la question du mal

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La question du mal Cri de douleur ou de révolte, interrogation du philosophe, procès intenté à Dieu ou à diable, discours du théologien qui croit devoir innocenter Dieu, prière de l’homme accablé, appel à la mobilisation de tous les militants... Au silence qui accompagne l’horreur succède toujours une parole, car le mal, qu’il s’appelle souffrance physique, faute morale, erreur ou non-sens, est pour l’homme ce qui est, par définition autant que par expérience, intolérable. Le langage permet alors une salutaire mise à distance. Variés quant aux formes qu’ils peuvent revêtir, ces discours se différencient également de par leurs destinataires et la question même qui les sous-tend. Les quelques pages qui suivent, reprenant dans une très large mesure les réflexions d’Adolphe Gesché [1], se proposent de répertorier les principales approches de cette question du mal en essayant de faire apparaître ce que chacune d’elle dit de Dieu et de l’homme et de bien situer ce qu’on a coutume d’appeler "le saut de la foi". Ce faisant, on s’efforcera de préciser ce qu’il faut entendre par "péché" et ce que devient la figure traditionnelle du diable ou Malin. En étant très schématique, voici le tableau que nous pourrions obtenir et que nous nous proposons de commenter brièvement: La question La perspective La référence privilégiée Dieu L’homme "D’où vient le mal?" "Où est ton Dieu?" Un procès fait à Dieu (" Contra Deum  ") et aux croyants. Les impies Ps 42/4,11; 79/10; 115/2 Mi 7/10 Mal 2/17 Soupçonné d’être ou impuissant ou pervers. Innocent. "Comment innocenter Dieu ?" Une théodicée (" pro Deo  " ) Les amis de Job : Éliphaz, Bildad et çofar Mal défendu Jb 42/7 Coupable. "Pourquoi, Seigneur, m’as-tu abandonné?" Une prière ("  ad Deum  ") Job et Jésus Pris à parti En partie responsable; Eprouvé. "Que puis-je faire avec le Christ pour combattre le mal?" Un appel à l’action (" cum Deo  ") L’Eglise Engagé dans l’histoire et l’action des hommes Tenté. 1) Le procès A en croire Nietzsche, "ce qui révolte à vrai dire contre la douleur ce n’est pas la douleur en soi, mais le non-sens de la douleur" [2]. L’homme qui souffre a donc besoin de lui trouver, sinon un sens, du moins un responsable, un coupable à qui s’en prendre. Car le statut de victime est encore préférable à celui de coresponsable (même - surtout ! - si cette part de responsabilité est très faible!).

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La question du mal

Cri de douleur ou de révolte, interrogation du philosophe, procès intenté à Dieuou à diable, discours du théologien qui croit devoir innocenter Dieu, prière del’homme accablé, appel à la mobilisation de tous les militants... Au silence quiaccompagne l’horreur succède toujours une parole, car le mal, qu’il s’appellesouffrance physique, faute morale, erreur ou non-sens, est pour l’homme ce quiest, par définition autant que par expérience, intolérable. Le langage permetalors une salutaire mise à distance.

Variés quant aux formes qu’ils peuvent revêtir, ces discours se différencientégalement de par leurs destinataires et la question même qui les sous-tend.

Les quelques pages qui suivent, reprenant dans une très large mesure lesréflexions d’Adolphe Gesché [1], se proposent de répertorier les principalesapproches de cette question du mal en essayant de faire apparaître ce quechacune d’elle dit de Dieu et de l’homme et de bien situer ce qu’on a coutume

d’appeler "le saut de la foi". Ce faisant, on s’efforcera de préciser ce qu’il fautentendre par "péché" et ce que devient la figure traditionnelle du diable ou Malin.

En étant très schématique, voici le tableau que nous pourrions obtenir et quenous nous proposons de commenter brièvement: 

La question La perspectiveLa référenceprivilégiée

Dieu L’homme

"D’où vient le mal?"

"Où est ton Dieu?"

Un procès fait àDieu(" Contra Deum  ")et aux croyants.

Les impies

Ps 42/4,11;79/10; 115/2Mi 7/10

Mal 2/17

Soupçonné d’êtreou impuissant oupervers.

Innocent.

"Commentinnocenter Dieu ?"

Une théodicée(" pro Deo  " )

Les amis de Job :Éliphaz, Bildad etçofar

Mal défenduJb 42/7

Coupable.

"Pourquoi, Seigneur,m’as-tuabandonné?"

Une prière (" adDeum  ") Job etJésus

Pris à parti En partieresponsable;Eprouvé.

"Que puis-je faireavec le Christ pourcombattre le mal?"

Un appel à l’action(" cum Deo  ")

L’Eglise Engagé dansl’histoire et l’actiondes hommes

Tenté.

1) Le procès

A en croire Nietzsche, "ce qui révolte à vrai dire contre la douleur ce n’est pas ladouleur en soi, mais le non-sens de la douleur" [2]. L’homme qui souffre a doncbesoin de lui trouver, sinon un sens, du moins un responsable, un coupable à quis’en prendre. Car le statut de victime est encore préférable à celui decoresponsable (même - surtout ! - si cette part de responsabilité est très faible!).

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Dans cette perspective qui consiste à innocenter l’homme, il ne reste plus, si l’onrécuse les thèses manichéistes selon lesquelles l’homme serait tiraillé entre deuxpuissances antagonistes, qu’à s’en prendre à Dieu, reconnu comme le Maître del’histoire. Et si l’on répugne à voir en Lui l’auteur du mal, du moins faudra-t-ilchercher à comprendre pourquoi Il le permet! On n’échappe pas ainsi au terrible

soupçon portant, non pas sur l’existence de Dieu, mais sur sa nature: ou bienDieu est bon et dans ce cas, puisqu’il ne peut empêcher le mal, c’est qu’il estimpuissant; ou bien il est Tout-Puissant et dans ce cas, puisqu’Il tolère le mal,c’est qu’il n’est pas bon. L’objection est forte et a depuis longtemps stimulé laréflexion des philosophes et des théologiens.

La Bible elle-même porte trace de ce procès intenté à Dieu et - plus souvent - àceux qui mettent en Lui leur confiance. "Où est ton Dieu?", telle est bien laquestion lancinante que les païens adressent aux croyants dans l’épreuve (Ps42/4,11; 79/10; 115/2; Mi 7/10; Mal 2/17) comme à Jésus lui-même lorsque, surla croix, la puissance et la bonté de Dieu sont directement mises en cause (Mt27/41-44).

2) La théodicée

Si le mot remonte à Leibniz, l’entreprise visant à innocenter Dieu du terriblesoupçon porté contre Lui est fort ancienne.

On a d’abord cherché à gommer ou du moins affaiblir la réalité du mal. Ainsi lemal ne serait qu’une apparence (argument cosmologico-ontologique deParménide repris par les apologistes chrétiens et notamment St Augustin: cf. LesConfessions,I,6 et III,7), une simple illusion d’optique disparaissant dès que l’onpense à la totalité (thèse de la morale stoïcienne reprise dans l’hégélianisme)

baptisée Providence en théologie chrétienne, ou bien la condition inévitable maistransitoire d’un plus grand bien, ou encore le revers nécessaire du bien.

Notons que dans cette ligne de pensée s’inscrivent certains passages del’Ancien Testament qui soulignent le fait que le mal peut permettre un bien, ou dumoins éviter un mal plus grand (cf. Gn 50/20). C’est ainsi que la mort prématuréedu sage le préserve de pécher (Sg 4/17-20) et que, ne pouvant avoir d’enfants,l’eunuque et la femme stérile ne verront pas leurs enfants se dévoyer! (cf. Sg3/13)

On a ensuite, avec Bergson notamment [3], dénoncé le vice de méthode qu’il yavait à prétendre déduire l’existence ou la non-existence de Dieu à partir d’une

conception arbitraire de sa nature. Mais ce contre-feu ne fait que renforcer lesoupçon portant sur la possibilité d’affirmer à la fois la bonté et la toute-puissance de Dieu!

On a enfin fait observer, non sans pertinence, que la possibilité du mal commispar les hommes était la condition de leur liberté. Citons ici une très belle paged’Élie Wiesel [4], l’étonnant dialogue dans un asile d’aliénés entre le héros duroman et un personnage dont on ne sait s’il est Dieu ou simplement un malade

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qui se croit Dieu: "- J’ai vu des hommes souffrir, j’ai vu des enfants mourir. C’estau nom de leur souffrance que je m’adresse à toi. Peux-tu la justifier?

Pourquoi la justifierais-je? Des hommes tuent, et on dit que c’est de ma faute.D’autres hommes permettent aux tueurs de tuer, et c’est encore ma faute?

Tu pourrais les empêcher.

En effet, je le pourrais. Mais alors, j’aurais dû empêcher tout le reste. Passeulement les massacres, mais tout ce qui a précédé les massacres. J’aurais dûempêcher le tueur de naître, son complice de grandir, la société de fonctionner...Peux-tu me dire à quel moment précis j’aurais dû intervenir pour que les enfantsne soient pas jetés dans les flammes? Au tout dernier moment seulement? Pasavant? Mais avant, c’est quand? Quand l’idée est conçue? Quand l’ordre esttransmis? Quand le chasseur attrape le gibier? Allons, réponds. Tu me fais unprocès, soit; mais un procès ça veut dire des faits, des arguments, despropositions et non des généralités, des lieux communs. Dis-moi donc ce que,d’après toi, j’aurais dû faire, et quand!"

Mais cet argument ne rend pas compte du mal qui échappe à la responsabilitédes hommes (les cataclysmes naturels par exemple, dont certains font desmilliers de victimes innocentes !).

Refusant de voir en Dieu le responsable des maux dont souffre l’humanité, lediscours de la théodicée va reporter sur l’homme la culpabilité en faisant dumalheur une sanction du péché.

La Bible porte la trace de cette conception très ancienne du malheur - et de ladivinité! - (Pr 13/8; Is 3/11; Si 7/1). Dans cette logique, il faut donc rechercherune faute à l’origine de tout malheur (Gn 12/17; Gn 42/21; Jos 7/6-13). Ainsipensent les amis de Job (Jb 8/4; 11/4-6) et, plus tard encore, les disciples de

Jésus face à l’aveugle-né (Jn 9/2) ou aux victimes des persécutions de Pilate outout simplement de tragiques faits divers (Lc 13/1-5). C’est pourtant cettelogique-là que récuse Jésus; Dieu ne se venge pas: "il fait lever son soleil sur lesbons comme sur les méchants" (Mt 5/45).

Ce discours de la théodicée appelle au moins deux remarques.

La première est que, contrairement à son pieux propos, ce genre de discours nerend pas service à la cause du Dieu de la Bible qui ne se reconnaît pas dans lesarguments des amis de Job: LE SEIGNEUR s’adressa à éliphaz de Témân: "Macolère s’est enflammée contre toi et tes deux amis, car vous n’avez pas bienparlé de moi comme l’a fait mon serviteur Job" (Jb 42/7). Prétendre innocenter

Dieu, n’est-ce pas déjà en effet accepter l’idée qu’il puisse être compromis dansl’origine du mal? Et vouloir rendre compte du mal, n’est-ce pas le faire entrer demanière aussi indue qu’irrespectueuse dans le dessein du Créateur ? à taire sonsurgissement irrationnel, ne risque-t-on pas de s’habituer à lui et d’émousser lapointe du combat chrétien qui entend précisément le pourchasser sans relâche?

La seconde remarque tient au postulat tout-à-fait contestable qui veut que, pourinnocenter Dieu, il faut charger l’homme: la seule alternative possible est-elle

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donc entre un homme totalement innocent et un homme pleinement coupable?En passant complètement sous silence celui que la théologie traditionnellenomme le Satan, le serpent qui dans le récit de la Genèse précède l’hommedans son consentement au mal, ne s’interdit-on pas de situer correctement laresponsabilité de l’homme qui, s’il consent au mal et le renouvelle, n’en est pas

pour autant l’initiateur absolu?3) La prière

Ce discours n’est plus un discours sur Dieu, mais un discours à Dieu. Curieuseprière par laquelle Job s’en prend à Dieu, lui criant sa souffrance et sa révolte,l’apostrophant violemment et déversant sur Lui sa colère, en se tenant sanscesse à la limite du blasphème! Le regard de Dieu dont les psaumes seplaisaient à dire la bienveillance devient, pour lui, insupportable. Paraphrasantméchamment le psaume 8, Job demande à Dieu: "Qu’est-ce qu’un mortel pouren faire un si grand cas, pour fixer sur lui ton attention au point de l’inspecterchaque matin, de le tester à tout instant? Quand cesseras-tu de m’épier? Me

laisseras-tu avaler ma salive? Ai-je péché? Qu’est-ce que cela te fait, espion del’homme?" (Jb 7/16-21).

Il va même jusqu’à soupçonner Dieu de malveillance dans son dessein créateur:"Rappelle-toi, tu m’as façonné comme l’argile et c’est à la poussière que tu meramènes (...) Or voici ce que tu dissimulais dans ton coeur, c’est cela, je le sais,que tu tramais: si je pèche, me prendre sur le fait, ne me passer aucune faute(...) Tu renouvelles tes assauts contre moi, tu redoubles de colère contre moi"(Jb 10/8-17).

Peut-on aller plus loin dans la révolte contre Dieu? Et pourtant, Job ne

blasphème pas. Il continue, même avec cette violence, à poser ses questions àDieu. Sa révolte demeure une prière.

À cette prière de Job fait écho la prière de Jésus, laquelle, en reprenant lesparoles du psaume 22, commence par une vigoureuse prise à parti de Dieu:"Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?" (Mt 27/46).

Mais l’une comme l’autre dure assez pour se transformer : les violentesquestions adressées à Dieu comme autant de reproches vont peu à peu céder laplace à quelques certitudes capables de jeter un peu de lumière sur ce mal quiles fait souffrir.

Passons donc en revue ces quelques certitudes entrevues dans la prière:Il y aura une rétribution! 

Même si pour l’instant les païens prospèrent sans se soucier de la justice, ilfaudra, tôt ou tard, qu’ils comparaissent devant le tribunal de Dieu (cf. Ps 73). Laparabole du mauvais riche et du pauvre Lazare reprend cette idée d’unecompensation dans l’au-delà (Lc 16/25).

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La souffrance a parfois une valeur éducative, comme une correctionpaternelle. 

cf. Dt 8/5; Pr 3/11; 2 Ch 32/26,31; 2 M 6/12-17 et 7/31-38

La souffrance purifie... comme le feu dégage le métal de ses scories. 

cf. Ps 66/10; Jr 9/6; Tob 12/13. Cette interprétation croyante est reprise dans leNouveau Testament: Jc 1/2-4 et 1 P 1/6-9. D’une manière mystérieuse, lasouffrance peut préparer à accueillir le Royaume (cf. la 3ème béatitude en Mt5/5).

La souffrance peut parfois servir d’indicateur de la proximité de Dieu. 

Cela peut être une épreuve que Dieu réserve aux serviteurs dont il est fier (Jb1/11 et Jb 2/5), à ceux "qui le touchent de près" (Jdt 8/27).

La souffrance peut avoir une valeur d’intercession, une valeur salutaire. 

L’exemple est ici celui de la prière douloureuse de Moïse pour son peuple (Ex17/11) et le sacrifice qu’il fait à la fin de sa vie (Ex 32/30-33). C’est surtout lafigure étonnante du Serviteur souffrant d’Isaïe qui permet cette audacieuseméditation sur la souffrance: "Sans beauté ni éclat et sans aimable apparence,objet de mépris et rebut de l’humanité, homme de douleurs et connu de lasouffrance, comme ceux devant qui on se voile la face, il était méprisé etdéconsidéré. Or c’étaient nos souffrances qu’il supportait et nos douleurs dont ilétait accablé. Et nous autres, nous l’estimions châtié, frappé par Dieu et humilié.Il a été transpercé à cause de nos péchés, écrasé à cause de nos crimes. Lechâtiment qui nous rend la paix est sur lui et c’est grâce à ses plaies que nous

sommes guéris." (Is 53/2-5).C’est cette figure du Serviteur qui a notamment permis aux premiers chrétiens desupporter l’insupportable et de comprendre l’incompréhensible: la mort honteusedu Messie sur la croix. "Christ est mort pour nos péchés!" (1 Co 15/3).

L’impossibilité actuelle que je peux avoir à trouver un sens à masouffrance m’invite à reconnaître la transcendance de Dieu. 

Telle pourrait être l’une des conclusions auxquelles parvient Job (Jb 38/2 et 42/1-6).

Faisons quelques remarques sur ce troisième type de discours suscité par le malet la souffrance:

Il convient de bien noter que si, pour celui qui prie, sa propre souffrance peut avoir un sens, d’une part cela n’a rien d’automatique (l’expérience montre quela souffrance des hommes les éloigne de Dieu au moins autant qu’elle les enrapproche!) et d’autre part cette découverte ne vaut que pour lui et n’est pastransposable, sans d’infinies précautions, à la souffrance d’autrui. Seule ladécision personnelle de suivre le Christ jusqu’en sa Passion peut laisser

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entrevoir, à celui qui la prend, une dimension insoupçonnée à la souffrance,souffrance que ni le Christ ni ses disciples ne recherche pour elle-même: "LeChrist, en effet, ne répond ni directement ni de manière abstraite à cetteinterrogation humaine sur le sens de la souffrance. L’homme entend sa réponsesalvifique au fur et à mesure qu’il devient participant des souffrances du

Christ [5]."C’est entre le deuxième et le troisième type de discours, entre la théodicée et

la prière, que se situe ce que l’on peut continuer d’appeler "le saut de la foi."D’un discours sur Dieu à la troisième personne du singulier, on passe en effet àune prière qui tutoie Dieu.

Dans ce type d’attitude, l’homme en proie au mal ne se considère ni commeune victime innocente persécutée par une puissance mauvaise, ni commel’unique responsable de tous ses maux, mais découvre la part de responsabilitéqui est la sienne dans ce désordre qui fait obstacle à l’amour créateur de Dieu.Dès lors, il lui faudra apprendre à discerner entre l’épreuve, nécessaire à la

croissance de l’homme intérieur en vue d’une "vertu éprouvée" (Rm 5/3-5), et latentation, qui conduit au péché et à la mort. Etre doué de liberté, il apprendraencore à distinguer entre être tenté et consentir à la tentation (cf. Catéchisme del’église Catholique, § 2847).

4) L’appel à l’action

Au "problème" du mal, peut-être n’y-a-t-il pas de "solution". Mais, mieux qu’unesolution, la foi chrétienne constitue une "réponse", et une réponse pratique:"L’Evangile est la négation de la passivité en face de la souffrance. Le Christ lui-même, en ce domaine, est essentiellement actif." , écrit le pape Jean-Paul II [6].

Et Marcel Neusch de préciser: " S’il n’a pas élaboré de théorie sur le mal, Jésusn’est pourtant pas resté muet. C’est de sa vie que l’énigme du mal reçoit unéclairage inédit. Il importe donc de le regarder vivre et mourir. Au coeur de cetteexistence, où le mal semble toujours avoir l’avantage, Jésus a multiplié non pasles mots, mais les gestes. Il était présent en adversaire partout où le malsévissait; il l’ a affronté sur son terrain; surtout, il a semé une espérance, sansgrands mots, sans prodiguer des consolations faciles, mais en vivant la mêmecondition humaine jusqu’au bout. "Tout Fils qu’il était, il apprit par sessouffrances l’obéissance" (He 5/8). Cette obéissance active a puisé sa forcedans la confiance non en l’homme, toujours vaincu en fin de compte, mais enDieu, qui n’abandonne pas son serviteur [7]. "

Cette réponse de la foi implique en effet non seulement une doctrine, maisencore une vie en Eglise à la suite du Christ, lequel nous a montréabondamment, notamment à travers ses miracles, que le salut qu’il inauguraitsupposait une guerre sans merci contre toute forme de mal, y compris ce malphysique que constitue la maladie (sur la suite du Christ comme combat cf. aussiMt 10/34; Mt 11/12; Ep 6/10; 1 P 5/8; 1 Th 5/8 ...etc.).

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"Si Dieu le Père Tout-Puissant, Créateur du monde ordonné et bon, prend soinde toutes ses créatures, pourquoi le mal existe-t-il? à cette question aussipressante qu’inévitable, aussi douloureuse que mystérieuse, aucune réponserapide ne suffira. C’est l’ensemble de la foi chrétienne qui constitue la réponse àcette question: la bonté de la création, le drame du péché, l’amour patient de

Dieu qui vient au-devant de l’homme par ses alliances, par l’Incarnationrédemptrice de son Fils, par le don de l’Esprit, par le rassemblement de l’église,par la force des sacrements, par l’appel à une vie bienheureuse à laquelle lescréatures libres sont invitées d’avance à consentir, mais à laquelle elles peuventaussi d’avance, par un mystère terrible, se dérober. Il n’y a pas un trait dumessage chrétien qui ne soit pour une part une réponse à la question du mal."(Catéchisme de l’église Catholique, n° 309

La question du mal devient ici: "Que puis-je faire avec le Christ pour combattre lemal?". Elle prolonge naturellement la prière, mais ici celui qui pose la questions’implique comme acteur. Et si l’homme apparaît dans cette perspective comme"tenté", c’est bien de déserter le combat de sa vie, de désespérer de Celui en quinous sommes pourtant assurés de la victoire (cf. 1 Jn 5/4).

La conclusion pourrait ainsi revenir aux évêques de France:

"Nous n’avons pas à vouloir "expliquer" le mal. Mais, à la lumière du combatmené contre lui par Dieu, la foi interdit de s’y résigner. En dévoilant les ressortssecrets du péché, en assurant l’assistance de l’Esprit, elle convie plutôt às’associer à l’oeuvre du Christ. Plus que d’en traiter théoriquement, elle pousse à"traiter" le mal pratiquement, de manière en quelque sorte médicale. Tel estl’exemple que donne Jésus dans l’Evangile, à travers les nombreux miraclesopérés par lui. La vraie réponse au scandale du mal, le chrétien la trouve dans la

croix (cf. Lc 23), dans la prière d’abandon entre les mains de Dieu et l’offrandede soi comme participation au sacrifice du Christ. Mais la réponse est aussi lecombat pour la justice, joint à l’exercice de la charité." (Catéchisme pour adultes,§ 131).

5) Du mal au péché

Parvenus au terme de ce petit descriptif des quatre principaux discours tenus àpropos du mal, essayons de synthétiser et de préciser ce que ce rapide parcoursnous a laissé entrevoir du mal et du péché.

1°) Le mal et le péché comme désordres 

Face à l’oeuvre créatrice de Dieu - présentée par le récit sacerdotal de Gn 1comme une victoire sur le chaos primordial [8] -, le péché peut à juste titreapparaître comme un désordre, une "décréation" [9]. C’est de ce désordre-là, decette maladie-là que le Christ veut nous guérir (typique à cet égard lechangement de plan et de vocabulaire opéré par Jésus dans la "guérison" deBartimée en Mc 10/46, ou encore la présentation, en Mc 2/1-12, du péchécomme la paralysie la plus redoutable). Tous les autres désordres du monde ne

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sont présentés dans la Bible que comme les symptômes de cette maladiefondamentale qu’est le péché (Lc 5/31-32).

En parlant du mal et du péché en termes de "désordres" et en pensant le premiercomme symptôme du second, gardons-nous pourtant de considérer tout malcomme un effet direct, et pour ainsi dire, mécanique, du péché personnel, ce quiserait retomber dans l’archaïque et fort peu évangélique conception du malcomme sanction du péché (cf. Catéchisme pour adultes, n°130). Notonssimplement que l’image du symptôme maintient un lien entre ces deuxdouloureuses réalités et que l’image de la maladie contagieuse est une manièred’exprimer la solidarité des hommes dans le péché, solidarité que la théologietraditionnelle exprime par le dogme du péché originel.

2°) Le mal ou le Malin? 

Constatant que, dans le récit de la Genèse, le mal n’est pas expliqué mais bienplutôt campé, mis en scène, les évêques de France écrivent: "L’homme et la

femme sont responsables de la faute. Mais derrière leur choix, il y a une voixséductrice, opposée à Dieu (cf. Gn 3/5), un accusateur de l’homme (cf. Jb 1/11;2/5-7) qui, par envie, le fait chuter dans la mort (cf. Sg 2/24). L’Ecriture et laTradition de l’église voient en cet être un ange déchu, appelé Satan ou Diable."(Catéchisme pour adultes, no. 115).

Le Catéchisme de l’église Catholique, quant à lui, commente ainsi la dernièredemande du "Notre Père": " Dans cette demande, le Mal n’est pas uneabstraction, mais il désigne une personne, Satan, le Mauvais, l’ange quis’oppose à Dieu. Le "diable" (dia-bolos) est celui qui "se jette en travers" dudessein de Dieu et de son "oeuvre de salut" accomplie dans le Christ." (§ 2851).

Longtemps mal-à-l’aise avec cette figure de la théologie qui pouvait prêter àsourire à l’époque du scientisme et du rationalisme triomphants, le peuplechrétien pourrait bien aujourd’hui retrouver l’intérêt de cette figure irrationnelle etle sens de la traditionnelle renonciation à Satan qui précède la profession de foibaptismale.

"Cette figure démonique , note Adolphe Gesché, suppose en effet qu’il n’est paspossible ni pensable (...) de faire reposer sur l’homme toute la culpabilité ou untel poids de culpabilité radicale. C’est du tentateur que Jésus dira qu’il faut luimettre une pierre au cou, alors qu’il arrêtera le geste de ceux qui jettent despierres à la femme adultère." (...) " La réalité que cette Figure désigne permet, en

ce redoutable débat, de penser Dieu et l’homme en leurs justes contours, ceuxd’une responsabilité qui n’est pas absolue." (ouvrage cité, p. 72)

Ajoutons un autre intérêt à cette figure du Diable: elle évite de réduire le péché àsa dimension morale.

3°) Du mal au péché 

Contentons-nous ici de deux remarques.

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 A la différence du mal, le péché engage toujours ma volonté. En ce sens, il nese confond pas avec les limites de ma condition mortelle.

Le péché n’apparaît comme tel que devant Dieu. Avant il peut y avoirconscience d’une faute morale, mais seul le face-à-face avec Dieu peut mepermettre de lire ce mal objectif que j’ai pu commettre comme un rejet de son

Alliance, un refus de suivre un appel du Christ, une indocilité à l’Esprit. Le péchéest une notion théologique qui vise directement ma relation à Dieu et ne se réduitdonc pas à sa traduction morale. "Délivre-nous du mal!"

Cette demande du "Notre Père" pourra bien être notre conclusion provisoire. Niprocès, ni théodicée, cette parole est une prière, mais une prière qui, formulée àla première personne du pluriel, décentre celui qui l’exprime de sa propresouffrance ou révolte. Et cette solidarité dans laquelle l’introduit la prière deJésus n’est pas simplement celle des victimes d’un mal qu’elles ne pourraientque subir, mais l’engagement commun des disciples à continuer le combatengagé victorieusement par le Christ.

"On peut , note Jean Vernette [10], relire dans cette perspective certainspassages étonnants de l’Evangile où Jésus donne mission explicite de lutter,comme lui, contre le mal: "Il appelle à lui ses douze disciples et il leur donnepouvoir sur les esprits impurs pour les expulser et guérir toute maladie" (Mt10/1). Ce n’est pas tant une invitation à faire des prodiges comme desmagiciens, qu’un appel à ne jamais baisser les bras devant le malheur dumonde. Et l’assurance d’une force qui nous est donnée pour lutter contre touteoppression et souffrance: "Je vous ai donné le pouvoir de fouler aux piedsserpents, scorpions, toute la puissance de l’Ennemi!" (Lc 10/19).

Philippe LOUVEAU – Web PSN

Eléments de bibliographie:

Borne,Etienne, Le problème du mal , Paris, P.U.F., 1958De Dinechin, Olivier, Face au scandale du mal , in Cahiers pour croire

aujourd’hui , n°52 (1er fév.1990)Gesché,Adolphe, Le mal , Paris, Cerf, 1993Grelot, Pierre, Réflexions sur le problème du péché originel , Paris, Casterman,

1968Jean-Paul II, Le sens chrétien de la souffrance humaine , Lettre apostolique du

11 février 1984Kant, Emmanuel, Sur l’insuccès de tous les essais philosophiques de

théodicée , texte de 1791, paru dans Pensées successives sur la théodicée et lareligion , Vrin, 1931, pages 139 à 158Nemo, Philippe, Job ou l’excès du mal , Paris, Grasset, 1978Neusch, Marcel, Le mal , Paris, Centurion, 1990Ricoeur,Paul, Finitude et culpabilité , Paris, Aubier (1949-1960) 2/3 vol.Rondet, Henri, Le péché originel dans la tradition patristique et théologique ,

Paris, Fayard, 1967

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8/15/2019 La Question Du Mal

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 Thévenot, Xavier, Les péchés: que peut-on en dire? , Salvator, 1983Thévenot, Xavier, Souffrance, bonheur, éthique. Conférences spirituelles ,

Paris, Salvator, 1990Thomas, Joseph, Satan, l’autre esprit , in Cahiers pour croire aujourd’hui  n°82

(15 juin 1991)

Vernette, Jean, Si Dieu était bon..., Paris, Centurion, 1991[1] Adolphe Gesché, Le mal , Paris, Cerf, 1993 (Coll. "Dieu pour penser »)

[2] La généalogie de la morale , deuxième dissertation, §7

[3] Les deux sources de la morale et de la religion, "La religion dynamique",pages 278 et 279

[4] Le crépuscule au loin , Paris, Grasset, 1987, page 264

[5] ean-Paul II, Lettre apostolique: Le sens chrétien de la souffrance humaine  du11 février 1984, § 26

[6] Jean-Paul II, Lettre apostolique: Le sens chrétien de la souffrance humaine  en date du 11 février 1984, § 30

[7] Marcel Neusch, Le mal , Paris, Centurion, 1990, pp.53-54

[8] Dieu crée en séparant, distinguant, mettant de l’ordre... cf. Pierre GrelotHomme, qui es-tu?, Les onze premiers chapitres de la Genèse , Cahier Evangilen°4, Paris, Cerf, 1973

[9] Thème cher à Xavier THéVENOT, par exemple son commentaire du secondrécit de la création dans Les péchés, que peut-on en dire ?, Salvator, 1983,

pages 32 à 43[10] Ouvrage cité en bibliographie, p.110