mettons.

– Mais, reprit miss Ophélia, laquestion est…

– Oui, assurément, la question est –et c’est une diable de question ! –comment en êtes-vous venus à cetexcès de souffrance et de mal ? Ehbien, je vous répondrai avec lesbonnes vieilles paroles que vousaviez coutume de m’enseigner lesdimanches : « J’y suis venu par lepéché originel. » Mes esclaves

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étaient ceux de mon père, et qui plusest, ceux de ma mère ; maintenant ilssont miens, eux et leur descendance,qui ne laisse pas que d’être un itemassez considérable. Mon père, vousle savez, arriva du Nord : il étaitprécisément de la même trempe quele votre, – un vieux Romain,énergique, droit, doué d’une âmenoble et d’une volonté d’acier. Votrepère s’établit dans la Nouvelle-Angleterre pour régner sur des rocs,des pierres, et forcer la nature depourvoir à son existence ; le miens’établit dans la Louisiane pourrégner sur des hommes, des femmes,et les forcer de pourvoir à sa vie.

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« Ma mère, poursuivit Saint-Clair selevant, et s’arrêtant à l’autre bout dela chambre devant un portrait, qu’ilcontempla avec une vénérationfervente, ma mère était divine ! Neme regardez pas ainsi ! – Vous savezce que je veux dire. Elle pouvait êtrede race mortelle, mais jamais je n’aipu découvrir en elle une trace defaiblesse humaine ou d’erreur ; ettous ceux qui se la rappellent,esclaves ou hommes libres,serviteurs ou amis, en disent autant.Eh bien, cousine, depuis des annéescette mère s’est dressée, seule, entremoi et l’abîme d’une complèteincrédulité. Elle était une

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incarnation de l’Evangile ; unepreuve vivante de sa vérité, un êtreinexplicable et inexpliqué, autrementque par la foi. O mère ! mère ! » ditSaint-Clair, joignant les mains avectransport : puis, réprimant sonémotion, il revint s’asseoir surl’ottomane et continua :

« Nous étions jumeaux mon frère etmoi. On prétend que les jumeauxdoivent se ressembler ; nous, nousdifférions de tous points. Il avait lesyeux noirs et ardents, des cheveuxd’ébène, un profil romain très-accentué, un teint brun et robuste.J’avais les yeux bleus, les cheveuxblonds, la ligne grecque, le teint

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blanc et délicat. Il était actif etobservateur ; j’étais rêveur etindolent. Généreux envers ses amiset ses égaux, il était orgueilleux,dominateur, arrogant avec lesinférieurs, et impitoyable pour toutce qui prenait parti contre lui. Tousdeux nous avions le respect de lavérité : lui, par hauteur et parcourage ; moi, par amour de l’idéal.Nous nous aimions comme s’aimentles garçons, par accès et par éclipses.Il était le favori de mon père ; j’étaiscelui de ma mère.

« J’avais sur tous les sujets possiblesune sensibilité maladive, uneintensité de sensations, que mon

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père et mon frère ne comprenaientpas le moins du monde, et aveclesquelles ils ne pouvaientsympathiser. Il en était autrement dema mère. Quand je m’étais querelléavec Alfred, et que mon père meregardait d’un œil sombre, j’avaiscoutume d’aller la trouver dans sachambre, et de m’asseoir près d’elle.Je me rappelle son attitude, ses jouespâles, ses yeux profonds, doux etsérieux, ses vêtements blancs ; – elleportait toujours du blanc, – et jepensais à elle quand je lisais, dansl’Apocalypse, la description dessaints revêtus de robes de fin lind’une blancheur éblouissante. Elle

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avait du génie pour beaucoup dechoses, mais surtout en musique.Souvent assise devant son orgue, ellejouait les beaux et majestueux airs del’Eglise catholique ; elle les chantaitde sa voix d’ange ; et j’appuyais matête sur ses genoux, je pleurais, jesentais, je rêvais, – sans bornes nimesure, – des choses pour lesquellesje n’avais point de mots.

« En ces jours-là, cette question del’esclavage n’avait jamais étésoulevée, discutée, commemaintenant. Personne n’y voyait demal.

Mon père était né aristocrate. Je mefigure que, dans quelque

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préexistence, il avait occupé un hautrang parmi les esprits qui composentla hiérarchie céleste, et qu’il en avaitgardé l’orgueil ; tant cet orgueil decœur était inné et incarné en lui,quoiqu’il fût originairement d’unefamille pauvre et nullement noble.Mon frère était créé à son image.

« Or, un aristocrate, comme voussavez, n’a, dans le monde entier,aucune sympathie humaine, par delàune certaine limite sociale. EnAngleterre, cette limite s’arrête àcertain point ; dans l’empire Birmanà tel autre ; en Amérique, à un autreencore ; mais l’aristocrate de cesdivers pays ne la franchit jamais. Ce

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qui serait abus, détresse, injusticedans sa propre classe, devient dansune autre une froide nécessité. Laligne de démarcation de mon pèreétait la couleur. Jamais il n’y euthomme plus juste, plus généreuxparmi ses égaux ; mais il considéraitle nègre, à travers toutes lesdégradations possibles de nuance,comme un lien intermédiaire entrel’homme et la brute, et basait surcette hypothèse toutes ses idées dejustice et de générosité. Je présumeque si on lui eût demandé, à brûle-pourpoint : « Croyez-vous que cesgens-là aient des âmesimmortelles ? » il eût fini, après

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quelques « hem ! ha ! » parrépondre : « Oui. » Mais mon pèren’était pas homme à se troublerbeaucoup de spiritualisme. Tous sessentiments religieux se bornaient àvénérer Dieu, comme le chef suprêmeet accepté des hautes classes.

« Mon père occupait environ cinqcents nègres. Il était inflexible,exigeant, pointilleux en affaires :tout devait marcher par système,avec une exactitude rigoureuse.Maintenant, si vous mettez en lignede compte que cette précisionmathématique était exigée d’unebande d’esclaves paresseux, pillards,désordonnés, qui, de leur vie,

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n’avaient eu pour stimulant que ledésir d’esquiver le travail et« d’escroquer le temps » comme vousdites, vous autres gens de Vermont,vous comprendrez qu’il dut se passersur la plantation nombre de chosesdes plus horribles et des plusdouloureuses pour un enfant sensitifcomme moi.

« De plus, il y avait un commandeur,– grand, efflanqué, muni de deuxpoings vigoureux, renégat de l’Etatde Vermont (pardonnez, chèrecousine), qui, après avoir fait unapprentissage régulierd’endurcissement et de brutalité,prenait ses degrés dans la pratique.

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Ma mère n’avait jamais pu lesouffrir, ni moi non plus ; mais ilexerçait sur mon père un très-grandascendant, et cet homme était ledespote absolu du domaine.

« J’étais alors un petit garçon ;j’avais le même amour que j’aiencore pour toutes choses humaines,– une sorte de passion pour l’étudede l’humanité, sous n’importe quelleforme. Je fréquentais les cases, je meglissais dans les cultures, parmi lestravailleurs, dont j’étaisnaturellement le grand favori : touteespèce de plaintes, de griefs,m’arrivaient aux oreilles ; je lesrapportais à ma mère, et à nous deux

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nous formions une sorte de comitépour le redressement des torts. Nousavions empêché et réprimé beaucoupde cruautés, et nous nous félicitionsd’avoir fait tant de bien, lorsque,comme il arrive souvent, mon zèleoutrepassa les bornes. Stubbs seplaignit de ne pouvoir plusgouverner les esclaves, et menaçad’abandonner son poste. Bien quetendre et indulgent mari, mon pèrene reculait jamais devant ce qu’iljugeait nécessaire. Il posa son pied,comme un roc, entre nous et lestravailleurs des champs. Il signifia àma mère, dans un langageparfaitement respectueux, mais très-

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positif, qu’elle était entièrementmaîtresse des serviteurs du dedans,mais qu’elle n’eût pas à se mêler deceux du dehors. Il la respectait plusqu’aucun être vivant ; mais il en eûtdit autant à la Vierge Marie si elle eûtentravé son système.

« J’entendais quelquefois ma mèreraisonner avec lui, et s’efforcerd’éveiller ses sympathies. Il écoutaitses plus touchants appels avec unepolitesse désespérante. « Toutaboutit à ceci, disait-il : dois-jerenvoyer Stubbs ou le garder ?Stubbs est la ponctualité,l’honnêteté même, un hommed’affaires essentiel, et aussi humain

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que la plupart des gens. Nous nepouvons avoir la perfection ; si je legarde, je dois maintenir sonadministration dans son ensemble,quand même il se passerait, de tempsà autre, des choses exceptionnelles.Tout gouvernement implique unesévérité nécessaire. On ne peut jugerles règles générales d’après les casparticuliers. » Mon père semblaitconsidérer cette dernière maximecomme une décision souveraine enmatière de cruauté. Après l’avoirprononcée, il s’étendaitordinairement sur le sofa, en hommequi en a fini des affaires, et qui sedispose à faire un somme, ou à lire le

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journal, selon l’occasion.

« Le fait est que mon père avait de lavocation pour être homme d’Etat. Ileût partagé la Pologne aussiaisément qu’une orange, ou foulésystématiquement aux pieds lapauvre Irlande, sans le moindrescrupule. Enfin, ma mère céda, endésespoir de cause. On ne sauraqu’au jour du Jugement Dernier ceque de nobles et sensitives naturescomme la sienne ont souffert de leurimpuissance, plongées dans cegouffre d’injustice et de cruauté,dont elles comprennent seules lesténébreuses horreurs. Pour ces âmesd’élite, notre monde est un enfer

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anticipé ! Que lui restait-il, à elle ?ses enfants, et la consolation de lesélever dans ses vues, avec sessentiments. Eh bien, après tout cequ’on a dit de l’éducation, l’hommedemeure ce qu’il est par nature, etrien de plus. Alfred était aristocrateau berceau ; à mesure qu’il grandit,toutes ses sympathies, tous sesraisonnements prirent cettedirection, et les exhortations de mamère furent jetées aux vents. Ellespénétrèrent, au contraire,profondément en moi. Jamais elle necontredisait ouvertement ce quedisait mon père ; jamais elle nesemblait différer d’avis avec lui ;

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mais elle burinait au fond de monâme, en caractères de feu, de toute laforce de sa noble et ferme conviction,l’idée de l’excellence suprême del’âme humaine. Je la regardais enface avec un respect mêlé d’effroi,lorsque, me montrant le ciel étoilé,elle me disait : « Vois-tu, Auguste !toutes ces étoiles s’éteindront, maisl’âme du plus pauvre, du dernier denos esclaves, leur survivra. – L’âmevit autant que Dieu ! »

« Elle avait quelques vieux tableaux,un entre autres qui représentaitJésus guérissant un aveugle. Ilsétaient très-beaux, et me faisaientune vive impression. « Regarde,

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Auguste, disait-elle ; l’aveugle étaitun mendiant, pauvre, repoussant àvoir ; c’est pourquoi IL ne voulut pasle guérir de loin ! IL l’appela, etapposa ses mains sur lui. Rappelle-toi cela, mon enfant. » Ah ! s’il m’eûtété donné de grandir près d’elle, ellem’eût élevé à je ne sais quel degréd’enthousiasme. – J’aurais pudevenir un saint, un réformateur, unmartyr. – Mais, hélas ! hélas ! je laquittai que je n’avais que treize ans,et je ne l’ai plus revue ! »

Saint-Clair se cacha la figure dansses mains, et se tut pendant quelquesminutes. Enfin il releva la tête, etpoursuivit :

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« Quelle pauvre et mesquineprétention que la vertu humaine !Affaire de latitude, de longitude, deposition géographique, jointe auxinstincts naturels : un hasard, pourla plupart d’entre nous. Votre père,par exemple, s’établit dans l’Etat deVermont, où, par le fait, tous sontégaux et libres ; il devient membrerégulier d’une église, diacre ; il faitpartie, avec le temps, d’une SociétéAbolitionniste, et nous regarde tousà peu près comme des païens.Cependant, de constitution,d’habitudes, c’est le duplicata demon père. Je vois pointer decinquante façons le même esprit,

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orgueilleux et dominateur. Voussavez à merveille qu’il seraitimpossible de persuader à quelques-uns des gens de votre village, que lesquire Saint-Clair se croit de la mêmepâte qu’eux. Le fait est que, bienqu’il soit tombé à une époque dedémocratie, et qu’il ait embrassé lathéorie démocratique, il estaristocrate de cœur, tout autant quemon père, qui régnait sur cinq à sixcents nègres. »

Miss Ophélia eût envie de contesterla vérité de cette peinture ; elle posason tricot pour commencer : Saint-Clair ne lui en laissa pas le temps.

« Je sais d’avance ce que vous

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m’allez dire. Je ne prétends pasqu’ils se ressemblassent exactement.L’un se trouva placé dans uneposition où tout réagissait contre satendance naturelle ; l’autre, dans unesituation où tout la favorisait : ensorte que l’un tourna au vieuxdémocrate, passablement volontaireet têtu ; l’autre, au vieux despoteinflexible et arrogant. Si tous deuxeussent possédé des plantations à laLouisiane, ils auraient été aussisemblables que deux balles jetées aumême moule.

– Quel garçon irrévérencieux vousfaites ! dit miss Ophélia.

– Je ne veux pas leur manquer de

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respect, reprit Saint-Clair ;d’ailleurs, vous savez que le respectn’est pas mon fort. Mais, pour enrevenir à mon histoire :

« Mon père en mourant légua toutesa propriété à ses fils jumeaux, monfrère et moi, pour être partagéecomme nous l’entendrions. Il n’y apas sous le soleil une âme plus noble,un homme plus généreux qu’Alfred,en ce qui touche ses égaux. Aussicette question de propriété fut-ellevidée entre nous sans un seul motd’aigreur ou de dissentiment. Nousconvînmes de faire valoir ensemble ;et Alfred, dont la vie extérieure et lesoccupations avaient doublé les

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forces, devint un planteurenthousiaste et des plus prospères.

« Mais deux ans d’épreuve meconvainquirent que l’association nepourrait durer. Posséder un troupeaude sept cents êtres humains, sans lesconnaître personnellement, sans yprendre un intérêt individuel ; lesvoir achetés, vendus, parqués,nourris, dressés à une précisionmilitaire, exploités comme autant debêtes à cornes ; – le problème, sanscesse renaissant, d’en obtenir tout letravail possible en réduisant le pluspossible les jouissances les pluscommunes de la vie ; la nécessité desurveillants, de commandeurs ;

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l’indispensable fouet, premier,dernier et unique argument : – toutcela m’était nauséabond ; et quand jepensais à l’estime que faisait mamère d’une pauvre âme humaine, oh !alors, c’était effroyable !

« Qu’on ne vienne pas me dire queles esclaves jouissent de cet état dechoses ! je n’ai pas la patienced’entendre les incroyables sottisesque débitent quelques-uns de vosprotectionnistes du Nord, dans leurzèle à justifier nos péchés. Noussavons à quoi nous en tenir. Oserprétendre qu’un homme vivant peutse complaire à travailler tous lesjours, depuis l’aube jusqu’à la nuit,

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sous l’œil constant d’un maître, sanspouvoir se permettre un seul acte desa volonté propre, sans cesseappliqué à la même fatigante etstérile besogne, le tout pour deuxpantalons et une paire de soulierspar an, et juste assez de nourriture etd’abri pour le maintenir sur pied :c’est par trop abuser aussi de laparole ! Un homme qui soutient quedes créatures humaines peuvent, engénéral, s’accommoder de cettefaçon de vivre tout aussi bien qued’une autre, mérite d’en essayer.Pour mon compte, j’achèterais lemisérable, et le mettrais à la tâche,sans le moindre remords.

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– J’avais toujours supposé, dit missOphélia, que vous autres gens duSud approuviez ces choses, et lescroyiez justifiées par la sainteEcriture.

– Mensonges ! nous n’en sommes pasencore réduits là. Alfred, qui est undespote des plus déterminés, n’ajamais eu recours à ce genre dedéfense. Non ; dans son orgueil il setient de pied ferme sur ce bon, vieuxet respectable terrain, le droit du plusfort. Il dit, avec assez de justesse, àmon sens, que le planteur américainne fait, sous une autre forme, que ceque l’aristocratie et les capitalistesfont en Angleterre pour les classes

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inférieures : à savoir, les approprier,os et chair, âme et corps, à leur usageet convenance. Il défend son systèmeet le leur au moins d’une façonlogique. Il dit qu’il ne peut y avoir dehaute civilisation sans l’esclavagedes masses, nominal ou réel. Il faut(toujours selon lui) une classesubalterne, adonnée aux travauxphysiques et bornée à la vie animale,afin de ménager à la classesupérieure des richesses et du loisirpour se cultiver, développer sonintelligence, et devenir l’âmedirigeante des infimes. Il raisonneainsi, parce que, comme je vous l’aidit, il est né aristocrate ; moi, je n’en

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crois rien, parce que je suis nédémocrate.

– Comment comparer deux choses sidifférentes ? reprit miss Ophélia. Letravailleur anglais n’est ni acheté, nivendu, ni séparé de sa famille, nifouetté.

– Il dépend autant de celui quil’emploie que s’il lui était vendu. Leplanteur peut faire mourir l’esclaveréfractaire sous le fouet ; lecapitaliste peut l’affamer. Quant à lasécurité de la famille, il est difficilede décider lequel vaut le mieux, devoir vendre ses enfants, ou de lesvoir mourir de faim au logis.

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– Mais, prouver que l’esclavage n’estpas pire que tel autre abus, ce n’estpas le justifier.

– Ce n’est pas non plus ce que jeprétends faire ; je dirai même quenotre violation des droits humainsest la plus audacieuse et la plusflagrante. Acheter un homme commeon achèterait un cheval, examiner sesdents, faire craquer ses jointures,essayer son pas, et le payer à beauxdeniers comptants, autoriser desspéculateurs, des nourrisseurs, desmarchands, des courtiers, àbrocanter d’âmes et de corpshumains, – c’est traduire aux yeux dumonde civilisé, sous sa forme la plus

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saisissante, ce qui n’est au fond quela même chose, la confiscation d’uneclasse au profit de l’autre, sansgrand souci du bien-être de la classeconfisquée.

– Je n’avais jamais envisagé laquestion de ce point de vue.

– Eh bien, j’ai voyagé quelque peu enAngleterre, j’ai parcouru bon nombrede documents sur l’état de sesclasses inférieures, et je ne crois pasqu’on puisse contester l’assertiond’Alfred, que ses esclaves sont mieuxtraités qu’une grande portion de lapopulation anglaise. Il ne faut pasconclure de ce que je vous ai ditqu’Alfred soit ce qu’on appelle un

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dur maître ; c’est un despoteimpitoyable pour touteinsubordination. Il tirerait sur unnègre qui lui tiendrait tête, avecaussi peu de remords que sur undaim ; mais, en général, il met unesorte d’orgueil à ce que ses esclavessoient bien nourris et bien logés.

« Lorsque nous étions associés,j’insistai pour qu’il leur fit donner del’instruction. Dans son désir de mecomplaire il eut un chapelain, et lesfit catéchiser le dimanche ; mais jesuis convaincu, qu’à part lui, ilpensait qu’autant eût valu donner unaumônier à ses chiens et à seschevaux. De fait, que peuvent

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quelques heures d’enseignement, unjour sur sept, pour la réforme d’unecréature stupéfiée, abrutie, livrée àtoutes sortes de mauvaisesinfluences depuis sa naissance, etcourbée toute la semaine sous lepoids d’un écrasant travail ? Lesinstituteurs des écoles du dimanchedans les districts manufacturiers del’Angleterre, et sur nos plantations,pourraient peut-être témoigner desmêmes résultats, ici et là. Cependantil y a chez nous quelques exceptionsfrappantes, qui tiennent au sentimentreligieux, plus développé chez lenègre que chez le blanc.

– Enfin, dit miss Ophélia, comment

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en êtes-vous venu à renoncer à votrevie de planteur ?

– Nous cheminions ensemble tantbien que mal, poursuivit Saint-Clair ;mais Alfred s’aperçut que je nepouvais me faire à cette vie. Aprèsavoir réformé, changé, amélioréselon mes idées, il trouvait absurdeque je ne fusse jamais content. –Après tout, c’était la chose mêmeque je haïssais : le servage de ceshommes, de ces femmes ! l’ignorance,la brutalité, le vice à perpétuité,battant monnaie pour moi !

« De plus, j’intervenais toujours dansles détails. Moi, le plus paresseuxdes mortels, je compatissais trop aux

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paresseux ; et quand les pauvresdiables, en cherche d’expédients,mettaient des pierres au fond despaniers de coton pour les faire peserdavantage, ou remplissaient leurssacs de terre, masquée d’une légèrecouche de duvet, je me disais que j’enaurais fait tout autant à leur place ;et je ne pouvais pas, je ne voulais paspermettre, qu’on les fouettât. C’étaitnaturellement la ruine de toutediscipline : et Alfred et moi nous envînmes précisément au même pointoù j’en étais venu avec mon dignepère, plusieurs années auparavant. Ilme dit que j’étais sentimental,efféminé, que je n’entendrais jamais

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rien à la vie active ; il me conseilla deplacer mes fonds dans la banque, deme retirer dans la maisonpatrimoniale, à la Nouvelle-Orléans,de faire de la poésie, et de lui laissergérer la plantation. C’est ainsi quenous nous séparâmes, et que je vinsici.

– Pourquoi n’avoir pas alorsaffranchi vos esclaves ?

– Je n’étais pas à cette hauteur. Enfaire des outils à gagner de l’argentme répugnait ; – mais les avoir pouraider à le dépenser n’avait pas un sivilain aspect. Quelques-uns étaientde vieux serviteurs de la maison,auxquels j’étais attaché, et les plus

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jeunes étaient les enfants des vieux.Tous étaient satisfaits de leur sort. »Il fit une pause, et se promena delong en large d’un air pensif. « Il y aeu un temps de ma vie, reprit-il, oùj’avais des projets, et l’espérance defaire autre chose en ce monde, qued’y flotter à la dérive. J’aspiraisvaguement à être une sorted’émancipateur – à purger ma terrenatale de cette tache, de cettesouillure ! Tous les jeunes gens onteu de ces accès de fièvre, à ce que jesuppose – Mais alors…

– Pourquoi ne pas essayer ? dit missOphélia. Vous deviez mettre la mainà la charrue et ne pas regarder en

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arrière.

– Oh ! les choses ne tournèrent passelon mon attente, et, commeSalomon, je pris la vie en dégoût.J’imagine que c’était uneconséquence nécessaire de notresagesse à tous deux. Quoi qu’il ensoit, au lieu d’être acteur etrégénérateur dans l’ordre social, jedevins un bâton flottant, et j’aitoujours depuis surnagé et tournoyéau gré des courants. Alfred megronde, chaque fois que nous nousrevoyons, et il a bon marché de moi ;car lui, il accomplit quelque chose.Sa vie est le résultat logique de sesopinions, tandis que la mienne n’est

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qu’un méprisable avortement.

– Mon cher cousin, pouvez-vous êtresatisfait de passer de la sorte cetemps d’épreuve ?

– Satisfait ! ne viens-je pas de vousdire que je m’en méprisais ? Mais, oùen étions-nous ?… Ah ! à la grandeaffaire de l’affranchissement. Je necrois pas que mes sentiments surl’esclavage me soient particuliers.Beaucoup d’hommes, au fond de leurcœur, pensent comme moi. La terregémit sous le poids de cette iniquité :fatale à l’esclave, elle est, pour lemoins, aussi funeste au maître. Iln’est pas besoin de lunettes pourvoir qu’une classe nombreuse d’êtres

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vicieux, imprévoyants, avilis, est undouble fléau, pour elle et pour nous.Le capitaliste, l’aristocrate anglaisne sentent pas de même, parce qu’ilsne se mêlent pas à la classe qu’ilsdégradent. Nous, au contraire, nousl’avons dans nos maisons ; ce sontles compagnons de nos enfants, et ilsexercent plus d’influence que noussur leurs jeunes esprits, car c’est unerace à laquelle l’enfance s’attache ets’assimile. Si Eva ne tenait pas de lanature des anges, elle serait déjàperdue. Nous pourrions tout aussibien laisser circuler la petite véroledans nos familles, et nous flatter quenos enfants ne l’attraperont pas, que

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de les croire à l’abri des dangers ducontact impur de créaturesignorantes et vicieuses. Cependant,nos lois interdisent formellement unsystème d’éducation générale, etelles font sagement ; car du jour oùune génération sera élevée, il y auraexplosion jusqu’aux nues. Si nous neleur donnions pas la liberté, ils laprendraient.

– Et comment pensez-vous que celadoive finir ?

– Je ne sais. Une chose certaine, c’estque dans le monde entier les massess’entendent et s’appellent, et que tôtou tard viendra un Dies iræ. Le mêmetravail s’opère en Europe, en

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Angleterre et dans ce pays-ci. Mamère avait coutume de me parler del’accomplissement prochain destemps, alors que régnerait le Christ,alors que tous les hommes seraientlibres et heureux. Elle m’enseignaquand j’étais enfant à dire : « Quevotre règne arrive. » Je me prendsquelquefois à penser que tous cessoupirs, tous ces gémissements, toutce fracas frémissant d’ossementsdesséchés, sont les avant-coureursde ce qu’elle croyait proche. Mais quipourra soutenir SA présence ? quipourra résister au jour de SA venue ?

– Augustin, il me semble parfois quevous n’êtes pas loin du royaume

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céleste, dit miss Ophélia. Elleinterrompit son travail et le regardaavec anxiété.

– Merci de votre bonne opinion ! –J’ai mes hauts et mes bas, – à laporte du ciel en théorie et rampantdans la poussière en pratique. Maisj’entends la cloche du déjeuner. –Allons, venez ! – Vous ne direz pasmaintenant que je n’ai pu avoir, dema vie, une conversation vraimentsérieuse. »

A table, Marie fit allusion àl’incident de Prue. « Je suppose,cousine, dit-elle, que vous nousprenez tous pour des barbares.

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– L’acte me paraît d’une révoltantebarbarie, répliqua miss Ophélia,mais je n’en conclus pas que voussoyez tous des barbares.

– Quant à moi, reprit Marie, je saisqu’il est impossible de venir à boutde quelques-unes de ces créatures.Elles sont si mauvaises qu’elles neméritent pas de vivre. Je n’ai pasl’ombre de sympathie pour desmalheurs de ce genre. Cela ne leurarriverait pas, si elles voulaient sebien conduire.

– Mais, maman, dit Eva, la pauvrefemme était trop malheureuse : c’estce qui la poussait à boire.

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– Sottises ! Bah ! comme si c’était làune excuse ! Est-ce que je ne suis pasmalheureuse, moi, bien souvent !Certes, dit-elle d’un air pensif, j’ai eude plus rudes épreuves qu’elle n’en ajamais eues ! C’est de la méchancetétoute pure. Il y a de ces gens-là qu’onne peut rompre par aucune espèce desévérité. Je me rappelle que monpère avait un nègre si paresseux,qu’il s’enfuyait, rien que pouréchapper au travail : il couchait dansles marais, volait, et faisait toutessortes de choses horribles. Il futrattrapé et fouetté, je ne saiscombien de fois, et ne s’en amendapas davantage. Après la dernière

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correction, quoiqu’il pût à peinemarcher, il se traîna jusqu’au maraiset y mourut. Il n’y avait pour celaaucun motif, car les nègres de monpère étaient toujours humainementtraités.

– Une fois, dit Saint-Clair, j’ai rompuun homme sur lequel tous lessurveillants et contre-maîtress’étaient essayés en vain.

– Vous ! se récria Marie, je seraischarmée de savoir quand vous avezjamais fait pareil exploit.

– Je vais vous le dire. C’était ungéant d’une force prodigieuse,Africain de naissance, et qui avait au

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suprême degré l’instinct sauvage dela liberté. Un véritable liond’Afrique ! On le nommait Scipion.Personne n’en pouvait rien faire. Ilfut vendu et revendu, passa desurveillant en surveillant, jusqu’à cequ’enfin Alfred l’acheta, persuadéqu’il pourrait le dompter. Un beaujour, le noir terrassa le contre-maître, et décampa dans les marais.J’étais en visite sur la plantation, carnous avions déjà cessé d’êtreassociés mon frère et moi. Alfredétait exaspéré : je lui dis qu’il y avaitde sa faute, et j’offris de parier que jematerais ce terrible rebelle ; bref, ilfut convenu que si je l’attrapais, on

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me le livrerait pour expérimenterdessus. Une bande de six ou septhommes se mit en campagne avecchiens et fusils. Les gens, commevous savez, peuvent apporter justeautant d’ardeur à chasser un hommequ’un daim : c’est affaire decoutume ; j’étais moi-mêmepassablement excité, quoique je nem’en mêlasse que comme médiateur,au cas où il serait pris.

« Eh bien ! les chiens aboyèrent,hurlèrent. Nous galopions à leursuite, et nous finîmes par faire leverle gibier. Il bondit, courut comme uncerf, et nous distança pendantquelque temps ; mais, à la fin, il se

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fourvoya dans un épais fourré deroseaux, et là, réduit aux abois, jevous assure qu’il tint vaillammenttête aux chiens. Il les lançait à droite,à gauche, et en avait assommé troisavec ses poings, quand un coup defusil le jeta bas : il tomba presque àmes pieds, blessé et saignant. Lepauvre diable me regardait avec desyeux pleins de courage et dedésespoir. Je fis reculer les chiens etles hommes qui accouraient à lacurée ; je le réclamai comme monprisonnier. C’est tout ce que je pusfaire que de les empêcher del’achever dans le feu du triomphe :mais je tenais à mon marché, et

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Alfred me le vendit. Eh bien, je memis à l’œuvre, et au bout d’unequinzaine, il fut apprivoisé : il devintaussi soumis, aussi souple, qu’onpouvait le désirer.

– Que lui aviez-vous donc fait ?demanda Marie.

– Mon procédé était des plussimples. Je l’installai dans ma proprechambre, je lui fis faire un bon lit ; jepansai ses blessures et le soignaimoi-même, jusqu’à ce qu’il fut denouveau sur pied. Puis, en tempsvoulu, je fis dresser son acted’affranchissement, et lui déclaraiqu’il pouvait aller où bon luisemblerait.

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– S’en alla-t-il ? dit miss Ophélia.

– Non. Le pauvre niais déchira lepapier en deux, et refusa absolumentde me quitter. Je n’ai jamais eu unplus brave et meilleur garçon – fidèleet franc comme l’acier. Il embrassaplus tard le christianisme, et devintdoux comme un enfant. Je lui avaisconfié la surveillance de monhabitation sur le lac ; il s’enacquittait admirablement. Je leperdis à la première invasion ducholera. De fait, il donna sa vie pourmoi. J’étais à la mort, et lorsque,cédant à une terreur panique, tout lemonde fuyait, Scipion resta, ets’escrima sur moi comme un géant,

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si bien qu’il me ramena de fort loin.Mais, pauvre garçon ! il fut pris à sontour, et il n’y eut pas moyen de lesauver. Jamais perte ne m’a été plusamère. »

Pendant ce récit, Eva s’était peu àpeu rapprochée de son père ; leslèvres entr’ouvertes, les prunellesdilatées, elle l’écoutait avec unintérêt passionné.

Quand il eut fini, elle jeta ses deuxbras autour de son cou, fondit enlarmes et sanglota convulsivement.

« Eva, chère fille ! qu’as-tu ? qu’y a-t-il ? dit Saint-Clair, comme le petitcorps de l’enfant tremblait de la

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violence de ses émotions. Il ne fautpas, ajouta-t-il, qu’elle écoute cessortes d’histoires. Elle est tropnerveuse.

– Non, papa, je ne suis pas nerveuse,dit Eva, se dominant tout à coup,avec une force de résolution peucommune à cet âge. Je ne suis pasnerveuse, mais ces choses-làm’entrent dans le cœur.

– Que veux-tu dire, Eva ?

– Je ne sais pas l’expliquer, papa. Jepense beaucoup, beaucoup dechoses ! Je vous les dirai peut-êtreun jour.

– Eh bien, pense tant que tu voudras,

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ma chérie, – mais surtout ne pleurepas, et ne tourmente pas papa, ditSaint-Clair. Regarde ! quelle bellepêche j’ai cueillie pour toi ! »

Eva la prit et sourit, quoique lescoins de sa bouche fussent encoreagités d’un tressaillement nerveux.

« Allons voir les poissons dorés, »ajouta-t-il en lui donnant la main ; etils se dirigèrent vers la véranda.

Peu de moments après, on entendaitde joyeux rires derrière les courtinesde soie ; Eva et Saint-Clair, courantl’un après l’autre dans les allées dujardin, se lapidaient avec des roses.

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** *

Entraînée par les aventures de gensdu monde, peut-être avons-nous tropnégligé notre humble ami Tom. Maissi le lecteur veut bien nous suivredans une petite soupente, au dessusde l’écurie, nous le remettrons aucourant. C’est une chambrettepropre, contenant un lit, une chaiseet une grossière petite table, surlaquelle est posée la Bible de Tom,auprès de son livre d’hymnes ; il estassis devant, et, penché sur sonardoise, il s’applique, de toutes sesforces, à une chose qui semble lui

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causer une grande anxiété.

Le fait est que les aspirations de Tomvers sa case étaient devenues sifortes, qu’il avait demandé à Eva unefeuille de papier. Rassemblant tout lepetit fonds de savoir littéraire qu’ildevait aux instructions de Georgie, ilavait conçu l’idée audacieused’écrire tout seul à tante Chloé, et ils’essayait à faire un brouillon surson ardoise. Il y était fort empêché,car il avait complètement oublié laforme de certaines lettres, et il nesavait trop comment se servir decelles qu’il se rappelait. Tandis qu’iltravaillait et que, dans son labeur, ilrespirait haut et péniblement, Eva se

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percha comme un oiseau sur ledossier de sa chaise, et regarda pardessus son épaule.

« Oh ! oncle Tom, quelles drôles depetites choses vous faites-là !

– Je tâche d’écrire à ma pauvre chèrefemme, miss Eva, et aux petits, ditTom, passant le revers de sa mainsur ses yeux : mais j’ai peur de pasen venir à bout.

– Si je vous aidais, Tom ? J’ai apprisà écrire un peu. L’année dernière jesavais faire toutes les lettres, maisj’ai peur aussi d’avoir oublié. »

Eva mit sa petite tête dorée à côté decelle de Tom, et tous deux

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entamèrent une grave discussion,chacun également plein de zèle etd’ignorance. Après s’être consultéset avoir pesé chaque mot, lacomposition commença, grâce à leurardente bonne volonté, à ressemblerpresque à de l’écriture.

« Oui, oncle Tom, c’est tout à fait jolià regarder ! dit Eva ; elle contemplale griffonnage d’un air ravi. Commevotre femme va être contente et vospauvres petits enfants ! C’est pitiéqu’on vous les ait fait quitter. Jedemanderai à papa de vous laisserretourner là-bas.

– Maîtresse a dit qu’elle enverraitl’argent pour me racheter dès qu’elle

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pourrait, dit Tom, et j’espère que çane tardera pas. Il y a aussi le jeunemaître, massa Georgie, qui a promisde venir me chercher ; et il m’a donnépour gage le dollar que voilà ! » Tomtira la précieuse petite pièce dedessous ses habits.

« Oh ! alors il viendra, bien sûr ! ditEva. Que je suis donc contente !

– Je voulais leur envoyer une lettre,voyez-vous, miss Eva, pour leur fairesavoir où je suis, et dire à pauvreChloé que je me trouve bien ; elleavait pris la chose si fort à cœur,pauvre âme ! »

« Tom ! » C’était la voix de Saint-

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Clair qui appelait ; au moment mêmeil parut à la porte.

Tom et Eva tressaillirent.

« Qu’est ceci ? dit Saint-Clair ens’approchant et regardant l’ardoise.

– C’est la lettre de Tom. Je lui aide àl’écrire, dit Eva. N’est-ce pas qu’elleest bien ?

– Je ne voudrais pas vous découragertous deux, reprit Saint-Clair ; mais jecrois, Tom, qu’il vaudra mieux quej’écrive la lettre pour toi ; et c’est ceque je ferai à mon retour de lapromenade.

– Il est très-important qu’il écrive,

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s’écria Eva, parce que, vous saurez,papa, que sa maîtresse va envoyer del’argent pour le racheter. Il m’a ditqu’on le lui avait promis. »

Saint-Clair pensa, à part lui, quec’était une de ces promesses en l’airque des maîtres affectueux font àleurs esclaves, pour leur allégerl’horreur d’être vendus, sans nulleintention de remplir l’attente qu’ilsont éveillée ; mais il n’en dit rien, etcommanda seulement à Tom de luiamener les chevaux pour sortir.

Ce soir-là même la lettre futrégulièrement écrite par lui, et jetéeà la poste.

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Cependant, miss Ophélia persévéraittoujours dans ses labeurs deménagère, et toute la maison, depuisDinah jusqu’au dernier marmiton,s’accordait à dire que c’étaitdécidément une personne curieuse,terme par lequel un domestique duSud témoigne de son antipathie pourses supérieurs.

La haute compagnie de l’office,Adolphe, Jane et Rosa, déclarèrentque ce ne pouvait être une dame, vuque les dames ne travaillaient pasainsi sans relâche ; de plus, missOphélia n’avait pas de belles façons :ils s’étonnaient vraiment qu’elle pûtêtre parente des Saint-Clair. Marie,

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elle-même, assurait qu’elle étaitharassée de voir la cousine Ophéliatoujours à l’ouvrage. Il est vrai queson activité était assez incessantepour justifier ces plaintes. Du matinau soir, elle ourlait, piquait, cousaitavec l’énergie de quelqu’un qui sesent aiguillonné par la nécessité ;quand le jour baissait et que lacouture avait disparu, l’inévitabletricot la remplaçait, et elle y allait dumême train. La voir était un vrailabeur !

q

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Chapitre21

Topsy.

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Un beau matin, missOphélia se livrait à sesoccupationsdomestiques, lorsque lavoix de Saint-Clair, quil’appelait, se fit entendre

au pied des escaliers.

« Descendez donc, cousine, j’aiquelque chose à vous montrer.

– Qu’y a-t-il ? demanda missOphélia, descendant, son ouvrage enmain.

– J’ai fait une acquisition qui vousconcerne, voyez ici ! » Et Saint-Clairpoussa devant elle une petitenégrillonne qui pouvait avoir huit à

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neuf ans.

Elle était des plus noires de sa race ;ses yeux ronds, brillants, inquiets,promenaient incessamment sur toutce que contenait la chambre leursétincelantes prunelles de jais. Sabouche, entr’ouverte d’étonnementen présence des merveilles querenfermait le salon du nouveaumaître, laissait apercevoir deuxrangées de dents d’un éclatant émail.Ses cheveux laineux, divisés partresses serrées en une multitude depetites queues droites, les plus drôlesdu monde, se hérissaient en toussens. Il y avait dans sa physionomieun singulier mélange de sagacité et

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d’astuce, à demi voilé sous unesolennelle expression de gravitédolente. Elle était à demi couverted’un affreux et dégoûtant sarreau detoile à sac en guenilles, et se tenaitdroite, les mains modestementcroisées devant elle. Tout l’ensemblerépondait à l’idée qu’on se fait d’unlutin, d’un malin esprit. Commel’avoua plus tard miss Ophélia,« cette petite mine sauvage etpaïenne lui avait tout d’abord faitpeur » ; aussi, se tournant vers Saint-Clair :

« Au nom du ciel, dans quel but nousamenez-vous cette chose ?

– Pour vous l’offrir, cousine ; vous

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ferez son éducation ; vous laconduirez dans le droit chemin. Ilm’a semblé que c’était un fort drôlede petit échantillon du genreburlesque – Holà ! Topsy ! – et Saint-Clair la siffla comme on siffle unchien, – régale-nous d’une petitechanson et de quelques cabrioles. »

Les yeux de jais étincelèrent d’unegaieté diabolique, et la petite choselança dans l’air, d’une voix perçante,la plus étrange mélodie nègrequ’accompagnèrent les trépidationsgrotesques de son corps et de tousses membres : elle tournait, virait,battait des mains, cognait ses genouxl’un contre l’autre à l’improviste, et

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tirait de son gosier ces bizarres sonsgutturaux qui distinguent la musiqueprimitive de sa race. Enfin, aprèsdeux prodigieuses culbutes,poussant, en façon de point d’orguefinal, une note aiguë et prolongée,plus semblable au sifflet sauvaged’une machine à vapeur qu’à aucunautre son connu, elle retomba deboutsur le tapis, les mains pieusementjointes, avec ce même air béat etsolennel que démentaient les éclairsrusés, furtifs, obliques, échappés ducoin de ses yeux.

Miss Ophélia, pétrifiée, gardait lesilence.

Saint-Clair, en vrai vaurien, jouissait

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avec un malin plaisir de sastupéfaction, et s’adressant àl’enfant :

« Topsy, lui dit-il, regarde ! c’est là tanouvelle maitresse ; je lui fais cadeaude toi. A présent, vois à te biencomporter.

– Oui, maître ! dit la petite saintenitouche, toujours grave etsolennelle, mais avec un nouveauscintillement de l’œil.

– Tu vas être sage, très-sage ; tucomprends, Topsy ?

– Oh ! oui, maître, répliqua Topsy,les mains toujours dévotementjointes, les yeux toujours miroitants.

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– Or ça, Augustin, qu’est-ce que celasignifie ? dit miss Ophélia. Lamaison regorge déjà de ces petitespestes : on ne saurait marcher sansmettre le pied dessus. Ce matin, je melève, un négrillon roule endormi dederrière ma porte ; une tête noire sedresse de dessous la table ; je heurteun troisième moricaud couché sur lepaillasson. De tous côtés, sur lesbalcons, sur les balustrades, on voitgrimacer quelque face de suie ;partout moricauds, moricaudes,négrillons, négrillonnes, dorment,rient, pleurent, cabriolent, se roulentà terre, et fourmillent sur le plancherde la cuisine. Au nom du ciel,

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pourquoi nous embarrasser d’une deplus ?

– Pour vous la donner à élever ; – nevous l’ai-je pas dit ? – Vous laformerez. – Votre grand thème n’est-il pas l’éducation ? – Eh bien,cousine, je vous donne un sujet toutneuf, tout frais, pour vous exercer lamain.

– A moi ? je n’en ai que faire ; j’ai dequoi m’exercer dans la maison, jevous assure.

– Vous voilà bien, vous autresparfaits chrétiens ! vous créez dessociétés de bienfaisance, vousenvoyez quelque infortuné

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missionnaire user ses tristes jours aumilieu de païens de cette espèce ;mais s’agit-il de recevoir chez soi,près de soi, l’un de ces infidèles, dese charger personnellement de saconversion : nenni vraiment ! Arrivélà on trouve le néophyte désagréableet sale, l’œuvre trop ennuyeuse, etainsi du reste.

– Vous savez assez, Augustin, que cen’est pas là mon point de vue. – MissOphélia, cela était clair, seradoucissait. – Il se peut qu’il y ait làune tâche vraiment chrétienne. » Ellejeta sur l’enfant un regard moinsdéfavorable. Saint-Clair avait touchéla corde sensible, car la conscience

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de miss Ophélia était toujours surl’éveil. « Pourtant, ajouta-t-elle, je nepuis voir la nécessité d’acheter cetteenfant, quand il y a certes dans votremaison de quoi employer tout montemps, toute ma science et au delà.

– Eh bien donc, cousine, et Saint-Clair la prit à part, je vous demandetout d’abord pardon des faribolesque je viens de vous débiter ; vousêtes si parfaitement bonne qu’ellesne sauraient avoir de portée avecvous. Le fait est que l’objet enquestion appartenait auxpropriétaires, mari et femme, d’unegargotte devant laquelle je passetous les jours. J’étais las d’entendre

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l’enfant crier, et ses maîtres, uncouple d’ivrognes, l’assommer decoups et d’injures. Elle a un certainair si comique, si vivace, qu’il m’asemblé qu’on pourrait en tirer parti ;je l’ai donc achetée, et je vous en faiscadeau. Essayez-vous-y, et donnez-lui une de vos bonnes éducationsorthodoxes de la Nouvelle-Angleterre : nous verrons ce qui enrésultera. Vous savez que je n’ai pasle don du professorat ; maisj’aimerais fort à vous voir à l’œuvre.

– Soit ! je ferai ce que je pourrai, ditmiss Ophélia, et elle s’avança vers sanouvelle propriété, comme onpourrait s’approcher d’une grosse

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araignée noire, en supposant qu’onn’eût pour l’insecte que de bénévolesintentions.

– Elle est à moitié nue et d’uneaffreuse malpropreté !

– Eh bien ! faites-la descendre, et quequelqu’un là-bas la récure etl’habille. »

Miss Ophélia emmena sa prise dansles régions de la cuisine.

« Je vois pas que maît’ Saint-Clair aitbesoin d’aut’ négrillons ici ! » Ce futla remarque de Dinah, quiconsidérait la nouvelle emplette d’unair peu amical : « Je veux toujourspas l’avoir à rouler sous mes pieds !

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– Pouah ! dirent Jane et Rosa avec unsuprême dégoût ; elle fera bien de setenir à distance. Je vous demande unpeu si maître n’a pas déjà plusqu’assez de cette engeance denègres !

– Passez votre chemin ! Engeancevous-même, miss Rosa ! repritDinah, qui sentit l’allusion : vouscroyez être blanche peut-être, vousn’êtes ni blanche ni noire, et j’aimemieux pour moi être, tout franc, l’unou l’aut’. »

Personne, miss Ophélia le vit dereste, n’était disposé à laver et àhabiller la nouvelle venue ; la bonnemiss se chargea donc elle-même de la

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corvée, aidée de Jane, qui prêta sonconcours d’assez mauvaise grâce.

De délicates oreilles ne sauraiententendre les particularités de cettepremière toilette. Hélas ! en ce basmonde, nombre de créatures viventet meurent dans un état dont lesnerfs de leur prochain n’endureraientpas même la description. MissOphélia, pleine d’une force pratique,s’acquitta scrupuleusement des plusrepoussantes opérations ; mais sonair, il le faut avouer, n’avait rien deflatteur, et la tâche atteignait lesdernières limites de son courage.Cependant, lorsqu’elle vit les épauleset le dos de la petite négresse

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sillonnés de cicatrices profondes, debourrelets de chair, de callosités,marques ineffaçables du régime souslequel la malheureuse avait grandi,son cœur s’émut de pitié.

« Voyez ! dit Jane montrant lesmarques rouges ou livides, voilà quiprouve quel démon ça fait ! elle nousen donnera du fil à retordre, j’enréponds ! Je hais ces négrillonnes ;elles sont si dégoûtantes ! Commentmaître a-t-il pu se résoudre à acheterça ! »

La négrillonne écoutait cesobligeants commentaires de l’airhumble, soumis, dolent, rivé sur sonvisage, et son regard furtif épiait de

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côté les ornements qui pendaient auxoreilles de Jane. Quand elle fut enfinrevêtue d’un costume décent etcomplet, quand sa tête fut rasée,miss Ophélia déclara, avec unenuance de satisfaction, que « lapetite avait l’air plus chrétien ; » et,préoccupée déjà de ses plansd’éducation, elle s’assit, etcommença l’interrogatoire.

« Quel âge avez-vous, Topsy ?

– Sais pas, maîtresse, dit l’imageavec une grimace qui laissa voirtoutes ses dents.

– Quoi ! vous ne savez pas votreâge ?…, jamais personne ne vous l’a

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dit ? – Qui était votre mère voyons ?

– Jamais eu de mère du tout, ditl’enfant, et elle répéta sa grimace.

– Vous n’avez point eu de mère ! Quevoulez-vous dire ? Où êtes-vousnée ?

– Jamais née, moi, » persista Topsyavec une autre contorsiondiabolique. Pour peu que missOphélia eût été nerveuse, elle auraitpu se croire en possession dequelque noir gnome, sorti du paysdes lutins. Mais Ophélia étaitpositive, allait droit au but, et elleajouta, avec quelque sévérité :

« Vous ne devez pas me répondre sur

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ce ton, enfant ; je ne plaisante pasavec vous. Dites-moi où vous êtesnée, et qui étaient vos parents, pèreet mère ?

– Suis jamais été née, moi, répéta lepetit être avec plus d’emphase,jamais eu ni père, ni mère, ni rien dutout. Un espéculateur m’a nourrieavec un tas d’autres, et vieille tanteSoué prenait soin du tas. »

L’enfant était évidemment sincère.

« Seigneur, miss Phélie, dit Jane avecun ris moqueur, il y en a des massesde ceux-là ! les spéculateurs lesachètent tout petits, à bon compte, etles élèvent pour le marché.

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– Combien avez-vous passé de tempsavec vos derniers maîtres ? repritmiss Ophélia.

– Sais pas, maîtresse.

– Est-ce un an ? plus ? moins ?

– Sais pas, maîtresse.

– Seigneur ! miss, ces engeances-làne peuvent pas répondre ! ça neconnaît rien au monde, ni jour ni an,reprit Jane. Ils ne savent seulementpas leur âge, à eux-mêmes !

– N’avez-vous jamais entendu parlerde Dieu, Topsy ? »

L’enfant prit l’air effaré, et répéta sagrimace usuelle.

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« Savez-vous qui vous a faite ?

– Personne, bien sûr, » dit l’enfantavec un court éclat de rire.

L’idée parut la divertir beaucoup, carses yeux ronds brillèrent tandisqu’elle ajoutait :

« Moi ai poussé, v’là tout ! je croispas que personne m’a jamais faite.

– Savez-vous coudre ? demanda missOphélia, convaincue qu’il fallaitdescendre à des questions terre àterre et plus positives.

– Non, maîtresse ?

– Que savez-vous faire ? – quefaisiez-vous chez vos anciens

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maîtres ?

– Je portais l’eau, je lavais lesassiettes, je nettoyais les couteaux, etje servais le monde.

– Etaient-ils bons pour vous ?

– P’t-être bien qu’oui ! » et l’enfantexamina sa maîtresse du coin de sonœil rusé.

Enfin, lorsque en ayant assez del’encourageant dialogue, missOphélia se leva, elle vit Saint-Clairappuyé sur le dos de sa chaise.

« Vous trouvez ici un sol vierge,cousine, semez-y vos propres idées.Vous n’aurez pas la peine d’en

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extirper beaucoup d’autres. »

Les principes de miss Ophéliaétaient, en éducation comme enbeaucoup de choses, fixes et biendéfinis. C’étaient ceux qui avaientcours, il y a environ un siècle, à laNouvelle-Angleterre, et dont onretrouverait des traces, dansplusieurs coins reculés, loin duvoisinage des chemins de fer. Ils serésument en peu de mots : apprendreaux enfants à faire attention à cequ’on leur dit, leur enseigner leurcatéchisme, leur montrer à coudre, àlire, et les fouetter s’ils mentent. Bienque les flots de lumières quiilluminent, de nos jours, le grand

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sujet de l’éducation jettent dansl’ombre ces vieux errements, on nesaurait nier que nos grands-pères etnos grand’mères n’aient élevé, sousce régime, des citoyens et citoyennes,passablement recommandables,comme plusieurs d’entre nous enpeuvent témoigner. Quoi qu’il ensoit, miss Ophélia n’en savait pasdavantage ; elle se mit donc de toutcœur à sa petite païenne, résolue dedéployer en sa faveur tout ce quepourraient le zèle et la vigilance.

L’enfant avait été présentée dans lamaison comme la propriété de missOphélia ; celle-ci la savait mal vue àla cuisine, et choisit en conséquence,

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pour centre de ses opérations, sapropre chambre ; sacrifice qui serapeut-être apprécié par quelques-unesde nos lectrices. Au lieu, comme parle passé, de faire elle-même son lit,de balayer, en dépit des offresempressées de toutes les femmes dechambre du logis, d’épousseter à sonplaisir, elle se condamna à enseignerà Topsy ces divers exercices. Omalheureux jour ! celles qui ontentrepris pareille tâche peuventseules en comprendre les misères.

Miss Ophélia, dès le premier matin,s’établit dans sa chambre, y confinaTopsy, et commença avec solennitéson cours d’enseignement.

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Voilà donc Topsy lavée, récurée,tondue de toutes les petites queues,orgueil de son cœur, et revêtue d’unerobe propre, d’un tablier bienempesé, debout révérencieusementdevant miss Ophélia, avec uneexpression lugubre, tout à faitconvenable pour un enterrement.

« A présent, Topsy, je vais vousmontrer comment on fait un lit. Jesuis vétilleuse pour tout ce quiconcerne mon coucher. Il faut vous yprendre exactement comme moi.

– Oui, ma’am’, dit Topsy avec unprofond soupir, et la face de plus enplus allongée.

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– Voyez, Topsy, voilà le drap ; ceciest l’ourlet : là est l’envers, icil’endroit ; vous le rappellerez-vousbien ?

– Oui, ma’am’, et Topsy soupira denouveau.

– Bon ; maintenant le drap dedessous doit être tourné très-unipar-dessus le traversin, – de cettefaçon : – et remployé au pied sous lematelas, bien égal, bien lisse commeje fais : – vous voyez ?

– Oui, ma’am’, dit Topsy, avec unegrande attention.

– Mais quant au drap de dessus, ildoit être rabaissé et remployé

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dessous, bien ferme et bien droit ;ainsi – l’ourlet le plus étroit auxpieds.

– Oui, ma’am’, » répliqua Topsy,toujours sur le même diapason.

Nous ajouterons, ce que n’avait pasvu miss Ophélia : tandis que labonne dame, le dos tourné, étaitdans le feu de la démonstration, sajeune disciple avait lestementescamoté et fourré dans ses manchesune paire de gants, un ruban ; puiselle avait pieusement recroisé sesmains devant elle.

« Maintenant, Topsy, voyonscomment vous vous y prenez, » dit

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miss Ophélia qui défit les draps, ets’assit pour regarder opérer sonélève.

Avec la même gravité solennelle etnon sans adresse, Topsy exécutatoute la manœuvre, à la complètesatisfaction de miss Ophélia. Elle mitles draps, effaça chaque ride, et lesérieux qu’elle apportait à remplirses fonctions édifia grandementl’institutrice. Par malheur, un petitbout de ruban échappé du bord de lamanche, juste au moment où Topsyterminait la besogne, attiral’attention de miss Ophélia. Ellefondit dessus : « Qu’est cela ?s’écria-t-elle. Vous, mauvaise petite

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fille, méchant petit être, vous avezvolé ce ruban ! »

Le corps du délit fut tiré de la propremanche de Topsy, sans qu’elle parûtle moins du monde déconcertée : ellele considéra, d’un air de surprise,avec la plus candide innocence.

« Seigneur ! hé, mais ! c’est-i-pas laceinture à miss Phélie ? Commentqu’elle s’a fourrée dans ma manche ?

– Topsy, vilaine enfant, n’allez pasme faire un mensonge ; vous avezvolé ce ruban ?

– Oh ! maîtresse, jamais, pour sûr ;moi, l’avoir seulement pas vu,jusqu’à cette bénie minute.

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– Topsy, ne savez-vous pas que c’esttrès-mal de mentir ?

– Moi, jamais mentir, jamais, missPhélie, dit Topsy avec une vertueusegravité. C’est vérité toute pure que jedis, et rien autre.

– Topsy, je serai obligée de vousfouetter, si vous mentez ; songez-y !

– Seigneur, maîtresse, quand je seraiété fouettée tout le long du jour, ditTopsy, commençant à pleurnicher, jepourrai rien dire autre. J’avais pasvu ça du tout : ça aura attrapé monbras ! Miss Phélie l’avoir laissé surle lit, ça s’être pris dans les draps etfourré dans ma manche ! »

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Miss Ophélia fut tellement indignéede tant d’effronterie qu’elle saisitl’enfant par les épaules, et la secoua.

« Ne me répétez pas cela ! ne me lerépétez pas ! »

L’énergique secousse fit tomber lesgants de l’autre manche.

« Là, voyez ! me direz-vous encoreque vous n’avez pas pris le ruban ? »

Pour le coup, Topsy avoua le vol desgants, mais persista à nier l’autrelarcin.

« Allons, Topsy, reprit miss Ophélia,si vous confessez tout, vous ne serezpas fouettée cette fois. » Ainsi

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adjurée, Topsy avoua le doublecrime, et, du ton le plus lamentable,protesta de son repentir.

« Voyons ! dites une bonne fois lavérité. Je sais que vous avez dûprendre autre chose depuis que vousêtes dans la maison, car je ne vous aique trop laissé courir hier tout lejour. Si vous avez confisqué quoi quece soit, confessez-le, et, je vous lepromets, on ne vous fouettera pas.

– Eh là ! maîtresse, moi avoir pris cesbelles choses rouges qui sont autourdu cou de miss Eva.

– Volé ! vilaine enfant ! Et qu’avez-vous pris encore ?

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– Les affaires qui pendent auxoreilles de miss Rosa… les rouges.

– Apportez tout cela, ici, à l’instantmême.

– Eh là ! peux pas, maîtresse, – moil’avoir grillé !

– Grillé ! – quel conte ! – Que cela seretrouve sur l’heure, entendez-vous ?ou je vous fouette. » Avec debruyantes protestations, des larmes,des gémissements, Topsy déclaraqu’elle ne pouvait pas. Tout étaitgrillé ! brûlé !

« Et pourquoi avoir tout brûlé ?demanda miss Ophélia.

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– Parce que moi est mauvaise. –C’est com’ça ! – moi est très, très-mauvaise, – peux pas m’enempêcher. »

Par hasard, juste à ce moment, Evaentra innocemment dans la chambre,ayant au cou l’identique collier decorail en litige.

« Eva ! où avez-vous donc retrouvévotre collier ? s’écria miss Ophélia.

– Retrouvé ? Eh, je l’ai eu tout lejour.

– Mais le portiez-vous hier ?

– Oui, vraiment, tante, et, ce qu’il y ade plus drôle, c’est que je l’ai gardé

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toute la nuit : j’avais oublié de l’ôteren me couchant. »

Miss Ophélia eut l’air d’autant plusdésorienté que Rosa entra, portantsur sa tête, en équilibre, unecorbeille de linge fraîchementrepassé, et les deux pendeloques decorail se balançaient à ses oreilles.

« Non, je ne sais plus que faire decette enfant ! dit miss Ophélia d’unair désespéré. Pourquoi, – le ciel aitpitié de nous ! – pourquoi m’avoirdit que vous aviez volé tout cela,Topsy ?

– Maîtresse a dit il fallait que jeconfisque, et j’avais rien autre à

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confisquer, dit Topsy se frottant lesyeux.

– Confesser, et non confisquer : maisje ne vous disais point de confesserce que vous n’aviez pas fait, repritmiss Ophélia. C’est mentir d’uneautre façon, mais c’est toujoursmentir !

– Seigneur, moi pas savoir, dit Topsyd’un air ingénu.

– Bah ! est-ce qu’il y a un grain devérité dans cette engeance ! s’écriaRosa, lançant à Topsy un regardd’indignation. Si j’étais tantseulement maître Saint-Clair, je vousla fouetterais jusqu’au sang ! oui,

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pour sûr, et elle l’aurait bien gagné.

– Non, non, Rosa, dit Eva de cet aird’autorité que l’enfant savaitprendre parfois. « Ne parlez pasainsi ; je ne puis pas le souffrir.

– Là ! le Seigneur nous assiste !reprit Rosa ; vous êtes par tropbonne aussi, miss Eva ; vousn’entendez rien à mener les nègres. Iln’y a d’autres moyens que de lesrouer de coups ; c’est moi qui vous ledis.

– Rosa ! paix, encore une fois ; pasun mot de plus ! » Les yeux del’enfant étincelèrent, et ses jouesdevinrent pourpres.

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A l’instant Rosa fut matée ; ellesortit de la chambre en murmurant àdemi-voix :

« Miss Eva est du sang des Saint-Clair, ça se voit. C’est qu’elle peutparler juste comme son papa. »

Eva demeura immobile, les yeuxattachés sur Topsy.

Là se trouvaient face à face deuxêtres qui représentaient les pointsextrêmes de l’échelle sociale.L’enfant, belle, blanche,aristocratique, avec sa tête dorée,son front intelligent, élevé, sesmouvements nobles et gracieux ; etl’autre petite créature, noire, vivace,

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souple, rampante, et cependantsubtile. Elles étaient là, types vivantsde leurs races : l’une, Saxonne, néed’une succession de siècles deculture, de domination, desupériorité physique et morale :l’autre, Africaine, produit d’unelongue série d’opprobres,d’oppression, de servitude, de travailet de vice.

Quelques douteuses idées de ce genreroulaient peut-être vaguement dansl’esprit d’Eva. Mais les penséesenfantines ne sont encore que desinstincts mal définis. On sentaitpoindre au fond de cette noble naturenombre de réflexions latentes,

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d’élans en germes, d’obscuresperceptions que l’enfant ne pouvaitformuler. Lorsque miss Ophélias’étendit, au large et au long, sur lescrimes de Topsy, l’angélique figured’Eva se couvrit d’un nuage detristesse, et elle dit doucement :

« Pauvre Topsy, qu’avais-tu besoinde voler !… Maintenant l’on aurabien soin de toi. – Sais-tu, Topsy,j’aimerais mieux te donner tout ceque j’ai que de te le voir prendre ? »

C’étaient les premiers motsaffectueux que l’enfant eût entendusde sa vie. Le ton doux, l’air amical,touchèrent étrangement ce cœurinculte et grossier ; quelque chose

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d’humide scintilla dans l’œil rond etperçant, mais le ricanement court etglacé reparut presque aussitôt.L’oreille qui ne s’est ouverte qu’àl’injure se refuse à comprendrequelque chose d’aussi divin que labonté. Topsy trouva les parolesd’Eva bizarres, inexplicables ; – ellen’y crut pas.

Mais que faire de la petite négresse ?C’était une véritable énigme pourmiss Ophélia ; ses règles d’éducationdevenaient inapplicables. Pour sedonner le temps d’y réfléchir, et dansla vague espérance qu’au fond d’uncabinet noir se trouve toujoursquelque vertu cachée, elle y mit

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Topsy en prison, en attendant queses idées à elle se fussent un peuéclaircies.

« Je ne sais, en vérité, dit-elle àSaint-Clair, comment venir à bout del’enfant, sans la fouetter.

– Fouettez-la, si le cœur vous en dit ;vous avez plein pouvoir ; agissez àvotre guise.

– On a fouetté les enfants de toustemps, reprit miss Ophélia. Je n’aijamais ouï parler d’éducation sansun peu de fouet, plus ou moins.

– A merveille, répliqua Saint-Clair,faites pour le mieux. Seulement je mepermettrai une légère observation :

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j’ai vu battre cette enfant avec unfourgon à tisonner le feu ; je l’ai vuterrasser avec la pelle, les pincettes,tout ce qui tombait sous la main !Elle me paraît tellement familiariséeavec ce procédé d’éducation, quevotre fouet devra être terriblementénergique pour la stimuler tant soitpeu.

– Que faire alors ? que faire ?demanda miss Ophélia.

– Vous soulevez là une gravequestion, cousine, et je souhaite quevous arriviez à la résoudre. Quefaire, en effet, d’un être humaingouverné seulement par le bâton, – sile bâton fait défaut ? – et chez nous

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cet état de choses est des plusordinaires.

– Le fait est que je suis à bout !Jamais je ne vis enfant pareil !

– Les enfants, et même les hommeset les femmes de cette espèce, sontloin d’être rares ici. Comment lesgouverner ? dit Saint-Clair.

– C’est plus que je ne puis dire !soupira miss Ophélia.

– Je n’en sais pas plus que vous. Lescruautés horribles, les atrocités qui,de temps à autre, se font jour dansles gazettes, – les incidents du genrede celui de Prue, par exemple, – d’oùviennent-ils ? – Ce n’est la plupart du

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temps qu’un endurcissementprogressif des deux parts. – Lepropriétaire devient cruel àproportion que l’esclave devientinsensible. Le fouet et les injuressont comme l’opium, il faut doublerla dose quand la sensibilités’émousse. Devenu propriétaired’assez bonne heure, j’ai compris lasituation, et j’ai résolu de ne jamaiscommencer, parce que je ne savaispas où je m’arrêterais : – tout aumoins ai-je voulu protéger ma propremoralité. Il en résulte que messerviteurs se conduisent en enfantsgâtés ; ce qui me semble meilleurpour eux et pour moi que de nous

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abrutir de compagnie. Vous en avezdit long, cousine, sur nosresponsabilités en fait d’éducation.J’éprouve vraiment le besoin de voirvos essais sur une enfant, qui n’estque l’échantillon de milliers d’autresparmi nous.

– C’est votre système qui produit depareils enfants, dit miss Ophélia.

– Je le sais ; mais ils sont là ! – ilsexistent… qu’en faire ?

– Allons ! je ne vous remercieraitoujours pas de l’expérience ; maiscomme il semble qu’il y ait là undevoir à remplir, je vais persévérer etfaire de mon mieux, » dit miss

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Ophélia. En effet, elle travailla, avecun redoublement de zèle et d’énergie,sur son nouveau sujet. Elle instituades heures régulières d’études, etentreprit de lui enseigner à lire et àcoudre.

La petite fille se montra alerte dansle premier art. Elle apprit ses lettrescomme par magie, et fut bientôt enétat de lire des phrases simples ;mais la couture alla moins bien.Aussi souple qu’un chat, aussi lestequ’un singe, toute assiduité luidevenait insupportable. Enconséquence, elle cassait sesaiguilles, les jetait par la fenêtre à ladérobée, ou les faisait filer par

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quelques fentes ; elle emmêlait etsalissait son fil, ou d’un geste adroitet léger lançait au loin les bobines.Ses mouvements étaient aussiprestes que ceux d’un jongleur deprofession, et elle maîtrisaitl’expression de ses traits avec nonmoins de puissance. Bien que missOphélia ne pût croire qu’une tellemultiplicité d’accidents entrât dansl’ordre naturel des choses, il luiaurait fallu une vigilance de tous lesmoments pour prendre son élève enflagrant délit.

Topsy fut bientôt célèbre dans toutl’hôtel. Ses facultés pour touteespèce de bouffonneries, de

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grimaces, d’imitations burlesques, –ses talents pour danser, cabrioler,grimper, chanter, siffler, reproduireles sons qui frappaient son oreille,semblaient inépuisables. Aux heuresde récréations, elle entraînait aprèselle tous les enfants, qui la suivaientémerveillés et bouche béante, – sansexcepter Eva, fascinée par lesdiableries de Topsy, comme unetourterelle charmée aux regards d’unserpent. Miss Ophélia, inquiète de lavoir rechercher autant la société deson élève, en appela à Saint-Clair.

« Baste ! laissez l’enfant tranquille,dit-il, Topsy lui fera du bien.

– Mais une petite fille si dépravée ! –

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n’avez-vous pas peur qu’elle ne luienseigne quelques méchancetés ?

– Eva ne les pourrait apprendre.Topsy, à la rigueur, peut êtredangereuse pour d’autres ; non pourEva. Le mal glisse sur son esprit,comme roule la goutte de rosée surune feuille de chou, – sans y entrer.

– Ne soyez pas trop confiant,reprenait miss Ophélia, je vousassure que jamais je ne laisseraismes enfants, si j’en avais, jouer avecTopsy.

– Eux, à la bonne heure ; mais pourma fille, c’est sans danger. Si Evaavait pu être gâtée, il y a des siècles

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qu’elle le serait. »

Topsy, tout d’abord souffre-douleur,objet des dédains et du mépris desprincipaux domestiques, les forçavite à changer de note. On s’aperçutbientôt que le moindre outrage fait àla petite négresse était constammentexpié par un accident fortuit. – Unepaire de boucles d’oreilles ou autrescolifichets favoris disparaissaientsoudain ; un précieux chiffon detoilette se trouvait taché ou perdu ;le coupable bronchait contre unchaudron d’eau bouillante, ourecevait un déluge d’eau sale sur sonhabit de gala. Une enquête avait-ellelieu : il ne se trouvait point de

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délinquant. Topsy, plus d’une foiscitée à la barre des domestiques,devant tout un aréopage, soutintl’examen avec sa gravité habituelle,et fit plein étalage de la plusédifiante innocence. Personne quidoutât de sa culpabilité ; personnequi pût arriver à une preuve, et missOphélia était trop juste pour punirsur des présomptions.

Les malices prenaient aussisingulièrement bien leur temps, etl’agresseur savait se mettre à l’abri.Les vengeances sur Rosa et sur Jane,les deux femmes de chambre, avaientlieu juste lorsqu’elles se trouvaient(ce qui n’était pas rare) en pleine

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disgrâce avec leur maîtresse, etlorsque nulle plainte de leur partn’aurait eu chance d’éveiller lasympathie. Bref, Topsy sutparfaitement faire comprendre àchacun qu’il était plus sain derespecter son repos, et, enconséquence, on la laissa tranquille.

Elle était d’une rare adresse, etapportait aux travaux manuelsautant d’énergie que d’activité. Elleapprenait avec beaucoup depromptitude ce qu’on lui enseignait ;peu de leçons la mirent siparfaitement au fait de tout ce quiconcernait la chambre de missOphélia, que la plus minutieuse

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exigence n’aurait pu la trouver endéfaut. Jamais doigts humainsn’auraient su étendre, aplanir mieuxles draps, ajuster les oreillers plusméthodiquement, balayer,épousseter, ranger avec plus deperfection que ceux de Topsy,lorsqu’elle le voulait bien ; – maiselle ne voulait pas toujours. – Si missOphélia, après trois ou quatre joursde scrupuleuse surveillance, sefigurait pouvoir s’en fier à Topsy, etvaquer à d’autres soins, Topsytenait, pendant une heure ou deux,dans la chambre, un vrai carnaval.Au lieu de faire le lit, elle le défaisait,enlevait les taies d’oreillers, et

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roulait dedans sa tête laineuse,jusqu’à ce qu’elle se fût fait unegrotesque perruque de plumes. Ellegrimpait comme un chat le long descolonnettes qui soutenaient lebaldaquin ; et, arrivée en haut, sesuspendait la tête en bas ; elle faisaitle moulinet avec les draps, qu’elletraînait par tout l’appartement : ellehabillait le traversin de la toilette denuit de sa maîtresse, pour lui faireensuite jouer toutes sortes depantomimes – chantant, sifflant, etse régalant elle-même devant lemiroir des plus comiques grimaces.Bref, elle faisait le diable à quatre,ou, selon l’expression de miss

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Ophélia, « elle évoquait Caïn. »

Une fois, la maîtresse, par unenégligence inouïe chez elle, ayantoublié sa clef sur un tiroir, trouvason élève affublée d’un magnifiqueturban rouge, fait de son plus beauchâle de crêpe de Chine, que Topsyavait tortillé autour de sa tête, tandisqu’elle déclamait pompeusementdevant la glace.

« Topsy, s’écriait la pauvre miss àbout de patience, comment pouvez-vous agir de la sorte ?

– Je sais pas, maîtresse, – c’est p’t-être parce que je suis si méchante !

– Je ne sais plus que faire de vous,

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Topsy !

– Seigneur ! maîtresse, – faut mefouetter. Vieille maîtresse mefouettait toujours. – Moi pas savoirtravailler sans être battue.

– Mais, Topsy, je n’ai pas la moindreenvie de vous frapper ; vous pouvezbien faire si vous voulez ! Pourquoine le voulez-vous pas !

– Eh, là, maîtresse, je suis toujoursété fouettée ; – p’t-être bien que c’estbon pour moi ! »

Miss Ophélia essaya de la recette.Topsy faisait invariablement le plushorrible vacarme, criant, gémissant,hurlant, suppliant ; puis, perchée un

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quart d’heure après sur quelquesaillie de balcon, entourée d’uncercle admiratif de petits moricauds,elle exprimait hautement son méprisde toute l’affaire.

« Seigneur ! miss Phélie, fouetter ! –tuerait pas seulement un moustiqueavec sa fouaillerie ! – Fallait voirvieux maître ! – I faisait voler lachair tout partout, lui ! c’est çafouetter ! Maître savait s’y prend’! »

Topsy tirait grand orgueil de sessottises et crimes, qu’elle considéraitcomme une distinction touteparticulière.

« Seigneur ! vous aut’ neg’s, disait-

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elle à quelques-uns de ses auditeurs,vous savez p’t-être pas que vous êtesdes pécheurs ? Eh bien, vous l’êtes ;– tout le monde est des pécheurs, lesblancs tout de même, – miss Phéliel’a dit. Je crois, les nèg’s être les plusgros ! Mais, Seigneur ! c’est rien àcôté de moi. Je suis si méchante, siméchante, que personne peut rienfaire de moi, rien du tout. Je faisaisfièrement enrager vieille maîtresse,allez ! Fallait voir comme elle juraitaprès moi ! – Ah ! ah ! je suis poursûr la plus méchante des méchantescréatures du monde ! »

Là-dessus Topsy faisait la cabriole,montait d’un cran plus haut sur son

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perchoir, et se rengorgeait, glorieusede tant de distinction.

Tous les dimanches miss Ophélia,avec une fervente gravité, faisaitréciter à Topsy son catéchisme.L’enfant avait la mémoire des mots,et répétait avec une facilité quiencourageait l’institutrice.

« Quel bien voulez-vous que cela luifasse ? demanda Saint-Clair.

– Mais le catéchisme a toujours étébon aux enfants ; c’est ce qu’ilsapprennent, vous le savez bien,répondit miss Ophélia.

– Qu’ils le comprennent ou non ?insista Saint-Clair.

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– Oh ! ils ne le comprennent jamaistout d’abord ; mais, à mesure qu’ilsgrandissent, cela leur revient.

– Le mien ne m’est pas encorerevenu, et, pourtant, je le reconnaishautement, cousine, vous me l’aviezappris à fond quand j’étais petit.

– Ah ! vous étudiiez à merveille,Augustin ; vous étiez un enfant degrande espérance.

– Les ai-je démenties, cousine ?

– Je voudrais, Augustin, que vousfussiez aussi bon, maintenant, quevous étiez excellent alors.

– Moi aussi, cousine. Ainsi donc,

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courage, et continuez de catéchiserTopsy à cœur joie ; nous verrons cequi en adviendra. »

L’objet du colloque, resté debout, lesmains pieusement croisées commeune petite statue de bronze,poursuivit alors d’une voix claire,sur un signe de miss Ophélia :

« Nos premiers parents, abandonnésà leur propre volonté, tombèrent del’état où Dieu les avait créés… »

Les yeux de Topsy scintillèrent decuriosité.

« Qu’y a-t-il, Topsy ? dit missOphélia.

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– Si vous plaît, maîtresse, c’est-il pas

l’Etat du Kintuck [36] ?

– Comment, Topsy, quel Etat ?

– C’t état d’où ils sont été tombés ! –Maît’ disait com’ça que nous étionsvenus du Kintuck ? » Saint-Clairpartit d’un éclat de rire.

« Si vous ne lui donnez desexplications, elle s’en fera, dit-il ; jevois poindre là toute une théoried’émigration.

– De grâce, Augustin, taisez-vous.Comment puis-je arriver à quelquerésultat, si vous raillez sans cesse ?

– Eh bien, d’honneur, je ne troublerai

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plus vos exercices. » Et Saint-Clair,prenant les journaux, s’assit au salonjusqu’à ce que Topsy eût fini deréciter. Elle répétait fort bien ;seulement de temps à autre elletransposait, de la façon la pluscomique, quelques mots importants,et persistait dans l’erreur, quoiquefréquemment redressée. En dépit detoutes ses promesses d’être sage etmuet, Saint-Clair, qui prenait unmalin plaisir à ces méprises, appelaità lui Topsy lorsqu’il voulait sedivertir un peu, et, bravant lesremontrances de miss Ophélia, luifaisait redire les passages scabreux.

« Comment voulez-vous que je fasse

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quelque chose de l’enfant, si vousvous y prenez de la sorte, Augustin !s’écriait la cousine.

– Là, c’est très-mal, – je n’yreviendrai plus ; mais c’est siamusant d’entendre la drôle de petiteimage trébucher sur ces grandsmots !

– Vous la fortifiez dans ses fautes.

– Qu’importe ! pour elle, un mot vautl’autre.

– Vous désirez que je l’élève bien :vous devriez alors vous rappeler quec’est une créature raisonnable, etuser sagement de votre influence surelle.

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– Oh ! tragique ! Oui, cousine, jedevrais ! – Mais, comme le dit Topsyd’elle-même, – je suis si méchant ! »

L’éducation de la petite négresse secontinua sur ces errements pendantune ou deux années. La persécutionjournalière de miss Ophélia étaitdevenue pour elle une sorte de malchronique, auquel Topsy se faisait,ainsi que d’autres s’habituent à lamigraine ou à la névralgie. Saint-Clair s’amusait de l’enfant commed’une perruche ou d’un chien d’arrêt,et lorsque les sottises de Topsyl’avaient fait tomber en disgrâce, ellesavait fort bien se réfugier derrièrela chaise du maître, qui, de façon ou

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d’autre, faisait sa paix. Elle tiraitaussi de lui, de temps en temps, depetites pièces de menue monnaie,bien vite échangées contre des noixet du sucre candi, qu’elle distribuaitensuite avec une insouciantelibéralité à tous les négrillons de lamaison ; car, pour rendre justice àTopsy, elle était généreuse et d’unbon naturel. Ses rancunes, sesmalices, pouvaient, à vrai dire,passer pour de la défensepersonnelle.

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Chapitre22

Au Kentucky.

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Nous allons pour un courtintervalle ramener lelecteur à la ferme duKentucky, et voir ce quis’y passe.

C’était par une chaudeaprès-midi d’été, vers le soir. Lesportes et fenêtres, toutes grandesouvertes, invitaient la brise à entrer,pour peu qu’il lui en prît envie. Dansle large vestibule qui régnait le longde la maison, attenait au salon, et seterminait par un balcon aux deuxbouts, M. Shelby, se balançant dansune berceuse, les talons appuyés surune chaise, savourait avec délicesl’encens de son cigare. Sa femme

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causait, assise près de la porte. Ellesemblait avoir quelque chose sur lecœur, et attendre l’occasion deparler.

« Savez-vous, dit-elle enfin, queChloé a reçu une lettre de Tom ?

– Ah ! vraiment ! alors Tom a trouvélà-bas quelque ami. Comment va-t-il,le pauvre diable ?

– Il a été acheté par une famille queje crois très-distinguée, dit madameShelby ; il est bien traité, et n’a pasbeaucoup à faire.

– Ah ! tant mieux ! j’en suisenchanté ! reprit cordialementM. Shelby. Je suppose qu’il est tout à

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fait réconcilié avec sa résidence duSud, – et ne s’inquiète plus guère derevenir ici ?

– Au contraire, il demande avecbeaucoup d’anxiété si l’argent de sonrachat sera bientôt prêt.

– Ma foi, je n’en sais rien. Quand lesaffaires tournent mal, il n’y a pas deraison pour en finir. C’est comme sil’on sautait de tourbière entourbière, à travers un marécage. Ilfaut emprunter l’un pour payerl’autre, puis réemprunter à l’autrepour payer l’un ; – et ces damnésbillets pleuvent dru comme grêle,avant qu’un homme ait le temps defumer un cigare ou de se retourner :

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lettres de créanciers, messagespressants et pressés, – tout voustombe à la fois sur le dos.

– Il me semble, mon ami, que l’onpourrait y remédier. Supposons quenous vendions tous nos chevaux etune de nos fermes ; nous pourrionsalors payer comptant.

– Oh ! c’est absurde, Emilie ! vousêtes la femme la plus accomplie duKentucky ; mais vous n’avez pas lesens commun en affaires. Lesfemmes ne s’y entendent pas, et nes’y entendront jamais.

– Ne pourriez-vous, du moins, medonner un aperçu des vôtres ? – la

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liste de ce que vous devez, parexemple, et de ce qu’on vous doit, etje tâcherais de voir si je puis vousaider à économiser.

– Oh ! de grâce, ne me persécutezpas, Emilie ! – je ne puis rien vousdire de positif. Je sais à peu près oùen sont les choses ; mais les affairesne se tranchent pas, ne s’ajustent pascarrément comme les croûtes à pâtéde Chloé. Vous ne vous doutez pasde ce qui en est, je vous le dis. »

Et M. Shelby renforça ses idées detoute l’étendue de sa voix ; manièred’argumenter commode etconcluante, quand un gentilhommediscute d’affaires avec sa femme.

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Madame Shelby se tut ; elle étouffaun soupir. Le fait est que, bienqu’elle ne fût qu’une femme, ainsique le disait son mari, elle avait uneintelligence lucide, vigoureuse,pratique, et une force de caractèretrès-supérieure à celle de son époux :en sorte qu’il n’eût pas été aussiabsurde que le supposait M. Shelbyde lui ménager une part dansl’administration des biens.Fermement résolue à tenir lapromesse faite à Chloé et à l’oncleTom, elle s’affligeait des nombreuxobstacles qui paralysaient son bonvouloir.

« N’imaginez-vous pas quelque

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moyen d’amasser cet argent ? Pauvretante Chloé ! elle l’a si fort à cœur !

– J’en suis fâché. J’ai promis tropvite. Je ne sais s’il ne vaudrait pasmieux le dire à Chloé, et l’engager àprendre son parti. Dans un an oudeux Tom aura une autre femme, etelle fera aussi bien de se pourvoir deson côté.

– Jamais je ne pourrais donner unpareil conseil à Chloé, monsieurShelby. J’ai enseigné à mes gens queleurs mariages étaient aussi sacrésque les nôtres.

– C’est pitié que vous les ayezsurchargés d’une moralité fort au-

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dessus de leur situation et de leursespérances. Je l’ai toujours pensé.

– Ce n’est que la morale de la Bible,monsieur Shelby.

– Bien, bien, Emilie. Je ne prétendspas intervenir dans vos idéesreligieuses : seulement elles meparaissent fort peu à l’usage des gensde cette condition.

– C’est vrai, et voilà pourquoi je haisdu fond de l’âme l’esclavage et toutce qui en résulte. Je vous le répète,mon ami, je ne saurais m’absoudredes promesses que j’ai faites à cespauvres créatures. Si je ne puis meprocurer l’argent d’aucune autre

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façon, je donnerai des leçons demusique ; je sais que j’auraisaisément assez d’écoliers pourgagner à moi seule la sommenécessaire.

– Vous ne vous dégraderiez pas à cepoint, Emilie ! Jamais je n’yconsentirai.

– Me dégrader ! – ne serait-il pasmille fois plus dégradant de manquerde parole à de pauvres abandonnés ?

– A merveille ! vous êtes toujourshéroïque ; vous planez dans lesnues ! reprit monsieur Shelby ; mais,avant de vous lancer dans ce donquichottisme, vous ferez bien d’y

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réfléchir. »

Ici la conversation fut interrompuepar l’apparition de tante Chloé, aubout de la véranda.

« Maîtresse, vouloir venir uneminute ?

– Quoi, Chloé ? qu’y a-t-il ? ditmadame Shelby se levant, et allant aubalcon.

– Si maîtresse voulait regarder unbrin ce lot de volage ? » Chloé avaitla fantaisie d’appeler la volaillevolage ; elle y persistait malgré lesfréquents avis des jeunes membresde la famille.

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« Seigneur bon Dieu ! disait-elle, jevois pas la différence. Volaille ouvolage être juste la même chose ;avoir des plumes et voler, et être bonà manger ; voilà ! » Et elle seconfirmait ainsi dans son erreur.

Madame Shelby sourit à la vue depoulets et de canards gisant à terreen un tas, que Chloé contemplaitd’un air méditatif.

« Peut-êt’, maîtresse, aimerait bienen avoir un ou deux en pâté ?

– En vérité, tante Chloé, cela m’est àpeu près égal : accommode-lescomme tu voudras. »

Chloé continuait à palper les

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volailles d’un air distrait.Evidemment son esprit était ailleurs.Enfin, avec le rire bref qui, chez lesgens de sa race, précède souvent uneproposition hasardée, elle dit :

« Seigneur bon Dieu ! pourquoi doncmaître et maîtresse se tracasseraient-ils à faire de l’argent, au lieu de seservir de leurs mains ? – Et elle semit à rire de nouveau.

– Je ne te comprends pas, Chloé, ditmadame Shelby, devinant à certainsindices que chaque parole de laconversation qui venait d’avoir lieuentre elle et son mari avait étéentendue.

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– Eh ! Seigneur, maîtresse, dit Chloétoujours riant, les autres maît’slouent leurs nèg’s, et en tirent gros :ils s’amusent pas à garder un tas demonde pour gruger la maison, ettout !

– Eh bien Chloé, qui nousproposerais-tu de louer ?

– Seigneur ! je propose rien du tout,maîtresse ! seulement Sam, le noir,dit qu’il y a à Louisville un de cesconfesseurs, comme on les appelle,qui voudrait trouver une bonnefaiseuse de gâteaux et de pâtisserie.Il a dit qu’il lui donnerait quatredollars par semaine : il l’a dit !

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– Eh bien, Chloé ?

– Eh bien, maîtresse ! il me paraîtêtre grand temps que Sally mette unpeu la main à la pâte. Sally a prisbonnes leçons de moi, et elle faitquasi aussi bien ; – c’est-à-direquand elle s’applique. Et si maîtressevoulait me laisser aller, j’aiderais àfaire l’argent. Je crains pas de mettremes gâteaux, ni mes pâtés non plus,à côté de ceux de n’importe quelconfesseur.

– Confiseur, Chloé.

– Seigneur bon Dieu ! maîtresse ! y apas grand’ différence : c’est sicurieux les mots ! ça veut pas

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toujours se laisser dire par pauv’monde.

– Mais, Chloé, il te faudrait laissertes enfants.

– Oh ! les garçons être bien assezgrands pour se tirer d’affaire, pasmanchots du tout ! et Sally prendrasoin de la petite – elle est si avancée,la mignonne ! y a presque plusbesoin de la suivre.

– Louisville est bien loin.

– Las, Seigneur ! moi pasm’effaroucher ! c’est du côté debasse rivière ; quelque part près demon pauvre homme, peut-êt’, ditChloé avec un accent interrogatif, en

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regardant madame Shelby.

– Non, Chloé ; c’est à plusieurscentaines de milles. »

La figure de Chloé s’allongea.

« N’importe ! en allant à Louisvilletu te rapprocheras de lui. Oui, tupeux partir, et tous tes gages,jusqu’au dernier sou, seront mis decôté pour le rachat de ton mari. »

Parfois un brillant rayon de soleilchange en argent un nuage sombre,ainsi la noire face de Chloés’illumina tout à coup et devintresplendissante.

« Seigneur ! maîtresse toujours si

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bonne, trop bonne ! moi, avoirruminé la chose depuis longtemps :n’avoir plus besoin d’user robe,souliers, ni plus rien. Mettre tout decôté, tous les sous. Combien qu’il y ade semaines dans un an, maîtresse ?

– Cinquante-deux.

– Tant que ça ! et quatre dollars pourchaque semaine, qu’est que ça peutfaire ?

– Deux cent huit dollars, réponditmadame Shelby.

– Ah ! oh ! dit Chloé d’un air étonnéet ravi. Et combien de temps qu’ilfaudra travailler, maîtresse, pouravoir tout l’argent ?

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– Quatre ou cinq ans, Chloé ; mais tun’auras pas à gagner tout ; j’yajouterai quelque chose.

– Oh ! je peux pas souffrir l’idée quemaîtresse donne des leçons, ni rien.Maître a grand’raison de pasvouloir !

Ca peut pas aller. Personne de lafamille en venir jamais là, j’espère,tant que pauv’e Chloé a des bras.

– Sois tranquille, Chloé, je veillerai àl’honneur de la famille, dit madameShelby en souriant. Mais quandcomptes-tu partir ?

– Oh ! je comptais pas : seulement, ya Sam le noir, qui descend à la rivière

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demain avec les poulains ; et il a ditqu’il pourrait m’amener : de sorteque j’ai justement fait mon paquet. Simaîtresse veut, moi partir avec Samdemain matin ; maîtresse me donnerma passe, et m’écrire un petit mot decommandation.

– Eh bien, Chloé, je m’en occuperai,si M. Shelby y consent. Je vais lui enparler. »

Madame Shelby monta, et tanteChloé, ravie, retourna chez elle faireses préparatifs.

« Eh bien, massa Georgie, vous savezpas ? je m’en y vas à Louisville,demain ! dit-elle au jeune maître qui,

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en entrant dans la case, la trouvaoccupée à réunir les petites hardesde Polly. Je pensais visiter toutes lespetites affaires et les rélargir un brin.Mais je m’en y vas, massa Georgie ! –Je m’en y vas gagner quatre dollarspar semaine ! et maîtresse les mettratous de côté pour racheter monvieux !

– Hourra ! dit Georgie, voilà un coupd’Etat ! Comment t’en vas-tu, tanteChloé ?

– Demain avec Sam. A présent,massa Georgie, faut vous asseoir làpour écrire à mon vieux, et lui contertout ça. – Vous voulez bien ?

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– Certes oui, dit Georgie. Oncle Tomsera joliment content d’avoir de nosnouvelles. Je vais courir à la maisonchercher du papier et de l’encre. Et jepourrai lui annoncer en même tempsla naissance des petits poulains, et lereste : tu sais, tante Chloé.

– Certainement, massa Georgie. Allezvite pendant que je vais vousaccommoder un brin de poulet, ouquelque autre bonne bouchée. Vousne ferez plus de bons soupers commechez votre pauv’ tantine ! »

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Chapitre23

L’herbe se flétrit,la fleur se fane.

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Pour tous, la vie coule jourpar jour ; elle fila ainsipour Tom, et deux annéesse passèrent. Séparé detout ce qu’il aimait, sapensée le reportait par

douloureux élans vers ceux qu’ilavait laissés derrière lui, etcependant il ne se sentait pas tout àfait malheureux. L’harmonie de l’âmeest si parfaite que le choc suprême,qui brise à la fois toutes les cordes,peut seul en détruire l’accord. Sinous repassons en notre mémoire delongues années d’épreuves et desouffrances, nous trouverons quechaque heure y versait sa part

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d’allégement, de distractionsimprévues ; et que, sans pouvoir sedire heureux, encore n’était-on pascomplètement misérable.

Dans le livre qui, à lui seul, faisaittoute sa bibliothèque, Tom avait lu :

« Reçois volontiers tout ce quit’arrivera, et supporte avec douceurles changements qui t’affligeront. »

Cette sage doctrine s’accordait aumieux avec les habitudes réfléchies,avec la douce sérénité qu’il avaitpuisées dans la lecture constante dece même livre.

La réponse à sa lettre, reçue en sontemps, était écrite, nous l’avons dit,

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par massa Georgie, d’une bonnemain d’écolier, ronde et ferme. Selonles propres paroles de Tom, « celapouvait quasi se lire d’un bout de lachambre à l’autre. » On y voyaitcomment tante Chloé, par son savoiren pâtisserie, gagnait de gros gageschez un confiseur de Louisville,argent qui s’amassait pour compléterla rançon de Tom ; commentprospéraient Moïse et Pierrot ;comment la petite mignonnetrottinait, par toute la maison, sousla surveillance de la famille engénéral, et de Sally en particulier. Lachère case, à la vérité, était ferméepour l’heure, mais Georgie ne

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tarissait pas sur les embellissementset additions qui devaient signaler leretour de l’oncle Tom.

Le reste de l’épître contenait : la listedes études de Georgie ; chaquearticle orné en tête d’une superbemajuscule ; plus le nom de quatrepoulains, nés depuis le départ deTom ; et, d’une même haleine,Georgie annonçait que papa etmaman se portaient bien. Cettelettre, d’un style naïf et concis,paraissait à l’oncle Tom la plus rarepièce d’éloquence des tempsmodernes. Il ne se pouvait lasser dela lire et relire, et il eut, avec Eva, unegrande consultation pour savoir s’il

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ne la ferait pas encadrer, afin de lasuspendre dans sa chambre. Ladifficulté d’exposer à la fois les deuxcôtés de la page put seule annuler ceprojet.

L’amitié de Tom et d’Eva croissantavec l’âge de celle-ci, il serait difficilede dire quelle place l’aimable enfantoccupait dans ce cœur tendre etdévoué. Tom l’aimait comme quelquechose de terrestre et de frêle, etrendait en même temps une sorte deculte à cette nature toute céleste. Lematelot italien ne contemple pasl’enfant Jésus avec plus devénération et de tendresse. Sonbonheur était d’aller au-devant des

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innocentes fantaisies, de prévenir lesmille désirs, arc-en-ciel changeant etcoloré de l’enfance. Le matin, aumarché, ses yeux parcouraient lesétalages de fleurs, cherchant pourEva les plus rares. La pêche la plusveloutée, l’orange la plus dorée,étaient glissées dans sa poche pourêtre au retour offertes à la petite fillequi le guettait de la porte. Les délicesde Tom, c’était de voir cette figureradieuse, c’était d’entendrel’enfantine question : « Oncle Tom,que m’apportez-vous aujourd’hui ? »

Pour reconnaître ces attentionsaffectueuses, Eva n’était point enreste. Quoique enfant, elle lisait

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admirablement bien ; – son oreillemusicale, son tour d’esprit poétiqueet vif, sa native sympathie pour lenoble et le beau, lui donnaient,surtout lorsqu’elle lisait la Bible, desaccents qui remuaient, jusqu’aufond, le cœur de Tom. D’abord ellen’avait voulu que lui faire plaisir ;bientôt, toutes les aspirations de sonardente nature s’attachèrent,s’enlacèrent au livre saint. Ellel’aima pour lui-même ; parce qu’ilsoulevait en elle d’étranges élans,parce qu’il la pénétrait de cesémotions indistinctes, profondes,dans lesquelles les jeunesimaginations, actives et passionnées,

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se complaisent.

C’étaient surtout l’Apocalypse et lesProphéties qui la ravissaient. – Leursimages obscures et merveilleuses,leur langage fervent,l’impressionnaient d’autant plusqu’elle n’en pouvait clairement saisirle sens. – Elle et son naïf ami, le vieilenfant et la petite fille, sentaientjuste de même. Tous deux savaientque le livre parlait d’une gloire qui serévélerait un jour, de prodiges àvenir, – merveilles dans lesquellesleurs âmes s’épanouissaient sanssavoir pourquoi. Il n’en est pas dessciences morales comme des sciencesphysiques, l’incompréhensible n’y

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est pas toujours sans profit. L’âmes’éveille, pauvre étrangère,tremblante entre deux mystérieuseséternités, – l’éternel passé, l’éternelfutur. Un seul point s’éclaire autourd’elle, et sans cesse elle aspire àl’inconnu. Les appels confus, lessignes indistincts qui lui viennent decette colonne de feu et de nuées, quimarche devant les générations,comme jadis devant les enfantsd’Israël, éveillent en elle de puissantséchos. Les mystiques images de laBible lui sont comme autant detalismans, pierres précieusesempreintes d’hiéroglyphesinconnus ; elle les recueille dans son

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sein, en attendant que le voile dutemple se déchire, et qu’elle puisseles lire à cette lumière, qui dissiperatoute obscurité.

Les chaleurs de l’été ayant chassé dela ville, étouffante, et malsaine, tousceux qui pouvaient aller respirer à lacampagne les fraîches brises de mer,Saint-Clair émigra avec toute samaison à sa villa du lacPontchartrain.

C’était un charmant cottage indien,entouré de légères et élégantesvérandas de bambous, et situé aucentre de jardins et de parcs. Legrand salon de réunion ouvrait surun parterre, où abondaient les

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plantes pittoresques, les superbesfleurs des tropiques ; plusieurssentiers ondulaient au milieu de cettemagnifique végétation, etconduisaient jusqu’au bord du lac,dont la nappe argentée s’élevait ets’abaissait sous les rayons du soleil :– aspect admirable, et qui, sans cessevarié, paraissait toujours plus beau !

Le soleil à son déclin enflammaitl’horizon ; le lac semblait un autreciel rayé de rose et d’or quetraversaient, comme autantd’angéliques esprits, les blanchesailes des navires. S’éveillant au seinde cette gloire de pourpre, de petitesétoiles commençaient à scintiller, et

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regardaient frémir leur faible image àla surface des eaux. Là, sous leberceau au bord du lac, par une bellesoirée de dimanche, Eva et Toms’étaient assis sur un tertre demousse ; la Bible d’Eva était ouvertesur ses genoux, elle lut :

« Après cela, l’ange me fit voir unfleuve d’eau vive clair comme ducristal, et qui sortait du trône deDieu… »

« Tom, dit Eva s’arrêtant tout à coupet montrant le lac : le voilà !

– Quoi, miss Eva ?

– Ne le voyez-vous pas ? – là ! répétal’enfant, montrant les eaux

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transparentes, et les vagues quireflétaient la pourpre et l’or du ciel.

– C’est vrai, miss Eva, dit Tom ; etTom chanta :

Que l’aube me prête ses ailes,

Qu’un ange me tende la main,

Afin qu’aux rives éternelles,

Vers la Jérusalem nouvelle,

Je vole aux lueurs du matin !

– Où croyez-vous qu’elle soit, lanouvelle Jérusalem, oncle Tom ?

– Oh ! bien haut dans les nuages,miss Eva !

– Alors, je la vois, je pense. –

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Regardez ces nuages ! c’est comme degrands portails de nacre ; et au delà,loin, loin au delà, – c’est tout d’or,Tom. Chantez-moi donc les espritsbrillants. »

Tom chanta l’hymne bien connue desméthodistes :

Je les vois ces esprits brillants,

Au sein de l’éternelle gloire,

Tout couverts de vêtements blancs :

Ils chantent l’hymne de victoire !

« Oncle Tom, je les ai vus ! dit Eva. »

Tom n’éprouva ni doute ni surprise.Eva lui aurait dit qu’elle avait étéravie au ciel, qu’il eût trouvé la chose

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assez naturelle.

« Ils viennent me visiter quand jedors, ces esprits, » dit-elle ; et sesyeux se voilèrent, comme ellechantait tout bas :

Je les vois ces esprits brillants,

Au sein de l’éternelle gloire,

Tout couverts de vêtements blancs.

« Oncle Tom, poursuivit-elle, j’yvais…

– Où, miss Eva ? »

L’enfant, debout, de sa petite main,montra le ciel ; et les yeux levés enhaut, plongée qu’elle était dans lessplendeurs du couchant, ses cheveux

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dorés, ses joues rougissantes,brillèrent d’un éclat divin.

« Je vais là ! répéta-t-elle, vers lesesprits brillants, Tom ! j’irai avantpeu. »

Le tendre et fidèle cœur ressentit unchoc soudain. Tom se souvint que,depuis six mois, les petites mainsd’Eva lui avaient souvent parugrêles ; sa peau devenait plustransparente, son souffle plus court.Elle se fatiguait vite, et demeuraittoute languissante pour peu qu’elleessayât de jouer au jardin, où jadiselle s’ébattait gaiement des heuresentières. Tom avait entendu missOphélia parler de la toux opiniâtre

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que tous ses médicaments nepouvaient guérir ; et, à ce momentmême, cette ardente joue, ces petitesmains diaphanes, brûlaient d’unefièvre lente.

Et cependant la triste penséequ’évoquaient les paroles d’Eva nelui était jamais venue.

Y a-t-il eu des enfants semblables àEva ? Oui, il y en a eu ; mais leursnoms sont inscrits sur des tombes, etleurs doux sourires, leurs yeuxcélestes, leurs paroles, leurs actesétranges, restent enfouis, douloureuxtrésors, au fond de plus d’un cœurnavré. N’avez-vous pas connu ceslégendes de famille, ces récits des

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grâces, de la bonté de celle qui estpartie ? celle dont l’attrait célestesurpassait de si loin les charmes detant d’autres qui demeurent ? Nedirait-on pas que là-haut l’emploid’une troupe d’anges est de sedétacher, un à un, pour venirséjourner un temps sur la terre, et s’yfaire aimer de cœurs égarés, qu’ilsentraînent ensuite après eux, en s’enretournant au ciel ? Aussi, quandvous voyez le regard profonds’illuminer d’une lueur surnaturelle,quand la jeune âme se révèle enparoles plus suaves, plus senséesqu’il n’appartient à l’enfance,n’espérez pas retenir l’être chéri. Il

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est marqué du sceau divin, etl’immortalité rayonne dans son œil.

Ainsi de toi, Eva la bien-aimée, étoileradieuse de ton logis ! tu vast’éclipser, et ceux qui t’aiment leplus, hélas ! s’en doutent peu.

Le dialogue d’Eva et de Tom futinterrompu par les appels répétés demiss Ophélia.

« Eva ! Eva ! Allons donc, enfant ! leserein tombe ; vous ne devriez pasêtre dehors. »

Eva et Tom se hâtèrent de rentrer.

Miss Ophélia n’était plus jeune, etson expérience de garde-malade avait

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été longue. Née à la Nouvelle-Angleterre, elle ne connaissait quetrop la marche perfide de ce malinsidieux qui moissonne les plusbeaux, les plus aimés, et qui lesmarque de l’irrévocable sceau de lamort, avant que la moindre fibre devie paraisse atteinte. Elle avaitremarqué cette toux légère et sèche,ces joues plus brillantes de jour enjour. L’éclat de l’œil, l’agitationfébrile des mouvements ne pouvaientlui faire illusion.

Elle essaya de communiquer sesinquiétudes à Saint-Clair, mais il lesrejeta bien loin, avec une impatiencenerveuse, toute différente de sa

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nonchalance habituelle.

« Oh ! trêve aux croassements,cousine, je les ai en horreur ! Nevoyez-vous pas que l’enfant grandit ?– Il n’y a pas, au moment de lacroissance, jeune fille qui nemaigrisse.

– Mais cette toux !…

– Sottises ! la toux ! – ce n’est rien ;– un léger rhume, peut-être.

– Mais, c’est justement ainsi que celacommença pour la pauvre Eliza Jane,et pour Hélène, et pour MariaSanders…

– Oh ! faites-nous grâce des listes

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funéraires et des contes derevenants. Vous devenez siprévoyantes et prédisantes, vousautres matrones, qu’un enfant nesaurait éternuer ou s’éclaircir legosier, que vous n’évoquiez ledésespoir et la ruine. Prenezseulement soin d’elle ; préservez-lade l’air du soir, ne la laissez pas tropjouer, et elle se portera à merveille ! »

Ainsi parlait Saint-Clair, mais il étaitnerveux, agité ; il surveillait Eva avecune sollicitude fébrile, que laissaientpercer de continuelles affirmations :« L’enfant allait bien, – très-bien ; –ce n’était rien que cette toux ; – ellevenait de l’estomac ; – il n’y avait

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pas d’enfant qui n’y fût sujet. » Ildisait, mais ses yeux ne quittaientplus Eva. Il voulait qu’ellel’accompagnât à cheval dans sespromenades ; il apportait sans cessepour elle des pâtes, des recettes, desmets fortifiants. – « Non qu’elle enait le moindre besoin, répétait-il,mais cela ne lui fera toujours pas demal. »

S’il le faut dire, ce qui navrait cecœur paternel, c’était la maturitécroissante de l’âme et des penséesd’Eva. Sans rien perdre de ses grâcesenfantines, elle laissait tomberparfois des mots si profonds, desaperçus d’une telle portée, qu’ils

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ressemblaient à l’inspiration. AlorsSaint-Clair tressaillait ; il la serraitentre ses bras, comme si l’étreintepassionnée avait pu la sauver ; etd’énergiques, de frénétiquesrésolutions de la conserver, de nejamais se séparer d’elle, gonflaientsa poitrine.

L’âme et le cœur de l’enfantsemblaient absorbés dans desœuvres de bienfaisance et d’amour.Généreuse, elle l’avait toujours étéd’instinct, tandis qu’aujourd’hui onremarquait en elle je ne sais quoi deféminin, de sensible, qui dépassaitson âge. Elle aimait encore à joueravec Topsy, avec les autres enfants

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de toute nuance ; mais, spectateurplutôt qu’acteur, elle restait assisedes demi-heures entières à rire desespiègleries de Topsy ; – puissoudain, une ombre passait sur sondoux visage, son œil se troublait, etsa pensée errait au loin.

« Maman, dit-elle un jour tout à coupà sa mère, pourquoi ne pas enseignerà lire à nos esclaves ?

– Belle question, enfant ! Personnene le fait.

– Pourquoi non ? insista Eva.

– Parce que la lecture ne leur seraitbonne à rien. Elle ne leurenseignerait pas à travailler, et c’est

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pour cela qu’ils sont faits.

– Pourtant, ne faut-il pas qu’ilslisent la Bible pour connaître lavolonté de Dieu ?

– Oh ! ils n’ont qu’à se faire lire lepeu dont ils ont besoin.

– Mais, maman, il me semble que laBible c’est le livre de tous ? chacundoit le pouvoir lire. Souvent ils enauraient tant d’envie, et il ne setrouve personne pour les aider !

– Quelle drôle d’enfant vous faites,Eva !

– Miss Ophélia a bien enseigné à lireà Topsy, continua l’enfant.

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– Oui ; citez-la, je vous le conseille !La science lui a merveilleusementprofité. Topsy est bien la plusmauvaise petite créature que j’aiejamais vue.

– La pauvre Mamie, persista Eva, ellequi aime sa Bible comme ses yeux !serait-elle heureuse de pouvoir lalire ! Lorsqu’elle ne m’aura plus là,comment s’y prendra-t-elle ? »

Marie continuait de bouleverser untiroir, tout en répondant :

« Le temps viendra, c’est clair, oùvous ne pourrez plus lire la Bible àtous nos esclaves, à tour de rôle, –non que je vous en blâme, je faisais

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de même, lorsque j’avais un peu plusde santé ; – mais après votre entréedans le monde, quand il faudras’habiller, recevoir et rendre desvisites, vous n’en trouverez plus letemps. – Regardez, ajouta-t-elle,voici les bijoux que je vous donneraialors. Je les portais à mon premierbal, – et, je puis vous l’assurer, Eva,je fis sensation. »

Eva prit l’écrin, souleva une rivièrede diamants, et demeura rêveuse, sesgrands yeux fixés sur le collier, et sapensée voyageant au loin.

« Quelle mine sage et discrète,enfant !

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– Maman, cela vaut-il beaucoup,beaucoup d’argent ?

– Je crois bien ! Mon père avait faitacheter ces brillants à Paris ; à euxseuls c’est une fortune !

– Je voudrais bien les avoir à moi etpouvoir en faire ce qui me plairait !dit Eva.

– Et qu’en feriez-vous ?

– Je les vendrais ; j’achèterais uneterre dans les Etats libres, j’ymènerais tous nos esclaves, et jepayerais des maîtres pour leurenseigner à lire et à écrire. »

Elle fut interrompue par un éclat de

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rire de sa mère.

« A merveille, vous ouvririez école ;et j’espère que vous leur montreriezaussi à jouer du piano, à peindre survelours ?…

– Je leur apprendrais à lire leurBible, à écrire leurs lettres, à lirecelles qu’on leur écrit, dit Eva avecassurance. Je sais, maman, qu’il esttrès-dur pour eux de ne pouvoir rienfaire de tout cela. – C’est un chagrinpour Tom, – pour Mamie, pourd’autres encore ; – et puis maman, jepense que c’est mal.

– Allons, allons, Eva ; vous n’êtesqu’une enfant ! vous ne comprenez

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mot à tout cela, dit Marie, et votrebabil me casse la tête. »

La migraine était toujours auxordres de Marie des que laconversation prenait un tour qui nelui allait pas. Eva se retira toutdoucement ; mais, à partir de ce jour,elle donna assidûment à Mamie desleçons de lecture.

q

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Chapitre24

Henrique.

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Vers ce temps, Alfred, lefrère de Saint-Clair, vint,avec son fils, garçon âgéde douze ans, passer unou deux jours à la maisondu lac, dans la famille de

son frère.

L’aspect de ces jumeaux réunis avait,à la fois, quelque chose de beau etd’étrange. La nature, en les formant,s’était complu de tous points à créer,au lieu de ressemblances, defrappantes oppositions, et pourtantun lien mystérieux semblait resserrerleur amitié fraternelle.

Bras dessus, bras dessous, ilserraient dans les allées du jardin, en

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haut, en bas, partout ; Augustin, avecses yeux bleus, ses cheveux d’or, sesformes souples et élégantes, sestraits animés, expressifs ; Alfred,avec ses noirs, son profil romain,hautain, inflexible, ses membresfortement articulés, et son fermemaintien. Sans cesse ils s’attaquaientmutuellement sur leurs opinions,leurs habitudes, leurs actes, et n’enétaient pas moins absorbés dans lasociété l’un de l’autre, comme si,pour les unir, la contradiction eûtjoué entre eux le rôle que l’attractionremplit entre les pôles opposés del’aimant.

Henrique, le fils aîné d’Alfred, noble

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garçon, aux yeux noirs, à la tournurede prince, rempli d’ardeur et devivacité, avait à peine vu sa cousineEvangeline que déjà il était fascinépar la grâce toute céleste de l’enfant.

Le poney favori d’Eva, doux commeelle, d’une blancheur de neige, etd’une allure à la bercer mollement,venait d’être amené par Tom àl’arrière-véranda, tandis qu’unmulâtre, d’environ treize ans, yconduisait le petit cheval noir arabe,importé depuis peu, à grands frais,pour Henrique.

Fier comme un jeune garçon de sanouvelle monture, Henriques’avança, prit les rênes des mains du

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petit groom, regarda attentivement lecheval, et son front se rembrunitaussitôt.

« Qu’est ceci, Dodo, petit chien deparesseux ? tu n’as pas étrillél’animal ce matin !

– Si fait, maître, répondit le mulâtreavec soumission. C’est lui-même quis’est encore sali.

– Tais-toi, drôle ! dit Henrique avecviolence, en levant sa cravache.Comment oses-tu ouvrir labouche ? »

Le groom était un joli mulâtre auxyeux brillants, juste de la tailled’Henrique, et ses cheveux bouclés

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encadraient un front haut et fier. Lesang des blancs qui bouillait dansses veines colora tout à coup sa joue,et fit éclater son œil, comme ilcommençait vivement à dire :

« Maître Henrique !… »

Henrique lui cingla un coup decravache à travers la face, le prit parle bras, le força à se mettre à genoux,et le battit jusqu’à en être horsd’haleine.

« Là, impudent chien ! jet’apprendrai à riposter ! Emmène cecheval, et qu’il soit nettoyé comme ilfaut. Je te remettrai à ta place,entends-tu !

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– Jeune maître, reprit Tom, je medoute de ce qu’il allait dire ; le chevals’est roulé par terre au sortir del’écurie. C’est si jeune ! si fougueux !– Voilà comment la bête s’estéclaboussée ; je l’avais vu panser aumatin.

– Retiens ta langue, toi, jusqu’à cequ’on te parle ; » et Henrique,tournant sur le talon, monta lesdegrés pour aller rejoindre Eva, déjàtoute prête en habit de cheval.

« Chère cousine, pardon si cetimbécile me force à vous faireattendre un moment. Asseyons-nouslà. Il ne saurait tarder. Mais qu’y a-t-il, cousine ? vous avez l’air tout

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fâché.

– Comment pouvez-vous être sicruel, si méchant, avec ce pauvreDodo ? dit Eva.

– Cruel ! – méchant ! reprit le jeunegarçon, et sa surprise n’avait rien dejoué. Que voulez-vous dire, chèreEva ?

– Ne m’appelez pas « chère Eva »quand vous agissez ainsi.

– Mais, chère cousine, vous neconnaissez pas Dodo ; il n’y a pasdeux façons de le conduire ; il n’enfinit jamais d’excuses et demensonges. Il faut le mater toutd’abord, – ne pas lui laisser ouvrir la

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bouche. – Papa n’agit pas autrement.

– L’oncle Tom a dit que c’était unsimple accident, et il ne dit jamaisque la vérité.

– C’est un prodige de vieux nègrealors. Dodo dit autant de mensonges,lui, que de paroles.

– Il ment, parce que vous l’effrayez.C’est lui enseigner le mensonge, quele traiter comme vous faites !

– Si vous prenez si fort le parti deDodo, Eva, vous allez me rendrejaloux.

– Vous l’avez frappé sans qu’il eûtrien fait pour être battu…

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– Un petit arriéré soldé. C’est pourtoutes les fois qu’il mérite d’êtrerossé, sans que je le batte. Quelquesbons coups de fouet sont toujours demise avec Dodo. C’est, je vousl’assure, un franc vaurien. Mais,allons, puisque cela vous contrarie,je ne le frapperai plus jamais devantvous. »

Eva était loin d’être contente, maiselle sentit qu’elle essaierait en vainde se faire comprendre de son beaucousin.

A l’instant reparut le petit mulâtreamenant les deux chevaux.

« A merveille, Dodo : cette fois tu

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t’en es tiré fort joliment, dit sonjeune maître d’un air gracieux.Approche, et tiens le poney de missEva, pendant que je l’aide à lemonter. »

Dodo se tint debout devant le chevald’Eva ; mais sa figure étaitbouleversée, et à ses yeux on voyaitassez qu’il avait pleuré.

Henrique se piquait de galanterie etd’adresse ; il eut bientôt mis sa bellecousine en selle, et réunissant lesrênes, il les lui présenta.

Mais Eva se penchait du côté où setrouvait Dodo, et comme le petitmulâtre venait de lâcher la bride, elle

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lui dit :

« Vous êtes un bon garçon, Dodo ; –grand merci ! »

Dodo, ébahi, regarda cette doucefigure, ses joues se colorèrent et leslarmes lui vinrent aux yeux.

« Ici, Dodo ! » cria son maître d’unton impérieux.

Le mulâtre s’élança, et tint le chevalarabe pendant que son maître lemontait.

« Voilà un picayune pour toi, Dodo ;va l’acheter du sucre candi ; va ! »

Et Henrique s’éloigna au petit galopavec Eva. Dodo suivit longtemps des

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yeux les deux enfants. De l’un, ilavait reçu de l’argent ; de l’autre, cequi manquait le plus, ce dont il avaitle plus ardent besoin, – un mot debonté, affectueusement dit. – Il n’yavait que peu de mois que Dodo étaitséparé de sa mère ; le pèred’Henrique l’avait acheté dans unentrepôt d’esclaves, à cause de sajolie tête, afin d’en fairel’accompagnement assorti du joliponey. Maintenant c’était l’affaire dujeune maître de le rompre et de ledompter.

Les deux frères, se promenant d’unautre côté du jardin, avaientcependant vu appliquer la correction.

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Augustin rougit, mais dit seulementde son air d’insouciance sardonique :

« C’est sans doute là ce qu’on appelleune éducation républicaine, Alfred ?

– Henrique est un petit démon, pourpeu qu’on le stimule, réponditnégligemment Alfred.

– Je suppose que tu considères cegenre d’exercice comme faisantpartie de son instruction. – La voixd’Augustin devenait sèche.

– Il en serait autrement, que je nepourrais l’empêcher. Henrique estune espèce d’ouragan ; depuislongtemps sa mère et moi avonslâché les rênes ! D’ailleurs, avec

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Dodo, il a affaire à un parfait lutin,qui ne sent pas les coups. Le fouet nel’incommode nullement.

– Serait-ce là ta méthode pour fixerdans la mémoire de Henrique lepremier axiome du catéchismerépublicain : « Tous les hommes sontnés libres et égaux ? »

– Bah ! une des sentimentales farcesfrançaises de Tom Jefferson. Il estvraiment ridicule que de pareillesfadaises aient cours encoreaujourd’hui parmi nous.

– Parfaitement ridicule ! dit Saint-Clair d’un ton significatif.

– Attendu, poursuivit Alfred, que

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nous pouvons assez voir qu’il n’estpoint vrai que tous les hommesnaissent libres, point vrai que tousnaissent égaux. C’est précisément lecontraire. Pour ma part, il y a beautemps que moitié de cettephraséologie républicaine n’est pourmoi que du fatras. Ce sont les gensbien élevés, intelligents, riches,raffinés, qui doivent avoir des droitségaux ; jamais la canaille.

– Pourvu que vous puissiezmaintenir la canaille dans cetteopinion, répliqua Augustin. Elle apris une fois sa revanche, en France.

– Certes, cette race doit êtreassujettie, avec fermeté, avec

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constance, comprimée, comme je lacomprimerais ; et Alfred pesa sur lesol comme s’il eut foulé quelqu’unaux pieds.

– La glissade comptera, si l’opprimése relève, dit Augustin ; – à Saint-Domingue, par exemple.

– Bah ! nous y aurons l’œil, dans cepays-ci. Nous devrions rompre envisière à tous ces phraseurs, à cespromoteurs d’éducation quiprennent trop leurs ébats ; la basseclasse ne doit jamais être instruite.

– C’est passé cure, reprit Augustin ;elle le sera. – Il s’agit de savoircomment, voilà tout. Notre système

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est de la former à la brutalité et à labarbarie ! Nous brisons tous les liensde l’humanité pour faire de ceshommes des bêtes brutes. S’ilsgagnent le dessus, eh bien, nous lestrouverons ce que nous les avonsfaits !

– Jamais ils ne le gagneront, ledessus !

– Fort bien : poussez la vapeur,fermez solidement la soupape desûreté, asseyez-vous dessus, et voyezoù vous prendrez terre.

– Soit : nous verrons ! Je n’ai paspeur de m’asseoir sur la soupape,tant que la chaudière est solide et

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que les rouages marchent bien.

– Les nobles sous Louis XVIpensaient comme toi ; l’Autriche etPie IX sont de nos jours du mêmeavis ; mais par quelque beau matin,vous courez risque de vousrencontrer au haut des airs, quand lachaudière éclatera.

– Dies declarabit, s’écria Alfred enriant.

– Je te le répète, reprit Augustin, s’ilest de nos jours une éclatante vérité,qui vienne aux yeux comme unemanifestation divine, c’est que lejour des masses arrivera : ce jour« où les derniers seront les

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premiers. »

– Bravo ! une des bouffonneries devos républicains rouges, Augustin !Pourquoi ne pas t’enrôler dans lesénergumènes, les orateurs desdéfrichements, et discourir, grimpé

sur une souche [37] ? Prêche, prédis,mon cher. J’espère que je serai mortavant qu’advienne pour nous cegrand millénium de tes massescrottées.

– Crottées ou non, reprit Augustin,leur temps venu, elles vousgouverneront, et vous aurez lesmaîtres que vous vous serez faits. Lanoblesse française voulut avoir un

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peuple de sans-culottes, elle n’en a euque trop, des gouvernants sans-culottes ! Le peuple d’Haïti…

– Pour le coup, assez, Augustin !comme si nous n’en avions pas eupar-dessus les yeux et les oreilles, decet abominable Haïti ! Les maîtresd’Haïti n’étaient pas Anglo-Saxons.S’ils l’eussent été, nous aurionstoute une autre histoire. La raceanglo-saxonne est la reine du mondeet le sera toujours.

– A la bonne heure ; mais il y a uneassez jolie infusion de sang anglo-saxon chez nos esclaves, ce mesemble, dit Augustin. Nombred’entre eux n’ont gardé du sang

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africain que ce qu’il en faut pourajouter l’effervescente chaleur destropiques, à notre fermeté, à notreprévoyance calculatrice : que l’heurede Saint-Domingue vienne à sonner,et le sang anglo-saxon aura le pas etl’honneur de la journée. Des fils depères blancs, dont nos sentimentsorgueilleux échauffent les veines, neseront pas toujours vendus, achetés ;on ne trafiquera pas éternellement decette denrée humaine ; ils surgirontun jour, et élèveront avec eux la racede leurs mères.

– Fatras, – sottises !

– Juste, le vieux dicton, poursuivitAugustin ; il en sera comme aux

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jours de Noé : – « Les hommesmangeaient et buvaient, se mariaientet donnaient en mariage ; ilsplantaient et ils bâtissaient, et ilspensèrent au déluge que quand ilsurvint et emporta tout. »

– Ma parole, Augustin, je te crois faitpour être prédicateur ambulant ! – etAlfred se mit à rire. – Rassure-toi,va, possession vaut titre. Noustenons le pouvoir et nous le tenonsbien. La race sujette, – il frappa dupied la terre, – restera sujette. Nousavons assez d’énergie pour ménagernotre poudre.

– Des garçons élevés commeHenrique font de fameux gardiens

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pour vos poudrières, dit Augustin ;si froids, si maîtres d’eux ! Leproverbe le dit : Celui qui ne peut segouverner lui-même ne peutgouverner autrui.

– Il y a là quelque chose qui cloche,c’est vrai, dit Alfred en réfléchissant.Je ne puis nier que les enfants nesoient difficiles à élever sous notrerégime. Il lâche la bride auxpassions, déjà trop exaltées par lachaleur du climat. Henrique medonne du souci : l’enfant estgénéreux, franc, le cœur chaud ; maisun vrai brûlot dès qu’on l’excite.Pour venir à bout de lui, il me faudra,je crois, l’envoyer dans le Nord, où

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l’obéissance est plus de mise, et où ilvivra davantage avec ses égaux,moins avec ses subordonnés.

– S’il est vrai que l’éducation desenfants soit la grande affaire de larace humaine, reprit Augustin, c’estchose à noter qu’en cela notre régimefonctionne si mal.

– Mal en quelques points, bien surd’autres. Il rend nos garçons fermes,courageux. Les vices mêmes d’unerace abjecte tendent à fortifier en euxles vertus contraires. Henrique, je leparierais, apprécie d’autant mieux lavérité, et la trouve d’autant plusbelle, qu’il a vu le mensonge, lafourberie, être un des sceaux

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indélébiles de l’esclavage.

– C’est assurément un aperçu fortchrétien du sujet !

– Chrétien ou non, il est juste, et pasplus anti-chrétien au fond que laplupart des choses de ce monde.

– C’est ce que je ne prétends pasnier, ajouta Saint-Clair.

– Allons, n’est-ce pas assez tournerdans le même cercle, comme nousl’avons déjà fait cinq cents fois, plusou moins ? Que dirais-tu d’une partiede trictrac ? »

Les deux frères montèrent lesmarches de la véranda, et bientôt,

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assis devant un léger support debambou, ne furent plus séparés quepar le trictrac.

« Je te dirai, Augustin, reprit Alfred,tout en rangeant ses dames, que si jepartageais tes opinions, je ne mecroiserais pas les bras : je feraisquelque chose.

– J’en suis convaincu ; – tu eshomme d’action ; – mais quoi ?

– Eh bien, que ne donnes-tu del’éducation à tes esclaves ? fais-endes modèles, des façons despécimen ! Et un sourire dédaigneuxse joua sur les lèvres d’Alfred.

– Tu pourrais aussi bien leur rouler

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le mont Etna sur le dos, et leurordonner de se tenir debout, que deme dire, à moi, d’élever messerviteurs quand la masse de lasociété pèse sur eux. Un homme nesaurait s’opposer seul à l’influenced’une population entière. Pouramener des résultats, l’éducationdoit partir de l’Etat même, ou tout aumoins d’un groupe assez nombreuxpour établir un courant.

– A toi de jeter les dés, » dit Alfred,et les deux frères, absorbés dans leurpartie, n’en furent tirés que lorsquele galop des chevaux se fit entendre.

« Ah ! voici les enfants, s’écriaAugustin, et il se leva. Regarde donc,

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Alfred, as-tu jamais rien vu d’aussibeau ?

C’était, en effet, un spectacleradieux, Henrique, avec son fronthardi, ses abondantes boucleslustrées, ses joues écarlates, riaitgaiement, penché vers sa bellecousine, comme ils arrivaient : Evaportait une amazone bleu de ciel, unchapeau de même nuance, etl’exercice, en colorant ses jours deleurs teintes les plus éclatantes,faisait ressortir l’admirableharmonie de sa peau blanche ettransparente, et de ses cheveux àreflets d’or.

« Par le ciel, quelle éblouissante et

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parfaite beauté ! s’écria Alfred. Je tele déclare, Augustin, elle blesseraplus d’un cœur avant qu’il soitlongtemps.

– Trop vrai, peut-être, hélas ! – Dieusait si je le redoute ! » murmuraSaint-Clair avec une soudaineamertume ; et, s’élançant au bas desdegrés, il courut enlever sa fille dedessus la selle.

« Eva, chérie ! n’es-tu pas tropfatiguée ? demanda-t-il, comme ill’emportait dans ses bras.

– Non, papa, dit l’enfant. Mais sarespiration courte et bruyantealarma son père.

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– Comment peux-tu galoper si fort,quand tu sais que cela ne t’est pasbon ?

– J’étais si bien, papa, et jem’amusais tant, que je n’ai songé àrien. »

Saint-Clair la porta jusqu’au salon,où il la déposa sur un sofa.

« Henrique, il faut prendre un peuplus garde à ta cousine ; tu l’asmenée trop vite.

– Je vais en avoir bien soin, dit lejeune garçon, confiez-la moi ; » et,s’asseyant près du sofa, il prit lamain de la petite fille.

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Bientôt Eva se sentit mieux : sonpère et son oncle retournèrent à leurpartie, et les enfants furent laissésensemble.

« Si vous saviez, Eva, je suis si fâchéque papa ne demeure ici que deuxjours ! Je vais être après cela silongtemps sans vous voir ! Si jerestais avec vous, je tâcherais d’êtrebon, de ne plus quereller Dodo, nipersonne. Ce n’est pas que j’aie lamoindre envie de le maltraiter ; nonvraiment ! Je suis trop vif, voilà tout.D’ailleurs, je ne suis point mauvaispour lui : je lui donne un picayunepar-ci par-là. Vous voyez qu’il estbien vêtu. – Allez, tout compté, Dodo

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est un heureux garçon.

– Seriez-vous heureux, Henrique, s’iln’y avait pas une seule créature prèsde vous qui vous aimât ?

– Moi ! – non ; cela va sans dire.

– Et vous avez enlevé Dodo à tous lesamis qu’il avait jamais eus ! Il ne voitplus maintenant une seule personnequi l’aime ; – comment pourrait-ilêtre bon ?

– Eh bien, que voulez-vous que j’yfasse, cousine ? – Je ne puis achetersa mère, pas plus que me mettre àl’aimer, moi, ou personne autre, queje sache.

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– Pourquoi pas vous ? dit Eva.

– Moi, aimer Dodo ! Eva, y songez-vous ? Je peux le trouver gentil et leprotéger, à la bonne heure. Maisvous, est-ce que vous aimez vosgens ?

– Oui, vraiment, dit Eva.

– Quelle drôle d’idée !

– La Bible ne nous dit-elle pas denous aimer les uns les autres ?

– Oh, la Bible ! la Bible dit tant dechoses ! mais personne ne s’eninquiète. – Vous le savez-bien, Eva.Qui est-ce qui songe à faire ce qu’il ya dans la Bible ? »

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Eva demeura muette quelquesminutes ; ses yeux restèrent fixes etrêveurs.

« Quoi qu’il en soit, dit-elle enfin,cher cousin, aimez le pauvre Dodo, etsoyez bon avec lui pour l’amour demoi.

– J’aimerais qui que ce fût, quoi quece soit, pour l’amour de vous, chèrecousine ; et je pense, du fond del’âme, que vous êtes bien la pluscharmante, la plus gentille créatureque j’aie jamais vue ! » Henriqueparlait avec une ardeur quiempourpra son charmant visage. Evaaccueillit ces paroles, sans qu’il se fitle moindre changement sur sa calme

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et angélique figure, et elle réponditavec une parfaite simplicité :

« Merci, cher cousin, de ce que vousme dites là. – J’espère, je crois quevous vous rappellerez ma prière. »

La cloche du dîner, en sonnant, mitfin au tête à tête.

q

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Chapitre25

Sinistres présages.

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Deux jours après, Alfredet Augustin Saint-Clairse séparèrent. Eva, quela compagnie de soncousin entraînait à desexercices au-dessus de

ses forces, commença dès lors àdécliner rapidement. Pour ne pasadmettre une vérité douloureuse, sonpère s’était refusé avec terreur àrecourir aux médecins : – cette fois ily consentit. Depuis deux jours, Eva,trop souffrante, n’avait pu sortir dechez elle ; le docteur fut appelé.

Marie Saint-Clair, toute absorbéedans l’étude de deux ou troisnouvelles maladies dont elle se

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croyait victime, n’avait fait nulleattention au dépérissement graduelde sa fille. Pour premier article defoi, elle se tenait assurée que jamaispersonne n’avait souffert et nepouvait souffrir comme elle, etautant qu’elle. La moindreinsinuation que quelque autre pûtêtre malade sous son toit, étaitrepoussée avec une indignationvirulente. « Ce n’était rien queparesse, manque d’énergie. Ah ! sil’on avait la dixième partie de sesmaux, on saurait ce que c’est ! onsentirait la différence ! »

Plusieurs fois miss Ophélia essayad’éveiller les craintes maternelles ; ce

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fut en vain.

« Je ne vois pas, répondait Marie,qu’Eva ait la moindre des choses !elle ne fait que causer et jouer.

– Mais, sa toux…

– Sa toux ! Ce n’est pas à moi qu’ilfaut parler de toux ! J’y suis sujettedepuis que je suis au monde. A l’âged’Eva, on m’a crue poitrinaire.Mamie passait toutes les nuits à meveiller. Ah ! qu’est-ce que la touxd’Eva en comparaison !

– Mais elle s’affaiblit ; sa respirationdevient courte.

– Seigneur ! je connais assez cela, et

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depuis des années ! – Une affectionnerveuse.

– Mais elle a des sueurs la nuit.

– C’est moi qui ai eu, ces dixdernières années, des transpirationsprodigieuses ! à tordre tout ce que jeporte. Pas un fil de sec dans meshabillements de nuit, et Mamie estforcée de faire sécher mes draps !Certes, les sueurs d’Eva ne sont pas àcomparer. »

Miss Ophélia fut donc pour lemoment réduite à se taire. Maisaujourd’hui qu’Eva se trouvaitsérieusement atteinte, visiblementabattue, et qu’un médecin était

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appelé, Marie changea de note tout àcoup.

« Elle le savait ! – elle l’avaittoujours pressenti ! elle étaitcondamnée à devenir la plusmalheureuse des mères ! Avec samisérable santé, voir son uniqueenfant dépérir, descendre sous sesyeux dans la tombe ! » Et Marie, envertu de ce nouveau chagrin, mettaitchaque nuit le sommeil de la pauvreMamie en déroute, et persécutait,tracassait, tourmentait tout le longdu jour.

« Ma chère Marie, ne dites pas ceschoses-là, de grâce ! insistait Saint-Clair ; nous n’en sommes point à

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désespérer.

– Vous n’avez pas le cœur d’unemère, Saint-Clair ; jamais vousn’avez pu me comprendre : –comment me comprendriez-vousaujourd’hui !

– Mais ne parlez pas du moinscomme si tout était perdu.

– Je n’ai pas votre heureuseindifférence, Saint-Clair. Si le dangerde votre unique enfant vous laissecalme, vous ; moi, c’est autre chose.Ce coup est trop affreux, après toutce que j’ai supporté.

– Il est vrai, reprenait Saint-Clair,qu’Eva est fort délicate : j’ai

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toujours craint qu’elle ne le fût. Unecroissance rapide a épuisé ses forces,et la situation est critique ; mais cen’est qu’un abattement passager,qu’expliquent l’excessive chaleur, letrop d’exercice, et l’agitation causéepar la visite de son cousin. Lemédecin a de l’espoir.

– A merveille ; si vous pouvezregarder les choses du bon côté,faites. C’est un bonheur ici-bas quede n’avoir pas une profondesensibilité. Certes, je souhaiteraisfort ne pas sentir ce que j’éprouve, etqui ne sert, hélas ! qu’à me rendreprofondément malheureuse. Plût àDieu que je pusse être aussi

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tranquille que vous l’êtes tous ! »

Tous auraient eu d’excellentesraisons de s’unir à cette prière, carMarie, se drapant dans sa nouvelleinfortune, s’en faisait un droit pourharasser chacun. On ne pouvait direune parole, faire ou ne pas faire quoique ce soit, sans qu’elle en tirât unenouvelle preuve de la révoltanteinsensibilité de ceux quil’environnaient, – tous égalementindifférents, disait-elle, à sesprofondes angoisses. La pauvrepetite Eva entendait parfois cesdoléances ; alors elle s’épuisait enlarmes de tendre compassion sur lesdouleurs de sa mère, et s’affligeait

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profondément d’être cause de tant dechagrin.

Une ou deux semaines s’écoulèrent,et il se manifesta dans tous lessymptômes une grande amélioration,– un de ces leurres de l’inexorablemal qui entretient l’espoir jusque surles bords de la fosse. Le pas légerglissa de nouveau dans les jardins,sur les balcons ; – Eva joua, Eva ritencore. – Son père déclara, dans lestransports de sa joie, qu’il la verraitbientôt aussi robuste que jamais.Miss Ophélia et le docteur seuls netirèrent aucun encouragement decette trêve illusoire. Un autre cœuraussi partageait leur conviction, et

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c’était le petit cœur d’Eva. Qu’est-cedonc qui parle quelquefois au fondde l’âme d’une façon si calme, silucide, pour lui apprendre que sontemps sur terre sera court ? Est-cel’instinct secret de la naturedéfaillante ? Sont-ce les palpitations,les battements d’ailes de l’âme quientrevoit l’immortalité ? Quelle quesoit la cause, au fond du cœur d’Evareposait la paisible, douce etprophétique assurance que le cielétait proche : persuasion sereinecomme les rayons adoucis du soleilcouchant, suave comme les placidesbeautés de l’automne, et danslaquelle se reposait ce pur esprit,

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troublé seulement par la douleur deceux qui l’aimaient.

Quant à elle, quoique entourés dès leberceau de si vives tendresses,quoique voyant se déployer devantelle les perspectives dorées etséduisantes de l’opulence et del’amour, elle ne regrettait rien, et nepleurait pas sur elle-même.

A travers les récits du livre qu’elle etson humble ami lisaient si souventensemble, elle avait entrevu, et avaitaccueilli en son jeune sein, l’image decelui qui aimait les petits enfants : àmesure qu’elle la contemplait en sespensées ingénues, l’image, cessantpeu à peu de n’être qu’un souvenir,

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un divin et lointain reflet, arrivapresque à la rayonnante réalité. Sonâme émue se fondit en une tendressesurhumaine, et c’était vers Lui,disait-elle, c’était vers son royaume,qu’elle se sentait glisser.

Puis elle se reprenait, avec unetouchante sollicitude, à s’attendrirsur ceux qu’elle laissait en arrière, –son père surtout. Eva, d’instinct, etsans qu’elle s’en fut rendue compte,savait qu’au fond de ce cœur-là ellepénétrait plus avant que dans tousles autres. Elle aimait aussi sa mère,– n’était-elle pas tout amour ? – Leféroce égoïsme, sur lequel il était sidifficile de fermer totalement les

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yeux, l’inquiétait un peu dans sanaïve croyance en l’infaillibilitématernelle ; mais, ce qu’elledéfinissait mal, et n’aurait pujustifier, elle le palliait en se disantqu’après tout c’était maman, etqu’elle l’aimait bien fort.

Elle s’affligeait aussi pour lesaffectionnés et fidèles serviteurs,dont elle était la lumière et le soleil.Les enfants ne généralisent guère ;mais ce que Evangeline avait entrevudes horreurs du régime sous lequelles esclaves gémissent, était entrédans les profondeurs de cette âmerecueillie, méditative, et d’unematurité précoce. Elle avait de

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vagues aspirations, d’ardents etdouloureux désirs de faire quelquechose pour eux ; – de sauver, derendre heureux, non-seulement ceuxqu’elle connaissait, mais tous ! –élans passionnés, fervents, trop peud’accord avec sa frêle enveloppe.

« Oncle Tom, dit-elle un jour,interrompant sa lecture à son humbleami, je puis mieux comprendre àprésent que Jésus ait voulu mourirpour nous.

– Pourquoi, miss Eva ?

– Parce que je sens un peu de même.

– Comment ? miss Eva ? –Comprends pas bien.

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– Je ne sais pas l’expliquer ; mais,quand je voyais ces pauvres gens surle bateau, – vous savez, lorsque vousdescendiez la rivière avec nous, – il yen avait qui regrettaient leurs mères,– d’autres leurs maris ; – d’autrespleuraient leurs petits enfants ; etaussi la pauvre Prue, quand j’aientendu son histoire ! – Oh ! n’était-ce pas terrible ! – et, tant d’autresfois encore, j’ai senti que je seraiscontente de mourir, si en mourantj’empêchais tout ce mal. – Jevoudrais mourir pour eux, oncleTom, si je pouvais ! » dit l’enfantavec ferveur, et elle posa sur lesrobustes doigts de Tom sa petite

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main diaphane.

Tom regarda l’enfant avec respect ;et lorsque, appelée par son père, elles’éloignait doucement, il essuya sesyeux à plusieurs reprises, et la suivitlongtemps du regard.

« Pas possible de la retenir avecnous ! pas possible garder miss Eva !dit-il à Mamie qu’il rencontra uninstant après. Le signe du Seigneurest sur son front !

– Eh ! là ! là ! Hélas ! oui, soupiraMamie, levant les mains au ciel. Moi,le dire toujours ! – Jamais elle a étéune enfant à vivre, – toujours là, aufin fond de ses yeux, un je ne sais

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quoi. – J’ai tant dit à maîtresse ! – etvoilà que ça devient vrai ! – Nous levoir tous aujourd’hui ! – Oh ! chère !oh ! doux petit agneau béni ! »

Eva courait, remontant les marchespour aller rejoindre son père ; le soirapprochait, les lueurs du soleilcouchant couronnaient sa tête d’unesorte d’auréole, comme elles’avançait toute aérienne, dans sesvêtements blancs, ses cheveux ondésrayonnant autour de ses jouesbrillantes, ses yeux allumés par lafièvre lente qui la consumait.

Saint-Clair l’appelait pour luimontrer une statuette qu’il lui avaitachetée ; mais son aspect, au

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moment où elle le rejoignit, le frappaau cœur. Il est un genre de beauté, àla fois si intense et si frêle, qu’on nele saurait contempler sans angoisse,et son père, oubliant ce qu’il allaitlui dire, l’étreignit soudain dans sesbras.

« Eva chérie ! tu te sens mieux cesjours-ci, n’est-ce pas ?

– Papa ! – la voix d’Eva prit unefermeté inaccoutumée, – il y a deschoses que j’ai envie de vous diredepuis bien longtemps, – je voudraisle faire maintenant, avant que jedevienne plus faible. »

Saint-Clair frissonna ; Eva s’assit

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sur ses genoux et appuya sa têtecontre son sein. « Il ne sert à rien,papa, de vous le cacher davantage. Letemps approche où il faudra que jevous quitte. – Je m’en vais pour neplus revenir jamais. » Eva étouffa unsanglot.

« Allons, allons, ma chère petite,mon Eva ; et, tout tremblant, Saint-Clair prenait une voix animée etjoyeuse ; voilà que tu te décourageset que tu te fais nerveuse. Il ne fautpas se laisser aller à de sombrespensées. – Tiens, regarde la joliefigurine que j’ai achetée pour toi !

– Non, papa, dit Eva ; et ellerepoussa doucement la statuette. Ne

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vous abusez pas ; – il n’y a pas demieux, je le sais très-bien, – Je m’envais, je le sens. – Je ne suis pasnerveuse, je ne suis pointdécouragée ; – si ce n’était vous,cher papa, – si ce n’étaient tous ceuxque j’aime, je serais parfaitementheureuse. – Je l’ai désiré, – jesoupire après !

– Eh quoi, cher trésor, qui peutrendre ton pauvre petit cœur sitriste ? N’as-tu pas tout ce que tusouhaites, tout ce qui peut tecontenter ?

– J’aime mieux être au ciel ;seulement, pour l’amour de mesamis, je voudrais encore vivre ; mais

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il y a tant de choses ici qui me fontpeine, et qui me semblent terribles,que j’ai envie de m’en aller tout desuite là-haut. Ce n’est pas que jen’aie bien du chagrin de vousquitter ; – oh ! c’est là ce qui me fendle cœur !

– Mais, qu’y a-t-il qui puisset’affliger ? Que vois-tu de si terrible,mon enfant ?

– Oh ! des choses qui se font tous lesjours, sans cesse ! Je suis triste pournos pauvres domestiques ; ilsm’aiment tant ! ils sont tous siattentifs, si bons pour moi. – Jevoudrais, papa, qu’ils fussent touslibres.

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– Comment, Eva ! petite fillette, neles trouves-tu donc pas heureuxcomme ils sont ?

– Mais, papa, si quelque malheurvous arrivait, que deviendraient-ils ?Il y a si peu d’hommes comme vous,papa ! Oncle Alfred, ce n’est pas lamême chose ; maman non plus ; etsongez aux maîtres de la pauvrevieille Prue ! tant d’horribles chosesqui se font, qui se peuvent faire ! etl’enfant frissonna.

– Chère bien-aimée, tu es tropcompatissante, trop sensitive ! jesuis désolé de t’avoir laissé entendrede pareilles histoires !

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– Oh ! papa, c’est là ce qui mechagrine. Vous me voulez siheureuse ? vous n’endurez pas quej’aie la plus légère peine ; – que jesouffre de quoi que ce soit ; – vousne voudriez pas même me laisserentendre une histoire triste, quandd’autres pauvres créatures n’ont quepeines et chagrins toute leur vie ; –ah ! papa, cela semble si égoïste !Eh ! ne dois-je pas le savoir pour ycompatir ? J’y songe tant ! celam’entre tout au fond du cœur. J’ypense et repense sans cesse. Papa,est-ce qu’il n’y a pas moyen que tousles esclaves soient libres ?

– C’est une question fort

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compliquée, ma chérie. Notre voieest fatale, il n’y a pas de doute ;notre système fâcheux ; beaucoup degens le pensent ainsi, et moi aveceux. Je souhaiterais de toute monâme qu’il n’y eût plus un seul esclavesur terre ; mais comment y arriver ?Quels moyens prendre ? Je n’en saisrien.

– Papa, vous êtes si bon, si noble, sitendre ; vous avez une façon siagréable de dire tout ce que vousdites ; si vous alliez de l’un à l’autreessayer de persuader aux gens defaire ce qui serait juste et bien !Après que je serai morte, papa, vousy penserez, n’est-ce pas ? Vous le

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ferez pour l’amour de moi ? Jevoudrais tant le faire, si je pouvais !

– Quand tu seras morte, Eva ! s’écriaSaint-Clair avec un élan dedésespoir. Oh ! enfant, ne me parlepas ainsi ! n’es-tu pas tout ce que j’aisur terre !

– L’enfant de la vieille Prue étaitaussi tout ce qu’elle possédait aumonde ; et pourtant elle l’a entenducrier jusqu’à mourir, sans pouvoiraller à lui ! Papa, ces pauvres gensaiment leurs chers petits commevous m’aimez, moi. – Oh ! faitesquelque chose pour eux ! N’y a-t-ilpas la pauvre Mamie que j’ai vuepleurer bien des fois en parlant de

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ses enfants ; et Tom qui aime tant lessiens ! N’est-ce pas affreux, cherpapa, que de telles choses existent, etpourtant elles arrivent tous lesjours !

– Là, ma chérie, là, mon Eva, ditSaint-Clair s’efforçant de la calmer.Ne t’affecte pas, ne me parle plus demourir, et je ferai tout ce que tuvoudras.

– Promettez-moi, papa, que Tomaura sa liberté, aussitôt que… – elles’arrêta ; puis dit avec hésitation, –quand je n’y serai plus.

– Oui, chère, je ferai tout au monde ;– tout ce que tu peux me demander.

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– Cher père, dit l’enfant, appuyant sajoue brûlante contre celle de Saint-Clair, que je voudrais que nouspussions y aller ensemble !

– Aller, où, mon trésor ?

– A la maison de notre père, de notresauveur, où il y a paix, douceur, – oùl’on s’aime tant ! – L’enfant enparlait comme d’un lieu qu’elleaurait vu. – N’y voulez-vous pasvenir aussi, papa ?

Saint-Clair la serra plus fortementcontre son sein et se tut.

– Vous viendrez à moi, papa, etl’argentine voix avait ce grave accentde conviction qu’Eva prenait parfois

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sans s’en apercevoir.

– Oui, je te suivrai, – je ne puis pas tequitter. »

Le soir les enveloppait de sesombres, de plus en plus épaisses etsolennelles. Saint-Clair tenaittoujours le frêle petit corps serrécontre sa poitrine : il ne voyait pluscet œil profond et expressif, mais ladouce voix enfantine, qui soupirait àson oreille, semblait le souffle d’unesprit. Comme en une visionsuprême, soudain son passé toutentier se leva devant lui : – leshymnes et les prières de sa mère ; –ses premières ardentes aspirationsvers la justice et la vertu ; – puis,

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entre ces temps lointains et l’heureprésente, des années de scepticisme,de vie mondaine, de ce que leshommes appellent une existencehonorable. – Nous pouvons entasserbeaucoup, beaucoup de pensées enune seconde. Saint-Clair vit, sentit,mais ne parla point, et comme la nuits’avançait, il porta l’enfant à sachambre ; et quand elle fut prête àmettre au lit, il renvoya les servantes,et berça Eva dans ses bras, enchantant doucement jusqu’à cequ’elle fût endormie.

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Chapitre26

La petiteévangéliste.

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On était au dimancheaprès midi. Saint-Clair,étendu sur un canapé debambou, savourait soncigare dans la véranda.En face, devant la

fenêtre ouverte du salon, défenduedes atteintes des moustiques par unrempart de gaze hermétiquementfermé, sa femme, ensevelie dans lescoussins d’un sofa, tenait à la main,vu le jour, un livre de prièresélégamment relié. Elle s’imaginaitavoir lu, – quoique par le fait elle eûtseulement laissé le livre ouvertdevant elle, pendant une successionde siestes.

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Miss Ophélia, parvenue enfin àdécouvrir, à peu de distance, unepetite congrégation méthodiste,s’était rendue en voiture àl’assemblée, accompagnée d’Eva etconduite par Tom.

« Décidément, Augustin, dit Marie,après s’être assoupie un moment, ilfaut envoyer en ville chercher monvieux docteur Posey. J’ai une maladiede cœur, je le sens.

– Mais pourquoi le docteur Posey ?Le médecin qui soigne Eva mesemble fort habile.

– Oh ! je ne me fierais pas à lui enpareil cas. C’est grave : je ne puis me

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faire illusion ! Je n’ai fait qu’ysonger ces deux ou trois dernièresnuits. Ce sont de telles angoisses, dessensations si extraordinaires !

– Oh ! Marie, vous broyez du noir !Je n’ai pas foi à cette maladie decœur !

– Je le savais d’avance, je m’yattendais, je vous assure ! Si Evatousse le moins du monde, si elle a leplus léger bobo, vous êtes toutalarmes ; mais moi, que vousimporte !

– Si vous tenez absolument à avoirune maladie de cœur, soit ; je ne veuxque ce qui peut vous être agréable,

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dit Saint-Clair ; seulement, prévenez-moi.

– Je souhaite qu’un jour vous nevous affligiez pas lorsqu’il sera troptard ! mais, que vous le croyiez ounon, mes inquiétudes pour Eva, lesfatigues au-dessus de mes forces,prises pour la chère enfant, ontdéveloppé ce que depuis longtempsj’avais tout lieu de craindre. »

Il eût été difficile de préciser lesfatigues dont se plaignait Marie. Cefut la réflexion que se permitsecrètement Saint-Clair, et, commeun être impitoyable qu’il était, ilcontinua de fumer son cigarejusqu’au retour de la voiture, d’où

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Eva et miss Ophélia descendirent.

Celle-ci, selon sa coutume invariable,avant de prononcer une parole,marcha droit à sa chambre pour yserrer son châle et son chapeau.

Eva, appelée par son père, couruts’asseoir sur ses genoux, et lui contertout ce qu’elle avait vu et entendu.

Bientôt, de vives exclamations et unegrêle de reproches, tombant on nesavait sur qui, firent explosion dansla chambre de miss Ophélia, quidonnait sur la galerie.

« Quelle nouvelle diablerie nous aurabrassé ce lutin de Topsy ? demandaSaint-Clair. Elle est l’origine de cette

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tempête, je le parierais ! »

La minute d’après miss Ophéliaparut, traînant la coupable, et dansun violent accès d’indignation :

« Arrivez ici, s’écria-t-elle, venez ; jeveux le dire à votre maître.

– Qu’y a-t-il, cousine ?

– Il y a, que je ne puis être pluslongtemps harcelée par cette enfant ;c’est passé toute constance : la chairet le sang n’y sauraient tenir. Jel’enferme là, je lui donne un hymne àapprendre par cœur, et de quois’avise-t-elle ? de m’épier quand jecache ma clef, d’ouvrir monchiffonnier, d’y prendre ma plus

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belle garniture de bonnet, et de lacouper en morceaux pour en faire desrobes de poupées ! Je n’ai, de ma vie,rien vu de pareil !

– Je vous l’avais assez dit, cousine,reprit Marie, de pareilles créaturesne se gouvernent pas avec desparoles. Si j’étais libre d’agir, – etMarie lança sur Saint-Clair un regardde reproche, – j’enverrais cette

enfant à la calabouse [38] pour qu’onla fouette d’importance, et jusqu’à cequ’elle ne puisse plus se tenir sur sesjambes.

– Je n’en doute pas, reprit Saint-Clair ; parlez-moi des femmes et de

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leurs chaînes de fleurs ! Je n’en aipas connu une douzaine, je crois, quine fussent prêtes à éreinter, à tuer àdemi, cheval ou domestique, pourpeu qu’on les laissât faire ! Unhomme n’est rien à côté d’elles !

– Vos sornettes sentimentales, Saint-Clair, sont hors de saison tout à fait.Notre cousine est une femme sensée,et maintenant elle voit assez quej’étais dans le vrai. »

Miss Ophélia n’avait que juste ladose d’indignation qui appartient àla maîtresse de maison accomplie, etque justifiaient de reste lesnombreuses malices, les gaspillagessans fin de Topsy ; mais l’énergie de

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Marie dépassait de trop loin sacolère, et toute son effervescencetomba.

« Pour le monde entier, je nevoudrais pas que l’enfant fût traitéede la sorte, dit-elle ; mais le fait est,Augustin, que je suis à bout depatience et d’expédients. J’aienseigné, remontré, parlé, grondéjusqu’à m’enrouer ; je l’ai fouettée, jel’ai punie, et je suis juste aussiavancée que le premier jour !

– Ici, singe, venez-là ! » dit Saint-Clair appelant l’enfant près de lui.

Topsy s’avança. Une certaine terreur,mêlée à sa drôle d’expression

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habituelle, faisait briller et clignoterses yeux perçants et ronds.

« Qui t’a poussée à te conduire ainsi,voyons ? dit Saint-Clair, qui avaitpeine à s’empêcher de rire en laregardant.

– Pour sûr, c’est mon mauvais cœur,dit solennellement Topsy ; missPhélie l’a dit.

– Ne vois-tu pas toute la peine que sedonne miss Ophélia ? elle ne saitplus que faire de toi ; tu l’entends ?

– Seigneur, oui, maître ! Vieillemaîtresse disait tout d’même ; elleme fouettait, ah ! elle me fouettaitautrement dru ! elle m’arrachait les

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cheveux, elle me cognait la tête cont’la porte, et ça n’y faisait rien dutout ; ça ne me faisait pas aucunbien. Pour sûr, elle m’aurait ôté parpoignées tous les cheveux de ma têteque ça ne m’aurait pas fait aucunbien non plus. – Je suis si méchante,Seigneur ! et puis, je ne suis qu’unenèg’ après tout !

– J’abandonne la partie, reprit missOphélia ; j’en ai assez : je ne puis enendurer davantage.

– Permettez-moi une toute petitequestion seulement, dit Saint-Clair.

– Une question ! laquelle ?

– Si votre Evangile n’a pas la force

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de réformer, et de sauver une seulepetite païenne que vous gouvernezabsolument à votre guise, à quoi bonexpédier un ou deux pauvresmissionnaires, pour porter ce mêmelivre au loin, à des milliers d’êtres demême espèce ? car l’enfant, je leprésume, n’est qu’un bon échantillonde ce que sont tous vos autres païensde par delà les mers. »

Miss Ophélia ne répondit pasimmédiatement. Eva, qui jusque-làavait écouté en silence, fit signe àTopsy de la suivre, et les deuxenfants se glissèrent ensemble dansun petit cabinet vitré, au coin de lavéranda, où Saint-Clair allait

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quelquefois lire.

« Que va faire Eva ? demanda Saint-Clair ; il faut que je le voie. »

Marchant sur la pointe des pieds, ils’avança doucement, écarta un peu lerideau de la porte, et presqueaussitôt, posant le doigt sur seslèvres, il appela d’un geste silencieuxmiss Ophélia près de lui. Les deuxenfants étaient assises l’une vis-à-visde l’autre sur le plancher : Topsy,avec son air mutin, comique etinsouciant, Eva, la figure animée,attendrie, et les yeux pleins delarmes.

« Qu’est-ce qui te rend si mauvaise,

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Topsy ? Pourquoi ne veux-tu pasessayer d’être bonne ? Est-ce que tun’aimes rien, Topsy ? disait Eva.

– Sais pas. – Moi, bien aimer le suc’candi et les aut’ bonnes choses, c’esttout.

– Mais, tu aimes quelqu’un, tonpapa, ta maman ?

– Moi avoir jamais eu ni maman, nipapa, vous savez. Moi vous l’avoirdéjà dit, miss Eva.

– Ah ! je sais, dit tristement la petitefille ; mais n’as-tu ni frère, ni sœur,ni tante, ni…

– Oh ! jamais eu rien, jamais eu

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personne, personne du tout.

– Mais, Topsy, – il ne tiendrait qu’àtoi d’être bonne.

– Je puis être qu’une nèg, – rien aut’,– bonne ou pas bonne, dit Topsy. Sije pouvais m’ôter ma peau noire etvenir tout blanc, oh ! je dis pas !

– Mais les gens peuvent t’aimer,quoique noire, Topsy ; miss Ophéliat’aimerait, si tu étais bonne. »

Le rire court, brusque, saccadé,habituelle expression de l’incrédulitéde Topsy, fut sa seule réponse.

« Tu ne le crois pas ?

– Non ; elle peut pas me souffrir

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parce que je suis une nèg’. – Elle,aimer mieux un crapaud que moi latoucher ! Personne aimer nèg’s, nèg’spouvoir rien faire de bon ; – maistant pis, – moi m’en moque ! EtTopsy se mit à siffler.

– Oh ! Topsy, ma pauvre enfant, moije t’aime ! s’écria Eva avec un éland’âme passionné ; et elle appuya avectendresse sa main transparente surl’épaule noire de Topsy ; – je t’aimeparce que tu n’as ni père, ni mère, niamis, parce que tu es une pauvrepetite fille malheureuse etabandonnée ! je t’aime et je tevoudrais bonne ! Vois-tu, Topsy, jesuis bien malade, je ne vivrai pas

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longtemps, et j’ai tant de chagrin dete voir méchante ! Sois bonne pourl’amour de moi, j’ai si peu de temps àrester avec toi, Topsy ! »

Les yeux ronds et perçants de lapetite négresse se voilèrent tout àcoup ; de larges gouttes brillantesroulèrent lentement une à une, ettombèrent sur la petite main blanche.Oui, en ce moment, un rayon de foi,de céleste charité, avait traversé lesténèbres de cette âme païenne, etTopsy cacha sa tête entre ses genoux,elle pleura, elle sanglota, tandis quela belle enfant, courbée avec amoursur elle, semblait l’ange brillantpenché sur le pécheur qu’il vient

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racheter.

« Pauvre chère Topsy, dit Eva, nesais-tu pas que Jésus nous aime tousde même ? toi tout autant que moi ?Il t’aime comme je t’aime ; maisbeaucoup, beaucoup plus, parce qu’ilest bien plus grand, bien meilleur. Ilt’aidera à devenir bonne, et tu peuxaller au ciel à la fin, pour être unange à jamais, tout comme si tu étaisblanche. – Penses-y un peu ! Songe,Topsy, il ne tient qu’à toi d’être unde ces esprits bienheureux etbrillants que chante l’oncle Tom !

– Oh ! chère miss Eva ! chère !chère ! moi vouloir, moi tâcher êtrebonne. – Je m’en souciais pas avant,

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pas du tout. »

Saint-Clair laissa retomber le rideau.

« La douce enfant me rappelle mamère, dit-il à miss Ophélia ; cequ’elle me disait est vrai. Si nousvoulons rendre la vue à l’aveugle,nous devons, comme Jésus, l’appelerà nous et lui imposer les mains.

– J’ai toujours eu une sorte dedégoût des nègres, c’est un fait, ditmiss Ophélia ; je n’aimais pas quel’enfant me touchât ; mais je n’allaispas imaginer qu’elle s’en aperçût.

– Fiez-vous aux enfants pour cesdécouvertes-là, répondit Saint-Clair.Impossible de leur dissimuler

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l’impression qu’ils produisent. Lesefforts les plus bienveillants, lesservices, les bienfaits, rien ne sauraitexciter en eux une ombre degratitude, tant que cette répugnanceexiste. Cela peut sembler étrange,mais cela est.

– Qu’y faire ? dit miss Ophélia ; ilsme sont si désagréables, – cettepetite surtout ; je ne puis changermes impressions, au bout ducompte !

– Eva en a de différentes.

– Oh ! Eva, c’est autre chose ; elle estsi aimante ! – Et ce n’est qu’êtrechrétienne, après tout, ajouta miss

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Ophélia d’un ton réfléchi. – Jevoudrais de bon cœur lui ressembler,et je crois qu’elle m’a donné là unesalutaire leçon.

– Peut-être bien, fit observer Saint-Clair. Ce ne serait pas la premièrefois qu’un petit enfant serait envoyépour instruire un vieux disciple »

q

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Chapitre27

Mort.

Plaignez, plaignez la fleurnouvelle

Qui meurt fanée en son bouton,

Et le petit de l’hirondelle

Tombé du nid, pauvre avorton !

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Mais ne pleurez pas surl’enfance

Qui, dans un soupir vers le ciel,

Exhale, avec son innocence,

Son âme au pied de l’Eternel.

La chambre d’Eva, spacieuse commetoutes celles de la maison, donnantaussi sur la véranda, entrel’appartement de ses parents et celuide miss Ophélia, communiquait auxdeux, par des portes opposées. Saint-Clair, en sa tendre affection, s’étaitplu à orner cette pièce ; son goûtexquis avait su la mettre en harmonieavec la charmante petite créature qui

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l’habitait. La fine natte quirecouvrait le plancher, faite à Parisd’après les dessins qu’il avaitcomposés lui-même, offrait au centreun ravissant bouquet de rosesépanouies entouré d’une guirlandede boutons et de feuilles. Des rideauxde mousseline rose et blanche sedrapaient aux fenêtres ; le lit, leschaises, les sofas, étaient de bamboutravaillé, tourné en formesgracieuses de fantaisie. Au chevet dulit, sur une console d’albâtre, unange, aux ailes reployées, tenait lacouronne de myrthe d’où descendait,en plis vaporeux, la gaze rose laméed’argent, qui remplaçait la

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moustiquaire indispensable dans ceclimat. De légères statuessoutenaient des rideaux semblables,au-dessus de chacun des sofas garnisde coussins de damas rose ; surl’élégante table du milieu, toujoursde bambou, un vase de Paros, enforme de lis entouré de ses blancsboutons, et constamment garni desplus belles fleurs, s’élevait au-dessusdes livres, des bijoux d’Eva, et de lacharmante écritoire d’albâtre ; donde son père, lorsqu’elle avaitcommencé à prendre goût à l’étude.La tablette de marbre de la cheminéeétait ornée d’une charmantestatuette de Jésus appelant à lui les

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enfants. De chaque côté, deux vasesde marbre s’emplissaient tous lesmatins des magnifiques bouquetsque Tom apportait, avec tantd’orgueil et de plaisir. Deux ou troistableaux de maîtres, représentant desenfants dans des attitudesgracieuses, paraient les lambris ;enfin, en s’ouvrant chaque jour, lesyeux d’Eva ne rencontraient qued’heureuses images de beauté,d’innocence et de paix.

La force factice qui, pendantquelques semaines, l’avait soutenue,déclinait rapidement. On entendaitde moins en moins son pas légersous la véranda : et on la trouvait de

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plus en plus souvent couchée sur unechaise longue, devant la fenêtreouverte, suivant du profond regardde ses grands yeux le mouvementalternatif des eaux du lac.

Vers le milieu de l’après-midi,comme elle était ainsi penchée, – saBible entr’ouverte, et ses frêles petitsdoigts oubliés entre les feuillets, –elle entendit tout à coup la voix de samère montée à un aigre diapason.

« Allons, petite effrontée ! – quelnouveau tour de ton métier as-tu faitlà ? arraches-tu les fleurs, à présent ?Et un soufflet bien appliqué résonnapresque aux oreilles d’Eva.

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– Seigneur, maîtresse ! – ça être toutpour miss Eva, répondit la voix deTopsy.

– Eva ! beau prétexte ! – que veux-tuqu’elle fasse de tes fleurs, petitenégresse bonne à rien ? – Voyons ! tesauveras-tu ! »

A la minute Eva s’élança de sacouche, et parut sous la véranda.

« Oh ! maman, ne la renvoyez pas ! –J’aime ses fleurs, – donnez-les-moi.J’en ai tant d’envie !

– Eva ! – mais votre chambre en estdéjà toute pleine ?

– Je n’en saurais avoir trop. Topsy,

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apporte-les-moi donc. »

La petite négresse, demeurée àl’écart, tête basse et touterenfrognée, se rapprocha, et présentases fleurs, non plus de son air mutin,hardi, insouciant, mais avec unetimidité, une hésitation, un respect,tout à fait nouveaux chez elle.

« Quel beau bouquet ! » dit Eva, leconsidérant.

L’épithète d’original eût été plusjuste ; – c’était un brillant géraniumécarlate, avec un seul camélia blancentouré de ses feuilles lustrées. Lemême goût bizarre, qui s’était plu aucontraste si tranché des couleurs,

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avait scrupuleusement étudié ladisposition de chacune des feuilles.

Topsy parut charmée lorsque Eva luidit : « Sais-tu que tu arranges fortjoliment les fleurs ? – Tiens, voilà cevase qui est vide. – Je serais bien aised’avoir tous les jours, pour le garnir,un bouquet de ta façon, Topsy.

– Quelle idée baroque ! reprit Marie ;à propos de quoi, et pourquoi faire ?

– Qu’importe, maman, vous aimezautant que Topsy fasse cela qu’autrechose, – n’est-ce pas ?

– Oh ! tout ce qu’il vous plaira, machère. – Topsy, tu entends ta jeunemaîtresse ? Songe à être exacte ! »

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Topsy fit une courte révérence,baissa les yeux, et comme elle sedétournait pour s’en aller, Eva vitune larme rouler sur sa joue noire.

« Voyez-vous, maman, j’étais sûreque la pauvre Topsy avait envie defaire quelque chose pour moi, dit àdemi voix Eva à sa mère.

– Quelle enfance ! le fait est toutuniment qu’elle se plait au mal. Onlui a défendu de toucher aux fleurs, –alors elle les arrache. – Voilà ce qu’ilen est ; mais, si c’est votre fantaisiequ’elle dépouille les parterres, à labonne heure.

– Je crois, maman, que Topsy n’est

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plus la même ; elle est en train dedevenir bonne.

– Elle aura du chemin à faire pour yparvenir, dit Marie avec unricanement dédaigneux.

– Mais vous savez, maman, que lapauvre Topsy a trouvé constammenttout contre elle.

– Pas depuis qu’elle est à la maison,assurément. Elle a été assez prêchée,catéchisée, grondée ; chacun s’en estmêlé, et y a fait tout ce qui sepouvait faire ; – eh bien, elle est toutaussi laide, et le sera toujours. On netirera jamais rien de bon de cettecréature-là !

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– C’est si différent, chère maman,d’être élevé comme je l’ai été,entouré d’amis et de tout ce qui mepouvait rendre heureuse et bonne, oubien d’être abandonné comme cettepauvre Topsy, si malheureuse avantd’entrer chez nous !

– Cela se peut, reprit en bâillantMarie. – Quelle chaleur ! il n’y a pasmoyen d’y tenir !

– Ne croyez-vous pas, maman, queTopsy pourrait, tout aussi bien quenous, devenir un ange, si elle étaitchrétienne ?

– Topsy, un ange ! quelle idéebiscornue ! Il n’y a que vous, Eva,

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pour avoir de ces imaginations del’autre Monde. – Pour ce que j’ensais, cependant c’est possible.

– Maman, est-ce que Dieu n’est passon père, à elle, tout comme à nous ?Jésus n’est-il pas aussi sonSauveur ?

– Je ne dis pas non. Je présume queDieu a créé tout le monde. – Où estdonc mon flacon ?

– Quel malheur ! – Oh ! quelle pitié !murmura Eva sa parlant à elle-même,ses yeux attendris fixés au loin sur lelac mobile.

– Qu’y a-t-il de si malheureux ?demanda Marie.

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– Que tant de créatures quipourraient monter là-haut pourbriller au milieu des anges, vivre avecles anges ! tombent, tombent si bas,si bas, sans personne qui les aide ! –Hélas !

– Puisqu’on n’y peut rien, à quoi bons’en tracasser l’esprit, Eva ! Pour mapart, je n’y vois pas de remède. Ilnous suffit d’être reconnaissants desdons qui nous sont accordés, à nous.

– Je puis à peine êtrereconnaissante ; – c’est si triste desonger à ces pauvres gens qui n’ontrien reçu, eux !

– La singulière enfant ! Quant à moi,

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ma religion me fait un devoir de meréjouir, et de rendre grâces desavantages dont je jouis.

– Maman, reprit Eva quelquesminutes après, – je voudrais que l’oncoupât une partie de mes cheveux, –une bonne partie.

– Pourquoi faire ?

– Pour les donner à mes amis,maman, tandis que je le puis fairemoi-même. Voudriez-vous prierpetite tante de venir me lescouper ? »

Marie éleva la voix, et appela missOphélia qui travaillait dans sachambre.

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Lorsqu’elle entra, l’enfant, soulevéeà demi sur ses oreillers, secouait seslongues boucles d’or bruni, et elle luidit, souriante et enjouée :

« Allons, tante, venez tondrel’agneau.

Qu’y a-t-il ? demanda Saint-Clair,comme il entrait, apportant desfruits rares qu’il venait de chercherpour Eva.

– C’est moi, papa, qui priais tante decouper un peu mes cheveux : – j’en aitrop. Ils me chargent la tête, – puis,je voudrais en donner. »

Miss Ophélia s’avança avec sesciseaux.

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« Prenez garde, – n’allez pas gâtercette belle chevelure ! dit le père ;coupez bien en dessous ; qu’il n’yparaisse pas. C’est mon orgueil, àmoi, que les boucles d’Eva.

– Oh ! papa, dit-elle tristement.

– Oui, certes ; je tiens à les conserverdans leur beauté, pour le temps où jete mènerai à la plantation de tononcle voir le cousin Henrique. EtSaint-Clair prenait son ton gai.

– Je n’irai jamais, papa. – Je vaisdans un plus beau pays. – Oh !croyez-le ! – Ne voyez-vous pas, cherpapa, que chaque jour je m’affaiblis ?

– Eva, cruelle enfant ! Pourquoi

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insister ainsi ?

– Parce que c’est la vérité, papa ; sivous y vouliez croire à présent, peut-être en viendriez-vous à sentir là-dessus comme moi. »

Saint-Clair, les lèvres comprimées,demeura debout, immobile, l’œil rivésur ces belles boucles qui, à mesureque les ciseaux les séparaient de latête de l’enfant, étaient déposées uneà une sur ses genoux. Eva les prenait,les considérait, les enroulait autourde ses doigts grêles, puis reportaitvers son père un regard anxieux.

« C’est comme je l’avais prédit, toutjuste ! gémit Marie. C’est ce qui mine

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de jour en jour ma pauvre santé ; cequi me fait descendre dans la tombe,sans qu’on y prenne seulementgarde ! – Il y a assez longtemps queje me tuais à vous le dire, Saint-Clair ! vous le verrez à la fin, vousverrez que j’avais raison !

– Ce qui vous sera d’une grandeconsolation, sans nul doute ! » ditamèrement Saint-Clair.

Marie se rejeta sur sa chaise longue,et se couvrit la figure de sonmouchoir de batiste.

L’œil d’azur d’Eva passa de l’un àl’autre, avec une expressionprofonde ; c’était le regard calme,

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lucide, d’une âme affranchie à demide ses liens terrestres. Elle sentait,elle appréciait pleinement ladifférence des deux.

Elle fit de la main signe à son père. Ilvint, et s’assit près d’elle.

« Papa, mes forces déclinent de plusen plus ; je sens que je m’en vais. Il ya des choses pourtant que jevoudrais dire et faire, et vous êtes sifâché quand j’en dis seulement unmot… Mais il le faut, il n’y a plus àdifférer. – Si vous le permettiez,papa, je parlerais tout de suite.

– Mon Eva, je le permets, dit Saint-Clair. Il se couvrit le visage d’une de

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ses mains, dans l’autre il serrait cellede l’enfant.

– Alors, je voudrais voir tout notremonde réuni. Il y a quelque choseque je dois leur dire, à tous, reprit-elle.

– Soit, » dit Saint-Clair d’une voixaltérée et sèche.

Un message, envoyé par missOphélia, amena en peu de minutestous les serviteurs dans la chambre.

Eva était retombée sur ses oreillers,ses cheveux étaient épars autour desa figure, les vives couleurs de sesjoues formaient un pénible contrasteavec la blancheur mate de son teint

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et la délicate maigreur de ses traitspurs ; ses yeux encore agrandis, oùrespirait toute son âme, étaient fixésavec ferveur sur chacun.

Tous furent saisis : cette figureidéale, éthérée ; ces longues bouclesde cheveux coupés, rangées prèsd’elle ; la face détournée du père, lessanglots de Marie, c’était plus qu’iln’en fallait pour émouvoir vivementune race impressionnable et tendre.

A mesure que les serviteursentraient, ils se regardaient l’unl’autre, soupiraient, secouaient latête ; parmi eux régnait un silence demort.

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Eva se souleva, attacha tour à toursur chacun son regard pénétrant.Tous paraissaient tristes, alarmés ;plusieurs femmes se cachaient levisage dans leurs tabliers.

« Je vous ai demandés, chers amis,dit Eva, parce que je vous aime. Jevous aime tous, et ce que j’ai à vousdire, je veux que vous vous lerappeliez toujours… Je vous quitte ;– je m’en vais. Encore quelquessemaines, et vous ne me verrezplus. »

Une explosion de gémissements, delamentations, dans lesquels seperdait la faible voix de l’enfant,l’interrompit. Elle attendit une

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minute, puis elle reprit avec effort,d’un ton qui réprima leurs sanglots :

« Si vous m’aimez, il ne faut pasm’interrompre. Ecoutez-moi ! – C’estde vos âmes que j’ai à vous parler…Plusieurs n’y songent pas, j’ai peur ;vous ne pensez qu’à ce monde. Jevous en prie, rappelez-vous qu’il y ena un plus beau, où est Jésus ! – c’estlà que je vais, et vous y pouvez veniraussi : il est à vous autant qu’à moi.Mais, pour y venir, il ne faut pasmener une vie oisive, insouciante ; ilfaut être chrétien. Songez-y ! Chacunde vous peut devenir un ange, unange à tout jamais… Si vous avezbien envie d’être chrétien, Jésus vous

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y aidera. Priez-le ; lisez… »

L’enfant s’arrêta, les regarda d’unair attendri, et dit avec tristesse :

« Oh, chers ! vous ne pouvez pas lire.Pauvres âmes ! » Elle cacha sonvisage dans son oreiller, et sanglota.Les sanglots étouffés de ceux quil’entouraient à genoux luirépondirent, et la rappelèrent à eux.

« Qu’importe ! reprit-elle, et sur safigure radieuse un sourire brilla autravers de ses larmes. J’ai prié pourvous. Si vous ne pouvez pas lire,Jésus est là, qui vous entend. Faitesde votre mieux, tous !… Priez !…demandez-lui de vous aider. Quand

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vous le pourrez, faites vous lire laBible ; et, je l’espère, je vous reverraitous là-haut, dans le ciel !

– Amen ! » murmurèrent Tom,Mamie et quelques-uns des vieuxserviteurs qui appartenaient àl’Eglise méthodiste. Les plus jeunes,les plus étourdis, dominés par leurémotion, sanglotaient, la têtecourbée sur leurs genoux.

« Je sais, reprit Eva, que vousm’aimez tous.

– Oui, – oh oui ! chère miss Eva ! LeSeigneur la bénisse ! »D’involontaires exclamationspartaient de tous côtés.

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« Je le sais, je le crois : il n’y a pas unde vous qui n’ait été bon pour moi ;et je veux vous donner quelque choseque vous ne pourrez voir sans voussouvenir d’Eva ! – C’est une bouclede mes cheveux ; toutes les fois quevous la regarderez, pensez que jevous aimais, que je suis allée au ciella première, et que je vous y attendstous ! »

La scène qui suivit ne se peutdécrire : ils sanglotaient, ilspleuraient, ils se pressaient autourde la chère petite créature, pourrecevoir de ses mains cette dernièremarque de son amour. A genoux,prosternés, ils gémissaient, baisaient

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le bord de ses vêtements, et les plusâgés lui adressaient de tendres etcaressantes paroles, mêlées deprières et de bénédictions, à la façonde leur race affectionnée etimpressionnable.

Miss Ophélia, redoutant l’émotionpour sa petite malade, faisait signe àchacun de ceux qui avaient reçu ledon précieux de sortir del’appartement.

A la fin il ne resta plus que Tom etMamie.

« Tenez, oncle Tom, dit Eva, en voilàune belle pour vous. Oh ! je suis sicontente, oncle Tom, de penser que je

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vous reverrai là-haut ! – car je suissûre que vous y viendrez, vous ! – ettoi, Mamie ! – chère bonne Mamie !Et elle jeta avec transport ses brasautour du cou de sa vieille nourrice.– Tu y viendras aussi, toi !

– Oh ! miss Eva, comment, pauvrevieille Mamie, pouvoir vivre quandvous serez plus là ! dit la fidèlecréature. Tout sera parti, – maisonvide, – plus rien ! » Et la pauvrenourrice s’abandonna à un transportde douleur.

Miss Ophélia la poussa doucementavec Tom hors de la chambre, et elleles croyait tous partis lorsqu’en seretournant elle aperçut Topsy

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debout.

« Eh ! d’où sortez-vous ? se récria-t-elle surprise.

– Moi, être là tout le temps, ditTopsy chassant de son mieux leslarmes qui obscurcissaient sa vue.Oh ! miss Eva, moi avoir été bienméchante ! mais voudrez-vous pas endonner une aussi à moi ?

– Oui, pauvre Topsy ! oui, je le veux.Tiens, voilà ! – Chaque fois que tu laregarderas, pense que je t’aime, etque j’ai tant d’envie que tu soisbonne fille.

– Oh ! miss Eva ! moi, tâche tant queje peux : mais, Seigneur ! c’être si

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difficile se faire bon ! – pas habituéedu tout, – sais pas m’y prendre !

– Jésus te voit, Topsy ; il te plaint ; ilt’aidera. »

Topsy, la figure couverte de sontablier, passa silencieuse devant missOphélia ; elle avait déjà caché dansson sein la précieuse boucle.

Tous étaient sortis ; miss Ophéliaferma la porte. Elle avait pleuré plusd’une fois durant cette scène ; maisce qui la préoccupait surtout,c’étaient les suites de cette viveexcitation pour sa chère petitemalade.

Saint-Clair était demeuré assis tout

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le temps, la main devant ses yeux,dans la même attitude. Après ledépart des domestiques, il ne bougeapas davantage.

« Papa ! » dit doucement Eva, posantsa main sur la sienne.

Il tressaillit et frissonna sansrépondre.

« Cher papa !

– Je ne le puis ! s’écria-t-il en selevant. Non ! cela ne se peut pas ! LeTout-Puissant me frappe sans pitié. »Le ton était plus âpre encore que lesparoles.

« Augustin ! Dieu n’a-t-il pas le droit

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de faire ce qu’il veut des siens ? ditmiss Ophélia.

– Peut-être ; mais ce n’en est pasplus aisé à supporter. » Le ton deSaint-Clair était sec, dur ; c’était unedouleur poignante et sans larmes.

« Papa, vous me brisez le cœur !s’écria Eva, se redressant et se jetantdans ses bras. Il ne faut pas, il nefaut pas ! » L’enfant sanglotait etpleurait avec une violence qui lesalarma tous. A l’instant les penséesde son père prirent un autre cours.

« Là, Eva, – là, ma chérie ! paix,paix ! j’avais tort ; j’ai mal fait : jeme repens. – Je sentirai, je parlerai

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comme tu voudras ; – calme-toiseulement ; ne pleure plus. Je serairésigné. »

Comme une colombe fatiguée, Evaresta blottie dans le sein de son pèrequi, penché sur elle, cherchait à lacalmer par les plus tendres, les pluscaressantes paroles.

Marie se leva, s’élança hors de lapièce, et alla tomber chez elle, enproie aux attaques de nerfs.

« Et, à moi, Eva, dit le père souriantavec tristesse, tu ne m’as pas donnéune boucle ?

– Ne sont-elles pas toutes à vous,papa ? à vous et à maman ? répondit-

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elle avec un sourire. Vous enlaisserez prendre à tante autantqu’elle en voudra. Si je les ai donnéesmoi-même à nos pauvres gens, c’estque, voyez-vous, papa, ils pourraientêtre oubliés quand je serai partie !C’est aussi pour les aider à serappeler… Vous, papa, vous êteschrétien, n’est-ce pas ? dit Eva avecun léger doute.

– Pourquoi me le demandes-tu ?

– Je ne sais. Vous êtes si bon quevous ne pourrez vous empêcherd’être chrétien.

– Mais, qu’est-ce qu’être chrétien,Eva ?

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– C’est aimer le Christ par-dessustout.

– Et tu l’aimes ainsi, Eva ?

– Oh ! oui, certainement !

– Tu ne l’as pourtant jamais vu ?

– Qu’est-ce que cela fait ? dit Eva. Jecrois en lui, et je le verrai bientôt ! »Le jeune visage rayonna de joie etd’espoir.

Saint-Clair se tut ; il avait connuchez sa mère cette même ferveur defoi ; mais en lui nul sentiment nevibrait à l’unisson.

A partir de ce moment, le déclin futrapide. Il n’y avait plus la possibilité

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d’un doute, et les plus ardentesespérances n’auraient pu s’aveugler.La ravissante retraite d’Eva étaitdevenue une chambre de malade, oùmiss Ophélia remplissait, de jour, denuit, l’office de la garde la plusdévouée ; – jamais ses amisn’avaient eu lieu de l’apprécier aussihaut. L’œil, la main si exercés, tantd’adresse, une si parfaite pratique detous les petits soins qui peuventmaintenir l’ordre, la propreté,soulager la souffrance, écarter de lavue tous les incidents pénibles de lamaladie ; – une appréciation si justedu temps ; une tête toujours ferme,toujours présente, une mémoire sûre,

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une ponctualité scrupuleuse à suivreles ordonnances des médecins ;c’était sur elle seule que se reposaitSaint-Clair. Après avoir souri jadisde ses petites singularités, de seshabitudes minutieuses, si opposées àl’insouciante liberté de manières deshabitants du Sud, on reconnaissaitmaintenant son inestimable prix.

L’oncle Tom se tenait souvent dansla chambre d’Eva : l’enfant, quisouffrait d’une agitation nerveuse,éprouvait un vrai soulagement à êtreportée, et la plus grande joie de Tométait de tenir entre ses bras, sur unoreiller, le frêle et fragile petit être,qu’il transportait ça et là dans la

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chambre, sous la véranda. Et quandsoufflait la fraîche brise de mer,quand au matin Eva se sentait un peuplus forte, il la promenaitquelquefois sous les orangers dujardin, ou bien, s’asseyant unmoment dans quelques-uns desendroits qu’elle aimait, il lui chantaitses hymnes favoris.

Son père la portait aussi ; mais,moins fort que Tom, il se fatiguaitplus vite.

« Oh ! papa, lui disait Eva, laissezTom me prendre. » Le pauvre cheroncle Tom ! cela lui fait tant deplaisir ! – C’est l’unique chose qu’ilait à faire à présent. – Et il a si grand

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besoin de se rendre utile !

– Moi aussi, Eva ! dit son père ; j’aile même besoin.

– Oh ! mais, vous, papa, vous pouveztout faire, et vous êtes tout pour moi.– C’est vous qui me lisez, – vous quime veillez la nuit. – Tom ne peut queme porter ou me chanter deschansons ; et je sais d’ailleurs que jele fatigue moins que vous ; il est sifort ! »

Tom n’était pas le seul qui souhaitâtfaire quelque chose pour Eva ; tousles gens de la maison le désiraientavec une ardeur presque égale, etchacun rendait tous les services en

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son pouvoir.

Le cœur de la pauvre Mamiesoupirait sans cesse après sa chèreenfant, sans qu’elle trouvât unmoment de liberté, ni jour ni nuit.Madame Saint-Clair avait déclaréque son état d’esprit ne luipermettait nul repos ; il était enconséquence contre ses principesd’en laisser à personne. Vingt foispar nuit Mamie devait se relever pourlui frotter les pieds, bassiner sa têteavec de l’eau fraîche, lui chercher sonmouchoir de poche, voir pourquoi onfaisait du bruit dans la chambred’Eva, baisser un rideau parce qu’ilfaisait trop clair, le lever parce qu’il

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faisait trop sombre ; et de jour,quand tout son désir eût été deprendre sur elle une petite part dessoins que réclamait l’enfant qu’elleavait nourri, sa maîtresse semontrait ingénieuse à l’occuper dansun coin ou l’autre de l’habitation, sielle ne l’employait autour de sapersonne : de sorte que tout ce quepouvait la pauvre nourrice, c’étaitd’entrevoir la petite malade quelquesmoments et à la dérobée.

« Je le sens, disait madame Saint-Clair, c’est pour moi aujourd’hui undevoir impérieux de me ménager,faible comme je le suis, et lorsquesur moi seule roulent tous les soucis

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et tous les soins que réclame lapauvre enfant !

– En vérité, ma chère, reprenaitSaint-Clair, j’aurais cru que notrecousine vous allégeaitsingulièrement cette tâche.

– Que c’est bien parler en homme,Saint-Clair ! – Comme si une mèrepouvait être allégée des soinsqu’exige sa fille en un pareil état ! –Du reste, c’est tout simple. – Quijamais saura ce que je souffre ! – Jene puis, moi, secouer les chosescomme vous faites ! »

Saint-Clair souriait. Excusez-le ;comment s’en empêcher ! – car il

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pouvait sourire encore. Le voyaged’adieu de la petite âme toute divineétait si brillant, si serein ! – La frêlebarque voguait, poussée par de sidouces, de si favorables brises versles rivages célestes ! – Impossible desonger que la mort approchait ! –L’enfant n’éprouvait nulle douleur ;– ce n’était qu’un affaiblissementgraduel, lent, presque insensible. A lavoir si belle, si aimante, si remplie deconfiance et de bonheur, nul nepouvait se soustraire à la suaveinfluence de l’atmosphère de paix quisemblait émaner d’elle. Saint-Clairsentait descendre en son âme uncalme étrange : ce n’était pas de

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l’espoir, il n’était plus possible ; – -ce n’était pas de la résignation ;c’était comme une tranquille haltedans le présent, trop beau pourqu’on voulut songer à l’avenir ; –c’était ce délicieux repos que l’onressent à l’automne, lorsque, dansles grands bois silencieux, on jouitd’autant plus de la fébrile et brillanterougeur du feuillage, de l’éclat desdernières fleurs penchées au borddes ruisseaux, que ces beautéséphémères sont prêtes à vouséchapper.

L’ami qui portait si souvent Evapénétrait dans sa confiance plusavant que personne. C’était à Tom

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que l’enfant, qui eût craint d’affligerson père, faisait confidence de cespressentiments qui vibrent dansl’âme à mesure que ses liensterrestres se détendent, et qu’elles’apprête à laisser pour jamais saprison d’argile.

Tom finit par ne plus coucher danssa chambre ; il passait les nuitsétendu par terre dans la véranda,prêt à courir au premier bruit.

« Quelle singulière fantaisie avez-vous, oncle Tom, de dormir commeun chien, n’importe où ? lui demandamiss Ophélia. Je vous prenais pourun homme rangé, qui aime à secoucher tout chrétiennement dans

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son lit.

– Oui, bien, auparavant, miss Phélie,dit Tom avec mystère ; mais àprésent…

– Eh bien, qu’y a-t-il, à présent ?

– Faut pas parler haut ; maître Saint-Clair ne veut pas y entendre ! mais,miss Phélie, vous savez bien, faut-ilpas quelqu’un qui veille pourattendre l’époux ?

– Que voulez-vous dire, Tom ?

– Il est dit dans l’Ecriture : « Sur leminuit, on entendit crier : Voicil’époux qui vient ! » c’est lui quej’attends, miss Phélie ; – d’ailleurs,

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je pourrais pas dormir loin, faut queje sois tout près pour entendre…

– Mais, oncle Tom, d’où vous vientcette pensée ?

– Miss Eva a parlé à moi. Le Seigneurenvoie son messager à l’âme. Fautque je sois là, miss Phélie. Quandcette enfant bénie entrera dans leroyaume, la porte s’ouvrira si grandeque nous entreverrons tous la gloire.

– Oncle Tom, est-ce que miss Evavous a dit qu’elle se sentit plus malce soir ?

– Non ; mais elle a dit ce matin que letemps était proche. – Il y a quelqu’unqui avertit l’enfant, miss Phélie ; ce

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sont les anges. « C’est le son de latrompe avant l’aube du jour ! »ajouta Tom, citant un de ses hymnesfavoris.

Ce dialogue entre miss Ophélia etTom se passait de dix à onze heures,un soir, lorsque après avoir terminétous ses arrangements pour la nuit,elle le trouva, couché sur le seuil, enallant verrouiller la porte extérieure.

Elle n’était ni nerveuse, niimpressionnable ; mais le tonsolennel, l’aspect ému et grave deTom, la frappèrent. Toute l’après-midi, Eva s’était montrée plus vive,plus joyeuse, plus forte de beaucoup.Assise dans son lit, elle s’était fait

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apporter tous ses petits joyaux, etelle avait désigné ceux de ses amisauxquels elle destinait chaque objet.Depuis plusieurs semaines, ellen’avait pas paru aussi animée ; savoix était plus ferme, plus naturelle,et son père, heureux de la trouver,comme il disait, plus elle-mêmequ’elle ne l’avait encore été depuis samaladie, après l’avoir embrassée enla quittant, murmura à l’oreille demiss Ophélia : « Cousine, nous lagarderons, après tout ! Certainementelle va mieux ! » Et il s’était allécoucher le cœur plus léger qu’il nel’avait eu depuis longtemps.

Mais à minuit, – heure étrange et

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mystique ! – quand le voile entrel’éphémère présent et l’éternelavenir devient plus transparent, –alors vint le messager !

Il y eut un son dans la chambremuette : d’abord des pas pressés,c’étaient ceux de miss Ophélia, quiavait résolu de veiller toute la nuit,et qui, à cette heure, discerna ce queles gardes expérimentées appellentu n changement. La porte du dehorsfut ouverte : Tom, aux aguets, étaitsur pied.

« Appelez le docteur, Tom, dit missOphélia ; ne perdez pas une minute !Et, traversant la chambre, elle frappadoucement à la porte de Saint-Clair.

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– Cousin, dit-elle, il faudrait venir. »

Ces mots tombèrent sur le cœur deSaint-Clair comme les mottes deterre sur un cercueil… Pourquoi ?…Debout à l’instant même, il est auchevet du lit, il se courbe sur Eva : –Eva dort.

Qu’a-t-il vu, que le battement de soncœur s’arrête ? Pourquoi pas un motéchangé entre eux ? Tu le peux dire,toi qui as vu la même expression surla face qui t’était la plus chère ! –l’aspect qu’aucun mot ne décrit, quin’admet aucun doute, qui tuel’espoir, et crie si haut : Le bien-aiméne t’appartient plus !

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Rien d’effrayant n’était empreint surce doux visage. – Non ; c’était uneexpression noble, presque sublime ;– était-ce l’ombre diaphane des ailesbrillantes des anges ? – était-cel’aube radieuse de l’éternité danscette âme enfantine ?

Ils la contemplaient muets,immobiles : un tel silence ! le tic-tacde la montre semblait trop fort !

Au bout de peu de minutes Tomramena le docteur ; il entra, jeta uncoup d’œil sur la malade, et demeuraimmobile et muet comme eux.

« A quelle heure à eu lieu cechangement ? murmura-t-il enfin à

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l’oreille de miss Ophélia.

– Vers le milieu de la nuit. »

Marie, réveillée par l’entrée dumédecin, accourait effarée.

« Augustin ! cousine ! oh ! qu’y a-t-il ?… demanda-t-elle vivement.

– Chut ! dit Saint-Clair d’une voixrauque et basse, elle se meurt ! »

Mamie comprit, et courut éveiller lesdomestiques. En moins de rien, toutela maison fut sur pied. – Leslumières allaient, venaient ; des passe faisaient entendre, des visagesbouleversés se pressaient sous lavéranda. Tous regardaient, les yeux

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en pleurs, à travers les portesvitrées : – Saint-Clair n’entendaitrien, ne disait rien ; il ne voyait plusque cet aspect irrévocable sur lestraits de l’enfant endormie.

« Oh ! si elle s’éveillait ! si elleparlait encore une fois, une foisencore ! » Et, courbé sur elle, ilmurmura à son oreille ; « Eva,chérie ! »

Les larges yeux bleus se sontouverts, – un sourire a passé, – elleessaye de soulever sa tête ; – elleveut parler.

« Me connais-tu, Eva !

– Cher papa ! » Et, par un suprême

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effort, elle entoura le cou de Saint-Clair d’un bras défaillant quiretomba aussitôt. Lorsqu’il releva latête, il vit sur ce visage bien-aimé lespasme de l’agonie. – Elle luttaitpour respirer, – elle agitait sespetites mains.

« Oh ! Dieu, c’est affreux ! » s’écria-t-il, se détournant avec angoisse, ettordant la main de Tom sans savoirce qu’il faisait : « Oh ! Tom, mongarçon ! ah ! cela me tue ! »

Tom pressait entre les siennes lesdeux mains de son maître ; les larmesruisselèrent de ses yeux levés auciel ; il cherchait l’aide là-haut, d’oùil l’attendait toujours.

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« Prie que ce soit court ! murmuraSaint-Clair. – C’est une horribletorture.

– Oh ! béni soit le Seigneur ! c’estpassé, – c’est fini ! cher maître,regardez ! »

L’enfant palpitante restait renverséesur ses oreillers à demi pâmée : – sesgrands yeux limpides et fixes tournésen haut. – Ah ! que disaient ces yeuxqui parlaient tant du ciel ? La terre etses souffrances avaient fui ; maisl’éclat triomphant de ce visage étaitsi solennel, si mystérieux, qu’ilréprimait jusqu’aux sanglots de ladouleur. Tous se serraient autourd’elle dans un silence sans souffle.

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« Eva ! » dit doucement Saint-Clair.

Elle n’entendit pas.

« O Eva ! dis-nous ce que tu vois ?que vois-tu ? » s’écria son père.

Un brillant, un glorieux sourireillumina toute sa figure, et elle dit enmots entrecoupés : « O amour, – joie,– paix ! » Puis un soupir, et elle avaitpassé de la mort à la vie.

Adieu, enfant bien-aimée ! les portesbrillantes, les portes éternelles sontcloses sur toi. Nous ne reverronsplus ton doux visage ! Malheur àceux qui l’ont vue entrer aux cieuxlorsqu’ils se réveilleront, pour neplus trouver que le jour terne et gris

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de la terre, et toi, sa lumière, àjamais éclipsée !

q

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Chapitre28

Voici la fin de cequi est terrestre.

JOHN QUINCY ADAMS.

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Dans la chambre d’Eva, les statuetteset les tableaux sont voilés de blanc :des pas assourdis, des soufflesétouffés en troublent seuls le silencesolennel ; un demi jour pâle pénètreà travers les jalousies fermées.

Le lit est drapé de blanc ; là, sous lesailes de l’ange en prières, repose uneforme endormie, – endormie pour neplus s’éveiller ! Elle gît – vêtue d’unedes simples robes blanches qu’elleavait coutume de porter durant savie. Les reflets roses des rideauxrépandent sur la pâleur rigide de lamort une teinte chaude. Les longscils s’abaissent sur ces joues sipures ! La tête est un peu tournée sur

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le côté, comme dans le sommeil ;mais chaque trait du visage estempreint de cette expression céleste,mélange de ravissement et de paix,qui annonce que ce n’est plus lesommeil passager et terrestre, maisle long et suave repos que le Seigneuraccorde à ses bien-aimés.

« Il n’y a pas de mort pour toi et tespareilles, chère Eva ! ni sesépouvantements, ni ses ténèbres ;rien qu’un brillant crépuscule,comme quand l’étoile du matin pâlitdevant les feux de l’aube. Tu asremporté la victoire sans le combat,– la couronne, sans la lutte. »

Ainsi pensait Saint-Clair, tandis que

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debout, les bras croisés, il lacontemplait en silence. Ah ! qui eûtpu sonder l’abîme de sa douleur !Depuis l’heure funeste où, dans lachambre mortuaire, une voix avaitdit : « Elle a passé ! » un brouillardenveloppait tout ; nuit ténébreuse del’âme en ses angoisses ! Il avaitentendu parler autour de lui : onl’avait questionné, il avait répondu.On lui avait demandé quand ilvoulait que se fissent les funérailles,et où il souhaitait qu’elle fûtdéposée : il avait dit, avecimpatience ; que peu lui importait !

Adolphe et Rosa avaient rangé lachambre. Malgré leur étourderie et

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leur légèreté, ni l’un ni l’autre nemanquait de cœur ; et pendant quemiss Ophélia présidait à l’ordregénéral et à la propreté, ils mettaientles dernières touches de poésie et desentiment, qui enlèvent à la mort et àson entourage l’aspect lugubre etterrible qu’elle revêt à la Nouvelle-Angleterre.

Il y avait sur toutes les étagères desfleurs blanches, délicates,parfumées, aux feuilles gracieuses etretombantes. Sur la petite tabled’Eva, recouverte d’une blanchebatiste, était son vase favori,contenant un seul bouton de roseblanche mousseuse. Les plis des

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rideaux, les draperies avaient étédisposés avec un goût noble etsévère. Pendant que Saint-Clair étaitlà, toujours immobile, Rosa se glissadans la chambre, apportant unecorbeille de fleurs. A la vue dumaître, elle s’arrêta et fit quelquespas en arrière ; mais s’apercevantqu’il ne bougeait pas, elle serapprocha du lit. Il la vit, comme enun rêve, placer entre les petitesmains jointes une branche de jasmin,puis disposer les fleurs autour de lacouche.

La porte se rouvrit, et Topsy, lesyeux gros de pleurs, parut sur leseuil : elle cachait quelque chose

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sous son tablier. Rosa lui fit de lamain un geste impérieux, mais elleavait déjà un pied dans la chambre.

« Veux-tu bien t’en aller ! dit Rosa, àvoix basse, et d’un ton absolu. Tun’as que faire ici, toi !

– Oh ! laissez ! laissez faire à moi !j’ai porté une fleur, – une fleur sijolie ! dit l’enfant en montrant unerose-thé à peine éclose. Je vous enprie, laissez-moi la mett’ là !

– Va-t’en ! dit Rosa avec insistance.

– Qu’elle reste ! s’écria Saint-Clairen frappant du pied. Qu’elleapproche, je le veux ! »

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Rosa sortit en hâte ; Topsy s’avançaet déposa son offrande au pied ducorps : puis, tout à coup, poussantun cri lugubre, sauvage, elle se roulapar terre auprès du lit, et pleura etgémit à haute voix. Miss Ophéliaaccourut ; elle essaya de releverl’enfant, de la faire taire ; mais envain.

« O miss Eva !… miss Eva ! moivoudrais être morte, aussi ! – moi levoudrais ! »

Il y avait dans ce cri un accent sidéchirant, que le visage de marbre deSaint-Clair en rougit ; le sang yafflua, et les premières larmes qu’ileût répandues depuis la mort d’Eva

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jaillirent de ses yeux.

« Levez-vous, enfant, dit missOphélia d’une voix adoucie. Nepleurez pas si fort ! miss Eva estpartie pour le ciel ! C’est un ange, àprésent.

– Mais je peux pas la voir ! – je laverrai plus jamais ! et Topsysanglota de nouveau. Il y eut unmoment de silence.

– Elle a dit qu’elle m’aimait, repritTopsy, – oui, elle l’a dit ! – Oh là !mon Dieu ! il ne reste plus personne àprésent, plus personne !

– Ce n’est que trop vrai, murmuraSaint-Clair se tournant vers miss

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Ophélia. Voyez, tâchez de consoler lapauvre créature.

– Je voudrais avoir jamais été née,dit Topsy ; j’avais pas besoin d’êtrenée !… – A quoi ça sert ? »

Miss Ophélia la releva avec douceuret fermeté, et l’emmena hors de lachambre.

« Topsy, pauvre enfant ! dit-elle, etdes larmes tombaient de ses yeux. Nevous désolez pas ! je puis vous aimeraussi ! – Quoique je ne vaille pas àbeaucoup près notre chère Eva,j’espère avoir appris d’elle un peu del’amour de Jésus pour les affligés. Jepuis vous aimer ; je vous aime,

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Topsy ; et je m’efforcerai de vousaider à devenir une brave fille, unebonne chrétienne. »

La voix de miss Ophélia en disaitplus que ses paroles, et plusexpressives encore que les mots,étaient les pleurs qui coulaient surses joues. A dater de ce moment elleacquit sur l’esprit de la pauvre petitedélaissée une influence qu’elle neperdit plus.

« O mon Eva, si ton heure si courtepassée sur la terre a fait tant de bien,pensa Saint-Clair, quel compte aurai-je à rendre, moi, de mes longuesannées ! »

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Des murmures étouffés, des pasfurtifs se succédèrent dans lachambre, comme tous venaient, l’unaprès l’autre, contempler la morteune dernière fois. Puis on apporta lepetit cercueil ; puis vint le jour desfunérailles, les voitures se rangèrentdevant la porte ; des étrangersentrèrent et s’assirent : on déployades voiles blancs, des rubans blancs,des crêpes noirs ; des gens en deuildéfilèrent lentement : on lut desparoles de la Bible ; on fit desprières ; et Saint-Clair vécut,marcha, agit, comme un homme quin’a plus de larmes à répandre.Jusqu’au dernier moment, il ne vit

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qu’une chose, la petite tête blondedans le cercueil ; puis il vit le suairela recouvrir et le cercueil serefermer ; et quand on le mit à sonrang, près des autres, il marchajusqu’au bas du jardin. Là, près dubanc de mousse où elle et Tomavaient si souvent causé et chanté, lapetite fosse était béante. Saint-Clairs’arrêta sur le bord et y plongea unvague regard. Il y vit descendre lecercueil ; il entendit confusément lesmots sacrés : « Je suis laRésurrection et la Vie ; celui qui croiten moi, encore qu’il soit mort,vivra ! » Et quand la terre retombasur la bière et que la fosse fut

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comblée, il ne pouvait se persuaderque ce fut son Eva qu’on enfouissaitainsi loin de ses yeux.

Non, ce n’était pas elle, – ce n’étaitpas Eva ! ce n’était que la frêlesemence de la forme immortelle etradieuse, sous laquelle elleapparaîtra au jour du Seigneur Jésus.

Tous se dispersèrent ; les affligésregagnèrent la maison où elle nedevait plus rentrer. Marie ne voulaitpas voir le jour ; elle avait fait fermerles volets, s’était jetée sur son lit, ets’abandonnait sans frein aux pleurset aux gémissements : à chaqueminute elle réclamait les soins detous ses domestiques. Ils n’avaient

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pas le temps de pleurer, eux. –Pourquoi pleureraient-ils ? Cettedouleur était sa douleur à elle, et elleétait bien convaincue que personneau monde ne sentait, – ne pouvaitsentir comme elle.

« Saint-Clair n’a pas versé unelarme ! disait-elle. Il n’a pas l’ombrede sympathie ! C’est de sa part unedureté de cœur incroyable, uneinsensibilité inouïe, sachant ce que jesouffre ! »

La foule est tellement dupe de cequ’elle voit, de ce qu’elle entend, quela plupart des domestiques sepersuadèrent que « maîtresse » étaiten effet la plus à plaindre ; surtout

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quand Marie eut des attaques denerfs, envoya chercher le médecin, etdéclara qu’elle se mourait. Les alléeset venues, les applications debouteilles d’eau bouillantes, deflanelles chaudes, les frictions, lebruit, l’embarras étaient autant dediversions salutaires.

Cependant, Tom se sentait au fonddu cœur attiré vers son maître. Il lesuivait partout avec inquiétude ettristesse ; et lorsqu’il le voyait sipâle et si calme, assis dans lachambre d’Eva, tenant la petite Bibledevant lui, mais n’y pouvantdistinguer ni un mot, ni une lettre, ilcomprenait qu’il y avait dans cet œil

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sec et fixe plus de douleur que danstous les gémissements et toutes leslamentations de Marie.

Au bout de peu de jours la familleSaint-Clair rentra en ville, Augustinespérant échapper à ses pensées enchangeant de lieu. La maison, lejardin, la petite tombe furentdélaissés, et Saint-Clair parcourut denouveau les rues de la Nouvelle-Orléans, s’efforçant de combler levide de son cœur par le tourbillon dumonde et des affaires. Ceux qui lerencontraient, sur la place publiqueou au café, ne voyaient de son deuilque le crêpe noir de son chapeau ;car il souriait, causait, lisait les

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journaux, parlait politique, ets’informait du cours de la bourse.Qui eût pu deviner que tous cessemblants de vie n’étaient que lemasque creux d’un cœur désolé, etmuet comme le sépulcre ?

« M. Saint-Clair est un hommeétrange ! dit un jour Marie à missOphélia d’un ton lamentable ; jem’étais imaginée que notre chèrepetite Eva était tout ce qu’il aimaitau monde ; eh bien ! il semble déjàl’avoir oubliée ! Je ne puis l’amener àm’en parler. J’aurais vraiment cruqu’il montrerait plus de cœur.

– Les eaux dormantes sont les plusprofondes, dit-on, reprit miss

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Ophélia d’un ton sentencieux.

– Oh ! je n’en crois pas un mot ; c’estbon pour parler. Les gens qui ont dela sensibilité la montrent ; ils nesauraient faire autrement. C’est ungrand malheur d’être sensible.J’aimerais bien mieux être faitecomme Saint-Clair. Ma sensibilité meconsume !

– C’est mait’ Saint-Clair qui maigrit,maîtresse ! ce n’est quasiment qu’uneombre ! dit Mamie ; il ne mange plusdu tout : il n’oublie pas miss Eva,bien sûr ; et qui pourrait l’oublier, lachère petite âme bénie ! ajouta-t-elleen s’essuyant les yeux.

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– En tous cas il n’a guère d’égardspour moi, reprit Marie : il ne m’a pasadressé une parole de consolation, etil doit savoir qu’une mère sentautrement qu’un homme.

– Le cœur connaît seul sa propreamertume, dit gravement missOphélia.

– C’est précisément ce que je pense.Il n’y a que moi qui sache ce que jesens. – Personne ne paraît s’endouter. – Eva le devinait, elle ; maiselle n’est plus là ! » Et Marie se rejetasur son sofa en sanglotant.

Elle était de ces gens,malheureusement organisés, qui,

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indifférents aux biens qu’ilspossèdent, leur prêtent une valeurcentuple dès qu’ils les ont perdus.Tant qu’une chose lui appartenait,elle n’en cherchait que les défauts :venait-elle à lui manquer, les élogesne tarissaient plus.

Tandis que cette conversation sepassait au salon, une autre avait lieudans la bibliothèque.

Tom, qui suivait partout son maîtreavec inquiétude, l’avait vu entrer,quelques heures auparavant, dans la« chambre aux livres » ; après l’avoirvainement attendu à la sortie, il serésolut à pénétrer dans labibliothèque sous un prétexte

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quelconque, et ouvrit doucement laporte. Saint-Clair, étendu sur un litde repos à l’autre bout de la pièce,était couché sur la figure ; à peu dedistance devant lui, la Bible d’Evaétait ouverte. Tom s’approcha, et setint debout près du lit. Il hésitait, et,pendant son hésitation, Saint-Clairse souleva tout à coup. L’honnêtevisage, plein de tristesse, exprimaittant de suppliante affection, tant desympathie, que le maître en futfrappé. Il posa sa main sur celle deTom, et y appuya son front.

« Oh ! Tom, mon garçon, le mondeentier est vide, aussi vide qu’unecoquille d’œuf !

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– Je le sais, maître, – je le sais. Maissi maître pouvait seulement regarderlà-haut, – là-haut où est notre chèremiss Eva, – là-haut où est le cherseigneur Jésus !

– Ah ! Tom, je regarde ; mais, hélas !je ne vois rien. Plût au ciel que jevisse quelque chose ! »

Tom soupira profondément.

« Il semble qu’il soit donné auxenfants et aux humbles, innocentscomme toi, Tom, de voir ce que nousne pouvons voir, dit Saint-Clair.D’où cela vient-il ?

– « Tu as caché ces choses aux sageset aux intelligents, et tu les as

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révélées aux petits enfants, murmuraTom ; il est ainsi, ô mon père ! parce

que telle a été ta volonté [39]. »

– Tom, je ne crois pas – je ne peuxpas croire ; j’ai pris l’habitude dudoute, dit Saint-Clair. Je voudraiscroire à la Bible, et je ne peux pas.

– Cher maître, priez le seigneurJésus. – Dites : « Je crois, Seigneur !Aidez-moi dans mon incrédulité[40] ! »

– Qui sait rien sur rien ? dit Saint-Clair, le regard vague, et se parlant àlui-même. Tout ce pur amour, toutecette admirable foi, ne seraient-ilsqu’une des phases changeantes des

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sensations humaines, ne s’appuyantsur rien de réel, passant avec ce petitsouffle d’un jour ? N’y a-t-il doncplus d’Eva ? – point de ciel ? – pointde Christ ? – rien ?

– O cher maître ! il y a tout cela ; je lesais ; j’en suis sûr, s’écria Tom,tombant à genoux. Croyez-le, chermaître ! croyez-le !

– Comment sais-tu qu’il y a unChrist, Tom ? tu ne l’as jamais vu.

– Je l’ai senti, maître ! – je l’ai sentidans mon âme ! je l’y sens à présent !O maître ! quand j’ai été vendu,séparé de ma chère femme, de mespetits enfants, j’étais quasi brisé

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aussi. Je croyais qu’il ne me restaitplus rien au monde ; mais le bonSeigneur était là, près de moi ; il adit : « Ne crains pas, Tom. » Ilillumine et réjouit l’âme du dernierdes derniers. – Il y met la paix. Jesuis si heureux ! J’aime tout lemonde ! Je ne demande qu’à être auSeigneur, et que sa volonté soit faiteen moi, et partout, où, et comme il luiplaira. Je sais bien que cela ne peutvenir de moi, qui ne suis qu’unepauvre créature sujette à la plainte :c’est un don du Seigneur, et je saisqu’il le tient tout prêt pour maître. »

Tom parlait en pleurant et d’une voixétouffée. Saint-Clair appuya sa tête

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sur l’épaule de Tom, et étreignitconvulsivement sa main rude etfidèle.

– Tu m’aimes, Tom ? dit-il.

– Je donnerais ma vie de bon cœur,ce même jour béni pour voir maîtrechrétien.

– Pauvre bon fou ! dit Saint-Clair, sesoulevant à demi ; je ne suis pasdigne de l’amour d’un brave ethonnête cœur comme le tien.

– O maître ! il n’y a pas que moi quivous aime, – le bienheureux seigneurJésus vous aime aussi.

– Comment le sais-tu, Tom ?

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– Je ne le sais pas, je le sens. Omaître ! « l’amour du Christ passel’intelligence. »

– N’est-il pas étrange, dit Saint-Clair, en se détournant, que l’histoired’un homme, qui a vécu et qui estmort depuis dix-huit cents ans,émeuve ainsi les cœurs ? Mais cen’était pas un homme, ajouta-t-iltout à coup. Nul homme n’a exercé celong et vivant pouvoir ! Oh ! que jepusse croire ce que m’enseignait mamère ! que je pusse prier, comme jepriais enfant !

– S’il vous plait, maître, dit Tom,miss Eva avait coutume de lire sibien cette page ! Peut-être maître

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aurait la bonté de la lire pour moi ?Je n’entends presque plus jamais lesaint livre depuis que miss Eva n’estplus là. »

C’était le onzième chapitre del’Evangile de saint Jean, le touchantrécit de la résurrection de Lazare.Saint-Clair le lut haut ; de temps àautre il s’arrêtait pour dominer sonémotion. A genoux devant lui, Tomécoutait les mains jointes, son calmevisage rayonnant d’amour,d’espérance et de foi.

« Tom, dit son maître, tu crois toutcela vrai, réel ?

– Je le vois, maître, répondit Tom.

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– Que n’ai-je tes yeux, Tom !

– Maître les aura s’il plaît au cherSeigneur !

– Mais, Tom, tu sais que je suisbeaucoup plus éclairé que toi. Si je tedisais que je ne crois pas à la Bible ?

– Oh, maître ! dit Tom élevant lesmains avec un geste suppliant.

– Ta foi n’en serait-elle pas ébranlée,Tom ?

– Pas un brin, maître !

– Et pourtant, Tom, tu ne doutes pasque je n’en sache plus long que toi ?

– N’avez-vous pas lu, maître, qu’ilrévèle aux petits enfants et aux

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humbles ce qu’il cache aux sages etaux savants ? Mais, maître n’étaitpas sérieux tout à l’heure ; maître nedisait pas ça tout de bon, bien sûr ?Et Tom regarda Saint-Clair avecanxiété.

– Non, Tom, je ne suis pas tout à faitincrédule ; je crois qu’il y a de fortesraisons de croire, et cependant je necrois pas. C’est une mauvaisehabitude que j’ai contractée, Tom.

– Si maître voulait seulement prier !

– Qui te dit que je ne prie pas ?

– Maître prie !

– Je prierais si je voyais là quelqu’un

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à qui adresser mes prières ; mais iln’y a personne, et c’est comme si jeparlais dans le vide. Tu sais prier,toi ! montre-moi comment on prie. »

Le cœur de Tom était plein, ill’épancha en prières ; elles coulaientde ses lèvres comme des eaux viveslongtemps contenues. Ce qui étaitévident, c’est que Tom croyait êtreentendu, bien qu’il ne vit personne.Entraîné par le rapide courant decette foi ardente, transporté presqueaux portes de ce ciel que le pauvreesclave pressentait si vivement,Saint-Clair se retrouvait plus près deson Eva.

« Merci, mon brave garçon, dit-il

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quand Tom eut fini. J’aime àl’entendre prier. Mais laisse-moi seulmaintenant. J’y reviendrai quelqueautre jour. »

Tom sortit en silence.

q

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Chapitre29

Réunion.

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Les semaines sesuccédaient, et le flot de lavie avait repris son cours,là même où avait sombréla frêle petite barque.L’impitoyable réalité,

indifférente à nos douleurs, nousressaisit et nous plie à sa marchemonotone. Il faut vaquer aux soinsde chaque jour, poursuivre desmilliers d’ombres qui ne noustouchent plus. La froide etmécanique habitude de vivrepersiste, alors que ce qui en faisaitl’intérêt et le charme a disparu.

Tout l’avenir de Saint-Clair s’était, àson insu, concentré dans sa fille. Il

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avait agrandi ses propriétés, embellisa demeure pour Eva. C’était pourEva qu’il voulait régler l’emploi deson temps. Acheter, améliorer,changer, disposer quelque chosepour Eva, était devenu une si douceet si longue habitude, qu’il luisemblait maintenant n’avoir plusrien à prévoir, plus rien à faire ici-bas.

Il y a, il est vrai, une autre vie, – unevie qui, dès qu’on y croit, se dresse,chiffre immuable et solennel devantles zéros du temps, et leur prête unevaleur mystérieuse, inouïe. Saint-Clair le savait ; souvent, en sesheures de solitude, il entendait la

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voix faible et enfantine l’appeler duhaut des cieux ; il voyait la petitemain lui indiquer le sentier de Vie ;mais la léthargie de la douleurl’accablait, – il ne pouvait « se leveret marcher. » Sa nature était de cellesqui perçoivent plus clairement lesidées religieuses, et les comprennentmieux par instinct que beaucoup dechrétiens positifs et pratiques. Lafaculté d’apprécier les nuances lesplus délicates, de saisir les rapportsles plus intimes de la morale, serencontre souvent chez ceux-là mêmequi affichent pour elle le plusinsouciant dédain. Moore, Byron,Gœthe ont mieux défini le sentiment

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religieux que les hommes qui en ontfait la règle suprême de leur vie.Chez de tels esprits l’indifférencereligieuse est une haute trahison, –un péché doublement mortel.

Saint-Clair ne s’était jamais plié auxdevoirs religieux. Il comprenait toutela portée de ceux qu’impose leChristianisme, et reculait devant lesexigences de sa conscience, une foisqu’il serait entré dans la voie desréformes. Triste inconséquence de lanature humaine, qui aime mieux nerien entreprendre que de s’exposer àfaillir.

Cependant, à certains égards, Saint-Clair était devenu un autre homme. Il

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lisait attentivement la Bible de sapetite Eva. Ses rapports avec sesdomestiques le préoccupaientdavantage, – assez pour le rendremécontent de sa conduite passée etprésente. Peu après son retour enville, il commença les démarchesnécessaires à l’émancipation de Tom.Cependant chaque jour l’attachaitdavantage à ce fidèle serviteur.Personne, dans le monde entier, nesemblait lui rappeler autant Eva. Ilaimait à l’avoir constamment près delui, et muet, inabordable sur tout cequi touchait ses sentiments intimes,il pensait presque haut devant Tom.Qui eût pu s’en étonner en voyant

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avec quelle expression tendre etdévouée Tom suivait partout sonjeune maître !

« Eh bien, Tom, dit Saint-Clair lelendemain du jour où il avait entaméles formalités légales pour sonaffranchissement, je vais faire de toiun homme libre ; ainsi corde tamalle, et tiens-toi prêt à partir pourle Kentucky. »

L’éclair soudain de joie qui brilla surla figure de Tom lorsque, levant sesmains au ciel, il s’écria : « Béni soitle Seigneur ! » déconcerta Saint-Clair. Il était fâché que Tom fût sijoyeux de le quitter.

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« Tu n’as pas si mal passé ton tempsici, que tu doives être ravi d’ensortir, Tom, dit-il sèchement.

– Non, non, maître ! ce n’est pas ça, –c’est d’être un homme libre ! C’est làce qui me réjouit.

– Eh ! Tom, ne penses-tu pas, qu’ence qui te touche, tu ne t’es que mieuxtrouvé de n’être pas libre ?

– Non, en vérité, maître Saint-Clair,dit Tom avec un énergique élan ;non, en vérité !

– Mais, Tom, jamais avec tes dixdoigts tu n’eusses pu gagner de quoite vêtir et te nourrir, comme tu l’asété chez moi.

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– Je sais tout ça, maître Saint-Clair :maître a été bien bon, – trop bon ;mais j’aimerais mieux avoir pauvreshabits, pauvre case, tout pauvre, etl’avoir à moi, que d’avoir tout beau àun autre homme ! je l’aimeraismieux, maître ; je crois que c’est denature.

– Je le suppose, Tom ; ainsi donc,dans un mois environ, tu vas partiret me laisser ? dit-il d’un ton chagrin.Au fait, je ne vois pas de raison pourque tu fasses autrement, ajouta-t-ilavec un accent plus gai. Il se leva etse promena dans la chambre.

– Non ; pas tant que maître est dansla peine, dit Tom. Je resterai avec

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maître tant qu’il aura besoin de moi ;– si je pouvais seulement lui être bonà quelque chose.

– Tant que je serai dans la peine,Tom ? dit tristement Saint-Clair enregardant par la fenêtre. Hélas !quand ma peine finira-t-elle !

– Le jour où maître Saint-Clair serachrétien, dit Tom.

– Et tu voudrais rester jusqu’à cejour ? reprit Saint-Clair, souriant àdemi comme il se détournait, etposait sa main sur l’épaule de Tom.Ah ! pauvre innocent garçon ! je ne tegarderai pas jusque-là. Va retrouverta femme et tes enfants, et dis-leur

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que je les aime pour l’amour de toi !

– J’ai foi que le jour viendra, repritTom avec ferveur et les larmes auxyeux ; le Seigneur a de l’ouvrage pourmaître.

– De l’ouvrage, hé ! dit Saint-Clair ;eh bien, Tom, à quel genre d’ouvrageme crois-tu appelé ? Voyons un peu.

– Si un pauvre homme comme moi areçu du Seigneur une tâche, que nepourra pas faire pour le Seigneurmaître Saint-Clair, lui qui a le savoir,la richesse, les amis !

– Tom, tu me parais penser que leSeigneur a grand besoin de nous, ditSaint-Clair avec un sourire.

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– Ce que nous faisons pour sescréatures, nous le faisons pour Lui.

– Excellente théologie, Tom ;meilleure assurément que celle queprêche le docteur B… »

Ici la conversation fut interrompuepar l’annonce de quelques visites.

Marie Saint-Clair ressentait la perted’Eva aussi profondément qu’il luiétait donné de sentir ; et, comme ellepossédait au suprême degré lafaculté de rendre tous ceux quil’entouraient malheureux, pour peuqu’elle le fût, les domestiquesn’avaient que trop de raison deregretter leur jeune maîtresse, dont

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les manières douces et caressantesles avaient si souvent protégéscontre les tyranniques exigences desa mère. La pauvre Mamie, qui,sevrée de ses affections de famille,n’avait eu de consolation qu’en cettechère enfant, si belle, si gracieuse,était surtout navrée. Elle pleuraitnuit et jour, et l’excès de sa douleur,la rendant moins habile et moinsalerte près de sa maîtresse, attiraitsans cesse sur sa tête sans défenseun tonnerre d’invectives.

Miss Ophélia ressentait aussi cetteperte, mais son âme loyale etvaillante en tirait un enseignementpour l’éternelle vie. Elle avait plus de

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douceur, plus d’aménité, et toujourségalement assidue à ses devoirs, elleles remplissait avec calme etrecueillement, comme quelqu’un quin’a pas en vain sondé son proprecœur. Elle était plus patiente avecTopsy, dans ses explications du sainttexte ; elle n’évitait plus le contact del’enfant, et n’avait pas à dissimulerun dégoût mal réprimé, car elle nel’éprouvait plus. Elle la voyaitmaintenant telle qu’Eva la lui avaitmontrée, à travers cette charitéradieuse qui en faisait une créatureimmortelle, que Dieu même lui avaitenvoyée pour la conduire à la vertu,à l’éternelle gloire. Topsy n’était pas

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devenue une sainte : mais la vie et lamort d’Eva avaient opéré en elle unchangement marqué. Soninsouciance opiniâtre avait disparu.La sensibilité, l’espoir, le désird’arriver au bien s’étaient éveillés.La lutte était maintenantcommencée ; lutte irrégulière,inégale, suspendue souvent, maistoujours reprise.

Un jour que miss Ophélia avaitenvoyé chercher Topsy, elle entra encachant précipitamment quelquechose dans son sein.

« Que fais-tu là, méchante petitesorcière ? je parierais que tu asencore volé ! dit l’impérieuse Rosa,

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et elle la saisit en même temps par lebras avec rudesse.

– Voulez-vous bien me lâcher, missRosa ! dit Topsy se débattant ; cesont pas vos affaires !

– Ne t’avise pas d’être impertinente !je t’ai vue cacher quelque chose ; – jeconnais tes tours. » Et Rosa essayade la fouiller, tandis que Topsy,furieuse, défendait vaillamment, àcoups de pieds et de poings, cequ’elle regardait comme son droit.La clameur et la confusion de labataille attirèrent miss Ophélia etSaint-Clair.

« Elle a volé ! dit Rosa.

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– C’est pas vrai ! vociféra Topsysanglotant avec passion.

– Donnez-le-moi, n’importe ce quec’est ! » dit miss Ophélia d’un tonferme.

Topsy hésitait ; mais, sur un secondordre, elle tira de son sein un petitpaquet roulé dans le pied d’un vieuxbas.

Miss Ophélia retourna le bas. Il s’ytrouvait un petit livre donné à Topsypar Eva, contenant un verset del’Ecriture sainte pour chaque jour del’année, et un papier renfermant laboucle de cheveux qu’elle avait reçue,au jour mémorable où Eva avait fait

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ses derniers adieux.

Saint-Clair était profondément ému.Le petit livre avait été roulé dans unelongue bande de crêpe noir, arrachéeaux draperies mortuaires.

« Pourquoi as-tu entouré ce livre decela ? dit Saint-Clair en soulevant lecrêpe.

– Pa’ce que, – pa’ce que – ça venaitde miss Eva. Oh ! ne l’ôtez pas ! dit-elle ; ne l’ôtez pas, s’il vous plaît ! »Elle s’assit à terre, et, se couvrant lafigure de son tablier, elle sanglota detoutes ses forces.

C’était un curieux mélange depathétique et de grotesque : – ce

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vieux petit bas, – ce crêpe noir, – celivre du saint texte, – cette blonde etsoyeuse boucle, – Topsy et sadétresse.

Saint-Clair sourit ; mais il y avait deslarmes dans ses yeux, lorsqu’il dit :« Allons, allons, ne pleure pas ; on teles rendra. » Il rassembla les objetsépars, les jeta sur les genoux de lapetite fille, et entraîna miss Ophéliaau salon.

« Je crois réellement que vouspourrez en faire quelque chose, dit-il,désignant l’enfant du doigt par-dessus son épaule. Tout espritcapable de ressentir une douleursincère est apte au bien. Essayez,

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tâchez d’en faire quelque chose.

– L’enfant a beaucoup gagné, ditmiss Ophélia, et j’en ai bonneespérance, mais, Augustin, – elleappuya sa main sur le bras de Saint-Clair, – il faut que je vous demandeune chose : à qui appartient-elle ? –A vous, ou à moi ?

– Eh, je vous l’ai donnée, répliquaAugustin.

– Non pas légalement. Je veux l’avoirà moi de par la loi, dit miss Ophélia.

– Fi donc, cousine ! que pensera laSociété Abolitionniste ? Elleordonnera au moins un jour de jeûnepour votre apostasie, si vous devenez

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propriétaire d’esclaves !

– Folies ! je veux qu’elle soit à moipour avoir le droit de la conduiredans un Etat libre, et de lui donner saliberté. Alors tout ce que je m’efforcede faire ne sera pas perdu.

– Ah ! cousine, que « de maux peutengendrer votre fureur de faire lebien ! » Impossible à moi de vousencourager.

– Je vous demande de raisonner, nonde plaisanter, dit miss Ophélia. Il estinutile que j’essaie de faire de cetteenfant une chrétienne, si je ne lasauve de tous les hasards et de tousles revers de l’esclavage. Avez-vous

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réellement envie de me la donner ?Alors faites-moi un acte légal, unedonation en forme.

– Bien, bien, je le ferai, dit Saint-Clair. Il s’assit, et déploya le journal.

– Mais je veux que la chose se fassetout de suite.

– Qu’est-ce qui vous presse tant ?

– C’est qu’il n’y a que le présentpour agir, dit miss Ophélia. Allons !voilà du papier, une plume, del’encre, écrivez. »

Saint-Clair, comme la plupart desgens de son humeur, haïssaitcordialement le temps présent ; et la

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rectitude positive et pressante demiss Ophélia lui était insupportable.

« Eh bien, qu’y a-t-il ? ne pouvez-vous donc vous en fier à ma parole ?On croirait que vous avez appris desjuifs à harceler un pauvre hère.

– Je veux être sûre de mon droit, ditmiss Ophélia. Vous pouvez mourirou faire faillite, et alors Topsy seraitmise à l’encan, en dépit de tous mesefforts.

– Vous êtes, en vérité, d’unemerveilleuse prévoyance ! Eh bien,puisque je suis entre les mains d’une

Yankee [41], il n’y a rien à faire qu’àcéder. »

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Saint-Clair écrivit rapidement unacte de donation ; chose d’autantplus facile pour lui, qu’il était très aufait des formalités de la loi ; – il lesigna en lettres majuscules,terminées par un magnifiqueparaphe.

« Là ! j’espère que voilà du noir surdu blanc, miss de Vermont, dit-il,comme il le lui tendait.

– Vous êtes un brave garçon, dit-elleen souriant. Mais n’y faut-il pasencore la signature d’un témoin ?

– Oh ! oui, c’est assommant ! –Marie, dit-il, en ouvrant la porte del’appartement de sa femme, ma

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cousine désire avoir un de vosautographes ; apposez là votre nom,s’il vous plaît.

– Qu’est ceci ? demanda Marie enparcourant des yeux le papier. C’estridicule ! Je croyais la cousineOphélia trop pieuse pour commettrede telles horreurs ! et elle signa avecinsouciance : mais si elle a pris à gréce joli article, elle est assurémentbien venue à le garder.

– Topsy est maintenant à vous corpset âme, dit Saint-Clair lui présentantl’acte.

– Elle n’est pas plus à moiqu’auparavant, reprit miss Ophélia.

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Personne que Dieu n’a le droit de mela donner. Mais du moins je puis laprotéger, maintenant.

– Eh bien, elle est à vous, par unefiction légale, » dit Saint-Clair. Ilrentra dans le salon et reprit sonjournal.

Miss Ophélia, peu soucieuse derester en tête à tête avec Marie, lesuivit après avoir soigneusementserré l’acte.

« Augustin, dit-elle tout à coup eninterrompant son tricot, avez-vousfait des dispositions pour vos gens,en cas de mort ?

– Non, répliqua Saint-Clair, et il

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continua sa lecture.

– Alors toute votre indulgence poureux peut, d’un moment à l’autre,devenir une grande cruauté. »

Saint-Clair avait eu souvent la mêmepensée ; mais il répondit avecinsouciance :

« Je compte faire des dispositions.

– Quand ?

– Oh ! un de ces jours.

– Et si vous veniez à mourirauparavant ?

– Ah ça, mais cousine, qu’y a-t-ildonc ? dit Saint-Clair ; il mit sonjournal de côté et la regarda.

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Apercevez-vous par hasard en moiquelque avant-coureur de la fièvrejaune ou du choléra, que vous metteztant de zèle à mes arrangementsd’outre-tombe ?

– Au milieu de la vie nous touchons àla mort, » reprit gravement missOphélia.

Saint-Clair se leva, et posant lejournal sur la table, il se dirigea versla porte donnant sur la galerie, pourcouper court à une conversation quine lui était rien moins qu’agréable. Ilrépétait machinalement les derniersmots : « la mort ! » – Appuyé sur labalustrade, il regardait l’eaujaillissante s’élever et retomber dans

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le bassin de marbre ; il voyait,comme à travers un vague brouillard,les fleurs, les arbustes, les vases quiornaient la cour, et ses lèvresmurmuraient encore le motmystérieux, si souvent proféré partous, et d’un sens si terrible : –MORT !

« C’est étrange, dit-il, qu’il y ait untel nom, une telle chose, et que nousl’oublions sans cesse ! qu’unecréature puisse être aujourd’huivivante, belle, animée, remplied’espoir, de désirs, et demain,immobile, froide, inerte, disparuepour toujours ! »

La soirée était chaude et lumineuse ;

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il alla jusqu’au bout de la galerie et ytrouva Tom absorbé dans sa Bible,suivant du doigt chaque mot, et se lemurmurant à demi-voix avec ferveur.

« Veux-tu que je lise pour toi, Tom ?dit Saint-Clair s’asseyant près de lui.

– S’il plaît à maître, dit Tom avecreconnaissance ; c’est bien plus clairquand maître lit… »

Saint-Clair prit le livre, et cherchantdes yeux, il commença un despassages que Tom avait le plussurchargé de raies d’encre, sesmarques habituelles :

« Quand le fils de l’Homme viendra,environné de sa gloire et

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accompagné de tous ses saints anges,alors il s’assiéra sur le trône de sagloire. Et toutes les nations serontassemblées devant lui ; et il séparerales uns d’avec les autres, comme leberger sépare les brebis d’avec lesboucs. »

Saint-Clair lut d’une voix animéejusqu’à ce qu’il en vint aux derniersversets :

« Alors le Roi dira à ceux qui serontà sa gauche : Maudits, retirez-vousde moi, et allez au feu éternel ! – carj’ai eu faim, et vous ne m’avez pasdonné à manger ; j’ai eu soif, et vousne m’avez pas donné à boire ; j’étaisétranger, et vous ne m’avez pas

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recueilli ; j’ai été nu, et vous nem’avez point vêtu ; j’ai été malade eten prison, et vous ne m’avez pointvisité. Alors ceux-là aussi luirépondront, en disant : Seigneur,quand est-ce que nous t’avons vuavoir faim, ou avoir soif, ou êtreétranger, ou nu, ou malade, ou enprison, et que nous ne t’ayons pointsecouru ? Alors il leur répondra, endisant : En vérité, je vous dis, queparce que vous n’avez point fait ceschoses à l’un de ces plus petits, vousne me l’avez point fait aussi. »

Saint-Clair parut frappé de cedernier verset ; il le lut une premièrefois, puis une seconde plus

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lentement, comme s’il en pesaitchaque mot.

« Tom, dit-il, ces gens si sévèrementchâtiés me semblent n’avoir faitprécisément que ce que j’ai fait : –mener une vie douce, facile,honorable, sans s’inquiéter de lafoule de leurs frères qui avaient faim,qui avaient soif, qui étaient maladesou en prison. »

Tom ne répondit pas.

Saint-Clair se leva et marcha du hauten bas de la véranda, enseveli dansses pensées. Il fallut qu’à deuxreprises Tom lui rappelât que lacloche du thé avait sonné.

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Il se rendit au salon, toujoursdistrait et pensif.

Après le thé, Marie s’étendit sur unechaise longue, et, recouverte d’unemoustiquaire, fut bientôtprofondément endormie. MissOphélia tricotait activement ensilence. Saint-Clair s’assit au piano,et improvisa sur un mode doux etmélancolique. Plongé dans uneprofonde rêverie, il semblaits’entretenir avec lui-même en unelangue mélodieuse. Il s’interrompit,ouvrit un tiroir, en tira un vieuxcahier de musique, et se mit à entourner les feuilles jaunies par letemps.

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« C’était un des cahiers de ma mère,dit-il à miss Ophélia ; voilà de sonécriture ; – venez-voir. – Elle avaitcopié et arrangé ce chant d’après leRequiem de Mozart.

Miss Ophélia s’était avancée etregardait.

– Elle le chantait souvent, repritSaint-Clair : je crois encorel’entendre.

Il préluda par quelques tons graves,et commença l’antique et solennelleprose latine du Dies Irœ.

Tom, qui entendait de la galerieextérieure, arriva jusqu’à la porte,attiré par le son, et y demeura tout

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ému. Il ne comprenait pas les mots,mais la musique et la voix luiremuaient l’âme, surtout auxpassages les plus pathétiques. Tomaurait sympathisé bien davantageencore avec ce chant, s’il en eûtcompris les belles paroles :

Recordare, Jesu pie,

Quod sum causa tuæ viæ,

Ne me perdas illa die :

Quærens me sedisti lassus,

Redemisti crucem passus ;

Tantus labor non sit cassus [42]

Que tu daignes, dans ton amour,

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Pour rendre mon âme chrétienne,

Naître, vivre, et mourir un jour.

Ne laisse pas choir dans l’abîme

L’âme que tu venais sauver !

Sur la croix, auguste victime,

Ton sang coula pour me laver.] !

Saint-Clair y mettait une expressionprofonde et pénétrante ; cetteobscure vallée de larmes lui semblaitclose, et il croyait entendre la voix desa mère se mêler à la sienne. La voixet l’instrument vibraient etpalpitaient d’une même vie sous lesaccords puissants trouvés, pour sonderni er Requiem, par l’âme de

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Mozart prête à s’échapper de saprison.

Quand Saint-Clair eut fini dechanter, il resta quelques moments latête penchée sur sa main ; enfin il seleva, et marcha de long en large.

« Quelle sublime conception quecelle du jugement dernier ! dit-il ; leredressement de tous les torts, detous les griefs amassés depuis dessiècles ! la solution de tous lesproblèmes moraux par une sagesseinfinie ! Oui, c’est une grandepensée !

– Terrible pour nous ! reprit missOphélia.

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– Pour moi, surtout, à ce que jesuppose, dit Saint-Clair s’arrêtantd’un air rêveur. Je lisais ce soir àTom le chapitre de saint Mathieu quidécrit ce moment ; j’en ai été frappé.On s’attend à quelque crime affreux,à quelque énormité, mis à la chargede ceux qui sont bannis du ciel ; maisnon, – ils sont condamnés pourn’avoir pas fait le bien, comme sicette omission renfermait tout le malimaginable.

– Peut-être est-il impossible à celuiqui ne fait aucun bien de ne pas fairele mal, dit miss Ophélia.

– Alors, poursuivit Saint-Clair separlant à lui-même avec émotion,

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que dire de l’homme appelé par sonpropre cœur, par son éducation, parles maux de la société, à une nobletâche, et appelé en vain ? de l’hommequi, au lieu de mettre la main àl’œuvre, a flotté, spectateur neutre,irrésolu, des luttes, des agonies, desmisères de ses frères ?

– Je dis qu’il doit se repentir, repritmiss Ophélia, et commencer surl’heure.

– Toujours pratique, toujours allantdroit au but, dit Saint-Clair, un demisourire éclairant son visage. Vousn’accordez jamais un quart d’heureaux réflexions générales. Sans cessevous m’arrêtez court devant la

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minute actuelle ; vous avez une sorted’éternel présent, toujours présent àl’esprit.

– Le présent est le seul temps aveclequel j’aie rien à démêler, repritmiss Ophélia.

– Chère petite Eva, pauvre enfant !dit Saint-Clair ; elle m’avait trouvé,dans la simplicité de son âme, unegrande œuvre à faire. »

C’était la première fois, depuis lamort d’Eva, qu’il en parlait un peulonguement. Il s’efforça de sedominer, et poursuivit : « D’aprèsmes vues sur le christianisme, je necrois pas qu’un homme puisse se dire

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chrétien, et ne pas protesterénergiquement contre le systèmemonstrueux d’injustice qui fait labase de notre société, dût-il mourir àla peine. Moi, du moins, je nepourrais être chrétien qu’à ce prix ;non que je n’aie rencontré bonnombre de gens, éclairés et pieux,qui ne songeaient à rien desemblable. Je le confesse, l’apathiedes gens religieux sur ce point, leuraveuglement sur des atrocités qui meremplissent d’horreur, ont surtoutcontribué à me rendre sceptique.

– Avec de tels sentiments, pourquoine rien faire ? dit miss Ophélia.

– Oh ! parce que je n’avais que la

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bienveillance qui consiste à s’étendresur un sofa, et à y maudire l’Eglise etle clergé de n’être pas une armée demartyrs et de confesseurs. Rien deplus simple, comme vous savez, qued’indiquer aux autres la voie dumartyre.

– Eh bien ! agirez-vous différemmentdésormais ? demanda miss Ophélia.

– Dieu seul sait l’avenir, répliquaSaint-Clair. Je suis plus brave que jene l’étais, parce que j’ai tout perdu ;et celui qui n’a rien à perdre peuttout risquer.

– Qu’allez-vous faire ?

– Mon devoir, j’espère, envers les

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pauvres et les humbles, à commencerpar mes propres domestiques, pourlesquels je n’ai encore rien fait. Unjour peut-être, plus tard, on verraque je puis accomplir quelque chosepour la classe entière, quelque chosepour laver mon pays de la honte quelui inflige, aux yeux de toutes lesnations civilisées, la fausse positionqu’il a prise.

– Croyez-vous possible que la nationen vienne à une émancipationvolontaire ?

– Je n’en sais rien. Le temps est auxgrandes actions. L’héroïsme et ledésintéressement apparaissent, çà etlà, sur la terre. Les nobles hongrois,

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au détriment d’immenses fortunes,ont affranchi des millions de serfs. Ilpeut se trouver aussi parmi nous desâmes généreuses, qui n’escomptentpas l’honneur et la justice par dollarset deniers.

– J’ose à peine y croire, dit missOphélia.

– Supposons que, nous levant enmasse demain, nous en venions àémanciper ; qui élèvera ces millionsd’êtres ? qui leur apprendra à user dela liberté ? Ils n’arriveront jamais àse classer parmi nous. Le fait est quenous sommes nous-mêmes tropindolents, trop inhabiles, pour leurdonner l’idée de l’énergie nécessaire

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à former des hommes. Il leur faudraémigrer dans le Nord, où le travailest à la mode, et passé dans lesmœurs. Or, dites-moi, votrephilanthropie chrétienne sera-t-elleassez robuste pour se charger de lesélever, de les classer ? Vous envoyezdes milliers de dollars aux missionsétrangères, mais admettriez-vous despaïens dans le sein de vos villes ?leur donneriez-vous votre temps, vospréoccupations, votre argent, pouren faire des chrétiens ? Voilà ce queje veux savoir. Si nous émancipons,élèverez-vous ? Combien setrouvera-t-il de familles dans votrevillage disposées à recevoir chacune

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un nègre et sa femme, à les instruire,à supporter leurs défauts, às’efforcer de les rendre meilleurs ?Quels négociants me prendrontAdolphe, si j’en veux faire uncommis ? Quels ouvriers, si je désirequ’il apprenne un métier ? Combieny a-t-il d’écoles dans les Etats duNord où Jane et Rosa fussentreçues ? et cependant elles sont aussiblanches que beaucoup de femmes duNord ou du Sud. Vous le voyez,cousine, je veux que justice nous soitrendue. Notre position est mauvaise,en ce que nous sommes lesoppresseurs avoués du nègre, mais lepréjugé antichrétien du Nord

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l’opprime presque autant.

– Je le sais, dit miss Ophélia : j’aipartagé ce préjugé jusqu’à ce quej’aie compris qu’il était de mondevoir de le vaincre, et j’espèrel’avoir vaincu. Je suis persuadéequ’il y a dans le Nord beaucoup debraves gens, qui n’ont besoin qued’être bien renseignés sur ce devoirpour le remplir. Il y auraitcertainement plus d’abnégation àrecevoir des païens parmi nous, qu’àleur envoyer des missionnaires, maisje crois que nous le ferions.

– Vous le feriez, vous, dit Saint-Clair,je n’en doute pas. Que ne feriez-vouspas, du moment que vous le

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considérez comme un devoir !

– Je ne suis pas d’une si rareperfection, reprit miss Ophélia. Lesautres agiraient de même s’ilsvoyaient les choses du même pointde vue. Je compte ramener Topsy à lamaison quand j’y retournerai.J’imagine qu’on ouvrira d’abord degrands yeux, mais je crois qu’onfinira par voir comme moi. De plus,je sais qu’il y a beaucoup de gensdans le Nord qui font exactement ceque vous dites.

– Oui, une minorité ; mais si nouscommencions à émanciper un peulargement, nous aurions bientôt devos nouvelles ! »

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Miss Ophélia ne répliqua rien ; Il yeut en silence de quelques moments,et la vive physionomie de Saint-Clairprit une expression triste et rêveuse.

« Je ne sais, dit-il, ce qui me fait tantpenser à ma mère ce soir ! J’ai uneétrange sensation ; il me semblequ’elle est là, près de moi. Tout cequ’elle avait coutume de me dire merevient à l’esprit. C’est bizarre queles choses du passé se ravivent ainsitout à coup ! »

Il se promena de long en largependant quelques minutes, puis ildit :

« Je crois que je vais aller faire un

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tour dehors et savoir les nouvellesdu soir. »

Il prit son chapeau, et sortit.

Tom le suivit, hors de la cour, sous lavoûte, et lui demanda s’il devaitl’accompagner.

« Non, mon garçon, dit Saint-Clair ;je serai de retour dans une heure. »

Tom s’assit sous la galerie. C’étaitpar un beau clair de lune : il suivaitdes yeux le jet lumineux des eaux etleur chute écumante dans lafontaine ; il écoutait leur murmure. Ilsongea au logis : il allait bientôt êtreun homme libre ; – libre de retournerlà-bas à sa volonté. Avec quelle

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ardeur ne travaillerait-il pas pourracheter sa femme et ses enfants ! Ilraidit les muscles de ses brasrobustes, joyeux de l’idée qu’ils luiappartiendraient sous peu, et qu’ilsl’aideraient à affranchir sa famille.Puis sa pensée se reporta vers sonnoble jeune maître, et il récita laprière qu’il faisait tous les jourspour lui. Eva vint ensuite ; – la belleEva, qui était maintenant un angeparmi les anges ; – il y pensa silongtemps, qu’il lui semblait voir lebrillant visage, encadré de cheveuxdorés, le regarder à travers la brumevaporeuse. Tout en songeant, ils’endormit ; il vit en rêve Eva, qui

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accourait à lui en bondissant, commec’était sa coutume, une guirlande dejasmin dans les cheveux, les jouesrosées et les yeux rayonnants de joie.Mais, comme il la contemplait, elles’éleva peu à peu de terre, – ses jouespâlirent, – ses yeux prirent un éclatcéleste et profond, une auréole d’orentoura sa tête, – et elle disparut.Tom fut réveillé en sursaut par degrands coups frappés à la porte, etpar le son de plusieurs voix audehors.

Il se hâta d’ouvrir : des hommesentrèrent à pas lourds et parlantbas ; ils portaient un corps,enveloppé d’un manteau, couché sur

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une civière. La lueur du réverbèreéclaira le visage : Tom poussa un crid’épouvante et de désespoir quiretentit au loin sous les galeries ; etles hommes s’avancèrent, avec leurfardeau, vers la porte ouverte dusalon, où miss Ophélia tricotaittoujours.

Saint-Clair était entré dans un cafépour parcourir le journal du soir.Tandis qu’il lisait, deux hommes àmoitié ivres s’étaient pris dequerelle ; il avait joint ses efforts àceux de quelques assistants pour lesséparer ; et, en cherchant à arracherdes mains d’un de ces furieux uncouteau-poignard, il avait reçu un

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coup mortel dans le côté.

La maison s’emplit de cris, degémissements, de lamentationssauvages. Les domestiquess’arrachaient les cheveux, seroulaient à terre, couraient de toutesparts d’un air égaré. Tom et missOphélia conservaient seuls quelqueprésence d’esprit : Marie avait desconvulsions et des attaques de nerfs.Sur l’ordre de miss Ophélia, un dessofas du salon fut préparé en hâte, eton y déposa le corps saignant. Saint-Clair s’était évanoui par suite de ladouleur et de la perte du sang ; maisles soins de miss Ophélia leranimèrent ; il rouvrit les yeux,

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regarda fixement ceux quil’entouraient, puis ses regards,errant vaguement dans la chambre,s’arrêtèrent sur le portrait de samère.

Le médecin vint et examina ; sonvisage disait assez qu’il n’y avaitplus d’espoir ; mais il se mit à panserla blessure ; miss Ophélia et Tom l’yaidaient avec calme, au milieu dessanglots et des cris des domestiques,amassés à l’entrée des portes et auxfenêtres de la véranda.

« Maintenant, dit le médecin, il nousfaut chasser dehors toute cettecohue ; le plus grand repos estnécessaire. »

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Saint-Clair ouvrit les yeux, etregarda les pauvres affligés que missOphélia et le docteur tâchaient derenvoyer de l’appartement. « Pauvrescréatures ! » murmura-t-il, et uneexpression amère de remords sepeignit sur ses traits. Adolphe refusaobstinément de sortir, la terreur luiavait paralysé l’esprit : il s’était jetépar terre, et rien ne put lui persuaderde se lever. Les autres cédèrentdevant l’insistance de miss Ophélia,qui leur disait que la vie de leurmaître dépendait de leurpromptitude à obéir.

Saint-Clair pouvait difficilementparler. Il restait les yeux fermés ;

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mais il n’était que trop évident qu’illuttait avec des penséesdouloureuses. Il posa sa main surcelle de Tom, agenouillé près de lui,et dit : « Tom ! pauvre garçon !

– Quoi, maître ? dit Tom avecanxiété.

– Je me meurs ! ajouta-t-il en luipressant la main. Prie !

– Si vous désiriez un ministre… »reprit le médecin. Saint-Clair secouala tête, et dit de nouveau à Tom avecinstance : « Prie ! »

Et Tom pria de tout son esprit, detoutes ses forces, pour l’âme quipartait, – pour l’âme qui, du fond de

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ces grands yeux bleus etmélancoliques, semblait le regardersi tristement. C’était bien la prièreofferte avec larmes et déchirement decœur.

Quand Tom cessa de parler, Saint-Clair fit un effort, saisit sa main et leregarda avec émotion ; mais ne ditrien. Il ferma les yeux sans relâcherson étreinte ; car, aux portes del’éternité, la main noire et la mainblanche se ferment avec la mêmecrispation. Il murmurait doucement,à intervalles brisés :

Recordare, Jesu pie.

……………

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Ne me perdas – illa die :

Quærens me – sedisti lassus.

Les paroles qu’il avait chantées cemême soir, – paroles suppliantesadressées à une Miséricorde Infinie.Ses lèvres remuaient à mesure qu’ensortaient les fragments de l’hymnesacrée.

« Son esprit s’égare, dit le médecin.

– Non ! il arrive ! il arrive… enfin !dit Saint-Clair avec énergie : enfin !enfin ! »

L’effort l’épuisa ; la pâleur de lamort couvrit son visage ; mais avecelle descendit, comme sur les ailes

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d’un ange compatissant, l’admirableexpression de paix d’un enfantfatigué qui s’endort.

Il demeura ainsi quelques secondes.On voyait que la main toute-puissante était étendue sur lui. Unpeu avant le moment suprême, ilrouvrit les yeux ; et, avec un éclairsoudain de joie et de reconnaissance,il s’écria : « Ma mère ! »

Puis, il rendit l’esprit.

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Chapitre30

Les délaissés.

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Il n’est pas sur la terre de créatureplus isolée, plus dépourvue deprotection, plus à plaindre, quel’esclave qui perd un bon maître.

Après la mort d’un père il resteencore à l’enfant des amis et

l’appui de la loi. Il est quelqu’un ; ilpeut faire quelque chose ; – il a desdroits et une position reconnue :pour l’esclave, rien de pareil. – Auxyeux de la loi c’est un immeuble, etpas plus. Les seules satisfactionsaccordées aux besoins, aux désirslégitimes d’une créature humaine etimmortelle, lui viennent à travers lavolonté souveraine du maître, etquand le maître disparaît, tout finit

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avec lui.

Peu d’hommes usent avec justice etgénérosité d’un pouvoir sanslimites : tout le monde sait cela ;mais l’esclave le sait mieux quepersonne. Il sent que, pour un maîtrebienveillant, affectueux, il s’entrouve dix cruels et tyranniques ;aussi le deuil d’un bon maître est-illong et profond pour les pauvresabandonnés qu’il laisse derrière lui.

Saint-Clair avait à peine rendu ledernier soupir que la terreur et laconsternation s’emparaient de tous.Il avait été foudroyé dans la force etla fleur de sa jeunesse : les salons,les galeries, la maison tout entière

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retentissaient de sanglots, de cris dedésespoir.

Marie, énervée par l’habitudeconstante de s’écouter, restaitterrassée sous le choc, ets’évanouissait de minute en minutedurant l’agonie de son mari : celuiauquel l’unissait le lien mystérieux etsacré du mariage la quitta pourjamais sans un mot d’adieu.

Miss Ophélia, douée d’une énergie etd’une force de volonté peucommunes, resta jusqu’à la fin prèsde Saint-Clair, tout yeux, toutoreilles, tout attention, faisant le peuqui se pouvait faire, et se joignant detoute son âme aux tendres et

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ferventes prières du pauvre esclavepour l’âme de son maître mourant.

Lorsqu’ils lui rendirent les derniersdevoirs, ils trouvèrent sur son seinun petit médaillon à ressort. Ilrenfermait un portrait de femme, –un noble et beau visage, – et sur lerevers, une mèche de cheveux noirs.Ils remirent sur la poitrine inerte, –cendres sur cendres, – ces tristesreliques d’un passé qui jadis avaitfait battre si vite ce cœur immobile.

L’âme de Tom était tout entière auxpensées de l’éternité ; et devant cettefroide dépouille, il ne songea pas uneseule fois que ce coup imprévuscellait à jamais son esclavage. Il

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était tranquille sur son maître ; car, àl’heure solennelle où il épanchait saprière dans le sein du Père céleste, ilavait senti descendre en lui unequiétude parfaite, et commel’assurance qu’il était exaucé. Laprofondeur de ses affections luifaisait pressentir la plénitude del’amour divin ; car un vieil oracle aécrit : « Celui qui habite dansl’amour habite en Dieu, et Dieu enlui. » Tom croyait, Tom espérait, etTom était en paix.

Le jour des funérailles arriva, avecson cortège obligé de crêpesfunèbres, de prières, de figuresgraves ; puis les vagues fangeuses de

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la vie quotidienne roulèrent commeauparavant ; puis vint l’éternellequestion : Qu’y a-t-il à faire encore ?Marie se la posa, tandisqu’enveloppée d’un peignoir dumatin, entourée de visages inquiets,elle examinait, du fond de sa bergère,des échantillons d’étoffes de deuil.Miss Ophélia se l’était posée aussi :elle songeait à regagner le Nord et lamaison paternelle. Mais la questionse dressait surtout, pleine de muettesterreurs, dans l’esprit desdomestiques, qui ne connaissaientque trop la tyrannique insensibilitéde leur maîtresse. Tous savaient queles douceurs dont ils avaient joui

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leur venaient du maître seul, et quemaintenant qu’il n’était plus, rien neles pourrait garantir des capricesdespotiques d’un caractère que lesrevers aigrissaient encore. Environune quinzaine après l’enterrement,miss Ophélia, occupée dans sachambre, entendit frapper doucementà la porte. Elle ouvrit : c’était Rosa,la jolie femme de chambrequarteronne, les cheveux en désordreet les yeux gonflés de pleurs.

« Oh ! miss Phélie, dit-elle, tombantà genoux et saisissant le pan de larobe de miss Ophélia ; je vous ensupplie, allez trouver maîtresse !allez la prier pour moi ! elle veut

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m’envoyer là pour y être fouettée, –regardez. » Elle tendit un papier àmiss Ophélia.

C’était l’écriture élégante et fine deMarie ; un ordre au maître d’unemaison de châtiment de donner auporteur quinze coups de fouet.

« Qu’avez-vous donc fait ? demandamiss Ophélia.

– Vous savez, miss Phélie, j’ai un simauvais caractère ! c’est bien mal àmoi. J’essayais une robe à maîtresseMarie ; elle m’a frappé au visage, etj’ai parlé sans y penser ; j’ai étéinsolente. Elle a dit qu’elle meréduirait, qu’elle m’apprendrait, une

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fois pour toutes, à ne plus faire laprincesse comme par le passé. Elle aécrit ce billet, et m’a dit de le porter :mais j’aime mieux qu’elle me tue toutde suite. »

Miss Ophélia tenait le papier, etréfléchissait. « Voyez-vous, missPhélie, poursuivit Rosa ce n’est pastant la peur des coups ; – je lesendurerais bien de votre main ou decelle de miss Marie ; – mais êtreenvoyée à un homme ! à un sihorrible homme ! – c’est à en mourirde honte ! »

Miss Ophélia savait que l’usagegénéral était d’envoyer aux maisonsde châtiment, pour y être

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brutalement exposées et soumises àde honteuses corrections, despauvres femmes, des jeunes filles,livrées ainsi aux derniers deshommes, – à des hommes assez vilspour faire un tel métier. Elle l’avaitsu ; mais elle n’en comprit l’odieuseréalité qu’en voyant la délicate jeunefille se tordre d’angoisse à sesgenoux. Tout le sang de la pudeurféminine, le libre et vigoureux sangde la Nouvelle-Angleterre,empourpra ses joues, et reflua versson cœur indigné. Mais, avec saprudence et son habituelle fermeté,elle se domina, et, froissant le papierdans sa main, elle dit simplement à

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Rosa :

« Asseyez-vous, enfant, tandis quej’irai parler à votre maîtresse.

« C’est odieux, barbare, infâme ! » sedisait-elle en traversant le salon.

Elle trouva Marie assise dans sabergère ; Mamie, debout derrière elle,lui démêlait les cheveux ; Jane,accroupie à terre, lui frottait lespieds.

« Comment vous portez-vousaujourd’hui ? » demanda missOphélia.

Marie poussa un profond soupir,ferma les yeux, et ne répondit pas.

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Enfin, au bout d’un moment, elle ditavec langueur : « En vérité, je n’ensais rien, cousine ; je suppose que jeme porte aussi bien que je puis meporter désormais ! Elle s’essuya lesyeux avec un mouchoir de batiste,encadré d’une large bordure noire.

– Je venais, dit miss Ophélia, et ellefut prise de la petite toux sèche quiprécède d’ordinaire un sujet difficile,– je venais vous parler de la pauvreRosa. » Les yeux de Maries’ouvrirent tout grands cette fois, etses joues jaunes se teignirent derouge, comme elle répondaitaigrement :

« Eh bien ! qu’avez-vous à m’en

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dire ?

– Elle est très-fâchée de sa faute.

– Vraiment ! Elle en sera encore plusfâchée avant que j’en aie fini avecelle. J’ai enduré trop longtemps soninsolence : maintenant je prétendsl’humilier, – la faire descendre dansla boue !

– Mais ne pourriez-vous la punir dequelque autre façon, d’une façonmoins honteuse ?

– Je veux lui faire honte ; c’estprécisément ce que je veux. Toute savie elle a tiré vanité de sa taille, de safigure, de ses airs de dame, à ce pointqu’elle en a oublié ce qu’elle est ; je

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lui donnerai une leçon qui le luirappellera.

– Mais, cousine, réfléchissez que sivous détruisez toute délicatesse,toute pudeur dans une jeune fille,vous la dépravez.

– De la délicatesse ! dit Marie avecun rire de mépris ; un grand mot quiva bien à elle et à ses pareilles ! Je luiapprendrai que, malgré tous sesgrands airs, elle ne vaut pas mieuxque la dernière fille déguenillée quicourt les rues. Elle ne s’avisera plusd’en prendre avec moi, des airs !

– Vous aurez à répondre à Dieud’une telle cruauté ! dit miss

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Ophélia.

– De la cruauté ! je voudrais biensavoir en quoi je suis cruelle ? je n’aiécrit l’ordre que pour quinze coups,encore ai-je ajouté de ne pas lesdonner trop forts. Assurément il n’ya pas là de cruauté !

– Pas de cruauté ! reprit missOphélia. Je suis sûre que toute jeunefille préférerait cent fois mourir !

– Vous jugez cela de votre point devue, mais toutes ces créatures y sontfaites : c’est le seul moyen de lesranger à l’ordre. Laisser leur une foisse donner des airs de délicatesse, ettout ce qui s’en suit, elles vous

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grimperont bien vite sur le dos, etvous mangeront dans la main,comme ont toujours fait ici mes fillesde service. J’ai commencé à lesramener sous ma férule ; et j’entendsqu’elles sachent bien que je lesenverrai fouetter, l’une commel’autre, si elles bronchent ! » EtMarie regarda autour d’elle d’un airdécidé.

Jane baissa la tête et se courbadavantage encore, car elle sentait quela menace était à son adresse.

Miss Ophélia eut l’air un momentd’avoir avalé de la poudre à canon etd’être prête à sauter. Mais serappelant l’inutilité de toute

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discussion avec une naturesemblable, elle ferma résolument seslèvres, se leva, et sortit de lachambre.

Ce lui fut chose rude que d’annoncerà Rosa qu’elle avait échoué. Bientôt,un domestique vint dire que samaîtresse lui avait donné ordre deconduire la jeune quarteronne à lamaison de châtiment, où elle futtraînée en dépit de ses larmes et deses prières.

Peu de jours après, Tom songeaitdebout sur le balcon, lorsqu’il futaccosté par Adolphe, qui, déchu detoutes ses splendeurs, étaitinconsolable depuis la mort de son

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maître. Le mulâtre connaissaitl’antipathie que lui avait vouéeMarie ; mais tant que son maîtrevécut, il s’en inquiéta peu.Maintenant, il était en proie à destranses continuelles et tremblait dece qui pouvait lui advenir. Marieavait eu plusieurs conférences avecson avoué : elle avait pris l’avis dufrère de Saint-Clair, et il avait étéarrêté qu’on vendrait l’habitationainsi que tous les esclaves, hors ceuxqui lui appartenaient en propre, etqu’elle devait ramener avec elle à sonretour chez son père.

« Savez-vous, Tom que nous allonstous être vendus ! dit Adolphe.

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– Comment le savez-vous ? dit Tom.

– J’étais caché derrière les rideauxpendant que maîtresse parlait àl’avoué. Dans quelques jours d’icinous serons tous envoyés au marché.

– La volonté du Seigneur soit faite !dit Tom, les bras croisés et poussantun profond soupir.

– Nous ne retrouverons jamais unmaître comme le nôtre, repritAdolphe d’un ton inquiet ; maisj’aime encore mieux être vendu etcourir ma chance que de rester avecmaîtresse. »

Tom se détourna ; son cœur étaittrop plein. L’espoir de la liberté, le

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souvenir de sa femme, de ses enfants,apparut à son âme patiente, commeapparaît au matelot naufragé àl’entrée du port, la vision de sonclocher, des toits aimés de sonvillage natal, entrevus du haut de lasombre houle qui va l’engloutir pourtoujours. Il serra fortement ses brassur sa poitrine, refoula ses larmesamères, et s’efforça de prier. Lepauvre homme avait un préjugé,bizarre, inexplicable, en faveur de laliberté, et la lutte pour l’extirperétait rude ; plus il répétait « que tavolonté soit faite ! » plus il se sentaitmalheureux.

Il alla trouver miss Ophélia, qui,

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depuis la mort d’Eva, l’avait toujourstraité avec bienveillance, et mêmeavec une sorte de respect.

« Miss Phélie, dit-il, maître Saint-Clair m’avait promis ma liberté ; ilavait commencé à faire ce qu’ilfallait pour me la rendre. Peut-êtreque, si miss Phélie avait la bontéd’en parler à maîtresse, elle voudraitbien finir la chose, rien que pourfaire comme voulait maître Saint-Clair.

– Je parlerai pour vous, Tom, et feraide mon mieux, dit miss Ophélia ;mais si la chose dépend de madameSaint-Clair, je n’ai pas grandeespérance : j’essaierai, néanmoins. »

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C’était peu après l’incident de Rosa,et miss Ophélia s’occupait de sespréparatifs de départ.

Elle réfléchit sérieusement, et sereprocha d’avoir été peut-être tropvive dans ce premier plaidoyer.Résolue à modérer son zèle, et à êtreaussi conciliante que possible, elleprit son tricot, composa son visage,et s’achemina vers la chambre deMarie pour y négocier l’affaire deTom, avec toute la diplomatie dontelle était capable.

Madame Saint-Clair, étendue sur unechaise longue, le coude appuyé surune pile de coussins, regardaitdiverses étoffes noires que Jane avait

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rapporté de plusieurs magasins etqu’elle étalait devant elle.

« Celle-là me convient, dit Marie endésignant une des pièces ; seulementje ne suis pas sûre que ce soit assezdeuil.

– Seigneur, maîtresse ! dit Jane avecvolubilité, madame la généraleDerbennon n’a pas porté autre choseà la mort du général, l’été dernier.Ca sied si bien !

– Qu’en pensez-vous ? demandaMarie à miss Ophélia.

– C’est une question de coutume, jesuppose, dit miss Ophélia. Vous enpouvez juger mieux que moi.

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– Le fait est que je n’ai pas au mondeune seule robe à mettre, et comme jevais faire maison nette et partir lasemaine prochaine, il fautabsolument que je décide quelquechose.

– Partez-vous donc si tôt ?

– Oui, le frère de Saint-Clair a écrit ;lui et l’avoué pensent qu’il vautmieux mettre d’abord en vente lesesclaves et les meubles, quitte àlaisser l’habitation aux mains del’homme de loi pour être vendue plustard.

– Il y a une chose dont je voulaisvous parler, dit miss Ophélia.

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Augustin avait promis à Tom de luirendre la liberté ; il avait mêmecommencé les démarches légalesnécessaires. J’espère que vous userezde votre influence pour qu’elles seterminent.

– Je n’en ferai rien, en vérité, ditMarie avec aigreur. Tom est de tousles domestiques de l’habitation celuiqui a le plus de valeur. On ne sauraitfaire un pareil sacrifice. D’ailleurs,qu’a-t-il besoin de liberté ? Il estinfiniment mieux comme il est.

– Mais il désire très-ardemment êtrelibre, et son maître le lui a promis,insista miss Ophélia.

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– Je ne doute pas qu’il ne le désire,répliqua Marie : ils en sont tous là,précisément parce que c’est unramas de mécontents qui veulenttoujours avoir ce qu’ils n’ont pas.J’ai pour principe de n’émanciper enaucun cas. Tenez le nègre sous laférule du maître, et il se comporteraà peu près bien ; mais si vousl’affranchissez, il ne voudra plustravailler ; il deviendra paresseux,ivrogne, et tout ce qu’il y a de pis.J’en ai vu des centaines d’exemples.Ce n’est point leur rendre service quede les affranchir.

– Mais Tom est si sobre, si bontravailleur, si pieux !

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– Oh ! vous n’avez que faired’insister ! j’en ai vu cent comme lui ;il marchera bien tant qu’on y aural’œil, voilà tout.

– Mais considérez, dit miss Ophélia,qu’en le mettant en vente vousl’exposez à tomber à un mauvaismaître.

– Ce sont là des balivernes ! repritMarie ; il n’arrive pas une fois surcent qu’un bon sujet tombe à unmauvais maître. La plupart desmaîtres sont bons, quoi qu’on endise. J’ai vécu, j’ai grandi dans leSud, et je n’y ai jamais connupersonne qui ne traitât bien sesesclaves, aussi bien du moins qu’ils

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le méritent. Je n’ai pas la moindreinquiétude là-dessus.

– Eh bien ! dit miss Ophélia avecénergie, je sais qu’un des derniersvœux de votre mari était que Tomeût sa liberté ; c’est une despromesses qu’il a faites à la chèrepetite Eva mourante, et jen’imaginais pas que vous pussiezvous en croire dégagée. »

A cet appel Marie se couvrit le visagede son mouchoir, et eut recours à sonflacon de sels.

« Tout le monde se tourne contremoi ! dit-elle ; personne n’a lemoindre égard ! Je ne devais pas

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m’attendre à un pareil procédé !Venir ainsi réveiller tous meschagrins ! c’est d’une telleinattention ! mais on ne veut pasréfléchir à tout ce que mes épreuves,à moi, ont de particulier. Il est biendur, quand je n’avais qu’une filleunique, de me la voir enlevée ! –Quand j’avais un mari qui meconvenait si parfaitement, – et je suissi difficile, – il est dur de le perdre !Il faut avoir bien peu de sentimentpour venir me rappeler tout cela avectant d’insouciance, – lorsque voussavez à quel point je suis faible ! Jeveux croire que vous avez de bonnesintentions ; mais c’est d’un manque

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d’égards inouï ! » Et Marie sanglota,respira convulsivement, cria à Mamied’ouvrir la fenêtre, de lui apporter lecamphre, de lui frotter la tête et de ladélacer. Au milieu de la confusiongénérale qui s’en suivit, missOphélia s’esquiva, et rentra dans sonappartement.

Elle vit qu’elle ne gagnerait rien àdire un mot de plus, car Marie avaitune capacité d’attaques de nerfs sanslimites, et elle la mettait en jeu toutesles fois qu’on faisait allusion auxderniers désirs de son mari ou d’Evaen faveur des domestiques. MissOphélia fit donc ce qui lui restait demieux à faire pour Tom ; elle écrivit

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pour lui une lettre à madame Shelby,lui exposant ses peines, et lapressant d’envoyer à son aide.

Le lendemain, Tom, Adolphe et unedemi-douzaine de leurs compagnonsde servitude furent conduits à undépôt d’esclaves, afin d’y attendre laconvenance du marchand quiréunissait un lot pour la vente.

q

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Chapitre31

Un dépôtd’esclaves.

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Un dépôt d’esclaves ! Cemot évoque peut-êtred’horribles visions chezquelques-uns de meslecteurs. Ils se figurentun antre obscur,

immonde, un affreux Tartare,informis, ingens, cui lumenademptum. Mais non, innocent ami !De nos jours l’art de faire le mal s’estperfectionné ; on y met de l’adresse,de la recherche ; on évite avec sointout ce qui pourrait choquer les yeux,offenser les sens d’une sociétérespectable. La propriété humaineest en hausse ; en conséquence, on lanourrit bien, on la nettoie, on

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l’étrille, on la soigne, afin qu’ellearrive au marché propre, forte, etluisante. Un dépôt d’esclaves à laNouvelle-Orléans est une maisonbien tenue, qui ne diffère pasessentiellement des autres magasins,et où vous pouvez voir chaque jour,alignés sous une espèce de hangar,au dehors, des rangées d’hommes etde femmes, enseigne de lamarchandise qui se vend au dedans.

On vous priera, de la façon la pluscourtoise, d’entrer, d’examiner, etvous trouverez abondance de maris,de femmes, de frères, de sœurs, depères, de mères, de jeunes enfants, àvendre séparément ou par lots, selon

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la convenance de l’acquéreur. L’âmeimmortelle, rachetée jadis par le sanget les angoisses du Fils de Dieu faithomme, alors que « la terre trembla,que les pierres se fendirent, et que lessépulcres s’ouvrirent, » se vend là,s’y loue, s’hypothèque, se troquecontre de l’épicerie ou tout autresdenrées sèches, suivant les phases ducommerce et la fantaisie del’acheteur.

Tom, Adolphe et leurs compagnonsd’infortune avaient été confiés à labienveillante sollicitude deM. Skeggs, gardien d’un dépôt dansla rue de ***, pour y attendre la ventedu lendemain.

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Tom, ainsi que la plupart de sescamarades, apportait avec lui unemalle remplie de vêtements. On lesintroduisit dans une longue salle oùils devaient passer la nuit, et oùétaient déjà rassemblés des hommesde tout âge, de toute taille et detoutes nuances, qui, livrés à unegaieté factice, riaient aux éclats.

« Ah ! ah ! voilà qui va bien !Donnez-vous-en ! dit M. Skeggs legardien. Mon monde est toujours siréjoui ! C’est Sambo, à ce que jevois, » dit-il d’un ton approbateur àun gros nègre, qui exécutait quelqueignoble bouffonnerie, cause desbruyants éclats de rires qui avaient

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accueillis les nouveaux venus.

Tom, comme on l’imagine, n’étaitpas d’humeur à prendra part audivertissement. Il déposa donc samalle le plus loin possible dubruyant groupe, et s’assit dessus, levisage tourné vers le mur.

Les trafiquants d’articles humainsfont des efforts systématiques pourpropager parmi leur marchandiseune grossière et tapageuse gaieté,comme moyen d’étouffer laréflexion, et de rendre les esclavesinsensibles à leur sort. Le régimeauquel le nègre est soumis, dumoment qu’il est acheté dans le Nordjusqu’à son arrivée au Sud, a pour

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but unique de tuer sa pensée, del’abrutir. Le marchand d’esclavesrecrute son troupeau dans la Virginieet le Kentucky ; il le conduit ensuiteà quelque endroit bien situé etsalubre, – souvent à des eauxthermales – pour y être engraissé.Là, les esclaves mangent àdiscrétion ; et, comme il s’en trouvetoujours quelques-uns enclins à lamélancolie, on fait jouer du violontout le jour, et on les oblige à danser.Celui qui se refuse à être gai, – dontl’âme est encore hantée du souvenirde sa femme, de ses enfants, de sonlogis, – est noté comme un êtresournois, dangereux, et livré par

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suite à tous les maux que peutengendrer la malveillance d’unhomme endurci et irresponsable. Lavivacité, l’entrain, les apparences dela gaieté, surtout devant desregardants, leur sont constammentimposés, tant par l’espérance detrouver un bon maître, que par lacrainte de tout ce que peut leurinfliger la colère du marchand, s’il neparvient pas à s’en défaire.

« Quoi qu’i fait là ce nèg’! » ditSambo en s’approchant de Tom,après que M. Skeggs eut quitté lasalle. Sambo était d’un noir foncé, degrande taille, vif, bavard et grandfaiseur de tours et de grimaces.

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« Quoi que vous faire là ? ajoutaSambo lui allongeant facétieusementson poing dans les côtes. Vousruminer, hein ?

– Je dois être vendu demain àl’encan, répondit Tom d’un toncalme.

– Vendu à l’encan. – Hé ! ho !garçons ! c’est ça qui est amusant !Je voudrais en être, moi ! – Comme jevous les ferais rire ! Dites donc, hé !c’est-i là tout le lot qui s’en vademain ? ajouta-t-il en posantfamilièrement sa main sur l’épauled’Adolphe.

– Laissez-moi tranquille, s’il vous

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plaît ! dit Adolphe d’un ton farouche,en se redressant avec dégoût.

– Eh là ! vous aut’s ! en v’là un devos nèg’ blancs ! une façon decouleur de crème qui embaume ! Et,se rapprochant d’Adolphe, il leflaira. Seigneur ! bon pour un débitde tabac ; lui, embaumer toute laboutique ! faire venir grandschalands, – ah oui !

– Tenez-vous tranquille ! je vous l’aidéjà dit, s’écria Adolphe furieux.

– Comme nous prend’la mouche !nous nèg’s blancs ! Regardez-nous,vous autr’ ! – Et Sambo singea d’unefaçon grotesque les manières

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d’Adolphe. C’est ça des airs, et desgrrrâces ! Nous sommes été dans unebonne maison, que je suppose ?

– J’avais un maître, dit Adolphe, quiaurait pu vous acheter tous, rienqu’en échange de ses vieux rebuts !

– Seigneur ! pensez un peu, ditSambo ; nous être gentilhomme !grande noblesse !

– J’appartenais à la famille Saint-Clair, reprit Adolphe avec orgueil.

– Vrai !… Moi vouloir être pendu sieux pas contents se débarrasser devous ! Une chance, quoi ! Peut-êtrebien vous va être troqué contre unlot de pots cassés et vieilles théières

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fêlées ! » dit Sambo, avec uneprovocante grimace.

Adolphe, poussé à bout par cesrailleries, s’élança sur sonadversaire, jurant et le frappant àtour de bras. Les autres riaient,applaudissaient : le tumulte attira legardien.

« Qu’y a-t-il, garçons ? A l’ordre ! àl’ordre ! » dit-il comme il entrait, enfaisant claquer son long fouet.

Tous s’enfuirent de différents côtés,excepté Sambo ; enhardi par lafaveur dont il jouissait commebouffon en titre, il maintint sonterrain, faisant un plongeon de la

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tête avec une facétieuse grimace,toutes les fois que le gardien arrivaitsur lui.

« Seigneur maître, c’est pas êtrenous ; – nous bien tranquilles ; –c’est nouveaux venus, là ; – êtreméchants, colères ! – toujours aprèspauv’ monde ! »

Sur ce, le gardien se tourna vers Tomet Adolphe, distribua, sans plusd’enquête, quelques coups de piedset de poings ; et, après unerecommandation générale d’êtrebons enfants et de dormir, il s’enalla.

Tandis que cette scène se passait au

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dortoir des hommes, jetons un coupd’œil dans l’appartement desfemmes. Là, étendues sur le plancher,gisent, en diverses attitudes,d’innombrables créatures endormies,de toutes couleurs, depuis le noird’ébène jusqu’au blanc de l’ivoire, detout âge, depuis l’enfance jusqu’à lavieillesse. Ici, c’est une belle fille dedix ans, dont la mère a été venduehier, et qui a tant pleuré, sans quepersonne prit garde à elle, qu’elle afini par s’endormir. Là, c’est unevieille négresse usée, dont les brasamaigris, les doigts rugueuxtémoignent de durs travaux : articlede rebut, elle sera vendue demain

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pour ce que l’on en voudra donner.Une cinquantaine d’autres, la têteenveloppée de couvertures, oubizarrement accoutrées, se groupentalentour. Mais, dans un coin, deuxfemmes se tiennent à l’écart. L’une,mulâtresse de quarante à cinquanteans, proprement vêtue, a unephysionomie aimable et des yeuxdoux et limpides ; elle porte enturban un beau et fin madras ; sarobe bien ajustée, de belle et bonneétoffe, montre qu’une maîtresseattentive a pourvu à sa toilette.Serrée contre elle, et blottie commeen un nid, est une enfant de quinzeans, – sa fille. C’est une quarteronne

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au teint clair ; mais sa ressemblanceavec sa mère n’en est pas moinsfrappante : ce sont les mêmes yeuxdoux et noirs, voilés de long cils, lamême chevelure brune opulente etbouclée. Sa mise est aussi d’unegrande netteté, et ses mains blancheset délicates n’ont évidemment jamaisfait de travaux serviles. Toutes deuxdoivent être vendues demain, dans lemême lot que les domestiques deSaint-Clair. Le propriétaire, auquelle montant de la vente sera transmis,est membre d’une église chrétienne àNew-York. Il recevra l’argent, et sansplus y penser se présentera à la tabledu Seigneur, du Dieu, qui est aussi

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leur Dieu à elles !

Suzanne et Emmeline étaientattachées au service personnel d’unepieuse et charitable dame de laNouvelle-Orléans, qui les avaitinstruites et élevées avec le plusgrand soin. On leur avait enseigné àlire, à écrire ; on les avaitentretenues des vérités de la religion,et leur sort avait été aussi heureuxqu’il pouvait l’être. Mais le filsunique de leur protectrice, chargé defaire valoir les biens, les avaitcompromis avec insouciance par unefolle prodigalité, et venait de fairefaillite. La respectable maison desfrères B. et compagnie, de New-York,

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ayant une des plus fortes créances,les chefs écrivirent à leur chargéd’affaires de la Nouvelle-Orléans,qui fit saisir la propriété réelle. (Ellese réduisait à peu de chose près auxdeux femmes, et à un lot d’esclavespour les plantations.) Il en donnaavis à ses fondés de pouvoirs.

L’un des frères étant, ainsi que nousl’avons dit, un chrétien, habitantd’un Etat libre, se sentit pris dequelques scrupules. Il ne se souciaitpas de trafiquer d’esclaves et d’âmesimmortelles, – la chose luirépugnait ; mais d’autre part, il yavait trente mille dollars en jeu, etc’était trop d’argent à sacrifier à un

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principe. En sorte qu’après avoirbeaucoup réfléchi, et demandél’opinion de ceux qu’il savait être deson avis, le frère B. écrivit à sonchargé d’affaires de disposer desimmeubles de la manière qui luisemblerait le plus convenable, et delui faire passer la somme.

Le lendemain du jour où la lettrearriva, Suzanne et Emmeline furentenvoyées au dépôt, pour y attendre lavente générale.

La pâle clarté de la lune, qui filtre àtravers les fenêtres grillées, éclaire lamère et la fille. Toutes deux pleurent,mais chacune à part et sans bruit,afin que l’autre ne puisse l’entendre.

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« Mère, posez votre tête sur mesgenoux, et essayez de dormir un peu,dit la jeune fille, s’efforçant deparaître calme.

– Je n’ai pas le cœur de dormir,Emmeline ! Je ne peux pas. C’estpeut-être la dernière nuit que nouspassons ensemble :

– Oh ! mère, ne dites pas cela ! Peut-être serons-nous vendues au mêmemaître, – qui sait ?

– S’il s’agissait de toute autre, jedirais aussi, peut-être ? reprit lafemme ; mais j’ai si grand’peur de teperdre, Emmeline, que je ne vois quele danger.

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– Pourquoi, mère ? L’homme nous atrouvé bonne mine, et il a dit quenous ne manquerions pasd’acheteurs. »

La mère se rappelait trop bien lesregards et les paroles de l’homme.Elle se rappelait, avec un affreuxserrement de cœur, comment il avaitexaminé les mains de la jeune fille,soulevé les boucles de ses cheveux, etdéclaré que c’était un article depremier choix. Suzanne, élevée enchrétienne, nourrie de la lecture de laBible, avait autant d’horreur de voirvendre sa fille pour une vie infâmequ’en pourrait éprouver toute autremère pieuse ; mais elle n’avait point

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d’espérance, point de protection.

« Je crois, mère, que nous nous entirerons à merveille, si nous tombonsà quelque bonne maison, où vouspuissiez être cuisinière et moi femmede chambre, ou couturière. Nousaurons cette chance, j’espère. Il nousfaut prendre un air avenant, alerte,aussi gai que nous le pourrons, diretout ce que nous savons faire ; etpeut-être y arriverons-nous ?

– Demain tu brosseras tes cheveux,lisses, tout droits, entends-tu ? ditSuzanne.

– Pourquoi, mère ? cela ne me va pasmoitié si bien.

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– Oui ; mais tu ne t’en vendras quemieux.

– Je ne comprends pas pourquoi ! ditla jeune fille.

– Des gens respectables seront plusdisposés à t’acheter en te voyantsimple et modeste, que si tu essayaisde te faire belle. Je connais leursidées mieux que toi, dit Suzanne.

– Eh bien, mère, je ferai comme vousvoulez.

– Emmeline, si, après le jour dedemain, nous ne devions plus nousrevoir ; si j’étais vendue pour allerquelque part sur une plantation, ettoi sur une autre ; – rappelle-toi

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toujours comment tu as été élevée, ettout ce que maîtresse t’a dit.Emporte avec toi ta Bible et ton livred’hymnes. Si tu es fidèle au Seigneur,le Seigneur te sera fidèle. »

Ainsi parle la pauvre âme en saprofonde détresse ; car elle sait quedemain tout homme vil et brutal,impitoyable et impie, peut devenirpropriétaire de sa fille, corps et âme,s’il a seulement assez d’argent pourl’acheter. Et comment alors la pauvreenfant gardera-t-elle sa foi ? Ellepense à tout cela, et, tenant sa filleentre ses bras, elle la voudrait moinsbelle. Elle se rappelle l’éducationqu’Emmeline a reçue, si pure, si

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chaste, si fort au-dessus de sacondition, et elle s’en afflige presque.Sa seule ressource est de prier. Dufond de ces dépôts-prisons, si bientenus, si propres, si convenables, quede prières ont montées jusqu’à Dieu !– prières que Dieu ne met pas enoubli, comme on le verra au jour àvenir, car il est écrit : « Quiconquescandalisera l’un de ces petits quicroient en moi, il lui vaudrait mieuxqu’on mit une pierre de meule autourde son cou, et qu’on le jetât dans la

mer [43]. »

Un doux et calme rayon de la lunedescend d’en haut, et dessine, sur lesgroupes endormis, l’ombre des

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barreaux de la fenêtre. La mère et lafille chantent ensemble, sur un airbizarre et triste, un cantiquecomposé par des esclaves, sorted’hymne funèbre consacré parmieux.

Où donc est la pauvre Marie,

Qui pleurait, pleurait sans répit ?

Où donc est la pauvre Marie ?

Elle a gagné le paradis !

Personne plus ne l’injurie,

Ne la frappe, ne la maudit ;

Morte, elle est l’heureuse Marie,

Elle a gagné le paradis !

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Ces paroles, chantées par des voixdouces et mélancoliques, au milieud’une atmosphère imprégnée dessoupirs du désespoir exhalés vers leciel, résonnaient, à travers lessombres salles de la prison avec unaccent pénétrant.

Oh ! chers amis, qui peut nous dire

Où sont cachés Paul et Silas ?

Leur sort ne pouvait être pire

Qu’il ne le fut sur terre, hélas !

Ici-bas c’était leur martyre,

Mais là-haut, dans le ciel bénis,

Ils ont ce que tout cœur désire,

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Ils ont gagné le paradis !

Chantez, pauvres âmes, chantez ! Lanuit est courte, et demain vousarrachera pour toujours l’une àl’autre !

C’est le matin, tout le monde est surpied : le digne M. Skeggs, alerte etaffairé entre tous, dispose son lotpour la vente. Il y a une sévèreinspection des toilettes ; il estenjoint à chacun de prendre sonmeilleur visage, son air le pluséveillé. Maintenant tous, rangés encercle, vont être passés en revue unedernière fois avant le départ pour laBourse.

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M. Skeggs, coiffé de son chapeau defibres de palmier tressées, et fumantson cigare, fait sa tournée ; il metune dernière touche à samarchandise.

« Comment cela ? dit-il, s’arrêtant enface de Suzanne et d’Emmeline ;qu’as-tu fait de tes boucles, lafille ? »

La jeune fille regarda timidement samère, qui, avec l’adresse polie,habituelle à sa classe, répondit :

« Je lui ai dit hier soir d’unir sescheveux bien proprement, au lieu deles avoir tout ébouriffés en boucles ;c’est plus honnête, plus décent.

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– Bêtises ! dit l’homme ; et setournant d’un air impérieux versEmmeline : Va-t’en te friser, et vite !ajouta-t-il en faisant craquer sonrotin. Ne te fais pas attendre ! – Ettoi, va l’aider ! dit-il à la mère. Rienque ces boucles peuvent faire unedifférence de cent dollars sur lavente ! »

Des hommes de toutes les nationsvont et viennent, sous un dômesplendide, sur un pavé de marbre. Dechaque côté de l’arène circulaires’élèvent de petites tribunes, àl’usage des commissaires-priseurs etdes crieurs. Deux d’entre eux, gensinstruits et de bonne mine,

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s’efforcent à l’envi, en un jargonmoitié anglais, moitié français, devanter la marchandise et de fairehausser les enchères. Une troisièmetribune, encore vide, est entouréed’un groupe qui attend que la ventecommence. Au premier rang figurentles domestiques de Saint-Clair : –Tom, Adolphe et leurs camarades ; làaussi Suzanne et Emmeline,inquiètes, abattues, se serrent l’unecontre l’autre. Différentsspectateurs, venus sans intentionprécise d’acheter, sont réunis autourdes articles à vendre, les palpent, lesinspectent, et discutent sur leurvaleur et leurs dehors, avec la même

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liberté qu’en pourrait mettre unebande de jockeys à commenter lesmérites d’un cheval.

« Holà, Alf ! qui vous amène ici ? ditun jeune beau, en frappant surl’épaule d’un autre élégant, occupé àexaminer Adolphe à travers sonlorgnon.

– On m’a dit que les gens de Saint-Clair se vendaient aujourd’hui ; j’aibesoin d’un valet de chambre : j’aivoulu voir si le sien m’irait.

– Qu’on m’y prenne à acheter un seuldes gens de Saint-Clair ! des nègresgâtés, du premier au dernier !impudents comme le diable !

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– Ne craignez rien, dit le beau ; unefois à moi, je les ferai bien changerde ton. Ils verront qu’ils ont affaire àun autre maître que monsieur Saint-Clair. – Sur ma parole, le drôle merevient ! je l’achèterai. J’aime satournure.

– Il absorbera tout votre avoir, rienque pour son entretien. Il est d’unedépense extravagante !

– Oui ; mais milord s’apercevraqu’on ne peut pas se permettred’extravagances avec moi. Quelquesvisites à la Calabousse l’auront bienvite redressé ; c’est un moyeninfaillible, je vous assure, de lui fairesentir l’inconvenance de ses façons !

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Oh ! je le réformerai des pieds à latête ; Vous verrez plutôt. Je l’achète,décidément. »

Tom cherchait avec anxiété, dans lafoule qui se pressait autour de lui,une figure à laquelle il eût souhaitédonner le nom de maître. – Si jamaisvous vous trouviez, monsieur, dansla dure nécessité de choisir entredeux cents hommes un maîtreabsolu, arbitre souverain de votredestinée, peut-être, comme Tom, entrouveriez-vous bien peu auxquelsvous fussiez aise d’appartenir. Tomvit des individus de toutes sortesd’allures, gros, grands, sournois,fluets, petits, bavards, à la face

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allongée, ronde, osseuse ; mais lamajorité se composait de gensgrossiers, endurcis, qui achètentleurs semblables comme on achètedes copeaux, pour les mettre, avecune égale insouciance, au panier ouau feu, selon le besoin. Tom eut beauchercher, il ne vit pas un seul Saint-Clair.

Un peu avant l’ouverture de la vente,un personnage, trapu et musculeux,dont la chemise sale, à raies decouleur, laissait voir la poitrine nue,et qui portait un pantalon râpé,moucheté de boue, coudoya la foule,et se fit faire passage en homme quiexpédie activement les affaires. Il

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s’avança vers le groupe, et commençaun minutieux examen. Dès que Toml’aperçut, il se sentit pris d’unehorreur instinctive ; cette répulsionaugmenta encore quand il le vit deplus près. Gros et ramassé, il étaitévidemment d’une force gigantesque.Son crâne, rond comme un boulet,ses yeux d’un gris clair, surmontésd’épais sourcils roux, ses cheveuxdroits, roides, brûlés du soleil, nerendaient pas, il faut l’avouer, sonextérieur attrayant. Sa large etvulgaire bouche, dilatée par le tabac,en lançait de temps en temps le jusau loin avec une rare vigueurd’expectoration. Ses mains énormes,

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velues, couvertes de taches derousseur, étaient d’une ignoblesaleté et garnies d’ongles à l’avenant.Continuant la revue individuelle dulot, il saisit Tom par la mâchoire,inspecta ses dents, lui commanda derelever sa manche pour montrer sesmuscles, le fit tourner, sauter, courir,afin de juger son pas.

« Où avez-vous été dressé ?demanda-t-il, après toutes cesinvestigations.

– Dans le Kentucky, dit Tom,cherchant de l’œil un libérateur.

– Qu’y faisiez-vous ?

– Je régissais la ferme du maître.

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– Probable ! quel conte ! » et il passaoutre. Il fit une pause devantAdolphe, regarda ses bottes vernies,les inonda d’un énorme jet dedécoction de tabac, et avec unméprisant : « pouah ! » continua saronde. Il s’arrêta de nouveau devantSuzanne et Emmeline. Il saisit lajeune fille, et la tira vers lui de samain lourde et sale ; il la lui passasur le cou, sur la taille, sur les bras ;il regarda ses dents, puis la repoussaauprès de sa mère, dont la figurepâle exprimait ses angoisses àchaque mouvement du hideuxétranger.

La jeune fille, effrayée, fondit en

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pleurs.

Finissez-en, petite mijaurée ! dit lecourtier ; on ne pleurniche pas ici. Lavente va commencer. » En effet, lavente commençait.

Adolphe fut adjugé pour une assezgrosse somme au jeune élégant quil’avait pris à gré. Les autresdomestiques du lot Saint-Clairéchurent à différents enchérisseurs.

« A ton tour, garçon ! n’entends-tupas ? » dit le crieur à Tom.

Tom monta sur l’estrade, et jetaautour de lui un regard inquiet.

Tous les sons se mêlent en un

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bourdonnement confus : – lebavardage du crieur qui énumère, enanglais et en français, les qualités del’article, le feu croisé des enchèresqui se succèdent dans les deuxlangues, les coups de marteau, etenfin le coup final qu’accompagne leretentissement sonore de la dernièresyllabe du mot dollars, au momentoù le commissaire-priseur proclamele prix de l’adjudication. C’en estfait, – Tom a un maître.

On le pousse hors de l’estrade. Legros homme à tête de taureau leprend rudement par l’épaule, le tire àl’écart, et lui dit d’une voix rauque :« Reste-là, toi ! »

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Tom ne comprenait qu’à demi.Cependant la vente va son train, – levacarme redouble, – tantôt enfrançais, tantôt en anglais. Lemarteau levé retombe… Suzanne estvendue. Elle descend de l’estrade,s’arrête, se retourne avec anxiétévers sa fille, qui lui tend les bras.Dans son agonie, elle regarde sonnouveau maître : – c’est un hommeentre deux âges, d’un aspectrespectable, d’une physionomiebienveillante.

« O maître, achetez ma fille, je vousen supplie !

– Je le voudrais ; mais j’ai peur den’en avoir pas les moyens, » dit le

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brave homme en suivant de l’œil avecintérêt la jeune fille, qui monte surl’estrade et promène autour d’elledes regards effrayés et timides.

Son sang agité colore ses joues pâles,le feu de la fièvre allume ses yeux, etla mère frémit en la voyant plus bellequ’elle ne l’a jamais vue. Le crieuraussi profite de sa chance, etdiscourt avec volubilité en sonmauvais jargon anglo-français ; lesenchères montent rapidement.

« Je ferai tout ce que je pourrai, » ditle bienveillant gentilhomme, sejoignant aux enchérisseurs et offrantson prix ; mais en quelques secondesil est dépassé ; tout ce que contient

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sa bourse n’y suffirait pas. Il se tait :le commissaire-priseur s’échauffe ;les enchères se ralentissent ;maintenant, la lutte n’est engagéequ’entre un vieil aristocrate de laNouvelle-Orléans et notre ignobleconnaissance au crâne dur et rond.Le noble personnage, mesurant del’œil avec dédain son adversaire, faitencore quelques offres ; mais lemanant persiste ; il l’emporte surl’autre de toute la force de sonobstination, et de toute laprofondeur d’une bourse biengarnie ; aussi la rixe ne dure-t-ellequ’un moment : le marteau tombe…Il a la jeune fille, corps et âme, à

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moins que Dieu ne lui vienne enaide !

Le maître d’Emmeline est unM. Legris, propriétaire d’uneplantation de coton sur la rivièreRouge. Elle est poussée vers le lotdont Tom fait partie, ainsi que deuxautres, et s’éloigne toute en pleurs.

Le brave propriétaire de Suzanne estvexé ; mais « ces choses-là arriventtous les jours. Il n’y a presque pointde ventes où l’on ne voit pleurer desmères et des filles ! on ne sait qu’yfaire ! » et il se dirige d’un autre côtéavec sa nouvelle emplette.

Deux jours après, l’homme d’affaires

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de la maison très chrétienne, B*** etcompagnie, de New-York, expédiaitl’argent à ses correspondants. Qu’ilsinscrivent au dos de cette traite, prixde larmes et de sang, les paroles duSouverain Rémunérateur, avec lequelils régleront un jour : « Quand il tirevengeance du sang versé, il n’oubliepas le cri du faible. »

q

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Chapitre32

La traversée.

Tu as les yeux trop purs pourvoir le mal, et tu ne sauraisprendre plaisir à regarder le malqu’on fait à autrui. Pourquoiregarderais-tu les perfides, et tetairais-tu quand le méchantdévore son prochain qui est plus

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juste que lui.

HABAKUK, ch. I, verset 13.

Tom, assis au fond d’un mauvaispetit bateau, les fers aux pieds et auxmains, a sur le cœur un poids pluslourd que ses chaînes. Tout s’esteffacé du ciel, – étoiles et lune ; touta fui pour ne plus revenir, commefuient maintenant les arbres et lesrives de chaque côté du fleuve. Sacase du Kentucky, avec sa femme, sesenfants, sa bonne maîtresse madameShelby, Saint-Clair et sa splendidedemeure ; la tête dorée d’Eva et sesyeux célestes ; son jeune maître, sifier, si gai, si beau, si affectueux sous

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ses dehors insouciants ; les heuresfaciles, les doux loisirs, – tout adisparu ! et que reste-t-il à la place ?

C’est là une des plus grandes misèresde l’esclavage. Le noir dont la naturesympathique s’assimile aisément àtout ce qui l’entoure est sans cesseexposé, après avoir vécu au seind’une bonne famille, et y avoir puiséun certain raffinement de goûts et desensations, à devenir l’esclave duplus grossier, du plus brutalmanant ; de même qu’une chaise ouune table, qui ornait jadis unsplendide salon, finit boiteuse etdéformée dans quelque sale bougeou dans quelque hideux repaire de

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débauche. L’énorme différence c’estque la table et la chaise sontinsensibles, et que l’homme ne l’estpas ; car l’acte légal qui le déclare« propriété personnelle, »saisissable, vendable et taillable àmerci, ne saurait lui enlever son âmeet tout ce qu’elle contient desouvenirs, d’espérances, d’amour, decraintes, de désirs.

M. Simon Legris avait acheté, à laNouvelle-Orléans, huit esclaves,qu’il conduisait pieds et poings liés,accouplés deux à deux, à bord duvapeur le Pirate, qui stationnait à lalevée, prêt à remonter la rivièreRouge.

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Après avoir embarqué samarchandise et congédié le bateau, ilvint faire sa ronde avec l’air degrossière activité qui le caractérisait.Il s’arrêta vis-à-vis de Tom, qui avaitrevêtu, par ordre, pour paraître à lavente, son meilleur habit de drap,son linge le plus blanc, ses bottes lesplus propres, et lui dit :

« Lève-toi ! »

Tom se leva.

« Ote-moi cette cravate ! » Gêné parses menottes, Tom procédaitlentement à l’opération ; Legris l’yaida, il la lui arracha brusquementdu cou, et la mit dans sa poche.

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Il revint à la malle qu’il avait déjàfouillée, il en tira un vieux pantalonet une veste déchirée qui servait àTom pour le travail de l’écurie ; puis,lui dégageant les mains, et luimontrant du doigt un recoin parmiles bagages :

« Va-t’en là changer d’habits ! »

Tom obéit, et revint au bout d’unmoment.

« Ote tes bottes. »

Tom ôta ses bottes.

« Tiens, mets ça ! » Il lui jeta unegrosse paire de souliers comme enportent les esclaves.

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Heureusement que, malgré sa hâte,Tom n’avait pas oublié dans sonhabit sa chère Bible ; car, après luiavoir remis ses menottes, M. Legriscommença l’inventaire des poches ; ilen tira un foulard, qu’il s’appropria,et quelques petits jouets, pauvresreliques que Tom gardait comme untrésor, parce que Eva s’en étaitamusée. Legris les considéra avec unsourd grognement de mépris, et leslança par-dessus son épaule à larivière. Un recueil d’hymnesméthodistes était resté : il prit levolume et le feuilleta.

« Hum ! nous sommes dévot, à cequ’il paraît ! – Ainsi – comment

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t’appelle-t-on ? – tu tiens à l’Eglise ?hein ?

– Oui, maître, dit Tom d’un tonferme.

– Je te la ferai bientôt lâcher ! Je neveux point chez moi de nègresbeuglant, priant, psalmodiant, je t’enavertis. Prends garde à toi ! Ecoute !dit-il en frappant du pied et dirigeantsur Tom le regard farouche de sesyeux gris : c’est moi qui suis tonEglise, à présent ! Tu entends ? – tuseras ce que je voudrai que tu sois. »

Le noir garda le silence ; mais audedans de lui quelque chose disaitnon ! et les paroles d’une antique

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prophétie qu’Eva lui avait souventlue, revenaient à son esprit, commerépétées par une voix invisible.

« Ne crains pas ; car je t’ai racheté.Je t’ai appelé par mon nom, tu es àmoi ! »

Simon Legris n’entendit pas la voix ;jamais il ne l’entendra. Il regarda uneminute la figure abattue de Tom, puiss’éloigna.

La malle contenait encore une garde-robe bien montée : il la porta sur legaillard d’arrière, où elle fut aussitôtentourée d’une partie de l’équipage.Les effets furent rapidement vendus,à l’un, à l’autre, avec force

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plaisanteries aux dépens des nèg’squi veulent faire les messieurs, enfinle coffre vide fut aussi mis à l’encan.C’était, aux yeux de tous, uneexcellente plaisanterie, d’autantmeilleure que Tom assistait à lasaisie et à la vente de tout ce qu’ilpossédait. La criée de la malle avaitsurtout excité la gaieté et les bonsmots.

Cette petite affaire terminée, Simonrevint à ses emplettes.

« A présent, Tom, te voilà soulagéd’un supplément de bagages, vois-tu ! Prends soin de tes vêtements ; delongtemps tu n’en auras d’autres. Jem’entends à rendre les nègres

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soigneux. Il faut qu’un habillementleur dure au moins un an chez moi. »

Il s’approcha de l’endroit où étaitassise Emmeline, enchaînée à uneautre femme.

« Eh bien ! pouponne, dit-il en luipassant la main sous le menton,tiens-toi le cœur gai ! »

L’expression involontaire d’horreur,d’effroi, qu’exprimait le visage de lajeune fille en le regardant, ne luiéchappa point : il fronça le sourcild’un air féroce.

« Pas de tes simagrées, la fille ! Veilleà prendre l’air riant quand je teparle, – entends-tu ? – Et toi, vieille

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macaque, couleur de la lune, dit-il enpoussant du poing la mulâtresse, àlaquelle Emmeline était accouplée,ne t’avise pas de me faire cette facede carême ! Arrange-toi pour avoir lamine plus éveillée, je te le conseille.

« Je vous le dis à tous, – il se retiraen arrière d’un pas ou deux, –regardez-moi bien ! – regardez-moilà, – dans l’œil, – face à face ! » dit-ilen frappant du pied à chaque pause.

Tous les yeux, comme fascinés,fixèrent l’œil luisant et verdâtre deSimon.

« A présent, dit-il en fermant sagrosse et lourde main en manière de

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marteau de forge, voyez-vous cepoing ? – Pesez-le ! – et il l’abattitsur la main de Tom. – Regardez-moices os !… Eh bien, je vous déclareque ce poing est devenu aussi durque du fer à terrasser les nègres ! Jen’en ai pas encore vu un, que je n’aiepu jeter bas d’un seul coup. Ilramena ce redoutable poing si prèsdu visage de Tom, que celui-cisourcilla et se recula un peu. Je nem’amuse pas à payer de vos damnéscommandeurs ; je commande moi-même ; et j’y ai l’œil et la main. Vousn’aurez donc qu’à emboîter le pas, –à marcher vite et droit, dès que jeparle. C’est le seul moyen de vous en

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tirer. Vous ne trouverez pas un seulpoint mou dans toute ma personne ;non, pas un. Ainsi, prenez garde àvous ! car je suis impitoyable ! »

Les femmes retenaient leur souffle, ettoute la bande demeura consternée.Simon tourna sur le talon, et alla sefaire servir un verre de rhum à labuvette.

« C’est là ma façon de débuter avecmes nègres, dit-il s’adressant à unhomme, d’une tournure distinguée,qui avait assisté à son discours. J’aipour système de commencer par leplus fort, afin qu’ils sachent à quois’en tenir.

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– En vérité ! dit l’étranger, leregardant avec la curiosité d’unnaturaliste qui étudie quelque rarespécimen.

– Oui, vraiment. Je ne suis point devos gentilshommes planteurs, àdoigts de lis, qui se laissent mener etflouer par quelque vieux renard decommandeur ! Tâtez seulement mescharnières ; – et il présenta sesarticulations à l’examen. – Regardez-moi ce poing ! voyez plutôt si la chairn’en est pas devenue comme de lapierre, à force de s’escrimer sur lesnègres. – Tâtez ! tâtez !

L’étranger toucha du bout du doigtle formidable outil, et dit

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simplement :

« Fort dur, en effet. Je suppose,ajouta-t-il, que la pratique a renduvotre cœur pour le moins aussi dur ?

– Oui, je m’en flatte, dit Simon avecun gros rire. Je ne crois pas que là-dessus personne puisse me damer lepion. Il n’y a pas de jérémiades ou decâlineries de nègres qui me fassentbroncher d’un pouce ; – c’est un fait.

– Vous avez là un beau lot.

– Beau et bon, reprit Simon. Il y a uncertain Tom, qu’ils m’ont dit êtrequelque chose de rare. Je l’ai payé unpeu cher, parce que j’en veux faire ungardien, une espèce de régisseur. Une

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fois qu’il sera purgé des sottes idéesqu’il a prises en se voyant traitécomme les nègres ne doivent jamaisl’être, il fera fameusement l’affaire !Quant à la femme jaune, j’ai étéattrapé. Je la crois maladive ; mais jem’arrangerai pour en tirer ce qu’elleme coûte. Ce sera bien le diable sielle ne dure pas un an ou deux ! Je nesuis pas pour épargner le nègre, moi.Usez et achetez, c’est ma maxime. Cadonne beaucoup moins de tracas, eten résumé je suis sûr qu’il y aéconomie ; et Simon sirota son rhum.

– Combien durent-ils, en général ?demanda l’étranger.

– Ma foi, je ne sais pas ; c’est selon

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leur constitution. Les plus robustesvont de six à sept ans ; les plusfaibles sont à bout après deux outrois années. Au commencement, jeme donnais un mal du diable pourtâcher de les faire durer ; – c’étaientdes médecines quand ils étaientmalades, des couvertures, des habits,tout un tremblement, pour les tenirun peu propres. Eh bien, ça ne servaitabsolument à rien : j’y perdais desmasses d’argent, sans compter mapeine. A présent, voyez-vous, je lesfais marcher malades ou bienportants. Quand un nègre crève, j’enachète un autre ; et, en définitive,c’est meilleur marché et plus

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simple. »

L’étranger s’éloigna, et alla s’asseoirprès d’un monsieur qui avait écoutéla conversation avec un malaiseévident.

« Il ne faut pas prendre cet hommepour un échantillon des planteurs duSud, dit le dernier.

– J’espère que non, répliqua le jeunehomme avec emphase.

– C’est un misérable, brutal,grossier, ignoble !

– Cependant vos lois lui permettentde tenir un nombre indéfini d’êtreshumains courbés sous sa volonté

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absolue, sans l’ombre de protection ;et, tout ignoble qu’il est, vous nepouvez nier qu’il n’est pas le seul deson espèce.

– Il se rencontre aussi parmi lesplanteurs des hommes humains etmodérés.

– Je l’accorde ; mais, selon moi, vousautres, hommes humains et modérés,vous êtes responsables de toutes lesbrutalités, de tout le mal que font cesmisérables. Sans votre sanction etvotre influence, le système netiendrait pas une heure. S’il n’y avaitde planteurs que les pareils de cethomme, dit-il, en désignant du doigtLegris, qui leur tournait le dos, la

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chose croulerait d’elle-même. C’estvotre considération, c’est votrehumanité qui autorisent et protègentsa barbarie.

– Vous avez, en tout cas, une hauteopinion de mon bon naturel, dit leplanteur en souriant ; mais je vousconseille de ne pas parler si haut, caril se trouve à bord des gens qui neseraient pas tout à fait aussitolérants que moi. Vous ferez mieuxd’attendre notre arrivée à maplantation ; là, vous pourrez nousinjurier tous, à votre bon plaisir. »

Le jeune homme rougit et sourit ;tous deux se mirent à faire une partiede trictrac. Pendant ce temps, une

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autre conversation avait lieu àl’extrémité opposée du bateau, entreEmmeline et la mulâtresse enchaînéeavec elle. Elles échangeaientnaturellement quelques détails deleur histoire.

« A qui étiez-vous ? demandaEmmeline.

– A M. Ellis. C’était le nom de monmaître ; – il demeurait dans la rue dela Levée. Peut-être bien que vousavez vu la maison ?

– Etait-il bon pour vous ?

– Assez bon, avant de tombermalade ; mais il a été couché près desix mois ; ça allait, ça venait, et il

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était terriblement difficile. Il nevoulait pas qu’on dorme ni nuit nijour : ça l’agaçait ; il ne s’arrangeaitde personne, et toujours il empirait.J’ai resté des nuits et des nuitsdebout ; je ne pouvais plus me teniréveillée ; et parce qu’une fois jem’étais endormie, il se mit si fort encolère ! il dit qu’il me vendrait poursûr au plus méchant maître qui sepourrait trouver. Il m’avait pourtantpromis que j’aurais ma liberté aprèssa mort.

– Aviez-vous des parents ? repritEmmeline.

– Oui, mon mari ; c’est un forgeron.Le maître l’envoyait à loyer au

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dehors. Ils m’ont emmenée si viteque je n’ai pas eu le temps de le voir :et j’ai quatre petits enfants. Oh !Seigneur, Seigneur ! » dit la femme,se couvrant la figure de ses mains.

C’est un sentiment naturel chez tous,en entendant un douloureux récit, dechercher quelques parolesconsolantes. Emmeline eût voulu direquelque chose, mais elle ne trouvaitrien… De quoi eût-elle pu parler ?Toutes deux, comme d’un communaccord, évitaient avec terreur lamoindre allusion à l’homme horriblequi était devenu leur maître.

Même aux heures les plus sombres,la foi religieuse nous reste. Membre

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de l’Eglise méthodiste, la mulâtresseavait une piété peu éclairée, maissincère. Emmeline lui était fortsupérieure en intelligence ; elle avaitappris à lire, à écrire, et unemaîtresse éclairée et pieuse lui avaitenseigné les vérités de la Bible. Maisn’est-ce pas une bien rude épreuvepour la foi du plus ferme chrétienque de se sentir, en apparenceabandonné de Dieu, à la merci d’uneimpitoyable violence ? Comment lafoi de ces pauvres, de ces « petits »du Christ, ignorants, faibles, jeunes,y pourrait-elle résister ?

Le bateau remontait – avec son lourdfret d’angoisses et de douleur – le

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courant fangeux et trouble quiserpente à travers les brusquessinuosités de la rivière Rouge ; et desyeux tristes et fatiguéscontemplaient l’argile rougeâtre desberges abruptes qui se prolongentavec une sombre monotonie. Enfin lebateau s’arrêta devant une petiteville, où débarquèrent Legris et savivante cargaison.

q

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Chapitre33

Les ténèbresextérieures.

La terre est couverte de ténèbresépaisses et remplie de repairesde violence.

Ps. LXXIV, verset 20.

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Se traînant derrière un rude chariot,sur un chemin plus rude encore, Tomet ses compagnons avançaientpéniblement.

Dans le chariot siégeait SimonLegris, et sur l’arrière les deuxfemmes, toujours enchaînéesensemble, avaient été arrimées avecles bagages. Toute la troupe serendait à la plantation de Legris,située à quelque distance.

La route est sauvage, déserte ; tantôtelle tournoie à travers ces aridessolitudes qu’on nomme barrens, où levent gémit et siffle tristement dansles branches des pins ; tantôt, sur destroncs alignés, inégale chaussée, elle

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franchit d’interminables marécagesspongieux, parsemés de cyprès.L’arbre lugubre, enguirlandé defunèbres mousses noires, monte enspirale du marais ; de temps à autrele serpent mocassin apparaît,enroulant de ses dégoûtants replisles souches et les branchesvermoulues qui pourrissent dans lafange.

Désolée, même aux yeux du voyageurqui, la poche bien garnie, va etrevient sur un bon cheval, en vue dequelque affaire, la contrée est bienautrement sauvage et terrible pour demalheureux esclaves, que chaque paséloigne de tout ce qu’ils aiment, de

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tout ce qui charmait leur vie.

C’était ce qui se pouvait aisémentlire sur ces physionomies abattues etsombres, dans ces regardsdouloureux, patients, tristementattachés à chaque objet qui fuyaitdes deux côtés de la route.

Simon, lui, voyageait plus gaiement,puisant de temps à autre unredoublement d’entrain dans leflacon de rhum qu’il tiraitfréquemment de sa poche.

« Holà, hé ! vous autres, cria-t-il seretournant et jetant un coup d’œilsur les malheureux qui le suivaient :une chanson, hein ! Allons, mes

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drôles, – allons donc ! »

Les hommes s’entre-regardèrent ; leallons ! fut répété, et Simon fitclaquer le fouet qu’il tenait à la main.

Tom essaya de chanter une hymneméthodiste.

Jérusalem, ô ma patrie !

Nom si cher, nom si respecté !

Dans mes peines vers toi je crie,

Implorant ta félicité !…

– Paix ! Te tairas-tu, damné nègre !reprit Legris. Qu’ai-je à faire de tesinfernales brailleries méthodistes ?Qu’on m’entonne quelque chose degaillard ! allons, et vite ! »

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L’un des hommes commença une deces insignifiantes chansons, qui ontcours parmi les esclaves.

C’est un vrai raccoun que moiprendre,

Hè hi ! hè ho ! hè hi ! ho hà !

Maît’à moi v’là qui rit à s’fendre.

Quoi donc que tu fais là mon gas ?

Hè hi ! – hè hà ! – La lune

S’est fait voir sur la brume !

Ho ! – ho ! – aïe ! – hola là !

Oh yo ! – eh hi ! – oh – ha !

Le chanteur paraissait improviser à

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sa fantaisie, saisissant çà et là unerime au hasard, sans s’inquiéterautrement du sens et de la raison.Toute la bande reprenait en chœurpar intervalle :

Ho ! – ho ! – aïe ! – hola là !

Oh yo ! – eh hi ! – oh ha !

C’était chanté impétueusement, avecde bruyants efforts pour se montrergais ; mais jamais lamentablesgémissements, jamais accents dedouleur, jamais prières ferventesn’auraient pu atteindre àl’expression déchirante, désespérée,des notes sauvages de ce refrain. Oneût dit que ces pauvres âmes

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muettes, menacées, – emprisonnées,– se réfugiant dans le sanctuaire del’harmonie, avaient recours à dessons inarticulés, mélodieux langage,pour exhaler leurs prières à Dieu !prières que Simon ne pouvaitcomprendre. Il entendait les éclats dela voix des esclaves ; il ne lui enfallait pas plus : « il les avaitremontés ! »

« Eh bien, la petite mignarde, dit-il,se tournant vers Emmeline, etallongeant sa rude main sur l’épauleveloutée de la jeune fille : nous voilàquasiment rendus au gîte ! »

Les vociférations, les fureurs deLegris terrifiaient la pauvre

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Emmeline ; mais lorsqu’il posait lamain sur elle, comme il venait de lefaire, en prenant le ton cajoleur, elleeût préféré mille fois qu’il la frappât.L’expression de ses yeux la faisaitdéfaillir, et elle se sentait frémir ensa chair. Involontairement elle secramponna à la mulâtresse assise àses côtés, comme si c’eût été samère.

« N’as-tu jamais porté dependeloques, hein ? dit-il, maniant deses doigts grossiers sa délicate petiteoreille.

– Non, maître, répondît Emmelinetremblante et les yeux baissés.

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– Eh bien, je t’en donnerai une pairedès que nous serons chez nous, si tues bonne fille, s’entend. Allons donc !n’aie pas peur, je ne te mettrai pas àde rudes besognes, va ! tu auras dubon temps avec moi ; – tu vivras, mafoi, comme une reine ! – pourvu quetu sois bonne fille ! »

Legris avait bu à un degré quil’inclinait à se faire gracieux ; etl’approche de la plantation, dontl’enceinte commençait à paraître,achevait de le bien disposer. Lapropriété avait d’abord appartenu àun homme bien né, riche et plein degoût, qui avait mis beaucoupd’argent aux embellissements et

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améliorations ; mais il était mortinsolvable, et Legris s’était portéacquéreur, ne voyant là, comme entoute autre chose, qu’un moyen deplus de gagner de l’argent.L’habitation avait ce triste aspect dedélaissement, de désordre, suitehabituelle de l’abandon des plansd’un premier propriétaire.

Ce qui avait été jadis une pente degazon ras et uni au-devant de lafaçade, pelouse ornée çà et là debouquets de fleurs et d’arbustes,n’était plus qu’une jachère, où sedressaient de place en place despoteaux pour attacher les bêtes. Toutautour l’herbe était foulée, et la terre

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dénudée, était couverte de vieuxbaquets, de seaux brisés et d’autresdébris. Un jasmin demi mort, unchèvrefeuille flétri, se suspendaientencore à quelques colonnettes, légersornements dégradés, hors d’aplomb,pour avoir servi de piquets à attacherles chevaux. A travers les flots demauvaises herbes, sous lesquelles lejardin était enseveli, pointaient unpetit nombre de plantes exotiques,plus vivaces que les autres, quisemblaient protester contre leurabandon. Ce qui avait été une serre,maintenant sans vitres ni châssis,étalait, sur des restes de gradins,quelques pots à fleurs garnis de

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baguettes, dont le feuillage desséchéattestait qu’autrefois les bâtonsavaient été des plantes.

Le chariot roula sur une allée decailloutage entremêlé de mauvaisesherbes, sous la noble avenueombragée d’arbres de la Chine, dontles formes gracieuses et le feuillagetoujours vert semblaient seulsprospérer au milieu de la décadenceuniverselle ; comme la droiture, labonté, enracinées dans de grandes etnobles âmes, fleurissent ets’affermissent au milieu dessouffrances et des découragements.

La maison, qui avait été belle etspacieuse, était construite sur un

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plan assez ordinaire dans les Etatsdu Sud : une véranda, à deux étages(le premier, supporté par des piliersde briques), entourait l’édifice, etchaque pièce ouvrait sur ces largesgaleries. Mais partout régnait lemême aspect de délabrement etd’abandon. Quelques fenêtres étaientbouchées par des planches ; lesvitres des autres étaient brisées ; lesvolets pendaient aux murailles,retenus par un seul gond. Lanégligence, la désolation frappaientde tous côtés les yeux.

Le terrain était jonché d’immondicesde tous genres : bois, paille, tonnesdéfoncées, caisses en pièces. Trois

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ou quatre féroces boule-dogues,excités par le bruit des roues,accoururent gueules béantes, et lesefforts d’un petit nombre d’esclavesen guenilles qui les suivaient,suffirent à peine pour les empêcherde se jeter sur la bande dont Tomfaisait partie.

« Hein ! voyez-vous, mes drôles !s’écria Legris, se retournant verseux, tout en caressant ses chiens avecune hideuse satisfaction, vous voyezce qui vous attend, s’il vous prenaitfantaisie de gagner au large ! Cesbons gardiens-là, savez-vous ? sontdressés à chasser au nègre, et serégaleraient d’un de vous comme du

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meilleur souper. Ainsi, gare à votrepeau !

« – Eh bien ! Sambo, dit-il à un noircouvert de haillons, dont le chapeauétait complètement dépourvu debord, et qui se montrait fortobséquieux autour de lui ; commentles choses ont-elles marché par ici ?hein ?

– A ravir, maît’.

– Quimbo ! cria Legris à un autre,qui se morfondait en efforts pourattirer son attention, a-t-on fait ceque j’avais dit ?

– Pas de danger qu’on y manque,maît ! »

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Ces deux hommes étaient lesprincipaux agents de Legris sur saplantation, et il les avaitsystématiquement dressés à labrutalité, à la cruauté, comme sesboule-dogues, avec lesquels ilspouvaient rivaliser de férocité. Laremarque, assez générale, que lecommandeur nègre est plustyrannique et plus cruel que le blanc,signifie simplement que l’un a étéplus avili, plus maltraité que l’autre.Peu importe la couleur ou la race,tout esclave sera le pire des tyransdès qu’il aura chance de l’être.

Comme quelques-uns des potentatsdont nous lisons l’histoire, Legris

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divisait pour régner. Sambo etQuimbo se haïssaient cordialement ;tous les esclaves de la plantation lesabhorraient, et en encourageant lesdélations mutuelles, le maître étaitsûr d’être, d’une façon ou d’uneautre, mis au fait de tout ce qui setramait autour de lui.

Qui pourrait renoncer complètementà toute société ? Personne. Legrislui-même encourageait chez cesprincipaux satellites noirs une sortede familiarité, qui devenait aisémentun piège ; car, à la moindreprovocation, le maître n’avait besoinque d’un signe, et l’un des deuxdevenait le ministre de ses

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vengeances sur l’autre.

Là, devant le maître, leurs traitsgrossiers et bas, leur sombreexpression, leurs regards d’envie etde haine qu’ils échangeaient enroulant les larges prunelles, leshaillons que le vent faisait flotterautour d’eux, leur langage barbare,leurs intonations gutturales, lesravalaient au-dessous même desanimaux ; et leur aspect était enparfaite harmonie avec l’abjectedésolation du lieu qu’ils habitaient.

« Ici, Sambo ! emmène-moi cesgaillards-là aux quartiers. T’avais-jepas promis de t’acheter une femme ?– Tiens, la voilà ! » ajouta-t-il, et

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séparant Emmeline de la mulâtresse,il poussa cette dernière vers le nègre.

La femme tressaillit, et recula ens’écriant :

« Oh ! maître, j’ai laissé mon hommeà la Nouvelle-Orléans !

– Qu’est-ce que tu me viens chanter,toi ! – Tu en auras un autre ici. Pastant de paroles, – et marche ! ditLegris, levant son fouet. Viens çà,maîtresse, poursuivit-il, seretournant vers Emmeline ; c’est parici, avec moi. Allons, entre donc ! »

Une figure sauvage et sombre, jetantun coup d’œil par une des fenêtres,parut et s’éclipsa, et quand Legris

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ouvrit la porte, une voix de femmedit quelques mots d’un ton bref etimpérieux. Tom, dont le regard pleind’anxiété avait suivi Emmeline, leremarqua, et entendit le maîtrerépondre : « Retiens ta langue, toi ;j’en ferai à ma guise : que celat’arrange ou non ! »

Tom n’en entendit pas plus, car il luifallut suivre Sambo aux quartiers desesclaves, espèce de rue étroite entredeux rangées de grossières huttes,dans une partie de la plantationéloignée de la maison principale.Toutes avaient l’air délabré etmisérable. Le cœur de Tom luidéfaillit en les regardant. Il s’était

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encouragé un peu dans la penséequ’il aurait sa case, grossière sansdoute, un trou, mais qu’il pourraitrendre propre, tranquille, où ilplacerait une tablette pour sa Bible,et où il trouverait une paisibleretraite durant les intervalles dutravail. Il parcourut de l’œill’intérieur de plusieurs de cesbouges, – ce n’était pas autre chose,– dépourvus de toute espèce demobilier, où il ne se trouvait qu’untas de paille souillée, sale litièreéparse sur le sol nu, foulé, endurcipar d’innombrables pas.

« Laquelle des cases sera pour moi ?demanda-t-il à Sambo d’un ton

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soumis.

– Sais pas ; – là, p’t-être y a encoreplace pour un, dit Sambo ; ici, pourun autre. Y a un fier tas de nèg’s toutd’même dans chacune pour l’heure.Par ma foi, s’il en revient d’autres,c’est pas moi qui sais quoi en faire !

La soirée s’avançait lorsque leshabitants des huttes, troupeauharassé de fatigue, parurent –hommes et femmes à demi couvertsde dégoûtants lambeaux, tristes,hargneux, mal disposés à faireaccueil aux nouveaux venus. Lessons qui animèrent alors le pauvrevillage n’étaient rien moinsqu’agréables : de grossières voix,

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rauques et gutturales, se disputaientles moulins à bras qui devaientmoudre la petite provision de blé surlaquelle roulait l’espoir du souper dechacun. Depuis l’aube ils étaient auxchamps, à l’ouvrage, travaillant, sehâtant, sous le fouet des piqueurs ;car on était au fort de la saison, etrien n’était épargné pour tirer dechaque main tout ce qui pouvait enêtre obtenu. « Bah ! dira lenonchalant oisif, ce n’est pas unpénible travail, après tout, que decueillir du coton ! » Vraiment ? Iln’est pas pénible non plus derecevoir une goutte d’eau sur lefront : et cependant la plus cruelle

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torture que l’inquisition ait puinfliger, ce sont ces gouttes tombantincessamment, une à une, toujours àla même place. Le plus léger travail,s’il est imposé, pressé, exigé avecune uniformité implacable, devient leplus rude des labeurs, surtout si nullibre exercice de la volonté n’enallège l’insipide monotonie.

Tom, à mesure que la foule arrivait,passait en vain en revue tous cessombres visages, cherchant unephysionomie sympathique. Il nevoyait qu’hommes abrutis etrevêches, que femmes découragées, àdemi défaillantes, ou bien quin’étaient plus femmes que de nom.

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Le fort repoussait le faible : –partout se montrait à découvertl’égoïsme grossier, brutal, d’êtresdont on ne pouvait rien attendre, rienespérer de bon : traités comme labrute, ils arrivaient à son niveau. Legrincement criard des moulins à brasse prolongea bien avant dans la nuit ;car il y avait beaucoup d’affamés, lesmoulins étaient rares, et les faibles,les épuisés, chassés par les forts,n’arrivaient qu’en dernier.

« Hé ! holà ! à toi ! dit Sambo jetantun sac de blé au pied de lamulâtresse ; quel est ton satanénom ?

– Lucie, répondit-elle.

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– Eh bien, Luce, te voilà ma femme :va-t’en me moudre mon blé et mefaire cuire mon souper, entends-tu ?

– Je suis pas, je veux pas être votrefemme, dit la mulâtresse avecl’impétuosité du désespoir, laissez-moi !

– Je t’arrangerai, va ! dit Sambo, et illeva un pied menaçant.

– Vous pouvez me tuer si vousvoulez ! le plus tôt sera le mieux. –Oh ! je voudrais être morte ! s’écria-t-elle.

– Je dis, Sambo, que tu vasdétériorer nos mains. Moi, pas tarderà prévenir maît’, vois-tu ! »

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grommela Quimbo, en train demoudre au moulin, d’où il avaitbrutalement chassé deux ou troisdébiles créatures, qui attendaient làpour préparer leur blé.

– Et je lui dirai, moi, que tu laissesseulement pas approcher les femmesdu moulin ! entends-tu, vieux nèg’ !reprit Sambo ; mêle-toi de ce qui teregarde. »

Tom, après avoir marché tout le jour,mourant de faim, se sentait défaillirfaute de nourriture.

« A toi, cria Quimbo, lui jetant unsac grossier qui pouvait contenirenviron neuf litres de blé. Agrippe-

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moi ça, nèg’, et prends-y garde !ménage ; c’est la pitance de tasemaine. »

Tom n’eut place aux moulins qu’àune heure fort avancée de la nuit, ettouché de l’extrême détresse de deuxpauvres femmes auxquelles la forcemanquait, il se mit à moudre pourelles, ranima les brandons à demiéteints d’un feu, où beaucoupd’autres avaient les premiers faitcuire leurs pains, et ne s’occupaqu’ensuite de son propre souper.C’était chose bien nouvelles, bienétrange en ce lieu-là, et le léger actede charité éveilla une vibration dansces âmes engourdies ; une expression

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affectueuse éclaira leurs figures ;elles pétrirent son pain, ensurveillèrent la cuisson ; et Tom,accroupi près du feu, profita de lalueur pour lire quelques mots de saBible : il avait tant besoin deconsolation !

« Qu’est ça ? demanda une desfemmes.

– Une Bible, répondit Tom.

– Seigneur, je n’en ai pas tantseulement vu une depuis que j’aiquitté le Kintuck !

– Avez-vous donc été élevée auKintuck ?

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– Oui, et bien élevée, et soignéeaussi, reprit en soupirant la femme ;pouvais pas m’attendre à en venir là !

– Et qu’est que c’est que ce liv’ ?demanda la seconde femme.

– Comment ! mais c’est la Bible.

– Eh Seigneur ! quoi qu’elle dit laBible ?

– Ce qu’elle dit ? Vous n’en savezrien du tout ? reprit l’autre femme.Oh ! maîtresse m’en lisait quelquefois au Kintuck. Mais, misère ! pource qui est d’ici, on n’y entend quementeries et jurons.

– Lisez-nous en un brin, » reprit au

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bout d’un moment la premièrefemme avec curiosité, en voyantcombien Tom était absorbé dans sonlivre.

Tom lut : « Venez aussi à moi, voustous qui êtes travaillés et chargés, et

je vous soulagerai [44]. »

« Ce sont là de bonnes paroles,approuva la femme ; mais qui est-cedonc qui les dit ?

– Le Seigneur, répliqua Tom.

– Je voudrais savoir tant seulementoù il est ! moi y aller bien vite.Semble plus jamais possible reposerà présent : os et chair n’y tiennentplus. Je tremble de partout. Sambo

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m’aboie après tout le long du jour,parce que je vas pas assez vite àcueillir. C’est nuit noire, et les minuitavant que je sois à gagner monpauv’e manger ; et j’ai pas tantseulement commencé de m’étendre etde fermer l’œil, que v’là le cornet quisonne, et v’là le matin, et v’là qu’ilfaut recommencer. Ah ! que j’iraisbien lui dire tout ça au Seigneur, si jesavais où le trouver !

– Il est ici, il est partout, reprit Tom.

– Misère ! c’est pas à moi que vousferez accroire qu’il est ici ! N’y a pasle Seigneur ici du tout, du tout, dit lafemme ; mais à quoi sert parler ! Jem’en vas me camper par terre, et

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dormir pendant que je peux. »

Les femmes se rendirent à leurscases, et Tom resta seul près du feu àdemi éteint, qui éclairait d’un refletrouge sa noire face. La tranquillelune, au front argenté, se dessinaitdans le bleu du ciel ; et calme,impassible, comme le regard queDieu laisse tomber d’en haut sur lesscènes de misère et d’oppression, lasilencieuse lueur descendait sur lepauvre nègre abandonné, seul, assis,les bras croisés, sa Bible sur sesgenoux.

« DIEU est-il donc ICI ? » Oh !comment l’ignorant gardera-t-il safoi immuable ? comment ne

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chancellera-t-il pas à l’aspect dudésordre et de l’iniquité qui règnentsans contrôle ? La lutte qui s’élèvedans cette âme candide estdéchirante : Tom se sent anéanti enprésence du triomphe absolu du mal.C’est une angoisse sans nom ; c’est lepressentiment d’une misère sanslimites ; c’est le naufrage de toutesles espérances passées que sessouvenirs tumultueux roulent devantlui, comme les vagues forcenéesballottent sous l’œil du naufragéexpirant les cadavres sans vie de safemme, de ses enfants, de tout ce quilui fut cher. Oh ! qu’il est difficile decroire et de s’attacher avec une

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inébranlable ardeur au grand motd’ordre du chrétien : « Dieu est celuiqui est, celui qui récompensa ceuxqui le cherchent et ne se lassentpas. »

Tom se leva désespéré, et se rendit,en trébuchant, dans la case qui luiétait assignée, le plancher était déjàjonché de dormeurs accablés delassitude, et les exhalaisons infectesle firent presque reculer. Mais larosée de la nuit était morbide etglacée, ses membres fatigués seraidissaient, il s’enveloppa d’unecouverture en lambeaux qui formaittout son lit, s’étendit sur la paille, ettomba endormi.

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Alors une douce voix murmura dansson oreille ; il était assis sur le siégede mousse, au bord du lacPontchartrain. Eva, ses yeux doux etsérieux abaissés sur le livre, lui lisaitla Bible, et il entendit ces paroles :

« Quand tu passeras par les eaux, jeserai avec toi ; et quand tu passeraspar les fleuves, ils ne te noierontpoint ; quand tu marcheras dans lefeu, tu ne seras point brûlé, et laflamme ne t’embrasera point, car jesuis le Seigneur ton Dieu, le saint

d’Israël ton Sauveur [45]. »

Les mots, peu à peu, semblèrent sedissoudre dans l’air et monter

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comme une musique céleste ; l’enfantreleva ses grands yeux, et attacha surTom avec amour son profond et douxregard, d’où partaient des rayonschauds et vivifiants qui venaient luiépanouir le cœur. Elle semblaitplaner avec les sons, portée à demipar eux ; soudain elle déploya deblanches ailes d’où pleuvaient debrillantes étincelles, des floconsd’or, une averse d’étoiles ; puis – Evaavait disparu.

Tom s’éveilla : était-ce un rêve ?Soit. Mais qui dira qu’à ce doux,jeune esprit, pénétré durant sa vied’un si ardent désir de soulager, deconsoler les malheureux, qui dira que

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Dieu eût interdit après sa mort cedivin ministère ?

Douce et consolante croyance,

Qu’autour de la couche où tu dors

Planent, voltigent en silence,

Les esprits vénérés des morts.

q

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Chapitre34

Cassy.

Voyez les larmes de ceux qu’onopprime et qui n’ont point deconsolation.

Ecclésiaste, ch IV, verset 1.

Tom fut bientôt familiarisé avec tout

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ce qu’il y avait à espérer ou àcraindre de son nouveau genre de vie.Travailleur habile et expérimenté, ilétait, de plus, prompt et fidèle, parhabitude et par principe. Dans sadisposition paisible, il espérait, àforce d’application et de zèle, sepréserver, du moins en partie, desmaux de sa situation. Il voyaitautour de lui assez de souffrance etde misère pour avoir le cœur navré ;mais il se promit de travailler avecune religieuse patience, et de s’enremettre à Celui qui juge dans sajustice, tout en nourrissant unevague espérance qu’un moyen desalut pourrait encore s’offrir.

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Legris prenait note en silence de lacapacité de Tom. Il le considéraitcomme un manœuvre des plusprofitables ; mais il ressentait pourlui un éloignement secret, antipathienaturelle du méchant pour le bon. Ilvoyait clairement que toutes les foisque sa violence et sa brutalitétombaient sur le faible, Tom leremarquait. L’atmosphère del’opinion est si subtile, qu’elle se faitsentir sans paroles, et que même lapensée muette d’un esclave peutfatiguer le maître. Tom manifestaitde diverses façons une tendresse decœur pleine de pitié qui, étrange etnouvelle pour ses compagnons de

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souffrance, était épiée d’un œiljaloux par Legris. En achetant Tom,il se proposait d’en faire plus tardune sorte de contre-maître, auquel ilpourrait confier parfois ses affaires,durant de courtes absences. A sonpoint de vue, la première, seconde ettroisième condition requise pour ceposte, était la dureté. Legris, netrouvant point à Tom cette qualitéessentielle, résolut de la lui donner ;et peu de semaines après son arrivéesur la plantation, il se mit à l’œuvre.

Un matin, au moment où les esclavesallaient partir pour les champs, Tomremarqua parmi eux avec surpriseune nouvelle venue, dont l’aspect

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attira son attention. C’était unefemme grande, svelte, d’une misedécente et propre. Ses mains et sespieds étaient d’une extrêmedélicatesse. A en juger par ses traits,elle pouvait avoir de trente-cinq àquarante ans. Sa figure était de cellesqui, une fois vues, ne s’oublient pas,– de celles qui, au premier coupd’œil, éveillent en nous l’idée d’unedestinée pénible, étrange,romanesque. Elle avait le front hautet les sourcils dessinés avec unepureté rare. Son nez droit et bienformé, sa bouche fine et mobile, legracieux contour de sa tête et de soncou, montraient qu’elle avait dû être

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fort belle ; mais son visage étaitprofondément sillonné par les rides,traces d’une souffrance endurée avecorgueil et amertume. Elle avait leteint jaune et maladif, les jouescreuses, les traits aigus, et tout lecorps d’une effrayante maigreur ; sesyeux étaient surtout remarquables, –si grands, si noirs, si mornes,ombragés de longs cils égalementténébreux ; des yeux d’uneexpression de désespoir si profond,si terrible ! – Il y avait dans chaqueligne de sa tête, dans chaquecourbure de sa lèvre frémissante,dans chacun de ses mouvements, unhautain et sauvage défi. Mais la nuit

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de l’angoisse semblait concentréedans son œil – ce regard terne, fixe,sans espoir, formait un effrayantcontraste avec la révolte et le dédainqu’exprimait toute sa personne.

D’où venait-elle ? qui était-elle ?Tom l’ignorait. Il la voyait pour lapremière fois, marchant à ses côtés,droite et altière, à la lueur grisâtredu crépuscule. Le reste de la bande laconnaissait cependant, car plusieursse retournaient et la regardaient, etparmi les misérables créatures enhaillons, à demi affamés, quil’entouraient, il y avait une sorte detriomphe, à demi comprimé, à demiapparent.

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« L’y voilà venue à la fin ! – J’en suiscontente ! dit l’une d’elles.

– Hi, hi, hi, reprit une autre. Vous entâterez aussi la madame. Vous saurezle bien que ça fait.

– Nous allons la voir à la besogne !

– Je m’étonne si elle sera battue cesoir, comme nous autres !

– Je serais bien aise de la voircouchée à terre pour être fouettée ;oui, ma foi ! j’en serais aise ! »

La femme ne prenait pas garde à cesinvectives, et continuait à marcheravec son air altier et méprisant,comme si elle n’eût rien entendu.

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Tom, qui avait toujours vécu parmides gens distingués, sentaitd’instinct, à son port, à son air,qu’elle appartenait à une classesupérieure ; mais pourquoi, commentétait-elle tombée dans cet état dedégradation ? C’est ce qu’il nepouvait dire. Elle ne le regardait, nine lui parlait, quoique cheminant àses côtés, pendant tout le trajet del’habitation aux champs.

Tom fut bientôt absorbé dans sontravail ; mais la femme se trouvant àpeu de distance de lui, il jetait detemps en temps un regard vers elle. Ilvit d’un coup d’œil qu’une adressenative lui rendait la tâche plus facile

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qu’aux autres. Elle cueillait le cotontrès-vite et très-proprement, d’un airde dédain, comme si elle eût mépriséce genre d’ouvrage et l’humiliationqui lui était imposée.

Dans le courant du jour Tomtravailla auprès de la mulâtresseachetée dans le même lot que lui. Elleétait évidemment très-souffrante ; ill’entendait prier, tandis qu’ellechancelait et tremblait, prête àdéfaillir. Tom s’approcha d’elle, etsans rien dire fit passer plusieurspoignées de coton de son sac dans lepanier de la pauvre créature.

« Oh ! non, non, s’écria la femmetoute surprise ; ne faites pas ça ! il

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vous en arrivera malheur. »

Au moment même Sambo survint : ilsemblait avoir une rancuneparticulière contre la femme ; il fitclaquer son fouet, et dit d’un tonguttural : « Que fais-tu là, Luce ? Tufraudes, hein ? » Il lança en mêmetemps un coup de son lourd soulierde cuir à la malheureuse, et cinglason fouet à travers la figure de Tom.

Celui-ci reprit sa tâche en silence ;mais la femme, arrivée au dernierdegré de l’épuisement, s’évanouit.

« Je la ferai bien revenir ! dit lesurveillant avec un sourire féroce. Jelui donnerai mieux que du camphre !

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Il prit une épingle sur la manche desa veste et l’enfonça jusqu’à la têtedans les chairs. La femme gémit et sesouleva à moitié.

– Lève-toi tout à fait, brute ! ettravaille, sinon je te montreraid’autres tours de mon métier. »

La femme, ainsi aiguillonnée,retrouva pour quelques instants unevigueur surnaturelle, et, d’un effortdésespéré, se remit au travail.

« Veille à ne pas t’alanguir, repritl’homme, ou bien tu te souhaiterasmorte ce soir ; je ne te dis que ça.

– Je voudrais l’être, morte ! »murmura la femme. Tom l’entendit.

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Elle disait aussi : « O Seigneur !pourquoi ne pas nous venir enaide ? »

Au risque de ce qui pouvait enrésulter, Tom s’approcha denouveau, et mit tout le coton de sonsac dans la corbeille de la femme.

« Oh, faut pas ! Vous ne savez pointce qu’ils vous feront ! dit-elle.

– Je puis mieux l’endurer que vous, »reprit Tom, et il regagna sa place. Cefut l’affaire d’une seconde.

Tout à coup l’étrangère que nousavons décrite, et qui, dans le coursde son travail, était arrivée assezprès pour entendre les dernières

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paroles de Tom, leva sur lui sesgrands yeux noirs et mornes ; puis,prenant dans sa corbeille unecertaine quantité de coton, elle le mitdans le sac de Tom.

« Vous ne connaissez rien de cetendroit-ci, dit-elle, sinon vousn’agiriez pas de la sorte. Quand vousy aurez passé un mois, vous en aurezfini d’aider qui que ce soit ! vousaurez assez de peine à sauvegardervotre peau !

– Le Seigneur m’en préserve,maîtresse ! dit Tom, donnantd’instinct à sa compagne de travail letitre respectueux qu’il employaitjadis avec les personnes supérieures

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au milieu desquelles il avait vécu.

– Le Seigneur ne visite jamais ceslieux, » dit la femme avec amertume,comme elle poursuivait activementsa tâche : et le même souriredédaigneux boucla encore sa lèvre.

Mais, de l’autre côté du champ, lepiqueur l’avait vue ; il accourut lefouet levé :

« Comment ! comment ! dit-il d’unair de triomphe ; vous vous avisezaussi de frauder, vous ? avancez unpas ! vous êtes sous ma main, àprésent, – faites attention, ou je vouscingle. »

Un éclair foudroyant partit des

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grands yeux noirs ; elle se retourna,la lèvre frémissante, les narinesdilatées, et se redressant de toute sahauteur, elle fixa sur le gardien desregards flamboyants de rage et demépris : « Chien ! dit-elle,touche-moi, si tu l’oses ! J’ai encoreassez de pouvoir pour te fairedéchirer par les chiens, te fairebrûler vif, ou hacher pouce à pouce.Je n’ai qu’à dire un mot !

– Pourquoi diable êtes-vous ici, en cecas ? dit l’homme atterré et battanten retraite d’un air sournois. Je vousveux pas de mal, demoiselle Cassy !

– Alors, tiens-toi à distance ! » dit lafemme. L’homme y paraissait tout

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disposé ; car, feignant d’avoir affaireà l’autre bout du champ, il décampaau plus vite.

Elle se remit à l’ouvrage, et ledépêcha avec une activité quiémerveillait Tom. Elle travaillaitcomme par magie. La journée n’étaitpas finie que sa corbeille était pleine,comble, et pressée, quoiqu’elle eût àplusieurs reprises partagé largementavec Tom. Longtemps après latombée de la nuit, les travailleurs,fatigués, portant leurs corbeilles surleurs têtes, défilèrent pour se rendreau bâtiment où se faisaient le pesageet l’emmagasinage du coton. Legris yétait déjà, en grande conversation

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avec ses deux surveillants.

« Ce Tom va nous donner joliment detracas, dit Sambo ; a-t-il pas fourréde son coton dans le panier de laLucie ! En voilà un capable de nousdébaucher tous les nèg’s et de leurfaire accroire qu’ils sont maltraités,si le maît’ y a pas l’œil.

– Ah ! oui-dà ! Le maudit noir ! ditLegris ; il a besoin qu’on le rompe àfond, n’est-ce pas, garçons ? »

Les deux nègres grimacèrent un rireatroce.

« Oui, oui ! Laissez faire à maît’Legris ! i le rompra, lui ! Le maît’ enremontrerait au diable pour ça ! dit

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Quimbo.

– Eh bien, enfants, le meilleur moyenpour commencer, c’est de le chargerde donner le fouet aux autres,jusqu’à ce qu’il ait pris le dessus deses idées, ça lui fera la main !

– Seigneur ! le maît’ aura du mal àtirer ça de lui !

– Il faudra bien qu’il y vienne, bongré, mal gré, dit Legris en roulantdans sa bouche une chique de tabac.

– Y a aussi cette Lucie, poursuivitSambo, la pus laide, la pusinsupportable de toute la bande.

– Prends garde, Sambo ! je

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commence à me douter du motif de tahaine contre Lucie.

– Le maît’ sait bien qu’elle a tenubon cont’ lui, et qu’elle n’a jamaisvoulu de moi quand i lui a dit de meprendre.

– Je l’y aurais bien amenée avec lefouet, n’était la presse de l’ouvrage,dit Legris en crachant ; ce n’est pasla peine de la mettre à bas pourl’instant. Elle n’est pas forte, avecça ; et ces filles minces se laissenttuer plus d’à moitié pour en faire àleur tête !

– Eh bien, la Lucie a été diablementfainéante et sournoise toujours ! ça

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ne voulait rien faire du tout, – etc’est Tom qui a cueilli pour elle.

– Ah ! il l’a aidée, hein ? Eh bien,Tom aura le plaisir de la fouetter. Celui sera un excellent exercice et ilménagera la fille ; il n’ira pas à tourde bras comme vous autres, démons !

– Ho ! ho ! ha ! ha ! ha ! rirent lesdeux misérables : et les sonsdiaboliques confirmaient le caractèredémoniaque que leur reconnaissait lemaître.

– Mais Tom et demoiselle Cassy,maît’, ont rempli à eux deux le panierde la Lucie. Je gagerais qu’y a plusque le poids, maît’ !

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– Je ferai le pesage, dit Legris avecemphase. »

Les deux surveillants poussèrent lemême rire infernal.

– Ainsi, continua Legris, demoiselleCassy a fait sa tâche ?

– Elle cueille comme le diable et tousses anges !

– Elle est possédée d’eux tous, jecrois ! » grommela Legris avec unbrutal juron, et il se rendit à la salledu pesage.

Les malheureuses créatures,épuisées, abattues, défilentlentement une à une, et présentent,

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avec terreur, leurs paniers.

Legris note le poids sur une ardoise,en regard de la liste des noms.

Le panier de Tom a été pesé etapprouvé : il attend avec anxiété lesuccès de la femme qu’il a aidée.

Chancelante de faiblesse, elle s’estapprochée. Sa corbeille a plus que lepoids requis : Legris s’en aperçoit,mais il s’écrie, avec une feintecolère :

« Quoi ! paresseuse brute ! tu esencore à court cette fois. Range-toide côté ! tu auras ton compte tout àl’heure. »

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La femme poussa un gémissement dedésespoir et tomba sur un banc.

Celle qu’on avait appelée demoiselleCassy s’avança à son tour ; commeelle donnait son panier d’un airhautain et insouciant, Legris plongeadans ses grands yeux un regardironique et interrogateur.

Elle le regarda fixement, ses lèvresremuèrent, et elle dit quelques motsen français. Personne n’avaitcompris ; mais la figure de Legrisprit une expression satanique ; il levala main à demi comme pour lafrapper. – Elle ne broncha pas, leconsidéra un moment avec unfarouche mépris, et lui tournant le

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dos, elle s’éloigna.

« Maintenant, à nous deux, Tom ! ditLegris : approche. Je t’ai averti déjàque je ne t’avais pas acheté pourfaire l’ouvrage commun. Je prétendste donner de l’avancement et faire detoi un gardien. Dès ce soir, tu vascommencer à t’exercer la main.Empoigne-moi cette fille là-bas, etfouette-la ! tu en as vu assez poursavoir comment on s’y prend.

– Je demande pardon au maître, ditTom, mais j’espère que le maître neme mettra pas à cette besogne. Je n’ysuis point habitué. – Je ne l’ai jamaisfaite – et ne saurais la faire : ça nem’est pas possible.

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– Tu auras beaucoup de choses àapprendre que tu ne sais pas, avantque j’en aie fini avec toi ! dit Legris.Il prit un nerf de bœuf et le lui cinglaà travers les joues : ce premier coupfut suivi d’une grêle d’autres. Là !dit-il, s’arrêtant pour reprendrehaleine ; me diras-tu encore que tu nesaurais le faire ?

– Oui, maître, reprit Tom, tandis quedu revers de sa main il essuyait lesang qui ruisselait le long de sonvisage. Je suis tout prêt à travaillerde nuit comme de jour, à travaillertant qu’il y aura en moi un souffle devie ; mais, quant à faire ce que jecrois n’être pas bien, je ne le ferai

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pas : je ne le ferai jamais, maître –jamais ! »

La voix douce de Tom, ses manièreshabituellement respectueuses avaientfait croire à Legris qu’il serait lâcheet facile à dompter. Lorsqu’il proféraces dernières paroles, un frissond’épouvante courut parmi lesassistants. La pauvre femme joignitles mains, et s’écria : « O Seigneur ! »Tous s’entre-regardèrentinvolontairement, et retinrent leursouffle dans l’attente de l’orage quiallait éclater.

Legris était stupéfait, confondu :enfin sa rage se fit jour.

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« Comment ! maudite bête noire ! tuoses me dire que tu ne crois pas biende faire ce que je te commande !Qu’avez-vous à vous inquiéter, vousautres, damné bétail, de ce qui estbien ? J’y couperai court ! Quecroyez-vous donc être ? Tut’imagines être un monsieur, maîtreTom, que tu en veux remontrer à tonmaître et lui apprendre ce qui estbien et ce qui ne l’est pas ! Ainsi tuprétends que c’est mal de fouettercette fille ?

– Je le crois, maître, répliqua Tom.La pauvre créature est faible etmalade ; ce serait pure cruauté, etc’est ce que je ne ferai jamais ; ni ne

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commencerai-je. Maître, si vousvoulez me tuer, tuez moi ; mais,quant à lever la main contrequelqu’un ici, je ne le ferai pas,jamais, – je mourrai auparavant. »

Tom parlait avec un calme qui nelaissait aucun doute sur la fermetéde sa décision. Legris tremblait defureur ; ses yeux verdâtresétincelaient d’un feu sauvage, et lepoil de sa barbe se hérissait decolère ; mais, comme une bête férocequi joue avec sa proie avant de ladévorer, il tenait en bride sa rage etse complaisait à d’amères railleries.

« Eh bien, voilà, j’espère, un pieuxchien lâché à la fin parmi nous

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autres pécheurs ! – un saint, – ungentilhomme, – pas moins que ça,pour nous prêcher sur nos péchés !quel miracle de saint ça fait ! Ici,drôle, qui te pique de faire le dévot,ne sais-tu pas qu’il y a dans la Bible :« Serviteurs, obéissez à vosmaîtres ! » Suis-je pas ton maître ?n’ai-je pas payé douze cents dollars,en bons écus sonnants, pour tout cequ’il y a dans ta maudite carcassenoire ? N’es-tu pas à moi, corps etâme ? dit-il, en donnant à Tom unviolent coup de pied de sa lourdebotte. Réponds ! »

Plongé dans un abîme de souffrancephysique, terrassé sous une brutale

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oppression, Tom, à cette demande,sentit un rayon de joie et de triomphetraverser son âme. Il se redressa toutà coup, et contemplant le ciel avecardeur, à travers le sang et les larmesqui se mêlaient sur son visage, ils’écria :

« Non, non, non ! mon âme n’est pasà vous, maître ! vous ne l’avez pasachetée, – vous ne pouvez pasl’acheter ! Elle a été rachetée etpayée par Celui qui a puissance pourla garder ! qu’importe le reste ! vousne pouvez pas me faire de mal.

– Ah ! je ne le peux pas ? dit Legrisavec un hideux rugissement. Nousallons voir ! Ici, Sambo ! Quimbo !

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donnez-moi à ce chien une rouléedont il ne se relèvera pas d’unmois ! »

Les deux gigantesques nègres quis’emparèrent alors de Tom, avec unejoie démoniaque, semblaient devéritables suppôts de Satan. Lapauvre mulâtresse poussa un crid’effroi, et tous, comme par uneimpulsion générale, se levèrent, aumoment où Tom, qui n’opposaitaucune résistance, était traîné horsde la salle par ses bourreaux.

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Chapitre35

Histoire de laquarteronne.

La force est du côté desoppresseurs : c’est pourquoij’estime plus les morts qui sontdéjà morts, que les vivants quisont encore vivants.

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Ecclésiaste, ch IV, verset 2.

La nuit s’avançait, et Tom, gémissantet ensanglanté, gisait seul sur le sol,sous une espèce de hangar attenantau magasin, parmi des tronçons demachines brisées, des piles de cotonavarié et autres débris accumulés làpar la négligence et le temps.

La nuit était moite, étouffante ; l’airépais fourmillait de myriades demoustiques, dont les cruellesmorsures avivaient encorel’incessante douleur de ses plaies.Une soif brûlante, – de toutes lestortures la plus intolérable, –comblait la mesure de ses maux

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physiques.

« O bon Seigneur ! abaissez vosregards ! – Donnez la victoire à votreserviteur ; – donnez-lui la victoiredans ses épreuves ! » priait le pauvreTom en son angoisse.

Un pas résonna derrière lui ; la lueurd’une lanterne l’éblouit tout à coup.

« Qui est là ? Oh ! pour l’amour duSauveur, un peu d’eau ! » Cassy, –car c’était elle, – posa sa lanterne àterre, versa de l’eau d’une bouteille,souleva la tête de Tom et le fit boire ;il vida un premier verre, puis unsecond, avec la même ardeurfiévreuse.

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« Buvez à votre soif, dit-elle ; jesavais d’avance ce qu’il en serait. Cen’est pas la première fois que je sorsla nuit pour porter de l’eau à desmalheureux tels que vous.

– Merci, maîtresse, dit Tom, quand ileut bu.

– Ne m’appelez pas maîtresse,interrompit-elle avec amertume ; jene suis qu’une misérable esclavecomme vous, – plus avilie que vousne pourrez jamais l’être ; – mais,reprit-elle, s’approchant de la porte,et attirant au dedans une petitepaillasse qu’elle avait couverte dedraps imbibés d’eau froide, essayez,mon pauvre garçon, de vous rouler

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là-dessus. »

Raide et endolori de blessures et decontusions, Tom fut lent à accomplirce mouvement ; mais, quand il y futparvenu, cette fraîcheur lui fitaussitôt éprouver un soulagementsensible.

La femme, qu’une longue pratiqueauprès des victimes de la brutalitéavait rendue adroite dans l’art deguérir, employa tous ses soins pourTom, et il se sentit mieux.

« Maintenant, dit-elle, après lui avoirposé la tête sur un ballot de cotonavarié en guise de traversin, voilà, jecrois, tout ce que je puis faire pour

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vous. »

Tom la remercia ; elle s’assit à terre,entoura ses genoux de ses deux bras,et regarda fixement devant elle, avecune amère et douloureuseexpression. Son chapeau de paille sedétacha, et les longs flots ondoyantsde sa noire chevelure encadrèrent entombant son étrange et mélancoliquevisage.

« C’est peine perdue, mon pauvregarçon ! s’écria-t-elle enfin ; il nesert à rien d’essayer ce que vous aveztenté. Vous avez été brave, – vousaviez le bon droit pour vous ; mais,croyez-moi, lutter est inutile et horsde question. Vous êtes dans les

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griffes du diable, il est le plus fort ; ilfaut céder. »

Céder ! hélas ! la faiblesse humaine,l’angoisse physique ne le lui avaient-elles pas déjà murmuré ? Tomtressaillit, car cette femme, avec sonaccent amer, ses yeux sauvages, savoix douloureuse, lui apparut commela tentation incarnée contre laquelleil s’était débattu tout le jour.

« O Seigneur ! ô Seigneur ! gémit-il.Comment céderais-je ?

– A quoi sert d’en appeler auSeigneur ? – Il n’entend pas, dit lafemme d’un ton ferme. Il n’y a pas deDieu, je crois ; ou, s’il en est un, il a

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pris parti contre nous. Contre noustout est ligué, ciel et terre. Tout nouspousse à l’enfer. Pourquoi n’irions-nous pas ? »

A ces paroles athées et funèbres,Tom ferma les yeux et frissonna.

« Vous le voyez, poursuivit-elle, vousne savez rien d’ici ; mais moi je sais.Ici, pendant cinq ans, j’ai été fouléeâme et corps sous le pied de cethomme, et je le hais comme je haisSatan ! Ici, vous êtes sur uneplantation isolée, à dix milles detoutes les autres, au milieu desmarais. Pas un blanc pour portertémoignage, si on vous brûle vif, – sion vous échaude, si on vous coupe en

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morceaux, si on vous jette en pâtureaux chiens, si on vous pend, aprèsvous avoir fouetté à mort. Ici, pas deloi divine ou humaine qui puissevous protéger, vous ni aucun denous. Et lui, cet homme, il n’est pasd’indignités sur terre dont il ne soitcapable. Je pourrais faire dresser lescheveux sur la tête, claquer les dentsdes plus courageux, si je disaisseulement ce que j’ai vu, ce que j’aisu ici. Et il n’y a pas de résistancepossible ! Voulais-je, moi, vivre aveclui ? N’étais-je pas une femmedélicatement élevée ? Et lui, – bontédu ciel ! qu’était-il, et qu’est-il ? Etpourtant j’ai vécu avec lui pendant

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ces cinq années, maudissant chaqueheure de ma vie, nuit et jour.Maintenant il s’est procuré unenouvelle créature, – une enfant d’àpeine quinze ans : elle a, dit-elle, étépieusement élevée. Une bonnemaîtresse lui a enseigné à lire laBible, et elle a apporté sa Bible avecelle, – dans cet enfer ! »

Et la femme se tordit dans un éclatde rire lugubre et strident, dont leson résonna sous la vieille grangeminée, comme l’écho d’un autremonde.

Tom joignit les mains ; tout étaithorreur et ténèbres.

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« O Jésus ! Seigneur Jésus ! avez-vous tout à fait délaissé vos pauvrescréatures ? s’écria-t-il. A l’aide,Seigneur, je succombe ! »

La femme continua d’une voix dure.

« Et que sont les misérables chienscouchants, vos compagnons delabeur ? méritent-ils que voussouffriez pour eux ? Pas un qui, pourle plus petit lucre, ne se tournâtcontre vous ! Ils sont tous, l’unenvers l’autre, ingrats, cruels,dénaturés. Pourquoi vous fairemartyriser à leur profit ?

– Pauvres gens ! dit Tom ; qui les arendus méchants ? Si je cède une fois

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je m’y ferai, et petit à petit jedeviendrai endurci comme eux !Non ! non, maîtresse ! J’ai toutperdu, – femme, enfants, case, et bonmaître, qui m’aurait fait libre s’il eûtvécu une semaine de plus. J’ai toutperdu en ce monde, à jamais et pourtoujours : maintenant je peux pasperdre le ciel aussi ! Non, je ne veuxpas devenir méchant !

– Mais le Seigneur ne peut nousl’imputer à crime, dit la femme. N’a-t-on pas forcé notre volonté ? Il endemandera compte à nospersécuteurs !

– Oui, dit Tom ; mais ça ne nousempêchera pas d’être devenus cruels.

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Si jamais je venais à être aussi sanscœur, aussi dur que Sambo, la façondont j’y serais arrivé ne ferait pasgrande différence ; c’est d’êtremauvais, – c’est ça qui me faitpeur. »

La femme attacha sur Tom ses yeuxhagards et sombres, comme si unepensée nouvelle la frappait ; ellepoussa un sourd gémissement ets’écria :

« O miséricorde ! vous dites vrai !Oh ! oh ! oh ! » Et elle tomba sur leplancher, avec des sanglots commeune personne écrasée, se tordantsous l’excès des souffrances morales.

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Il y eut un silence pendant lequelleurs souffles s’entendaient, puisTom dit faiblement :

« Oh ! s’il vous plaît, maîtresse ? »

La femme se releva ; son visagereprit son expression habituelle,amère et triste.

« S’il vous plaît, maîtresse, je les aivus jeter ma veste dans ce coin là-bas, et dans la poche de ma veste estma Bible ; si maîtresse voulait bienl’aveindre pour moi ? »

Cassy chercha dans la poche et enretira le livre. Tom l’ouvrit tout desuite à une page marquée et fortusée. C’étaient les dernières scènes

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de la vie de Celui dont les plaies nousont guéris.

« Si maîtresse était si bonne que deme lire ce passage, – ça fait encoreplus de bien que l’eau. »

Cassy prit le livre d’un air d’orgueilet d’indifférence et parcourut lapage ; puis elle lut d’une voix douceet vibrante, avec une justessed’intonation remarquable, cetouchant récit de gloire etd’angoisse. Souvent, en lisant, savoix s’altérait et lui manquaittotalement ; alors elle s’arrêtait,composait son visage jusqu’à cequ’elle se fût tout à fait maîtrisée.Quand elle en vint à ces mots : « Mon

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père, pardonnez-leur, car ils nesavent ce qu’ils font, » elle jeta lelivre à terre, et ensevelissant sonvisage dans les masses épaisses deses cheveux, elle sanglota tout hautavec une violence convulsive.

Tom pleurait aussi et murmurait uneprière étouffée.

« Si nous pouvions seulement fairecomme lui ! soupira-t-il. Dire quecela semble si naturel à lui, et nous,il nous faut combattre si fort ! OSauveur, aidez-nous ! oh ! aidez-nous, béni Seigneur Jésus !

« Maîtresse, dit Tom au bout d’unmoment, je vois bien que vous êtes

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fort au-dessus de moi en tout ; maisil est une chose que vous pourriezapprendre même du pauvre Tom.Vous dites que le Seigneur prendparti contre nous, parce qu’il nouslaisse être injuriés et frappés ; maisvoyez ce qui est advenu de sonpropre Fils, – le béni Seigneur degloire ! N’a-t-il pas toujours étépauvre ? et aucun de nous est-ildescendu aussi bas que lui ? LeSeigneur nous a pas oubliés, j’en suiscomme sûr ! Si nous souffrons aveclui, nous régnerons aussi, l’Ecriturele dit : mais si nous le renions, luiaussi nous reniera. N’ont-ils pastous souffert – le Seigneur et les

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siens ? Le livre ne dit-il pas qu’ilsont été lapidés et sciés par le milieudu corps ; qu’ils allaient par leschemins, vêtus de peaux de chèvres,persécutés, humiliés, torturés. Lessouffrances, ce sont pas des raisonspour faire penser que le Seigneurdétourne de nous sa face ; mais justele contraire, pourvu que nous noustenions ferme à lui, et ne cédions pasau péché.

– Mais pourquoi nous place-t-il là oùnous ne pouvons nous empêcher defaillir ? dit la femme.

– Je pense que nous pouvonstoujours nous en empêcher.

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– Vous verrez ! reprit Cassy ; queferez-vous demain ? Ils voustortureront de nouveau. Je lesconnais ; j’ai assisté à tous leursactes ; je ne puis supporter la penséede ce qu’ils vous feront subir – ilsvous feront céder à la fin !

– Seigneur Jésus, s’écria Tom, jeremets mon âme entre vos mains !vous la préserverez, ô Seigneur ! – Neme laissez pas faillir !

– J’ai déjà entendu tous ces cris,toutes ces prières, dit Cassy, etcependant tous ont été rompus etsubjugués. Voilà Emmeline quiessaye de résister ; vous aussi, voustâchez ; – à quoi bon ? il vous faudra

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céder ou mourir pied à pied, pouce àpouce.

– Eh bien ! je mourrai ! dit Tom.Qu’ils fassent durer le mal tant qu’ilsvoudront, ils ne m’empêcheront pasde mourir à la fin ! – Et, après, ils nepeuvent plus rien ! je suis délivré ! jesuis libre ! Je sais que le Seigneurm’aidera ; il me conduira à travers lafournaise ! »

La femme ne répondit rien ; elles’assit, ses yeux noirs attentivementfixés à terre.

« Peut-être est-ce la voie ! murmura-t-elle ; mais pour ceux qui ont cédé,il n’y a plus d’espérance. – plus !

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Nous vivons dans l’impureté et lafange jusqu’à ce que nous ayonsdégoût de nous-mêmes ! – Nousavons soif de mourir, et nousn’osons nous tuer ! – Plus d’espoir,plus d’espoir ! – Cette enfant, – elle ajuste l’âge que j’avais.

« Regardez-moi, dit-elle, parlantrapidement, regardez, et voyez ce queje suis ! Eh bien ! j’étais née dansl’opulence. Mes plus lointainssouvenirs me reportent à lasplendide demeure que j’habitaisenfant. – J’étais alors vêtue avecluxe, le monde et les amis de lamaison me comblaient de louanges.Les fenêtres du salon ouvraient sur

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un jardin, et c’était là que je jouais àcache-cache sous les orangers, avecmes frères et sœurs. On me mit aucouvent ; j’y appris la musique, lefrançais, la broderie, que sais-je ? Aquatorze ans j’en sortis pour assisteraux funérailles de mon père. Ilmourut subitement, et quand onvoulut vendre ses propriétés, ontrouva à peine de quoi payer lesdettes. Les créanciers firentl’inventaire ; j’y fus portée. Ma mèreétait esclave, et mon père avaittoujours eu l’intention dem’affranchir ; mais il ne l’avait pasfait, et je fus comprise dans la liste.Bien que je susse qui j’étais, je n’y

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avais jamais beaucoup réfléchi. Quis’attend à voir mourir un hommeplein de vigueur et de santé ? Monpère se portait à merveille quatreheures avant sa mort. Il fut une despremières victimes du choléra à laNouvelle-Orléans. Le lendemain desfunérailles, sa femme prit ses enfantset partit avec eux pour la plantationde son père à elle. Je pensais qu’onme traitait d’une façon étrange ;mais je ne comprenais pas pourquoi.Un jeune avocat chargé de mettreordre aux affaires venait tous lesjours, parcourait la maison, et meparlait avec égards. Un après-diner,il amena un jeune homme avec lui

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que je trouvai plus beau que tous lesjeunes gens que j’eusse encore vus.De ma vie je n’oublierai cette soirée ;je me promenai dans les jardins aveclui. J’étais abandonnée, désolée, et ilfut si bon, si tendre pour moi ! Il medit m’avoir vue avant mon entrée aucouvent, et m’avoir toujours aiméedepuis ; il promit d’être monprotecteur et mon ami ; – bref,quoiqu’il ne m’en dit rien, il m’avaitpayée deux mille dollars, et j’étais sapropriété. – Je devinsvolontairement son esclave ; car jel’aimais. Je l’aimais ! répéta lafemme en s’arrêtant. Oh ! combienj’ai aimé cet homme ! combien je

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l’aime encore, – je l’aimerai jusqu’àmon dernier souffle ! Il était si beau,si noble, si grand ! Il m’installa dansune maison magnifique remplied’esclaves, de chevaux, d’équipages ;il me combla de toilettes et debijoux ; tout ce que l’argent peutfaire il le fit ; mais je n’attachaisnulle valeur à ses dons. Je n’avaissouci que de lui ! Je l’aimais plus quemon Dieu, plus que mon âme ; et,quand j’aurais voulu lui résister,mon amour ne me l’eût pas permis.

« Je ne souhaitais ardemment qu’unechose, – une seule, – devenir safemme, sa femme légitime. Je pensaisque s’il m’aimait comme il le disait,

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que si j’étais ce qu’il paraissaitcroire, il m’eût épousée etaffranchie ; mais il me convainquitque c’était chose impossible ; ilm’assura que si nous étions fidèlesl’un à l’autre, nous étions mariésdevant Dieu. Si cela est vrai, ne fus-jepas la femme de cet homme ? Ne luifus-je pas fidèle ? Pendant sept ansn’ai-je pas étudié chacun de sesregards, chacun de ses mouvements ;n’ai-je pas vécu, respiré uniquementpour lui ? Il eut la fièvre jaune, etpendant vingt nuits je le veillai. –Moi seule je lui donnai ses breuvageset le soignai sans relâche ; ilm’appelait son bon ange, il me

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remerciait de lui sauver la vie. »

« Nous eûmes deux beaux enfants.L’aîné était un garçon ; nousl’appelâmes Henri comme son père ;c’était sa vivante image : il avait lesmêmes beaux yeux, le même front,les mêmes cheveux bouclés ; il tenaitaussi de lui son esprit, sonintelligence, sa fierté. La petite Elise,disait-il, me ressemblait. Il assuraitque j’étais la plus belle femme de laLouisiane ; il était si fier de moi etdes enfants ! Il aimait à me les voirparer moi-même, à nous promener envoiture découverte, à recueillir avecorgueil les louanges de la foule ; ilm’en emplissait ensuite les oreilles et

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la tête. Ce furent là des tempsheureux ! Nulle femme au monde (jele pensais du moins) ne pouvait avoirplus de bonheur que moi ; mais alorsarriveront les mauvais jours. Un deses cousins vint à la Nouvelle-Orléans ; un intime ami, – dont ilpensait merveille. – Du moment queje le vis, je le redoutai sans savoirpourquoi. Je pressentais qu’il nousporterait malheur. Il sortait avecHenri, et ce dernier ne rentrait plusqu’à deux ou trois heures du matin.Je n’osais rien dire, car Henri étaitaltier, et j’avais peur de le fâcher. Cetami l’entraîna dans des maisons dejeu. Henri était du nombre de ceux

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qui, entrés là, n’en sortent plus. Il leprésenta à une autre femme, et je visaussitôt son amour se retirer de moi.Il ne me le dit jamais, mais je le vis, –je le sentis jour par jour. – Mon cœurse brisa sans que je lui adressasse unreproche. A cette époque, le maudittentateur offrit à Henri de m’acheter,moi et mes enfants, pour couvrir sesdettes de jeu, qui l’empêchaient de semarier comme il le désirait, et il nousvendit. Il me dit un jour qu’il avaitaffaire au loin, qu’il serait absentdeux ou trois semaines. Il me parlaplus tendrement que de coutume, etassura qu’il reviendrait ; mais je n’yfus pas trompée. Je savais l’heure

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venue : je restai pétrifiée, je nepouvais ni parler ni pleurer. Ilm’embrassa ; il embrassa les enfantsà plusieurs reprises, et partit. Je levis monter à cheval : je le suivis desyeux jusqu’à ce qu’il fût tout à faithors de vue, et alors je tombaiévanouie.

« Le misérable, l’autre, vint ! – il vintprendre possession. Il dit avoiracheté moi et mes enfants ; il memontra les titres. Je le maudis, et luidéclarai que je mourrais plutôt quede vivre avec lui.

« A votre aise, répondit-il : si vousne voulez pas entendre raison, jevendrai les deux enfants en un lieu

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où vous ne les reverrez jamais. » Ilme dit m’avoir désirée du jour où ilm’avait vue, n’avoir séduit Henri, nel’avoir endetté que dans le butunique de l’amener à me vendre. Ilajouta que c’était lui, Butler, quil’avait lié avec une autre femme, etque je pouvais présumer qu’aprèstant de peines il ne se laisserait pasrebuter par des cris, des larmes etautres simagrées.

« Je cédai, car j’avais les mains liées.Il était le maître de mes enfants : si jerésistais à sa volonté en quoi que cefût, il parlait aussitôt de les vendre,et alors je devenais aussi souple,aussi obéissante qu’il le désirait.

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Oh ! quelle odieuse vie ! vivre le cœurbrisé chaque jour, gardant monamour qui n’était plus que misère, etliée corps et âme à un homme quej’exécrais. J’aimais à lire à hautevoix pour Henri, à jouer pour lui, àvalser avec lui, à chanter pour lui, ettoutes ces choses faites pour l’autrem’étaient un odieux supplice. – Etcependant je n’osais refuser : il étaitavec les enfants si dur, si impérieux !Elise était une timide et douce petitefille, mais Henri avait le caractèrehardi et emporté de son père, etpersonne ne l’avait jamais contrarié.L’homme lui cherchait toujoursnoise, le trouvait toujours en faute,

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le querellait sans cesse : je vivaisdans l’épouvante et dans des transescontinuelles. J’essayai de rendre legarçon respectueux, – j’essayai defaire vivre les deux enfants à part,car je tenais à eux plus qu’à la vie,mais tous mes efforts ne servirent àrien. Il les vendit tous deux ! Un jour,il me fit faire une promenade àcheval, et quand je rentrai, il n’yavait plus d’enfants ! Il me dit lesavoir vendus : il me montra l’argent,le prix de leur sang ! Alors il mesembla que tout ce qui restait en moide bon sombrait : je délirai, jeblasphémai, – je maudis Dieu et leshommes, et je crois qu’un moment le

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misérable eut peur de moi ! mais iltint bon. Il dit que mes enfantsétaient vendus, que lui seul pouvaitme les faire revoir, et que si je n’étaiscalme, il leur en cuirait. On peut toutobtenir d’une femme en la menaçantdans ses enfants. Il me soumit encoreet m’apaisa : il me flatta de l’espoirqu’il les rachèterait peut-être, etainsi se passèrent, tant bien que mal,une semaine ou deux.

« Un jour je me promenais, et jepassai devant la calabousse : je visde la foule amassée devant la porte ;j’entendis une voix d’enfant : –soudain mon Henri s’échappa, en sedébattant, des mains de deux ou

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trois hommes qui le tenaient ; ils’élança en criant de mon côté : il sesuspendit à moi. Les hommes luicoururent sus, avec d’effroyablesjurons : l’un d’eux, dont jen’oublierai jamais la face, lui ditqu’il n’en serait pas quitte ainsi,qu’il allait le ramener dans lacalabousse, et lui infliger là uneleçon qu’il n’oublierait de sa vie. Jepriai, je suppliai : - – ils se rirent demoi ! Le pauvre enfant gémissait etne détachait pas ses yeux de monvisage ; il se cramponna à moi,jusqu’à ce qu’on me l’arrachât avecun lambeau de ma robe, et ilsl’emportèrent… l’enfant criant

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toujours : Mère, mère, mère ! – Unhomme, un curieux, debout près de laporte, sembla me prendre en pitié. –Je lui offris tout l’argent que jepossédais pour qu’il intervînt. Ilsecoua la tête. « Le maître de l’enfantassure, dit-il, qu’il a toujours étéinsolent et indocile : il veut le rompreune fois pour toutes. » Je m’enfuis encourant : à chaque pas il me semblaitentendre les cris de mon fils. J’entraiau salon, hors d’haleine ; j’y trouvaiButler. Je lui contai tout ; je lesuppliai d’aller, d’intervenir. Il rit, etme répondit que l’enfant n’avait quece qu’il méritait ; qu’il avait bonbesoin d’être rompu, et – que le plus

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tôt serait le mieux. Qu’attendez-vousencore, demanda-t-il.

« Il me sembla en ce moment sentirquelque chose se briser dans ma tête.Je devins folle, je devins furieuse.J’ai un confus souvenir d’avoir vu uncouteau sur la table, de l’avoir pris,de m’être jetée sur l’homme : puistout devint noir ; et pendant dessemaines, je ne vis, je ne comprisplus rien.

« Quand je revins à moi, j’étais dansune chambre propre, mais non lamienne. Une vieille négresse megardait. Un médecin me visitait, et onprenait grand soin de moi. Peu detemps après, j’appris que Butler était

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parti, laissant ordre de me vendre ;c’est pourquoi on me soignait sibien.

« Je n’avais nul désir de recouvrer lasanté, et j’espérais ne pas merétablir ; mais en dépit de messouhaits, la fièvre me quitta, je meremis peu à peu, et me levai à la fin.Alors ils me forcèrent à me parertous les jours ; des hommes venaientfumer des cigares, me regarder, mequestionner et débattre mon prix.J’étais si morne et si triste que pasun ne voulait de moi. On me menaçade me fouetter, si je ne me faisaisplus gaie, et si je ne prenais la peinede me rendre plus avenante. A la fin,

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un jour, vint un gentilhomme nomméStuart. Il parut avoir compassion demoi. Il devina que j’avais sur le cœurun poids accablant ; il vint me voirseul plusieurs fois, et finit par mepersuader de lui confier ma peine. Ilm’acheta, et promit de faire tout sonpossible pour retrouver mes enfants.Il se rendit à l’hôtel où était monHenri ; on lui dit qu’il avait étévendu à un planteur de la rivièrePerle ; ce furent les dernièresnouvelles que j’eus du pauvre enfant.Il découvrit aussi où était ma petitefille ; elle appartenait à une vieilledame. Il en offrit une somme énorme,mais on refusa de la lui vendre.

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Butler apprit que c’était pour moique M. Stuart la désirait, et il me fitsavoir que je ne l’aurais jamais. Lecapitaine Stuart était bon,affectueux ; il possédait unemagnifique plantation, il m’yconduisit. J’eus un fils dans lecourant de l’année. Oh ! le pauvrecher petit, – combien je l’aimais ! ilressemblait tant à mon pauvreHenri ! mais en mon cœur, j’avaispris une résolution, oui, je l’avaisprise, et c’était de ne plus éleverd’enfant ! Je serrai mon petit garçondans mes bras, il avait quinze jours,je le baisai ; je pleurai sur lui ; puis,je lui fis boire de l’opium, et le tins

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pressé contre mon sein jusqu’à cequ’il s’endormit dans la mort.Combien je le regrettai ! combien jele pleurai ! On crut que je lui avaisfait prendre de l’opium par méprise ;personne ne soupçonna la vérité. Cetacte est du petit nombre de ceux dontje m’applaudis. Je ne m’en repenspas : lui, du moins, est hors de peine.Que pouvais-je donner de mieux quela mort, au pauvre enfant ? – Peu detemps après, une nouvelle épidémiedu choléra emporta le capitaineStuart ; tous ceux qui désiraientvivre, moururent, – et moi, – bienque descendue aux portes dutombeau, – je vécus ! Je fus vendue

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de nouveau, et passai de main enmain jusqu’à ce que, ridée, flétrie,dégradée, j’eus une mauvaise fièvre.Alors ce pervers m’acheta etm’amena ici ; – et ici je suis ! »

La femme s’arrêta : elle avait presséson récit avec une sauvage énergie,tantôt s’adressant à Tom, tantôt àelle-même. Si vive et si entraînanteétait la passion avec laquelle elleparlait, que, pendant un moment,Tom fut distrait, même de la douleurde ses blessures. Se soulevant sur lecoude, il la regardait, tandis que,dans son agitation fébrile, elle allaitet venait, ses longs cheveux noirsépars et flottants autour d’elle.

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« Vous dites, reprit-elle après unepause, qu’il y a un Dieu, – un Dieuqui abaisse sur nous ses regards, etvoit tout. Peut-être en est-il ainsi ?Les religieuses qui m’ont élevéem’ont souvent parlé du jugementdernier, quand ce qu’il y a de pluscaché apparaîtra au grand jour ! – Nesera-ce pas alors l’heure de lavengeance ?

« On compte pour rien nos douleurs ;– pour rien, celles de nos enfants !C’est peu de chose, dit-on ;cependant, j’ai erré par les rues,portant un poids de douleurs assezlourd pour que la ville s’abîmât sousmoi ! J’ai souhaité que les toits

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m’écrasassent, que la terres’entr’ouvrit sous mes pieds. Oui, età l’heure du jugement, je me tiendraidebout devant Dieu, et témoigneraicontre ceux qui m’ont ruinée, moi etmes enfants, corps et âme !

« Quand j’étais jeune fille, je mecroyais pieuse, et j’aimais à prierDieu. Maintenant, je suis une âmeperdue, vouée aux démons qui metourmentent sans relâche ; ils mepoussent en avant ! – et je sens que jele ferai un de ces jours ! dit-elle, lamain crispée et menaçante, tandisqu’une flamme rouge étincelait dansses sombres prunelles. – Je l’enverraioù il mérite d’aller, – et par le

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chemin le plus court, – une de cesnuits, – dût-on après me brûlervive ! » Un rire sauvage et saccadérésonna à travers la grange déserte,et finit en un sanglot convulsif. Ellese jeta par terre, criant et sedébattant.

Au bout de quelques secondes, cettefrénésie s’apaisa ; elle se levalentement, et parut reprendre empiresur elle-même.

« Que puis-je faire encore pour vous,mon pauvre compagnon ? dit-elle ens’approchant de Tom ; vousdonnerai-je un peu d’eau ? »

Il y avait dans sa voix et son geste,

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quand elle prononça ce peu de mots,une douceur gracieuse etcompatissante qui contrastaitétrangement avec sa premièreamertume.

Tom but l’eau, et la regarda en face,ému et fervent.

« O maîtresse, que je voudrais quevous alliez à CELUI qui peut vousdonner les eaux vives !

– Aller à lui ? où est-il ? qui est-il ?

– Celui dont vous lisiez tout à l’heurela mort : – le Seigneur.

– J’ai vu sa croix sur l’autel, quandj’étais jeune fille, dit Cassy, ses yeux

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noirs perdus dans une triste etprofonde rêverie ; mais Il n’est pasici ! – Il n’y a rien ici, que péché, etlent, lent désespoir ! – Oh ! » Elleappuya la main sur sa poitrine etrespira avec effort, comme oppresséepar un poids accablant.

Tom eût voulu parler encore ; ellel’arrêta d’un geste impérieux.

« Assez, mon pauvre compagnon.Essayez de dormir, si vous lepouvez. » Elle mit de l’eau à portéede sa main, l’arrangea sur sa couchedu mieux qu’elle put, et quitta lagrange.

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Chapitre36

Les souvenirs.

Et légères parfois peuvent êtreles choses

Qui ramènent soudain sur lecœur oppressé

Le poids que, pour jamais, ilcroyait repoussé ;

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C’est un son, – c’est un chant, –

un soir d’été, – le […] [46]

Une fleur, – l’Océan, qui, dansl’âme surprise,

Vient, de l’obscure chaîne oùchacun est lié,

Toucher un seul chaînon, – ettout l’être a crié.

CHILDE HAROLD.

Le salon de l’habitation de Legrisétait une vaste pièce, ornée d’unehaute et spacieuse cheminée. Unpapier coûteux, à couleurstranchantes, le décorait jadis, et sedétachait aujourd’hui des murs

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humides, en lambeaux moisis etdécolorés. Une odeur nauséabondeet malsaine, mélange d’humidité, depoussière et de pourriture, odeurparticulière aux vieilles maisonsdésertes et longtemps fermées, s’yfaisait sentir. Des taches de bière etde vin souillaient le papier,barbouillé de notes et d’additions àla craie, comme si là quelqu’un se fûtlivré à l’étude de l’arithmétique. Onavait placé sur l’âtre un brasier pleinde charbons ardents, quoique letemps fût doux, car dans cette vastepièce les soirées paraissaienttoujours nébuleuses et glaciales :d’ailleurs, il fallait à Legris du feu

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pour allumer ses cigares et fairebouillir l’eau de son punch. La lueurrougeâtre du charbon dévoilait lerepoussant et confus aspect de lasalle, – encombrée du haut en bas deselles, de harnais de toutes formes,de fouets, de manteaux et autresvêtements amoncelés, au milieudesquels campaient les bouledogues,s’en accommodant à leur guise, et semettant à l’aise.

Legris s’apprêtait un bol de punch, ettout en versant de l’eau chaude d’unecruche ébréchée, grommelait entreses dents :

« Peste soit de ce maudit Sambo !qu’avait-il besoin de me mettre aux

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prises avec les nouveaux venus !Voilà ce drôle hors d’état detravailler pour une semaine ! – justeau moment où la besogne presse leplus !

– Oui, et c’est bien de vous ! dit unevoix derrière sa chaise. Cassy venaitd’entrer et avait surpris sonmonologue.

– Ah ! c’est toi, démon-femelle ! tumets les pouces ? tu reviens ?

– Oui, je reviens, dit-elle froidement,mais pour en faire à ma tête.

– Tu mens, sorcière ! Je te tiendraiparole. Ainsi marche droit, ou resteaux cases, à travailler et à manger

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avec le troupeau.

– J’aimerais dix mille fois mieux,répondit la femme, vivre là-bas dansle plus sale trou, que d’être ici sousvotre griffe.

– Mais tu y es sous ma griffe, aprèstout, lui dit-il, se tournant vers elleavec une grimace sauvage, et c’est cequi m’en plaît. Ainsi, assieds-toi là,sur mes genoux, ma belle, et entendsraison. Et de sa main de fer il luisaisit le poignet.

– Simon Legris, prenez garde ! »s’écria la femme. Son œil darda unéclair si foudroyant, un regard siaigu et si égaré, qu’elle était

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effrayante à voir.

– Vous avez peur de moi, Simon, dit-elle d’un ton résolu, et vous avezraison d’avoir peur. Soyez sur vosgardes, car le démon me possède etme pousse ! » Elle lui siffla cesderniers mots à l’oreille.

« Va-t’en ! sur mon âme, je crois quetu l’es, possédée ! Et Legris larepoussa loin de lui, et l’examinaavec malaise.

« Après tout, Cassy, reprit-il,pourquoi ne serions-nous pas bonsamis, comme par le passé ?

– Comme par le passé ! » répéta-t-elle avec amertume. Elle s’arrêta

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court, – un monde de sentimentssurgit dans son cœur, l’étouffa, larendit muette.

Cassy avait toujours eu sur Legrisl’espèce d’influence qu’une femmeénergique et passionnée exerce surl’homme le plus brutal ; mais depuispeu, elle était devenue de plus enplus irritable, de plus en plusimpatiente du joug hideux de saservitude, et son irritation allaitparfois jusqu’au délire : ces accès enfaisaient un objet de terreur pourLegris, qui avait des fous cet effroisuperstitieux, fréquent chez lesesprits grossiers et ignorants. Quandil avait amené Emmeline à

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l’habitation, tous les sentimentsféminins, toutes les douleurscouvées longtemps sous les cendres,se ranimèrent dans le cœur usé deCassy, et elle prit parti pour la jeunefille : il s’ensuivit une querellefarouche entre elle et Legris. Dans safureur, il jura que, si elle ne voulaitse tenir en paix, il l’enverrait à lacueille du coton avec les esclaves.Cassy déclara, dans son orgueilleuxdédain, qu’elle irait. Elle y alla etaccomplit sa tâche, pour montrer lecas qu’elle faisait de la menace.

Legris avait été secrètement mal àl’aise tout le jour, car il ne pouvaits’affranchir de l’empire de Cassy.

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Il avait espéré, lorsqu’elle apportason panier au pesage, obtenirquelque concession, et il lui avaitparlé d’un ton demi conciliant, demiimpérieux : elle lui avait réponduavec le plus outrageant mépris.

L’indigne traitement infligé aupauvre Tom l’avait encore exaspérée,et elle n’avait suivi Legris qu’afin delui reprocher sa brutalité.

« Je te conseille, Cassy, dit-il, de teconduire avec un peu plus demodération.

– C’est vous qui parlez demodération, après ce que vous avezfait ! Vous qui n’avez pas même le

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bon sens de vous retenir, qui mettezhors de service un de vos meilleursmanœuvres, juste au plus fort de labesogne, et cela grâce à votrecaractère diabolique !

– J’ai été un sot, c’est le fait, delaisser s’allumer la poudre, ditLegris ; mais le drôle s’entêtait, ilfallait bien le rompre.

– Je vous avertis que vous ne leromprez pas.

– Je ne le romprai pas ? s’écriaLegris se levant en fureur. Jevoudrais bien voir cela ! Il serait lepremier nègre qui me tint tête. Je luibroyerai, s’il le faut, tous les os du

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corps, mais il pliera ! »

A ce moment la porte s’ouvrit, etSambo parut : il s’avança avec forcesaluts, et présenta quelque chosedans un papier.

« Qu’est cela, chien ?

– C’est une sorcellerie, maître.

– Une quoi ?

– Une chose que les sorciers donnentaux nèg’ ! Ca les empêche de sentir lefouet quand on les bat. Il avait çapendu au cou avec un ruban noir.

Legris, comme beaucoup d’hommescruels et impies, était superstitieux.Il prit le papier et l’ouvrit avec

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répugnance.

Il en sortit un dollar d’argent, et unelongue et brillante mèche de beauxcheveux blonds et bouclés, – qui,comme choses vivantes,s’enroulèrent autour des doigts deLegris.

« Damnation ! s’écria-t-il dans unsoudain accès de colère, frappant dupied le plancher et arrachant de sesdoigts les cheveux avec fureur,comme s’ils le brûlaient : d’où çavient-il ? Otez-les ! – jetez-les aufeu ! – au feu ! – au feu ! »

Il criait, jurait, les tiraillait et les jetaenfin dans le brasier : « Pourquoi

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diable m’apporter ça ? »

Sambo, abasourdi, demeuraitimmobile, la bouche béante, etCassy, qui se disposait à laisser lasalle, s’arrêta et le considéra toutétonnée.

« Ne t’avise plus de m’apporter detes diaboliques sortilèges ! » dit-il enmenaçant du poing Sambo, qui battitvivement en retraite du côté de laporte ; et, prenant le dollar, Legris lelança dans l’obscurité à travers lesvitres qui volèrent en éclats.

Sambo s’esquiva au plus vite. Aprèsson départ, Legris sembla honteux deson accès d’alarme. Il se rassit dans

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sa chaise d’un air hargneux, et se mità déguster avec lenteur son bol depunch.

Cassy, se glissant inaperçue hors dela salle, profita de ce moment pouraller porter secours au pauvre Tom.

Que s’était-il donc passé dansl’esprit de Legris ? Qu’y avait-il dansune simple boucle de cheveux blondspour exaspérer cet homme brutal,familiarisé depuis longtemps avectous les raffinements de la cruauté ?Endurci et réprouvé comme leparaissait aujourd’hui cet impie, ilavait été autrefois bercé sur le seind’une mère, – endormi au chant deshymnes et des prières, ce front,

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maintenant marqué du sceau del’enfer, avait été arrosé des eauxsaintes du baptême. Dans sapremière enfance une femme, auxcheveux blonds, l’avait conduit, auson de la cloche du dimanche, prieret adorer. Au fond d’une partiereculée de la Nouvelle-Angleterre,cette femme avait élevé son filsunique avec un patient et ferventamour. Né d’un homme au cœur dur,pour lequel la douce femme avaitdépensé un monde de tendressesincomprises, Legris avait suivi lestraces de son père. Violent, sansfrein, tyrannique, il méprisa lesconseils de sa mère, se rit de ses

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reproches, et, tout jeune encore, sesépara d’elle pour aller tenter lafortune sur l’Océan. Depuis, il n’étaitrevenu qu’une fois au logis. Elle,avec l’élan passionné d’un cœur quia besoin d’aimer, et qui n’a rien autreà aimer, se cramponna à lui, lesupplia avec d’ardentes prières, pourle bien éternel de son âme, de rompreavec sa vie de péché.

Ce fut le jour de grâce accordé àLegris. Les anges le sollicitèrent ; ilfut presque gagné ; la miséricordedivine lui tendait la main. Son cœurs’amollit – il y eut lutte – le péchél’emporta. Il opposa l’énergie de sonâpre et mauvaise nature aux

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convictions de sa conscience. Il but,il jura, il devint plus féroce, plusbrutal que jamais. Un soir que samère, dans l’agonie du désespoir,s’était jetée à ses genoux, il larepoussa rudement ; elle tomba sansconnaissance sur le parquet, et ils’enfuit, avec de sauvagesimprécations, rejoindre son vaisseau.Legris n’entendit plus parler de samère qu’une fois. C’était la nuit, ils’enivrait avec ses compagnons dedébauche ; on lui remit une lettre, ill’ouvrit : une longue mèche decheveux se déroula, s’enlaça autourde ses doigts. La lettre lui annonçaitla mort de sa mère : mourante, elle

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l’avait béni et lui avait pardonné.

Il y a dans le mal une puissancemagique et impie, qui change enfantômes d’horreur et d’effroi lesplus saintes, les plus douces choses.Cette mère aimante, au pâle visage, –ces prières, – ce pardon pleind’amour, envoyé de son lit de mort, –ne furent pour ce cœur endurci par lepéché qu’une sentence de damnation,effrayant avant-coureur du jugementde Dieu et de l’irrévocable châtiment.Legris brûla la lettre, brûla lescheveux, et quand il les vit se tordreet siffler dans les flammes, ilfrissonna en pensant aux feuxéternels. Il but, il festoya, il s’efforça

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de conjurer ce souvenir ; maissouvent, au profond de la nuit, dontle calme solennel cite l’âme devantson propre tribunal, il avait vu cettepâle figure se dresser à ses côtés ; ilavait senti, autour de ses doigts, lesenlacements de ces cheveux, jusqu’àce qu’une sueur froide lui inondât laface, et qu’il s’enfuit de son lit enproie à l’épouvante.

Vous qui vous êtes étonnés de liredans le même Evangile : « Dieu estamour, et Dieu est un feudévorant ; » ne comprenez-vous pasque, pour l’âme vouée au mal,l’amour est la plus cruelle torture,l’arrêt et le sceau du plus horrible

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désespoir !

« Malédiction ! se disait Legris enbuvant son punch ; où diable a-t-ildéniché cela ? – C’est que c’était toutjuste pareil… Ouf ! – je croyaisl’avoir oublié. Mais le diablem’emporte si l’on oublie rien, quoiqu’on fasse ! Peste soit de lamémoire et de ses tours ! Je suis seulcomme un hibou ! Je vais appelerEm. Elle me hait, – la macaque ! C’estégal, – il faudra bien qu’ellevienne ! »

Legris sortit dans un grand vestibulequi communiquait avec l’étagesupérieur par un escalier tournant,autrefois splendide. Le palier était

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sale, délabré, encombré de caisses etde toutes sortes d’ignobles rebuts.Les marches montaient ettournoyaient dans l’obscurité,conduisant on ne savait où. La pâlelueur de la lune filtrait par un judasbrisé au-dessus de la porte : l’airétait malsain et glacial comme celuid’une cave.

Legris s’arrêta au pied de l’escalier,et entendit une voix qui chantait. Ellerésonnait d’une façon étrange etsurnaturelle dans la déserte etsombre demeure. Peut-être aussi sesnerfs surexcités lui prêtaient-ils unaccent lugubre. Ecoutez !

Une voix, inculte et mélancolique,

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chante un hymne familier auxesclaves :

« On versera des pleurs, des pleurs,des pleurs, des pleurs,

Au tribunal du Christ, on versera despleurs ! »

« Maudit soit la fille ! s’écria Legris.Je l’étranglerai. – Em ! Em ! » appela-t-il d’un ton dur ; mais l’échomoqueur des vieilles murailles luirépondit seul. La douce voixcontinua :

« Vous serez séparés pour la vieéternelle,

Mères, enfants, frères et sœurs,

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Vous serez séparés pour la vieéternelle ! »

Et le lugubre refrain résonna, haut etclair, à travers les salles vides :

« On versera des pleurs, des pleurs,des pleurs, des pleurs,

Au tribunal du Christ, on versera despleurs ! »

Legris s’arrêta. Il eût rougi d’avouerque de larges gouttes de sueurperlaient sur son front ; que soncœur, oppressé, alourdi, battait depeur. Il crut même voir une ombreblanche s’élever et se glisser devantlui dans les ténèbres. Il frissonna àla pensée que la figure de sa mère

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morte allait peut-être lui apparaître.

« Je sais ce que je ferai, se dit-il,comme il rentrait en chancelant dansle salon et s’affaissait sur sa chaise,je laisserai le drôle en repos !Qu’avais-je besoin de son mauditpapier ? Je crois, le diablem’emporte ! que je suis ensorcelé ! Jen’ai fait que suer et trembler depuis !Où a-t-il attrapé ces cheveux ? Ce nepeut être les mêmes ! je les ai brûlés– les autres, – j’en suis sûr ! Il seraitcurieux que des cheveux pussentressusciter ! »

Ah ! Legris ! ces boucles doréesavaient en elles un charme magique !Chaque cheveu t’apportait une

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terreur, un remords ; envoyés par unpouvoir divin, ils auraient dû lier tesmains cruelles, et t’empêcher detorturer le faible sans défense.

« Allons ! dit Legris, frappant dupied et sifflant ses chiens, éveillez-vous, vous autres, et tenez-moicompagnie ! » Mais les chiensouvrirent un œil, le regardèrent d’unair somnolent, et se rendormirent.

« Je vais faire venir Sambo etQuimbo : leurs chants, leurs dansesinfernales chasseront de ma tête ceshorribles cauchemars. » Legris mitson chapeau, s’avança sur lavéranda, et donna du cor pourappeler ses deux noirs piqueurs.

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Quand il était en gracieuse humeur,il faisait souvent venir ces dignessatellites ; et, après les avoiréchauffés de whisky, s’amusait à lesfaire chanter, danser ou s’entre-battre, selon son caprice du moment.

Cassy rentrait, après sa visite aupauvre Tom : il pouvait être uneheure ou deux du matin ; elleentendit partir du salon des crissauvages, des hurlements, des chantsbarbares, mêlés aux aboiements deschiens, sorte de tintamarrediabolique.

Elle franchit les marches de lavéranda, et regarda dans l’intérieur.Legris et ses deux compagnons, ivres

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et furieux, criaient, vociféraient,tourbillonnaient, renversaient leschaises, et se faisaient les uns auxautres de hideuses et repoussantesgrimaces.

Sa petite main délicate posée sur lapersienne, elle les considérait d’unœil fixe. Tout un monde d’angoisse,de mépris, de farouche amertumepassa dans ses yeux noirs.

« Serait-ce donc péché que dedébarrasser la terre d’un pareilmisérable ? » se demanda-t-elle.

Elle se détourna précipitamment, et,faisant le tour pour gagner uneentrée dérobée, elle se glissa dans

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l’escalier, et alla frapper à la ported’Emmeline.

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Chapitre37

Emmeline etCassy.

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Cassy ouvrit, et aperçutEmmeline, pâled’épouvante, blottie dansle coin le plus reculé dela chambre. A son entrée,la jeune fille eut un

tressaillement nerveux ; mais elle lareconnut, s’élança au devant d’elle,lui saisit le bras, et s’écria :

« O Cassy, est-ce vous ? Je suis sicontente que vous veniez ! J’avais sigrand’peur que ce fût… Oh ! vous nesavez pas quel effroyable bruit il y aeu là-bas toute la soirée !

– Je dois le connaître, réponditsèchement Cassy ; je l’ai assezentendu !

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– Oh ! dites, Cassy ! ne pourrions-nous fuir ? n’importe où ! – dans lesmarais, au milieu des serpents,partout ! Ne pourrions-nous noussauver quelque part, hors d’ici ?

– Nulle part que dans nos tombes,dit Cassy.

– N’avez-vous jamais tenté ?

– J’ai vu assez de tentatives, et ce quien résulte, répliqua-t-elle.

– Je préférerais vivre dans lesmarais, ronger l’écorce des arbres.Les serpents ne me font pas peur !J’aimerais mieux en voir un auprèsde moi que cet homme, dit Emmelineavec énergie.

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– Bien d’autres ici ont pensé demême ; mais vous ne pourriez resterdans le marais ; – vous y serieztraquée par les chiens et ramenée, etalors, – alors…

– Que ferait-il ? demanda la jeunefille regardant Cassy en face, etperdant haleine d’anxiété.

– Demandez plutôt ce qu’il ne feraitpas ! Il a bien appris son métierparmi les pirates des Indesoccidentales. Vous ne dormiriez plussi je vous contais les choses que j’aivues ; – les choses qu’il cite, parfois,comme de bons tours. J’ai entenduici des cris tels que je ne pouvais leschasser de ma tête pendant des

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semaines et des mois. Là-bas, prèsdes cases, il y a un endroit où vouspourriez voir un arbre calciné par lefeu, au pied duquel sont amonceléesdes cendres noires. Demandez-leur cequi s’est passé là : vous verrez s’ilsosent vous répondre !

– Oh ! que voulez-vous dire ?

– Rien ; je ne vous le dirai pas. J’enhais même la pensée ; mais je vousaffirme que le Seigneur seul sait ceque nous pouvons voir demain, si cepauvre garçon persiste comme il acommencé.

– Horreur ! » s’écria Emmeline, toutson sang abandonnant ses joues. « O

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Cassy, dites-moi, que ferai-je ?

– Ce que j’ai fait. Faites pour lemieux ; faites ce qu’on vous force àfaire, et comblez la mesure en haineet en malédictions.

– Il a voulu me faire boire de sonexécrable eau-de-vie, dit Emmeline ;je la déteste !

– Vous ferez mieux d’en boire, ditCassy ; je la détestais aussi, moi ;maintenant, je ne saurais m’enpasser. On a besoin de s’étourdir, etles choses apparaissent sous un jourmoins affreux quand on a bu cela.

– Ma mère m’a défendu d’y jamaistoucher.

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– Votre mère vous a défendu, ditCassy, appuyant avec une emphasetriste sur le mot mère. A quoi serventles défenses des mères ? Ne devez-vous pas toutes être vendues,payées ? et vos âmesn’appartiennent-elles pas àquiconque vous achète ? Ainsi va lemonde. Je vous le répète : Buvez del’eau-de-vie ; buvez tant que vouspourrez, cela rendra les choses plusfaciles.

– O Cassy ! prenez pitié de moi !

– Pitié de vous ! n’ai-je pas pitié devous ? n’avais-je pas une fille ? – LeSeigneur sait où elle est, et ce qu’elleest aujourd’hui ! Elle suit, je

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suppose, le chemin que sa mère asuivi avant elle, et que ses enfantssuivront à leur tour ! Il n’y a pas defin à cette malédiction éternelle !

– Je souhaiterais n’être jamais née,dit Emmeline en se tordant les mains.

– C’est un vieux souhait, dit Cassy ;je me suis lassée à le faire. Je meserais tuée, si je l’avais osé. »

Elle s’arrêta ; son regard, perdu dansl’obscurité de la nuit, pritl’expression de désespoir fixe etmorne qui lui était habituelle aurepos.

– Ce serait mal de se tuer, ditEmmeline.

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– Je n’en sais rien ; ce ne serait pasplus mal, en tous cas, que de faire ceque nous faisons tous les jours ;mais les religieuses m’ont dit,pendant que j’étais au couvent, deschoses qui me font craindre demourir. Si tout finissait là, oh !alors… »

Emmeline se détourna, et voila sonvisage de ses deux mains.

Tandis que cette conversation sepassait en haut dans la chambre, au-dessous, Legris, dominé parl’ivresse, succombait au sommeil.Cet état ne lui était pas habituel. Sagrossière et musculeuse nature avaitbesoin d’excès, et supportait à

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merveille ce qui eût épuisé uneconstitution plus faible. Mais uninstinct invétéré de prudencesoupçonneuse l’empêchait de selivrer à ses appétits brutaux au pointde perdre conscience de lui-même.

Cette nuit, cependant, ses effortsfébriles pour chasser de son espritl’épouvante et le remords quil’obsédaient, lui avaient faitdépasser les bornes ; et, dès qu’il eutcongédié ses noirs serviteurs, iltomba pesamment sur un siège ets’endormit.

Oh ! comment l’âme mauvaise ose-t-elle aborder le monde fantastique dusommeil, empire dont les contours

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indécis touchent de si près auxmystères de l’autre vie ? Legris eutun rêve. Dans son lourd et fiévreuxsommeil, il vit, debout à ses côtés,une forme vague qui posa sur lui unemain froide et douce. Il lui sembla lareconnaître, et il frissonna d’horreur,quoique la figure fût voilée ; puis, ilsentit la mèche de cheveux s’enroulerà ses doigts, se glisser doucementautour de son cou, et l’étreindre, –l’étreindre, jusqu’à ce qu’il en perditle souffle. Il crut entendre des voixlui murmurer tout bas des motspleins d’épouvante. Tout à coup, il setrouva sur le bord d’un abîme sansfond, criant et luttant, en proie à de

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mortelles terreurs, tandis que desmains noires, sorties du précipice, lesaisissaient et l’attiraient à elles ;Cassy survint derrière lui et lepoussa en riant. Alors la solennellefigure voilée s’avança et sedécouvrit. C’était sa mère. Elle sedétourna de lui, et il roula au plusprofond du gouffre, au bruit de cris,de huées, d’éclats de rirediaboliques, – et… Legris s’éveilla.

La lueur calme et rosée de l’aube seglissait dans la chambre. L’étoile dumatin, comme un œil divin, avec sachaste et solennelle clarté, regardait,du haut du ciel de plus en plusradieux, l’homme de péché. Quelles

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fraîches et saintes splendeursaccompagnent le lever du jour ! Nesemblent-elles pas dire à l’insensé :« Regarde ! voici une chance de plus !efforce-toi de conquérir la gloireimmortelle ! » Il n’y a ni langue, nipays où cette voix ne s’entende ;mais l’homme endurci dans le mal nela comprend pas. Legris s’éveilla,une imprécation à la bouche. Que luiimportaient l’or et la pourpre dumiracle quotidien de l’aube ? Que luiimportait la sainteté de cette étoileque le Fils de Dieu a bénie en laprenant pour emblème ? Abruticomme il l’était, il voyait sanspercevoir. Il se leva en chancelant, se

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versa un verre d’eau-de-vie, et enavala moitié.

« J’ai passé une nuit infernale, dit-ilà Cassy qui entrait.

– Vous en aurez beaucoup depareilles avant peu, dit-ellesèchement.

– Qu’entends-tu par là, coquine ?

– Vous le saurez un de ces jours,répondit Cassy du même ton.Maintenant, Simon, j’ai un motd’avis à vous donner.

– Ah diable ! un avis à moi ?

– Oui, reprit Cassy avec fermeté, enremettant un peu d’ordre dans la

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chambre ; je vous conseille de laisserTom en repos.

– Qu’as-tu à y voir ? ce ne sont pastes affaires.

– Non, à coup sûr, et je ne saispourquoi je m’en mêlerais. S’il vousprend fantaisie de payer douze centsdollars un esclave et de l’éreinter aumoment le plus pressé de l’année,rien que pour satisfaire votre dépit,ce ne sont, certes, pas mes affaires !J’ai fait pour lui ce que je pouvais.

– Ce que tu pouvais ? Qu’as-tubesoin de te mêler de ce qui meregarde ?

– Aucun, assurément. Je vous ai

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économisé quelques milliers dedollars, à différentes reprises, enprenant soin de vos manœuvres,c’est le remerciement que j’en reçois.Si vous avez au marché plus petiterécolte que les autres, ne perdrez-vous pas votre gageure ? Tompkinsne chantera-t-il pas victoire ? et vouspayerez à beaux deniers comptants,n’est-ce pas ? il me semble déjà vousy voir ! »

Legris, comme beaucoup d’autresplanteurs, n’avait qu’une ambition :– faire la plus belle récolte de lacontrée. Et il avait engagé, à ce sujet,plusieurs paris à la ville voisine.Cassy avait donc, avec le tact

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féminin, touché la seule corde quipût vibrer en lui.

« Eh bien ! je l’en tiendrai quitte pource qu’il a reçu, dit Legris ; mais il medemandera pardon et promettra des’amender.

– Il ne le fera pas, répondit Cassy.

– Il ne le fera pas ! hein ?

– Non, il n’en fera rien, répéta Cassy.

– Je voudrais bien savoir pourquoi,maîtresse ? dit Legris avec unsuprême dédain.

– Parce qu’il a bien agi, qu’il le sait,et qu’il ne dira pas qu’il a eu tort.

– Qui diable s’inquiète de ce qu’il

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sait ? Le maudit nègre dira ce qu’ilme plaît de lui faire dire, ou bien…

– Ou bien, vous perdrez vos paris surla récolte, en l’éloignant du champau moment de la presse.

– Mais il cédera, il cédera ! Neconnais-je pas les nègres ? Ilrampera comme un chien, ce matin.

– Non, Simon ; vous ne connaissezrien à cette espèce-là. Vous pouvez letuer pouce à pouce, mais vous n’entirerez pas un mot de repentir.

– Nous verrons ! Où est-il ? ditLegris en sortant.

– Dans le hangar du magasin, »

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répondit Cassy.

Legris, quoiqu’il eût si résolumentparlé à Cassy, s’éloigna de la maisonavec un doute qui ne lui était pasordinaire. Ses rêves de la nuitpassée, venant se mêler auxprudentes suggestions de Cassy, luiobsédaient l’esprit. Il décida quepersonne ne serait témoin de sonentrevue avec Tom, et se promit, s’ilne pouvait le soumettre par lamenace, d’ajourner sa vengeance àune époque plus favorable.

A travers le grossier vitrail de lagrange où gisait Tom, la doucelumière de l’aube, la gloire angéliquede l’étoile du matin avaient pénétré,

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semblant apporter avec elles cesparoles solennelles : « Je suis la tigeet le rejeton de David ; je suis l’étoilebrillante du matin ! » Les réticences,les avis mystérieux de Cassy, loind’abattre son âme, l’avaient fortifiée,comme un appel d’en haut. Il nesavait si c’était le jour de sa mort quise levait au ciel, et son cœur palpitaitde joie et de désir en songeant àtoutes les merveilles, sujet constantde ses méditations. Le grand trôneblanc, entouré de son arc-en-cieltoujours radieux, la multitude enrobe blanches, murmurante comme lebruit des grandes eaux, lescouronnes, les palmes et les harpes

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d’or, pouvaient tous éclater à sa vueavant le coucher du soleil ! Ilentendit donc, sans effroi et sansfrisson, la voix de son persécuteur aumoment où il approcha.

« Eh bien ! mon garçon, dit Legris enle frappant avec mépris du pied,comment te va ? Ne t’avais-je pasprédit que je t’apprendrais une choseou deux ? T’en trouves-tu bien ? Laleçon te plaît-elle ? tes geignementst’ont-ils profité ? Es-tu tout à faitaussi crâne que tu l’étais hier ? Nesaurais-tu régaler un pauvre pécheurd’un petit brin de sermon ? Tâche ! »

Tom ne répondit rien.

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« Lève-toi, brute ! » s’écria Legris enlui donnant un second coup de pied.C’était chose difficile, brisé, affaiblicomme l’était le pauvre Tom ; etpendant qu’il essayait d’obéir, Legrisse mit à rire brutalement. « Qui terend si peu alerte ce matin, Tom ? Tuas peut-être reçu un coup d’air cettenuit ? »

Tom était parvenu à se lever, etregardait son maître en face, avec unfront impassible et serein.

« Ah ! diable, tu peux bouger ! ditLegris le considérant : je crois que tun’en as pas encore assez. Maintenant,à genoux, Tom, et demande-moipardon de tes grimaces d’hier soir. »

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Tom ne bougea pas.

« A genoux, chien ! répéta Legris, enle frappant de sa cravache.

– Maître Legris, dit Tom, je ne lepeux pas. Je n’ai fait que ce que jecroyais être bien. Je recommencerais,juste de même, si l’occasion venait.Je ne ferai jamais une cruauté. Arrivece qui pourra !

– Oui, mais tu ne sais pas ce qui peutarriver, maître Tom. Tu crois que ceque tu as reçu hier est quelquechose ? Eh bien, moi, je te dis que cen’est rien, rien du tout. – Aimerais-tuà être lié à un arbre et brûlé à petitfeu ? Ne serait-ce pas un agréable

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passe-temps ? – hein, Tom !

– Maître, répondit Tom, je sais quevous pouvez faire d’effroyableschoses ! mais, – il se redressa etjoignit les deux mains, – mais quandvous aurez tué le corps, vous nepourrez plus rien, – rien ! Et après !oh ! après ! viendra l’éternité, toutel’ETERNITE ! »

L’ETERNITE ! – A ce mot, l’âme dupauvre noir tressaillit, inondée delumière et de puissance ; – celle dupêcheur aussi tressaillit comme sousla morsure du scorpion. Muet derage, Legris broya le mot sous sesdents. Tom, semblable à un captifdélivré de ses chaînes, parlait d’une

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voix claire et joyeuse.

« Maître Legris, vous m’avez acheté,et je vous serai un loyal et fidèleserviteur. Je vous donnerai toutl’ouvrage de mes mains, tout montemps, toute ma force, mais jen’abandonnerai jamais mon âme àune créature mortelle. Que je doivevivre ou mourir, je persévérerai dansle Seigneur, et mettrai sescommandements avant touteschoses ; vous pouvez en être sûr. Jen’ai pas peur de la mort : j’aimeautant mourir que vivre. Il ne tientqu’à vous de me battre, dem’affamer, de me brûler, je n’en iraique plus tôt là où j’ai soif d’aller.

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– Je te ferai bien céder avant d’enfinir avec toi, dit Legris furieux.

– Jamais vous ne pourrez, dit Tom ;j’aurai de l’aide.

– Qui diable t’aidera ? reprit Legrisavec mépris.

– Le Seigneur tout-puissant !

– Sois damné ! » dit Legris, et d’uncoup de son poing il terrassa Tom.

Une main glacée toucha la sienne. Ilse retourna : c’était Cassy. Mais cetoucher froid et doux évoqua sonrêve de la nuit, et toutes les horriblesimages du cauchemar, qui l’avaittorturé, se dressèrent dans son

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cerveau et le remplirent d’épouvante.« Agirez-vous donc toujours commeun fou ? dit Cassy en français.Laissez-le tranquille ! Je veillerai à cequ’il soit bientôt en état de retourneraux champs. N’est-ce pas tout justecomme je vous l’avais dit ? »

On assure que le rhinocéros et lecrocodile, quoique revêtus d’unecuirasse à l’épreuve de la balle, ontcependant un point vulnérable. Chezles réprouvés les plus endurcis et lesplus impies, ce point est d’ordinaireune terreur superstitieuse.

Legris se détourna, décidé à en resterlà pour l’instant.

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« Eh bien ! fais-en à ta fantaisie, dit-il à Cassy d’un ton bourru.

– Ecoute, ajouta-t-il en s’adressant àTom, je ne veux pas en finir avec toiaujourd’hui, parce que la besognepresse, et que j’ai besoin de toutesmes mains. Mais je n’oublie jamais ;j’en tiens note, et quelque jour tavieille carcasse noire me payera aucentuple ce que tu me dois. Comptes-y ! »

Après cette menace il sortit.

« Va ! dit Cassy, le regardant d’un airsombre comme il s’éloignait, tuauras aussi un compte à régler unjour ! – Eh bien, mon pauvre garçon,

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comment vous sentez-vous ?

– Le Seigneur Dieu a envoyé sonange, et il a fermé la gueule du lionpour cette fois, dit Tom.

– Oui, pour cette fois, répéta-t-elle.Mais désormais sa haine est attachéeà vous ; elle vous suivra de jour enjour, accrochée comme un chien àvotre gorge ; elle sucera votre sang,et pompera votre vie goutte à goutte !Je connais l’homme ! »

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Chapitre38

La liberté.

Quelle que soit la solennité dusacrifice offert sur l’autel del’esclavage, dès que l’esclavetouche le sol sacré de la Grande-Bretagne, l’autel et le Dieucroulent dans la poussière, etl’homme se redresse, racheté,

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régénéré, affranchi, de parl’irrésistible génie del’émancipation universelle.

CURRAN.

Abandonnant un moment Tom auxmains de ses persécuteurs,retournons en arrière dans la fermedu bord de la route, où nous avonslaissé Georges et sa femme entre desmains amies.

On se rappelle Tom Loker gémissantet s’agitant dans un lit quaker, d’uneblancheur immaculée, sous lasurveillance maternelle de tanteDorcas, qui trouvait son patientd’humeur aussi traitable qu’un bison

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malade.

Imaginez une grande femme, digne etspiritualiste, dont le bonnet demousseline claire surmonte les ondesde cheveux argentés ; au-dessousd’un front large et pur s’ouvrent desyeux gris et pensifs ; un fichu decrêpe lisse, blanc comme neige, secroise sur sa poitrine ; sa robe desoie, brune et luisante, fait entendreun paisible et doux frou-frou, quandelle va et vient dans la chambre.

« Diable ! se récrie Tom Loker jetantde côté les draps.

– Je t’en prie, Thomas, ne te sers pasde pareils mots, dit tante Dorcas, qui

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rajuste tranquillement le lit.

– Eh bien, je ne dirai plus diable,bonne maman, si je peux m’enempêcher, dit Tom ; mais, vous tenirainsi dans une étuve, il y a de quoifaire jurer un saint ! »

Dorcas enleva le couvre-pied, unit lesdraps et les borda ; en sorte que Tomavait l’air d’une chrysalide.

« Je voudrais bien, ami, dit-elle, touten remettant le lit en ordre, qu’aulieu de jurer et de tempêter, tusongeasses un peu à tout ce que tu asfait.

– Pourquoi, de par l’enfer ! ysongerais-je ? reprit Tom. C’est la

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dernière chose à laquelle je mesoucie de penser ! Que tout aille audiable ! » Et Tom bondit de nouveau,dégageant les couvertures et créantautour de lui un désordre universel.

« L’homme et la fille sont ici, jesuppose ? demanda-t-il d’un tonbourru, au bout d’un moment.

– Ils sont ici, répliqua Dorcas.

– Ils feront bien de gagner le lac ; leplus tôt sera le mieux.

– C’est probablement ce qu’ilscomptent faire ; et la tante Dorcascontinua paisiblement à tricoter.

– Ecoutez bien, dit Tom ; nous avons

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des correspondants à Sandusky, quivisitent les bateaux pour nous, jevous en avertis. Ma foi tant pis ! –J’espère qu’ils se sauveront, quandça ne serait que pour faire enrager cechien de Marks, – le maudit lâche ! –Dieu le damne !

– Thomas ! Thomas ! se récria tanteDorcas.

– Je vous dis, bonne maman, que sivous bouchez la bouteille trop fort,elle craque, et moi de même ! Mais,pour en revenir à la fille, dites-lui dese déguiser. Ils ont son signalementlà-bas à Sandusky.

– Nous y veillerons, » dit Dorcas

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avec son calme caractéristique.

Avant de prendre congé de TomLoker, nous devons ajouter qu’aprèstrois semaines passées dans lamaison quaker, malade d’une fièvrerhumatismale, qui s’était jointe àtous ses autres maux, Tom se relevaun tant soit peu plus triste et plussage. Renonçant à traquer lesesclaves, il s’établit dans une colonienouvelle, où ses talents sedéveloppèrent de la façon la plusheureuse ; chassant et prenant aupiège nombre de loups, d’ours etautres habitants des forêts, il se fitun véritable renom dans toute lacontrée. Lorsqu’il parlait des

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quakers, c’était toujours avecestime : « De braves gens ! disait-il ;ils auraient voulu me convertir, maisil y avait toujours quelque chose quiclochait. Par exemple, ils n’ont pasleurs pareils pour soigner unmalade ! Quel fameux bouillon ! etquelles bonnes petites broutilles,pour vous remettre en appétit ! »

D’après les renseignements donnéspar Tom, les fugitifs jugèrentprudents de se séparer. Jim et savieille mère partirent des premiers.Une ou deux nuits après, Georges, safemme et son enfant furent conduitsà Sandusky, et logés sous un toithospitalier, en attendant qu’ils

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s’embarquassent le lendemain sur lelac.

La nuit touchait au matin, et l’étoilede la liberté brillait maintenantdevant eux. Liberté ! mot électrique.Qu’es-tu donc ? N’y a-t-il en toiqu’un nom, qu’une figure derhétorique ?

Pourquoi, Américains, le sang devotre cœur bouillonne-t-il à ce mot ?ce mot, pour lequel vos pères sontmorts, pour lequel vos mères, encoreplus courageuses, consentirent à voirmourir les meilleurs et les plusnobles de leurs fils ?

Ce qui est cher et glorieux pour une

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nation, n’est pas moins cher et moinsglorieux pour un homme ! Qu’est-ceque la liberté d’un peuple, sinon laliberté des individus qui lecomposent ? Qu’est-ce que la libertépour ce jeune homme, assis là, lesbras croisés sur sa large poitrine, lateinte du sang africain sur ses joues,son feu sombre dans les yeux, –qu’est-ce que la liberté pour GeorgesHarris ? Pour vos pères, la libertéétait le droit qu’a toute nation d’êtreune nation. Pour lui, c’est le droitqu’a tout homme d’être un homme,non une brute : le droit d’appeler lafemme de son choix, sa femme, et dela défendre contre d’injustes

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violences ; le droit de protéger etd’élever son enfant ; le droit d’avoirune demeure à soi, une religion à soi,un caractère à soi, indépendants dela volonté d’un autre. Toutes cespensées fermentaient dans l’esprit deGeorges, tandis que, la tête appuyéesur sa main, il regardait sa femmesvelte et délicate, revêtir à la hâte lesvêtements d’homme, dont il avait étéjugé nécessaire qu’elle s’affublâtpour le départ.

« Maintenant, il faut s’exécuter, dit-elle, tandis que, debout devant laglace, elle détachait et secouait lesnoires et soyeuses ondes de sonabondante chevelure. C’est presque

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dommage, n’est-ce pas, Georges ? etelle en souleva quelques boucles ;c’est pitié qu’il faille tout couper ! »

Georges sourit tristement et nerépondit pas.

Les ciseaux brillants se firent jourdans l’épaisse forêt, et les longuesmèches tombèrent l’une aprèsl’autre.

« Là ! voilà qui est fait ! dit-elle enprenant la brosse ; encore quelquestouches de fantaisie et ce seracomplet. Ne suis-je pas un gentilgarçon ? elle se tourna vers son mari,riant et rougissant à la fois.

– Tu seras toujours jolie, quoi que tu

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fasses, dit Georges.

– Qu’est-ce qui te rend si pensif ?demanda Elisa, mettant un genou enterre devant lui et posant sa main surla sienne. Nous ne sommes plus, dit-on, qu’à vingt-quatre heures duCanada. Un jour et une nuit sur lelac, et puis, – et puis !

– O Elisa ! et Georges l’attira verslui ; c’est là ce qui me serre le cœur !Maintenant tout notre sort seconcentre sur un point. Arriver siprès, – être en vue, et tout perdre ! Jen’y survivrais pas, Elisa.

– Ne crains rien, reprit-elle, le cœurplein d’espoir. Le Seigneur, dans sa

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bonté, ne nous eût pas conduits icis’il ne voulait nous protégerjusqu’au bout. Il me semble le sentirprès de nous, Georges.

– Tu es une femme bénie, Elisa ! etGeorges l’étreignit dans ses brasconvulsivement. Mais, dis-moi, sepeut-il que cette immense faveurnous soit accordée ? Ces longuesannées de souffrance et de misèrevont-elles donc finir ? – Serons-nouslibres ?

– J’en suis sûre, Georges, dit Elisa,les yeux levés au ciel, tandis que deslarmes d’espérance etd’enthousiasme brillaient sur seslongs cils. Je sens qu’aujourd’hui

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même Dieu va nous affranchir.

– Je te crois ; je veux te croire, Elisa !s’écria Georges en se levant. Allons,il faut partir. Il l’éloigna de lalongueur de son bras, et la regardantavec admiration : C’est vrai que tufais un gentil petit homme. Cesboucles courtes te vont à ravir ! Metsta casquette, – ainsi – un peu de côté.Je ne t’ai jamais vue si jolie. Mais lavoiture devrait être ici. Je pense quemadame Smith aura équipé Henri. »

La porte s’ouvrit, et une respectabledame d’un certain âge entra,conduisant le petit garçon, habillé enfille.

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« Quelle belle fillette cela fait ! ditElisa en le faisant tourner pour lemieux voir, Nous l’appelleronsHenriette, n’est-ce pas ? ce nom luisied si bien ! »

L’enfant regardait d’un air gravel’étrange et nouvel accoutrement desa mère. Il se taisait, poussait deprofonds soupirs, et l’examinait àtravers les éclaircies de ses bouclesnoires.

« Est-ce que Henri ne reconnaît plusmaman ? » dit Elisa, et elle lui tenditles deux mains.

L’enfant se serra timidement contrela dame.

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« Allons, Elisa, pourquoi essayer del’apprivoiser, quand tu sais qu’il fautle tenir à distance ?

– Je sais que c’est un enfantillage,mais je ne puis endurer qu’il m’évite.Partons. Où est mon manteau ? Ah !le voilà ! – Comment les hommes s’yprennent-ils pour mettre leursmanteaux, Georges ?

– Porte-le ainsi ! » et il le lui jeta surles épaules.

Elisa imita son mouvement. « Ne mefaudra-t-il pas frapper du pied, fairede longues enjambées, et tâcherd’avoir l’air hardi ?

– Ne t’y exerce pas, dit Georges. On

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rencontre, de temps à autre, un jeunehomme modeste, et il te sera plusfacile de prendre ce rôle-là.

– Ah ! quels gants ! se récria Elisa.Miséricorde ! mes mains s’y perdenttout à fait.

– Je te conseille de ne les pas ôter, ditGeorges, ta petite menotte effiléenous trahirait tous. – Maintenant,madame Smith, vous voyagez avecnous, et vous êtes notre tante, – nel’oubliez pas !

– J’ai ouï dire, reprit madame Smith,que des gens étaient descendus aulac pour signaler à tous lescapitaines de paquebots un homme

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et une femme, avec un petit garçon.

– Vraiment ! dit Georges. Eh bien, sinous les rencontrons, nous endonnerons avis là-bas. »

La voiture était à porte, et la dignefamille qui avait reçu les fugitifs sepressait autour d’eux pour leur direadieu.

Madame Smith, qui habitaitprécisément au Canada, l’endroitmême où se rendait Georges, et quiétait à la veille de son départ, avaitconsenti à passer pour la tante dupetit Henri. Afin de familiariserl’enfant avec cette nouvelle parente,on le lui avait confié pendant deux

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jours ; beaucoup de caresses et unequantité considérable de gâteaux etde sucre candi, avaient cimenté uneétroite liaison entre la bonne dame etsa prétendue nièce.

La voiture arriva au quai. Les deuxjeunes gens, ou du moins ceux quipassaient pour tels, franchirent laplanche, et entrèrent dans le bateau,Elisa donnant galamment le bras àmadame Smith, et Georgess’occupant des bagages.

Il alla ensuite au bureau ducapitaine : pendant qu’il réglait leprix de la traversée, il entendit deuxhommes parler à son coude.

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« J’ai examiné une à une toutes lespersonnes qui sont venues à bord,disait l’un, et je réponds qu’ils nesont pas ici. – La voix était celle ducommis du paquebot ; il s’adressait ànotre ancien ami Marks, qui, avec salouable et habituelle persévérance,était venu jusqu’à Sandusky, flairantsa proie.

– Vous auriez peine à distinguer lafemme d’une blanche, dit ce dernier.Le mulâtre est aussi d’une nuancetrès-claire ; une de ses mains a étémarquée au fer rouge. » La main queGeorges avançait pour recevoir lesbillets et la monnaie trembla un peu ;mais il se retourna froidement, fixa

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d’un œil indifférent celui qui parlait,et se dirigea à pas lents vers l’autreextrémité du bateau, où l’attendaitElisa.

Madame Smith et le petit Henris’étaient réfugiés dans la chambredes dames, où la sombre et frappantebeauté de la prétendue petite filleleur attirait force compliments.

La cloche donna le signal du départ,et Georges eut la satisfaction de voirMarks repasser la planche et gagnerle rivage. Quand la marche du bateaueut mis entre eux une distanceinfranchissable, il poussa un soupird’allégement.

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Le jour était superbe ; les vaguesbleues du lac Erié scintillaient etdansaient au soleil ; une fraîche brisesoufflait du rivage, et le majestueuxbateau sillonnait vaillamment lechamp d’azur.

Oh ! quel monde inédit contient uncœur humain ! Tandis que Georges sepromenait, calme, sur le pont, sontimide compagnon à ses côtés, qui sefut douté de tout ce qui brûlait au-dedans de lui ? Le bonheur quiapprochait semblait trop grand, tropbeau, pour devenir jamais uneréalité : il ressentait à chaque instantune vague terreur de ce qui pourraitsurvenir et le lui arracher.

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Cependant le bateau avançaitrapidement ; – les heures fuyaient, etla bienheureuse rive anglaise apparutenfin claire et distincte : riveenchantée par un tout-puissanttalisman, dont le seul contact dissoutla noire magie de l’esclavage, etdissipe ses conjurations, en quelquelangue qu’elles aient été prononcées,quel que soit le pouvoir qui lesconfirme.

Le mari et la femme, debout, setenaient par le bras au moment où lebateau approchait de la petite villed’Amherstberg, en Canada. Larespiration de Georges devint courteet pressée ; un brouillard s’amassa

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devant ses yeux ; il pressa en silencela petite main qui tremblait dans lasienne. La cloche sonnait : le bateauaborda. Sachant à peine ce qu’ilfaisait, il réunit les bagages etrassembla ses compagnons. Le petitgroupe fut mis à terre.

Ils restèrent immobiles jusqu’à ceque le bateau se fût éloigné. Se jetantalors dans les bras l’un de l’autre, lemari, la femme, et l’enfant étonné,tombèrent à genoux, et élevèrentleurs cœurs à Dieu !

C’était – c’était passer de la mort à lagloire,

Et du funèbre glas à des chants de

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victoire ;

C’était du noir péché, l’empireanéanti,

Et des luttes du mal, l’esprit libresorti ;

La chaîne de la mort et de l’enferbrisée,

Le mortel revêtu de l’immortalité,

Et la miséricorde, au seuil de l’Elysée,

Criant : Soyez heureux durantl’Eternité !

Madame Smith les conduisit à lademeure hospitalière d’un bonmissionnaire, que la charitéchrétienne a placé là, comme le

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pasteur des brebis errantes quiviennent sans cesse chercher un asilesur ce rivage.

Qui pourrait dire la plénitude de joiede ce premier jour de liberté ? Cesens de la liberté n’est-il pas plusprécieux, plus noble, qu’aucun descinq autres ? Agir, parler, respirer,sortir, rentrer, sans un œil qui vousépie, affranchi de tout danger ! Quipourrait narrer le bien-être de cerepos descendu enfin sur la couchede l’homme libre, protégé par deslois qui lui assurent les droits queDieu a donnés à tout homme ?Combien le visage de ce cher enfantendormi apparaissait à sa mère plus

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beau à travers le souvenir des milledangers qu’il avait courus ! Quelleimpossibilité de dormir en pleinepossession de tant de bonheur ! Etcependant ces deux réfugiésn’avaient pas un pouce de terre, pasun toit où s’abriter ! ils avaientdépensé jusqu’à leur dernier dollar ;il ne leur restait plus rien que lesoiseaux de l’air et les fleurs deschamps, – et, dans l’excès de leurjoie, ils ne pouvaient dormir.

O vous qui enlevez la liberté àl’homme, quelles paroles trouverez-vous pour vous justifier devantDieu ! »

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q

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Chapitre39

Victoire.

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Grâces soient rendues auSeigneur qui donne lavictoire.

Plus d’un parmi nousn’a-t-il pas senti, dansl’âpre et pénible route de

la vie, combien, à certaines heures, illui eut été plus facile de mourir quede vivre ?

Le martyr, en face d’une horriblemort d’angoisses et de tortures,trouve, dans sa terreur même, unexcitant, un puissant aiguillon. Il y acombat, lutte, et, par suite, uneardeur, un courage, un frissonvivifiant qui, à travers la crisedouloureuse, porteront l’âme au

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seuil de l’éternelle gloire, de l’éternelrepos.

Mais vivre pour s’user, jour aprèsjour, sous une basse, amère,avilissante, écrasante servitude ;sentir chaque nerf se relâcher,s’amortir ; chaque sentiments’émousser, chaque lueur de pensées’éteindre, – lent, continu, dégradantsupplice de l’âme, où la vie intérieures’écoule, saignant goutte à goutte,heure par heure, – ah ! c’est là qu’estla vraie pierre de touche de ce querenferme d’or pur le cœur d’unhomme ou d’une femme !

Lorsque, face à face avec sonbourreau, Tom écoutait ses menaces,

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et croyait, du fond de l’âme, que sadernière heure avait sonné, son cœurse gonflait de courage. Il lui semblaitqu’il pourrait supporter les tortures,le feu, tout, avec l’image de Jésus etdu ciel si proche au delà. Mais letyran une fois loin, l’ardeurintérieure apaisée, vinrent lesangoisses de ses membres las etmeurtris, la douloureuse et pleineconnaissance d’une abjection, d’unemisère, sans espoir, sans rachat, – etle jour fut long à porter.

Longtemps avant que ses plaiesfussent fermées, Legris avait insistépour qu’on remit le nègre auxtravaux réguliers des champs. Alors

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recommenceront les labourssuccessifs, les fatigues accumuléessur les fatigues ; les avanies detoutes les heures, aggravées par ceque peut inventer l’inimitié d’unesprit bas et pervers. Même dansl’aisance et la liberté, on sait cequ’en dépit des adoucissements quil’accompagnent la souffrancephysique entraîne d’irritabilité. Tomcessa de s’étonner de l’humeurhargneuse et sombre de sescompagnons d’infortune : hélas ! cecaractère placide, heureux, habitudede sa vie entière, cédait presque auxincessantes attaques des mêmesfléaux. Il s’était promis quelque peu

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de loisir pour lire sa Bible ; mais là,il n’y avait pas de loisir. Au fort de lasaison, plus de dimanches, ni arrêt,ni repos : Legris poussait toutes sesmains sans relâche. – Et pourquoipas ? Il faisait ainsi plus de coton etgagnait son pari. S’il usait quelquesnègres de surplus ? eh bien ! il enrachèterait de meilleurs. D’abordTom, au retour du travail, chaquesoir, avait coutume de lire un oudeux versets, à l’éclat vacillant de laflamme. Mais après le crueltraitement qu’il avait subi, il revenaitsi épuisé, si endolori, que la tête luitournait, ses yeux faiblissaientquand il s’efforçait de lire, et il se

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voyait contraint de s’étendre, avecles autres, dans le dernier étatd’épuisement.

Faut-il s’étonner qu’au sein de siprofondes ténèbres, la sérénitéreligieuse, la foi qui l’avaient jusque-là vigoureusement soutenu, fussentébranlées ? Le plus terrible problèmede notre mystérieuse vie seprésentait constamment devant lui :– des âmes écrasées, ruinées, letriomphe du mal, – et Dieu muet. Lessemaines, les mois s’écoulèrent ;Tom luttait, l’âme abattue et sombre.Il songeait à la lettre écrite à sesamis du Kentucky par miss Ophélia,et priait Dieu avec ardeur de lui

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envoyer la délivrance ; puis, jour parjour, il veillait, dans une espérancevague de voir arriver quelqu’unenvoyé pour le racheter. Personne nevenait, et il eût voulu arracher de sonsein les amères pensées. – Etait-cedonc en vain qu’il servait Dieu, queDieu l’abandonnait ainsi ! –Quelquefois il rencontrait Cassy ;plus rarement, appelé à la maison, ilapercevait à la dérobée la figuremélancolique d’Emmeline ; mais iln’avait de communications ni avecl’une ni avec l’autre ; et, vraiment, letemps manquait pour converser avecn’importe qui.

Un soir, tout anéanti, il s’était

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accroupi près des brandons à demiéteints, devant lesquels cuisait samisérable pitance. Il jeta deux outrois broutilles sur la braise, essuyad’exciter un peu de flamme, et ouvritsa Bible. Là se trouvaient marquéstant et tant de passages, qui sisouvent avaient pénétré son âme, –paroles des patriarches et desvoyants, des poètes, des sages, qui,depuis le commencement des siècles,ont enseigné le courage à l’homme :voix résonnant du sein de cetteimmense nuée de témoins, qui nousenvironnent durant les luttes de lavie. La Parole avait-elle donc perdude sa force ? ses yeux défaillants, ses

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sens émoussés, ne répondaient-ilsplus à l’appel de cette inspirationpuissante ? Avec un profond soupir,il remit le livre dans sa poche. Unbrutal éclat de rire le fit tressaillir. Ilreleva la tête. – Legris était debouten face de lui.

« Eh bien, vieux nèg’, dit le maître, tutrouves que ta religion fonctionnemal, à ce qu’il paraît ! Je me doutaisque je ferais entrer quelque bon sensdans ta caboche, au travers de talaine, à la fin ! »

Le cruel sarcasme était pis que lafaim, le froid, le dénûment : Tom setut.

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« Tu es un sot, car je te voulais dubien quand je t’ai acheté, poursuivitLegris. Il ne tenait qu’à toi d’êtreplus heureux que Sambo ou Quimbo,tous deux ensemble. Au lieu de tefaire rosser, étriller, de deux joursl’un, tu aurais levé la tête parmi tespareils, et rondiné à ton tour lesautres nèg’s ! De temps en temps ont’aurait ragaillardi le cœur avec unebonne rasade de chaud punch auwhishy. Allons ! Tom, entendsraison ! – Flanque-moi ce vieux tasde jongleries au feu, et embrasse monCredo !

– Le Seigneur m’en préserve ! ditTom avec ferveur.

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– Tu vois que le Seigneur nes’inquiète guère de toi ; s’il enprenait souci, il ne t’aurait pas toutd’abord laissé choir dans mes griffes.Ta religion, entends-tu bien, n’estqu’un tas de mensonges et deduperies. Je sais ce qu’en vaut l’aune,Tom, et tu ne perdras rien à te rangerde mon bord. Je suis quelqu’un, moi,et je puis quelque chose !

– Non, maître, dit Tom, je tiens bon.Que le Seigneur m’aide ou ne m’aidepas, je m’attacherai à lui, je croiraien lui jusqu’au bout !

– Double sot ! vieille dupe ! criaLegris lui crachant au visage, et lerepoussant du pied. Ne t’inquiète

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pas, va ! je te pourchasserai, je tesoumettrai ; – tu verras ! » Et Legriss’éloigna.

Quand, sous un fardeau trop lourd,l’âme succombant oppressée,descend aux dernières limitesd’humiliation et de découragement,soudain, par une réaction violente ilarrive que toutes les fibres, tous lesnerfs se tendent, et rejettent le poidsécrasant ; alors, de la plusaccablante angoisse naît un retourinespéré de force et de courage. Il enfut ainsi pour Tom. Les railleriesimpies de son maître avaient faitreculer son âme lassée, jusqu’aupoint le plus bas : si la main de la foi

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le rattachait encore à l’impérissableroc, c’était avec l’étreinte glacée dudésespoir. Tom était demeuréabasourdi, courbé près de son feu.Soudain, tout ce qui l’environnaits’effaça. Devant lui se dressaitl’image du Fils de l’Homme,couronné d’épines, frappé, saignant.Tom, ému d’admiration et de respect,contemplait la face majestueuse etplacide. Les yeux profonds, pleinsd’une douloureuse tendresse, lepénétrèrent jusqu’au fond du cœur ;son âme se réveilla ; il tendit sesdeux mains, prosterné, à genoux. –Graduellement la vision s’éclairait ;les épines s’allongèrent en rayons

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lumineux, et dans une ineffablesplendeur, il vit la face divine etglorieuse se pencher sur lui, et unevoix dit : « Celui qui vaincras’assoira sur mon trône avec moi ;car moi aussi j’ai vaincu, et je suisassis à la droite de mon Père. »

Combien de temps Tom resta là, il nele savait pas. Quand il revint à lui, lefeu s’éteignait, ses haillons étaienttrempés d’une rosée glaciale ; maisla redoutable crise était passée ; etdans la joie qui l’inondait, il nesentait plus ni faim, ni froid, niabjection, ni abandon, ni misère. Duplus profond de son âme, à partir decette heure, il secoua tous les liens

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terrestres, se sépara de toutes lesespérances de la vie présente, etoffrit sa volonté propre enholocauste à l’Infini. Tom contempla,sur la voûte sans bornes, lessilencieuses et immortelles étoiles, –imparfaites images des myriadesd’êtres angéliques dont les regardss’abaissent sur l’homme ; et la nuitrésonna des paroles triomphantesd’un hymne qu’il avait chantésouvent en de plus heureux jours,mais jamais avec une telle plénitudede joie :

La terre fondra comme neige,

Et le soleil s’éclipsera ;

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Mais le Seigneur, qui nous protège,

A ma droite se lèvera !

Quand mon existence mortelle,

La chair, les sens disparaîtront ;

Sans voile, la gloire éternelle,

Viendra rayonner sur mon front.

Des milliers de millions d’années,

Devant nous passeront en vain ;

Nos bienheureuses destinées

Jamais ne connaîtront de fin.

Pour peu qu’on soit au fait deshistoires religieuses qui circulentparmi les esclaves, on sait que rien

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n’est plus fréquent que les visions dugenre de celle-ci. Nous avons euoccasion d’entendre souvent desrécits merveilleux, racontés avec unefoi naïve par ces hommes simples etcroyants. Les psychologistes parlentd’un état dans lequel les émotionsdeviennent si impérieuses,l’imagination tellement puissante,que les sens leur obéissent, etrevêtent l’idée immatérielle d’uneforme visible. Qui limitera d’ailleursl’emploi que le Tout-Puissant peutfaire des facultés dont il nous adoués ? Qui lui tracera ses voiespour ranimer l’âme oppressée ? Ah !si l’esclave, abandonné de tous, croit

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que Jésus s’est manifesté à lui, que leChrist lui a parlé, qui osera lecontredire ? LUI, le Sauveur, n’a-t-ilpas dit que sa mission, dans tous lessiècles, est de guérir les cœursbrisés, et de relever libre celuiqu’écrasait sa chaîne !

Quand les lueurs grisâtres ducrépuscule du matin éveillèrent lesdormeurs pour le labeur desplantations, parmi ces malheureux enhaillons, frissonnants, il en était unqui marchait d’un pas joyeux ettriomphal ; car, plus ferme que le solqu’il foulait, son inébranlable foi sefondait sur l’éternel amour du Tout-Puissant.

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Ah ! maintenant essaie tes forces,Legris ! Les dernières angoisses, lemalheur, l’abjection, le besoin, laperte de tout, ne feront plus quehâter l’heure où il se lèvera prêtre etroi, selon Dieu !

De ce moment, un inviolable horizonde paix environna le cœur del’humble opprimé, – le Sauveur,toujours présent, l’avait élu pour sontemple. Loin maintenant lesdouloureux déchirements des regretsterrestres ; loin les fluctuationsénervantes d’espérances, de désirs etde craintes ; la volonté humaine silongtemps saignante dans la lutte,courbée aujourd’hui, s’était

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complètement fondue dans le vouloirdivin. – C’était désormais si court àses yeux que ce reste de vie ! – Siproches, si éclatantes apparaissaientles béatitudes éternelles, que lesdernières souffrances, les angoissessuprêmes, devaient être secouéesinaperçues. O mort ! où est tonaiguillon ?

Ce changement fut évident à tous lesyeux. La vivacité, l’allégresse étaientrevenues à Tom, jointes à unequiétude qu’aucune injure, aucunevexation ne pouvait plus troubler.

« Quel diable possède Tom ?demanda Legris à Sambo. Cesderniers temps il était terrassé, et le

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voilà maintenant réveillé comme ungrillon !

– Sais pas, maît’; p’t-être bien qu’itrame qué’que fuyade.

– J’aimerais assez voir ça, dit Legrisavec un sauvage grincement dedents : qu’en dis-tu, Sambo ?

– Y aurait de quoi éclater ! ho ! ho !ho ! fit le noir gnome, riant d’un rireobséquieux. Seigneur, quelle farce !le voir s’enfoncer dans la bourbe,être chassé, et se démêler d’entre lesépines avec les chiens à sestrousses ! – Ai-je ri à me tordre, cet’aut’ fois que nous avons rattrapéMolly ! Si j’ai pas cru qu’ils lui

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laisseraient que les os avant que jepusse la leur tirer des dents ! Oh !elle doit garder encore de bonnesmarques de cette bamboche-là !

– Je compte bien, reprit Legris,qu’elle les portera jusqu’à sa fosse.Mais, Sambo, aie l’œil au guet ; et sile nèg’ a quelque fantaisie dedécamper, donne-lui le croc enjambes.

– Fiez-vous-en à moi, maît’ ! Je vousbrancherai le raccoun, ho ! ho ! ho ! »

Cette conversation se tenait pendantque Legris montait à cheval pour serendre à la ville voisine. Revenant denuit, il eut l’idée de se détourner et

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de galoper autour des quartiers, pourvoir un peu si tout s’y passait dansles règles.

C’était par un magnifique clair delune ; les ombres des gracieux arbresde l’avenue dessinaient sur le sol leurélégant feuillage avec toutes sesdécoupures, et, dans l’air, régnaitcette silencieuse paix qu’il sembleraitimpie de troubler. Legris approchaitdes cases lorsqu’il crut distinguer unchant. Les sons de ce genre, en pareillieu, étaient chose rare. Il s’arrêtapour écouter. Une voix de ténor,mélodieuse, pénétrante, chantait :

Dès qu’aux célestes demeures

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Mon titre deviendra clair,

Qu’importent les sombres heures,

Les souffrances de la chair ?

Qu’importe que l’on m’outrage,

Que m’importent les soucis !

L’enfer, Satan, et sa rage,

De tout cela je me ris.

Ah ! que fondent sur ma vie,

Malheur, chagrin et dégoût,

C’est là-haut qu’est ma patrie,

Mon Dieu, mon ciel, et mon tout !

« Ah ! ah ! c’est comme ça ! se ditLegris. Ho ! vraiment ? il en est logé

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là ! – Que je hais ces maudits hymnesméthodistes ! Ici, nèg’ », s’écria-t-il,tombant à l’improviste sur Tom, etlevant sur lui sa cravache : commentoses-tu faire ce vacarme quand tudevrais être couché ? Ferme-moi tavieille damnée gueule noire, et rentreau plus vite, entends-tu ?

– Oui, maître, dit Tom avec unesoumission joyeuse, et il se leva pourobéir.

L’air heureux et tranquille du noirmit Legris hors des gonds ; ildétourna son cheval du côté de Tom,et lui travailla la tête et les épaulesavec son fouet.

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« Là ! chien ! dit-il, vois si cela teparaît bon ! »

Mais les coups ne tombaient que surla chair, non plus comme autrefoissur le cœur. Tom demeuraparfaitement soumis et tranquille ; etLegris ne put se dissimuler à lui-même qu’une grande part de sonpouvoir sur son humble esclave étaitdétruite. Au moment où celui-cidisparaissait dans la case, et où lemaître faisait rapidement pivoter soncheval, un éclair, une de ces vivesflammes que la conscience envoieparfois au travers des âmes les plusnoires, les plus perverses, frappasoudainement l’esprit de Legris. Il

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comprit que c’était DIEU même quise plaçait entre lui et sa victime, et ille blasphéma. Ce nègre soumis,muet, que ni insultes, ni menaces, nicoups, ni cruautés ne pouvaienttroubler, éveilla en lui cette voix quele Maître de Tom avait, aux tempsanciens, tiré du fond de la poitrinedu possédé, cette voix qui criait :« Qu’y a-t-il entre nous et toi, Jésusde Nazareth ? es-tu venu ici pournous tourmenter avant le temps ? »

L’âme de Tom débordait encompassion, en tendres sympathiespour les pauvres misérables quil’entouraient. Toute douleurpersonnelle avait disparu à jamais ;

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mais il se sentait dévoré de l’ardentdésir de verser sur ses compagnonsd’infortune une part de l’inépuisabletrésor de consolation, de joie, depaix, qui du ciel descendait en lui.Les occasions étaient rares, il estvrai ; mais, en allant et venant desplantations, et durant les heures detravail, il trouvait moyen de tendreune main secourable au fatigué, aumisérable, au désespéré. D’abord cespauvres êtres abrutis pouvaient àpeine comprendre ; mais, quand lescompatissants efforts eurent durédes semaines, des mois, au fond deces cœurs engourdis, des cordeslongtemps muettes commencèrent à

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vibrer. Par degrés imperceptibles, cethomme étrange, patient, silencieux,toujours prêt à porter le fardeau deceux dont jamais il ne réclamaitl’aide, – qui se tenait à l’écart, qui,servi le dernier, recevant le moins, semontrait toujours prêt à partager cepeu avec celui qui en avait besoin ; –l’homme qui, dans les froides nuits,cédait son lambeau de couverturepour soulager une pauvre femmetremblant de fièvre, et quiremplissait les paniers des plusfaibles, au risque effroyable detrouver le sien inférieur en poids ; –celui qui, poursuivi par l’implacablecruauté de leur commun tyran, ne

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joignait jamais son injure auxinjures, sa malédiction auxmalédictions, – cet homme, enfin,commença à prendre sur eux unascendant extraordinaire. Quand, leplus fort de la saison passé, lesdimanches furent rendus auxesclaves, plusieurs se rassemblèrentautour de Tom pour l’entendre parlerde Jésus. Ils désiraient se réunir enquelque endroit que ce fût, pourl’écouter, pour chanter et prierensemble ; mais Legris ne le souffritpoint : avec force serments etexécrations, il dispersa les groupes,et déjoua toutes les tentatives. – Labonne nouvelle ne put alors circuler

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qu’en secret, d’oreille à oreille. Maisqui dira avec quels ravissementsplusieurs de ces pauvres proscrits,dont la vie n’avait été qu’un pesantet triste voyage vers un but sombreet inconnu, – avec quels transportsils accueillirent l’annonce d’unRédempteur miséricordieux et d’unecéleste patrie ! Les missionnairesaffirment que c’est la race africainequi, entre toutes, reçoit l’Evangileavec le plus de docilité. En effet, sanature n’est-elle pas toute confianceet foi ? Des semences de la parole devérité, jetées au hasard, portées parquelque brise favorable dans l’une deces âmes naïves et ignorantes, y ont

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parfois germé, et produit des fruitsplus abondants que ceux obtenus parune plus haute et plus savanteculture.

La pauvre mulâtresse, dont lessimples croyances avaient étébouleversées par l’avalanche decruautés et d’injustices tombée surelle, sentit son âme ranimée parquelques hymnes, quelques passagesdes saintes Ecritures, que l’humblemissionnaire murmurait de temps àautre à son oreille, lorsqu’ils allaientau travail et en revenaient. – Il n’yavait pas jusqu’à l’esprit sauvage età demi égaré de Cassy qui ne secalmât, qui ne s’adoucit à cette suave

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et discrète influence.

Poussée au désespoir, presque à lafolie, par toute une vie d’agonie etd’angoisses, Cassy avait résolu enson âme qu’elle aurait son heure, et,de sa propre main, vengerait sur sonoppresseur les cruautés dont elleavait été ou témoin ou victime.

Une nuit, tous les habitants de lacase de Tom dormaientprofondément, lorsqu’il fut réveilléen sursaut, et vit paraître la figure deCassy à la fenêtre, ou plutôt au trouqui en tenait lieu. Elle l’appela audehors d’un geste silencieux.

Tom sortit de la case ; il pouvait être

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d’une à deux heures du matin. – Lalune brillait, tranquille, large et pure.Lorsque la lueur calme tomba sur lesgrands yeux noirs de Cassy, Tom enremarqua le flamboyant éclair, sidifférent de leur expressionhabituelle de morne désespoir.

« Ici, père Tom, dit-elle, venez ! Etposant sa petite main sur le robustepoignet du noir, elle l’entraîna avecautant de force que si ses doigtseussent été d’acier. – Venez ! Il y ades nouvelles pour vous.

– Qu’est-ce, demoiselle Cassy ?demanda Tom avec anxiété.

– Tom, souhaitez-vous la liberté ?

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– Je l’aurai, demoiselle, quand Dieuvoudra.

– Vous pouvez l’avoir cette nuitmême, dit Cassy avec énergie. –Venez ! »

Tom hésita.

« Allons, murmura-t-elle fixant sesnoirs yeux sur les siens. Vite ! Il dortd’un lourd sommeil. – J’ai mis cequ’il fallait dans son rhum pour quele sommeil dure. Que n’en ai-je eudavantage, et votre aide étaitsuperflue. Mais, venez ! la porte dederrière est entrebâillée ; – il y a unehache tout contre. – Je l’y ai mise ; –la porte de sa chambre est ouverte…

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Je l’eusse fait, mais j’ai les bras tropfaibles. – Venez ! venez !

– Non ; pas pour dix mille mondes,demoiselle Cassy ! dit Tom avecfermeté, s’arrêtant et la retenantcomme elle voulait l’entraîner.

– Mais pensez à tant de pauvrescréatures que nous pouvonsaffranchir d’un seul coup ! Nousirons après quelque part dans lesmarécages, sur une île, vivre làensemble. Pareilles choses se sontfaites, je le sais. Quelle vie ne seraitpréférable à la nôtre !

– Non ! dit Tom résolument, non !Jamais le bien ne vient du mal. Je

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couperais plutôt ma main droite !

– Alors je le ferai seule, dit Cassymarchant toujours.

– Oh ! demoiselle Cassy ! et Tom sejeta devant elle. Pour l’amour ducher Seigneur, qui est mort pourvous, ne vendez pas votre précieuseâme au démon ! Rien que du mal nepeut venir du mal. Le Seigneur nenous a pas appelés à la vengeance ;nous devons souffrir et attendre sonheure.

– Attendre ! dit Cassy ; n’ai-je pasattendu ? attendu jusqu’à ce que latête me tourne, que le cœur memanque ! Que ne m’a-t-il pas fait

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souffrir ? que n’a-t-il pas faitsouffrir à des centaines demisérables créatures ? Ne pressure-t-il pas le sang de vos veines ? Je suisappelée !… entendez-vous !… Sonheure est venue ; j’aurai le sang deson cœur !

– Non, non, non ! dit Tom retenantentre les siennes les deux petitesmains crispées. Non, chère pauvreâme perdue, vous ne le ferez pas ! Lecher béni Seigneur n’a jamaisrépandu d’autre sang que le sien, et ill’a versé pour nous, nous sesennemis. Oh ! que le Seigneur nousvienne en aide, et nous apprenne à lesuivre, à aimer aussi ceux qui nous

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haïssent !

– Aimer ! reprit Cassy avec un fauveregard, aimer de tels ennemis ! oh !ce n’est pas possible à des êtres dechair et de sang !

– Non, demoiselle, ça ne l’est pas, etTom leva ses yeux en haut. Mais LUIil peut nous l’inspirer, et là est lavictoire. Quand nous pouvons aimer,prier pour tous, à travers tout, il n’ya plus combat, la victoire est gagnée,– Gloire soit à Dieu ! » Et, avec unevoix entrecoupée, des yeuxruisselants de larmes, le noir élevason regard vers le ciel.

Et c’est là, ô Afrique ! la dernière

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appelée parmi les nations : appelée àla couronne d’épines, au fouet, à lasueur de sang, à l’agonie de la croix,– c’est là ta victoire ! c’est par là quetu régneras avec le Christ quand sonroyaume viendra sur terre.

La profonde ferveur des sentimentsde Tom, la douceur pénétrante deson accent, ses larmes, tombaientcomme une rosée céleste sur l’âmefiévreuse et violente de la pauvrefemme. Le feu sombre de ses yeuxs’amortit ; elle abaissa ses paupières,et Tom sentit se relâcher l’étreintenerveuse de sa main, lorsqu’ellereprit :

« Ne vous l’ai-je pas dit que le

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mauvais esprit me suivait ? Oh ! pèreTom, je ne fais pas prier. – Ah ! si jele pouvais ! – mais je n’ai plus priédepuis que mes enfants ont étévendus ! Ce que vous dites est bien, –je sais que ce doit être bien. Maisquand j’essaie de prier, je ne puis quehaïr et maudire. – Je ne puis plusprier !

– Pauvre âme ! dit Tom aveccompassion. Satan veut vous gagnerà lui. Il veut vous broyer comme lefroment sur l’aire. – Je prierai leSeigneur pour vous. Oh ! demoiselleCassy, tournez-vous vers le cherSeigneur Jésus. Il est venu guérir lescœurs brisés et consoler ceux qui

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pleurent. »

Cassy demeurait debout, silencieuse,et les larmes tombaient en largesgouttes de ses yeux baissés.

« Demoiselle Cassy, reprit Tom enhésitant après l’avoir considérée unmoment en silence ; si vous pouviezvous tirer d’ici, vous ? – Si la choseétait possible, je vous conseillerais, àvous et à Emmeline, de fuir – si ça sepeut sans meurtre ni sang répandu, –mais pas autrement.

– Voulez-vous essayer avec nous,père Tom ?

– Non, dit Tom. Il y a eu un temps oùje l’aurais voulu ; mais le Seigneur

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m’a donné de l’ouvrage parmi cespauvres âmes, et je veux rester prèsd’elles, et porter ma croix avec ellesjusqu’au bout. Vous, c’est différent.Il y a piège pour vous. – C’est tropfort pour que vous y teniez. – Mieuxvaut se sauver, si c’est possible !

– Je n’y connais d’autre issue que latombe, dit Cassy. Il n’y a pas de bêteou d’oiseau qui ne trouve son gîte.Les serpents mêmes, les alligatorsont leur lieu de repos et leur abri ;mais pour nous il n’y en a pas. Là-bas, au plus épais des marécages,leurs chiens nous traqueraient. Lesgens, les choses, tout est contrenous. – Les bêtes mêmes se rangent

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contre nous. – Et où aller ? »

Tom demeura muet ; enfin il dit :

« Celui qui a sauvé Daniel de la fosseaux lions, qui a tiré les trois enfantsde la fournaise ; – celui qui a marchésur la mer et commandé aux vents des’apaiser, – celui-là est vivant ! J’aifoi qu’il peut vous délivrer. Essayez,et je prierai de toute mon âme ; jeprierai pour vous. »

Par quelle étrange loi se fait-ilqu’une idée, longtemps repoussée,étincelle soudain d’une nouvellelumière, et la pierre, jetée à nos piedscomme inutile, brille tout à coup del’éclat du diamant ?

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Cassy avait tant et tant de fois roulédans sa tête tous les plans de fuiteprobables ou possibles, et les avaitrejetés comme impraticables : à cemoment, un projet illumina sonesprit, et lui apparut si simple, sifacile dans tous ses détails, quel’espérance s’éveilla aussitôt.

« Père Tom ! j’essaierai, dit-ellesoudain.

– Amen, reprit Tom, et que leSeigneur vous secoure ! »

q

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Chapitre40

Le stratagème.

La voie des méchants est commel’obscurité, ils ne savent où ilstomberont.

PROVERBES, ch IV, verset 19.

Le grenier de la maison qu’occupait

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Legris était, comme la plupart desgreniers, un vaste espace, désert,poudreux, tapissé de toilesd’araignée, sorte de capharnaümencombré de rebuts et de meublesjadis splendides, aujourd’huivermoulus, importés par l’opulentefamille qui avait autrefois habité laplantation, puis oubliés par elle dansles chambres désertes, ou reléguésdans les combles. Une ou deuximmenses caisses, qui avaient serviau transport du mobilier, sedressaient, vides, contre lesmurailles. Une étroite lucarnelaissait tomber, à travers des vitressales et enfumées, une lueur avare et

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douteuse sur les chaises à hautdossier, sur les tables couvertes depoussière, qui avaient connu demeilleurs jours. L’aspect de ce lieuétait repoussant et sépulcral ; maistout lugubre qu’il était, les légendesqui circulaient parmi les nègressuperstitieux en centuplaient lesterreurs. Peu d’années auparavant,une négresse, qui avait encouru ledéplaisir de Legris, y avait étéenfermée pendant plusieurssemaines. Que s’y passa-t-il alors ?Nous ne le dirons point. Les esclavesn’en parlaient qu’en murmuresténébreux. Tout ce que l’on savait,c’est que le cadavre de la

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malheureuse avait été descendu delà-haut et enterré. Depuis lors, desblasphèmes, des imprécations, lebruit de coups violents mêlés à descris lamentables, à des gémissementsdésespérés, se faisaient entendre,assurait-on, dans ce lieu redoutable.La première fois qu’il en parvintquelque chose aux oreilles de Legris,il se mit en fureur, et jura que ceuxqui feraient des contes sur le greniersauraient ce qu’il en était : il les yenchaînerait une semaine. Cet aviscoupa court aux causeries, maisn’affaiblit en rien la foi qu’on avaiten l’histoire.

Cependant, chacun, de peur d’en

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parler, évita peu à peu l’escalier quiconduisait au capharnaüm ; lecorridor même qui précédait lesmarches devint désert, et la légendetombait en oubli, lorsqu’il vint àl’esprit de Cassy d’en profiter pouraviver les terreurs superstitieuses deLegris, et tenter l’évasion d’elle et desa compagne de souffrance.

La chambre à coucher de Cassy étaitimmédiatement au-dessous dugrenier. Un jour, sans consulterLegris, elle prit sur elle, de la façonla plus ostensible, de fairetransporter tous les meubles dansune pièce à l’autre extrémité de lamaison. Les domestiques

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subalternes, chargés d’opérer ledéménagement, allaient, venaient,couraient, rivalisant de zèle et dedésordre, lorsque Legris rentra d’unepromenade à cheval.

« Holà ! hé ! Cassy ! qu’y a-t-il sousle vent ?

– Rien ; seulement, je veux changerde chambre, répliqua-t-elle d’un tonsournois.

– Et pourquoi, s’il te plaît ?

– Parce que je le veux.

– Pourquoi, diable, le veux-tu ?

– Je désirerais pouvoir dormirquelquefois.

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– Dormir ? Eh bien ! qui t’empêchede dormir ?

– Je pourrais vous le dire, si vousvoulez l’entendre, répliqua-t-ellesèchement.

– Parleras-tu, sorcière ?

– Ce n’est pas la peine. D’ailleurs, jesuppose que vous n’en seriez pastroublé, vous. Ce n’est rien : desgémissements, des coups, des corpsse roulant sur le plancher moitié dela nuit, depuis minuit jusqu’au jour.

– Des corps, là-haut, dans le grenier !dit Legris avec malaise, maisgrimaçant un rire forcé : les corps dequelles gens, Cassy ? »

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Cassy leva ses grands yeux noirs etacérés ; elle le regarda en face avecune expression qui le fit frémirjusque dans la moelle des os.

« De quelles gens, Simon ! répéta-t-elle ; c’est à vous de me le dire ; vousne le savez pas, peut-être ! »

Legris jura et leva sa cravache pourla frapper, mais elle s’esquiva,franchit la porte, et lui dit, en seretournant :

« Si vous voulez coucher dans cettechambre, vous en saurez plus long !Essayez-en ! » Et elle rentra ets’enferma à la clef. Legris rugit,tempêta, menaça d’enfoncer la

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porte ; mais, sur plus mûre réflexion,il se dirigea vers le salon d’un airtroublé. Cassy vit que le trait avaitporté, et s’appliqua, dès lors, avecune rare adresse, à poursuivrel’œuvre commencée.

Elle avait enfoncé dans un trou de latoiture le goulot d’une vieillebouteille ; le plus léger vent,rencontrant cet étroit passage, s’yengouffrait avec un sifflementlugubre et lamentable, qui, dans lesbourrasques, devenait aigu, perçant,et résonnait aux oreilles effrayéescomme des cris d’épouvante et dedésespoir.

Ces sons, entendus de temps à autre

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par les domestiques, ravivèrentl’ancienne histoire de revenants. Uneterreur panique s’empara de toute lamaison ; et, quoique personne n’osâten souffler mot à Legris, il se trouvaplongé dans une atmosphère deterreur.

Il n’est pas d’homme plussuperstitieux que l’athée. Le chrétiens’assure en sa croyance au Pèrecéleste, sage, tout-puissant, dont laprésence remplit le vide, d’ordre etde lumière ; mais, pour celui qui adétrôné Dieu, le monde des espritsn’est réellement, selon les paroles dupoète hébreu, que « une régionténébreuse à l’ombre de la mort, » où

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règne le désordre, et où la lumièren’est qu’obscurité. Pour lui, la mortet la vie sont hantées de fantômes,vagues objets d’horreur et d’effroi.

L’élément moral, si profondémentengourdi chez Legris, s’était réveilléau contact de Tom – réveillé, pourêtre vaincu par la force enracinée dumal ; mais une prière, une parole, unhymne, comme autant de chocsélectriques, faisaient commotion audedans, et y produisaient un effroisuperstitieux.

L’empire de Cassy sur cet hommeétait d’une nature étrange. A la foisson possesseur, son tyran, sonpersécuteur, il la savait

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complètement en son pouvoir, dansl’impossibilité d’être aidée ousecourue, et cependant elle ledominait ; car l’homme le plus brutalne saurait vivre en rapportsconstants avec une femme énergiquesans subir son influence. Lorsqu’ill’acheta, elle était encore délicate etdistinguée ; il ne se fit aucunscrupule de la fouler aux pieds ; maisà mesure que le temps,l’avilissement, le désespoir eurentendurci le cœur de Cassy et alluméses mauvaises passions, elle lemaîtrisa à son tour, et il la redoutait,tout en la tyrannisant.

Cette influence était devenue plus

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fatigante et plus décisive depuisqu’une demi-folie prêtait à ses actes,à ses paroles, un caractère bizarre etsurnaturel.

Un ou deux soirs après ledéménagement, Legris était assisdans la vieille salle, devant un feu debois qui jetait çà et là de douteusesclartés. C’était par une nuitd’ouragan ; – une de ces nuits quifont courir à travers les vieillesmaisons désertes des escadrons debruits étranges et fantastiques. Lesfenêtres s’ébranlaient, les persiennesbattaient les murs, et le vent, prenantses ébats, mugissait, grondait,s’engouffrait dans la cheminée, et en

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chassait la fumée et les cendres,comme les avant-coureurs d’unelégion d’esprits. Legris réglait descomptes et lisait les journaux, tandisque Cassy, établie dans un coin,regardait le feu d’un œil morne. Ilposa son journal sur la table, etvoyant à côté un vieux livre ouvertque Cassy avait lu pendant la soirée,il le prit et le feuilleta. C’était un deces recueils d’histoires de revenants,d’abominables meurtres, de visionssurnaturelles, qui, grossièrementimprimés et enluminés, exercent surle lecteur une sorte de fascinationdès que l’on commence à les lire.

Legris fit la moue, haussa les

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épaules, mais continua la lecturepage après page, jusqu’à ce qu’il finitpar rejeter le livre avec un juron.

« Tu ne crois pas aux revenants, toi,Cassy ? dit-il en prenant les pincetteset tisonnant le feu. Je te croyaisassez de bon sens pour ne pas telaisser effrayer par des bruits.

– Peu importe ce que je crois,répliqua-t-elle d’un ton âpre.

– En mer, ils ont plus d’une foisessayé de me faire peur, repritLegris, avec leurs damnés contes quin’en finissaient pas ; mais ils n’ontjamais pu y réussir. Je suis un peutrop coriace pour de pareilles

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fariboles, je t’en avertis. »

Du fond de son coin sombre, Cassy leregardait avec fixité. Elle avait dansles yeux cette lueur étrange quiimpressionnait péniblement Legris.

« Qu’est-ce, après tout, que cesbruits ? Rien, que les rats et le vent,poursuivit-il. Des rats, à eux seuls,font un vacarme du diable : je lesentendais souvent à fond de cale,dans le vaisseau. Quant au vent –Seigneur ! il n’y a pas de son qu’onn’en puisse tirer. »

Cassy savait que Legris était mal àl’aise sous le feu de ses yeux ; elle nerépondit pas, mais continua

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d’attacher sur lui son regard fixe etmorne.

« Allons, femme, parleras-tu ? – Nepenses-tu pas comme moi ?

– Des rats peuvent-ils monterl’escalier, traverser le corridor,ouvrir une porte fermée en dedans, etcontre laquelle on a mis une chaise ?Peuvent-ils marcher, marcher pas àpas, droit à votre lit, et poser la mainsur vous… ainsi ? »

Les yeux étincelants de Cassy étaientrivés sur ceux de Legris, tandisqu’elle parlait : il restait pétrifiécomme dans un cauchemar, jusqu’àce qu’elle appuyât sa main glacée sur

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la sienne : alors il fit un bond enarrière et jura.

« Femme, que prétends-tu dire ?personne ne t’a fait ça !

– Oh ! non, – personne ; – vous ai-jedit qu’il y eût quelqu’un ? reprit-elleavec un sourire de dérision glacial.

– Mais… as-tu réellement vu quelquechose ? Voyons, qu’y a-t-il, Cass ? –parle.

– Il ne tient qu’à vous de le savoir,couchez-y.

– Ca venait-il du grenier, Cassy ?

– Ca – quoi ?

– Eh bien, ce dont tu parles.

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– Je n’ai parlé de rien, dit Cassy avecune sombre amertume. »

Legris marchait de long en large,d’un air troublé.

« Je veux aller au fond de cetteaffaire. J’y verrai cette nuit même. Jeprendrai mes pistolets.

– Faites, dit Cassy ; couchez danscette chambre. Je voudrais vous yvoir ! Faites feu de vos pistolets, –faites ! »

Legris frappa du pied, et jura avecemportement.

« Ne jurez pas ! vous ne savez quipeut vous entendre… Chut !… qu’est-

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ce que cela ?

– Quoi ? » dit Legris en tressaillant.

Une vieille horloge hollandaise, quise dressait dans un coin de la pièce,sonna lentement.

En proie à une vague terreur, Legrisne parlait ni ne remuait. Deboutdevant lui, Cassy le regardait de sesyeux étincelants, tout en comptantles coups.

« Minuit ! dit-elle ; maintenant, nousallons voir ! » Elle ouvrit la porte quidonnait dans le corridor, et prêtal’oreille.

« Ecoutez !… n’entendez-vous pas ?…

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Elle leva le doigt.

– C’est le vent, dit Legris. Il soufflecomme un enragé.

– Simon, venez ici, » murmura Cassy,posant sa main sur la sienne, etl’entraînant au bas des marches.Savez-vous ce qu’est cela ?…écoutez ! »

Un cri aigu retentit le long del’escalier. Il partait des combles. Lesgenoux de Legris s’entrechoquèrent.Il devint blême de peur.

« Ne feriez-vous pas bien d’armervos pistolets ? dit Cassy avec uneironie qui glaça le sang de l’homme.C’est le moment de voir au fond de

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cette affaire. Que ne montez-vous ?Ils sont à l’œuvre !

– Je ne veux pas monter ! repritLegris avec une imprécation.

– Pourquoi pas ? il n’y a pas tellechose que des revenants, vous savez !venez ! – Et Cassy s’élança sur lesmarches, et se retourna pour voir s’illa suivait : – Venez donc !

– Je crois que tu es le diable enpersonne ! Veux-tu bien redescendre,sorcière ! Ici, Cass ! n’y vas pas ! »Mais Cassy, poussant un éclat de rireinsensé, montait toujours. Ill’entendit ouvrir la première portequi conduisait au grenier. La

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chandelle qu’il tenait à la mains’éteignit, et une violente rafaledescendit, apportant avec elle descris perçants, lamentables, et quisemblaient poussés aux oreilles deLegris. Eperdu de terreur, il regagnala salle. Cassy l’y suivit au bout d’unmoment, pâle, calme, impassiblecomme un esprit vengeur ; dans sesyeux brillait toujours la même lueursinistre.

« Vous en avez assez, j’espère ? dit-elle.

– Que le diable t’étrangle, Cass !

– Pourquoi ? J’ai monté et fermé lesportes, voilà tout. Qu’imaginez-vous

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d o nc qu’il y ait dans ce grenier,Simon ?

– Rien qui te regarde.

– Soit ! En tout cas, je suis fort aisede ne plus coucher au-dessous. »

Prévoyant que le vent augmenteraitce même soir, Cassy avait d’avanceouvert la lucarne ; et, dès que laporte avait donné issue au soufflefurieux, il avait enfilé l’escalier etéteint la lumière.

Cassy continua le même jeu jusqu’àce que Legris en vînt à ce point qu’ileût mieux aimé mettre sa tête dans lagueule d’un lion, que d’explorer legrenier maudit. Cependant, elle s’y

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rendait chaque nuit, et y accumulapeu à peu assez de vivres pour ypouvoir subsister quelques jours.Elle y transporta aussi, à l’heure oùtous dormaient, la plus grande partiede sa garde-robe et de celled’Emmeline. Ces arrangementsterminés, elle attendit une occasionfavorable.

En cajolant Legris, et saisissant uneéclaircie dans son humeur noire, elleavait obtenu de l’accompagner à laville voisine, située sur la rivièreRouge. La mémoire merveilleusementaiguisée par l’espérance, elleobserva, pendant l’allée et le retour,chaque tournant de la route, et se

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forma une idée juste du tempsnécessaire pour la parcourir.

Enfin, le moment décisif approchait.Legris était allé à cheval visiter uneferme des environs. Depuis plusieursjours, Cassy était d’une grâce etd’une aménité peu ordinaires, et ilsétaient ensemble, du moins enapparence, sur les meilleurs termes.

La nuit tombait. Emmeline et Cassy,enfermées dans la chambre de lapremière, faisaient en hâte deuxpetits paquets.

« Ils suffiront, dit Cassy ;maintenant, mettez votre chapeau etpartons : il est temps.

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– Mais on peut encore nous voir.

– C’est ce que je veux, repritfroidement Cassy. Ne savez-vous pasqu’en tout cas ils nous donneront lachasse ? Voilà mon plan : nousallons nous glisser dehors par laporte de derrière, et passer encourant devant les cases. Sambo ouQuimbo ne peuvent manquer de nousapercevoir. Ils se mettront à notrepoursuite, et nous entrerons dans lemarécage : impossible à eux de nousy suivre. Il leur faudra retourner enarrière, donner l’alarme, assemblerles chiens ; et tandis qu’ils secroiseront, qu’ils se culbuteront,comme ils le font régulièrement à

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tout événement imprévu, noussuivrons à gué la crique qui s’étendderrière la maison jusqu’à ce quenous nous trouvions en face de laporte. Cette contre-marche mettra leschiens en défaut, car l’eau rompt lapiste. Tout le monde désertera lamaison pour courir après nous, etnous y rentrerons par la porte dederrière, et gagnerons le grenier, oùj’ai fait un bon lit dans une desgrandes caisses. Nous habiteronsforcément ce grenier quelque temps ;car il soulèvera ciel et terre contrenous. Il enrôlera quelques vieuxpiqueurs des autres plantations, et sedonnera le plaisir d’une grande

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chasse. Ils fouilleront pouce à poucetout le sol du marais. C’est un de sessujets d’orgueil que personne n’aitjamais pu lui échapper ! Qu’il chassedonc tout à loisir !

– Cassy, comme votre plan est bienconçu ! dit Emmeline. Vous seulepouviez l’imaginer. »

Les yeux de Cassy n’exprimèrent nijoie ni triomphe, rien que la fermetédu désespoir.

« Allons, » dit-elle, en tendant lamain à Emmeline.

Les deux fugitives se glissèrentdehors sans bruit, et longèrent àtravers les ombres du crépuscule le

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quartier des esclaves. Le croissant dela lune, se dessinant à l’ouest sur leciel comme un sceau d’argent,retardait un peu les approches de lanuit. Ainsi que l’avait prévu Cassy,une voix leur cria de s’arrêter, aumoment où elles atteignaient le borddu marais qui cernait la plantation.Ce n’était pas Sambo, mais Legris,qui les poursuivait en les accablantd’injures. Emmeline se sentitdéfaillir, et suspendue au bras de sacompagne, elle dit :

« O Cassy, je me trouve mal !

– Tenez bon, ou je vous tue ! » Cassytira de son sein un stylet ; elle en fitbriller la lame aux yeux de la jeune

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fille.

Ce moyen extrême lui réussit :Emmeline ne s’évanouit pas. Toutesdeux se plongèrent, dans lelabyrinthe du marais, à un endroit siépais et si noir, qu’il eût été insenséà Legris de tenter de les y suivre sansrenfort.

« Bien ! dit-il avec un férocericanement, elles se sont prisesd’elles-mêmes au piège, – lescoquines ! Elles sont en bon lieu.Elles me le payeront cher ! Holà ! hé !Sambo ! Quimbo ! tout le monde !cria Legris, arrivant aux casescomme les esclaves revenaient dutravail. Il y a deux fuyantes dans le

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marais. Cinq dollars pour le nègrequi me les rattrape. Lâchez leschiens ! lâchez Tigre, Furie, toute lameute ! »

La nouvelle produisit une vivesensation. Plusieurs hommess’élancèrent en avant pour offrirleurs services, dans l’espoir de larécompense, ou par suite de cetterampante servilité qui est un desplus odieux effets de l’esclavage. Lesuns couraient à droite, les autres àgauche ; quelques-uns allumaient destorches de résine, d’autresdétachaient les chiens, dont lesaboiements rauques et sauvagescomplétaient le tumulte.

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« Tirerons-nous dessus, mait’, sinous ne pouvons pas les dénicher ?demanda Sambo à qui Legris venaitde donner une carabine.

– Tu peux tirer sur Cassy, si tu veux :il est grand temps qu’elle aille audiable, à qui elle appartient. Maispour la fille, non. – Maintenant,garçons, alertes et prestes ! cinqdollars à celui qui les empoigne, etun verre de rhum à chacun de vousautres ! »

A la lueur des torches flamboyanteset aux hurlements sauvages des bêteset des hommes, toute la bande sedirigea vers le marais : lesdomestiques suivaient à distance ; et

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la maison était complètementdéserte quand Emmeline et Cassy s’yglissèrent à pas furtifs par la portede derrière. Les cris, lesrugissements des traqueursemplissaient l’air. Des fenêtres de lasalle, les fugitives pouvaient voir latroupe avec ses flambeaux sedisperser sur les bords du marais.

« Voyez ! dit Emmeline, la chassecommence ! Voyez danser leslumières au loin ! Ecoutez !… leschiens ! n’entendez-vous pas ? Sinous étions là, notre chance nevaudrait pas un picayune ! Oh ! parpitié ! cachons-nous vite !

– Il n’y a point lieu à se presser, dit

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Cassy froidement. Les voilà touslancés, – la chasse sera ledivertissement du soir ! Nousmonterons tout à l’heure. Enattendant – elle prit résolument uneclef dans la poche du surtout queLegris avait ôté en hâte, – il nousfaut de quoi payer notre passage. »

Elle ouvrit le bureau, et en tira unrouleau de billets de banque, qu’ellecompta rapidement.

« Oh ! ne faisons pas cela, ditEmmeline.

– Pourquoi ? reprit Cassy. Qu’aimez-vous mieux ? que nous mourions defaim dans les marais, ou que nous

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puissions gagner un Etat libre ?L’argent peut tout, enfant. Elle mitles billets dans son sein.

– Mais c’est voler, dit Emmelined’une voix basse et triste.

– Voler ! répéta Cassy avec un rireméprisant. Qu’ils nous prêchent,eux, qui volent le corps et l’âme !Chacun de ces billets a été volé, –volé à de pauvres créaturesaffamées, qui suent sang et eau, etqu’il livre au diable à la fin pour sonprofit. Qu’il parle de vol ! Mais,allons ; autant vaut gagner notregrenier : j’y ai fait provision dechandelles et de livres qui aideront àpasser le temps. Tenez-vous pour

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assurée qu’ils ne viendront pas nouschercher là. S’ils le tentent… eh bien,je ferai mon rôle de revenant. »

Quand Emmeline atteignit le grenier,elle y trouva une immense caissevide, couchée sur le côté, de manièreà ce que l’ouverture fit face au mur,ou plutôt à la charpente du toit.Cassy alluma une petite lampe, et seglissant sous les solives, elless’établirent dans ce réduit. Il étaitgarni de deux matelas et d’oreillers :tout à côté, une boîte était remplie dechandelles, de vivres et de tous lesvêtements nécessaires au voyage,rassemblés en paquets étonnammentpetits et compacts.

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« Là, dit Cassy, lorsqu’elle eutsuspendu la lampe à un crochet,qu’elle avait fixé tout exprès au bordde la caisse ; voici notre maison pourle présent, vous plaît-elle ?

– Etes-vous bien sûre qu’ils neviendront pas fouiller le grenier ?

– Je voudrais voir Simon Legrisessayer. Non, non ; il préfère s’entenir à distance. Quant auxdomestiques, il n’y en a pas un quin’aimât mieux être fusillé que demontrer son nez ici. »

Un peu rassurée, Emmelines’arrangea sur son oreiller.

« Que vouliez-vous dire, Cassy,

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demanda-t-elle naïvement, quandvous avez parlé de me tuer ?

– Je voulais vous empêcher de voustrouver mal, et j’y ai réussi. Je vouspréviens, Emmeline, qu’il vous fauttenir bon, ne pas vous évanouir, quoiqu’il arrive. C’est parfaitementinutile ; si je n’y eusse coupé court,vous seriez maintenant entre lesmains de ce misérable. »

Emmeline frissonna.

Toutes deux gardèrent quelquetemps le silence. Cassy se mit à lireun livre français, Emmeline, accabléede fatigue, s’endormit. Elle futréveillée par de violentes clameurs

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au dehors, le galop des chevaux etl’aboiement des chiens. Elle seredressa en sursaut, et poussa unfaible cri.

« Ce n’est que la chasse qui revient,dit froidement Cassy. Ne craignezpas. Regardez par ce trou. Ne lesvoyez-vous pas tous là, en bas ? –Simon y renonce pour cette nuit.

Voyez comme son cheval s’estcouvert de boue, à force de se vautrerdans le marais ! Les chiens aussi ontl’oreille basse. Ah ! mon bon maître,vous aurez à recommencer la courseplus d’une fois : – le gibier n’est paslà.

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– Oh ! de grâce, pas un mot ! ditEmmeline. S’ils vous entendaient ?

– S’ils entendent quelque chose, ilsse tiendront d’autant plus à l’écart,reprit Cassy. Il n’y a pas de danger :nous pouvons faire tout le bruit qu’ilnous plaira ; l’effet n’en sera quemeilleur. »

Enfin, à minuit, le silence se rétablitdans la maison : Legris se couchamaudissant sa mauvaise chance, etjurant de se venger le lendemain.

q

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Chapitre41

Le martyr.

Ne crois pas que le ciel oublie

Le juste, qui, privé des plusvulgaires dons,

Doit épuiser les maux de sonobscure vie,

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Et, repoussé du pied, endurer lesaffronts.

Dédaigné de l’homme, qu’ilmeure !

Au ciel s’ouvre une autredemeure,

Là, chacun de ses pleurs compté

Prépara la joie immortelle

Où son Dieu, son sauveurl’appelle

Pour l’ineffable éternité.

BRYANT

La plus longue route a son terme ; –la plus obscure nuit voit naître une

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aurore. Les heures, dans leurinexorable fuite, entraînent sanscesse le jour du méchant versd’éternelles ténèbres, la nuit du justevers un jour sans limites. Nousavons accompagné les pas de notrehumble ami le long de la vallée del’esclavage, traversant avec lui,d’abord les champs fleuris del’aisance et de l’affection ; puis,témoins de sa déchirante séparationd’avec tout ce qui est cher àl’homme, nous nous sommes arrêtésavec lui dans cette oasis dorée dusoleil, où des mains généreusescachaient ses chaînes sous les fleurs.Enfin, nous l’avons suivi jusqu’où

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s’éteignait le dernier rayon desespérances terrestres, et alors nousavons vu le firmament du mondeinvisible se consteller pour luid’étoiles d’un impérissable éclat.

Maintenant, l’astre du matin vient depoindre au sommet des montagnes,et les brises qui soufflent du cielannoncent que les portes du jours’entr’ouvrent.

La fuite de Cassy et d’Emmelinepoussa le violent caractère de Legrisau dernier degré d’irritation, et,comme il était aisé de le prévoir,toute sa rage tomba sur la tête sansdéfense de Tom. Lorsque, en toutehâte, le maître annonçait à ses nègres

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la nouvelle de l’évasion, l’éclair dejoie qui jaillit des yeux de Tom, lemouvement instinctif de ses mainslevées, ne lui échappèrent pas. Il vitque le noir ne se joignait point à lapoursuite, et songea d’abord à l’ycontraindre. Mais il avaitl’expérience de sa résistanceopiniâtre dès qu’il s’agissait deprendre part à un acte d’inhumanité,et il était trop pressé pour risquer leconflit.

Tom resta donc en arrière avec lepetit nombre de ceux qui de luiapprenaient à prier, et tousadressèrent en commun leurs vœuxau ciel pour le salut des fugitives.

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Quand Legris revint tout penaud, lahaine, qui fermentait dans son seincontre son humble esclave, prit toutà coup des proportions formidables.– Cet homme ne le bravait-il pas, –ferme, inflexible, indomptable, etcela du jour qu’il l’avait acheté ? N’yavait-il pas dans ce nègre je ne saisquel esprit silencieux qui dardait surlui, Legris, comme une flammeinfernale ?

« Je le hais ! dit-il cette nuit-là,s’agitant dans son insomnie ; je lehais ! Et n’est-il pas MAPROPRIETE ? Ne suis-je pas maîtred’user de lui comme il me plaît ? Quipourrait m’en empêcher ? » Serrant

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le poing, il le brandit dans le vide,comme pour écraser quelqueadversaire invisible.

Tom, néanmoins, était un esclave deprix : serviteur fidèle, laborieux ; et,tout en le haïssant davantage envertu de ses mérites, Legris hésitait.

Le matin suivant, il prit la résolutionde se taire encore ; il allait réunir,des plantations voisines, quelqueshommes armés, quelques couples dechiens, entourer le marais, faire unechasse à fond : s’il réussissait, ehbien, à la bonne heure ; s’iléchouait ? alors il faisaitcomparaître Tom devant lui. – Ilgrinça des dents, ses veines se

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gonflèrent, – Tom céderait. Sinon ! –Il y eut un mot horrible, murmuré audedans de lui, mot que son âmeapprouva.

L’intérêt du maître, dites-vous, estpour l’esclave une suffisantegarantie ! Quoi ! dans la frénésie dela passion, l’homme, pour parvenir àses fins, vend jusqu’à son âme, etl’on veut qu’il ménage le corps deson prochain !

« Eh bien ! dit Cassy, le lendemain,après avoir épié au trou de lalucarne, voilà leur chasse quirecommence ! »

Trois ou quatre cavaliers

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caracolaient devant la façade, et uneou deux paires de chiens étrangersluttaient contre les nègres qui lestenaient accouplés, aboyant etgrondant les uns contre les autres.

Deux de ces hommes étaientsurveillants des habitations lesmoins éloignées ; les autres,camarades de bouteille de Legris,venaient des tavernes de la villevoisine, amenés par l’attrait de lachasse. On aurait eu peine à imaginerune plus odieuse bande. Legris leurservait du rhum à profusion, et ne leménageait pas non plus aux nègres,glanés pour ce service dans lesdiverses plantations, car il est

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d’usage de faire, autant que possible,de la chasse d’un esclave une fêtepour les autres.

Cassy, l’oreille collée à la lucarne,entendait une partie des paroles quis’échangeaient, et que lui apportaitla brise du matin. Un rire sardoniquevenait encore assombrir sa tristephysionomie, à mesure qu’elle lesécoutait se partager le terrain,débattre le mérite des différentsboule-dogues, donner des ordrespour faire feu, et décider de la façonde traiter, en cas de capture, chacunedes fugitives.

Elle se recula, joignit les mains, etlevant les yeux au ciel : « O Seigneur

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Dieu tout-puissant ! dit-elle, noussommes tous pécheurs ; mais, pourêtre ainsi traités, qu’avons-nous fait,nous de plus que les autres ? »

Il y avait dans la voix, dansl’expression des traits, une terriblevéhémence.

« Si ce n’était vous, enfant,poursuivit-elle, et son regard tombasur Emmeline ; si ce n’était vous,j’irais droit à eux, et je remercieraiscelui qui m’abattrait d’un coup defusil. Qu’est-ce que la liberté pourmoi désormais ? me rendra-t-ellemes enfants ? me rendra-t-elle ce queje fus jadis ? »

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Emmeline, dans son innocentesimplicité, à demi effrayée dessombres fureurs de Cassy, laregarda, inquiète, émue, et ne fitnulle réponse. Seulement elle lui pritla main avec un mouvement decaresse timide.

« Non, dit Cassy, essayant de larepousser ; vous m’amèneriez à vousaimer ; et je ne peux plus, je ne veuxplus rien aimer !

– Pauvre Cassy, dit Emmeline, nedésespérez pas. Si le Seigneur nousaccorde la liberté, peut-être vousrendra-t-il votre fille ; et quoi qu’ilarrive, je serai une fille pour vous. Jesais que je ne reverrai jamais plus ma

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pauvre vieille mère ! et, que vousm’aimiez ou non, je vous aimerai,Cassy ! »

Le doux esprit enfantin triompha.Cassy, assise près de la jeune fille,l’entoura de ses bras, caressa sessoyeux cheveux bruns, et Emmelines’émerveilla de la beauté de sesmagnifiques yeux maintenantattendris et voilés de larmes.

« Oh ! Emmeline, dit Cassy, j’ai faim,j’ai soif de mes enfants ! Mes yeuxs’usent à les chercher dans le vague.

Là, s’écriait-elle se frappant le sein,là tout est désolé ! tout est vide !Ah ! si Dieu me rendait mes enfants,

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alors je pourrais prier !

– Confiez-vous à lui, Cassy, ditEmmeline ; il est notre Père !

– Sa colère s’est allumée contrenous, repartit-elle. Il a détourné denous son visage.

– Non, Cassy, non ; espérons en lui.Oh ! moi, j’espère, j’espèretoujours ! »

La chasse fut longue, tumultueuse,complète, mais à pure perte, et Cassyabaissa un regard d’ironiquetriomphe sur Legris, lorsque,déconfit, harassé, il descendit decheval devant la maison.

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« A présent, Quimbo, dit-il, lorsqu’ilse fut étendu au salon, va-t-en mechercher ce vieux drôle ; fais-lemonter ici, et au plus vite. Ce satanéTom est au fond de tout ceci, et je luiferai sortir cette trame du corps àtravers sa vieille peau noire. S’il setait, ah ! il dira pourquoi ! »

Sambo et Quimbo, tout en sehaïssant à la mort l’un l’autre, seréunissaient pour détester Tom nonmoins cordialement. Dès l’origine ilsavaient su que Legris n’achetait cenègre que pour en faire leursurveillant durant ses absences.L’aversion qu’ils conçurent enconséquence contre lui, s’accrut chez

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ces hommes bas et serviles à mesureque celui qui en était l’objetencourait le déplaisir du maître. Cefut donc fort joyeusement queQuimbo s’acquitta de sacommission.

Tom reçut le message d’un cœurferme et prévoyant ; car il était aufait du plan d’évasion, du lieu derefuge. Il n’ignorait, ni l’implacableet terrible nature de l’homme auquelil avait à faire, ni son despotiquepouvoir ; mais, fort de l’aide de Dieu,il était prêt à braver la mort plutôtque de trahir en rien les pauvresfugitives.

Il posa son panier à son rang parmi

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les autres, et levant les yeux au ciel,il dit : « Je remets mon âme entre tesmains ! Tu m’as racheté, ô SeigneurDieu de vérité ! » Et il s’abandonnaaux rudes poignets de Quimbo, quil’entraîna brutalement.

« Aye, aye ! dit le géant comme il letirait après lui. Il t’en cuira ! Maîtrefait le gros dos pour tout de boncette fois ; y a pas à fouiner ! Tuverras ce qui en revient d’aider nèg’sà maître à décamper ! Ah ! tu vas entâter ! Tu t’en tireras pas tout entier !va ! »

Mais, de ces mots féroces, pas unn’atteignit l’oreille de Tom ! – Unevoix plus haute lui criait : « Ne

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crains pas ceux qui ôtent la vie ducorps et qui ne peuvent faire mourirl’âme. » Soudain les nerfs, les os dupauvre homme tressaillirent. On eûtdit que le doigt de Dieu l’avaittouché ; il sentit dans son seinl’énergie d’un millier d’âmes.Entraîné rapidement par Quimbo, ilvoyait arbres, buissons, cases, tousles témoins de sa dégradation,tourbillonner et disparaître, commele paysage fuit derrière la courseimpétueuse d’un char ; son cœurbattait au dedans de lui ; – sa célestepatrie apparaissait presque ; –l’heure de la délivrance sonnait !

« Ah ça, Tom, » dit Legris, marchant

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droit à lui, et le saisissant rudementau collet. Dans l’accès de sa rage ilparlait, les dents serrées et par motsentrecoupés : « Sais-tu que j’ai prisla résolution de te TUER ?

– Je crois très-possible, maître,répondit Tom avec calme.

– Prends garde ! reprit Legris avecune détermination froide et terrible :c’est – un – parti – pris, – bien pris, –entends-tu, Tom ? à moins que tu medises ce que tu sais de ces filles ! »

Tom demeura muet.

« M’entends-tu ? reprit Legris,frappant du pied avec le rugissementd’un lion courroucé, parle !

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– J’ai rien à dire, maître, reprit Tomd’une voix lente, ferme etdéterminée.

– Oseras-tu soutenir, chien dechrétien noir, que tu ne sais rien ? »dit Legris.

Tom ne répondit pas.

« Parle ! fulmina Legris, en lefrappant avec fureur ; sais-tuquelque chose ?

– Je sais, maître ; mais je puis riendire ; je puis mourir. »

Legris respira fortement ; et,contraignant sa fureur, prit Tom parle bras, approcha sa figure tout

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contre la sienne, et dit d’une voixterrible : « Ecoute bien, Tom ! – tucrois, parce que je t’ai lâché déjà,que je ne parle pas pour tout de bon ;mais cette fois j’en ai pris mon partiet calculé les frais. Tu m’as toujoursrésisté : aujourd’hui, vois-tu, je tesoumets ou je te tue ! Je compteraichaque goutte de sang, à mesure queje les tirerai une à une de tes veines,jusqu’à ce que tu cèdes. »

Tom leva les yeux, regarda Legris etrépondit : « Maître, si vous étiezmalade, ou en trouble, ou mourant,pour vous sauver je donnerais tout lesang de mon cœur ; si, le tirer goutteà goutte de ce pauvre vieux corps, ça

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pouvait sauver votre précieuse âme,je le donnerais bien volontiers,comme le Sauveur a donné le sienpour moi. O maître ! chargez pasvotre âme d’un si gros péché ! Il feraplus mal à vous que mal à moi ! Allezau pire du pire, les tourments pourmoi ça sera sitôt passé ; mais pourvous, si vous ne vous repentez pas,ça n’aura jamais de fin ! »

Ce fut comme un fragment dequelque étrange et céleste harmonievibrant au travers des rugissementsd’une tempête. Ce tendre élan decœur amena une pause soudaine.Legris semblait pétrifié, et demeuraitl’œil fixé sur Tom. Le silence était si

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profond que le bruit du balancier dela vieille horloge, marquant lesdernières minutes de grâce et demerci accordées au repentir de cetteâme endurcie, se faisaient entendredistinctement.

Ce ne fut qu’un instant ; unehésitation de quelques secondes. –Le ressort se détendait ; – maisl’esprit du mal revint sept fois plusterrible, sept fois plus furieux ;Legris, écumant de rage, terrassa savictime et la foula aux pieds.

Les scènes de meurtre et de supplicesont horribles à voir, et l’oreille n’ensupporte pas le récit. Ce quel’homme a la force de faire, il n’a pas

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toujours celle de l’entendre raconter.Ce qu’il faut que notre prochain,frère par le sang, frère par lareligion, endure, ne peut nous êtredit, même seul à seul, dans le secretde notre intérieur ; car ce récit seraitune angoisse ! Et cependant, ô monpays, ces actes se font à l’ombre detes lois ! O Christ, ton Eglise les voitet ne réclame pas !

Mais aux temps jadis est né CELUIdont les souffrances ont transformél’instrument de supplice, d’abjectionet de honte en un symbole de gloire,d’honneur et d’immortalité. Quandson divin esprit est là, l’avilissanteverge, l’insulte dégradante, les

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sanglantes atteintes, rehaussentencore les sublimes et dernièresluttes du chrétien.

Etait-elle seule, l’âme héroïque ettendre, durant la longue, longue nuit,sous ce vieux hangar où il supportales coups multipliés, les horriblestortures ?

Non ; près du martyr, vu seulementpar ses yeux, « semblable à un fils de

Di eu [47], » se tenait Celui qui asouffert.

Le tentateur était là aussi, – aveuglépar une volonté despotique etfurieuse ; – il pressait Tom, demoment en moment, d’échapper à

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cette agonie, et de livrer l’innocence ;mais le loyal, le noble cœur demeuraferme, attaché au roc éternel. Commeson Rédempteur, il savait que poursauver les autres il fallait se sacrifierlui-même, et les plus cruellesextrémités ne purent arracher de luiautre chose que de pieuses paroles,que de saintes prières…

« Lui être presque fini, maître, ditSambo, touché quoi qu’il fit, de lapatience de la victime.

– Frappez jusqu’à ce qu’il cède !Allons ! ferme ! Appliquez fort, hurlaLegris. Je lui tirerai les dernièresgouttes de son sang, à moins qu’il neparle, qu’il n’avoue ! »

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Tom entr’ouvrit les yeux, et regardason maître : « Pauvre misérablecréature, dit-il, il y en a tout ce quevous en pouvez faire. Je vouspardonne de toute mon âme, et ils’évanouit.

– Je crois, le diable m’emporte, qu’ilest à bas pour tout de bon, dit Legrisqui marcha en avant et le regarda.Ma foi, c’est fait ! Sa maudite gueulese taira à la fin. – C’est toujours çade gagné. »

Oui, Legris ; mais qui fera taire lavoix qui crie au fond de ton âme ?Cette âme fermée au repentir, à laprière, à l’espoir, et dans laquelles’allume le feu qui jamais ne

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s’éteindra !

Cependant Tom n’était pas tout àfait mort. Les merveilleuses paroleséchappées durant ses souffrances,ses douces prières avaient touché,même le cœur des nègres abrutis,instruments de son cruel bourreau ;et, dès que Legris eut disparu, ilss’empressèrent de relever le corpsdéchiqueté, et s’efforcèrent, dansleur ignorance, de le rappeler à la vie,– comme si la vie lui était un bien !

« Pour sûr que nous avons fait là,mauvaise, méchante besogne, ditSambo. J’espère c’est au compte dumaître ; pas à nous à en répondretoujours ! »

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Ils lavèrent ses blessures, ils luidressèrent un lit grossier avec ducoton de rebut, et l’y étendirent ; l’und’eux se glissa furtivement dansl’habitation, et sous prétexte ques’étant épuisé à frapper il avaitbesoin de se restaurer, il obtint deLegris quelques gouttes d’eau-de-viequ’il revint verser aussitôt dans lagorge de Tom.

« Oh ! Tom, dit Quimbo, nous avonsété bien méchants, bien cruels pourtoi !

– Je vous pardonne de tout moncœur, murmura faiblement Tom.

– Oh ! Tom, dis-nous qui est Jésus ?

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– dis-le-nous, demanda Sambo. CeJésus que tu voyais toute la nuit àcôté de toi, qui est-il ? »

Ces mots rappelèrent l’âmedéfaillante prête à prendre son vol.Elle s’épancha en quelquesénergiques paroles sur le miraculeuxSauveur, – sa vie, sa mort, saprésence éternelle, – sa puissancepour sauver.

Ils pleurèrent tous deux, – ceshommes farouches ! ils pleurèrent.

« Pourquoi jamais rien entendre, riensavoir de tout ça ? dit Sambo. Mais jecrois ! – je puis plus m’en empêcher !Seigneur Jésus, ayez pitié de nous.

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– Pauvres créatures, dit Tom, je suiscontent d’avoir enduré tout ce quej’ai souffert si cela vous peut gagnerà Jésus ! O Seigneur, accorde-moi cesdeux âmes, je t’en supplie ! »

La prière fut exaucée.

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Chapitre42

Le jeune maître.

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Deux jours après, un jeunehomme conduisait unevoiture légère à traversl’avenue des arbres deChine ; jetant les rênessur le cou du cheval, il

s’élança à terre, et demanda à voir lepropriétaire de l’habitation.

Ce voyageur était George Shelby.Pour savoir comment il se trouvaitlà, il faut nécessairement retournerun peu en arrière.

Par quelques malheureusescirconstances, la lettre de missOphélia à madame Shelby avait étéretenue un ou deux mois dans unbureau de poste reculé, et, quand elle

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atteignit sa destination, Tom étaitdéjà hors de vue, perdu dans leslointains marécages de la rivièreRouge.

Madame Shelby lut avec uneprofonde peine les tristesrenseignements qui lui arrivaient,mais toute action immédiate étaitimpossible. Elle se trouvait alors auchevet du lit de son mari atteintd’une maladie grave, et dans le délirede la fièvre. Massa Georgie quin’était plus alors un écolier, mais unjeune homme, fidèle assistant de samère dans les soins à rendre aumalade, était aussi le seul conseillerauquel elle put s’en rapporter dans la

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gestion des affaires. Miss Ophéliaavait eu la précaution d’envoyer lenom de l’avoué chargé de lasuccession de Saint-Clair, et tout cequ’on put faire, ce fut d’écrire à cethomme de loi pour s’enquérir de ceque Tom était devenu. La mort deM. Shelby, arrivée peu après, avaitpréoccupé les siens pendant touteune saison de deuil, de pressantsintérêts, et d’affaires qui ne sepouvaient ajourner.

Le défunt avait montré sa confiancedans la capacité de sa femme, en ladésignant pour seule exécutricetestamentaire, et elle se trouva tout àfait absorbée dans une suite de

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soucis et d’embarras.

Avec l’énergie qui la caractérisait,elle s’appliqua à démêler le chaos.Elle et George furent quelque tempsoccupés à réunir et à examiner lescomptes, à vendre des propriétés, àacquitter des dettes ; madame Shelbyétait déterminée à tout éclaircir, àtout mettre à jour, quelles quepussent en être les conséquencespour son aisance personnelle. Sur cesentrefaites, la réponse de l’homme deloi, que miss Ophélia leur avaitdésigné, arriva. Il annonçait que Tomavait été vendu aux enchères, et que,hors le prix du paiement reçu au nomde ses clients, il ne s’était mêlé en

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rien de cette affaire.

Ni George, ni sa mère ne sepouvaient contenter d’un telrésultat ; en conséquence, environsix mois après, quelques intérêtsappelant George Shelby vers laBasse-Rivière, il se résolut àdescendre à la Nouvelle-Orléans, et àpoursuivre ses enquêtes jusqu’à cequ’il eût découvert Tom et l’eûtracheté.

Après quelques mois de recherchesinfructueuses, George rencontra, parhasard, un homme qui lui donna lesinformations qu’il désirait. L’argenten poche, il prit le bateau à vapeurpour la rivière Rouge, décidé à

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retrouver et à ramener son vieil ami.

Il fut bientôt introduit près duplanteur qu’il trouva dans sonvestibule.

Legris reçut le visiteur avec une sortede hargneuse hospitalité.

« J’ai appris, dit le jeune homme, quevous aviez acheté à la Nouvelle-Orléans un nègre nommé Tom. Il ademeuré sur l’habitation de monpère, et je suis venu dans l’espérancede le pouvoir racheter. »

Le front de Legris se rembrunit, et sacolère éclata en virulentes paroles :« Oui, j’ai acheté un drôle de cenom ; un s… marché que j’ai fait là !

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Le plus insubordonné, le plusrécalcitrant, le plus impudent chien !Il a poussé mes nèg’s à s’enfuir, m’afait sauver deux filles qui valaientbien de huit cents à mille dollarspièce. Il l’a avoué ; et quand je lui aicommandé de dire où elles étaient,ne s’est-il pas redressé, le chien,pour répondre qu’il le savait, maisqu’il ne le dirait pas ! il a tenuparole, quoiqu’il ait reçu la plussévère correction, le plus damnéfouet dont j’aie encore régalé unnèg’. – Je crois qu’il est en train decrever quelque part. Je ne sais s’il enviendra à bout.

– Où est-il ? dit George avec

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impétuosité. Où est-il ? que je levoie. » Les joues du jeune hommeétaient devenues pourpres, ses yeuxlançaient des flammes, mais,prudemment, il se retint et n’ajoutarien de plus.

« Lui êt’e par là, sous l’hangar, » ditun petit esclave qui tenait le chevalde George.

Legris donna un coup de pied aunégrillon en jurant ; George, sansdire un mot, marcha droit au hangar.

Tom était resté étendu deux joursdepuis la fatale nuit ; sans douleuraucune, chaque nerf ayant étéémoussé, détruit. Presque tout le

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temps il demeura dans une sorte detranquille torpeur ; le corpsvigoureux et fortement constituéavait peine à relâcher l’âme qu’ilemprisonnait. Dans l’obscurité de lanuit, de pauvres créatures désoléesdérobaient quelques heures à leurinsuffisant repos, pour lui venirrendre les services d’affection dont ilavait été si libéral durant son tempsd’épreuve. Les malheureux disciplesavaient certes peu à offrir : – le verred’eau froide, – mais donné, le cœurplein d’amour et les yeux ruisselantsde larmes.

Ces larmes tombaient sur l’honnêteet insensible visage, témoignages du

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regret tardif des pauvres ignorantspaïens que sa patience et son amourdurant son martyre avaient soudainéveillés au repentir, et qui versaientd’amères prières au pied d’unRédempteur, dont ils connaissaient àpeine le nom, mais que jamais cœurfervent et simple n’invoqua en vain.

Cassy, qui se glissant hors de sonrefuge, avait écouté en cachette, etappris le sacrifice fait pour elle etpour Emmeline, s’était, la nuitd’avant, au risque d’être découverte,faufilée au chevet de Tom. Le peu demots que l’âme aimante du martyrlaissa tomber de ses mouranteslèvres, avait dissipé ce long hiver,

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fondu cette épaisse glace, que ledésespoir et les souffrances de tantd’années avaient accumulée dans lesein de Cassy, et la pauvre femmeattendrie avait pleuré et prié !

Quand George entra sous le hangar,il fut pris de vertige : son cœur seserra, ses genoux fléchirent.

« Est-il possible ! – est-il possible !dit-il ; et il tomba à genoux près del’agonisant. – Oncle Tom. – Monpauvre ami, mon cher, mon vieilami ! »

Quelque chose du son de la voixpénétra l’oreille du mourant ; ilremua un peu et très-doucement la

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tête, sourit et murmura :

« Si Jésus touche le chevet,

Le lit entier n’est que duvet. »

Des larmes, qui faisaient honneur àson cœur viril, tombèrent des yeuxdu jeune homme, penché sur son vieilami.

« O cher oncle Tom, éveillez-vous ! –parlez encore une fois, – ouvrez lesyeux, – c’est votre petit Georgie,votre massa Georgie, – ne mereconnaissez-vous plus !

– Massa Georgie ! dit la faible voix ;et Tom rouvrit les yeux. – MassaGeorgie ! » – et il parut troublé.

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L’idée, le souvenir, se firent jourlentement dans son âme. Le vagueregard devint fixe, l’œil s’éclaira, unelueur illumina les traits, les faibles etrudes mains se rapprochèrent, sejoignirent, et deux larmes coulèrentle long des joues.

« Béni soit le Seigneur ! – c’est – ah !c’est – c’est – tout ce qui memanquait ! Ils ne m’avaient pasoublié ! Ah ! cela réchauffe l’âme, –ça fait bien au pauvre vieux cœur ! Aprésent, oh ! je meurs content ! Bénisle Seigneur ô mon âme !

– Non, vous ne mourrez pas ! Il nefaut pas que vous mourriez ! Nepensez pas à nous quitter : je viens

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vous racheter, je vous remmène !s’écria George avec une impétueusevéhémence.

– O massa Georgie ! venu trop tard ;– c’est le Seigneur Jésus qui m’aacheté ; il m’appelle à sa demeure –J’ai hâte d’y aller. Mieux vaut le cielque le Kintuck !

– Oh ! il ne faut pas mourir, cela metuerait ! – Je me briserai le cœur depenser à ce que vous avez souffert, –et vous voir étendu là ! sous cemisérable hangar ! ô pauvre, pauvrecher ami !

– M’appelez pas pauvre, reprit Tomd’un ton solennel ; – j’ai été un

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pauvre misérable, mais autrefois.C’est passé, passé. Maintenant, jesuis aux portes de gloire. O massaGeorgie, le ciel est proche ! j’ai gagnéla victoire ! – le Seigneur Jésus mel’a donnée ! – gloire soit à soitnom ! »

George, frappé de l’énergie aveclaquelle ces phrases interrompuesétaient prononcées, demeurait, pleinde respect et silencieux, à contemplerson vieil ami.

Tom lui serra la main et poursuivit,reprenant haleine presqu’à chaquemot :

« Faut pas le dire à Chloé. Pauvre

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âme ! trop terrible pour elle.Seulement lui dire que vous m’aveztrouvé près d’entrer dans la gloire, etque je pouvais pas rester pourpersonne. – Dites-lui le Seigneur êtreavec moi, toujours, partout ; il a toutfait léger, tout facile. Et… oh ! lespauv’s enfants ! et la petite ! Monvieux cœur presque se fendre poureux bien des fois ! Dites à tous qu’ilfaut me suivre, – me suivre ! – Amaître, à bonne maîtresse, dites queje les aime toujours. Tous dans lavieille chère maison aussi. – Voussavez pas ? j’aime eus tous, – j’aimetout, – toutes les créatures, partout ;– n’y a plus rien qu’amour ! – Oh !

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massa Georgie, quelle grande chosec’est d’être chrétien ! »

A ce moment, Legris, qui errait d’unair insouciant au dehors de la porte,lança à l’intérieur un coup d’œilhargneux, et s’éloigna.

« Vieux Satan ! s’écria Georgeindigné ; ma consolation est depenser que le diable le lui revaudraun de ces jours !

– Oh non ! – faut pas, reprit Toms’accrochant à la main qu’il tenait.Pauvre malheureux ! c’est pitié depenser à lui ! Oh ! s’il se repentaitseulement, le Seigneur luipardonnerait ; j’ai tant peur qu’il se

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repente pas !

– J’espère bien que non, dit George.Dieu me préserve de le rencontrer là-haut !

– Chut ! massa Georgie, paix ! – çame chagrine, faut pas penser commeça ; – il m’a pas fait réellement mal,– seulement ouvert pour moi lesportes du royaume. C’est tout. »

Le mourant, que la joie de revoir sonjeune maître avait rempli d’une forceéphémère, s’affaissa tout à coup. Lesressorts se détendirent, les yeux sefermèrent ; et sur son visage apparutce mystérieux, ce sublimechangement qui parle d’une autre vie.

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Il commença à respirer par longueset profondes aspirations ; sa largepoitrine se soulevait et s’abaissaitpesamment ; mais l’expression destraits était celle du triomphe.

« Oh ! qui nous séparera – jamais –de l’amour – du Christ ! » Il dit,d’une voix à peine murmurée, et avecun sourire s’endormit dans leSeigneur.

George demeurait frappé de respect :il lui semblait être dans un lieuconsacré ; et lorsqu’il se releva,après avoir fermé les yeux sans vie, iln’avait plus qu’une pensée, – celleque son vieil ami avait exprimée :« Quelle grande chose que d’être

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chrétien ! »

Il se détourna : Legris, l’air sombre,était debout derrière lui.

La sérénité de cette scène de mortréprima l’impétuosité des passionsde la jeunesse. La présence del’homme n’excita plus chez Georgequ’un sentiment de profond dégoût,et l’impatient désir de s’en délivrer leplus vite et avec le moins de parolespossible.

Fixant ses yeux noirs et perçants surLegris, du doigt il montra le mort, etdit simplement : « Vous avez tiré delui tout ce que vous en pouviezjamais avoir. Combien voulez-vous

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du corps ? je désire l’emporter et lefaire enterrer décemment.

– Je ne vends pas des nègres morts,repartit Legris d’un ton bourru ;enterrez-le où et comme il vousplaira.

– Garçons, dit George avec autorité àdeux ou trois nègres qui restaient làà regarder le corps, aidez-moi à lesoulever et à le porter dans mavoiture, et donnez-moi une bêche. »

Un d’eux courut en chercher une ; lesdeux autres aidèrent George àtransporter le cadavre.

Le jeune homme n’adressa ni uneparole ni un regard à Legris qui, sans

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contremander ses ordres, demeuraitlà debout, sifflant avec uneinsouciance affectée. Il les suivit,d’un air de mauvaise humeur,jusqu’à la voiture qui était arrêtéedevant la porte de la maison.

George étendit son manteau, fitplacer soigneusement le corpsdessus, – dérangeant le siège pourfaire place. Enfin il se retourna,regarda fixement Legris, et lui ditavec un sang-froid contraint :

« Je ne vous ai pas déclaré mapensée sur toute cette atroce affaire ;– ce n’est ni l’heure ni le moment.Mais, monsieur, ce sang innocentobtiendra justice. Je proclamerai ce

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meurtre sur les toits, s’il le faut ! etje vous accuse devant le premiermagistrat que je pourrai trouver.

– Allez ! dit Legris faisant claquerdédaigneusement ses doigts. J’auraiplaisir à vous voir vous démener. Oùcomptez-vous prendre vos témoins,s’il vous plaît ? – Où sont vospreuves ? Allez ! bon courage ! »

George vit toute la portée de ce défi.Il n’y avait pas un blanc surl’habitation ; or, dans tous lestribunaux du Sud, le témoignage desgens de couleur n’est pas admis. Illui sembla dans ce moment que le crid’indignation qu’il refoulait au fondde son cœur pouvait pénétrer la

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voûte des cieux pour en fairedescendre la justice ; vain espoir !

« Après tout, que d’embarras pourun nègre mort ! » dit Legris.

Ce mot fut une étincelle dans unepoudrière. La prudence n’est pas lavertu des jeunes gens du Kentucky.George se retourna, et d’un coupviolemment asséné, terrassa Legris.Debout sur le misérable tombé laface contre terre, il ressemblait à sonpatron triomphant de l’esprit du mal.

Il est certains hommes quî n’envalent décidément que mieux pourêtre bien rossés ; ils respectent toutde suite l’homme qui les a roulés

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dans la poussière. Legris était de cesnatures-là. Lorsqu’il se fut relevé, etqu’il eut secoué un peu ses habits, ilsuivit des yeux, avec une sorte deconsidération, la voiture quis’éloignait lentement ; et il ne rouvritla bouche que lorsqu’elle fut hors devue.

Au delà des limites de la plantation,George avait remarqué, en venant, unpetit tertre sec, sablonneux etombragé de quelques arbres. C’est làqu’ils creusèrent la fosse.

« Faut-il ôter le manteau, massa ?demandèrent les nègres lorsque lafosse fut prête.

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– Non, non ; – enterrez-le avec lui.C’est tout ce que je puis te donnermaintenant, mon pauvre ami, cheroncle Tom ! et tu l’auras. »

Ils le déposèrent enveloppé dumanteau, et les hommes rejetèrent laterre, pelletée à pelletée, en silence.La fosse comblée, ils la recouvrirentde gazon.

« Vous pouvez vous en aller, mesenfants, dit George glissant une pièced’argent dans la main de chacun,mais ils demeurèrent là, hésitant.

– Si jeune maître voulait nousacheter ?… dit enfin l’un d’eux.

– Nous, servir lui fidèlement, ajouta

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l’autre.

– Les temps si durs, ici ! jeunemaître, dit le premier. Oh ! maître,par grâce, achetez-nous ! s’il vousplait !

– Je ne puis ! – je ne le puis pas ! ditGeorge avec tristesse, et leur faisantde la main signe de s’éloigner. C’estimpossible. »

Les pauvres gens désolés seretirèrent en silence et la tête basse.

« Sois moi témoin, Dieu éternel ! ditGeorge s’agenouillant sur la tombede son pauvre ami ; oh ! je te prendsà témoin, qu’à partir de cette heure jeferai tout ce qu’un homme peut faire

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pour chasser de mon pays lamalédiction de l’esclavage. »

Il n’y a pas une pierre pour marquerle lieu où repose notre ami. Qu’a-t-ilbesoin de monument ! Le Seigneursait où le trouver pour le releverimmortel au jour où il apparaîtradans sa gloire.

Ne le plaignez pas. Une telle vie, unetelle mort ne demandent pas delarmes. Ce n’est ni dans la richesse,ni dans la puissance qu’éclate lagloire de Dieu, mais dans l’amoursouffrant et dévoué. Bénis sont ceuxqu’il appelle à le suivre et à porter sacroix après lui avec patience ! C’estd’eux qu’il est écrit : « Bienheureux

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ceux qui pleurent, parce qu’ils serontconsolés. »

q

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Chapitre43

Une histoire derevenantsauthentique.

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Les légendes sépulcralescirculaient plus quejamais dans la maison deLegris.

On affirmait tout basavoir entendu, au profond

de la nuit, des pas descendrel’escalier du grenier et rôder dans lescorridors. En vain avait-on fermé laporte du dernier étage, le revenantavait en poche une double clef, ou,usant du privilège acquis de tempsimmémorial aux fantômes, passaitpar le trou de la serrure, et paradaitcomme devant, avec une audace toutà fait alarmante.

Quant aux formes extérieures du

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spectre, les rapports variaientbeaucoup, grâce à une coutume fortrépandue parmi les noirs – et aussiparmi les blancs – de fermer les yeuxen pareille occasion, et de se cacherla tête sous des couvertures, desjupons, ou tout autre voile àproximité de la main. Or, qui ne saitque quand les yeux du corps donnentleur démission, les yeux de l’espritn’en sont que plus éveillés et plusperçants. Il y avait donc bon nombrede portraits en pied du fantôme, tousattestés et garantis ressemblants,bien que, comme il arrive souventdes portraits, il n’y eut entre euxd’autre analogie que le costume

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classique des revenants, le granddrap blanc. Les pauvres esclaves, peuversés dans l’histoire ancienne, nesavaient pas que Shakespeare eûtconsacré ce détail pittoresque, endisant :

« Les morts enveloppés de drapsparcouraient les rues de Rome,poussant des gémissements et des cris

inarticulés [48]. »

Cette rencontre est un fait curieux depneumalogie, que nous signalons àl’étude des spiritualistes.

Quoi qu’il en soit, nous savons, àn’en pas douter, qu’une grandefigure, couverte d’un drap blanc, se

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promenait à des heures indues partoute la maison de Legris,franchissait les portes, glissaitcomme une ombre dans les piècesdésertes, disparaissait parintervalles, et se montrait en haut dumystérieux escalier qui conduisait aufatal grenier ; et cependant lelendemain tout était clos et aussisolidement verrouillé que la veille.

Legris ne pouvait fermer tout à faitl’oreille à ces bruits, d’autant plusfatigants qu’on s’efforçait de les luicacher. Il but encore plus que decoutume, leva la tête plus haut, etjura plus que jamais le jour ; mais lanuit il faisait de mauvais rêves, et les

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visions qui hantaient son chevetn’étaient rien moins que riantes. Lesoir du lendemain de l’enterrementde Tom, il se rendit à cheval à la villevoisine pour y faire une orgie : il lafit complète. Il rentra tard et fatigué,ferma sa porte en dedans, en prit laclef, et se coucha.

Quelque peine qu’on puisse prendreà étouffer une âme, elle est pour leméchant un hôte incommode,inquiétant, redoutable. Qui peutassigner des limites à son activité ?qui connaît tous ses mystérieux peut-être, – ses frissons, sestremblements, qu’elle ne saurait pasplus surmonter qu’elle ne peut

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s’affranchir de son éternité ? N’est-ilpas insensé l’homme qui ferme saporte aux esprits, quand il en a un audedans de lui-même qu’il n’oserencontrer face à face ? – dont lavoix, quoique enfouie sous desmontagnes, résonne encore comme latrompette du jugement dernier !

Legris s’était barricadé, avait misune chaise contre sa porte, avaitallumé une veilleuse, et placé sespistolets à portée de sa main. Il avaitexaminé les espagnolettes desfenêtres, et jurant qu’il ne craignaitni le diable ni sa suite, il s’étaitendormi.

Il dormit profondément, car il était

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las ; mais à la fin, une ombreténébreuse, un sentiment d’horreur,une vague appréhension d’un dangerplanant sur lui, se glissèrent dansson sommeil. Il vit le linceul de samère : Cassy le tenait déployé devantlui. Il entendit un bruit confus de crisde douleur et de gémissements. Ilsavait qu’il dormait, et luttait pours’éveiller. Il y parvint à demi. Cettefois, il en était sûr, quelque choseentrait dans sa chambre. Sa portes’ouvrait ; il n’en pouvait douter,mais la peur le paralysait. Enfin il seretourna en sursaut : la porte étaitouverte ; et une main éteignit salumière.

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Il faisait un clair de lune trouble etvoilé ; – pourtant il voyait – là – unechose blanche glisser, au lieu demarcher – il entendait le frôlementdu linceul sur le parquet. – Elle étaitlà, debout, immobile, près de son lit.Une main glacée toucha la sienne ;une voix basse, étranglée, murmuratrois fois à son oreille : « Viens !viens ! viens ! » Et tandis qu’il gisaitcouvert d’une sueur froide,l’apparition disparut, sans qu’il sûtquand et comment. Il sauta hors dulit, et courut à la porte ; elle étaitfermée à double tour : il tombaévanoui.

A dater de cette nuit, Legris

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s’abandonna à l’ivresse : il but, nonplus comme autrefois avec unecertaine prudence, mais outre mesureet sans arrêt.

Bientôt le bruit qu’il se mourait serépandit aux environs ; ses excèsavaient développé l’effroyable

maladie [49] qui semble projeter sur lavie présente les ombres livides de laréprobation future. Personne nepouvait supporter les horreurs decette chambre funèbre, où il délirait,se débattait, hurlait, et parlait devisions qui glaçaient le sang de ceuxqui l’entendaient : debout, près deson lit de mort, il voyait se dresserune figure blême, terrible,

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inexorable, qui lui répétait : « Viens !viens ! viens ! »

Par une bizarre coïncidence, le matinqui suivit la nuit où le fantômeapparut pour la première fois àLegris, on trouva la porte de lamaison ouverte, et quelques nègresaperçurent deux ombres blanchâtres,glissant le long de l’avenue quiconduisait au grand chemin.

Un peu avant le lever du soleil,Emmeline et Cassy firent une haltedans un bouquet d’arbres près de laville.

Cassy, vêtue de noir, portait lecostume des créoles espagnoles. Un

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voile, jeté par-dessus son chapeau etsurchargé de broderies, lui cachait levisage. Il avait été convenu qu’ellepasserait pour une dame créole, etEmmeline pour sa femme dechambre.

Elevée dès son enfance au milieu degens distingués, Cassy se trouvait enparfait rapport de langage, demanières, d’aspect, avec le rôlequ’elle avait pris. Ce qui lui restaitencore de joyaux et de richesvêtements lui permit de compléterson personnage.

Elle s’arrêta dans le faubourg de laville, à un magasin où elle avaitremarqué des malles à vendre. Elle

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en acheta une, et pria le marchand dela lui faire porter. Ainsi, escorté d’undomestique qui voiturait son bagagesur une brouette, d’Emmeline qui lasuivait chargé de son sac de nuit etde divers paquets, elle fit son entréedans la petite auberge en femme dequalité.

La première personne qu’elle yrencontra fut George Shelby ; ilattendait le passage du bateau.

De la lucarne du grenier, Cassy avaitobservé le jeune homme ; elle l’avaitvu enlever le corps de Tom, et avaitassisté de loin, non sans une certainesatisfaction, à sa lutte avec Legris.Plus tard, pendant ses excursions

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nocturnes, et en rapprochant lesbribes de conversations qu’elle avaitsurprises parmi les noirs, elle sut quiil était, et comprit ses relations avecTom. En le voyant comme elleattendre le bateau, elle se sentitrassurée.

L’air, les manières, et surtout laprodigalité de Cassy, écartèrent dansl’hôtel jusqu’à l’ombre d’un soupçon.Les gens sont, d’ordinaire, peudisposés à chercher querelle àquiconque paye bien ; c’est cequ’avait prévu Cassy lorsqu’elles’était munie d’argent.

Entre chien et loup on entenditapprocher le bateau. George Shelby,

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avec la politesse naturelle à toutKentuckien, offrit le bras à Cassypour la conduire à bord, et s’occupade l’y installer convenablement.

Tant que dura la traversée de larivière Rouge elle garda la chambreet le lit, sons prétexted’indisposition, et son officieusecompagne se montra des plusempressées à la soigner.

En atteignant le Mississipi, George,qui savait que la dame étrangère sedirigeait comme lui vers le haut pays,lui proposa de louer un salon encommun dans le même bateau. Il laplaignait de sa faible santé, etdésirait faire de son mieux pour lui

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venir en aide.

Voilà donc nos voyageuses saines etsauves, établies à bord du bonbateau le Cincinnati, et remontant lefleuve à toute vapeur.

La santé de Cassy s’étaitsingulièrement améliorée ; elle sepromenait sur le pont, s’y asseyait,dînait à table ; tous remarquaient enelle des traces d’une rare beauté.

Dès que George l’entrevit, il futfrappé d’une de ces vagues etinsaisissables ressemblances quepresque tous nous avons rencontréeset qui nous troublent. Il ne pouvaits’empêcher de la regarder, de

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l’observer constamment. A table ouau salon, les yeux du jeune homme sefixaient sur elle, et ne s’endétournaient que lorsqu’elle semontrait fatiguée de cettepersistance.

Cassy s’inquiéta ; elle pensa qu’ilsoupçonnait quelque chose, et,résolue de s’en remettre à sagénérosité, elle lui conta sonhistoire.

George était tout disposé à lasympathie pour quiconque avait fuide la plantation Legris, de ce lieuhaïssable, dont il ne pouvait parlersans indignation. Avec ce courageuxmépris des suites, apanage de son

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âge et de son caractère, il assuraEmmeline et Cassy qu’il ferait toutau monde pour les protéger et lesseconder dans leur dessein.

La chambre voisine était occupée parune Française, madame de Thoux,qui avait avec elle une jolie petitefille d’environ douze ans.

Cette dame ayant ouï dire à Georgequ’il était du Kentucky, se montraempressée de rechercher saconnaissance ; elle y fut aidée par lesgrâces de l’enfant quil’accompagnait ; c’était le plus gentilpetit être qui ait jamais charmél’ennui d’un séjour d’une quinzaine àbord d’un bateau à vapeur.

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George s’asseyait souvent à la portede la chambre de madame de Thoux,et Cassy pouvait, de la galerie,entendre leur conversation.

L’étrangère faisait mille questionssur le Kentucky, où elle avait, disait-elle, séjourné dans sa jeunesse.George découvrit, avec surprise,qu’elle avait habité dans le voisinageimmédiat de sa famille : elle montraitdu pays et des habitants uneconnaissance qui le confondait.

« N’avez-vous pas dans vos environs,lui demanda-t-elle un jour, unhomme nommé Harris ?

– Il y a, en effet, un vieux planteur de

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ce nom, qui habite à peu de distancede chez mon père, répondit George ;mais nous n’avons jamais eubeaucoup de relations avec lui.

– C’est un grand propriétaired’esclaves, je crois, reprit madame deThoux d’un ton qui trahissait plusd’intérêt qu’elle n’en voulaitmontrer.

– Oui, répliqua George, remarquantson trouble avec surprise.

– Peut-être saviez-vous… peut-êtreavez-vous ouï dire qu’il avait… unmulâtre nommé Georges.

– Oh ! certainement. – GeorgesHarris. Je le connaissais bien. Il avait

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épousé une des femmes de ma mère ;il s’est enfui, et doit être maintenantau Canada.

– Enfui ! Dieu soit loué ! » s’écriamadame de Thoux.

George, de plus en plus surpris, laregarda avec curiosité, mais ne ditrien.

Madame de Thoux fondit en larmes.« C’est mon frère ! dit-elle.

– Madame ! se récria George.

– Oui, monsieur Shelby. Et elle relevala tête avec un sentiment d’orgueil ;Georges Harris est mon frère !

– Est-il possible ? dit George se

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reculant et la considérant d’un airébahi.

– Je fus vendue dans le Sud, qu’iln’était encore qu’un enfant,poursuivit-elle. Un homme bon etgénéreux m’acheta ; il m’emmenaaux colonies françaises, m’affranchitet m’épousa. J’ai eu récemment lechagrin de le perdre, et je me rendaisau Kentucky dans l’espoir d’yretrouver mon frère et de le racheter.

– Je lui ai, en effet, entendu parlerd’une sœur Emilie, qui avait étévendue dans le Sud.

– Je suis cette sœur, reprit madamede Thoux. Mais, dites-moi, je vous

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prie, ce qu’il était, lui ?

– Un beau jeune homme, répliquaGeorge ; et malgré la malédiction del’esclavage, il s’était fait uneexcellente renommée, commeintelligence et comme principes. Jesuis d’autant plus au fait, qu’il s’estmarié dans notre maison.

– Et qu’était sa femme ? demandamadame de Thoux avec anxiété.

– Un trésor, dit George, uneintelligente, pieuse et belle jeunefille. Ma mère l’avait élevée presquecomme son enfant. Elle savait lire,écrire ; elle cousait et brodait àmerveille. Elle avait de plus une voix

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remarquable et chantait fort bien.

– Etait-elle née chez vous ?

– Non ; mon père l’avait achetéedans un de ses voyages à laNouvelle-Orléans, et l’offrit à mamère en cadeau. Elle avait alors dehuit à neuf ans. Il ne voulut jamaisdire ce qu’il l’avait payée ; maisl’autre jour, en classant de vieuxpapiers, nous avons retrouvé lecontrat de vente. Elle lui avait coûtéune somme exorbitante, sans doute àcause de sa rare beauté. »

George, tandis qu’il donnait cesdétails, tournait le dos à Cassy, et nepouvait voir l’expression de sa

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figure.

A cet endroit du récit elle lui touchale bras, et pâle d’émotion, elle dit :« Savez-vous le nom des gens quil’ont vendue ?

– Un certain Simmons était, je crois,le principal propriétaire ; – du moinsce nom, si je ne me trompe, figuraiten tête du contrat.

– Oh ! mon Dieu ! » s’écria Cassy, etelle tomba sans connaissance sur leplancher.

George et madame de Thouxs’empressèrent autour d’elle ;quoiqu’ils ne comprissent rien à cetévanouissement, ils en étaient

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troublés, et firent en conséquencetoutes les gaucheries ordinaires enpareil cas. Dans son zèle Georgerenversa un pot à l’eau et cassa deuxverres. Les dames rassemblées ausalon, apprenant que quelqu’uns’était évanoui, obstruèrent lesportes, interceptèrent l’air autantque possible ; bref, tout ce quin’aurait pas dû se faire se fit.

La pauvre Cassy n’en revint pasmoins à elle ; détournant son visage,elle pleura et sanglota comme unenfant. – Peut-être, vous mères,pourriez-vous dire à quoi ellepensait ; peut-être ne le pourriez-vous pas. Mais en ce moment, elle se

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sentit sûre que Dieu l’avait prise enpitié, et qu’elle reverrait sa fille. – Et,en effet, plus tard… – Mais nousanticipons.

q

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Chapitre44

Résultats.

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Il nous reste peu de choses àajouter. Emu comme le devait êtreun jeune homme des espérances etdes anxiétés de la pauvre mère, etrempli de sentiments d’humanité,George Shelby ne perdit pas un

moment pour rechercher l’acte devente et le lui faire passer. Noms,date, tout correspondait juste avecles souvenirs de Cassy. Le douten’était plus possible quant àl’identité de l’enfant. Il ne s’agissaitdésormais que de retrouver les tracesdes fugitifs.

Madame de Thoux et Cassy, réuniespar la singulière coïncidence de leursdestinées, se rendirent

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immédiatement au Canada, etcommencèrent leur enquête danstoutes les stations où s’établissentles nombreux esclaves fugitifs. AAmherstberg, elles découvrirent lemissionnaire qui avait recueilli lejeune ménage à son débarquement, etapprirent de lui que toute la familleétait allée s’établir à Montréal.

Georges et Eliza y jouissaient de leurliberté depuis environ cinq ans. Lemari avait trouvé une occupationstable dans les ateliers d’un honnêteingénieur mécanicien, et ses gainsétaient suffisants pour maintenirdans l’aisance sa famille, qui s’étaitaccrue d’une petite fille.

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Henri, devenu un beau et vif jeunegarçon, fréquentait assidûment unebonne école où ses progrès étaientrapides.

Le digne pasteur de la stationd’Amherstberg fut tellement touchéde ce que madame de Thoux et Cassylui racontèrent qu’il céda auxsollicitations de la première, etconsentit à les accompagner dansleur recherche, la fortune de madamede Thoux lui permettant de secharger de tous les frais.

Voyez-vous, au fond d’un desfaubourgs de Montréal, cette petitemaison proprette ? Là, vers la nuit,un feu joyeux égaye le foyer ; la table

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à thé, avec sa nappe d’une blancheurde neige, est préparée pour le repasdu soir. Dans un coin de la chambre,sur une autre table couverte d’undrap vert, se trouve le pupitre àécrire, les plumes, le papier ; au-dessus une tablette étroite est garnied’un petit assortiment de livres dechoix ; c’est là le cabinet de Georges ;car cette même activité d’intelligencequi l’a rendu capable d’apprendre àla dérobée l’art de lire et d’écrire, aumilieu de tous les obstacles, desfatigues, des travaux de sa premièrevie, le porte encore à dévouer sesheures de loisir à la culture de sonesprit.

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A ce moment il est devant sa table àprendre quelques notes d’un volumede la Bibliothèque de famille qu’ilachève de lire.

« Allons, Georges, dit Eliza, tu astravaillé dehors tout le jour, veux-tubien poser ce livre à présent et nousaccorder quelque peu de causeriependant que je prépare le thé ? – Soisbon ! »

La petite Eliza seconde les efforts desa mère ; elle trottine vers le lecteur,et tâche de s’installer sur ses genouxà la place du volume qu’elle s’efforcede lui enlever.

« O petite friponne ! dit Georges

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cédant comme font tous les pères.

– A la bonne heure ! » reprend Elizaqui coupe les tartines de pain. Unpeu moins jeune, un peu moinssvelte, elle a dans la figure quelquechose de plus maternel, de moinsjeune fille que jadis ; mais ellesemble aussi heureuse qu’une femmepuisse l’être.

« Henri, mon garçon, comment t’y es-tu pris pour faire cette addition ? »demande Georges posant sa main surla tête de son fils.

Ce n’est plus l’enfant aux longuesboucles soyeuses ; mais il a conservéles yeux brillants, les cils épais et

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longs, le front haut et hardi qui secolore d’orgueil comme il répond :« Je l’ai faite tout seul, papa, toutseul : personne ne m’a aidé.

– C’est bien, mon garçon ; appuie-toisur toi-même, mon fils, tu as pourcela meilleure chance que ne l’avaitton pauvre père. »

En ce moment on frappe à la porte ;Eliza va ouvrir. A son cri de joie :« Quoi, c’est vous ! » son mari s’estlevé, et le bon pasteur d’Amherstbergest accueilli. Deux damesl’accompagnent, Eliza les engage às’asseoir.

S’il faut tout dire, le bon

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missionnaire avait fait son petitprogramme à l’avance. Toutel’affaire devait se dérouler d’elle-même progressivement ; et, en route,il avait bien prémuni ses compagnescontre une découverte trop soudaine.

Quelle fut donc la consternation dubrave homme lorsque, juste aumoment où, après avoir, d’un geste,indiqué aux deux dames leurs sièges,il tirait son mouchoir, afin depréluder au discours avec la gravitévoulue, soudain madame de Thouxrenverse tous ses plans, et jetant sesdeux bras autour du cou de Georges ;« O Georges ! s’écrie-t-elle, ne mereconnais-tu pas ? Je suis ta sœur

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Emilie ! »

Cassy, demeurée assise avec plus detenue et de calme, se préparait àjouer de son mieux son personnage,lorsque la petite Eliza lui apparutsous les traits, la taille, toutel’apparence de sa fille si longtempsperdue et pleurée, et secouant sur sapetite tête ronde les mêmes bouclesflottantes. La petite espiègle épiait lafigure de la dame avec de grandsyeux curieux. Cassy n’y tint pas, ellela saisit, l’enleva et la pressa contresa poitrine en criant, ce qui, dansl’émotion du moment, lui semblaitréel : « Ma chérie, je suis ta mère ! »

C’était en vérité chose difficile que

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de remettre tout en ordre et detranquilliser chacun. Ce ne fut passans peine que le digne pasteur yarriva. Enfin, il put débiter lediscours qui devait ouvrir la séance,et réussit de façon à satisfaire toutorateur ancien ou moderne, carl’auditoire entier fondit en larmes.

Tous s’agenouillèrent, et l’excellenthomme prononça la prière pour tous.– Il est des sentiments si agités, situmultueux qu’ils ne peuvent trouverde repos qu’en s’épanchant au seinde l’Eternel, source de tout amour. –En se relevant, frère, sœur, mère etfille si inopinément retrouvés,s’embrassèrent avec des élans de

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reconnaissance pour ce Dieu qui, autravers de tant de souffrances, detant de périls, et par de si obscuresvoies, les réunissait enfin.

Les notes recueillies par unmissionnaire du Canada abondent enhistoires plus merveilleuses que lesfictions les plus romanesques. Enpeut-il être autrement sous un étatde choses qui lance les familles danstoutes les directions, comme un ventd’orage disperse les feuillesd’automne ? Semblable aux riveséternelles, ce pays de refuge réunitsouvent, dans une communeallégresse, ceux qui, durant delongues années, se sont pleurés l’un

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l’autre, se croyant à jamais perdus.Rien de plus touchant que l’ardeurinquiète avec laquelle on accueillechaque arrivant qui peut apporterquelques nouvelles de mères, desœurs, d’enfants, de femmes perdusencore dans les sombres limbes del’esclavage.

Il se fait des actes d’héroïsme au-dessus de toutes les fictionsromanesques, lorsque, défiant lestortures et bravant la mort, le fugitif,sauvé une première fois, retournevolontairement s’exposer à tous lespérils de ces lieux de ténèbres, pouren arracher une mère, une sœur, uneépouse !

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Un jeune homme, dont unmissionnaire nous racontaitl’histoire, deux fois repris, déchiréde honteux coups de fouet pour sonhéroïsme, s’est échappé de nouveau,et, dans une lettre que nousentendions lire, parle de retourner àtout risque pour tenter de délivrer sasœur. Cet homme est-il, à votre avis,un criminel ou un héros ? Poursauver votre sœur n’en feriez-vouspas autant ? et le pouvez-vousblâmer ?

Revenons aux amis que nous avonslaissés essuyant leurs larmes etcherchant à reprendre haleine aumilieu des transports d’une joie trop

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vive et trop inattendue. Les voilàréunis autour d’un riant couvert, etdevenus vraiment sociables et debonne compagnie. Cassy seulement,la petite Eliza sur ses genoux, ne sepeut modérer et la serre souvent avectransport. La petite espiègle étonnéela regarde, et ne comprend pas que ladame refuse de se laisser étouffer àforce de gâteaux, que l’enfantpersiste à lui fourrer dans la bouche !et lorsque Cassy affirme avoir enfintrouvé ce qu’elle aime mieux quetous les gâteaux et bonbons, la petitefixe sur elle de grands yeux toutsurpris.

Deux ou trois jours ont rendu Cassy

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méconnaissable. Son expression defarouche désespoir a fait place à l’aird’une douce et tendre confiance ; ellesemble se fondre tout doucementdans la famille et s’empare desenfants comme d’un bien longtempsconvoité. Son affection déborde surla petite, plus que sur sa propre fille.Dans l’enfant, elle voit l’image niparfaite de celle qu’elle avait perdue.La petite créature, entre sagrand’mère et sa mère, est commeune chaîne fleurie, un lien desympathie et d’affection. La ferme etsolide piété d’Eliza, que la lectureconstante de la sainte parole anourrie, la rend un excellent guide

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pour l’esprit inquiet et fatigué de sapauvre mère, et bientôt, soumise àtant de salutaires influences, Cassydevient une pieuse et tendrechrétienne.

Il s’était à peine passé deux jours,que madame de Thoux, mettant sonfrère au fait de ses affairespersonnelles, offrait de partager avecla famille de Georges la fortuneconsidérable et indépendante que luiavait laissée son mari.

« Oh ! chère Emilie, lui répondit sonfrère, donne-moi ce que j’ai toujoursdésiré par-dessus tout, une bonne etcomplète éducation, et je me chargedu reste. »

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Après mûre délibération, il futdécidé que la famille tout entière serendrait en France. Ils partirent,emmenant avec eux Emmeline. Celle-ci ayant, dans la traversée, gagné lecœur du second du navire, devint safemme peu après leur arrivée auHavre.

Georges suivit quatre ans à Paris lescours de l’université avec un zèleassidu. Il prit des maîtres, et sonéducation se compléta de façon àfaire de lui un homme tout à faitsupérieur. Les troubles politiquessurvenus en France à cette époquedécidèrent le retour de la famille enAmérique. Ce que l’instruction et la

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fréquentation des hommes lettrésapportèrent de maturité dans lessentiments et les vues de Georges sefera mieux comprendre par lesfragments d’une lettre qu’il écrivit àcette époque à un de ses amis :

« Je me sens fort combattu quant àmes plans d’avenir. Il est vrai que jepuis, comme vous m’y engagez, fairepartie de la société des blancs de cepays. Le mélange de couleur, chezmoi à peine perceptible, disparaîttout à fait pour ma femme et mesenfants. Il ne tient donc qu’à moi deme faire passer pour un blanc ; mais,à vous parler vrai, je ne le souhaitepoint.

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« Mes sympathies ne sont pas pour larace de mon père. Qu’étais-je pourlui ? Ce qu’est un beau chien, unbeau cheval, peut-être. Pour mapauvre chère mère, j’étais un fils, etsa race est la mienne. Jamais je nel’ai revue depuis la cruelle vente quinous sépara : elle est morte sansm’embrasser ; mais je sais, je le saispar mon propre cœur, jusqu’au boutelle m’a chèrement aimé. Quand jesonge à ce qu’elle a souffert, auxangoisses de mon enfance et de mapremière jeunesse, au désespoir, auxluttes de mon héroïque femme, de masœur vendue dans un marchéd’esclaves à la Nouvelle-Orléans, –

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sans manquer de charité chrétienne,je l’espère, je puis dire que je nesouhaite nullement passer pour êtreAméricain, et que je n’adopte pointl’Amérique pour patrie.

« C’est à la race opprimée, réduite enesclavage, c’est à la race africaineque je me rallie de toute l’énergie demes affections. Loin de désirer m’enéloigner en perdant toute trace decouleur, je me souhaiterais d’uneteinte plus sombre, afin de merapprocher d’elle.

« Toutes mes sympathies, toutes lesardeurs de mon âme sont pour unenationalité africaine. Je veux rentrerdans un peuple ostensiblement

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séparé des autres peuples. Où lechercher ? Pas dans Haïti. Partis debas, ces hommes ne sauraients’élever. Le fleuve ne remonte pasau-dessus du niveau de sa source. Larace qui forma le peuple haïtien étaitmolle, efféminée, et pour que ceuxqu’elle tenait assujettis serégénèrent, il faudra des siècles.

« Où regarder alors ? Sur les rives del’Afrique, je vois une républiqueformée d’hommes choisis partout,élevés pour la plupart au-dessus desa condition d’esclave à forced’énergie individuelle, dontl’intelligence s’est formée, s’estéclairée, toujours grâce à des efforts

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personnels. Cette république atraversé des temps de faiblesse etd’épreuve ; elle est arrivée à se fairereconnaître sur la surface du globe. –Elle est avouée par la France, parl’Angleterre. – Là j’irai, là est monpeuple.

« N’allez pas tous vous récrier,attendez ; avant de me jeter la pierre,écoutez-moi. Durant mon séjour enFrance, j’ai étudié avec un intérêtprofond l’histoire de ma race captiveen Amérique ; j’ai suivi les opinions,observé les débats entre lescolonisationnistes et les

abolitionnistes [50]. Spectateur àdistance, j’ai pu me former une

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opinion qui serait peut-être autre sij’avais pris part à la lutte.

« Je ne nierai pas que la colonie deLibéria n’ait servi d’instrument àtoute sorte de desseins contre nous ;qu’elle n’ait été une arme dans lesmains de nos oppresseurs ; qu’ellen’entre dans les moyens employéspour retarder, sinon pour empêcher àjamais notre émancipation. Mais,pour moi, la question est autre. N’ya-t-il pas au-dessus des plans faitspar les hommes un Dieu qui,renversant leurs projets, a peut-être,par leurs mains, et malgré eux, créépour nous une nation ?

« De nos temps il n’y faut qu’un jour.

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Un peuple se dresse-t-il tout à coup,il trouve tous les grands problèmesde la vie sociale, de la vie politique etde la civilisation déjà préparés,résolus pour lui. – Il n’a rien àdécouvrir, il lui suffit d’appliquer.Laissez-nous donc, nous serrant lesuns contre les autres, réunir nosforces, marcher tous ensemble, etvoir ce que nous pourrons accomplir,ayant le splendide continent del’Afrique ouvert devant nous et nosenfants. Notre race puissante roulerales flots de la civilisation et duchristianisme le long de cesmagnifiques rivages, et plantera desrépubliques vigoureuses qui,

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croissant avec la rapidité desvégétations tropicales, éblouiront lessiècles futurs.

« Direz-vous que j’abandonne mesfrères captifs ? Je ne le pense pas.Ah ! si jamais je les oubliais uneheure, un moment, puisse à son tourDieu m’oublier ! Mais ici que ferais-je pour eux ? Puis-je briser leurschaînes ? non ; comme individu.Faisant partie d’une nation ayantvoix parmi les nations, c’est autrechose. Alors nous nous feronsécouter. Un peuple peut discuter,remontrer, implorer, exiger même etsoutenir la cause de sa race : unindividu ne peut rien.

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« Si jamais l’Europe devient un grandconseil de nations éclairées et libres,– et j’ai foi en Dieu que ce tempsarrivera, – si tout servage, touteinjuste et oppressive inégalitédisparaissent, si tous les peuples,comme l’ont fait Français et Anglais,reconnaissent notre indépendance ;alors nous en appellerons à cecongrès suprême, et nous plaideronsdevant lui la cause de notre raceopprimée et souffrante. Il estimpossible qu’alors l’Amériquedétrompée ne s’empresse pasd’effacer elle-même la barre sinistrequi souille son écusson, la dégradeau milieu des peuples, et devient

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pour elle, une malédiction pire quepour ceux mêmes qu’elle opprime.

« Vous me dites que notre race a,pour se fondre dans la républiqueaméricaine, les mêmes droits que lesIrlandais, les Allemands, lesSuédois ? Je vous l’accorde ; elle en amême de plus légitimes. Nousdevrions être libres de nous associer,de nous mêler aux Américains – denous élever parmi eux, selon lemérite personnel, sans considérationde caste ou de couleur. Ceux quinous dénient ce droit mentent auxprincipes mêmes d’égalité humainequ’ils professent. Ici nos droitsdevraient dépasser ceux de tous les

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autres hommes ; car à nous, raceinjuriée, est due une réparation ;mais je n’en veux pas. Je demandeune patrie, une nation qui soitmienne. Je crois que la race africainea des vertus, des facultés qui doivents’épanouir aux clartés de lacivilisation et du christianisme, etqui, autres que celles des Anglo-Saxons, peuvent être moralementd’un ordre supérieur.

Les destinées du monde ont étéconfiées à cette race du Nord, fermeet entreprenante, durant unepremière période, toute de lutte et deconflit. Ses éléments rigides,énergiques, inflexibles, la

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préparaient à cette mission, Mais,comme chrétien, j’attends une èremoins âpre, et je crois y toucher. Lesdouleurs qui, de nos jours, agitent,ébranlent les nations, ne sont, à mesyeux, que les transes, les angoissesde l’enfantement de cette heureprospère de paix et de fraternitéuniverselle que j’espère.

« J’ai la conviction la plus ferme quele développement de la race africainesera essentiellement chrétien. Si ellen’est ni dominante, ni impérieuse, niénergique, elle est affectueuse,tendre, pleine de magnanimité et declémence. Eprouvée dans lafournaise de l’injustice et de

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l’oppression, il lui a fallu embrasser,avec une foi plus intime et plusardente, la doctrine d’amour et depardon qu’elle est appelée àrépandre et à faire régner sur tout lecontinent africain.

« Moi-même, je le confesse, je sensmon insuffisance sous ce point devue. Le sang impétueux et bouillantdu Saxon est pour moitié dans celuiqui échauffe mes veines ; mais j’aisans cesse à mes côtés celle dont lavoix persuasive me prêche l’Evangileavec une si pénétrante onction ; j’aima belle, ma charmante femme. Si jem’égare et m’irrite, son doux ettendre esprit vient me calmer, et me

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remettre sous les yeux la vocation etla mission de notre race. Commepatriote chrétien, comme prédicateurchrétien, je vais dans la patrie quej’ai choisie, dans une glorieuseAfrique. C’est à ma nation que, duplus profond de mon cœur,j’applique souvent les magnifiquespromesses du prophète : « Au lieuque tu as été abandonnée et haïe,tellement qu’il n’y avait personne quipassât vers toi, je te mettrai dans uneélévation éternelle et dans une joiequi durera de génération en

génération [51] ! »

« Vous me traiterez d’enthousiaste ;vous me direz que je n’ai pas assez

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considéré et posé ce quej’entreprends. J’ai tout examiné, monami, je sais à quoi je m’expose etconnais mes enjeux. – Je vais àLibéria, non comme à une terre deromanesques espérances, j’y vaiscomme au champ du labour. – J’yvais pour y travailler des deux bras,– pour y travailler vigoureusement ; ytravailler contre toute espèce dedifficulté, de découragement, ytravailler enfin jusqu’à ce que jemeure. C’est là pourquoi j’y vais. Surce point, je pense, vous m’accorderezque je ne cours nul risque d’êtredésappointé.

« Quoi que vous puissiez penser de

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ma résolution, ne me retirez pasvotre confiance, votre amitié, etsoyez sûr que, quoi que je fasse,j’agis dévoué de cœur et d’âme, –tout entier à mon peuple. GEORGESHARRIS. »

Quelques semaines après, l’auteur decette lettre, sa femme, ses enfants, sasœur et sa belle-mères’embarquaient pour l’Afrique ; et sinous ne sommes trompés, le mondeaura plus tard de leurs nouvelles.

Nous n’avons rien de particulier àdire des autres personnes dont nousavons entretenu le lecteur. Un motseulement sur Topsy et missOphélia ; et un chapitre d’adieu à

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notre ami George Shelby.

Miss Ophélia emmena Topsy avecelle dans l’Etat de Vermont, àl’inexprimable surprise du corpsréfléchi, solennel, des gens sérieuxqui, à la Nouvelle-Angleterre,s’appellent exclusivement notremonde. Cette addition àl’établissement si bien ordonnéjusqu’alors de la famille, parut « ànotre monde » des plus inopportuneset tout à fait bizarre. Mais les effortsde miss Ophélia pour remplir sondevoir envers son élève étaient tropzélés, trop persévérants, pour ne pasdevenir efficaces. Bientôt l’enfant,qui croissait rapidement en grâce et

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en sagesse, se fit bien venir, et dansla maison, et dans les familles duvoisinage. Devenue une intelligentejeune fille, elle demanda et obtint lebaptême, et, comme membre del’Eglise chrétienne, montra tantd’activité, de zèle, d’ardeur, à serendre utile, de désir de faire un peude bien en ce monde, qu’enfin,recommandée, choisie, approuvée,elle fut envoyée comme missionnaireà l’une des stations d’Afrique. Là,comme nous l’avons appris, l’activitéturbulente, l’intelligencedésordonnée qui avaient rendu sonenfance à elle-même si fatigante, nelui sont point inutiles maintenant.

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Elle applique ces facultésrégularisées, de la façon la plusheureuse et la plus salutaire, àl’éducation des enfants de sa race.

P. S, Quelques mères apprendrontavec plaisir que les recherchesprovoquées par madame de Thoux,pour découvrir le fils de Cassy, onteu un résultat favorable. Ce jeunehomme, doué d’une natureénergique, était parvenu, quelquesannées avant sa mère, à s’échapper ;il fut reçu et élevé dans le Nord, parles amis des opprimés, et il est allérejoindre sa famille en Afrique.

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Chapitre45

Le libérateur.

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George Shelby écrivitquelques lignes à samère pour lui annoncerson retour. Il n’y parlaitpoint de la mort de sonpauvre vieil ami, car le

cœur lui défaillait dès qu’il abordaitce triste sujet. Il s’y était repris àplusieurs fois, mais, étouffé par sessanglots, il déchirait le papier,s’essuyait les yeux, et couraitchercher ailleurs un peu de calme.

Toute la « grande maison » était enrumeur ce jour-là : on attendaitmassa Georgie. Madame Shelbys’établit au salon, où un pétillant feude bois dissipait les froides brumes

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d’un soir d’automne. Le couvert,resplendissant d’argenterie et decristaux, avait été mis pour le soupersous l’inspection de notre ancienneamie, tante Chloé.

Parée d’une robe de cotonnadeneuve, d’un tablier blanc, et d’unhaut turban bien empesé, sa facenoire et luisante rayonnant desatisfaction, Chloé mettait ladernière main aux arrangements dela table, avec une minutieuseponctualité, qui lui servait aussi deprétexte pour rester et causer un peuavec « maîtresse. »

« Là ! à présent que tout est en place,dit-elle, semblera-t-il pas à massa

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Géorgie avoir pas bougé ? voilà sonassiette juste où il la lui faut, – pasloin du feu, massa Géorgie aimerbien toujours une bonne placechaude. Oh ! y a qu’à me laisserfaire ! Pourquoi donc que Sally a pastiré la belle théière, – la neuve, quemassa Georgie a donnée à maîtresse,pour Noël ? m’en vais la chercher,moi. – Maîtresse a eu des nouvellesde massa ? dit-elle d’un toninterrogateur.

– Oui, Chloé, une ligne ou deux, rienque pour dire qu’il sera ici ce soir,s’il le peut ; – c’est tout.

– Et massa pas dire un petit mot demon vieux ? – rien ? demanda-t-elle,

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s’affairant autour des tasses.

– Non, il n’en parle pas, Chloé, et ditseulement qu’il nous racontera tout àson retour.

– Bien pareil à massa Georgie, ça !Petit garçon, lui vouloir toujoursdire les choses lui-même. Oh ! moi,bien connaître massa Georgie ! Defait, je sais pas pourquoi les blancsfont comme ça un tas d’écritures ; –c’est une façon de besogne si longueet si malaisée ! »

Madame Shelby sourit.

« Bien sûr, mon vieux reconnaîtrapas les garçons, ni la petitemignonne non plus. – Seigneur !

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Polly est une grande fille à présent,et une bonne fille, point tropmanchote. Elle est restée à la casepour veiller au gâteau, tout juste lepareil de celui que mon vieux aimaittant ! le même que je lui avais fait lejour qu’on l’a emmené ! Le Seigneurnous bénisse ! je savais pas où j’enétais ce matin-là ! »

Madame Shelby soupira : ce souvenirlui tombait comme un poids sur lecœur. Depuis qu’elle avait reçu lalettre de son fils, elle éprouvait uneinquiétude vague ; elle craignait queson silence ne cachât quelquemauvaise nouvelle.

« Maîtresse a bien les billets ?

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demanda Chloé avec anxiété.

– Oui, Chloé.

– C’est que je voudrais faire voir àmon vieux les vrais billets que ceconfesseur de là-bas m’a donnés.« Chloé, qu’i’ m’a dit, je suis fâchéque vous restiez pas pluslongtemps. » – Merci, maît’, que jelui réponds ; c’est pas possib’, parc’que mon vieux va revenir, et quemaîtresse peut pas se passer de moidavantage. Voilà tout juste commej’ai dit. Un homme bien juste et trèscomme il faut, M. Jones. »

Chloé avait demandé avec instanceque les mêmes billets de banque, qui

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lui avaient été payés comme gages,fussent conservés pour être montrésà son mari, en preuve de sa capacité,et madame Shelby y avait consenti degrand cœur.

« Oh ! il ne pourra jamaisreconnaître Polly, mon vieux ! il lareconnaîtra pas, c’est sûr. –Seigneur ! dire qu’il y a cinq ansqu’ils l’ont emmené ! La petiotepouvait quasiment pas se tenir surses pieds. Je me rappelle comme ilétait toujours en sursaut, de peurqu’elle tombât, quand ellecommençait à marcher ! i semble quece soit hier. »

Le bruit des roues se fit entendre.

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« Massa Georgie ! » dit Chloé, seprécipitant à la fenêtre.

Madame Shelby courut à la ported’entrée, où son fils la serra dans sesbras. Tante Chloé demeuraitimmobile, s’efforçant de toute lapuissance de ses yeux de découvrirquelqu’un dans l’obscurité.

« Oh ! pauvre tante Chloé ! ditGeorge avec émotion, en s’arrêtantprès d’elle, et serrant sa main rude etnoire entre les siennes, j’auraisdonné tout – tout ce que je possèdepour le ramener avec moi ; mais il estparti, – il est allé dans un meilleurmonde. »

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Madame Shelby poussa uneexclamation de douleur, mais Chloéne dit rien.

Ils entrèrent au salon. L’argent dontChloé était si fière était étalé sur latable.

Elle le réunit, le tendit d’une maintremblante à sa maîtresse. « Là, dit-elle, je veux plus jamais le voir, ni enentendre parler. Je savais commentça finirait : – vendu et assassiné là-bas sur ces abominablesplantations ! »

Chloé se détourna, et se dirigeaorgueilleusement vers la porte.Madame Shelby la suivit, prit une de

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ses mains, l’attira doucement sur unechaise, et s’assit près d’elle :

« Ma pauvre bonne Chloé ! »

La fidèle créature pencha sa tête surl’épaule de sa maîtresse et sanglota :« Oh ! excusez, maîtresse, pauv’ cœurà moi est fendu ! – C’est tout !

– Je le sais, dit madame Shelby, dontles larmes tombaient pressées. Je nepuis le guérir, mais Jésus le peut,lui : il cicatrise les cœurs brisés etpanse leurs plaies. »

Il y eut un long silence ; touspleuraient ensemble. Enfin, George,assis près de la pauvre affligée, luiconta, avec une émouvante

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simplicité, la glorieuse mort de sonmari, et lui répéta ses tendres etdernières paroles.

Environ un mois après, tous lesesclaves de la plantation Shelbyfurent convoqués, un matin, dans legrand vestibule pour y entendre ceque le jeune maître avait à leur dire.

Il parut au milieu d’eux, une liasse depapiers à la main : à leur grandesurprise, c’étaient des lettresd’affranchissement ; il les lut, et lesleur distribua, au milieu des pleurs etdes exclamations de toutel’assemblée. Cependant, plusieurs sepressèrent autour de lui, le conjurantde ne les point congédier, et de

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reprendre les papiers, qu’ils luitendaient avec une figure inquiète.

« Nous n’avons que faire de plus deliberté, disaient-ils. – Rien ne nous amanqué ici. – Nous ne voulons paslaisser la vieille maison, ni maître, nimaîtresse, ni tout !

– Mes bons amis, dit George, dèsqu’il put obtenir un moment desilence, vous n’aurez pas à melaisser. L’habitation a besoind’autant de mains qu’elle en a jamaisoccupé. Nous conservons dans lamaison le même nombre dedomestiques. Seulement, à dater dece jour, vous êtes libres. Je vouspayerai pour votre travail un salaire

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convenu. Le grand avantage, c’estque si je venais à m’endetter ou àmourir, – choses qui peuvent arriver,– vous ne pourriez être, maintenant,ni saisis, ni vendus. Je continuerai àfaire valoir la terre, et tâcherai devous enseigner, ce qui ne s’apprendpas en un jour, à bien user des droitsque je vous donne. J’attends de vousde la douceur, de la bonne volontépour apprendre, et, avec l’aide deDieu, je serai loyal et fidèle àenseigner. Maintenant, mes amis,levez les yeux là-haut, et remerciezDieu du bienfait de la liberté. »

Un vieux patriarche nègre, qui avaitblanchi sur la plantation, et qui était

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devenu aveugle, se leva, et, joignantses mains tremblantes, dit :« Enfants, rendons grâces auSeigneur ! » Tous s’agenouillèrent àla fois. Jamais Te Deum, avec lespompes de l’orgue, des cloches et ducanon, ne fut moitié si émouvant etne monta plus droit au ciel, que lesimple chant de triomphe parti de cescœurs pieux et naïfs.

Comme ils se relevaient, un autreentonna un hymne méthodiste quiavait pour refrain :

« O jubilé, jubilé, c’est l’année

Où le ciel s’ouvre à l’âme pardonnée. »

« Un mot encore ! dit George,

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coupant court aux remerciements dela foule, vous vous rappelez tousnotre cher, notre bon oncle Tom ? »

Il fit alors un court récit de sa mort,et parla de ses souvenirs affectueuxpour tous ses anciens compagnons :« C’est sur sa tombe, mes amis, quej’ai pris, devant Dieu, la résolutionde ne jamais plus posséder unesclave, tant qu’il me sera possiblede l’affranchir. J’ai juré quepersonne, du moins par ma faute, necourrait désormais le risque d’êtrearraché à sa maison, aux siens, etd’aller mourir, comme il est mort,seul sur une plantation isolée. Ainsi,en vous réjouissant de votre liberté,

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pensez que vous la devez à cettebonne et belle âme, et acquittez-vousenvers elle à force de tendresse poursa femme et ses enfants. Songez à lajoie d’être libres chaque fois quevous verrez LA CASE DE L’ONCLETOM, et qu’elle réveille en vous tousl’envie de suivre ses traces, d’êtrecomme lui un honnête, un fidèle, unvaillant chrétien. »

q

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Chapitre46

Conclusion.

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Des correspondants deplusieurs parties de cepays ont fréquemmentdemandé à l’auteur si leprécédent récit était unefiction ou une réalité ;

voici sa réponse à ces diversesenquêtes.

Les incidents détachés de cettenarration sont généralementauthentiques. La plupart ont eu lieusous l’observation immédiate, soitde l’auteur, soit de ses intimes amis.Les caractères ont été étudiés surnature, et des phrases entières sontrendues mot pour mot, telles qu’ellesont frappé l’oreille de l’auteur, ou

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celle d’amis dignes de foi qui les luiont rapportées.

La figure et tout le caractère d’Elizane sont que l’esquisse d’un portraitréel. L’auteur connaît de nombreuxexemples de l’incorruptible fidélité,de la piété tendre et sincère, del’inflexible loyauté qui caractérisentl’oncle Tom. Parmi les événementsdu récit, les plus profondémenttragiques, ceux qui offrent l’intérêtle plus romanesque, le plussaisissant, ne sont qu’un reflet exactde ce qui s’est passé dans la vieréelle. Entre autres, l’histoire de lamère traversant l’Ohio sur les glacesflottantes est un fait bien connu. La

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tragique mort de « la vieille Prue »eut lieu à la connaissancepersonnelle d’un frère de l’auteur,alors principal commis-receveurd’une des grandes maisons decommerce de la Nouvelle-Orléans.C’est lui qui a connu le planteurprésenté sous le nom de Legris. Enparlant de ce misérable, que dans satournée de recettes il venait devisiter, il m’écrivait : « Il m’a faittâter son poing, tout semblable à unmarteau de forge ou à une masse defer, en se vantant qu’il l’avait endurcià terrasser des nègres. En quittant saplantation j’ai respiré à pleinepoitrine, comme si je venais

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d’échapper de l’antre d’un ogre. »

Il n’y a que trop de témoins vivantsdans notre pays qui peuvent certifierque le tragique sort de Tom n’est pasune fiction. Les exemples de ce genrene sont malheureusement pointchoses rares. Il suffira de rappelerqu’un des principes fondamentaux dela jurisprudence des Etats du Sudrejette, si un blanc est en cause, touttémoignage d’homme de couleur.L’on comprendra que, dans mainteoccasion, la passion du maître peutl’aveugler sur son intérêt d’argent, etque l’esclave peut avoir en lui assezd’énergie virile, assez de fermeté deprincipes, pour résister jusqu’à la

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mort. Dans l’état de choses actuel lavie de l’esclave n’a de protection quecelle que lui peut donner le caractèreindividuel du maître. Des faits, troppénibles pour que l’on veuille s’yarrêter, parviennent accidentellementà la connaissance du public, et lescommentaires qui s’ensuivent sont àpeine moins révoltants que lesévénements qui les provoquent.« Ces cas, dit-on, sont rares ; ilsn’ont lieu, selon toute probabilité,que de temps à autre : il serait doncinjuste d’en rien déduire quant à lapratique générale. » Si les lois de laNouvelle-Angleterre étaientarrangées de telle sorte qu’un patron

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pût, de temps à autre, torturerjusqu’à la mort un de ses apprentis,sans qu’il fut possible de traduire lecoupable en justice, prendrait-on lachose avec cette étrangetranquillité ? dirait-on : « Ces cassont rares ; il serait injuste d’en riendéduire quant à la pratiquegénérale ? » Non ; ce déni de justice,inhérent au système de l’esclavage,ne peut subsister que dans les Etats àesclaves.

Les incidents qui ont suivi la capturedu navire la Perle ont fait connaîtrepartout l’impudeur scandaleuse desventes publiques de bellesmulâtresses et de quarteronnes.

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Nous donnerons ici un extrait dudiscours de l’honorable HoraceMann, un des avocats de la défense :« Au nombre des soixante-seizepersonnes, dit-il, qui tentèrent en1848 de s’échapper du district deColombie sur le shooner la Perle,dont les officiers m’ont pris pourdéfenseur, se trouvaient plusieursflorissantes jeunes filles, pourvuesde ces charmes, de ces séduisantsattraits que les connaisseurs prisentsi haut. Elisabeth Russel, l’uned’elles, tomba dans les serres d’unmarchand d’esclaves, et fut destinéeaussitôt à être vendue au marché dela Nouvelle-Orléans. Les cœurs de

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tous ceux qui virent la pauvre jeunefille furent si vivement touchés,qu’on offrit jusqu’à dix-huit centsdollar de rançon. Plusieurssouscrivirent pour tout ce qu’ilspossédaient d’argent, à peu de choseprès. Le trafiquant fut inexorable ;Elisabeth, envoyée à la Nouvelle-Orléans, fut dérobée, par lamiséricorde divine, au sort funestequi lui était réservé ; elle mourut àmi-chemin. Deux autresquarteronnes, toutes jeunes,nommées Edmundson, faisaientpartie de la capture. Une sœur, plusâgée qu’elles, alla se jeter aux piedsdu marchand qui les expédiait aussi

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à la Nouvelle-Orléans, et la supplia,pour l’amour de Dieu, d’épargner cesjeunes victimes. Le misérable eutl’impudence de la plaisanter, enénumérant les beaux habits, lesriches toilettes que ses sœursauraient sous peu. « Oui, dit-elle,cela peut réussir en cette vie, maisque deviendront-elles dans l’autre ! »Les deux jeunes quarteronnespartirent donc pour être vendues augrand marché. Plus tard elles y ontété rachetées à des prix énormes etramenées dans le Nord. » N’est-il pasévident, après cela, que l’histoired’Emmeline et de Cassy rentrentdans le cours ordinaire des choses ?

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Par un sentiment de justice, l’auteurtient à déclarer que la loyauté d’âme,la chaleureuse générosité de Saint-Clair ne sont pas des qualitésétrangères aux habitants du Sud.Une anecdote viendra à l’appui. Il y apeu d’années qu’un habitant du Sudse trouvait à Cincinnati avec unesclave favori qui le servait depuisl’enfance. Ce dernier profita del’occasion, s’enfuit, et se réfugia chezun quaker, connu par des servicesrendus aux noirs en pareilleoccurrence. Le maître fulmina ; ilavait traité son esclave avec une siconstante indulgence, lui avaitmontré une confiance telle, qu’il

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était convaincu que, pour s’enfuirainsi, le jeune homme avait dû êtreinfluencé. Le gentleman se renditchez le quaker dans le premier feud’une indignation, qui ne dura pasnéanmoins, car la candeur et labonne foi étaient grandes chez lui.Un point de la question qu’il n’avaitjamais envisagé lui fut mis sous lesyeux, et il déclara immédiatementque si l’esclave exprimait en saprésence le désir d’être libre, ilpromettait de l’affranchir. L’entrevueeut lieu en conséquence, et Nathanfut interrogé par son jeune maître,qui lui demanda si jamais, en quoique ce fût, il avait eu à se plaindre de

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la façon dont il était traité ?

« Non, maître, dit Nathan, vous aveztoujours été bon pour moi.

– Eh bien, pourquoi me veux-tuquitter ?

– Maître peut mourir. Alors, à quitomberais-je ? – Non, je préfèreavoir ma liberté. »

Après un moment de réflexion, lemaître répliqua : « A ta place,Nathan, je penserais probablementde même ; – tu es libre. »

Et sans retard il dressa l’acted’affranchissement, le remit auxmains du quaker, avec une somme

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d’argent destinée à aider le jeunehomme dans sa nouvelle voie, et il yjoignit une lettre remplie de sages etaffectueux conseils adressés à sonancien esclave. Cette lettre a étéquelque temps entre les mains del’auteur de ce livre.

Elle espère avoir rendu justice à lanoblesse, à la générosité, àl’humanité qui distinguent parfoisles habitants du Sud. Mais si de telsexemples empêchent de désespérerde notre race, nous le demandons àtous ceux qui connaissent un peu lemonde, des caractères de ce genre nesont-ils pas toujours, et partout, desexceptions ?

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Durant la plus grande partie de savie, l’auteur a évité toute lecture,toute allusion qui eussent trait à laquestion de l’esclavage. Le sujet luisemblait trop pénible, et ellecomptait sur l’accroissement deslumières et de la civilisation pourfaire justice de ce reste de barbarie.Mais, depuis l’acte de la législature,en 1850, quand, à son inexprimablesurprise et à sa profondeconsternation, elle a entendu deschrétiens, des hommes jouissantd’une réputation d’humanité,recommander, comme un devoir debon citoyen, de rendre à leurschaînes les malheureux esclaves

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fugitifs, – quand, de toutes parts,dans les Etats libres dit Nord, sesont multipliées, entre gens tendres,compatissants, estimables, desdiscussions sur le devoir du chrétienen pareille circonstance ; – elle s’estdit : Ces hommes, ces chrétiens nesavent pas ce que c’est quel’esclavage ; s’ils s’en doutaientseulement, une telle question nepourrait être soulevée. C’est alorsqu’elle a désiré représenter au vif etau vrai, dans une narrationdramatique, l’esclavage tel qu’il est.Elle s’est efforcée de rendre pleinejustice au côté le plus favorable ;quant à l’autre ! ah ! qui peindra

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jamais sous ses véritables couleursce qui ne saurait être révélé, ce quise cacha enfoui dans la valléeobscure, qui, sous l’ombre de lamort, s’étend de l’autre côté !

A vous, habitants du Sud, hommes,femmes au cœur généreux, – à vousdont la vertu, la magnanimité, lapureté de caractère, éclatent d’autantplus qu’elles ont résisté à de sévèresluttes, – c’est à vous que l’auteur enappelle ! N’avez-vous pas senti, auprofond de votre âme, et dansl’intimité de vos relations, que cesystème exécrable engendre desinfamies, des plaies, des ulcères, quidépassent de bien loin ce que nous

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avons faiblement esquissé dans celivre, ce que même l’on n’oserait pasindiquer ? En peut-il être autrement ?Est-ce à l’homme qu’un pouvoir toutà fait irresponsable peut être confié ?et la loi qui enlève à l’esclave sa voix,comme témoin légal, ne fait-elle pasde chaque maître un despote dont lepouvoir est complètementarbitraire ? La conclusion pratiquedoit être claire à tous les yeux. Si,parmi vous, hommes d’honneur etd’humanité, règne, comme nous lereconnaissons, une opinion publiquedont l’appréciation loyale est unfrein, ne règne-t-il pas une opinionpublique d’une autre sorte chez les

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misérables, les bandits, les hommesvils, violents, grossiers ? Ceux-cin’ont-ils pas le droit légal deposséder autant d’esclaves que lespremiers ? et les hommes justes etbons sont-ils en majorité dans cemonde ?

La traite des noirs est assimiléeaujourd’hui à la piraterie par la loiaméricaine ; mais un commerced’esclaves, aussi régulièrementorganisé que celui de la côted’Afrique, est l’inévitable suite del’esclavage américain ; et, qui peuténumérer et les misères et leshorreurs !

L’écrivain n’a donné qu’une esquisse

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effacée, une faible ébauche desangoisses désespérées qui, à cemoment même, déchirent des milliersde cœurs, dispersent des milliers defamilles, et poussent à la frénésie etau désespoir une race sensitive etsans défense. Ils vivent, ceux quiconnaissent des mères que ce traficodieux a contraintes à égorger leursenfants, par amour maternel. Ellescherchaient dans la mort un abri àdes maux pires que la mort. Rien detragique, rien d’affreux ne peut êtrerêvé, raconté, conçu, que ne dépassel’effroyable réalité de scènes qui,tous les jours, à toute heure, ont lieusur nos rivages, sous la protection

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des lois américaines, à l’ombre de lacroix du Christ.

Et maintenant, ô mes concitoyens !hommes et femmes de mon pays, est-ce là une chose frivole qui se puisseexcuser et passer sous silence ?Fermiers du Massachusetts, du NewHampshire, du Vermont, duConnecticut, qui lisez ce livre à lavive clarté de vos foyers d’hiver, –vaillants marins au cœur chaud,courageux armateurs du Maine, –est-ce là ce que vous prétendezprotéger et encourager ? généreuxhabitants de New-York, fermiers dufertile et riant Ohio, et vous,pionniers des larges Etats de l’Ouest

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aux prairies sans limites, –répondez : est-ce là ce que vos loisviennent défendre et garantir ? Etvous, mères américaines, – vous qui,sur le berceau de vos enfants, avezouvert vos cœurs à la sympathiehumaine dans tout ce qu’elle a deplus ardent et de plus pur ; – au nomdu saint amour que vous portez aucher petit nourrisson ; au nom desjoies célestes que vous donne sabelle enfance, innocente et folâtre ;au nom de cette piété maternelle etdévouée qui va le guider à mesurequ’il grandira ; au nom des tendressollicitudes qui accompagnent sespremiers pas dans la vie ; au nom des

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ardentes prières poussées au cielpour l’éternel salut de son âme, jevous adjure, je vous supplie, songezà la mère qui, pénétrée de toutes vosanxiétés, brûlant du même amour,n’a pas le moindre droit légal àprotéger, à garder, à élever l’enfantde ses entrailles ! Au nom de l’heurefatale où votre petit bien-aimécommença à languir sur votre sein,par ces regards mourants que vousn’oublierez plus, par ces dernierscris, qui torturaient votre cœurquand vous ne pouviez plus soulagerni sauver, par la désolation de ceberceau vide, de cette chambremuette, oh ! je vous en supplie, ayez

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pitié de ces mères privées de l’enfantde leur sein par le commerce légal del’Amérique ! Et dites, ô mères ! sont-ce là des choses à soutenir, àencourager, ou à passer soussilence ?

Les habitants des Etats du Nord selaveront-ils les mains, comme autemps jadis, « du sang de ce juste ; »diront-ils qu’ils n’ont rien à y voir,rien à y faire ? Plût à Dieu qu’il enfût ainsi ! mais cela n’est point vrai.Les citoyens des Etats libres ontdéfendu et encouragé le système :plus coupables devant le divintribunal pour cette participation quene le sont leurs frères du Sud ; car

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eux, ils n’ont à alléguer ni l’excuse del’éducation, ni celle de l’habitude.

Si toutes les mères des Etats libress’étaient émues dès l’origine, si ellesavaient été touchées comme ellesauraient dû l’être, leurs fils n’eussentjamais été détenteurs d’esclaves, etne passeraient pas proverbialementpour être les maîtres les plus durs ;leurs fils n’eussent pas participé àl’extension de l’esclavage dans notrenation ; ils n’eussent pas trafiquéd’âmes et de corps humains commede toute autre denrée. Il y a desmultitudes d’esclavestemporairement possédés etrevendus, par des négociants des

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villes du Nord. Après cela rejettera-t-on le crime et l’opprobre del’esclavage à la charge seulement duSud ?

Les hommes du Nord, les mères duNord, les chrétiens du Nord ontquelque chose de plus à faire qu’àdénoncer leurs frères du Sud, ils ontà sonder leur propre ulcère.

Mais que peut un individu dans sonisolement ? Sa conscience le lui dira.Il est une chose du moins à la portéede chacun, – c’est de voir avecjustesse et de se pénétrer d’unsentiment droit. Une atmosphèremagnétique environne chaque êtrehumain, et celui qui pense avec

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justesse, avec énergie et droiture surles grands intérêts de l’humanité,est, par cela même, un desbienfaiteurs de sa race ; il a respiré,et il exhale la vérité. Etudiez doncvos sympathies sur ce sujet ; sont-elles en harmonie avec celles duChrist, ou se laissent-elles influenceret pervertir par les sophismes d’unepolitique mondaine ?

Allons plus loin. – Vous avezquelque chose de plus à faire,chrétiens et chrétiennes du Nord ;vous pouvez prier ! Croyez-vous àl’efficacité de la prière ? ou ne serait-elle plus pour vous qu’une obscuretradition apostolique ? Vous priez

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pour les païens des rives lointaines,priez pour ceux qui habitent chezvous. Priez aussi pour ces chrétiensinfortunés, dont la foi doit courir leschances du commerce, dont lapersévérance religieuse et moraledevient souvent impossible, à moinsque d’en haut ne leur viennentl’énergie et la grâce du martyre.

De plus encore : sur les limites denos Etats libres, surgissent çà et làles restes épars de familles brisées,hommes, femmes, échappés, grâce àdes miracles de la Providence, auxterribles houles de l’esclavage ; –inférieurs comme science, souventinfimes dans leur constitution

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morale, grâce au système quirenverse et pervertit tous lesprincipes du christianisme et de lamoralité, ils viennent chercher refugeparmi vous, et demandent :éducation, instruction, religion.

Que devez-vous à ces infortunés, ôchrétiens ? Quoi ! ne leur devez-vouspas ce que tout Américain doit à larace africaine, en réparation desmaux entassés sur elle parl’Amérique même ? Les portes de voséglises et de vos écoles leurresteront-elles fermées ? Chaque Etatse soulèvera-t-il pour les secouerloin de lui ? L’Eglise chrétiennelaissera-t-elle jeter l’injure et

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l’opprobre à la face des humbles etdes souffrants ? Se reculera-t-elledevant la faible main qui l’implore,et son silence encouragera-t-il lacruauté qui les chasse de nosfrontières ? S’il en est ainsi, c’est ladésolation de la désolation ! S’il enest ainsi, l’Amérique doit frémir ; carle destin des nations est dans lesmains de celui qui n’est quemiséricorde et tendre pitié.

« Nous n’avons que faire d’eux,dites-vous, qu’ils aillent enAfrique ! »

Que la Providence divine ait préparéun refuge à cette race opprimée, c’estun fait certes des plus remarquables

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et d’une immense portée. Mais est-ceun motif pour que l’Eglise du Christrefuse à des proscrits les garantiesqu’elle fait profession d’accorder àquiconque les réclame ?

Inonder tout à coup Libéria d’unepopulation ignorante,inexpérimentée, à demi barbare, àpeine échappée aux fers, ce seraitprolonger indéfiniment cette périodede luttes et d’épreuves inhérentesaux commencements des grandesentreprises. Non ; mais que l’Eglisedu Nord accueille ces pauvressouffrants avec l’esprit del’Evangile ; qu’elle les admette auxavantages de l’éducation religieuse

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de notre société républicaine ;qu’elle leur ouvre nos écoles jusqu’àce qu’ils soient parvenus à quelquematurité intellectuelle et morale ;qu’alors elle les assiste dans leurpassage vers ces rives où ilspourront pratiquer les leçons quel’Amérique leur aura données.

Il est, dans le Nord, une réuniond’Américains, peu nombreuxcomparativement, qui ont agi ainsi,et vu, en résultat, des hommes,d’abord esclaves, acquérirrapidement un état, une réputation,une éducation. Des talents fortremarquables, si l’on tient comptedes circonstances, se sont

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développés ; et quant aux traits deprobité, d’humanité, de tendresse, –quant aux dévouements héroïques,aux sacrifices sublimes faits pourarracher à l’esclavage des amis, desfrères, – ils sont hors ligne, surtoutsi l’on songe à l’influence funestesous laquelle tant de vertus se sontfait jour.

Celle qui a écrit ces pages a vécudurant plusieurs années sur lesfrontières des Etats à esclaves ; elle aeu par conséquent de nombreusesoccasions d’observer ceux quiéchappaient à leurs chaînes ;plusieurs d’entre eux ont vécu chezelle comme domestiques, et, à défaut

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d’autre institution qui les voulûtrecevoir, elle les accueillit plus d’unefois dans son école de famille avecses propres enfants. D’après sonexpérience personnelle, d’après letémoignage des missionnaires,vivant parmi les esclaves fugitifs auCanada, elle peut affirmer que lacapacité et l’intelligence de cette racepromettent infiniment.

La première aspiration de l’esclaveémancipé est pour l’éducation. Iln’est rien qu’il ne fasse, rien qu’il nesoit prêt à donner pour l’instructionde ses enfants. D’après ce quel’auteur a observé elle-même,d’après le témoignage des

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professeurs qui ont enseigné dejeunes nègres, leur intelligence estvive, et ils apprennent à merveille. Lesuccès des écoles fondées pour eux àCincinnati, par de bienveillantsindividus, en fait foi.

Les faits suivants, donnés surl’autorité du professeur C. E. Stowe,à Lane-Seminary, dans l’Ohio, onttrait à des esclaves émancipés, etprouvent la capacité de la race nègre,même lorsque les individus n’ontrencontré aucun encouragement ouassistance particulière.

Nous ne donnons ici que l’initialedes noms ; tous ceux dont il s’agithabitent Cincinnati :

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B., – fabricant de meubles ; depuisvingt ans dans la ville ; riche de dixmille dollars, fruits de son travail ;anabaptiste.

C., – pure race noire ; enlevé enAfrique, vendu à la Nouvelle-Orléans ; libre depuis quinze ans, apayé, pour se racheter, six centsdollars. Il est fermier et possèdeplusieurs fermes dans l’Etatd’Indiana. Presbytérien. Riche,probablement, de quinze à vingtmille dollars gagnés par sonindustrie.

K., – également noir ; spéculateur enterrains ; possède bien trente milledollars ; peut avoir quarante ans ;

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libre depuis six ans ; à payé dix-huitcents dollars pour racheter safamille ; membre de l’Eglise desanabaptistes ; à reçu un legs de sonmaître, qu’il a fait valoir.

G., – pure race noire ; marchand decharbon, âgé d’environ trente ans ;s’est racheté deux fois, ayant étéfraudé d’abord d’une somme de seizecents dollars ; il a gagné tout cetargent par ses efforts personnels, –une bonne partie tandis qu’il étaitencore esclave, louant et payant àson maître ses journées, qu’ilemployait ensuite à faire ses propresaffaires. C’est un garçon beau etvraiment distingué.

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W., – aux trois quarts nègre, barbieret garçon d’hôtel ; élevé auKentucky ; libre depuis dix-huit ans,a payé, pour se racheter, lui et safamille, plus de trois mille dollars, –est riche d’environ vingt mille, toutde ses gains ; il est diacre de l’Eglisedes anabaptistes.

G. D., – aux trois quarts noir ;badigeonneur ; du Kentucky ; libredepuis neuf ans, a payé quinze centsdollars pour se racheter, lui et safamille ; mort depuis peu, âgé desoixante ans, et riche de six milledollars.

Le professeur Stowe ajoute :« Excepté G., tous ces noirs m’ont

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été personnellement connusplusieurs années, et je puis garantirl’exactitude de mesrenseignements. »

L’auteur se rappelle à merveille unefemme de couleur âgée,blanchisseuse dans la famille de sonpère ; la fille de cette femme épousaun esclave. Intelligente et fort active,elle parvint, à force d’industrie,d’économie, et en se privant de tout,à ramasser neuf cents dollars pourracheter son mari, argent versé àmesure entre les mains du maître. Ilne manquait plus que cent dollarspour compléter la rançon, lorsque lemari mourut ; jamais sa veuve n’est

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rentrée dans cet argent.

Il n’y a là qu’une bien petite part dela multitude d’exemples quipourraient être produits del’abnégation, du dévouement, del’énergie, de la patience, de la probitéque déploie l’esclave parvenu às’affranchir.

Qu’il soit tenu compte aussi, à ceuxqui sont arrivés à conquérir uneposition sociale et quelque aisance,des difficultés, des découragementsqu’il leur a fallu surmonter etcombattre. L’homme de couleur,d’après la loi de l’Ohio, n’est pasmême admis à voter, et, jusqu’à cesderniers temps, ne pouvait pas, dans

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un procès, témoigner contre unblanc. Ce n’est pas dans l’Ohioseulement, c’est dans tous les Etatsde l’Union que nous voyons deshommes qui n’ont brisé leurs fersque de la veille, et qui, grâce à uneénergie que l’on ne saurait tropadmirer, ont fait eux-mêmes leuréducation, s’élever à des positionssociales hautement respectées. Nousciterons, comme exemples très-connus, Pennington parmi lesecclésiastiques, Douglas et Wardparmi les écrivains.

Si tant de causes de découragementet de souffrances n’ont pu annulercette race, à quoi n’arrivera-t-elle

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pas, lorsque l’Eglise chrétiennel’accueillera avec l’esprit de charitédu Sauveur !

Nous sommes dans un temps où lesnations s’agitent ébranlées ; unsouffle puissant est au dehors ; ilremue et soulève le monde comme enun tremblement de terre. L’Amériqueest-elle en sûreté ? Toute nation quirecèle en ses flancs une grande etflagrante injustice, ne porte-t-ellepas en elle les éléments d’uneterrible et suprême convulsion ?

Pourquoi cette puissante influenceéveille-t-elle ainsi en toute nation eten toute langue ces gémissementsinarticulés vers la liberté et l’égalité

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de l’homme ?

Eglise du Christ, lis les signes destemps ! ce souffle puissant, n’est-cepas l’esprit de CELUI dont leroyaume est encore à venir ? CELUIdont la volonté sera faite sur la terrecomme elle l’est dans le ciel ?

« Mais qui pourra soutenir le jour desa venue ? – car ce jour vientembrasé comme une fournaise. Il sehâtera d’être témoin contre ceux quiretiennent le salaire du mercenaire,de la veuve et de l’orphelin, « et qui

font tort à l’étranger [52] et il briseraen pièces l’oppresseur. »

Ces mots ne s’adressent-ils pas à la

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nation qui porte et recèle en sesflancs une si criante injustice ?Chrétiens, lorsque vous dites chaquejour : « Que ton règne nous arrive ! »pouvez-vous oublier que laredoutable prophétie associe l’heurede la vengeance à l’heure du rachat ?

Le jour de grâce nous est encoreaccordé. Le Nord et le Sud sontégalement coupables devant Dieu, etl’Eglise chrétienne a un pesantcompte à rendre. Ce n’est point ens’unissant pour protéger l’injusticeet la cruauté, pour mettre encommun l’amas de ses péchés quel’Union sera sauvée. C’est par lerepentir, la justice, la miséricorde ;

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car l’éternelle loi, qui fait que lapierre de meule s’enfonce dansl’Océan, est moins infaillible encoreque la loi plus haute qui faitdescendre la colère du Tout-Puissantsur les nations coupables d’injusticeet de cruauté.

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[1] [Note - Paroles de madame Stowedans sa lettre au docteur Wardlaw.]

[2] [Note - Avant la publication del’Oncle Tom, madame Stowe avaitfait paraître dans différents journauxdes esquisses de mœurs, fortremarquables par la pureté et lafraîcheur des impressions. Réuniesen un volume intitulé : Fleurs de Mai,elles ont été traduites en français etéditées par M. Charpentier sous letitre de Nouvelles Américaines.]

[3] [Note - Isaïe XXXII, verset 4.]

[4] [Note - Psaume LXII, verset 12.]

[5] [Note - Psaume LXII, verset 14.]

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[6] [Note - Deuxième épître auxCorinthiens, ch. III, verset 17.]

[7] [Note - Ps. 72, versets 12,13,14,15, 17, 18.]

[8] [Note - Assemblées religieusesqui se tiennent au milieu des bois, etauxquelles accourent de toutes partsles nègres des plantations voisinespour prier, chanter, et entendreprêcher.]

[9] [Note - Epithète qui correspond àcelle de paillasse, de clown.]

[10] [Note - Il s’agit toujours de laNouvelle-Orléans, dont on abrègeainsi le nom.]

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[11] [Note - La liberté religieusecomplète aux Etats-Unis et lamultiplicité des sectes protestantesrendent le chois difficile à faire ; ilarrive souvent que sans êtreirréligieux, un homme ne se rattachepas à telle ou telle forme de culte. Ilsuit les diverses prédications, etattend d’être convaincu pour faire saprofession de foi et se ranger parmiles disciples d’une Eglise, ou sociétéreligieuse particulière.]

[12] [Note - Une machine de ce genrea été réellement inventée dans leKentucky par un jeune homme decouleur.]

[13] [Note - Galerie couverte qui fait

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avant-corps sur la façade del’habitation, et règne quelquefoistout autour.]

[14] [Note - Les titres affectueuxd’oncle et de tante se donnent auxnoirs qui vivent dans la familiaritéde la maison, et qui ont vu grandirles enfants. Leurs camarades les leurdonnent aussi par espritd’imitation.]

[15] [Note - Cette épithèten’implique pas que Tom soit vieux.C’est, comme en France, une façon dedire amicale.]

[16] [Note - Diminutif de monsieur,et plus familier que maître.]

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[17] [Note - Meeting, réunionreligieuse tenue par les noirs, partoutoù on leur laisse la liberté des’assembler, et qu’ils passent enlectures, en prières et en chants.]

[18] [Note - La Bible.]

[19] [Note - Tout nègre trouvé àquelque distance de l’habitation peutêtre arrêté, s’il n’a sa passe ou unepermission de circuler signée par sonmaître.]

[20] [Note - « Prendre à l’arbrecomme un raccoon, » dit Haley.Allusion à la façon de chasser auraton, plantigrade de l’Amériqueseptentrionale.]

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[21] [Note - Fameux orateur auCongrès et trois fois candidat à laprésidence.]

[22] [Note - L’Etat de l’Ohio oùl’esclavage n’existe pas, et qui estséparé du Kentucky par le fleuve dumême nom. D’après la loi à laquelleil est souvent fait allusion dans celivre, il y a maintenant extraditiondes esclaves de l’Etat libre où ils seréfugient à l’Etat d’où ils se sontenfuis. C’est en Canada seulement,l’ancienne terre française, sous ladomination de l’Angleterreaujourd’hui, que les noirs fugitifspeuvent se croire en sûreté.]

[23] [Note - Il y a ici un jeu de mots

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intraduisible, une espèce decalembour sur understanding, quiveut dire à la fois intelligence, etfamilièrement chaussures, socques,sous-pieds.]

[24] [Note - Auteur du Pilgrim’sProgress, ouvrage religieux etallégorique, qui jouit d’une grandepopularité en Angleterre et auxEtats-Unis.]

[25] [Note - Anniversaire de ladéclaration d’indépendance desEtats-Unis.]

[26] [Note - O-Hio, mot indien quisignifie belle eau, belle rivière.]

[27] [Note - Aux critiques qui

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accusent l’auteur d’exagération,nous répondrons par un fait récent,extrait d’un journal américain, leBoston Daily Evening Transcript, du14 décembre 1852 : « Une négresse aété dernièrement pendue àCedartown. Voilà pourquoi. Sonmaître lui signifia qu’il avait venduses quatre enfants. L’acquéreur étaitun homme connu dans tout levoisinage pour un avare et un tyran,qui, non seulement affamait sesesclaves, mais les battait avec la plusodieuse brutalité. La mère audésespoir supplia son maître àgenoux de résilier le marché, de luilaisser ses enfants, ou tout ou moins

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de les vendre à quelque autre. Sessupplications furent vaines. Lesenfants devaient être livrés lelendemain. Elle les tua dans la nuit.Elle a été jugée et pendue pour crimed’infanticide. » (Note destraducteurs).]

[28] [Note - Rocking-chair. Sorte dechaise à bascule, très en usage chezles Américains, et à laquelle onimprime, en s’y asseyant, unmouvement d’escarpolette.]

[29] [Note - Les quakers ou amisregardent tous les hommes commefrère, et tutoient même lesétrangers.]

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[30] [Note - Mot illisible. ]

[31] [Note - Journal populaire de laNouvelle-Orléans, qui tire son nomde la petite monnaie avec laquelle onle paye.]

[32] [Note - Ne regarde point le vinquand il se montre rouge et quand ildonne sa couleur dans la coupe… Ilmord par derrière comme un serpent,etc.

[33] [Note - Disciples du docteurPusey, qui a récemment ramené uneportion de l’Eglise anglicane auxtraditions et coutumes catholiques.]

[34] [Note - Cantique des Cantiquesde Salomon, ch 9, verset 5.]

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[35] [Note - Sobriquet donné au noir,qui vient du verbe anglais quash,écraser, faire pâtir, et qui correspondà l’épithète familière de pâtiras.]

[36] [Note - Kentucky.]

[37] [Note - Take to the stump,prendre le tronc d’arbre, comme ondirait grimper à la tribune. Dans lesEtats de l’ouest, où se précipite touteune population d’aventuriers, pourceux qui se posent candidats et vontvanter eux-mêmes leurs propresmérites, comme pour lesprédicateurs errants qui cherchent àse former une congrégation, lemeilleur piédestal est le tronc del’arbre que la hache des pionniers

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vient d’abattre.]

[38] [Note - Calaboose, maison dechâtiment.]

[39] [Note - Evangile de saintMathieu, ch. XI, verset 25.]

[40] [Note - Evangile de saint Marc,ch. IX, verset 26.]

[41] [Note - Les aborigènes duMassachusetts, s’essayant àprononcer le mot english, anglais, enfirent yenghese au pluriel, et yankeeau singulier : de là ce surnom restédepuis aux habitants des Etats duNord.]

[42] [Note - O doux Jésus, qu’il te

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souvienne

[43] [Note - Evangile selon saintMarc, ch. IX, verset 42.]

[44] [Note - Saint Mathieu, ch. XI,verset 28.]

[45] [Note - Isaïe, ch. XLIII, v. 8.]

[46] [Note - Mot illisible. ]

[47] [Note - Daniel, ch. III, verset25.]

[48] [Note - Jules César, deShakespeare.]

[49] [Note - Le delirium tremens.]

[50] [Note - Ceux-ci, sans sepréoccuper de l’avenir des esclaves

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libérés, ne voient que leur droit.L’affranchissement immédiat et sansrestriction est pour eux un devoir,une religion. Les autres parlentd’affranchir successivement, etd’exporter les esclaves sur les rivesde l’Afrique, à Libéria.]

[51] [Note - Isaïe, ch. IX, verset 15.]

[52] [Note - Malachie, ch III, verset2, 5 ; ch. IV, verset 1.]

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Ont contribué à cette édition :

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Gabriel Cabos

Fontes :David Rakowski's

Manfred KleinDan Sayers

Justus Erich Walbaum - Khunrath

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