la conférence de haut niveau d’interlaken
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La Conférence de haut niveau d’Interlaken
Comme il ressort de certains passages du présent ouvrage, la
Cour est depuis longtemps confrontée à une hausse continue
du nombre de requêtes introduites devant elle. Malgré
l’augmentation importante des ressources qui lui sont allouées
et la rationalisation permanente de ses procédures, force
est de constater qu’elle n’est pas en mesure de faire face de
manière satisfaisante à cette situation puisque, chaque année,
le nombre d’affaires terminées est inférieur à celui des requêtes
qui lui parviennent. L’accroissement de l’arriéré entraîne des
retards excessifs dans le traitement des requêtes et augmente
les difficultés qu’elle rencontre pour satisfaire à son devoir de
rendre des arrêts clairs, cohérents et d’une qualité suffisante
pour en maintenir l’autorité aux yeux des États contractants.
Dans un mémorandum en date du 3 juillet 2009, le président
de la Cour, Jean-Paul Costa, qui avait précédemment appelé de ses
vœux la tenue d’une conférence de haut niveau sur l’avenir de la
Cour, a annoncé que la Suisse avait accepté d’organiser une telle
conférence pendant sa présidence du Comité des Ministres. Des
mesures de réforme à court et à long terme destinées à répondre aux
difficultés de la Cour furent inscrites à l’ordre du jour. C’est dans ce
contexte que le gouvernement suisse convoqua une conférence de
haut niveau à Interlaken les 18 et 19 février 2010. Y participèrent
les quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe, dont plus
de trente furent représentés au niveau ministériel. Cette conférence
s’était donnée pour objectif de jeter les bases de la réforme à venir.
Elle l’a atteint en adoptant une déclaration commune contenant
un plan d’action qui définit une série de mesures à court et à long
terme ainsi qu’un calendrier pour leur mise en œuvre. Il est apparu
d’emblée que les États ne souhaitaient pas explorer certaines voies
telles que la procédure de certiorari suivie par la Cour suprême
des États-Unis, qui permet à ses membres de choisir librement les
affaires sur lesquelles ils se prononceront.
À Interlaken, on a beaucoup insisté sur la mise en place de
mesures nationales afin que les violations des droits de l’homme
soient traitées en premier lieu au niveau interne. Il a été admis
que la Cour ne pouvait à elle seule assurer le respect des droits
conventionnels et qu’elle partageait cette responsabilité avec les
États. Par ailleurs, la Déclaration met l’accent sur la nécessité
pour la Cour de se doter d’un mécanisme de filtrage efficace
des requêtes manifestement irrecevables, soit au sein du collège
actuel, soit par la création d’un dispositif auxiliaire. En outre,
elle invite le Comité des Ministres à rendre sa surveillance de
l’exécution des arrêts de la Cour plus efficace et transparente et
à réexaminer ses méthodes de travail et ses règles.
chapitre
Page de droite: Centre pour migrants en situation irrégulière à Filakio (Grèce).
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La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme Chapitre 14 : La Conférence de haut niveau d’Interlaken
La jurisprudence de la Cour renferme un certain nombre de
principes récurrents que la Cour applique lorsqu’elle interprète la
Convention. Notamment :
• la Convention, instrument de garantie collective des engagements
pris par les États contractants, revêt un caractère particulier,
• la Convention est un instrument vivant, à interpréter à la lumière
des conditions actuelles,
• lorsqu’ils recherchent s’il y a lieu d’imposer des restrictions aux
droits garantis ou de prendre des mesures positives pour assurer
ces droits, les États contractants peuvent disposer d’une certaine
« marge d’appréciation » ou liberté de choix,
• la Cour est souvent appelée à dire si un juste équilibre a été
ménagé entre les différents intérêts, publics et privés, en jeu,
• la Convention est censée garantir des droits concrets et effectifs,
• les expressions figurant dans la Convention doivent se voir
attribuer un sens autonome,
• la Cour a un rôle subsidiaire, la responsabilité de garantir les
droits et libertés consacrés par la Convention incombant au
premier chef aux États contractants.
Les citations qui suivent, extraites d’arrêts importants, expriment
certains de ces principes.
À la différence des traités internationaux de type classique, la
Convention déborde le cadre de la simple réciprocité entre États
contractants. En sus d’un réseau d’engagements synallagmatiques
bilatéraux, elle crée des obligations objectives qui, aux termes de
son préambule, bénéficient d’une « garantie collective ».
Irlande c. Royaume-Uni (1978), § 239
La Cour doit tenir compte de la nature particulière de la Convention,
instrument de l’ordre public européen pour la protection des êtres
humains et de sa mission, fixée à l’article 19, celle d’« assurer
le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties
Contractantes » à la Convention.
Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) (1995), § 93
La Cour rappelle en outre que la Convention est un instrument
vivant à interpréter … à la lumière des conditions de vie actuelles.
Tyrer c. Royaume-Uni (1978), § 31
Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu
contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se
contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles
ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des
obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée
ou familiale … Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant
au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus
entre eux.
X et Y c. Pays-Bas (1985), § 23
Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives
de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux
placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu
précis de ces exigences [concernant la morale] comme sur la
« nécessité » d’une « restriction » ou « sanction » destinée à y
répondre. … L’article 10 § 2 n’attribue pas pour autant aux États
contractants un pouvoir d’appréciation illimité. Chargée … d’assurer
le respect de leurs engagements (article 19), la Cour a compétence
pour statuer par un arrêt définitif sur le point de savoir si une
« restriction » ou « sanction » se concilie avec la liberté d’expression
telle que la protège l’article 10. La marge nationale d’appréciation va
donc de pair avec un contrôle européen.
Handyside c. Royaume-Uni (1976), §§ 48-49
Le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas
théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs.
Artico c. Italie (1980), § 33
La Cour est appelée à jouer un rôle subsidiaire par rapport aux
systèmes nationaux de protection des droits de l’homme. Il est
donc souhaitable que les tribunaux nationaux aient initialement
la possibilité de trancher les questions de compatibilité du droit
interne avec la Convention. Si une requête est néanmoins introduite
par la suite devant la Cour, celle-ci doit pouvoir tirer profit des avis
de ces tribunaux, lesquels sont en contact direct et permanent avec
les forces vives de leurs pays.
A. et autres c. Royaume-Uni (2009), § 154
QuELQuEs prinCipEs jurisprudEntiELs
Au fil des ans et des décennies, la Cour a développé une impres-
sionnante jurisprudence, mais qui inévitablement a donné lieu à des
conflits en son sein même. Si les oppositions frontales entre arrêts ou
entre décisions sont plutôt rares, le champ des divergences plus ou
moins nettes, des obscurités ou des fragilités, voire des contradictions,
des différences d’accent, des lacunes ou des ruptures dans le raison-
nement est, lui, relativement vaste.
Les causes principales en sont claires et multiples : la masse des
arrêts et décisions rendus chaque année ; le nombre des « rédacteurs »
(référendaires et juges rapporteurs) ; la composition des sections, qui
privilégie la diversité géographique et la diversité des systèmes jurid-
iques ; l’existence de quatre chambres à l’intérieur de chaque section ;
l’attribution d’affaires concernant un même État ou une même question
à des sections différentes ; le tirage au sort pour chaque affaire de dix
des dix-sept membres de la Grande Chambre ; le renouvellement se-
mestriel de deux des cinq membres du collège de la Grande Chambre.
Or la cohérence de la jurisprudence est vitale pour la Cour, car elle
constitue la condition de son autorité et de son efficacité pour la sauve-
garde des droits de l’homme en Europe. Elle vise à atteindre plusieurs
objectifs, largement complémentaires : assurer l’égalité de tous devant
la Convention, non seulement entre États mais aussi entre individus ;
veiller à la sécurité juridique, en tendant à la prévisibilité, dans l’intérêt
des autorités nationales et des justiciables ; donner une interprétation
harmonieuse des dispositions de la Convention et de ses Protocoles
additionnels.
Le jurisconsulte est chargé d’une veille jurisprudentielle et joue donc
un rôle clé pour la prévention des conflits. Destinataire des dossiers de
chacune des sections, il examine tous les projets inscrits à l’ordre du
jour des réunions hebdomadaires – pour l’essentiel des projets d’arrêt
et de décision –, avec l’aide d’une petite équipe de juristes chevron-
nés. S’il le faut, le jurisconsulte rédige des observations qu’il adresse à
tous les juges de la Cour et à certains responsables du greffe (greffiers
de section et chefs de division). Il relève des anomalies ou des lacunes
dans la motivation, il met en garde contre des écarts de jurisprudence, il
signale des affaires similaires se trouvant à un stade plus avancé, il sug-
gère d’attendre l’arrêt de la Grande Chambre dans une affaire analogue
pendante devant celle-ci, etc.
En outre, le jurisconsulte assiste le Comité de règlement des conflits
de jurisprudence, qui se compose du président de la Cour et des présidents
de section, et formule des recommandations à l’attention des juges et des
juristes du greffe. Il le saisit de toute question importante d’interprétation
de la Convention et où se dessinent des différences d’approche entre
les sections, il prépare des notes à cet effet, il présente son analyse à
la lumière de la jurisprudence et il propose des solutions pour rétablir
l’harmonie. L’une d’elles est l’invitation au dessaisissement d’une chambre
ou à l’acceptation d’une demande de renvoi, afin que la Grande Chambre
donne le la en la matière. Tel peut être le cas quand plusieurs sections
butent sur la même difficulté mais à l’égard de plusieurs pays.
vincent Berger
Jurisconsulte de la Cour
CohérEnCE dE La jurisprudEnCE
Le fait que bon nombre des recommandations émises à
Interlaken avaient déjà été formulées dans d’autres enceintes
(notamment par la Conférence de Rome en 2000, le Groupe
d’évaluation en 2001 et le Groupe des sages en 2006) montre
combien il est ardu d’obtenir des avancées réelles en dépit des
engagements réitérés des États en faveur de la pérennité de la Cour.
Il demeure que, contrairement aux instruments qui l’ont
précédée, la Déclaration d’Interlaken comporte un plan
d’action ambitieux. Ainsi le Comité des Ministres est-il
invité d’ici juin 2011 (c’est-à-dire dans un délai de seize mois
suivant la Conférence) à poursuivre et mettre en œuvre les
mesures contenues dans la Déclaration qui ne nécessitent pas
d’amendements à la Convention. Avant la fin de 2011, les
États parties doivent informer le Comité des Ministres des
mesures prises pour mettre en œuvre les parties pertinentes
de la Déclaration, notamment les propositions relevant de
leur compétence (c’est-à-dire les mesures pouvant être prises
au niveau interne). D’ici juin 2012, le Comité des Ministres doit donner mandat aux organes compétents de préparer des propositions précises de mesures nécessitant des amendements à la Convention, en particulier des propositions pour un mécanisme de filtrage et pour une procédure simplifiée d’amendement de la Convention. Au cours des années 2012 à 2015, le Comité des Ministres devra évaluer dans quelle mesure la mise en œuvre du Protocole no 14 et du plan d’action d’Interlaken aura amélioré la situation de la Cour. Avant la fin de 2019, il devra décider si les mesures adoptées se sont révélées suffisantes ou si des changements plus fondamentaux s’avèrent nécessaires. C’est probablement à ce moment que la question de l’emploi, par la Cour, de procédures telles que le certiorari (voir ci-dessus) sera à nouveau évoquée.
(Le texte intégral de la Déclaration d’Interlaken peut être consulté sur le site internet de la Cour (www.echr.coe.int) et sur le CD-Rom accompagnant le présent ouvrage.)
Steck-Risch and Others v. Liechtenstein, 19 May 2005 (63151/00)
The Problems of Judges Having Other Jobs
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The Problems of Judges Having Other Jobs
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La « féminisation » dE La Cour EuropéEnnE (dEs droits humains)
La situation actuelle à la Cour – Comment en sommes-nous arrivés là ?Lorsqu’un membre du Parlement européen me demanda récemment
combien de femmes comptait la Cour, j’eus le plaisir de lui répondre
qu’il y en avait dix-sept, pour vingt-neuf hommes et un siège vacant,
soit une proportion de presque 36 %. Pas mal, vu d’où nous sommes
partis1. À mon avis, nous devons rendre hommage à l’Assemblée
parlementaire et au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe pour
avoir rendu cela possible. Sans les pressions constantes que ces deux
instances ont exercées dès 1996 sur les Hautes Parties contractantes
pour que celles-ci désignent des candidats des deux sexes, rien
n’aurait bougé. Ou du moins pas durant ce siècle.
Jusqu’en 1999, la pratique était la suivante : les Hautes Parties
contractantes exprimaient une préférence pour l’un des trois
candidats désignés, préférence qui, généralement, était entérinée
par l’Assemblée parlementaire. En septembre de cette année-là,
l’Assemblée adopta une recommandation invitant les États à faire
figurer systématiquement sur leurs listes des candidats des deux
sexes. Cette recommandation fut suivie en janvier 2004 par une
résolution exprimée en termes plus énergiques, dans laquelle
l’Assemblée déclara que les nominations devaient dorénavant
refléter un équilibre entre les sexes – faute de quoi les nominations
seraient rejetées – et qu’aucune préférence ne devait être exprimée.
À mérite égal, la préférence serait donnée à un candidat du sexe
sous-représenté au sein de la Cour. Par la suite, l’Assemblée
parlementaire indiqua qu’elle était disposée à examiner des listes
composées de candidats de même sexe s’il s’agissait du sexe sous-
représenté (correspondant à moins de 40 % de la composition de
la Cour).
Cette nouvelle politique entraîna des problèmes pour Malte
en 2006. L’Assemblée parlementaire refusa même d’examiner sa
liste de trois candidats, tous de sexe masculin. Lorsque, après un
appel public à candidatures, Malte soumit de nouveau une liste
exclusivement masculine en déclarant que les femmes ayant
présenté leur candidature ne répondaient pas aux exigences de
l’article 22 de la Convention, on aboutit à une impasse. En définitive,
il revint à la Cour elle-même de proposer une solution, ce qu’elle fit,
à la demande du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. Dans
son avis consultatif du 12 février 2008, la Grande Chambre de la Cour
releva que « ce critère procède d’une politique de reconnaissance
de l’égalité des sexes, laquelle politique reflète l’importance de
cette égalité dans la société contemporaine et le rôle que jouent
l’interdiction de la discrimination et les mesures de discrimination
positive en vue d’atteindre cet objectif » (§ 49). La Cour indiqua en
outre que la politique de l’Assemblée parlementaire était trop rigide.
En l’absence totale de tolérance, cette attitude était contraire à la
Convention elle-même.
Cela conduisit l’Assemblée parlementaire à affiner sa position
dans les mois qui suivirent, en ce qu’elle se déclara prête, dans
certains cas exceptionnels, à examiner des listes composées de
candidats appartenant tous au sexe majoritaire, sous réserve que
« toutes les mesures nécessaires et adéquates » aient été prises pour
inclure des représentants du sexe sous-représenté. Cependant, la
commission compétente n’atteignit pas la majorité requise, obligeant
ainsi Malte à recommencer son processus d’élection et à lancer de
nouveau un appel à candidatures féminines.
Il faut du temps pour parvenir à un équilibre entre les sexes, et
la situation à la Cour ne fait que refléter les réalités nationales des
pays membres. Le temps n’arrange rien, du moins pas à court terme.
L’Assemblée parlementaire a montré qu’il était possible d’accélérer les
choses si la volonté politique est là.
pourquoi un équilibre entre les sexes est-il important ?Pauliine Koskelo, présidente de la Cour suprême de Finlande, déclara lors
d’une interview donnée après sa désignation2, lorsqu’on lui demanda de
commenter le fait qu’elle serait la première femme à occuper ce poste,
qu’elle jugeait important pour la légitimité de la juridiction suprême
qu’elle présidait que celle-ci reflète la population qu’elle était appelée
à servir également en termes de représentation des sexes. Sandra Day
O’Connor, première femme à siéger à la Cour suprême des États-Unis
d’Amérique, déclara lors de sa nomination : « C’est important d’être la
première, mais ça l’est encore plus de ne pas être la dernière. »
Il est bien connu qu’il est nécessaire d’atteindre une masse
critique pour faire la différence. Dans un groupe de personnes du
même sexe, un ou deux représentants de l’autre sexe ne ferait aucune
différence. Au contraire, leur présence peut donner une (fausse)
impression d’équilibre entre les sexes et ainsi conforter ceux qui ont
le pouvoir de désignation/d’élection/de nomination dans l’idée qu’il
n’est pas nécessaire d’aller plus loin. La situation des individus qui
ne cadrent pas avec le groupe risque de se révéler assez difficile.
Ils peuvent être considérés comme des mascottes ou des boucs
émissaires. Ils risquent de se retrouver marginalisés ou réduits à la
seule fonction de représentation de leur sexe. S’ils réussissent, c’est
parce qu’ils ont été promus sans le mériter, et s’ils échouent, cela
prouve bien que leur sexe n’est pas adapté aux fonctions en cause.
Il a en outre été soutenu qu’avoir recours à une base de
recrutement trop étroite peut entraîner une perte de compétences.
Pour moi cela coule de source. Pourquoi se limiter à un sexe alors qu’il
y en a deux ?
Les apparences sont importantes – mais quid du fond ?De nombreuses femmes actives que j’ai rencontrées ont du mal à
admettre l’idée que leur sexe pourrait influencer la façon dont elles
travaillent : il suffit de voir par exemple les différences d’opinion entre
Sandra Day O’Connor et Ruth Bader Ginsburg, qui ont toutes deux
siégé à la Cour suprême des États-Unis. La première est souvent citée
pour avoir dit qu’un juge avisé de sexe féminin parviendra à la même
conclusion qu’un juge avisé de sexe masculin. Ruth Bader Ginsburg
avança la thèse opposée dans une affaire concernant une jeune fille
de treize ans qui avait été fouillée à corps. Lorsque plusieurs de ses
huit collègues de sexe masculin indiquèrent que la fouille à corps,
en soi, ne les dérangeait pas, elle fit remarquer qu’aucun d’entre
eux « n’avait jamais été une jeune fille de treize ans »3. Elle ajouta
également, dans une interview qu’elle donna deux semaines après
l’audience, qu’en tant que femme elle constatait quelquefois que, dans
les discussions entre les juges, ses réflexions étaient ignorées jusqu’à
ce que quelqu’un d’autre les reprenne à son compte. La juge Sotomayor,
alors nouvellement désignée, déclara dans un discours en 2001, qui
donna lieu à des réactions mitigées : « J’attendrais d’une femme avisée
d’origine latine, avec la richesse de son expérience, qu’elle parvienne
plus souvent à une meilleure conclusion qu’un homme blanc qui n’a pas
vécu ce genre de vie. »4
On peut regarder la question en termes de différence de culture
ou de langue, et dans un contexte international tel que celui de la Cour
européenne des droits de l’homme c’est un exercice intellectuellement
stimulant et motivant. Nombre d’études ont été menées en vue d’analyser
les différences entre les hommes et les femmes quant aux habitudes
de langage, et lorsqu’on combine cela avec le fait que la plupart d’entre
nous, juges et membres du greffe, travaillons dans une langue qui n’est
pas la nôtre, les résultats sont beaucoup plus difficiles à analyser et
les conclusions beaucoup plus complexes à tirer. Dans de nombreuses
cultures, les petites filles sont conditionnées de manière à formuler leurs
déclarations sous la forme interrogative plutôt qu’affirmative, et à adopter
une voix plus douce que les garçons. Ce phénomène s’atténue chez
les adultes mais est toujours là, plus ou moins accentué selon le pays
concerné, et peut dans certaines circonstances être interprété comme
trahissant un sentiment d’insécurité ou un manque de détermination,
donc amoindrir la force de conviction. Comment cela se traduit-il donc
dans un contexte judiciaire tel que celui de la Cour ? La féminisation de la
Cour a-t-elle eu un impact et, dans l’affirmative, lequel ?
Les lecteurs qui ont persévéré jusqu’ici sont réellement intéressés,
et espèrent profiter de révélations sur les secrets de nos délibérations.
Malheureusement, ils risquent d’être déçus, non seulement parce je n’ai
pas la liberté de révéler quoi que ce soit de nos délibérations mais aussi
parce que je suis moi-même partie prenante de l’évolution, si tant est
qu’il y en ait une, et suis donc tout sauf une observatrice impartiale.
Sans aucune ambition scientifique, mes observations, pêle-mêle,
sont les suivantes.
De gauche à droite, les juges Tsotsoria, Vajić, Fura et Gyulumyan.
Steck-Risch and Others v. Liechtenstein, 19 May 2005 (63151/00)
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impact sur les requérants potentielsLes requérants sont majoritairement des hommes. La présence
de plus de femmes au sein de la Cour va-t-elle amener plus de
requérantes devant elle ? Je ne le pense pas, mais j’espère me
tromper. Certaines affaires qui ont fait date ont été introduites par
des femmes, ainsi que mon estimée collègue et amie la juge Tulkens
l’a montré dans son article « Droits de l’homme, droits des femmes.
Les requérantes devant la Cour européenne des droits de l’homme »5.
Elle y observe entre autres que certaines atteintes à des droits
fondamentaux risquent de ne jamais être examinées par la Cour parce
que les femmes qui en sont victimes ne portent pas leurs griefs à
Strasbourg dans la même mesure que les hommes.
Mais il est des influences plus subtiles. On peut certainement
soutenir que les avocates auront plus d’intérêt à introduire des
contentieux devant la Cour de Strasbourg si elles ont l’impression
qu’il existe un équilibre des sexes au sein de celle-ci. En effet, il est
probablement exact d’affirmer que plus d’avocates comparaissent
aujourd’hui devant la Cour qu’à aucun autre moment de son histoire et,
bien que cela puisse s’expliquer par un éventail de facteurs, la présence
d’un plus grand nombre de femmes dans ses rangs est certainement
l’un d’eux. La perception de la Cour en tant que forum susceptible
de prendre en compte les spécificités de chaque sexe ou de refléter
la voix indépendante que les femmes vont amener dans le débat sur
toute question controversée est bien de nature à amener les avocates
à penser que Strasbourg est un endroit où leurs préoccupations seront
entendues et leurs sensibilités particulières mieux considérées. De plus,
les grandes opinions dissidentes de femmes juges représentent sans
aucun doute une source d’inspiration pour les juristes et les étudiants
en droit (et spécialement les femmes), en ce qu’elles voient quelle est la
contribution indépendante et distincte que les femmes peuvent apporter
à une juridiction dans un texte juridique solidement argumenté. Les
opinions dissidentes de la juge Tulkens à Strasbourg ou de la baronne
Hale qui a siégé à la Chambre des lords en sont de bons exemples.
L’efficacité de la CourLa qualité et l’efficacité de la Cour vont de pair avec la qualité des
personnes qui y travaillent, y compris les juges. Ainsi, la Cour, pour
recruter et retenir les meilleurs, doit être un lieu de travail attrayant.
C’est là que le leadership revêt une grande importance. Celui de la
Cour est, bien malheureusement, en grande majorité masculin. Pour
quel motif ? On ne peut qu’émettre des hypothèses. Bien entendu, l’une
des raisons tient à l’absence de choix jusqu’à présent, la plupart des
juges étant des hommes. Mais alors même que les chiffres tendent
à s’équilibrer, il n’y a toujours pas beaucoup de femmes qui postulent
à des positions de responsabilité. L’une des théories est que cette
situation résulte des propres choix des femmes elles-mêmes. Une
autre est le manque de modèles adéquats. On a beaucoup écrit au sujet
du leadership et certains experts allèguent qu’il existe des différences
entre les leaderships féminins et masculins. Selon certaines études, les
femmes qui dirigent sont moins susceptibles de prendre des risques
mais se concentrent sur le long terme. Personnellement, je pense que
cela tient plus aux différences entre les individus qu’aux spécificités liées
au sexe. Mais il importe plus de souligner que des styles de leadership
différents conviennent à des personnes différentes. Dans un lieu de travail
qui regroupe quelque 650 personnes, la diversité a sa place et est un
besoin. Et afin d’amener de la diversité dans le leadership, il faut avoir
une certaine masse critique à la base. Ce n’est qu’alors que l’on peut
choisir la personne qui convient le mieux à l’emploi puisque la candidate
sera jugée par rapport à ses mérites, et non pas réduite à la fonction de
représentation de son sexe, avec tous les préjugés que cela implique :
« Nous avons déjà eu une femme leader, et ça n’a pas marché, donc
pourquoi s’embêter à promouvoir des femmes ? »
Une mixité plus grande dans le leadership peut aider la Cour à
s’adapter à un environnement social en mutation rapide. La Cour a
rajeuni, et plusieurs juges qui y siègent actuellement sont parents de
jeunes enfants. Cela aura à un moment ou à un autre un impact sur
le fonctionnement de l’institution (heures de réunion, programmes,
méthodes de travail) ainsi que sur les questions sociales. Après plus de
dix ans de lutte, les juges ont réussi à obtenir une couverture sociale et
un régime de pensions acceptables, et le fait qu’auparavant il n’existait
aucune disposition concernant le congé parental pour les juges démontre
de manière éclatante combien la démographie de la Cour a changé.
L’absence de prestations sociales convenables était complètement
incompréhensible à quiconque se penchait sur la question.
Alors comment saurons-nous à quel moment nous aurons atteint
l’équilibre des sexes au sein de la Cour ? Est-ce une question de
mathématiques seulement ou est-ce quand nous aurons véritablement
le sentiment que nous bénéficions tous de possibilités égales sur
notre lieu de travail, la Cour ? Ou est-ce simplement une question de
« laisser une empreinte » ?
Le Comité des Ministres, l’Assemblée parlementaire ou la Cour elle-
même devraient-ils penser qu’ils peuvent se reposer sur leurs lauriers
dès lors que les résultats en matière d’équilibre des sexes d’autres
juridictions importantes sont très en retrait des progrès obtenus à
Strasbourg ? Il existe un risque lié à l’amélioration qui se dessine depuis
quelques années ; toutefois, l’expérience nous apprend que, pour
consolider les gains chèrement acquis dans ce domaine, il ne faut pas
oublier que rien ne va de soi et que des efforts constants doivent être
accomplis pour proclamer la valeur ajoutée qu’apporte une composition
équilibrée. Peut-être même en faire une valeur primordiale ?
Il y a de nombreuses années, lorsqu’on demanda à Marianne
Nivert, un personnage important de la vie publique et du monde des
affaires en Suède, s’il existait une complète égalité des sexes en
Suède, elle fit une réponse révélatrice : « Le jour où je rencontrerai
autant de crétines que de crétins dans les conseils d’administration,
nous aurons atteint l’égalité complète. Et croyez-moi, ce n’est pas
demain la veille ! » Ce jour est peut-être encore plus lointain qu’elle ne
l’imaginait puisque le seul objectif qui en vaille vraiment la peine serait
de rencontrer dans les conseils d’administration autant de femmes
talentueuses que d’hommes talentueux. La synergie qu’il y aurait à
combiner en même temps recherche du mérite et équilibre des sexes
devrait dans l’idéal contribuer à réduire le niveau global de médiocrité
dans les hautes sphères de l’ensemble des entreprises.
Dans l’intervalle, peut-être le temps serait-il venu de changer
l’intitulé français de la Cour et des droits fondamentaux qu’elle est
censée protéger. Depuis quelque temps maintenant, il est suggéré que
les termes « human rights » devraient être traduits en français non pas
par « droits de l’homme » mais par l’expression « droits humains », neutre
du point de vue du genre, comme le sont les termes Menschenrechten,
diritti umani, derechos humanos, mänskliga rättigheter, pour ne
mentionner que quelques exemples. Récemment, cette suggestion a
été réitérée par l’ex-présidente irlandaise, Mary Robinson, lors d’un
discours à Paris pour la célébration des soixante ans de la Déclaration
universelle des droits de l’homme. C’est une question qui est loin d’être
anodine pour le monde francophone, et nous savons à quel point les
mots peuvent influencer la pensée. Nous devrions donc accorder à cette
question toute l’importance qu’elle mérite, comme à celle de savoir
comment parvenir à une juridiction normale et équilibrée entre les
sexes, pour le bénéfice de tous, hommes et femmes.
Elisabet Fura
Juge à la Cour
1. Une femme, trente-trois hommes et six sièges vacants. Telle était la composition de la Cour le 31 octobre 1998, dernier jour de l’ancienne Cour qui siégeait à temps partiel. Elisabeth Palm (Suède) était l’unique femme juge. Elle était alors membre de la Cour depuis dix ans. Depuis ses débuts, la Cour n’a compté de très rares femmes dans ses rangs. Seules Helga Pedersen (Danemark, juge entre 1971 et 1980) et Denise Bindschedler-Robert (Suisse, juge entre 1975 et 1991) ont précédé Elisabeth Palm. Au sein de la Commission, la situation était à peine meilleure : en 1998, cette institution comprenait trois femmes sur trente-trois membres. Cependant le chemin est encore long avant que l’on puisse parler d’une juridiction véritablement équilibrée en ce qui concerne la représentation des sexes. Peut-être faut-il avant tout en conclure que l’on va dans la bonne direction. NDLR : Au 1er juillet 2010, le nombre de femmes siégeant à la Cour était passé à dix-huit.
2. Interview de K. Bélinki intitulée « Högsta domstolens högsta kvinna » (« Une femme suprême à la Cour suprême »), parue dans le magazine féminin finlandais Astra Nova, 2006, no 3-4.
3. M.K. Cary, Ruth Bader Ginsburg’s Experience Shows the Supreme Court Needs More Women, paru le 20 mai 2009, blog de Thomas Jefferson Street (www.usnews.com).
4. « Debate on Whether Female Judges Decide Differently Arises Anew », The New York Times, 3 janvier 2009.
5. L. Caflisch et al. (dir.), Liber Amicorum Luzius Wildhaber : droits de l’homme, regards de Strasbourg, Norbert Paul Engel, 2007.
Cette photographie montre, de gauche à droite, Françoise Tulkens, Nina Vajić, Antonella Mularoni, Snejana Botoucharova, Elisabeth Palm, Viera Strázniká, Hanne-Sophie Greve, Margarita Tsatsa-Nicolovska et moi-même. Elle a été prise en 2002, après l’un des déjeuners dont Elisabeth Palm, première femme vice-présidente de la nouvelle Cour, avait pris l’initiative pour permettre aux femmes juges de faire plus ample connaissance.
Wilhelmina Thomassen Juge à la Cour (1998-2004)