la fin du "siècle de lèon x"

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1 LA FIN DU « SIÈCLE DE LÈON X » : LE « ClCERONlANUS » D’ERASME (1528) En mai 1527, les lansquenets luthériens de Charles Quint, sous la conduite du Connétable de Bourbon, donnaient assaut à Rome et mettaient la ville à sac. L’humiliation de Clément VII concluait piteusement le « siècle de Léon X » et achevait de révéler à l’Europe ce que dissimulaient de faiblesse politique et militaire les beaux dehors de la Renaissance italienne. En mars 1528, Erasme publiait à Bâle chez Frobenius le Dialogus ciceronianus sive de optimo genere dicendi36, une critique acerbe de ce Tullianus stylus qui avait passé, au moins à Rome, pour le symbole et la plus haute conquête de la Renaissance. Etait-ce le coup de pied de l’âne à l’humanisme italien ? Erasme, ennemi de la violence, n’approuvait pas plus le coup de force contre la Rome des Pontifes, que ses maîtres en humanisme chrétien, saint Jérôme et saint Augustin, n’avaient approuvé le sac de Rome par Alaric, un millénaire plus tôt, en 410. Mais saint Augustin, dans la Cité de Dieu, n’avait pu s’empêcher de voir dans la tragédie de la Majestas imperii romaine un juste châtiment de son ambition toute terrestre. Et il était difficile à l’apôtre humaniste de la Philo- sophia Christi d’interpréter autrement, par devers lui, les coups portés à la puissance temporelle des Pontifes romains et à l’humanisme esthéti-sant qu’ils avaient patronné. En 1509, au temps de Jules II, Erasme avait séjourné dans la Rome de Michel Ange, de Raphaël et de Bembo. Indifférent au prestige des chefs- d’œuvre, il en avait rapporté l’Eloge de la Folie. Et dans le Ciceronianus, il fait un long retour en arrière sur ce séjour, pour n’en retenir que la déclamation « Sur la mort du Christ » qu’il avait entendu prononcer en présence de Jules II par Tommaso « Fedra » Inghiramrni, un humaniste qui devait son surnom à l’art avec lequel il avait interprété le rôle de Phèdre dans une représentation de l’Hippolytus de Sénèque, patronnée par le Cardinal Riario. Déclamation histrionique : Erasme a vu manifestement en Tommaso Inghiramrni et à travers lui, dans l’humanisme de la Cour pontificale, une réapparition de la sophistique de la Rome impériale d’autant plus inexcusable qu’elle se couvrait de prétextes chrétiens. Le Ciceronianus, fruit de vingt années de réflexions sur la rhétorique antique et moderne, vise à prévenir l’humanisme d’un péril qui le suit comme une ombre : celui de dissocier la renovatio litterarum et artium d’une renovatio spiritus, en d’autres termes celui de réveiller aussi

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Erasmo

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PAGE 18LA FIN DU SICLE DE LON X : LE ClCERONlANUS DERASME (1528)

En mai 1527, les lansquenets luthriens de Charles Quint, sous la conduite du Conntable de Bourbon, donnaient assaut Rome et mettaient la ville sac. Lhumiliation de Clment VII concluait piteusement le sicle de Lon X et achevait de rvler lEurope ce que dissimulaient de faiblesse politique et militaire les beaux dehors de la Renaissance italienne.

En mars 1528, Erasme publiait Ble chez Frobenius le Dialogus ciceronianus sive de optimo genere dicendi36, une critique acerbe de ce Tullianus stylus qui avait pass, au moins Rome, pour le symbole et la plus haute conqute de la Renaissance. Etait-ce le coup de pied de lne lhumanisme italien ? Erasme, ennemi de la violence, napprouvait pas plus le coup de force contre la Rome des Pontifes, que ses matres en humanisme chrtien, saint Jrme et saint Augustin, navaient approuv le sac de Rome par Alaric, un millnaire plus tt, en 410. Mais saint Augustin, dans la Cit de Dieu, navait pu sempcher de voir dans la tragdie de la Majestas imperii romaine un juste chtiment de son ambition toute terrestre. Et il tait difficile laptre humaniste de la Philo-sophia Christi dinterprter autrement, par devers lui, les coups ports la puissance temporelle des Pontifes romains et lhumanisme esthti-sant quils avaient patronn. En 1509, au temps de Jules II, Erasme avait sjourn dans la Rome de Michel Ange, de Raphal et de Bembo. Indiffrent au prestige des chefs-duvre, il en avait rapport lEloge de la Folie. Et dans le Ciceronianus, il fait un long retour en arrire sur ce sjour, pour nen retenir que la dclamation Sur la mort du Christ quil avait entendu prononcer en prsence de Jules II par Tommaso Fedra Inghiramrni, un humaniste qui devait son surnom lart avec lequel il avait interprt le rle de Phdre dans une reprsentation de lHippolytus de Snque, patronne par le Cardinal Riario. Dclamation histrionique : Erasme a vu manifestement en Tommaso Inghiramrni et travers lui, dans lhumanisme de la Cour pontificale, une rapparition de la sophistique de la Rome impriale dautant plus inexcusable quelle se couvrait de prtextes chrtiens. Le Ciceronianus, fruit de vingt annes de rflexions sur la rhtorique antique et moderne, vise prvenir lhumanisme dun pril qui le suit comme une ombre : celui de dissocier la renovatio litterarum et artium dune renovatio spiritus, en dautres termes celui derveiller aussi bien la sophistique des dclamateurs que la sagesse pr-chrtienne des crivains et potes paens.

** *

Avant lEloge de la Folie (1511) et le Ciceronianus (1528) Erasme navait pas manqu desquisser sa propre doctrine en matire dart oratoire : pour lui, comme pour les humanistes italiens, le modus oratorius devait se substituer au modus scholasticus de la thologie mdivale. Ds 1509, le petit volume dAdages, publi Paris37 nous fait pressentir dans quel sens sorientera Erasme pour viter que le recours la rhtorique ne dgnre en sophistique. Il ne faudrait pas croire toutefois que ce souci ait t le privilge dErasme, et de lhumanisme du Nord. Un Ptrarque, un Politien, un Pico, staient les premiers, nous lavons vu, dresss contre une imitation histrionique des Anciens. Et lEpistola De Imitatione de Bembo est elle-mme un effort, dans la ligne du De Ora-lore et du Dialogue des Orateurs, pour confrer la qute du Beau oratoire un statut philosophique, et relier le meilleur style humaniste une ascse platonicienne. En Italie comme dans le Nord de lEurope lhistoire de la rhtorique humaniste est marque, comme lhistoire de la rhtorique grecque et latine, par une perptuelle tension entre la tentation sophistique, et les efforts de redressement, fonds sur un retour aux orateurs attiques, Cicron, aux orateurs archaques, aux potes et qui tous cherchent resserrer lalliance entre lloquence et la sagesse. Tension qui rarement sclaircit jusqu lantithse : dans le domaine louvoyant de la rhtorique, o lon est toujours le sophiste de quelquun, ce nest quau prix dune simplification polmique, et risque, que lon peut diviser lloquence en deux camps ; lun des justes et lautre des coupables.

Erasme et Bembo, chacun sa manire, ont voulu donner une assise philosophique au modus oratorius des humanistes. Mais leurs points de vue et leurs rfrences antiques sont fort diffrents. Soucieux avant tout dune renovatio litterarum, Bembo renoue avec le purisme de la sophistique grecque du IIIe et du IIIe sicles, substituant aux orateurs attiques Cicron comme modle achev dune prose dart. Moins artiste que moraliste, soucieux avant tout dune renovatio spiritus, Erasme sappuie sur les auteurs qui, souslEmpire, ont combattu lart des sophistes au nom dune morale philosophique, tels Snque et Lucien. Pour lui, la renovatio litterarum est avant tout une padea prparant la lecture et la mditation des Pres. Lart rasmien de la prose est dabord un art chrtien, avec toutes les ambiguts que cette formule suppose chez les Pres eux-mmes, adversaires, mais lves des sophistes. Cette ambigut est particulirement sensible chez le jeune Erasme, auteur de la premire prface des Adages.

Sil est vrai que les Adages sont dabord un recueil mditer , on aurait tort de ne pas y voir aussi un recueil de lieux , un aide-mmoire relevant de cette tradition qui, des Mmorables de Xnophon aux Entretiens dEpictte dArrien, du florilge de Stobe aux Flores dApule, faisait de la citation, ou de la mise en scne de la citation, une vritable mthode dinvention oratoire38. Celle-ci fut tout particulirement en honneur chez les philosophes et rudits de la latinit dargent, et les Pres de lEglise en firent leur tour un des aspects les plus caractristiques du style chrtien. En se rattachant cette tradition philosophique, rudite et patristique, Erasme fait un choix rhtorique fort significatif de ses intentions et de ses gots.

La prface de la premire dition parisienne des Adages achve den faire un petit trait dart oratoire rasmien. Erasme y formule une vritable thorie de lornatus qui se prsente comme un commentaire stylistique des adages. Ceux-ci, extraits de bons auteurs ou de la sagesse des nations, sornent en effet de gemmulae translationum39, de lumina senten-tiarum (scintillement de traits), de flosculi allegoriarum et allusionum (fleurettes dallgories et dallusions) qui font de la prose un miroir de la Nature, de ses champs fleuris40. La figure essentielle est la sententia (trait ou pointe), qui plat par une brivet piquante (ucuta brevitate) ou par une brve saillie (brevi acumine). Ses allusions spirituelles chatouillent (titillat) qui sefforce de les deviner, ses obscurits mme raniment (expergeficiat) le lecteur intrigu.

Mais la forme brillante de la sententia ne fait quun avec sa substance. Citant Quintilien, Erasme affirme que ces richesses et dlices du discours sont aussi des lments de preuve (argumentum). Tropes, figures de pense et de mots sont en somme autant de syllogismes41 dont la vigueur philosophique senveloppe de brio et sduit en mme temps quils persuadent, pargnant la sagesse lennuyeuse scheresse du modus scholasticus.

Les citations empruntes aux Anciens, destines tre incrustes dans le discours, deviennent ainsi les lments constitutifs dun style philosophique proprement humaniste, la fois probatio et ornatus. Elles cartent du modus oratorius la tentation sophistique, elles font du discours lenchssement de choses la fois solides et plaisantes, alliant le docere96 au delectare. Les Evangiles, ajoute Erasme, donnent lexemple de cette mthode en multipliant les sententiae, les paraboles, allgories, apophtegmes, riches de sens mystrieux.

Erasme tient pourtant affirmer quil na pas fait dans les Adages uvre de rhteur (sermo rhetoricus). Entre autres preuves, il fait remarquer quil ny a pas plus dordre dans son livre que dans les Nuits Attiques dAulu Gelle42.

La rfrence Quintilien, rformateur de lloquence sous Vespa-sien, et Aulu Gelle, disciple dun autre rformateur , Fronton, qui fut aussi le matre de rhtorique de Marc Aurle43, nous clairent sur le got du jeune Erasme. Comme le cicronianisme de Quintilien, latticisme archasant et rudit dAulu Gelle, quoique par des chemins fort diffrents de ceux du matre de Pline le Jeune, est, ou se veut, un acte de rsistance la rhtorique des dclamateurs asiatiques . Mais mme la volont de classicisme dont tmoigne lInstitution oratoire de Quintilien ne russit pas faire oublier le ct dmonstratif et outrancirement littraire de lloquence quelle enseigne : tout en le regrettant, le cicro-uien Quintilien doit faire minutieusement place aux curiosits formelles chres aux dclamateurs, aux dpens des sources philosophiques et des finalits civiques de lloquence selon Cicron. La passion archasante dun Fronton et dun Aulu Gelle qui, insatisfaits dun retour Cicron, remontent vers Plaute, Ennius, et Caton pour retrouver la vigueur perdue, relve du manirisme dcadent tout autant que le got moderne des sophistes quils dnoncent. La maladie de la Seconde Sophistique, qui rgne sur la littrature impriale, appelle une sorte de mdecine homopathique qui donne aux diverses ractions classicisantes ou archasantes quelle suscite une couleur analogue souvent sy tromper, celle de la maladie elle-mme. O commence et o finit chez un Lucien, chez un Philostrate, chez un Apule, le got expressionniste de leffet, et le dgot de la parade sophistique ? La nostalgie de la simplicit, de linnocence primitive nest-elle pas le suprme raffinement de la dcadence ? Telle est lambigut de la latinit dargent, et ellepse sur plus dun Pre de lEglise. Tel tait le danger de se tourner vers la culture oratoire de la Rome tardive. Erasme, lanant lanathme sur le Cicron aux bras troits de Pietro Bembo, avait oubli quil avait lui-mme introduit un redoutable Prote.

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Ses intentions en tous cas taient pures. La mthode dinvention implique par un recueil doxographique tel que les Adages est analogue celle que mettent en uvre les Nuits Attiques. Erasme traite les uvres des auteurs antiques, au mme titre que la sagesse des nations comme autant de rservoirs de choses do il extrait des fragments : ceux-ci, comme les clats de marbre de diverses couleurs et provenances dont se sert le mosaste, sont livrs au lecteur dans un capricieux dsordre ; libre lcrivain orateur dy faire son choix et de redistribuer les fragments selon son dessein pour composer son tableau. Cette mthode des antiquaires et doxographes antiques prend chez Erasme, disciple des Pres, une valeur chrtienne : les idoles paennes une foisbrises, uvres et systmes, il subsiste delles des fragments dont lorateur chrtien peut faire usage, irisant son discours selon la varit des situations auxquelles il doit faire face. Ce syncrtisme souple et vivant aux antipodes du dogmatisme dialectique de lEcole nest pourtant pas une sophistique : ces fragments de pierres vives renvoient tous une sorte de philo-sophia perennis dont la source ultime est la premire Rvlation, ef ils sont en consonance avec lenseignement de la seconde, quils aident adapter aux situations humaines de lcrivain et de son public. La solidit philosophique du discours, garantie par lantiquit de ses sources, nest plus incompatible avec la fluidit du monde o lhumanit incarne se trouve embarque .

Les deux bouts de la chane unit du Logos deux fois rvl et diversit des hommes, des temps, et des lieux peuvent fort bien tre tenus ensemble. Enracin dans sa foi, lcrivain sera dautant libre et souple dans son maniement des sententiae qui toutes, dans la diversit mme de leurs couleurs, refltent la lumire unique de la Philosophia Christi. Il sagit l dune manire de philosopher conforme la tradition oratoire latine, qui rompt avec la manire dAristote et des thologiens mdivaux. Les philosophies humaines sonttraites en topique de la philosophie chrtienne. Elles sont amenes dialoguer entre elles au sein du discours chrtien, o elles trouvent leur sens ultime, et auquel elles confrent la mobilit irise que postule la multiplicit mtamorphique de lhomme incarn et pcheur.

Il est donc fort comprhensible quErasme ait tenu loigner de lui ladjectif rhetoricus. Si, du point de vue dun sophiste litalienne, il peut se rclamer sans crainte de lautorit philosophique, du point de vue du98 thologien universitaire de style parisien, il peut redouter de passer pour un rhteur , moins soucieux de vrit que dadaptation la subjectivit humaine. A distance gale de la sophistique et du dogmatisme, lloquence rasmienne doit se garder la fois sur sa gauche et sur sa droite, soucieuse de lunit du Vrai, mais respectueuse de la ralit diverse et mouvante de lhomme et de son histoire.

Soit dit en passant, la prface des Adages pourrait servir dintroduction aux Essais de Montaigne. Le got snquiste dErasme pour les sententiae, pour la varit des tropes et des figures illustrant un style coup et dense, est fort analogue celui de Montaigne. Et la mthode philosophique de ce dernier est fille de celle dErasme. Il est un peu vain de se demander si Montaigne estsceptique, stocien, picurien, platonicien, pripatticien, augustinien : il est lhomme du dosage des sententiae tires de ses recueils et de ses lectures. Et ce dosage des choses qui toutes renvoient une sagesse de Nature originellement compatible avec la Rvlation lui permet de composer en fonction des temps, des circonstances, et de ses humeurs la mdecine la mieux ajuste chaque cas : fidlit la Sagesse, mais aussi au mtamorphisme de lhomme dans le monde, dont chaque sagesse humaine pouse un des aspects. Philosophie suprieure toutes les philosophies, parce quelle est le lieu de leur dialogue, le forum des grandes voix qui ont rvl lhumanit elle-mme.

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La mthode dErasme, telle quelle nous apparat dans la prface des Adages a toutefois un aspect inquitant : pour peu quils concourent exprimer avec une vigueur brve et brillante une pense , tous les procds de style semblent bons Erasme. Cest l que se manifeste le plus nettement lcart entre lhumaniste du Nord et un humaniste italien tel que Bembo. Lavantage delatticisme tel que le prconise celui-ci est doffrir au lecteur une surface lisse et sans artes, dune seule et lgante venue qui voile en quelque sorte la prsence des sources sous le tissu serr dune forme parfaite. Cet avantage, un Balzac, un Descartes, sauront en tirer le plus habile parti en France, au XVIIe sicle, pour affirmer avec plus daplomb la nouveaut lun de sa littrature, lautre de sa philosophie. Mais auparavant il aura fallu longuement livrer bataille contre la rhtorique des citations , dascendance rasmienne, qui fait de tout discours un carrefour visible de discours antrieurs, un montage qui se donne pour tel.

Or cette rhtorique des citations a, sur le plan du style, des implications vivement anti-cicroniennes. Le choix des sententiae, au dire dErasme lui-mme, obit aussi des critres expressifs. Et le parti pris de surprendre, dintriguer, voire dblouir nous renvoie un choix de tropes et de figures caractristiques des gots de la Seconde Sophistique. En se rfrant au L. IX de lInstitution Oratoire, plutt quau L. III du De Oratore, consacr llocution, Erasme croyait sans doute saligner sur la polmique de Quintilien contre les dclamateurs : il entre aussi, et il fait entrer ses lecteurs dans le combat douteux qui caractrise lhistoire de la rhtorique impriale romaine.

Les auteurs quErasme cite dans sa prface comme ses sources privilgies, Plaute, Varron, Perse, Martial, Ausone, Pline, Aulu Gelle, Macrobe, Donat, saint Jrme, achvent de nous montrer sa dpendance vis--vis de la latinit tardive. Plaute et Varron sont les auteurs favoris de Fronton et dAulu Gelle lun pour son style et son vocabulaire antrieurs lhellnisation de lloquence romaine, lautre pour sa science dantiquaire. Perse et Martial pour leur brivet, Macrobe et Donat pour leur rudition de glosateurs, relvent du mme principe de choix. Erasme sintresse de prfrence la littrature antique la moins classique , la plus proche de la littrature chrtienne. Erudition et posie gnomique, deux contre-poisons paens de la sophistique, font ici bon mnage avec lhumanisme chrtien dun Jrme et dun Ausone.

II nest pas sans intrt dobserver que, dans son dition de Snque, qui fera foi jusqu celle de Muret et Le Fvre la fin du sicle, Erasme attribue au philosophe les Sententiae divisiones et colores de son pre, le Rhteur. Les plus aviss philologues se doutaient pourtant dj de la vritable attribution44 Mais pour Erasme, il ny avait rien de surprenant voir le plus chrtien des philosophes paens se faire le patient secrtaire des dclamateurs : en guisedintroduction45 il nhsite pas recommander en eux une cole dloquence , quil souhaite voir remplacer dans les collges les tudes abusivement prolonges de Dialectique.

Cest que pour lui les acumina, le jeu serr des tropes et des figures, ne sont de lornement que par surcrot : ce sont avant tout des instruments de pense, et une mthode dexposition et de persuasion plus souple, plus vive, plus incarne que la mthode drive de la Logique dAristote, mme rforme par Rodolphe Agricola. Pour exprimer avec relief et vigueur (Lenargea et L4energea des rhteurs) les paradoxes de lexistence humaine non sans bnfice pour une sorte dhumour mtaphysique lcole de rhtorique do sont sortis sous lEmpire un Juvnal et un Martial, un Lucien et un Apule, semble Erasme, comme dailleurs ctait dj le cas pour un Tertullien, un modus oratorius plus proche du vrai style chrtien que la prose et la posie classiques. Et, par une sorte de prestidigitation dont il a reu lexemple aussi bien de Snque que des Pres, voil que pour Erasme la virtuosit rhtorique la plus brillante, et mme la plus voyante, le feu dartifice des figures les plus ouvres, se trouvent chapper la rhtorique !

Tout est lumire aux enfants de lumire. Pour lErasme des Adages la venustas, le cultus, et lornatus les plus vivement coloris sont absous du seul fait quils sont les instruments dexpression de la pense prfrables aux procdures rebutantes et abstraites de la logique scolastique. Ces lumires et ces fleurs sont de ce fait de lordre des choses et non plus des mots . Malheureusement toute rhtorique, mme troitement arrime une philosophie, est suivie comme dune ombre par sa dcadence . sophistique. Il suffira que les scintillements de pierreries et les parterres de fleurettes ,o Erasme en 1500 ne veut voir que des ornements dune pense sensible au cur, deviennent une mode littraire, inspire de la sophistique impriale, et un nouvel asianisme apparatra sous lautorit, certes lointaine et involontaire, du grand rudit. Pour saisir ltrange retournement de la rhtorique des citations en manirisme la fois archasant et fleuri, il suffit douvrir lEssay des Merveilles de Nature du P. Etienne Binet, publi en 1624. On y retrouve toutes les formules de la prface des Adages moins leur correctif philosophique verses au compte dune rhtorique de la bigarrure , par un brillant sophiste de Cour, disciple chrtien de Philostrate, et dApule, de Juste Lipse et deVigenre.

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En 1514, Erasme ddie John Colet son De duplici copia verborum et rerum.

Ici encore, tout laccent est plac sur linvention. Imitant Quintilien, Erasme expose des techniques destines empcher lcrivain de tourner court et de rester sec, faute de savoir mettre en uvre les semina dicendi. Mais, luttant contre scheresse et strilit, le De Copia nest pas pour autant une apologie de lubertas cicronienne46. Erasme y prne une brivet qui soit une conqute surlinvention copieuse, et non une consquence de ia pauvret dinvention. Une allusion approbative aux critiques antiques qui reprochrent Cicron son abondance redondante et luxuriante (redundantem nimia luxuriantemque copia) laisse percer le vif prjug anti-cicronien. On peut mme se demander si Cicron ne figure pas ici en posture daccus, comme le bouc missaire prestigieux, et donc dautant plus efficace, qui dlivre du soupon de rhtorique lauteur et ses lecteurs. Le De Copia nous apparat comme unerhtorique de linvention philosophique et chrtienne, o les figures, et mme les figures de mots nont dautre rle que doffrir la pense (sententia) une formulation brve, dense et forte.

En 1511, cest lEloge de la folie. Erasme, rentr dItalie, dploie toutes les ressources dune ironie lucianesque pour accabler, entre autres, les hommes de lettres, de mme farine que les rhteurs , qui le pillent, ou qui attendent de leur art dcrire, fruit dune pnible ascse parmi les vains mots , de non moins vaines louanges des mondains et de la postrit47. Cest cette folie littraire que le Ciceronianus sera consacr en 1528. Entre temps, Erasme aura dit plusieurs des Pres de lEglise, et entre autres, saint Augustin ; il aura publi son dition de Snque et un recueil de Flores Senecae. Contre la tentation dune nouvelle sophistique garantie par Cicron, Erasme se dtourne de plus en plus des techniques de lornatus, auxquelles il accordait une place non ngligeable dans la premire prface des Adages, pour mettre laccent sur les choses (res), les penses (sententiae), et sur les conditions spirituelles dune parole de vrit.

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Le Ciceronianus est un dialogue. Choix fort habile, et ironique : Erasme retourne contre les cicroniens un genre illustr par leur idole, Cicron, et que celui-ci avait emprunt Platon. Cest la dialectique socratique quErasme confie le soin de dbusquer les erreurs de nouveaux Gorgias et de nouveaux Protagoras. Ceux-ci sont reprsents dans le Ciceronianus par un certain Nosopon ( afflig dune maladie ), o les contemporains ont reconnu Christophe de Longueil48, cet humaniste du Nord qui a trahi , et sest converti au cicronianisme de la Cour pontificale. Le rle de Socrate, philosophe et mdecin des mes, est confi un certain Bulphore.Entre le sophiste cicronien et le philosophe, un troisime personnage, Hypologue, qui feint dhsiter entre les deux autres interlocuteurs, et dont la comdie est fort utile la tactique de Bulphore.

On peut stonner de voir Erasme lire pour reprsenter la sophistique moderne un disciple et un ami de Bembo et de Sadolet, Christophe de Longueil. Un Filelfe, un Jrme Alandre ont beaucoup plus de traits communs avec lessophistes antiques que ce jeune Flamand dvor de zle pour lAntiquit et pour Cicron. Mais Erasme sintresse moins aux traits extrieurs du type du sophiste vnalit, opportunisme, vanit, his-trionisme qu son essence mme : Nosopon-Longueil dans le Ciceronianus nest ni cynique, ni vain, mais il partage avec les sophistes tels que les dcrit Platon et avec leurs hritiers sous lEmpire la mme maladie , qui consiste riger les mots en idoles, et oublier les choses divines quils ont pour tche de servir et de signifier. Ces mots-idoles , pour Nosopon, ce sont ceux de luvre de Cicron, rige elle-mme en idole. Et au lieu dimiter les choses , cest limitation des mots et du style cicronien que Nosopon se consacre totalement, grand renfort derpertoires, de recueils de tournures, et dautres travaux de terrassement philologiques propres lui mnager laccs, qui toujours recule, du Temple du meilleur style . Cette idoltrie des mots est aussi coupable aux yeux du Platon du Cratyle, qu ceux du saint Augustin du De Doctrina Christiana. Enfoui dans une qute coupable, Nosopon paie le prix de son erreur : il est exil des autres hommes comme de lui-mme, et il souffre. Cette souffrance, par laquelle le sage Bulphore a prise sur lui, est lamorce dune rdemption et dun rveil.

A maladie du langage, gurison par le Logos , celui de Platon, mais aussi et surtout celui de saint Jean. Bulphore est dautant mieux arm pour cette cure quil a lui-mme t atteint de cette maladie49 et quil sen est guri :

Tu apprendras en mme temps le nom du mdecin et du remde, cest le Logos qui ma guri par le Logos50.

Cette rplique quelque peu oraculaire rvle laxe profond qui confre son unit au sinueux dialogue du Ciceronianus. Elle est sous-entendue derrire tous les arguments que Bulphore oppose la rsistance de son patient.Il sagit damener celui-ci une vritable conversion qui le gurisse de lidoltrie paenne des mots , et qui lui rende le sens des choses , la fois philosophiques et religieuses, cest--dire tout dabord le sens de sa propre identit et ralit spirituelle. A une imitation qui est alination, ou extroversion, Bulphore oppose une notion de limitation libratrice, qui facilite chez limitateur la dcouverte et lpanouissement dun je personnel :

Japprouve limitation, mais uniquement celle qui seconde la nature, et ne la violente pas, celle qui corrige les dispositions naturelles, mais ne les empche pas de sexprimer. Japprouve limitation, mais celle qui procde dun modle qui convienne ton propregnie, et surtout qui ne sy oppose pas, ce qui conduirait un combat des dieux contre les gants. Enfin japprouve limitation qui ne se limite pas un seul auteur, dont on nose pas scarter dun pouce, mais qui recherche dans tous les auteurs ou du moins chez les principaux, ce quil y a de meilleur en chacun et ce qui sadapte le mieux ton propre caractre ; qui nutilise pas sur le champ tout ce quelle a pu recueillir dlgant mais le conserve longtemps dans lme comme la nourriture est conserve dans lestomac pour tre assimil dans les veines, au point dapparatre comme le fruit spontan de ton esprit dont elle exprime la vigueur et le naturel51.

Les modles anciens ont pour rle de faciliter lmersion de lidentit spirituelle de limitateur et non de la masquer par identification la lettre dun crivain paen. Car cette identit est une identit chrtienne. Lalination sociale quErasme dnonce dans la qute du style cicro-nien , se double ses yeux dune alination religieuse : Nosopon-Longueil sans le vouloir, travaille reconstituer la sophistique paenne et la Rome antrieure au Christ. Bulphore secoue vigoureusement son patient pour le rveiller de ce rve coupable quil partage avec lhumanisme pontifical, Roma, Roma non est, scrie-t-il, nihil habens praeter ruinas ruderaque priscae calamitatis cicatrices et vestigia52. La Renaissance nest pas une rsurrection de la culture antique, qui prendraitainsi tardivement sa revanche sur la Rvlation chrtienne. La Rome des consuls et des empereurs est aussi vaine ranimer que le monde de la vieille chevalerie le sera pour Don Quichotte. Ce ne sont pas ses aveuglements quil faut rpter, mais ses accs de lucidit, ceux de ses philosophes et de ses potes, prfigurant la Philosophia Christi au sein mme de lidoltrie et de la sophistique, et conservant pour les hommes pcheurs le sens dune prface la Vrit.

Car tout autour de nous a chang depuis Rome. La condition ncessaire de tout discours moderne, donc chrtien, est lveil la ralit dune civilisation chrtienne, dont les institutions, les murs, les ides ne sont plus celles de Rome, et o la dclamation des cicroniens sonne plus creux encore que celle des dclamateurs romains imitant le style de Caton sous lEmpire53. Le connais-toi toi-mme de lcrivain moderne est dabord un connais le monde moderne dans sa diffrence .

Et cette diffrence entre la ralit moderne et le monde antique renvoie son tour au fait central de lhistoire humaine, qui a mis fin au monde antique et engendr une situation spirituelle entirement nouvelle : la Rvlation duChrist. Larchasme cicronianiste, qui cachait Nosopon la ralit de son temps, lui cache aussi sa propre vrit intrieure : car lidentit chrtienne et moderne, par del les singularits de Nature, se distingue de celle des Anciens par la prsence, au fond du Je personnel, de la ralit vivante de Jsus-Christ. Le meilleur style sera donc celui qui, form aux disciplines dune imitation critique et cratrice, manifestera non seulement notre prsence au monde chrtien, mais la prsence au fond de nous-mmes de la Ralit qui fonde toutes les autres : le Deus intus chrtien, le Logos christique.

Une triple conversion doit prcder et soutenir lusage de la parole et de lcriture : morale (se connatre soi-mme), scientifique (fidlit au rel tel quil est, res ut est), religieuse (fidlit la Ralit suprme, Jsus-Christ au fond de lme humaine). En dfinitive, cest une spiritualit de la parole quaboutit Erasme dans le Ciceronianus, ladhsion la vrit vivante du Christ fondant la connaissance et lexpression de la vrit morale et de la vrit scientifique.

Il y a, dit Bulphore, deux conditions principales pour bien parler, dabord avoir une connaissance approfondie du sujet, ensuite animer son discours dun sentiment authentique54.

La qute du meilleur style cicronien nest donc quune curiosit sophistique, profondment trangre la vrit morale, scientifique et religieuse. A quel public cette parade sophistique sadresserait-elle, maintenant que les Odons o les rhteurs antiques donnaient leurs rcitals ont disparu ? La Rpublique des Lettres modernes est une lite de la sagesse et du savoir, peuintresse aux tours de force dune imitation toute formelle dun orateur paen.

Quel auditoire recherchera donc notre cicronien ? Il crira des lettres cicroniennes. Mais qui donc ? A des rudits. Mais il en existe bien peu, et ils ne sintressent au style cicronien que si le discours est de bon got, manifeste du talent, de llgance et du savoir55.

Ce qui est vrai pour lart de la lettre ne lest pas moins pour lart du peintre moderne. Il ny a de peinture chrtienne que dans la fidlit exacte des choses observes dans la lumire exacte de la foi en Jsus-Christ. Ut pictura poesis : lhonntet scientifique du discours chrtien, doit correspondre lhonntet raliste de la peinture chrtienne :

Bulphore. Voyons maintenant, si tu le veux bien, le cas des peintres. Prenons par exemple Apelle, qui passe pour avoir reproduit avec le plus de talent les dieux et les hommes de son temps. Si le sort permettait quil revienne notre poque et sil peignait les Allemands tel quil peignit autrefois les Grecs et nos monarques tels quilreprsenta Alexandre, alors que tout cela a chang de fond en comble, ne dirait-on pas que sa peinture est mauvaise ?

Nosopon. Mauvaise, parce que mal adapte.Hypologue. Moi je ne tiens pas pour honnte un peintre qui, sur son tableau, nous reprsente comme beau un homme difforme.Bulphore. Mais si par ailleurs il manifestait un trs grand talent ?Hypologue. Je ne dirais pas que son tableau est dpourvu de talent, mais quil est mensonger, car il aurait pu le peindre autrement sil avait voulu. Quant celui quil reprsente, il a prfr le flatter ou se moquer de lui. Mais quoi ? Estimes-tu que ce soit l un peintre honnte ?Nosopon. Quil le soit ou non, il ne la pas montr ici.Bulphore. Penses-tu donc quil soit un homme de bien ?Nosopon. Ni un artiste, ni un homme de bien, si toutefois lessence de lart est de nous faire voir les choses telles quelles sont56.

Cette fidlit la vrit objective, mme laide, est aux antipodes de lidal esthtique et transfigurateur dun Bembo. Toutefois, le Cicero-nianus, partir dautres prmisses, nest pas moins hostile que lEpistola de Imitatione au subjectivisme dont G.F. Pico stait fait le thoricien. En apparence, la position dErasme nest pas sans analogie avec celle du mdecin florentin : clectisme des modles, au service de la dcouverte dune nature singulire et dun style individuel. Bembo refusait cette diversit subjective en invoquant lunit de modle, chemin vers une Ide du Beau commune tous les hommes. Mais Erasme, sa manire, remdie ce que pourrait comporter de subjectif la diversit des modles quil prconise en inscrivant le procs de cration oratoire entre deux instances qui larriment pour ainsi dire une vrit objective, transcendant les variations dindividu individu : Jsus-Christ au fond de lme, source ultime du discours chrtien, et la ralit des choses au sens augustinien du terme, sujet ultime du discours chrtien.

Rconciliant inspiration religieuse et observation des faits, spiritualit et science, Erasme ne laisse pas lcrivain chrtien driver vers la complaisance soi-mme. La leon dernire du Ciceronianus semble bien augurer une sorte de sublime de la vrit.Si Bembo prpare la voie Chapelain, Boileau et lart classique franais, Erasme prpare celle de Descartes et de la philosophie classique franaise.

* * *

Ds 1497, labbaye de Groenendal, prs de Bruxelles, Erasme avait eu la rvlation du De Doctrina Christiana de saint Augustin. Charles Bn a montr, de faon notre avis trs convaincante, que luvre dErasme suppose dsormais une mditation incessante de ce trait o lEvque dHippone avait trac le programme dune culture oratoire proprement chrtienne57. En 1535, un an avant sa mort, Erasme publie ce qui nous apparat avant tout comme une immense glose du De Doctrina Christiana, son Ecclesiastes sive de Concionandi ratione libri IV.

LEcclesiastes est une suite logique du Ciceronianus. Celui-ci dfinissait une spiritualit de lloquence profane, propre carter de celle-ci la tentation sophistique dont les cicroniens taient aux yeux dErasme la manifestation moderne. lEcclesiastes dfinit une spiritualit de lloquence sacre. Si Erasme entre dans un dtail technique plus abondant quil ne lui est ordinaire, ce nest pas pour encourager la virtuosit rhtorique de lorateur chrtien ; il est vident pour lui que le seul domaine o lloquence, au sens plnier de parole publique, a encore une place dans lEurope chrtienne, cest dans la chaire chrtienne. Il ne la prive donc pas des ressources quelle peut trouver chez les rhteurs antiques, en particulier chez Quintilien. Mais il multiplie dautant plus prudemment les garde-fous contre lventuelle apparition dune sophistique chrtienne, pire que la scheresse strile du discours scolastique dont lloquence sacre dinspiration humaniste doit dlivrer lEglise. Au seuil de lEcclesiastes, comme une contre-partie de Cicron et de lIde du Beau que Bembo proposait aux zlateurs du Tullianus stylus , Erasme dresse lIde sublime du Christ Orateur :

LEcclsiaste suprme, cest lui, le fils de Dieu, image parfaite du Pre... que dans les saintes Ecritures nul autre nom ne dsigne plus magnifiquement et plus compltement que lorsquil est dit Verbe de Dieu (Verbum sive Sermo Di)

La parole humaine est limage vridique de lesprit, restitue dans le discours comme dans un miroir. Cest du cur en effet que procdent les penses, dit le Seigneur. Quant au Christ, il est la parole du Dieu Tout Puissant, qui sans commencement, sans fin, ternellement, jaillit du cur ternel de son Pre. Cest par lui que le Pre a fond tout lunivers, cest par lui quil gouverne tout le monde cr, cest par lui quil a rdim la race humaine dchue, par lui quil a voulu, dune manire trange et indescriptible, se rvler au monde58.

Pour Cicron, pour le Ps. Longin, pour Bembo, lIde du Beau, incarne dans les chefs-duvre, tait laiguillon stimulant lorateur en qute de la gloire. Pour Erasme, de mme que le cur humain est la source ultime de la parole, le cur du Pre est la source de la Parole du Fils, et lidal de lEcclesiastes doit faire concider les deux circuits de la parole : il faut que le cur humain, dpositaire de la Parole van-glique, sen fasse le fidle interprte dans la parole humaine. Limitation-mulation de la rhtorique antique, tourne vers les grands modles du sublime paen, devient imitation-mulation de Jsus-Christ et ses aptres, orateurs sublimes au nom du Pre. Toutes les techniques que lorateur chrtien empruntera la tradition rhtorique changent de sens ds lors quelles sont ordonnes cette source spirituelle, qui est aussi la fin de lloquence chrtienne.

Aussi le L. I de lEcclesiastes nest-il quune immense variation sur le thme Vir christianus dicendi peritus. Erasme va jusqu crire : La vraie pit engendre lloquence 59, rejetant lart oratoire au rang de technique auxiliaire, et la limite inutile. Lessence de lloquence chrtienne est dans la pit qui rend le cur docile limitation de Jsus-Christ.

Au L. II, Erasme, suivant toujours saint Augustin, analyse les trois offices de lorateur chrtien : enseigner (docere), plaire (delectare) et mouvoir (flectere)60. Cest videmment le premier office qui retient Erasme le plus longuement. Quant au delectare, lhumaniste qui a fait la guerre la barbarie scolastique ne saurait se dispenser de lui faire une place. Mais elle est fort mesure. La beaut sensible doit se dissimuler et se diffuser dans tout le corps du discours, comme le sang, et donner ce corps la sant et la robustesse dun homme jeune61. Cette mtaphore du discours comme corps humain est emprunte par Erasme Cicron. Tout au long de lEcclesiastes, les rfrences lArpinate et Quintilien sont nombreuses : Erasme a vu le premier quune conciliation tait possible entre le classicisme de Cicron et de Quintilien et le dpouillement chrtien de saint Augustin. Mais dans cette conciliation, llment augustinien lemporte. Si le discours doit tre comme un corps , ce nest pas celui de la statuaire antique, mais celui du Christ, dont la beaut nest que la transparence du Verbe incarn :

Il parle sous le masque de son corps (Sub corporis persona loquitur)62.

Au L. III, on aborde les techniques du discours. Faisant largement fonds sur Cicron et Quintilien, Erasme tudie tour tour en dtail les problmes de dispositio ou dactio63 avant den venir aux problmes delocutio, figures, structures de la priode et de la phrase, traits avec beaucoup moins de hte ddaigneuse que saint Augustin. Erasme fait un sort si particulier lhypotypose sacre, au relief (enargea en grec, evidentia en latin) des peintures parlantes (demonstrationes)64 mettant sous les yeux de lauditoire les scnes vangliques ou bibliques, quon croirait dj avoir affaire aux compositions de lieu ignatiennes, sauf linquitante application des sens . Saint Augustin sintressait moins ce ralisme qu linterprtation de lEcriture comme recueil de signes voilant et dvoilant les choses divines. Mme insistance sur la mtaphore et ses drivs, catachrse, exemples, allgories, images. Lhermneutique chrtienne saccorde fort bien chez Erasme avec la riche gamme des translationes oratoires.

Si lon voulait brivement rsumer lesthtique qui prside cette elocutio rasmienne, on pourrait la caractriser par deux termes : pret vhmente et varit65. Apret vhmente qui rpond bien au style svre109 prconis par Augustin ; varit qui vite la monotonie et prvient la lassitude (jastidium) avec plus de soin encore que ne le prconisait lvque dHippone.

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Le dernier ouvrage dErasme semblait ainsi rserver tout lhritage de lart oratoire cicronien et quintilianiste au seul service de lloquence ecclsiastique. Dans ce cas, comme dans celui des lettres profanes telles quelles taient dfinies par le Ciceronianus, Erasme prenait soin de prvenir toute tentation sophistique en mettant laccent sur la spiritualit de lorateur, sur linvention des choses , et en leur subordonnant troitement les techniques, ainsi neutralises, de llocution. La place toutefois beaucoup plus importante des techniques dlocution dans lEcclesiastes pourrait surprendre : mais la haute ide quErasme se fait du prdicateur chrtien, vicaire oratoire du Christ, compense en quelque sorte cet abondant recours lart des rhteurs. Sans que cela soit dit, ce nest pas forcer la pense dErasme que de supposer que tant dart, chez le prdicateur chrtien, est rendu ncessaire par la nature de son public, composite et populaire. Lhumaniste profane, dont les lettres ne sadressent qu des pairs, peut se concentrer sur linvention et, comme le Ciceronianus le lui conseille, se soucier de la vrit plus que de leffet.

A bien des gards, et dans la mesure ou lEcclesiastes est la source essentielle, bien que cache, des rhtoriques borromennes , ce livre est le point de dpart du long cheminement qui aboutira lloquence sacre classique en France.

Mais il sagit bien dun long cheminement, fcond en pripties inattendues. Il tait difficile en effet de concilier, comme le voulait Erasme dans lEcclesiastes, et comme le voudra Charles Borrome, rformateur de la prdication catholique, limitation de Jsus-Christ, orateur sans rhtorique , et la mise en uvre des techniques de persuasion ladresse des modernes pcheurs, telles que les transmettait la tradition oratoire antique. Dans lEcclesiastes, les pages consacres llocution sinspirent davantage de la luxuriance de Quintilien, au L. IX de lInstitution Oratoire que de la rserve garde sur ce chapitre par saint Augustin dans le De Doctrina Christiana. Cette abondance inattendue nous laisse prsager ce qui ne manquera pas de se passer : au lieu de trouver dans leur office sacr, comme le leur demande Erasme, comme le leur demandera larchevque de Milan, un garde-fou contre la tentation sophistique et le vertige des mots , il arrivera que les orateurs chrtiens, tirant parti de leur robe comme dun alibi prserv de tout soupon , donneront libre cours aux maistresses voiles de lloquence . Les discours acadmiques, et la littrature tant no-latine que vernaculaire, noffraient ni au XVIe ni au XVIIe sicles, aucune occasion aussi propice aux accs de virtuosit ou de dmagogie que la prdication, sadressant un public peu critique et protge contre la critique par la saintet du forum o elle sexerait. Les ouvrages de rhtorique, commencer par lEcclesiastes, nous renseigneront plutt sur la rsistance oppose la tentation dune sophistique et dune dmagogie sacres, que sur celles-ci. Mais il faut bien voir que l comme ailleurs, le prix pay par la Lux orationis, profane ou sacre, est doffrir aux ombres des anciens sophistes loccasion de renatre et de prosprer.

uvre-mre, uvre de longue porte, dont le XVIe et le XVIIe sicles npuiseront pas toutes les consquences, luvre dErasme domine lhistoire de la rhtorique humaniste, comme elle domine lhistoire moderne des ides. Par son effort continu pour limiter les effets de la Renaissance des rhteurs antiques, et pour combattre le retour de la sophistique, elle prolonge luvre de saint Augustin, et donne lanti-cicronianisme florentin une vigueur et une ampleur nouvelles.

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Notes:

36 La premire dition du Ciceronianus parat Ble, chez Frobenius, en mars 1528. La meilleure dition moderne est Il Ciceroniano, o dello stilomigliore, testo latino critico, traduzione iialiana, prefazione, introduzione et note a cura di Angiolo Gambaro, La Scuola editrice, Brescia, 1965. Dans le mme volume, Erasme publiait son De recta latini graeciqae sermonis pronuntiatione, dialogus, o lon trouve formule autrement la mme doctrine que dans le Ciceronianus : A Cicerone nemo negat optimum loquendi exemplar peti... Non tamen ab uno Cicerone petam omnia, nec statim quicquid illi ptacuit pro optimo duxerim... Tum si quid desiderabitur in suppellectile Romani sermonis quod apud Ciceronem non reperiatur, haud verebor ex Catone, Varrone, Pliniis, Quintitiano, Seneca, Suetonis, Quinto Curtio, Columella sumere mutuo... (Opera Omnia, dition de Leyde, 1703, dite L.B. col. 965.B.D.)

37 Desyderii Erasmi Roterodami veterum maximeqae insignium paroemia-rum id est adagiorum colleclanea... opus cum novum tum ad omnem vel scrip-iurae. vel sermonis genus venustandum insigniendumque mirum in modum conducibile. Id quod ita demum inteltigetis, adolescentes optimi, si hujus modi deliciis et lifteras vestras et orationem quotidianum assuescetis aspergere. Off. Johannis Philippi, Lut. Paris. 1505. Le titre de louvrage, avant mme la prface, insiste sur la valeur dornement des adages (venustandum, deliciis). La citation est traite par Erasme de figure de style en mme temps que dornement par excellence. (Sur les Adages, et leurs ditions successives, v. Mar-garet M. Philips, The Adages of Erasmus, a study with translations, Cambridge Univ. Press, 1964.

38 Sur cette question voir, outre L. Mercklin, Die Citiermethode und Quel-lensbernitzung der Aulu Gellius in den Noctes Atticae, Fleckeisens Jahrburch, Suppl. III, 1860, p. 632-710, ld. Marache des Noctes Atticae, Paris, Belles Lettres, 1967, t. I, introd., et la thse du mme : La critique littraire de langue latine et le dveloppement du got archisant au IIe sicle de notre re. Rennes, 1952. Nous navons pu consulter T. Cave, The Cornucopian text, problems of writing in the French Renaissance, Oxford, Clarendon Press, 1979, qui part dune analyse profonde du De Copia dErasme pour poser une problmatique de lcriture chez Rabelais, Ronsard et Montaigne. Voir galement B. Beu-gnot dans lart, cit. dans Bibliogr. p. 801, n 1086.

39 Prf. non pag. Translationum gemmulae signifie littralement petites pierres prcieuses de mtaphores . Sur le sens de translatio, voir Quintilien, Inst. Or., VIII, 2, 41, et IX, 2. Ce dernier livre de lInstitution est prsent lesprit dErasme lorsquil rdige cette prface. Mais il le lit la lumire dun got form par les auteurs de la latinit tardive et par les Pres.40 Erasme emploie la mtaphore du jardin (hortulos) et plusieurs reprises celles des fleurs et des fleurettes (floscutos). Il emploie aussi la mtaphore de lassaisonnement culinaire (urbanitatis sale condiendam). La varit (varios, variegandam) est chez lui le principe mme du plaisir de la lecture. Ce langage sera celui des humanistes dvots en France au dbut du XVIIe sicle.41 Outre Quintilien, qui au dbut du L. IX cit. insiste sur le poids de pense quenveloppent mme les figures de mots , voir un commen taire dAulu Gelle, dans Noctes Atticae, d. cit., t. I, p. 95 : il justifie Epicure davoir fait usage dun syllogisme tronqu (id est un enthythme) contre Plutarque qui le lui reprochait comme indigne dun philosophe. Cette manire brillante, allusive, sadressant des lecteurs intelligents, semble Aulu Gelle prfrable la manire de lEcole. Cest l au fond lessentiel du dbat entre thologiens scolastiques et humanistes . Lhumanisme, soucieux de plaire autant que dinstruire, durbanit autant que de sagesse, prfre prsenter les syllogismes sous une forme allusive, et habills en figures de rhtorique.42 Erasme ajoute que la brivet mme des adages et de louvrage dans son ensemble est une autre preuve de son loignement pour la rhtorique . Celle-ci, comme le montrera le De Copia a pour signe distinctif labondance, lubertas. Erasme ne tient pas abandonner au modus Scholasticus des logiciens dEcole le privilge dun style philosophique bref et dense, lourd de choses et ddaigneux des mots .

43 Voir R. Marache, ouvr. cit. Voir aussi H. Piot, Les procds littraires de la Seconde Sophistique chez Lucien, Paris, 1914 (on sait limportance de Lucien comme source de lironie rasmienne), L. Mridier, Linfluence de la Seconde Sophistique sur luvre de Grgoire de Nysse, Paris, 1906 (Erasme a dit G. de N.), Jean-Claude Fredouille, Tertullien et la conversion de la culture antique, Paris, 1972 (Erasme a dit Tertullien). Louvrage dAndr Boulanger, elius Aristide et la sophistique dans la province dAsie au IIe sicle de notre re, Paris, Boccard, 1923, trace un tableau suggestif de cette loquence asiatique qui triompha sous lEmpire romain. J. Fontaine, dans Aspects et problmes de ta prose latine... (ouvr. cit., p. 49-52) montre linfluence de la Seconde Sophistique (et de la raction archasante dun Fronton de Cirta, qui en procde) sur lloquence chrtienne naissante. A travers la Renaissance des Pres de lEglise, cest une Renaissance de la Seconde Sophistique quon assiste au cours du XVIe sicle et au dbut du XVIIe.

44 Voir par exemple Raphal Maffei de Volterra, Commentariorum urba-norum... libri, Basileae, off. Froben., 1530, f 223 v.

45 Erasme, L.A. Senecae Opera, Ble, Frobenius, 1529, L. IV, p. 483.

46 Erasme, De Duplici copia verborum et rerum, dans Opera Omnia, L.B., 1, col. 5, A-B : accusations dasianisme, redondant et luxuriant, portes par les Anciens contre Cicron. Lidal est de dire la fois brivement et abondamment (breviter et copiose dicere). Pour cela il faut choisir (deligere) ce qui est le mieux propre la brivet. Le plus de choses avec le moins de mots . Mais il ne sagit pas de tomber dans laffectation de brivet, sous prtexte dviter laffectation dabondance. Deux sources dabondance dans la densit : les figures (synonymes, mtaphores, enallages, etc.) et laccumulation, dilatation, amplification des arguments, laide dexemples, de comparaisons, dantithses... Voir encore ibid., col. 6, C, un loge de la varietas, qui fait du discours un miroir de la nature en sa riche diversit.

47 Opera Omnia, Amsterdam, 1969, 4, t. IV, col. 459 D-460 B, trad. Larock.48 Sur Longueil, voir note 93.

49 Voir A. Gambaro, ouvr. cit., introd. LXXX. Les problmes de vocabulaire soulevs par le Ciceronianus ont de profondes racines dans lhistoire de la langue latine. Le purisme cicronien, dans sa volont de reconstitution du latin littraire pr-chrtien, menaait implicitement, travers le vocabulaire invent par les chrtiens pour dsigner leur propres res, tout ldifice notionnel de la chrtient. Voir ce sujet les tudes de Christine Mohrmann, Latin vulgaire, laiin des chrtiens, latin mdival, Paris, Klincksieck, 1955, et en particulier p. 18-35, Ltude de la latinit chrtienne, tat de la question, mthodes, rsultats . Les chrtiens des premiers sicles, indiffrents au latin littraire, avaient, pour dsigner leurs res, import en latin des mots grecs (baptisma, ecclesia, episcopus, etc.), forg des mots de racine latine, ou dplac le sens de mots latins. La gnration dAugustin et de Jrme, tout en revenant un style plus cicronien, navait pas remis en cause lessentiel de ce vocabulaire technique chrtien. Cest la position des Pres du IVe sicle quErasme se rallie, alors que lhumanisme cicronien veut retrouver le latin littraire et le purifier non seulement du latin scolastique, mais du latin imprial et chrtien.

50 Erasme, La Philosophie Chrtienne : Eloge de la Folie, Essai sur le libre arbitre, Cicronien, Rfutation de Clichtove, Introduction, traduction et notes de P. Mesnard, Paris, Vrin, 1970, p. 322. Les modles du Ciceronianus sont les dialogues de Platon (Gorgias, Phdre, Sophiste), mais aussi les traits de Lucien satirisant la sophistique grecque du IIe sicle : le Rhetorum praeceptor et le Pseudosophista, ainsi que le De mercede conductis contre laulicisme. La premire dition de Lucien fut publie Florence en 1496, et rdite avec les Images de Philostrate et de Callistrate et la Vie des Sophistes de Philostrate en 1517.

51 Trad. cit., p. 352.

52 Rome nest plus Rome et il ny reste plus que des ruines, des dcombres et la trace des flaux qui nont cess de sabattre sur elle (Mesnard, trad. cit. p. 343). Voir galement p. 300 : Quon commence par nous rendre Rome telle quelle tait alors dans sa splendeur, quon nous rende le Snat et la Curie... Sur cet aspect du Ciceronianus, interprte de lhostilit de lhumanisme du Nord vis--vis de la Rome moderne, Babylone qui trahit aussi bien la Rome chrtienne, voir la confrence dAndr Chastel, Le Sac de Rome, publi dans les Actes du Congrs Guillaume Bus, Paris, Belles Lettres, 1975, t. 1, p. 67-81.

51 Trad. cit., p. 352.52 Rome nest plus Rome et il ny reste plus que des ruines, des dcombres et la trace des flaux qui nont cess de sabattre sur elle (Mesnard, trad. cit. p. 343). Voir galement p. 300 : Quon commence par nous rendre Rome telle quelle tait alors dans sa splendeur, quon nous rende le Snat et la Curie... Sur cet aspect du Ciceronianus, interprte de lhostilit de lhumanisme du Nord vis--vis de la Rome moderne, Babylone qui trahit aussi bien la Rome chrtienne, voir la confrence dAndr Chastel, Le Sac de Rome, publi dans les Actes du Congrs Guillaume Bus, Paris, Belles Lettres, 1975, t. 1, p. 67-81.

Jupiter et de la Vierge Diane. Nous aurons revenir sur cette Oratio.

54 Ibid., p. 303. Citation capitale. Ici samorce un dbat qui dborde largement le domaine littraire, pour intresser lhistoire du thtre. La distinction rasmienne entre lhistrio cicronien , dont lart est pure imitation de formes prexisxantes, et lOrator chrtien, dont lart jaillit, en dernire analyse, de sources personnelles, pose les prmisses dun dbat qui se poursuit avec le Paradoxe sur le comdien de Diderot, au XVIIIe sicle, et avec la Formation de lActeur de Stanislavski au xxe. Pour Erasme,, la parole est le fruit du tout de lhomme incarn, la fois esprit et chair. Aux imitateurs cicroniens, trangers leur uvre, il demande O est le cerveau, o est la chair, o sont les veines, les nerfs et les os [...], o sont le sang, les esprits, et le phlegme, o est la vie, o est le mouvement [...], enfin o sont les attributs propres de lhomme, lme, lintelligence, la mmoire, la rflexion ? (ibid., p. 293). Nous retrouverons, chez Montaigne, cette mme volont de parler partir de la totalit de lhomme incarn. Et il est frappant de retrouver, dans la Formation de lActeur de Stanislavski (Paris, Payot, 1963), aprs une brillante polmique contre lesthtique de Diderot, une dfinition tout rasmienne de la cra tion dramatique : Un rle qui est construit sur la vrit grandira, taudis que celui qui repose sur des strotypes se desschera (p. 36). Vrit est entendre ici, comme chez Erasme, au sens dvidence intrieure, par opposition aux formes conventionnelles reues de lextrieur, et plaques comme des mas ques sur cette vrit quils empchent de venir au jour.

55 Mesnard, trad. cit., p. 320.

56 Mesnard, trad. cit., p. 299.

57 Sur Erasme et saint Augustin, voir louvrage de Charles Bn, Erasme et Saint Augustin ou influence de saint Augustin sur lhumanisme dErasme, Genve, Droz, 1969, suivi dune bibliographie.

58 Erasme, Ecctesiastes sive de ratione concionandi libri quatuor, Anvers, 1535. Nous nous rfrons ldit. cit. L.B., t. V, o le passage cit se trouve en 771 D et 772 C.

59 Ibid. 847 F. Voir aussi col. 885 D, Nullus autem potest loqui ad cor populi nisi loquatur ex corde. Lloquence sacre est une loquence du cur.

60 lbid., 859 F.

61 Ibid. Erasme cite saint Benot et saint Hilarion pour illustrer la juste mesure et la sant du discours chrtien, qui peut tre festivus comme chez Benot, tetricus comme chez Hilarion, mais ne peut aller jusquau rire et au comique.

62 Ibid., 1056 F. Voir aussi 1057 B-C-D : Fait enim ille tergeminus Gigas e tribus ut ita loquar constans naturis, corpore humano, anima humana, et divina natura.

63 bis Ibid., L. III, col. 951 et suiv.

64 Ibid., col. 983 F. Pour justifier lusage de la demonstratio (ou hypo-typose), Erasme cite saint Paul, saint Jean Chrysostome, saint Basile. Il crit : Les Galates navaient pas vu le Christ en croix, mais grce lvidence que leur donnait la prdication de saint Paul, la reprsentation tait si vive dans leur me, quil semblait quils eussent vu ce quil leur avait dcrit. La fabrication des images, ici comme dans les Exercices Spirituels, abolit les effets du temps et de loubli, et reporte le regard intrieur in illo tempore, dans la prsence du Christ.

65 Voir col. 985 E-F. Affectas acres, breves ; col. 987 F : numration des virtutes orationis : perspicuitas, evidentia, jucunditas, vehementia, splendor sive sublimitas, et tude des figures en rapport avec les passions oratoires : repe-titio propre leffet de vehementia ; exclamatio, propre aux acriores affectas ; interrogatio, propre un effet de vigor, etc. Etude aussi de la structure de la phrase en vue dun effet dacrimonia, de crebra vulnera, grce lasyndte et au rythme coup : singulis verbis, brevi respiratiuncula distinctis. LEccle-siastes dErasme nous apparat comme la plus savante somme dart oratoire de la Renaissance, le grand trait dexpressionnisme chrtien.