la notion de totalitÉ dans les sciences sociales

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LA NOTION DE TOTALITÉ DANS LES SCIENCES SOCIALES Author(s): Henri Lefebvre Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 18 (Janvier-Juin 1955), pp. 55-77 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688912 . Accessed: 21/06/2014 21:15 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.73.86 on Sat, 21 Jun 2014 21:15:50 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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LA NOTION DE TOTALITÉ DANS LES SCIENCES SOCIALESAuthor(s): Henri LefebvreSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 18 (Janvier-Juin 1955),pp. 55-77Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688912 .

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LA NOTION DE TOTALITÉ DANS LES SCIENCES SOCIALES

par Henri Lefebvre

La notion de totalité est une notion philosophique. Peut-être même doit-on la considérer comme une « catégorie » de la philo- sophie. Pas un philosophe digne de ce nom qui n'ait contribué à l'élaborer. Pas un philosophe digne de ce nom qui ne se soit efforcé d'atteindre une représentation de l'Univers comme tota- lité. L'empirisme, le pluralisme, dans la mesure où ils restent des philosophies, n'échappent pas à cette constatation.

Soulignons ici, dès le début de cette étude, une distinction capitale. La notion de Totalité peut se comprendre de deux façons contradictoires : comme totalité close et fermée - comme tota- lité ouverte et mouvante. Quant on veut appliquer à des réalités concrètes, notamment aux réalités humaines et sociales, cette notion, les modalités d'application diffèrent profondément, selon l'interprétation du concept. Une totalité close exclut d'autres totalités ; ou bien l'on n'en considère qu'une, en niant les autres ; ou bien les totalités considérées restent extérieures les unes aux autres. Par contre, une totalité « ouverte » peut envelopper d'autres totalités, également ouvertes ; elles peuvent s'impliquer en pro- fondeur, etc.... La notion de totalité ouverte est d'ailleurs plus subtile, plus difficile à saisir que celle, très simple, de totalité close. Elle réclame un effort supplémentaire de réflexion.

En ce qui concerne les philosophies, celles qui incarnent pour ainsi dire la notion de totalité close, se présentent comme des systèmes. La notion de totalité ouverte correspond à un autre type de recherche et de pensée philosophiques.

Exprimons la chose autrement : il faut se garder de confondre « total » et « totalitaire » ; encore que la confusion soit assez fréquente, et qu'elle provoque un discrédit de la réflexion philo- sophique, considérée aisément comme systématique, métaphy- sique et totalitaire....

La pensée des philosophes n'opère pas dans le vide, dans l'abstrait, ou dans un domaine isolé et transcendant. Par consé-

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HENRI LEFEBVRE

quent d'autres chercheurs peuvent parvenir aux mêmes notions que les philosophes, par d'autres voies. C'est ainsi que dans l'histoire de la connaissance, la philosophie et les sciences se rencontrent, se recoupent sans cesse, et constituent parfois des unités sans pour cela coïncider.

Même dans les sciences expérimentales, le savant peut pressen- tir, à travers tel fait ou telle loi qu'il isole, une totalité confu- sément présupposée : la Nature, ou la connaissance humaine. Cette notion confuse tantôt paralyse la recherche, mais plus souvent peut-être la féconde. (Un exemple : la manière dont Pasteur concevait la nature, en généralisant intuitivement des structures symétriques ou dissymétriques.)

Dans les sciences sociales, la notion de Totalité s'est imposée, lentement, d'une façon spécifique et d'ailleurs peut-être encore plus confuse que dans les autres sciences. A la représentation confuse et intuitive de la nature ou de la matière comme un tout correspondit d'abord la notion non moins confuse de la société comme un Tout. Puis la notion s'est élaborée, affinée, différenciée. Ainsi, les théoriciens et spécialistes des sciences sociales ont retrouvé pour leur propre compte la notion de Totalité, dans la mesure où ils ne se bornaient pas à la pure et simple descrip- tion de faits isolés.

Cependant, la notion considérée est dans son fonds une notion philosophique. Son emploi dans un domaine concret pose des problèmes et ne va pas sans risques. Il doit s'examiner avec prudence et rigueur. La jonction de la philosophie avec les sciences (ici les sciences de l'homme et de la société), si elle réussit, a une importance considérable. Si elle échoue, cet échec aura lui aussi des conséquences graves....

Dès l'aurore de la philosophie, la notion de Totalité (unité et multiplicité indissolublement liées, constituant un ensemble ou un tout) apparaît comme essentielle. Les philosophes grecs la posent naïvement, dans le sens d'une objectivité immédiate, donnée, aisément saisissable. La nature, pour eux, contient des caractères contradictoires : unité et multiplicité, mobilité et profondeur, changements superficiels et lois (1). Hegel, dans ses Leçons sur Vhistoire de la philosophie, montre le sens des images naïves, fraîches et profondes, que nous trouvons chez Heraclite. Le feu créateur, absence complète de repos, passe sans cesse d'un élément ou aspect distinct à un autre, et contient leur unité.

(1) « Le monde, un et tout, n'a été créé par aucun dieu, ni par aucun homme, mais a été, est et sera un feu éternellement vivant qui s'allume selon une loi et s'éteint selon une loi » (Clément d'Alexandrie, Stromates, t. V, p. 14, résumant la pensée d'Heraclite. Cf. Hegel, Leçons sur Vhistoire de la Philosophie, edit, alle- mande, t. I, p. 352).

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LA NOTION DE TOTALITÉ

Commentant cette « objectivité héraclitéenne » dans son rapport avec les sciences, Hegel montre aussi que dès le début historique de la connaissance, les savants proprement dits (toujours plus ou moins spécialistes) ont péché par étroitesse. Ils n'acceptent pas sans réserve même la naïveté objective héraclitéenne, la plus simple notion de l'objectivité et de la totalité. Ils partent (et doivent partir) de faits, de « propriétés » analysées, classées en genres et espèces, de quantités séparées des qualités. Alors, ils croient partir des faits purs et simples, mais en vérité ils pensent ; ils ne peuvent pas ne pas penser ; ils emploient - sans le savoir - des catégories et notions ; ils conceptualisent mais le plus souvent sans le savoir et sans savoir comment, restant en deçà de la première notion philosophique de l'objectivité, celle d'Heraclite. « Si on les écoute ils observent, ils disent ce qu'ils voient, mais cela h* est pas vrai, car sans s'en rendre compte ils transforment ce qu'ils voient en concept.» Nulle part dans son œuvre, où cette critique de l'empirisme simple se répète souvent, Hegel ne l'a présentée d'une manière aussi convaincante qu'à propos d'Heraclite. Dans toute l'histoire de la science comme telle, se manifestera une certaine étroitesse, une certaine inex- périence dans le maniement des concepts (sauf quand le savant est aussi philosophe) et par conséquent une certaine incapacité à saisir les transformations, les mouvements (1).

Après la philosophie réaliste naïve des premiers philosophes grecs, après 1'« objectivité héraclitéenne », la notion de totalité se dédouble contradictoirement. Elle se développe dans deux directions incompatibles ; nécessairement, le conflit s'aggrave entre deux interprétations, qui d'ailleurs interfèrent et se mêlent. Tantôt la totalité est conçue comme close, fixée, donc comme transcendante aux phénomènes et à la multiplicité donnés, donc comme métaphysique, ce qui ne va pas sans difficultés insolubles (l'absolu, ou Dieu, est le Tout, et il n'est pas tout, etc.). Tantôt la totalité se conçoit comme immanente, donc de façon natu- raliste ou matérialiste, et plus ou moins clairement comme mouvante et ouverte.

(1) Engels a repris dans Y Anti-Duhring ces réflexions de Hegel. L'art de manier les concepts n'est pas inné ; la philosophie l'élabore dans la logique et la dialec- tique. Cependant les métaphysiciens arrivent à manier habilement des concepts fixes, isolés, séparés du contenu. La correspondance entre les réflexions de Hegel et celles d'Engels est indiquée par Lénine, dans les Cahiers Philosophiques, sur l'histoire de la philosophie de Hegel, à propos précisément d'Heraclite. Cf. aussi la très intéressante lettre d'Engels à Marx, 30 mai 1873. Il critique la «mauvaise éducation » des savants au point de vue de la méthodologie générale (logique et dialectique). Il attaque de manière vive et amusante le pur empirisme et le posi- tivisme selon lequel le phénomène dissimule l'inconnaissable, et la chose-en-soi : Que penserions-nous d'un zoologue qui dirait : ce chien semble avoir quatre pattes ; mais en réalité il n'en a pas du tout, ou peut-être qu'il en a quatre millions.

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Nous n'avons pas ici à suivre cette élaboration laborieuse, complexe, de la notion philosophique. Mais il nous faut en sou- ligner un aspect. Dans les « systèmes » des grands philosophes cartésiens ■, l'homme et l'humain s'intègrent à une Totalité objec- tivement définie. Nous avons ici un degré nouveau, un appro- fondissement philosophique de l'objectivité. La Totalité n'est pas posée hors de l'homme et de l'humain, dans une brutale objectivité ; elle n'est pas non plus conçue comme une pure et transcendante subjectivité (ce que fera plus tard la philosophie post-kantienne avec Fichte). Cette tendance à considérer l'homme comme un tout dans la Totalité apparaît déjà chez Descartes, malgré son dualisme (notamment dans son « Traité des Passions ») ; elle se confirme chez Spinoza, dans l'Éthique (théorie de la substance et de la « causa sui » - théorie du degré supérieur de connaissance et de la béatitude). Enfin elle se retrouve dans la « Monadologie ».

Cependant, dans cette ligne du rationalisme cartésien, l'homme et l'humain (conçus comme une totalité dans la totalité de l'uni- vers) ne se définissent encore que d'une manière unilatérale, incomplète, abstraite. Ils se déterminent essentiellement par et dans la connaissance. Les autres aspects concrets de la réalité humaine (les sens, la pratique, la vie sociale, l'imagination, etc..) sont négligés ou éliminés. Entre l'individu (le moi) et l'universel, point de médiation. La Nature elle-même se conçoit d'une manière abstraite, en privilégiant les déterminations mathéma- tiques. Le cartésianisme ne put dépasser ces unilatéralités.

D'une manière remarquable, ce furent d'abord des penseurs- littérateurs, des écrivains (Diderot, Gœthe) qui comprirent l'homme et l'humain comme totalité, Diderot, sans abandonner la Raison universelle et la connaissance, rend leur dignité et leur rôle aux sens, aux passions, à l'imagination et à la vie sociale. Et cela surtout dans ses romans. D'une façon générale, dans l'œuvre des philosophes matérialistes français du xvine l'homme et l'humain (vie individuelle et vie sociale) se prennent comme un tout donné, d'abord informe, que l'éducateur vient former, et qu'il oriente vers un plein développement : le bonheur. Dans l'œuvre du jeune Gœthe, la notion de l'homme total apparaît plutôt comme une revendication que comme une réalité donnée. Et c'est ce qui fait l'intérêt, la grandeur de son « Werther » comme de son « Wilhem Meister », types d'une grande aspiration humaine. Georges Lukacs a bien mis en évidence cet aspect de l'œuvre du poète. «Au centre de Werther se trouve le grand pro- blème de V humanisme révolutionnaire : le problème du développe- ment libre et universel de la personnalité humaine.... Laprofondeur et Vuniversalité de la position du problème chez le jeune Gœthe

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LA NOTION DE TOTALITÉ

réside dans le fait qu'il voit cette opposition... non seulement en ce qui concerne V absolutisme de clocher semi-féodal de V Allemagne d'alors, mais aussi dans la société bourgeoise en général» (Gœthe et son époque, trad. edit. Nagel, p. 29-30).

Et pourtant, chez Feuerbach (qui reprend et développe jusqu'à un certain point le matérialisme français du xvme) l'homme complet ou total réapparaît plutôt comme donnée naturelle que comme revendication éthique et sociale. L'homme total existe en nous, en chacun de nous, naturellement. Il lui suffit de se retrouver, de se reprendre sur ses projections et extériorisations religieuses, philosophiques, morales (aliénations). Cette reprise ou reconquête de soi peut s'accomplir immédiate- ment, par la seule philosophie. A la fois totalité et partie inté- grante de la nature, l'homme a selon Feuerbach les organes précisément nécessaires pour saisir V univers dans sa totalité. Parmi ces organes figurent les sens, le sexe, le cerveau et la pensée. Et Feuerbach demande que l'idéal humain ne soit pas châtré, privé de corps et de sens, abstrait, mais vraiment l'homme complet ou total physiologiquement donné (cf. Leçons sur V Essence du Christia- nisme, Œuvres, id., 1851, t. VIII, p. 324). Lénine qui a étudié avec attention cette œuvre de Feuerbach note dans ses Cahiers philosophiques que c'est là l'idéal de la bourgeoisie démocratique révolutionnaire, correspondant à la position de Tchernichevski dans l'ancienne Russie. Dans les deux cas, les limites du « prin- cipe anthropologique » appliqué à l'étude de l'homme et de la société sont les mêmes : un certain dédain pour l'histoire et l'historicité de l'humain, une certaine ignorance des efforts gigantesques nécessaires pour que l'homme triomphe sur les aliénations concrètes et pratiques, donc une certaine étroitesse. Ce ne sont là que des versions affaiblies du matérialisme histo- rique et dialectique (Lénine). Un exposé plus complet analyserait ici la position de Stendhal sur le bonheur et le plein développe- ment de l'individu, ainsi que celle des socialistes utopistes français (Fourier notamment).

Hegel, le premier, a conféré la plus haute dignité philoso- phique à la notion de Totalité. Il l'a dégagée avec soin, analysée, examinée en elle-même, élaborée dans sa Logique. Elle se retrouve d'ailleurs partout dans l'hégélianisme. Elle traverse, elle anime le « système », effort de géant pour saisir la Totalité de l'univers, de l'histoire, de l'homme. Dans l'ensemble de l'hégélianisme, la Phénoménologie, la Logique, l'histoire sont des totalités partielles, ouvertes sur le tout. La notion de Totalité s'y retrouve avec la contradiction interne mise en évidence par les marxistes : tantôt notion ouverte, mouvante, dialectique - tantôt notion fermée, systématique, métaphysiquement imposée du dehors et

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séparée du contenu vivant de la pensée hégélienne. Ainsi la contradiction interne de la notion, inhérente à elle-même au cours de l'histoire philosophique, éclate dans l'hégélianisme - et produit l'éclatement du système 1

L'examen détaillé de la notion vient à sa place dans la 3e sec- tion (la Réalité) du deuxième Livre (théorie de l'Essence) de la Ire partie (Logique objective) de la Grande Logique (à complé- ter par les textes, souvent plus simples et clairs de la « petite logique » ou Logique de l'Encyclopédie). Quand il en vient à examiner la notion de Totalité, Hegel a déjà établi que le chemin de la connaissance va du phénomène à la Loi, de la manifestation ou apparence superficielle à l'essence cachée.

Thèses qu'il nous faut comprendre dialectiquement. L'immé- diat, phénomène ou « fait », ne se suffit pas, car il n'est que manifestation, apparence. Il faut aller plus loin, ou plutôt plus profondément, et creuser pour découvrir ce qui se cache, non pas derrière lui, mais en lui. Il faut, pour connaître, dégager l'essentiel, et atteindre la nécessité, le déterminisme : la Loi. Et cependant, en un sens, le phénomène (immédiat, donné, présent devant nous) est toujours plus riche, plus complexe, que toute loi et toute essence. La Loi, l'essence (objective) n'en est qu'une partie, à dégager par analyse. Le phénomène, par rapport à la Loi, est donc une Totalité. Car il est rapport entre l'essence cachée et d'autres réalités, d'autres essences : avec l'univers entier. Car il contient une profondeur, une multiplicité d'essences et de lois qui s'enveloppent.

Nous avons ici une notion remarquable de Yobjectivité : un degré plus élevé de cette notion et de son élaboration philoso- phique. Qu'est la Loi selon Hegel? « le reflet de V essentiel dans le mouvement de V univers ». Le régne de la loi, c'est le contenu calme du phénomène : ce qui, dans le devenir, de façon imma- nente et interne, demeure relativement stable. Ainsi le phénomène contient plus que la Loi, car il contient la Loi, et de plus, le mouvement, le devenir universel, le rapport de la Loi et de l'essence immanente avec la Totalité. «La Loi n'est pas au delà du phénomène mais présente en lui ; le domaine des Lois est le reflet tranquille du monde phénoménal. » Formules profondes, étranges, difficiles à saisir. Le monde phénoménal (immédiat, donné) est agité, contradictoire, mobile. Son reflet (la réflexion sur lui ; la manière dont il se réfléchit ou se répercute sur lui- même dans" son propre mouvement interne, et aussi dont il se réfléchit dans notre connaissance), y compris le reflet de ses contradictions, de son mouvement, prend dans notre pensée une sorte de calme souverain. Ce calme ne doit pas induire la philosophie en erreur et lui dissimuler le caractère profondément

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LA NOTION DE TOTALITÉ

agité, contradictoire et enchevêtré du devenir. Le « reflet » des contradictions doit être non-contradictoire. Cette exigence de la logique dialectique et de la connaissance a entretenu des illusions sur la connaissance philosophique, que nous devons rejeter. La loi donc est immanente aux phénomènes : loi de leur devenir, de leur complexe agitation, de leurs enchevêtrements et contradictions. Plus encore, poursuit Hegel (1) les deux (à savoir le phénomène et la Loi) constituent une Totalité. Le monde existant est lui-même le domaine des Lois, et la Loi est le phéno- mène essentiel ou le rapport essentiel. Comment comprendre ces formules, qui paraissent contredire les précédentes ? Il faut les comprendre dialectiquement ! Les concepts et les calmes abstractions, l'analyse du concret mouvant, ne se détachent que momentanément et en apparence, à cause de la stabilité relative des concepts et des lois, du mouvement réel. «La vérité du monde inessentiel est d'abord un monde autre», dit Hegel, mais ce monde est la Totalité «en tant qu'il est lui-même et aussi le premier.... Le mot Monde exprime la totalité sous la forme de la diversité. Le monde, sous ses deux aspects, en tant qu'essentiel et en tant qu* inessentiel, est dépassé quand la diversité cesse d'être simplement diverse ; ainsi il est encore Totalité ou Univers, en tant que rapport essentiel». Ainsi, il n'y a qu'un Univers, une Totalité, déjà présente en profondeur dans le phénomène. Celui-ci contient l'essence et la Loi : il les révèle, et en même temps les dissimule. Ainsi selon l'exemple que commente approbativement Lénine dans ses « Cahiers », l'écume et les courants du fleuve ; elle les montre, et cependant les cache ; l'observation part de l'écume, mais il faut l'écarter pour atteindre les courants profonds.

La connaissance doit donc dans tous les domaines partir de l'unité des deux aspects contradictoires de l'univers : le phénoménal et l'essentiel, intimement et objectivement mêlés. L'analyse brise et sépare la Totalité, que nous devons ensuite retrouver. Impossible de procéder autrement. Celui qui croit simplement constater ou décrire commence déjà, malgré lui, à « conceptualiser », c'est-à-dire à chercher de l'essentiel sous l'accidentel et l'apparent ; mais il poursuit mal sa recherche. Impossible à la pensée de simplement constater : l'infinie com- plexité du colerei l'accablerait. Celui qui prétend seulement consta- ter introduit des présuppositions, ou encore appauvrit le contenu infiniment riche qui fait le concret, et aussi la difficulté de la connaissance. La véritable méthode part de cette complexité,

(1) Textes réunis dans les Morceaux choisis de Hegel, trad, et introd. par N. uuTERMAN et H. Lefebvre, Gallimard, 1939, pp. 135 et suiy.

Se reporter également à l'édition, par les mêmes auteurs, des Cahiers philoso- phiques de Lénine sup la Logique de Hegel (même éditeur, même année).

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pour ne plus la perdre de vue à travers les détours de la recherche. Telle est, semble-t-il, la première signification de la théorie hégé- lienne de la Totalité.

D'une façon générale, les différences, oppositions, contra- dictions, antagonismes plus ou moins profonds que saisit la pensée constituent un tout, plus ou moins profond (essentiel) lui-même, au sein duquel se déroule le conflit dialectique des éléments de la Totalité saisie. L'unité ne doit jamais dissimuler la contra- diction et le conflit plus essentiels et plus profonds en un sens que l'unité, plus riches et plus complexes. Vis-à-vis de la contra- diction, l'unité considérée en elle-même n'est qu'une apparence. Mais réciproquement, la contradiction ne doit pas dissimuler l'unité. Les deux aspects font la Totalité. Le mot « monde », insiste fortement Hegel, se prend le plus souvent de façon incom- plète et trompeuse : tantôt comme abstraction vide, tantôt comme pseudo-totalité informe. A ces emplois maladroits subs- tituons la notion dialectique. L'univers (qui enveloppe la Nature, l'homme, l'histoire) se présente comme Totalité infinie de tota- lités partielles, cercle de cercles ou plutôt sphère de sphères (l'image est défectueuse, évoquant des figures closes). Et cet Univers est là, devant nous, présent dans tout événement, tout acte, tout phénomène de la nature ou de la société. L'analyse nous oblige à séparer, mais d'autre part à retrouver le tout, à pénétrer dans des « sphères » de plus en plus profondes, larges et cachées.

Affirmons ici ces principes de la méthode dialectique objective, qu'en particulier certains marxistes (qui ignorent ou ont mal assimilé les Cahiers de Lénine sur Hegel) ont tendance à laisser de côté. S'engager dans le domaine des Lois ou des essences, les considérer comme se suffisant, c'est aussi se perdre dans « le désert de l'essence ». Ce domaine est calme, froid, desséché. La dialectique nous propose d'abord une notion du concret, que les marxistes ont retenue de l'enseignement hégélien, en la transformant.

Le concret est inépuisable, et les apparences ou phénomènes infiniment complexes et intéressants. Et cela non seulement parce qu'ils contiennent les Lois, mais parce qu'ils contiennent plus que les Lois. Le « monde » se dédouble pour la connaissance : abstrait et concret, pensée et réalité, concept et donné, phénomène et essence, détermination et devenir, etc.... Mais ces deux mondes n'en font qu'un. Ils s'impliquent l'un l'autre. Chacun d'eux constitue une Totalité, mais les deux constituent l'Univers «parce que chacun d'eux contient essentiellement un moment qui correspond à Vautre».

Celui qui veut connaître la réalité humaine (sociale) doit - 62 -

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LA NOTION DE TOTALITÉ

donc s'intéresser aux hommes. Le concret humain, c'est la vie réelle des êtres humains, dans son infinie complexité. Les Lois ou les « essences » doivent nous intéresser, mais non pas tant en elles-mêmes que pour comprendre et servir l'humain. Et cette affirmation ne comporte aucun subjectivisme, mais au contraire une notion approfondie de l'objectivité (de la totalité). En toute réalité donc, en tout événement, en tout acte humain, la Totalité se présente toute entière, mais dispersée (cf. Grande Logique, t. IV, p. 194). De plus, si la notion de Totalité ne doit jamais se comprendre de façon logique, elle ne doit pas se com- prendre de façon statique. Les totalités sont mouvantes. Ainsi, tout est un tout - et tout est dans tout. Avec un petit effort, le bon sens et même le pur empirisme en conviennent. Mais prises for- mellement, ces expressions sont vides, creuses, stériles. Elles se réduisent à une tautologie ! Il faut dépasser dialectiquement leur sens formel et logique : tout n'est pas dans tout - et chaque « tout » est complexe, contradictoire. Chaque totalité (dispersée, mouvante, partielle) exige une analyse spécifique, bien que reliée à la méthodologie dialectique générale.

De telle sorte que la notion de Totalité ne se révèle féconde qu'à celui qui la considère dialectiquement. Postulat ou cercle vicieux, diront les adversaires de la dialectique. Pour leur répondre le dialecticien pourra seulement montrer (non logiquement démontrer) que toute pensée qui avance procède, naïvement ou consciemment, de façon dialectique. Et cela dans les sciences sociales comme dans les sciences de la nature....

Mais c'est l'analyse du rapport de causalité qui nous permet (en lisant Hegel d'une façon critique) de pénétrer le plus profon- dément dans la notion de Totalité. Le rapport de cause à effet n'exprime que d'une façon incomplète, fragmentaire, unilatérale, la réalité et son mouvement. Le réel s'offre à l'analyse comme un enchevêtrement de rapports, de causes et d'effets. Chaque cause renvoie à une autre cause ; tout effet devient cause à son tour. La cause apparaît comme effet et l'effet comme cause. Enfin et surtout l'effet réagit sur la cause et inversement. La cause ne s'éteint pas dans Veffet comme dans la causalité formelle (aristotélicienne). Le rapport de cause à effet saisit donc plus ou moins profondément une connexion. Cause et effet ne sont que des moments de l'interdépendance universelle. Et nous passons ainsi de la causalité à la réciprocité d'action ou action réciproque. « V action réciproque se présente d'abord comme cau- salité réciproque de substances présupposées, se conditionnant Vune Vautre, chacune étant par rapport à Vautre active et passive. » Mais ensuite ces substances « présupposées » perdent leur indé- pendance et leur extériorité apparentes. L'extériorité de la cause

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et de l'effet disparaît devant la pensée pour laisser apparaître une unité et une diversité internes : une totalité, dont la relation causale n'était qu'une première expression pour l'analyse.

Le pur empirisme, critiquant les difficultés de la causalité, s'en tient là. Il rejette le concept ; et refusant de s'engager dans la recherche des connexions, avoue son impuissance. Il reste donc dans l'extériorité par rapport à un réel qu'il prétend cons- tater tel qu'il est. Mais « le concept de V action réciproque, dépouillé, considéré isolément, reste insuffisant et vide*. (Nous soulignons cette formule pour des raisons qui apparaîtront par la suite.) Car ce qui nous importe, ce qu'il faut atteindre et saisir, c'est une totalité (une « structure globale », un ensemble). L'action réciproque est une notion plus haute que la causalité ; elle contient, dit Hegel, la vérité du rapport de cause à effet. Mais elle est pour ainsi dire au seuil du concept. « Considérer un contenu seulement du point de vue de V action réciproque, c'est une attitude irréfléchie. » On n'a plus devant soi qu'un fait sec ; l'exigence de la recherche reste à nouveau insatisfaite. Il faut aller plus loin, plus profondément. Et pour expliquer sa pensée, Hegel prend un exemple dans l'histoire de les société. Si j'étudie les mœurs des Spartiates, j'en viens à les mettre en rapport avec leur structure sociale et leur constitution politique. Inversement, si j'étudie leur structure sociale et leur constitution politique, je les mets en rapport avec leurs mœurs. Les deux « points de vue » sont fondés et insuffisants. L'un renvoie à l'autre, sans fin. Il faut approfondir. Ce ne sont que les aspects d'une totalité qu'il convient maintenant de saisir par le véritable concept. Comment se présente cette totalité? Comme un mouvement d'ensemble qui traverse et réunit ses aspects, ses moments. C'est l'ensemble des moments de cette réalité qui, pris dans son développement s'avère nécessité, c'est-à-dire déterminisme ou loi.

Nous nous trouvons devant le concret humain, social. Situa- tion singulière, contradictoire : tel fait humain va nous paraître tour à tour profond, insaisissable à cause de ce qu'il révèle - et banal, insignifiant, familier, quotidien. Le mouvement de la connaissance résout cette contradiction initiale et féconde, que l'empiriste élude, et qui plonge le métaphysicien dans l'inquié- tude. La recherche part de Y unité de ces deux aspects.

« Marx, dans le Capital, analyse d'abord ce qu'il y a de plus simple, de plus habituel, de fondamental, de plus fréquent dans les masses et la vie quotidienne, ce qui se rencontre à tout instant, le rapport d'échange* (Lénine). « Point de départ, Vêtre le plus simple, le plus ordinaire, le plus commun, le plus immédiat, telle ou telle marchandise. » (Lénine, « Remarques sur l'Encyclopédie de Hegel », dans ses Cahiers.)

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LA NOTION DE TOTALITÉ

Ainsi, j'observe cette femme qui achète du sucre, cet homme dans un café. Pour les comprendre, j'en arrive à toute la société actuelle, à toute son histoire. Je découvre un enchevêtrement de causes et d'effets, d'actions réciproques, de «sphères», d'essences cachées : la vie de cet homme ou de cette femme, leur métier, leur famille, leur niveau social, leur classe, leur biographie, etc.... Donc aussi la « structure globale » du capitalisme. Mais le petit fait initial apparaît comme encore plus riche et complexe, dans son humilité, que les essences, et les lois et les profondeurs impliquées. L'analyse économique-sociale atteint des détermi- nations essentielles, mais ne l'épuisé pas. Le psychologue, par exemple, ou le physiologue, peuvent y trouver un objet pour leurs recherches.

Le sociologue ne doit-il pas toujours maintenir devant sa pensée ces caractères du concret, c'est-à-dire à la fois sa richesse et sa banalité? ne doit-il pas aller sans cesse de l'un à l'autre, et atteindre sous le phénomène telle ou telle détermination essentielle, plus ou moins profonde, par exemple la classe sociale, ou encore la nationalité, la famille, etc.? Ici pourraient prendre place dans cet exposé les concepts ou procédés de conceptua- lisation originaux employés par M. Gurvitch : implication du microsociologique et du macrosociologique - paliers en profon- deur - structures globales, etc.... La situation de la sociologie scientifique, aujourd'hui, en France se caractérise par une certaine rencontre entre la méthode de 1'« hyper-empirisme dialectique » et la méthode du matérialisme dialectique, ou méthode de l'objectivité approfondie. Cette remarquable ren- contre ne doit pas voiler certaines différences, en particulier en ce qui concerne la théorie générale de la connaissance.

La notion de totalité apparaît dans les œuvres de jeunesse de Marx, d'une façon profondément originale : dans la notion de Yhomme total qu'il prend chez Feuerbach, mais approfondit et transforme. L'individu est social, sans que l'on ait le droit de fixer par la pensée la Société en une abstraction extérieure à lui. Ni la nature et la vie biologique, ni la vie de l'espèce humaine et son histoire, ni la vie individuelle et la vie sociale, ne peuvent se séparer. L'homme est totalité. Par ses besoins et ses organes, par ses sens et ses mains, par son travail, par la praxis qui le transforme en transformant le monde, l'homme s'approprie totalement la nature entière et sa propre nature. «L'homme s'approprie son être universel de façon universelle, donc en tant qu'homme total» (Manuscrits de 1844).

Cette notion de Yhomme total diffère radicalement de celle posée par Feuerbach et par le «principe anthropologique». Marx ne prend pas 1'« homme total » comme un fait, comme

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HENRI LEFEBVRE

un tout donné, comme une réalité naturelle. Il le considère historiquement, comme le sens de l'histoire, et donné seulement à travers des contradictions, des mutilations, des réalités par- tielles, mouvantes, dispersées.

U appropriation (notion profonde et obscure, qui attend encore sa complète elucidation philosophique ; mais ce n'est pas ici le lieu...) n'a pu s'accomplir historiquement sans un processus contradictoire : l'aliénation de l'homme. Celle-ci prend essen- tiellement, mais non exclusivement, la forme de la propriété privée, cette désappropriation de l'homme, qui remplace tous les « sens » par le seul sens de l'avoir.

L'aliénation est multiple et multiforme. Par exemple, l'indi- vidu étant fondamentalement social, il peut s'opposer à la société ; il s'oppose nécessairement à la société dans certaines conditions elles-mêmes sociales (concurrence, individualisme). Si l'individu appartient à une classe, il y a cependant au sein de cette classe des individus variés ; ils se livrent concurrence en tant qu'indi- vidus, ils peuvent même s'isoler. Et la classe qui les détermine en un sens et les définit du dedans (au fond pratique de leur individualité et de leur conscience) se manifeste aussi pour eux du dehors, extérieurement, comme ensemble de comportements et d'idées qui tendent à s'imposer, mais que les individus peuvent accepter ou rejetter. De telle sorte que l'analyse marxiste ne part pas de la « conscience de classe », encore moins de la subjec- tivité individuelle, de la conscience que les individus prennent de leur classe, ou des classes en général. Marx indique seulement, que « le prolétariat et la richesse sont des opposés ; comme tels ils constituent un tout » (Sainte- Famille, Francfort, 1845, p. 205). La notion de totalité s'introduit ici sous un nouvel aspect, corré- latif du précédent. Le prolétariat est (de côté négatif de V oppo- sition..., la propriété privée dissoute et se dissolvant.... Dans son mouvement économique, la propriété privée s'achemine vers sa propre dissolution ; mais elle le fait uniquement par une évolution indépendante d'elle, inconsciente, se réalisant contre sa volonté et conditionnée par la nature de la chose : uniquement en engendrant le prolétariat en tant que prolétariat, la misère consciente de sa misère.... Le prolétariat exécute le jugement que par V engendrement du prolétariat la propriété privée prononce sur elle-même» (id.).

Une autre scission interne de l'homme total, que Marx souligne dans ses œuvres de jeunesse, est celle qui sépare la conscience privée (l'individu intérieur) de la vie publique, l'homme réel du citoyen. Les droits de l'homme en général et du citoyen restent abstraits ; ils négligent les besoins réels, les conditions réelles. L'individu concret, « privé », reste sans expres- sion, sans droits. Sauf sur un point : son égoïsme. La liberté

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LA NOTION DE TOTALITÉ

du citoyen reconnaît et consacre l'égoïsme privé, dans le droit à la propriété privée. Et cependant, la sphère politique est celle où se confrontent et s'affrontent les intérêts les plus larges, les idées, les hommes. Voilà pourquoi l'État démocratique (bour- geois) « fait abstraction de Vhomme réel et ne satisfait Vhomme total que de façon imaginaire » - « Critique de la philosophie du droit de Hegel » (cf. Morceaux choisis de Marx, Gallimard, p. 214).

Ici se pose un problème. Les théories philosophiques de l'homme total et de l'aliénation disparaissent comme telles dans les œuvres scientifiques de Marx, celles de sa maturité ; et aussi dans les œuvres d'Engels et des continuateurs de Marx. Quelle place devons-nous donc attribuer dans le marxisme aux œuvres de jeunesse, aux œuvres « philosophiques »? faut-il les considérer comme périmées? ou comme contenant déjà le marxisme entier, mêlé à des thèmes spéculatifs (hégéliens) abandonnés plus tard?

Le problème a été posé en dehors des marxistes par MM. Mer- leau-Ponty et Sartre, et aussi par M. G. Gurvitch (La Vocation actuelle de la Sociologie, 1950, p. 508 et suiv.). Chez les marxistes eux-mêmes, il donne lieu à des discussions, et même en un sens à des tendances quelque peu différentes. Il semble qu'on puisse soutenir que : a) Les œuvres de jeunesse sont des œuvres de transition, dans lesquelles Marx tient déjà le germe ou le noyau de la doctrine nouvelle, mais seulement le germe. Cependant, pour le dialecticien, de telles transitions ont un très grand intérêt. Elles représentent le devenir, le mouvement, la formation ; pris hors d'elle hors du processus vivant, le résultat n'est-il pas desséché, nu, mort?

b) Les thèmes philosophiques passent dans les œuvres scien- tifiques (ainsi la théorie de l'aliénation devient théorie du féti- chisme de l'argent et du capital, - celle de l'homme total devient théorie de la division du travail et du « dépassement » de son caractère parcellaire poussé au maximum dans la société capi- taliste, etc.).

c) II y eut donc un développement du marxisme, qui a trans- formé certains thèmes. Rien n'interdit cependant de les reprendre sous leur forme initiale (philosophique).

d) II ne faut ni surestimer ni sous-estimer les œuvres de jeunesse.

e) Les théories de l'aliénation et de l'homme total sont d'ailleurs, en tant que théories philosophiques, susceptibles d'inter- prétations différentes. Elles sont donc l'enjeu et le lieu de discus- sions, de polémiques, discussions certainement fécondes (1).

(1) Tel est le point de vue soutenu dans Comment comprendre la pensée de Marx, édit. Bordas, 1947, mais il y aurait lieu d'approfondir l'exposé. D'après P. Togliatti : « Marx s'empare du concept et du terme d'aliénation... mais il en

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Notons que Lénine, dans ses Cahiers a repris et souligné les textes sur la Totalité qui terminent la « Grande Logique » de Hegel. «La méthode, c'est le concept pur... mais c'est aussi Vêtre en tant que Totalité concrète.... » La vérité se trouve dans la totalité. n L'Idée en tant que totalité, c'est la nature. » Phrase archi-remar- quable commente Lénine. « Transition de Vidée logique à la Nature.... Dans V œuvre la plus idéaliste de Hegel, il y aie moins d'idéalisme.... Cest contradictoire, mais c'est un fait. »

On comprend ainsi pourquoi les philosophes marxistes n'ont jamais abandonné la notion de Totalité.

Dans son ouvrage Histoire et conscience de classe, Georges Lukacs l'a prise comme notion centrale. Mais il en a fait un usage abusif. Il n'a pas distingué clairement la totalité fermée (abstraite, immobile) de la totalité mouvante, ouverte. Et surtout il a appliqué la notion de totalité fermée à la « conscience de classe » du prolétariat (cf. le cours ronéographié de M. G. Gurvitch sur Le Concept de classes sociales de Marx à nos jours, 1954, et sa critique de Lukacs, p. 48 et suiv.) (1). Gramsci, par contre, dans sa polémique contre Croce, ne cessait d'insister sur le fait que la « base » et les « superstructures » constituent une totalité (dialectique, mouvante) dans lequel la « base » est l'élément, l'aspect essentiel. Il allait ainsi dans le sens d'une application correcte de la notion (cf. « Matérialisme historique et philoso- phile de Croce »).

•%

Le positivisme tend à séparer les domaines, à isoler les phéno- mènes de la réalité « inconnaissable ». La sociologie d'inspiration positiviste négligea donc la notion de totalité.

Elle rentre brillamment en scène avec Marcel Mauss. « Dans ces phénomènes sociaux totaux, comme nous proposons de les appeler, s'expriment à la fois et tout d'un coup toutes sortes d'ins- titutions...» (cf. Sociologie et Anthropologie, p. 147). Mauss se propose donc expressément de dépasser la sociologie analytique, positiviste, qui se préoccupait surtout de distinguer des insti- tutions (religieuses, juridiques, morales, économiques, etc.) et de les étudier isolément. Il s'efforce de constituer une sociologie synthétique, partant du caractère complexe et « total » des phénomènes sociaux, de manière à reconstituer le tout (cf. id. p. 276). Ces déclarations datant de 1923 ont une grande impor-

renouvelle complètement le contenu » (cf. dans Rinascita, juillet 1954). L ensemble de l'article de Palmiro Togliatti sur Hegel et Marx a été traduit dans La Nouvelle Critique, n° 62, pp. 17 et suiv.

(1) Georges Lukacs a depuis longtemps désavoué ce livre et cette théorie.

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LA NOTION DE TOTALITÉ

tance, comme indiquant un changement d'orientation dans la sociologie française.

Cependant la notion de totalité ne reste-t-elle pas chez Mauss à la fois intuitive et ambiguë ? Qu'est le phénomène social total ? Tout fait social correspond-il à ce caractère? ou le réserve-t-on à certains faits privilégiés ? Dans ce cas, la « totalité » est-elle donnée dans le fait ? à quel titre ? se détermine-t-elle par l'analyse, ou enfin se reconstruit-elle par la pensée synthétique du socio- logue ?

La définition citée plus haut vient au début de 1'« Essai sur le don », et Mauss la reprend à la fin de cet essai (ibid., p. 274). Le don apparaît alors comme phénomène privilégié, donc « total ». Mais au cours de l'ouvrage, ce mot prend des sens un peu diffé- rents comme par exemple lorsque l'auteur décrit dans les sociétés primitives un « système de prestations totales » (p. 151) ou encore lorsqu'il écrit que l'on peut étudier dans certains cas « le compor- tement humain total ». Quels sont ces cas ? Quel est le critère qui nous permet de les déterminer, de les classer ? Ce critère est-il empirique ou rationnel, historique ou psychologique? En d'autres termes quel est l'usage méthodologique du concept de totalité?

Lorsque Mauss écrit : « Cesi en considérant le tout ensemble que nous avons pu percevoir V essentiel, le mouvement du touU, il s'oriente vers une méthodologie dialectique ; mais il poursuit : « ...V aspect vivant, V instant fugitif ou la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d'eux-mêmes », ce qui rattache le total non point à la structure de la société, mais à la conscience, et oriente la recherche dans un sens psychologique et subjectiviste (cf. p. 329 sur l'idée de la mort comme fait total). La notion (juste et fondée) de Y interaction des faits et des institutions ne résoud donc pas complètement les problèmes.

A vrai dire, cette notion de l'interaction et de la causalité réciproque envahit peu à peu les sciences sociales, dans la mesure où les chercheurs ne s'en tiennent pas au pur et simple empirisme descriptif. Dès avant guerre, dans son livre sur La Crise du Progrès, M. Friedmann affirmait que « Vhistoire est une totalité où aucun facteur ne peut être abstraitement isolé)) (cf. p. 175). Formule qui laisse dans l'obscurité, comme celles de Marcel Mauss, des points importants. Ces « facteurs » dont on conçoit ainsi l'action réciproque dans une totalité, nous sont-ils donnés? ou résultent-ils d'une analyse ou d'une construction? quel est leur rapport avec la totalité ? sont-ils eux-mêmes des « phénomènes totaux » ou au contraire des éléments simples et irréductibles ?

Depuis lors, ces questions n'ont fait que s'obscurcir. Action réciproque et totalité s'introduisent, sans précautions métho-

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dologiques, dans des œuvres de qualité et d'importance d'ailleurs fort inégales. Prenons des exemples un peu au hasard. M. Philippe Ariès, historien perspicace et pénétrant, critique les spécialistes qui découpent la vie sociale en aspects, éléments, facteurs (économiques, moral, etc..) «alors qu'au vrai il n'existe même pas un homme total et solitaire, mais bien une totalité humaine.... Le fait démographique... est peut-être le meilleur réactif dont nous disposons pour fixer V inexplicable unité de cette totalité mystérieuse et pourtant essentielle» (Populations françaises et leurs attitudes devant la vie, pp. 549-550). M. Ariès résume ainsi les positions d'une importante école contemporaine ; la confusion sur le mot « total » n'en est que plus intéressante et significative. On passe de l'homme total (individu comme tout donné) à la société globale, à la civilisation prise comme unité de ses aspects et institutions, pour revenir ensuite au fait démographique comme fait privilégié, essentiel, « total ». Dans une bonne monographie récente, un jeune chercheur se consacrant à la sociologie rurale affirme qu'il s'agit maintenant d'écrire « une histoire totale des populations, où tous les éléments se tiennent, où tous interviennent tour à tour comme cause et effet » (« Économie et Sociologie de la Seine-et-Marne», par P. Bernard, Cahiers de la Fondation des Sciences Politiques, n° 43, p. 7). Avec une ambition scien- tifique valable, la confusion des concepts éclate, faute de connais- sances philosophiques et d'élaboration méthodologique. La réciprocité d'action se confond, dans une telle phrase, avec la totalité (ce qui tombe sous la critique hégélienne mentionnée précédemment). Nous risquons de revenir au tout est dans tout, ce qui stérilise et décourage la recherche. Comment commencer l'analyse du «total»? où se trouve l'essentiel? dans l'enchevê- trement des causes et des effets, où se trouvent le déterminisme, les lois?

Dans son cours sur le concept des classes sociales, M. Gur- vitch cite une formule de Georges Lukacs : « Pour le marxisme, il n'existe pas en fin de compte une science du droit, une économie politique, une histoire, et ainsi de suite, séparées, mais exclusivement une seule science histórico -dialectique du développement de la société comme totalité)) (p. 48 et suiv.). Formule remarquable si Lukacs ne l'orientait pas dans le sens d'un « subjectivisme de classe », interprétation contestable du marxisme, considéré . comme expression de la conscience de classe du prolétariat. « On peut se demander, poursuit M. Gurvitch, si cette position est tellement éloignée de la conception de Mauss concernant les phénomènes sociaux totaux et de mon interprétation selon laquelle ceux-ci peuvent être étudiés par différentes méthodes et sous différents aspects. » Les classes sociales sont en particulier pour M. G. Gurvitch de

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LA NOTION DE TOTALITÉ

tels phénomènes sociaux totaux « et non pas des collections d'exem- plaires similaires, des catégories sociales ou agrégats purement nominaux, ni des rapports sociaux, ni des assemblages de statuts, ni des enchevêtrements de comportements effectuant des modèles, règles et normes, ni des associations volontaires, ou enfin de simples associations ».

M. G. Gurvitch élimine ainsi les interprétations qui ramènent l'essentiel au superficiel, la réalité profonde à ses manifestations et apparences, le « total » à la subjectivité (du sociologue, ou des individus considérés). Il précise sa pensée dans son livre récent Déterminismes Sociaux et Liberté Humaine (P. U. F., 1955, notamment p. 37). L'histoire et la sociologie étudient « une seule et même réalité, les phénomènes sociaux totaux dans toutes leurs couches en profondeur, et sous tous leurs aspects ». Mais l'historien et le sociologue construisent des objets différents. La sociologie a pour objet ala typologie des phénomènes sociaux totaux, placés dans le temps, reconstitués selon leur rupture... en train de se faire et de se défaire...». Elle accentue donc la discontinuité. Tandis que l'histoire est poussée à combler les ruptures, à accentuer les continuités. Les deux sciences se complètent, mais la socio- logie étudie les phénomènes sociaux totaux « dans un mouvement perpétuel de structuration et de déstructuration de types microso- ciologiques, group aux et globaux, dont elle accentue les discontinuités».

Dans l'œuvre de M. Gurvitch, l'effort pour «penser» la société (et sa science), pour élever les faits à la hauteur du concept, pour introduire la méthodologie dialectique dans l'étude du concret social, renouvelle avec éclat la sociologie française. Tout naturellement, avec le sens du concret social et celui de l'éla- boration conceptuelle, la notion de classe et la théorie des classes reprennent leur place au premier rang dans la connaissance de la réalité sociale actuelle. C'est là un événement d'une grande importance dans l'histoire de la pensée française contemporaine.

La pensée de M. Gurvitch, d'une extrême souplesse, pénètre la réalité sociale dans ses détours et ses détails comme dans les structures et totalités concrètes. Elle atteint une vision d'ensemble. La sociologie en ce sens peut entrer en contact et collaborer sur certaines questions avec la philosophie ; et la philosophie à son tour dans certains domaines (théorie de la connaissance, théorie de la liberté), peut se rencontrer avec la sociologie et en tirer profit. Cette conception suscite les objections violentes des purs empiristes, à la manière américaine, alors qu'il s'agit préci- sément d'élever la sociologie au niveau d'une véritable science.

Cependant, ne peut-on penser que subsistent encore quelques difficultés méthodologiques, qui tiennent à la possibilité de deux interprétations du « phénomène social total », ou plus exactement

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à la question de la primauté de Yobjectif ou du subjectif dans le « total » ?

Prenons comme exemple un phénomène social « total » : la classe sociale, telle classe. Il apparaît comme « total » de deux façons. D'une part objectivement. La classe ne se définit pas par telle ou telle fonction sociale, dit M. G. Gurvitch, mais par une totalité de fonctions. C'est en ce sens qu'elle se définit comme supra-fonctiohnelle (Le Concept des Classes Sociales, passim, mais surtout p. 120, p. 133). Elle a sa cohésion propre, ses œuvres culturelles spécifiques, sa conscience collective prédominante. D'autre part, méthodologiquement (donc pour le sociologue), la classe s'étudie par différentes méthodes, sous différents aspects, sous divers éclairages. Et c'est encore dans ce sens qu'elle est un fait « total », relevant d'une méthodologie dialectique.

Est-ce un éclairage différent qui fait prévaloir le point de vue de l'historien ou celui du sociologue ? le « total » se construit-il dialectiquement ? ou y a-t-il un mouvement dialectique « total » ? ou bien cette dernière notion relève-t-elle d'un réalisme naïf ? ou bien encore le mouvement dialectique vient-il des complé- mentarités, interactions, réciprocités d'action, etc.. que découvre le sociologue dans son effort pour représenter conceptuellement (dialectiquement) le social « total » ?

La question peut se poser. La réponse de M. G. Gurvitch, dans ses ouvrages cités, semble la suivante, s'il est possible, sans la simplifier, et sans laisser échapper l'essentiel, de la définir en quelques phrases.

Il y a des déterminismes sociaux multiples, divers, spéci- fiques, relatifs, sans qu'aucun d'eux ait un caractère rigide. Et face à ces degrés du déterminisme, il y a des degrés de liberté (cf. Déterminismes sociaux et Liberté Humaine, p. 96, et aussi conclusions). Donc, ni déterminisme ou cohérence absolus et purement objectifs ni liberté absolue et purement subjective, mais différents degrés d'efforts collectifs d'unification.

La présence et l'intervention du sociologue, d'abord en tant qu'observateur du réel (« hyper-empirisme ») et ensuite en tant que penseur et homme de science (dialecticien) correspondrait au moins dans certains types de sociétés au degré le plus haut de la liberté humaine : la liberté créatrice, face au déterminisme de structures global intégrant la multiplicité des déterminismes et totalités partielles. De sorte que nous pourrions nous trouver, dans certains cas, élevé par cette analyse sociologique à l'unité la plus haute du sujet et de l'objet. Entre l'objet et le sujet, entre le déterminisme et la liberté, entre la réalité et la connais- sance (dialectique), il pourrait s'établir ainsi une unité, elle- même dialectique....

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LA NOTION DE TOTALITÉ

Cependant cette unité (en admettant que les formulations précédentes soient exactes) ne pourra-t-elle s'interpréter tantôt comme intégration du subjectif dans l'objectif (la réalité sociale «totale»), tantôt comme absorption de l'objectif dans le subjectif (la pensée, la conscience, la liberté) ?

* * *

Du marxisme, nous avons déjà indiqué rapidement qu'il lui a fallu se guérir de deux maladies infantiles : le subjectivisme de classe et l'objectivisme - l'interprétation mécaniste vulgaire, selon laquelle toute société se démonterait aisément en pièces détachables, les classes.

La véritable méthode du matérialisme dialectique, nous avons tenté de la définir par Yobjectivité approfondie.

La « totalité » enveloppe la nature et son devenir, l'homme et son histoire, sa conscience et ses connaissances, ses idées et idéologies. Elle se détermine comme « sphère de sphères », totalité infinie de totalités mouvantes, partielles, s'impliquant récipro- quement en profondeur, dans et par les conflits eux-mêmes. A la limite, la totalité de la connaissance coïnciderait avec la totalité de l'univers. Objectivité et totalité ne peuvent se séparer. La vérité absolue et l'objectivité totale coïncideraient ; ce n'est d'ailleurs là qu'une limite à l'infini du développement de la connaissance, de l'homme et de son pouvoir sur la nature. Mais cette limite à l'infini doit être posée pour déterminer la signi- fication de la connaissance humaine.

C'est dire qu'en un sens, tout acte social, toute culture, toute pensée jusqu'à la plus abstraite, toute image jusqu'à la plus fantastique, reste liée à la nature ; plus encore : reste un fait de nature. Impossible de séparer nature et culture.

Mais en un autre sens, tout objet, toute réalité atteinte, est un fait humain, une conquête de l'homme, un « produit » de son activité, par laquelle il se réalise.

L'un n'empêche pas l'autre, au contraire. Dans un devenir complexe et contradictoire, plus l'homme émerge de la nature au cours d'une lutte acharnée contre elle, plus profondément il pénètre et plonge en elle. Il se Vapproprie, ce qui implique qu'il ne se sépare pas d'elle. Il la transforme et se transforme, sans se détacher de la nature (et de sa propre « nature »). Plus il se « subjectivise », plus il devient conscient, donc plus il connaît et gagne du pouvoir sur les choses et sur lui, plus il « s'objec- tivise » et devient ainsi réel. Ce processus est donc à la fois objectif et marche vers 1'« objectivation » (la réalisation) de l'humain - et marche vers la « subjectivité », c'est-à-dire vers une réalité

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de plus en plus vivante et agissante de la conscience, de la connaissance, de la liberté.

L'homme, producteur de soi-même à travers son histoire, ne se réalise que dans des objets et des « produits » (des œuvres matérielles ou « spirituelles »). Mais en même temps, il est asservi à certaines œuvres, momentanément, au cours de son histoire. C'est là son aliénation. Mais, remarque capitale, l'histoire de son aliénation est aussi celle de sa réalisation, dans un immense devenir dialectique. Les classiques du marxisme ont insisté sur le caractère objectif de ce développement social, en tant que processus indépendant de la volonté des hommes qui en sont cependant les auteurs et les acteurs.

Ils font leur « destin », mais ne le font pas volontairement, avec la conscience du résultat de leurs actes et initiatives. Dans la production sociale de leur existence « les hommes rentrent dans des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté » a écrit Marx dans un texte fondamental. Ces rapports de pro- duction correspondent à un niveau déterminé du développement des forces productives, c'est-à-dire du pouvoir humain sur la nature. Quant à la conscience, elle est elle-même une réalité historique et sociale, en tant qu'elle exprime ou « reflète » ses propres conditions d'existence, conditions mouvantes, contradic- toires, donc posant toujours des problèmes et enveloppant des possibilités de solutions. Ce « reflet » n'a rien d'irréel, de passif, d'inutile. Il est lui-même complexe et contradictoire, tantôt orienté vers le possible, tantôt vers le passé - tantôt mutilé, déformé, inversé (idéologique), tantôt fondé sur le réel (connais- sance) .

L'histoire est ainsi conçue comme histoire naturelle de Vhomme. « Je vois dans le développement de la formation économique de la société un processus d'histoire naturelle », a écrit Marx (préface du Capital, texte commenté par Lénine, cf. Œuvres choisies, t. I, p. 89). Le développement de la société, sa formation peut donc s'étudier scientifiquement comme processus objectif, complexe, contradictoire, soumis à des lois (dialectiques). Un marxiste ne saurait sans compromettre le marxisme revenir sur ces points, d'autant plus que le « subjectivisme de classe » et le marxisme vulgaire ont précisément négligé ces points fondamentaux.

Le problème, déjà posé, et qu'il faut souligner avec insistance, se formule donc ainsi : « Pouvons-nous, sans abandonner la théorie du développement objectif de la formation économique- sociale, sans reculer sur ces affirmations fondamentales du marxisme comme science, reprendre la théorie philosophique de Yhomme total ? Pouvons-nous la promouvoir, la développer philo- sophiquement, ainsi que la théorie de l'aliénation, sans revenir

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LA NOTION DE TOTALITÉ

vers rhégélianisme ? sans nous engager dans une philosophie autonome au sens de la philosophie traditionnelle ? »

II peut sembler que l'humanisme nouveau (révolutionnaire, socialiste) reste philosophiquement sans fondements suffisants, si l'on se borne à la théorie du « processus d'histoire naturelle », c'est-à-dire si l'on ne montre pas clairement l'unité dialectique entre cet aspect du développement total (aspect réel et objectif, historique et social) et Vautre aspect, le développement de Y homme. Il n'y a là aucun problème insoluble, aucune contradiction interne, mais peut-être l'exigence d'un approfondissement des notions d'histoire et d'objectivité. Exigence qui s'accompagne d'une promotion renouvelée de thèmes proprement philosophiques et sociologiques. Marx ne montrait-il pas déjà que l'histoire naturelle de l'homme est aussi et en même temps l'histoire humaine de la nature (y compris la nature de l'homme, donnée initiale de l'humain). Ce qui ne signifie absolument pas que la nature n'existe que pour et par l'homme - interprétation subjectiviste - mais que l'homme transforme la nature en se transformant : « La nature qui naît dans Vhistoire humaine est la nature réelle de Vhomme», lisons-nous dans un manuscrit de 1844.

A la même époque, Marx définissait la société future (commu- niste) par l'appropriation complète par l'homme et pour l'homme de la nature et de sa propre nature ou essence, «donc comme retour de Vhomme à lui-même en tant qu'homme social, ¿est-à-dire V homme humain, retour complet, conscient, avec le maintien de toute la richesse du développement antérieur». Et il ajoutait, dans ce texte célèbre et plein d'un sens inépuisable, que « le commu- nisme étant un naturalisme achevé coïncide avec V humanisme ; il est la véritable fin de la querelle entre Vhomme et la nature, et entre Vhomme et Vhomme ; entre V existence et V essence, entre Vobjectivation et V affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre V individu et V espèce. Il résout le mystère de Vhistoire et sait qu'il le résout» (cf. Morceaux choisis, édit. Gallimard, p. 229).

Inutile de souligner à nouveau la profondeur philosophico- sociologique et le sens « moderne » de ce texte. La notion de Vhomme total peut-elle se détacher de la science économique et historique, encore seulement en germe dans les œuvres de jeunesse de Marx? Nous ne le pensons pas. Mais il serait d'autre part faux de conférer à cette notion une sorte d'actualité philosophique ou éthique en la soustrayant au « contexte » historique et social. Alors, le philosophe, au nom de la « totalité » et de 1'« homme total » sauterait dans l'avenir, par-dessus l'histoire et les pro- blèmes vivants. Comme le métaphysicien dans son Absolu méta- physique ! Une notion profonde, peut-être couronnement de la philosophie, se transformerait en un utopisme spéculatif ;

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HENRI LEFEBVRE

et le philosophe retomberait dans la forme philosophique de l'aliénation humaine. En d'autres termes, il ne faut concevoir I'« homme total » ni comme donné, selon le « principe anthro- pologique », ni comme une détermination, une image ou une représentation définies.

Mais alors qu'est l'homme totali Comment nous donne-t-il philosophiquement le sens de l'histoire et du développement social? comment sa notion résout-elle le problème posé plus haut, celui de l'unité dialectique entre le développement social conçu comme processus naturel, et l'humanisme? comment unit-elle objectivité et subjectivité, dans le sens philosophique- ment acceptable de l'objectivité approfondie? Il nous semble que la notion de Y homme total joue dans la théorie du dévelop- pement social le même rôle que la notion de l'absolu dans la théorie de la connaissance. Contrairement aux interprétations vulgaires ou idéalistes, la théorie de la connaissance (dialectique et matérialiste) ne rejette pas l'absolu. Elle considère dialec- tiquement les rapports entre l'absolu et le relatif. D'une part, dans le relatif il y a de l'absolu (dans tout moment de la connais- sance, il y a un « grain de vérité »). Et d'autre part la connaissance absolue ou connaissance de la totalité se pose comme limite à Y infini des connaissances approximatives et relatives. De sorte que les connaissances relatives effectivement (historiquement) atteintes se rapprochent indéfiniment de cette limite sans pouvoir l'atteindre ; cependant la limite détermine le sens de la courbe suivie par la connaissance, et l'on ne peut s'en passer.

Ainsi Yhomme total ne serait pas donné (théorie « anthro- pologique », qui tombe sous la critique marxiste). Et cependant il ne serait pas une abstraction, un rêve, un idéal vide de sens, mais au contraire une notion pleine et riche, impliquée dans celle du développement social. Dans tout moment de la réalité humaine, il y aurait ansi quelque chose de la totalité, de même que toute connaissance partielle contient son « grain de vérité » que l'analyse et la suite des recherches dégagent de ses enve- loppes et formes momentanées, des mots et de la paille des idéologies.

Mais alors les « totalités » partielles (mouvantes, ouvertes, enchevêtrées, contradictoires) que découvrent les analyses dialectiques, ces « totalités » ne se détermineraient-elles pas à la fois comme naturelles et historiques, comme sociales et humaines ? Ne nous apparaîtraient-elles pas à la fois comme des moments (objectifs) d'un processus historique et social objectif - et comme moments de l'humain, de la culture, de la civilisation, de la connaissance, de la conscience, de la liberté, en un mot de la « subjectivité » ? L'unité de ces deux aspects se manifeste

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LA NOTION DE TOTALITÉ

pleinement si nous considérons 1'« homme total », sa formation, et aussi, dans telle « structure globale » - comme la structure capitaliste - sa dispersion, ses mutilations, son aliénation multiple ? Car la notion de 1'« homme total » n'a rien d'une idée pure, se réalisant par sa propre force en suscitant ses étapes et moments (interprétation idéaliste et métaphysique). Et cependant la réalité humaine avance vers cette « idée », comme le demandent ceux qui cherchent un « idéal » à la fois historique, social, éthique et humaniste....

Le social pris dans toute sa complexité et ses contradictions ne serait ainsi que l'humain « total » pris dans toute l'ampleur de son développement. Avec ce qui meurt et ce qui naît en lui, ce qui disparaît et ce qui grandit, ce qui se dépasse et tend vers son « idée ».

Ne pouvons-nous trouver ici un terrain de discussion, de recherches communes et peut-être d'accord entre ceux qui veulent connaître et définir des « structures globales » et ceux qui les critiquent, entre ceux qui cherchent des lois et ceux qui veulent trouver l'homme et l'humain - entre les partisans de l'objectivité et ceux qui mettent l'accent sur la subjectivité ?

La notion de « totalité » dialectiquement conçue deviendrait ainsi la clef de voûte non seulement de la philosophie, de la théorie de la connaissance, de la théorie de la liberté - mais des sciences en général et des sciences sociales en particulier. Elle couronnerait l'édifice en tant qu'unité de la recherche scientifique et de la recherche philosophique.

Centre d'Études Sociologiques, Paris.

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