la réification: généalogie d'un concept critique · 2020. 11. 28. · ii >%
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© Philippe Bettez Quessy, 2020
La réification: généalogie d'un concept critique
Mémoire
Philippe Bettez Quessy
Maîtrise en philosophie - avec mémoire
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
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La réification : généalogie d’un concept critique
Mémoire
Philippe Bettez Quessy
Sous la direction de :
Marie-Andrée Ricard, directrice de recherche
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Résumé Ce mémoire explore l’utilisation du concept de « réification » comme concept critique permettant
d’appréhender les pathologies propres à la modernité. Georg Lukács, élabore la première
définition du concept de « réification » dans son essai « La réification et la conscience du
prolétariat ». Lukács y définit la réification comme ce moment où « un rapport, une relation entre
personne prend le caractère d’une chose » masquant ainsi le fondement même de toute relation :
les hommes eux-mêmes. Reprenant ainsi en grande partie le bagage théorique marxiste, Lukács
donne un sens plus large au concept « d’aliénation » et de « fétichisme de la marchandise ». Lukács
développe cette définition du concept de réification à partir d’une relecture de Marx, mais une
relecture fortement influencée par les travaux de Georg Simmel sur la « dépersonnalisation »
inhérente au développement de l’économie marchande et ceux de Max Weber portant sur la
tendance naturelle des sociétés modernes à la « rationalisation formelle ». Ces auteurs décrivent
de quelle manière la structure de l’échange marchand pénètre toutes les sphères de la vie humaine
et a des conséquences autant objectives que subjectives, notamment dans les relations
interpersonnelles.
Dans un deuxième temps, ce mémoire montre comment cet héritage propre au concept de
« réification » est mobilisé par Theodor W. Adorno, dans une tentative pour penser
l’émancipation et de critiquer la tendance du « monde administré » à la réification. Il observe
cette tendance dans le concept même de « raison » hérité des Lumières. La raison devient
purement instrumentale et devient un outil de domination. La réification entraîne une
déshumanisation et une plus grande froideur dans les rapports humains. Ainsi, la raison elle-
même doit être mise en cause dans l’avènement de la catastrophe que représente « Auschwitz ».
C’est sur ces fondements théoriques qu’Adorno construit une philosophie morale soucieuse du
problème de la réification en énonçant un nouvel impératif catégorique : « la non-répétition
d’Auschwitz ».
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Table des matières Résumé ....................................................................................................................................................... ii
Table des matières .................................................................................................................................... iii
Remerciements .......................................................................................................................................... v
Introduction ............................................................................................................................................... 1
§ 1. Prélude ............................................................................................................................................ 1
§ 2. Le problème de la réification ....................................................................................................... 5
§ 3. Idéologie, aliénation, fétichisme et réification ........................................................................... 8
§ 4. La réification : généalogie d’un concept critique ................................................................... 11
Chapitre I. À l’origine du concept de réification : la philosophie de Marx ................................... 13
§ 5. Avant-propos .............................................................................................................................. 13
§ 6. Le concept d’aliénation dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 ........................ 15
§ 7. La conception classique de l’idéologie .................................................................................... 21
§ 8. Marchandise et valeur : le Marx du Capital ............................................................................. 23
§ 9. Le fétichisme de la marchandise .............................................................................................. 27
Chapitre II. Le concept de réification dans l’œuvre de Georg Lukács .......................................... 33
§ 10. Avant-propos ............................................................................................................................ 33
§ 11. Évolution des théories marxistes au XXe siècle : l’importance de Korsch et Lukács pour le marxisme occidental ............................................................................................................ 35
§ 12. L’influence de Weber et de Simmel : la tendance naturelle des sociétés modernes à l’hyperrationalisation ......................................................................................................................... 38
§ 13. Le phénomène de la réification .............................................................................................. 43
§ 14. La capacité émancipatrice du prolétariat ............................................................................... 46
Chapitre III. La reprise du concept de réification dans la philosophie de Theodor W. Adorno................................................................................................................................................................... 50
§ 15. Avant-propos ............................................................................................................................ 50
§ 16. L’héritage marxiste ................................................................................................................... 51
§ 17. Le programme d’une Théorie critique selon Horkheimer : entre pessimisme et espoir 54
§ 18. Mythe et raison dans la Dialectique de la raison : l’avènement de la raison instrumentale 57
§ 19. Le capitalisme comme mode de vie : regard sur Minima Moralia ...................................... 62
§ 20. Refonder l’expérience métaphysique : le projet de la Dialectique négative ..................... 65
Chapitre IV. La recherche de l’homme : la philosophie morale d’Adorno ................................... 69
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iv
§ 21. Avant-propos : peut-on déverrouiller la « cage d’acier » ? .................................................. 69
§ 22. Une morale du « petit » ............................................................................................................ 72
§ 23. La vie bonne est-elle possible ? .............................................................................................. 74
§ 24. Souffrance et chair : pour un matérialisme en morale ........................................................ 76
§ 25. L’expérience du camp : l’énigme du XXe siècle ................................................................... 80
§ 26. L’expérience de vivre : la recherche de l’homme ................................................................ 87
Conclusion .............................................................................................................................................. 92
§ 27. Entre paradis et enfer .............................................................................................................. 92
Bibliographie ........................................................................................................................................... 98
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Remerciements Je tiens d’abord à remercier madame Marie-Andrée Ricard pour sa direction dans la réalisation
de ce mémoire. Sa grande disponibilité, ses commentaires judicieux et les échanges éclairants
avec elle ont été d’une aide inestimable pour le développement de ce mémoire. Je souligne
également que l’idée même de ce mémoire s’est développée au contact de ses cours et de son
enseignement au baccalauréat.
Sa grande humanité a marqué ce mémoire. Je la remercie chaleureusement.
Je remercie finalement Gabrielle pour son indéfectible support et ses nombreux encouragements
dans la réalisation de ce mémoire.
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Introduction
« Qui nous sauve de la réification de la conscience est le sauveur de la philosophie, voire son créateur. »
Edmund Husserl, Inédit.
§ 1. Prélude
« Dans leur état de non-liberté, Hitler a imposé aux hommes un nouvel impératif
catégorique : penser et agir en sorte que Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable
n’arrive. »1 C’est ainsi que s’exprime Adorno en 1966 dans son ouvrage phare Dialectique négative.
Ce qu’il propose est en fait un nouvel impératif catégorique dont le fondement est la non-
répétition d’Auschwitz. Cette thématique de lutte contre la Shoah a bien évidemment été au
centre des travaux, non seulement d’Adorno, mais de la plupart des penseurs associés à la
Théorie critique. Les penseurs de cette tradition ont tous été marqués profondément et de
manière indélébile par les événements de la Seconde Guerre mondiale. Martin Jay, dans l’ouvrage
qu’il consacre à l’histoire de la Théorie critique cite à cet effet le témoignage de la secrétaire
d’Horkheimer à l’époque où l’Institut2 est en exil à New York : « Nous étions tous littéralement
obsédés par une idée : il fallait battre Hitler et le fascisme, et cela nous maintenait ensemble.
Nous sentions tous que nous avions une mission. Tous, c’est-à-dire aussi les secrétaires et tous
ceux qui venaient à l’Institut et travaillaient là. Cette mission créait chez nous un sentiment de
loyauté et de véritable solidarité. »3
Ceci est aussi vrai pour Adorno qui fonde entièrement son éthique à partir de cet
impératif catégorique qu’est la non-répétition d’Auschwitz. Pourquoi choisir un événement
singulier, aussi tragique soit-il, comme fondateur de toute une morale ? Il faut certainement
répondre à cette question en allant au-delà des sous-entendus habituels ; bien sûr, les principaux
1 Adorno, Theodor W. Dialectique négative, Payot, 2003, p. 442 2 Institut de recherches sociales de Francfort (Institut für Sozialforschung) 3 Jay, Martin. L’imagination dialectique, Payot, 1977, p. 169
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penseurs de la Théorie critique étaient de confession juive, bien sûr, l’Institut a été contraint à
l’exil d’abord sur le continent européen puis aux États-Unis. Il faut cependant aller au-delà de
ces a priori qui ne permettent pas à eux seuls de bien comprendre tout l’intérêt qu’accorde Adorno
à cet événement historique. Adorno s’y intéresse, car cette catastrophe que représente Auschwitz
est susceptible de se produire à nouveau. Les conditions qui ont permis Auschwitz sont toujours
présentes. Le national-socialisme prend le pouvoir démocratiquement en Allemagne qui est alors
une société avancée et une société fondée sur le savoir et la science. Ainsi, la raison, dans laquelle
les Lumières fondaient tant d’espoir, n’a pas réussi à prévenir la catastrophe, elle n’a pas su
empêcher la barbarie d’advenir. Il importe donc de mettre la raison elle-même au banc des
accusés : aurait-elle quelque chose à voir avec l’avènement d’Auschwitz ? Il s’agit d’un des thèmes
centraux de la Théorie critique qui se trouve au centre de ce qui est certainement l’œuvre la plus
connue de cette tradition philosophique soit La dialectique de la raison écrite conjointement par
Adorno et Horkheimer et publiée en 1944.
Bref, cette question se trouve au centre de l’interrogation philosophique propre à la
Théorie critique ; il est question de penser l’émancipation dans les sociétés capitalistes modernes
qui sont toujours à risque de sombrer dans la barbarie. C’est en ce sens qu’un événement comme
Auschwitz est plus qu’une parenthèse de l’histoire, il devient un référent négatif sur lequel fonder
tout un édifice moral. Honneth propose dans un article portant sur la question de la réification
un autre angle à cette question : « Entre autres objectifs, mais de façon prédominante, mon petit
ouvrage entendait proposer une solution à cette énigme anthropologique que pose l’histoire du
XXe siècle. »4 C’est ainsi que doit être étudiée cette question. Comment trouver une réponse à
l’énigme du XXe siècle qu’est l’avènement de la Shoah, mais aussi de plusieurs autres guerres et
génocides dans ce siècle pourtant baigné par la raison humaine. Il ne s’agit pas simplement du
fait que la raison n’a pas pu prévenir la barbarie. Cela fait certes partie de l’énigme, mais ce n’est
pas suffisant pour englober tout ce qui est sous-jacent à cette question. Ce qui intéresse Honneth
est en quelque sorte une question qui dépasse largement les frontières du XXe siècle, mais qui
revêt un caractère particulier dans ce siècle considéré comme moderne et de surcroît dans des
sociétés hautement développées :
4 Honneth, Axel et Haber, Stéphane. « Réification, connaissance, reconnaissance : quelques malentendus ». Esprit 2008/7 (juillet), p. 107
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Encore aujourd’hui, il est difficile de comprendre ces récits dans lesquels on nous montre comment des jeunes gens ont pu tuer, apparemment sans manifester d’émotions particulières, des centaines de femmes et d’enfants juifs d’une balle dans la nuque — sachant que ces pratiques terrifiantes se sont retrouvées dans tous les génocides qui ont marqué la fin du XXe siècle.5
Dans ce passage, Honneth fait explicitement référence au récit de l’historien américain
Christopher Browning qui raconte dans son ouvrage intitulé Des hommes ordinaires comment les
hommes du 101e bataillon de la police de réserve allemande composés de père de famille pour
la plupart trop vieux pour être intégrés à l’armée allemande ont pu commettre des atrocités qui
figurent parmi les pires de la Seconde Guerre mondiale. Sous cet angle, l’énigme devient plutôt :
comment des hommes tout à fait ordinaires, des pères de famille, des gens occupant des
professions variées dans la société civile, des hommes trop vieux pour avoir été influencés à un
jeune âge par l’idéologie nazie ont pu commettre de telles atrocités ? Comment ont-ils pu
commettre de sang-froid autant d’exécutions ? C’est la question du mal dans un sens bien plus
large qui est effleurée avec cette interrogation et plus précisément la question qu’on a appelé « la
banalité du mal »6. Prenant acte de l’enfer des deux entreprises totalitaires du XXe siècle que sont
le nazisme et le bolchevisme, est-il permis de croire que de tels événements pourraient se
reproduire ? Que pouvons-nous apprendre sur la nature humaine de ces tragédies ? Pour
Adorno, la catastrophe qu’il résume sous la dénomination « d’Auschwitz » a été rendue possible,
notamment par le phénomène de la réification. Mais plus encore, la réification est une
caractéristique inhérente à cette période que Harmut Rosa nomme « modernité tardive »7. Il
devient ainsi nécessaire de réfléchir à une éthique qui sera soucieuse du problème de la réification
et qui permettra, autant que faire se peut, d’éviter que de tels événements se reproduisent. C’est
pour cette raison, et parce qu’il croit que le phénomène de la réification s’est accru, que Adorno
fait de la non-répétition d’Auschwitz le centre de sa philosophie morale, voire de toute sa
philosophie.
C’est donc de cette « obligation d’interpréter les massacres “industriels” propres aux
totalitarismes du siècle dernier »8 qu’est venue une première intuition à approfondir dans ce
5 Honneth, Axel et Haber, Stéphane. « Réification, connaissance, reconnaissance : quelques malentendus ». Esprit 2008/7 (juillet), p. 107 6 Cf. Hannah Arendt. Eichmann à Jérusalem, Folio, 2002 7 Cf. Rosa Hartmut. Aliénation et accélération, La découverte, 2012 8 Honneth, Axel et Haber, Stéphane. « Réification, connaissance, reconnaissance : quelques malentendus », Op. Cit., p. 107
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mémoire. Cette intuition est qu’au moins un concept peut et doit être mobilisé pour comprendre
comment de tels massacres ont été possibles. L’auteur Primo Levi, survivant d’Auschwitz, nous
donne dans le récit de sa période de captivité une parfaite description du concept que je cherche
à mettre en lumière :
C’est dans la pratique routinière des camps d’extermination que la haine et le mépris instillés par la propagande nazie trouvent leur plein accomplissement. Là en effet, il ne s’agit plus seulement de mort, mais d’une foule de détails maniaques et symboliques, visant tous à prouver que les juifs, les Tziganes et les Slaves ne sont que bétail, boue, ordure. Qu’on pense à l’opération de tatouage d’Auschwitz, par laquelle on marquait les hommes comme des bœufs, au voyage dans des wagons à bestiaux qu’on n’ouvrait jamais afin d’obliger les déportés (hommes, femmes et enfants !) à rester des jours entiers au milieu de leurs propres excréments, au numéro de matricule à la place du nom, au fait qu’on ne distribuait pas de cuillère (alors que les entrepôts d’Auschwitz, à la libération, en contenaient des quintaux), les prisonniers étaient censés laper leur soupe comme des chiens ; qu’on pense enfin à l’exploitation infâme des cadavres, traités comme une quelconque matière première propre à fournir l’or des dents, les cheveux pour en faire du tissu, les cendres pour servir d’engrais, aux hommes et aux femmes ravalés au rang de cobayes sur lesquels on expérimentait des médicaments avant de les supprimer.9
Le concept décrit avec beaucoup de force par Levi est celui de la réification, c’est-à-dire de la
transformation des individus en chose. Ce concept s’est retrouvé au cœur des théories de
plusieurs penseurs d’inspiration marxiste, et bien évidemment au centre de la philosophie
développée par certains auteurs de la Théorie critique. On doit certainement reconnaître que ce
sont les penseurs de la Théorie critique qui ont le plus travaillé ce concept, ce qui n’est
certainement pas le fruit du hasard. En effet, ces auteurs ayant été profondément marqués par
les atrocités de la Seconde Guerre mondiale, s’en est naturellement suivi une volonté de
comprendre comment une telle catastrophe a pu se produire, d’en connaître les causes. C’est
dans cette perspective que le concept de réification devient une sorte de clé permettant de
comprendre comment des êtres humains peuvent en venir à commettre de tels actes.
La deuxième intuition qui se trouve dans ce mémoire découle de la première et énonce
qu’il est possible de construire une éthique soucieuse du problème de la réification et qu’une telle
éthique est au cœur de la philosophie morale malheureusement inachevée de Theodor W.
Adorno. Une telle éthique, fondée sur un matérialisme, ne saurait laisser de place à la réification,
à la chosification de l’autre.
9 Levi, Primo. Si c’est un homme, Julliard, p. 307
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§ 2. Le problème de la réification
Il importe dans un premier temps de définir ce qui est entendu par l’expression :
« problème de la réification ». Cette section permettra de donner une définition initiale du
concept de réification, mais aussi de comprendre en quoi il s’agit d’un problème. Le concept de
réification (Verdinglichung) devient dans les années vingt et trente un élément central de la critique
de la société et de la culture alors en développement (mouvement de la Kulturkritik). Il devient
une façon de comprendre le monde dans lequel nous vivons, une façon d’appréhender les
pathologies du capitalisme et ainsi de mettre au jour ses conséquences économiques, sociales,
culturelles et anthropologiques. L’idée générale est que les sociétés capitalistes modernes ont une
tendance naturelle à la réification et que les personnes vivant dans ces sociétés seront davantage
enclines à adopter une posture réifiante envers autrui. C’est Lukács, dès 1923, qui élabore la
première définition du concept de réification dans son célèbre essai « La réification et la
conscience du prolétariat ». Lukács y définit la réification comme ce moment où « un rapport,
une relation entre personnes prend le caractère d’une chose »10 masquant ainsi le fondement
même de toute relation humaine : les hommes eux-mêmes dans ce qu’ils ont de plus vivant et
de plus subjectif. Plus simplement, on peut voir la réification comme l’action de chosifier un être
qui n’est pourtant pas une chose, qui est plutôt de l’ordre du vivant, du dynamique. Un exemple
de ce phénomène nous a été donné dans les camps de concentration nazis comme le démontre
le témoignage de Primo Levi cité précédemment. On trouve dans cette description que fait Levi
du quotidien d’un camp de concentration nazi une parfaite description de ce qu’est le
phénomène de la réification où des individus sont transformés en véritables objets. Il n’y a pas
de plus percutantes façons d’imager le phénomène de la réification, mais aussi de faire
immédiatement prendre conscience des conséquences potentiellement délétères d’un tel
phénomène.
Ainsi, lorsque transposée dans les comportements humains, l’attitude réifiante est un
comportement qui semble intuitivement violer des principes moraux en prenant d’autres sujets
humains comme des objets dépourvus de sensibilité. Nul besoin de connaître l’impératif
10 Lukács, Georg. Histoire et conscience de classe, Les Éditions de Minuit, p. 110
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catégorique de Kant11 pour poser ce jugement, il est normal de détester une personne qui utilise
les autres comme des moyens en vue d’accomplir sa fin. L’être humain se braque naturellement
contre un individu adoptant ce genre de comportement qui considère autrui comme une chose
pouvant être utilisée pour son propre bénéfice. Dans son expérience au camp d’Auschwitz,
Primo Levi fait état dans le chapitre intitulé « Les élus et les damnés » des différentes
personnalités qu’il a rencontrées lors de son séjour au camp. Il termine ce chapitre avec l’histoire
d’Henri, un jeune Français qui pour survivre a su manipuler et utiliser les autres à son avantage.
De cet individu Levi écrit : « Toutes mes conversations avec Henri, même les plus cordiales,
m’ont toujours laissé à la fin un léger goût de défaite ; le vague soupçon d’avoir été moi aussi, un
peu à mon insu, non pas un homme face à un autre homme, mais un instrument entre ses
mains »12. Levi avait l’impression que sa relation avec Henri ne s’élevait pas au niveau d’une
relation de personne à personne. Levi était un simple instrument entre ses mains qui pouvait
servir son propre bénéfice. Bien qu’Auschwitz représente une situation tout à fait anormale où
l’on pourrait s’attendre à ce que tout soit permis pour survivre, Levi demeure marqué
négativement par ce comportement : « Je sais qu’aujourd’hui Henri est vivant. Je donnerais
beaucoup pour connaître sa vie d’homme libre, mais je ne désire pas le revoir »13.
Un autre type de réification est celle pratiquée par la science positiviste moderne, et sur
laquelle la phénoménologie, depuis Husserl, s’est largement penchée. Je prends à témoin un
passage de la Krisis :
La vérité scientifique, objective, est exclusivement la constatation de ce que le monde — qu’il s’agisse du monde physique ou spirituel — est en fait. Mais est-il possible que le monde de l’être humain en lui ait véritablement un sens si les sciences ne laissent valoir comme vrai que ce qui est constatable dans une objectivité de ce type […]14.
L’intuition de Husserl est que le savoir scientifique dans sa forme académique et institutionnelle
ne peut se contenter que de connaissances objectives sur l’être humain. Des sciences de faits ne
peuvent que conduire à une humanité de faits. Toujours dans la Krisis, Husserl décrit comment
11 « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Kant, Emmanuel. Fondement de la métaphysique des mœurs, Librairie générale française, 1993 12 Levi, Primo, Si c’est un homme, Op. Cit., p. 155 13 Idem. 14 Husserl, Edmund. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, 1976, p. 11
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la réduction positiviste de l’idée de la science à une simple science de faits entraîne une crise pour
cette dernière. Husserl voit une perte importante dans l’utilisation du discours propre à la
méthode scientifique pour parler des choses de la vie. Citons à cet effet un célèbre passage de
Robert Musil dans L’homme sans qualités qui illustre bien ce risque d’une pénétration du discours
scientifique dans la vie quotidienne afin de décrire quelque chose d’aussi banal qu’une belle
journée :
On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique ; elle se déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l’air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu’en avaient faites les annuaires astronomiques. La tension de vapeur dans l’air avait atteint son maximum, et l’humidité relative était faible. Autrement dit, si l’on ne craint de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 1913.15
Le résultat en est une science de faits qui ne parvient plus à dire quoi que ce soit d’important
concernant la vie. Husserl voit dans la méthode positiviste moderne une perte, une violence
contre l’être humain ; on le réduit à l’état d’une chose inerte. Cette analyse objective ne peut
parvenir à rendre compte du caractère fluide et dynamique propre à la subjectivité humaine.
Michel Henry, énonce une thèse similaire dans La barbarie lorsqu’il constate que notre époque
est celle de la confrontation entre science et culture : « Pour la première fois de l’histoire de
l’humanité, savoir et culture divergent, au point de s’opposer dans un affrontement gigantesque
— une lutte à mort, s’il est vrai que le triomphe du premier entraîne la disparition de la
seconde. »16
Un dernier exemple d’application du phénomène de la réification nous est donné par
Lukács lui-même, qui voit dans le journalisme de son temps l’exemple le plus grotesque de la
personnalité réifiée. En effet, le journaliste doit faire abstraction de sa subjectivité et de son
tempérament, il doit les retirer de l’équation pour présenter au lecteur un propos qui est dit
objectif : « L’absence de conviction des journalistes, la prostitution de leurs expériences et de
15 Musil, Robert. L’homme sans qualités, Éditions du Seuil, 2011, p.31 16 Henry, Michel. La barbarie, PUF, 2008, préface, p. 1
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leurs convictions personnelles ne peuvent se comprendre que comme le point culminant de la
réification capitaliste »17, écrit-il dans Histoire et conscience de classe. Une telle objectivité est pour
Lukács purement illusoire, car impossible à atteindre.
Ces quelques exemples présentent tous une situation problématique en lien avec le
phénomène de réification et montrent que ce problème ne peut se réduire à une simple mauvaise
perception de l’autre, les conséquences de l’attitude réifiante sont concrètes et perceptibles dans
la vie quotidienne (montée des idéologies extrêmes, racismes, peur de l’autre, etc.) Ce qu’il faut
comprendre de tout cela est, tout d’abord, qu’il y a un danger à réifier, qu’il s’agit d’un véritable
problème sur un plan politique et social. La conséquence d’une attitude réifiante est une négation
de son humanité, mais aussi de l’humanité de l’autre pouvant conduire à de funestes
conséquences dans les extrêmes, mais aussi, dans des cas moins extrêmes, introduire une froideur
dans les relations sociales. Ce qui reste à expliciter est comment vient à s’immiscer cette attitude
réifiante dans nos vies.
§ 3. Idéologie, aliénation, fétichisme et réification
L’objectif de cette section est de définir clairement ce qui est entendu par l’utilisation du
concept de « réification », mais aussi de définir négativement les limites du concept en analysant
des concepts similaires dans l’histoire des idées philosophiques. Je vais en quelque sorte procéder
à une clarification conceptuelle relativement aux concepts d’idéologie, d’aliénation, de fétichisme
et de réification. Autrement dit, distinguer ce qui correspond au concept de réification et ce qui,
au contraire, le distingue des concepts similaires que sont l’idéologie, l’aliénation et le fétichisme.
Chacun de ces concepts sera analysé sous le prisme des différentes théories marxistes ayant
ponctué l’histoire des XIXe et XXe siècles. Le marxisme est le lien qui permet de faire converger
chacun de ces concepts en un ensemble de théories plus ou moins homogène. Il est aussi à noter
que l’analyse qui sera faite dans cette section n’est que parcellaire et ne vise pas à épuiser ce qui
peut être dit sur les concepts donnés. Une analyse plus approfondie de ceux-ci sera entreprise
17 Lukács, Georg. Histoire et conscience de classe, Op. Cit., p.129
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dans le prochain chapitre portant sur la philosophie de Marx. Mon objectif est simplement de
montrer pourquoi j’ai choisi d’étudier le concept de réification plutôt qu’un autre.
Notre premier arrêt se fera autour du concept d’idéologie. Ce concept est intéressant, car
il s’est retrouvé au cœur des débats en philosophie sociale et politique depuis Marx jusqu’aux
années 70. En effet, il s’agit d’une grille d’analyse fréquemment utilisée pour comprendre le
monde social et politique dans lequel nous vivons. L’idéologie est un ensemble cohérent d’idées
cherchant à expliquer ou à analyser le réel. Or, dans son acceptation négative ou péjorative,
l’idéologie présuppose l’existence d’un « tout autre » qui serait, lui, vrai. L’idéologie masque ce
vrai et permet ainsi à une représentation fausse du monde de se maintenir. Il s’agit d’un discours
dogmatique dont le fondement est difficilement contestable, car, il est difficile, voire impossible,
de discuter de sa véracité, son acceptation repose davantage sur une foi aveugle en sa véracité
que sur une quelconque preuve de sa vérité. Selon cette définition, l’idéologie peut se maintenir
par le recours à un discours doctrinaire et démagogique. La raison idéologique cherche à
manipuler, elle utilise un discours empreint de sophismes pour convaincre l’auditoire de ce qui
est avancé dans une perspective purement stratégique. Nous sommes dans l’univers de la
manipulation pour réaliser une fin qui n’est pas énoncée comme telle.
Une telle acceptation de l’idéologie mène à une méfiance systématique de toutes les
idéologies, et ce, peu importe leur valeur réelle. L’idéologie pourrait ainsi maintenir des hommes
sous la domination d’idées sans que ces idées soient pour autant confrontées à la vérité ; il suffit
que le discours idéologique soit suffisamment répété pour autocréer sa propre vérité. Cette
idéologie peut également répondre à un besoin tout à fait fondamental à l’être humain : lui
proposer une grille de lecture pour comprendre le monde dans lequel il vit. L’idéologie est en
somme, une croyance fausse qui masque la vérité et rend aveugle à l’égard du monde dans lequel
vivent les individus, permettant de maintenir en place une société oppressante. Une acceptation
plus positive de l’idéologie consiste à voir ce concept comme une représentation de la vie sociale
qui sert à soutenir des explications sur le monde dans lequel nous vivons. En effet, est-il possible
de penser un monde sans idéologie ? Les idéologies sont-elles toutes nécessairement néfastes ?
Voici des questions tout à fait fondamentales pour quiconque veut penser le vivre ensemble.
Ainsi, l’idéologie est un concept beaucoup plus englobant que celui de réification, la réification
peut se comprendre comme une conséquence négative de l’idéologie ; il s’agit de ce moment où
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je ne vois plus l’autre comme un être humain à part entière, mais comme un objet, une chose
inerte. Cette relation peut avoir été provoquée par une soumission à une idéologie — pensons à
l’idéologie nazie qui a conduit à la Shoa —, mais l’objectif que je me donne dans ce mémoire
n’est pas d’étudier directement ce lien entre idéologie et réification.
L’aliénation est un autre concept fréquemment utilisé en philosophie sociale et politique
et qui est parfois employé de manière similaire au concept de réification. Le concept d’aliénation
a été largement utilisé par la philosophie d’inspiration marxiste bien que son origine remonte aux
travaux de Rousseau et de Hegel. L’aliénation doit, tout comme l’idéologie, se comprendre
comme une conséquence, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un état : je suis aliéné, cet homme est aliéné,
les prolétaires du monde entier sont aliénés, etc. Ce concept est souvent défini comme le fait de
devenir un autre, de devenir étranger à soi-même. On retrouve l’idée que l’homme n’est pas
conforme à sa vraie nature, ce qui nous rapproche de la définition de l’idéologie énoncée
précédemment. En effet, l’aliénation est présentée comme une réalité fausse qui s’abat sur les
hommes, présupposant ainsi, par voie de conséquence, l’existence d’une réalité vraie ou
authentique qui serait masquée. Il doit être compris à cette étape qu’aliénation et réification ne
sont toutefois pas des concepts synonymes. L’aliénation est un état de domination dans lequel
se retrouve un individu ou toute une classe d’individus par rapport à lui-même ou à eux-mêmes.
L’individu aliéné n’est pas ce qu’il devrait être, il est un autre. La force de l’aliénation est de
maintenir l’individu docilement dans un état de domination. Le fait d’être aliéné l’empêche de
voir toute la puissance des forces qui l’aliènent. La réification, quant à elle, réfère plutôt à la
relation d’un sujet à un autre. La distorsion de relation n’est pas entre l’individu et sa propre
conscience, mais bien entre le sujet et l’autre. La réification renvoie toujours à une altérité, à un
autre, c’est ma relation à l’autre qui est problématique. Ce phénomène est bien sûr
universalisable, dans le sens où s’il a été possible de déporter et tuer, au nom d’une idéologie,
des millions d’êtres humains lors de la Seconde Guerre mondiale, c’est bien parce qu’ont été
réifiés un grand nombre d’êtres humains aux yeux d’un autre grand nombre d’êtres humains. Or,
c’est dans la relation de chaque bourreau à sa victime qu’est visible le phénomène de la réification
et non pas dans l’idée qu’une société entière est aliénée.
Finalement, le fétichisme de la marchandise, ou encore le fétichisme en général désigne
une relation entre un sujet vivant et un objet inanimé. Dans le cas du fétichisme de la
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marchandise, les hommes donnent à un objet inanimé des propriétés et des pouvoirs qu’ils ne
possèdent pas de manière intrinsèque. Les hommes sont dominés par des objets qu’ils ont eux-
mêmes créés ce qui entraîne des pathologies dans leur façon d’être et de se comporter dans le
monde.
Le corollaire propre à tous ces phénomènes, que ce soit l’idéologie, l’aliénation, le
fétichisme ou la réification est l’importance accordée à l’analyse d’un état de domination et à une
réflexion sur l’exercice du pouvoir dans la société. C’est précisément dans cette perspective que
s’inscrivent la plupart des travaux actuels sur le sujet ; comment penser la domination dans les
sociétés modernes ? C’est pourquoi le concept de réification, mais aussi celui d’idéologie,
d’aliénation ou de fétichisme ont toujours été utilisés de manière critique pour dénoncer la
société dans laquelle nous vivons. Il s’agit donc d’un ensemble cohérent de concepts critiques
ayant tous pour but de dénoncer une société qui apparaît fondamentalement insatisfaisante.
§ 4. La réification : généalogie d’un concept critique
Ainsi, ce mémoire tentera de réaliser deux objectifs : dans un premier temps, et ce sera
la plus longue partie du mémoire, une généalogie du concept de réification sera effectuée. En
effet, je tenterai de construire une histoire cohérente de l’utilisation du concept de réification
dans une perspective critique. Cette généalogie du concept de réification portera sur les travaux
de Marx, Lukács et Adorno. Ceci permettra de montrer toute l’actualité du concept de réification
qui autorise un dépassement des théories de la justice qui se contentent bien souvent de critiquer
les inégalités. Il permet en effet d’appréhender l’homme, de le placer au centre de l’investigation
philosophique et de s’aventurer dans une recherche éminemment ontologique et éthique ayant
toujours pour trame de fond, la critique de la société capitaliste moderne. Cette généalogie
occupera les chapitres 1 à 3 du mémoire. Le dernier chapitre aura à répondre à un objectif
différent. Il tentera de montrer comment Adorno a construit une éthique permettant de
contrebalancer la tendance naturelle des sociétés modernes à la réification. La thèse qui y sera
défendue est qu’une éthique construite sous l’angle d’une lutte contre la réification dans les
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relations humaines est porteuse et qu’il s’agit là d’un des fondements de la pensée morale
d’Adorno.
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Chapitre I. À l’origine du concept de réification : la philosophie de Marx
« Aucun philosophe n’a eu plus d’influence que Marx, aucun n’a été plus mal compris. »
Michel Henry, Marx.
§ 5. Avant-propos
Il ne peut y avoir de doute quant à l’importance d’amorcer cette généalogie du concept
de réification à partir des travaux de Marx. En effet, il est certainement la bougie d’allumage de
tout ce continuum de penseurs critiques de la modernité capitaliste partageant tous, à des degrés
divers certes, l’idée que l’économie capitaliste entraîne de graves conséquences pour l’être
humain. En effet, il existe, pour ces auteurs, quelque chose comme « le capitalisme » qui désigne
une forme de société particulière, laquelle implique des formes de vie et des expériences qui lui
sont propres. L’originalité de Marx en matière économique, ce qui distingue sa théorie
économique des autres théories économiques classiques est qu’il pose la question du pourquoi.
Pourquoi un élément immatériel comme la valeur existe-t-il ? Cette question permet de
différencier Marx des économistes classiques de son époque. Marx développe une théorie de la
valeur, ce qui est en soi peu original à cette époque. Son originalité réside plutôt dans la critique
qu’il propose de cette théorie de la valeur dans la fin du premier chapitre du Capital. Marx fonde
cette critique autour de concept de fétichisme de la marchandise et de son analyse de la valeur.
De cette réponse découleront certains des développements les plus importants de la philosophie
marxiste et c’est à partir de la réponse à cette question que nous nous intéresserons à la
philosophie de Marx dans ce chapitre. Bien que Marx n’utilise pas lui-même le concept de
réification, il a permis par le développement de plusieurs concepts similaires à un auteur comme
Lukács d’en forger le concept. L’origine du concept de réification est donc à trouver dans la
philosophie de Marx lui-même et il sera intéressant de nous attarder sur la transition qu’opère
Lukács entre la philosophie traditionnelle de Marx et celle qu’il construit en s’inspirant des
travaux de ce dernier. Il sera question de cette filiation de Marx à Lukács dans le deuxième
chapitre de ce mémoire.
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Comme mentionné précédemment, on ne trouve pas une utilisation directe du concept
de réification dans l’œuvre de Marx. Malgré cela, il ne doit pas échapper à notre attention qu’il
décrit un phénomène qui s’apparente beaucoup à la réification telle que définie par Lukács. Dans
Misère de la philosophie publié en 1847, Marx critique ouvertement, et avec beaucoup de force,
l’ouvrage de Proudhon Philosophie de la misère. Il y développe la thèse affirmant que dans le système
de production capitaliste les hommes finissent par s’effacer devant le travail qu’ils accomplissent.
Lorsque vient le temps de mesurer le travail accompli, l’homme ne compte plus qualitativement
comme être humain, mais bien seulement quantitativement en fonction du temps qui est investi
dans le travail. Marx développe par là sa théorie de la valeur travail qui sera centrale dans Le
Capital. Dans Misère de la philosophie, il décrit l’organisation du travail dans les manufactures
anglaises comme des lieux où tout repose sur le temps de travail. En conséquence, dans de telles
manufactures, chaque employé n’a d’importance que par le temps de travail qu’il fournit : « le
balancier de la pendule est devenu la mesure exacte de l’activité relative de deux ouvriers, comme
il l’est de la célérité de deux locomotives. »18 La comparaison de Marx est frappante, elle
rassemble des ouvriers et des locomotives sous un même dénominateur ; un être humain est
ainsi comparé à une machine, à un objet. Ce qu’il tente de montrer est que l’évaluation du travail
des deux ouvriers s’effectue de la même façon que s’évalue le travail d’une machine, dans ce cas-
ci une locomotive. Dans le même passage, Marx énonce une de ses célèbres formules, il écrit
qu’on ne doit pas dire « qu’une heure d’un homme vaut une heure d’un autre homme, mais plutôt
qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme n’est
plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps. »19 Cette formule décrit de manière saisissante
la réduction de l’homme à sa force de travail. L’homme devient un véritable objet, car il est
désormais utile uniquement en fonction du temps de travail qu’il peut déployer, l’homme devient
« la carcasse du temps » pour reprendre l’expression de Marx. On assiste ainsi à une « réduction
de l’homme à la machine »20. Marx reproche à l’économie capitaliste de ne plus considérer
l’homme pour ce qu’il est réellement et de le chosifier dans le temps de travail qu’il fournit. Bref,
il est permis de rapprocher le phénomène que décrit Marx dans ces passages de Misère de la
philosophie à ce qui sera ultérieurement donné comme définition du concept de réification. Citons
à cet effet une définition récente du concept : « la réification désigne d’abord en son sens le plus
18 Marx, Karl. Misère de la philosophie, Payot, 2002, p. 101 19 Idem. 20 Idem.
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obvie, une réduction de l’humanité à sa force de travail, à une chose, il s’agit d’une abstraction
réelle condensée par la formalité marchande. »21
En précisant cette idée, nous verrons dans le reste de ce chapitre comment différents
concepts élaborés par Marx permettent de mieux comprendre l’utilisation du concept de
réification qui verra le jour à la suite de ses travaux. À cette fin, il sera nécessaire de comprendre
les concepts suivants chez Marx, soit : idéologie, aliénation, marchandise, valeur et fétichisme de
la marchandise. Ce chapitre consistera ainsi en une introduction à Lukács, mais aussi aux
membres de la Théorie critique qui ont tous une filiation plus ou moins grande à l’œuvre de
Marx.
§ 6. Le concept d’aliénation dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844
Les Manuscrits économico-philosophiques de 184422 de Marx marquent le début de ses travaux
en économie politique. Il s’agit d’un « chantier »23 de réflexion ouvert par Marx dès 1843.
L’écriture en a été abandonnée en 1844 pour entreprendre avec Engels la rédaction de La Sainte
Famille. Il est important de recadrer ce livre dans son contexte, car cela permet de comprendre
qu’il ne s’agit pas d’une œuvre complète destinée à l’édition, mais bien plutôt d’une étape de
collecte de matériaux pour l’élaboration d’une vaste critique de l’économie politique. Pour citer
Fischbach dans sa présentation à la traduction qu’il propose chez Vrin en 2014 : « ce livre [les
Manuscrits] est un artefact ; ceci n’est pas un livre de Marx. »24 Bref, il consiste essentiellement en
une prise de notes par Marx qui, à ce moment, ne fait qu’amorcer sa réflexion sur le sujet. Tout
comme L’idéologie allemande, il faudra attendre jusqu’en 1927 pour que ce texte soit publié dans
une version en russe puis 1932 pour une édition allemande. Ceci étant dit, il demeure tout à fait
pertinent de nous intéresser à ces manuscrits puisqu’ils permettent de reconstituer l’amorce de
la pensée de Marx à un moment où il est encore en dialogue serré avec Hegel, mais aussi parce
21 Charbonnier, Vincent. « La réification chez Lukács », dans La réification : histoire et actualité d’un concept critique, La Dispute, 2014, p.46 22 Aussi publié sous le nom de Manuscrit parisien, Manuscrits de 1844 ou encore Économie et philosophie pour l’édition de La Pléiade. 23 C’est ainsi que Franck Fischbach qualifie l’œuvre dans la traduction qu’il propose chez Vrin. 24 Marx, Karl. Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. Frank Fischbach, Vrin, 2014, p. 9
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qu’on retrouve dans cet ouvrage le fondement même de la théorie de l’aliénation de Marx, théorie
encore largement discutée aujourd’hui. Cette théorie de l’aliénation demeure présente dans les
œuvres subséquentes de Marx, mais se transforme quelque peu en ces concepts différents que
sont « l’idéologie » et le « fétichisme de la marchandise ».
C’est à la fin du premier cahier des Manuscrits que Marx aborde la question de l’aliénation
dans une section intitulée « Travail aliéné et propriété privée ». Les liens entre travail et aliénation
y sont analysés finement. Marx amorce sa réflexion par l’idée que son analyse précédente des
catégories de l’économie politique25 a permis de montrer « que le travailleur y est rabaissé au rang
de marchandise »26 et que ces mêmes catégories entraînent la division de la société en deux
classes : les propriétaires et les travailleurs. De ce fait, l’homme entre dans une relation aliénée
avec son travail. On trouve ici le schéma marxiste classique de l’exploitation d’une classe par une
autre. Cette exploitation permet à Marx d’identifier le quiproquo suivant : « Le travailleur devient
d’autant plus pauvre qu’il produit plus de richesse, que sa production s’accroît en puissance et
en extension. Le travailleur devient une marchandise au prix d’autant plus vil qu’il engendre plus
de marchandises. Avec la valorisation du monde des choses s’accroît en rapport direct la
dévalorisation du monde de l’homme. »27 Le travail dévalorise le monde de l’homme, car il
subordonne et ainsi oppose l’homme au produit de son travail. En conséquence, plus l’homme
travaille, plus il est aliéné.
La définition la plus complète de l’aliénation nous est donnée par Marx assez rapidement
dans le texte alors qu’il écrit que « l’objet que le travail produit, vient lui faire face comme un être
étranger, comme une puissance indépendante du producteur. »28 Dans le même passage, Marx
identifie les conséquences d’un tel phénomène, il parle d’une « déréalisation du travailleur », alors
que l’objectivation du produit de son travail apparaît comme « perte de l’objet et asservissement
à l’objet », donc comme une soumission du travailleur au produit de son labeur. Le travailleur se
soumet désormais devant les produits de son propre travail comme à un objet étranger à lui-
25 Fischbach a choisi de traduire cette expression par « économie nationale », traduction que je n’ai pas conservée dans ce mémoire par souci de cohérence avec l’expression « économie politique » beaucoup plus utilisée par les traducteurs et commentateurs. 26 Ibid., p. 116 27 Ibid., p. 117 28 Ibid., p. 118
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même. C’est ainsi que peut se comprendre un premier moment de l’aliénation chez Marx : la
perte du produit du travail dans un processus économique qui prive systématiquement le
travailleur du produit de son travail. L’homme est ainsi aliéné des produits de son travail, le
travail devient en lui-même source d’aliénation. Ce premier moment de l’aliénation chez Marx
est celui où se manifeste avec le plus de force la dette de Marx à l’endroit de Feuerbach comme
le note avec justesse Franck Fischbach.29 En effet, dans le même passage, Marx compare ce
schème de la domination du produit du travail sur le travailleur à la domination religieuse. Il
écrit : « Il en va de même pour la religion. Plus l’homme met de choses en Dieu, et moins il en
conserve en lui-même. Le travailleur place sa vie dans l’objet, mais ce n’est plus à lui qu’elle
appartient, c’est au contraire à l’objet. »30 Ainsi, l’aliénation serait à comprendre comme une perte
de soi dans l’objet, comme un devenir étranger à soi-même dans l’emprise qu’exerce l’objet sur
soi. On parle alors du versant subjectif de l’aliénation, qui sera, nous le verrons, à mettre en
relation avec le versant objectif de l’aliénation.
À cette première conception spéculative de l’aliénation, Marx ajoute un autre moment
qui lui se vit et se ressent dans la chair du sujet. Le travailleur n’est pas seulement aliéné, puisque
l’objet de son travail s’oppose à lui comme chose inerte ou étrangère, il devient « sans objet » à
l’exception de sa force de travail. Stéphane Haber écrit à ce sujet :
À ce moment, comme le montre le fait que le vocabulaire de la douleur en tant qu’affection interne de la vie remplace l’image du système mort parasitant la vie, l’univers conceptuel éthéré du jeune-hégélianisme semble s’ouvrir sur la prise en compte des atteintes physiques et morales à la santé individuelle telles que Engels les décrit au même moment dans La situation des classes laborieuses en Angleterre […]31
Marx perçoit ainsi les conséquences réelles et intra-mondaines à l’aliénation qui se réalisent dans
le sujet. Le sujet est finalement aliéné des conditions mêmes de son existence, des moyens de sa
propre subsistance. Ce que l’homme perd dans cette relation aliénée au travail sont les objets
nécessaires à la vie ; des objets qui répondent à des besoins vitaux comme se loger, se vêtir et se
nourrir.32 L’homme n’a plus accès à ces objets qu’en travaillant, et de manière encore plus
dramatique, il n’est désormais plus en mesure de posséder les outils nécessaires au travail, car
29 Ibid., p. 28 30 Ibid., p. 118 31 Haber, Stéphane. L’homme dépossédé : Une tradition critique de Marx à Honneth, CNRS Éditions, 2009, p. 77 32 Marx, Karl. Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Op. Cit., p. 31
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ceux-ci sont monopolisés par la classe possédante. Par conséquent, le travailleur devient privé
de la possibilité même de survenir à ses propres besoins vitaux, il n’y a accès que par
l’intermédiaire de celui qui lui fournit du travail. C’est ainsi que Marx peut affirmer que « le travail
lui-même devient un objet. »33 On retrouve ici le versant objectif de l’aliénation.
Conservant la typologie de l’aliénation que présente Stéphane Haber dans L’homme
dépossédé, il est possible d’identifier un troisième versant à l’aliénation en plus des versants
subjectifs et objectifs que nous avons décrits précédemment. Dans ce troisième moment, Marx
cherche à approfondir le versant subjectif de l’aliénation. L’aliénation se présente désormais
comme la perte d’une nature, de sorte qu’on peut relever un « moment naturaliste »34 de Marx.
Ce dernier écrit que le travail aliéné fait :
de l’être générique de l’homme, aussi bien la nature que sa faculté générique spirituelle, un être qui lui est étranger, un moyen de son existence individuelle. Il aliène l’homme de son propre corps, autant que de la nature en dehors de lui et de son être spirituel, de son être humain. Une conséquence immédiate du fait que l’homme est aliéné du produit de son travail, de son activité vitale, de son être générique, est l’aliénation de l’homme à l’égard de l’homme. […] Ce qui vaut du rapport de l’homme à son travail, au produit de son travail et à lui-même, vaut aussi du rapport de l’homme à l’autre homme, de même que du rapport au travail et à l’objet du travail de l’autre homme.35
Le cœur de l’aliénation réside maintenant dans la privation d’un rapport vital au monde. Cette
privation de l’activité vitale de l’homme se répercute également dans le rapport de l’homme aux
autres. On touche ici un point intéressant dans une perspective de réification. La relation
intersubjective peut elle aussi être aliénée en raison de cette relation à nous-mêmes qui est
profondément aliénée. Ce rapport vital est défini par Marx comme une « libre façon de satisfaire
les besoins élémentaires du corps »36 qu’on doit à la fois comprendre comme les besoins
élémentaires pour assurer sa survie, mais aussi comme un besoin de dignité humaine ; c’est la
nature humaine qui est brimée par la misère ouvrière. Bref, Marx tente de décrire l’aliénation
comme une répression de la nature humaine. Il fait aussi intervenir l’idée que les êtres humains
ne font pas face à une nature qui serait pour eux objet, il les comprend plutôt comme « partie de
33 Ibid., p. 118 34 Haber, Stéphane, L’homme déposédé, Op. Cit., p. 77 35 Marx, Karl. Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Op. Cit., p. 124 36 Haber, Stéphane, L’homme dépossédé, Op. Cit., p. 78
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la nature »37. Cela signifie que, par le travail, les hommes expriment une double dimension de
leur être : ils sont à la fois actifs et passifs. À ce sujet, Marx écrit :
En tant qu’être naturel et en tant qu’être naturel vivant, l’homme est pour une part équipé de forces naturelles, de forces vitales, il est un être naturel actif ; pour une autre part, en tant qu’être naturel, en tant qu’être de chair, être sensible et être objectif, il est un être souffrant, un être conditionné et borné, tout comme le sont aussi l’animal et la plante, c’est-à-dire que les objets de ses pulsions existent en dehors de lui, comme des objets indépendants de lui.38
Ainsi le travailleur aliéné est rendu indifférent aux besoins les plus élémentaires de sa vie ; il ne
possède qu’une conscience de ses besoins vitaux élémentaires, et des objets qui pourront lui
permettre de satisfaire ses besoins. La vie de l’ouvrier est comparée à la vie animale par Marx, il
s’agit d’une vie qui ne s’élève pas au critère de dignité propre à l’homme. Le travail lui-même
avilit l’homme, il se retourne contre lui et en fait un être passif : « c’est l’activité comme
souffrance, la force comme impuissance, la procréation comme castration, la propre énergie
physique et spirituelle du travailleur, sa vie personnelle — car, qu’est-ce que la vie sinon
l’activité ? - comme une activité tournée contre lui-même, indépendante de lui, ne lui appartenant
pas. »39
Ce concept d’aliénation est particulièrement bien imagé dans le livre de Jean Baudrillard
intitulé La société de consommation. Baudrillard s’intéresse directement au phénomène d’aliénation
dans la société contemporaine. Pour imager l’aliénation, il s’appuie sur un vieux film muet
allemand, L’étudiant de Prague40. Ce film raconte l’histoire d’un étudiant très pauvre qui un soir,
rencontre une femme riche et a pour elle un coup de foudre. À ce moment, l’étudiant ignore que
cette jeune femme a été placée sur son chemin à dessein par le Diable en personne. Or, comme
il est pauvre et que cet amour semble impossible, la jeune femme lui échappe. De retour chez
lui, le jeune homme est pris de dépit face à cette situation et c’est alors que le Diable apparaît
dans sa chambre. Il offre à l’étudiant un monceau d’or en échange de son image, de son reflet
dans le miroir. L’étudiant accepte ce pacte avec le Diable. Le Diable détache l’image de l’étudiant
du miroir et disparaît. Grâce à son argent, l’étudiant vogue de succès en succès sans trop se
37 Marx, Karl. Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Op. Cit, p. 122 38 Ibid., p. 166 39 Ibid., p. 121 40 Film allemand de Arthur Robison produit en 1935. Le récit qui suit est conforme au résumé qu’en fait Baudrillard, il n’a pas la prétention de résumer fidèlement le film.
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soucier du fait qu’il a perdu son image. Or, voilà qu’un jour, il rencontre en chair et en os, son
double. Son image fait maintenant partie du même monde que lui. Non seulement fait-elle partie
du même monde, mais son image le poursuit. En bonne image, elle suit son modèle et à chaque
instant de la vie de l’étudiant, risque de le compromettre en se montrant au grand jour. Son image
traque l’étudiant comme si elle souhaitait vengeance pour avoir été vendue. L’existence de celui-
ci devient dès lors un enfer, il n’a plus de vie possible avec son image à ses trousses. Poussé à
bout, il conçoit le plan de tuer son image. Un soir, alors que son image le pourchasse jusque dans
sa chambre, l’étudiant exaspéré tire sur elle. Le miroir se brise et le double se volatilise. Au même
moment, il s’écroule, c’est lui qui meurt. En tuant son image, c’est lui-même qu’il tue.
Baudrillard voit dans la dynamique entre l’étudiant et son image un symbole de la relation
entre le sujet et lui-même, mais également entre le sujet et le monde qui l’entoure. La base de
notre identité dépend d’une relation de réciprocité entre le monde et nous. Lorsque l’étudiant se
départit de son image, il perd son rapport au monde et à lui-même : « Symboliquement donc, si
cette image vient à nous manquer, c’est le signe que le monde se fait opaque, que nos actes nous
échappent — nous sommes alors sans perspective sur nous-mêmes. Sans cette caution, il n’y a
plus d’identité possible : je deviens à moi-même un autre, je suis aliéné. »41 C’est là le cœur de
l’aliénation, je perds ma relation à moi-même et de là au monde qui m’entoure. La relation
devient unilatérale, l’individu ne voit plus son image dans le monde qui l’entoure. Or, il est
possible d’aller plus loin avec cette histoire de l’étudiant de Prague choisie par Baudrillard.
L’image de l’étudiant n’est pas perdue par hasard, elle est vendue. Elle tombe dans la sphère de
la marchandise. Baudrillard y voit le sens de « l’aliénation sociale concrète »42. L’image de
l’étudiant devient un objet, elle est l’illustration du processus réel qu’est le fétichisme de la
marchandise : « dès l’instant qu’ils sont produits, notre travail et nos actes tombent hors de nous,
nous échappent, s’objectivent, tombent littéralement dans la main du Diable. »43 Ainsi, rien de
ce qui est aliéné ne tombe pour autant dans un circuit extérieur à nous. L’homme souffre de sa
dépossession, ce qui lui est aliéné refuse de le laisser tranquille ; cette dépossession reste liée à
lui, mais de façon négative. Ceci est d’autant plus vrai puisqu’il est le véritable producteur de ce
qui lui est aliéné. Celui qui vend sa force de travail se retrouve dépossédé du sens du travail
41 Baudrillard, Jean. La société de consommation, Gallimard, 1979, p. 303 42 Idem. 43 Ibid., p. 304
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même. Il est dépossédé des fruits de son travail, et il est de cette façon aliéné du caractère concret
de sa vie.
§ 7. La conception classique de l’idéologie
Il n’est pas facile d’aborder le concept d’idéologie dans l’œuvre de Marx. Ce concept
apparaît dans une seule œuvre — L’idéologie allemande — sans autres références explicites dans
ses travaux antérieurs. Ce texte a été écrit en collaboration avec Engels entre 1845 et 1846, mais
n’a été publié qu’en 1927. Pour ajouter à la difficulté, Marx et Engels ont adopté un ton
polémique, voire agressif, envers des auteurs qu’ils considèrent représenter l’idéologie allemande
plutôt que chercher à faire une analyse conceptuellement rigoureuse du concept d’idéologie. Ces
auteurs critiqués sont Bauer, Stirner et Feurbach. L’objectif de Marx, alors en exil à Bruxelles,
est de publier un ouvrage contre la philosophie allemande de son époque et particulièrement
contre les socialistes allemands qui sont alors en vogue. Marx est particulièrement interpellé par
la lecture de L’unique et sa propriété de Max Stirner publié en 1844 et dans lequel ce dernier défend
un égoïsme absolu.
Marx relate ce qui a mené à l’écriture de L’idéologie allemande avec Engels et à l’abandon
de son édition dans l’avant-propos de sa Critique de l’économie politique, ouvrage préparatoire au
Capital publié en 1859 :
Quand, au printemps de 1845, il [Engels] vint lui aussi s’établir à Bruxelles, nous résolûmes de développer nos idées en commun, en les opposant à l’idéologie de la philosophie allemande. Dans le fond, nous voulions faire notre examen de conscience philosophique. Nous exécutâmes notre projet sous la forme d’une critique de la philosophie post-hégélienne. Le manuscrit, deux forts volumes in-octavo étaient depuis longtemps entre les mains d’un éditeur westphalien, lorsqu’on nous avertit qu’un changement de circonstances n’en permettait plus l’impression. Nous avions atteint notre but principal : la bonne intelligence de nous-mêmes. De bonne grâce, nous abandonnâmes le manuscrit à la critique rongeuse des souris.44
Marx voit malgré tout dans ce travail quelque chose de positif, soit un examen de conscience
personnel, l’occasion de mettre sa pensée sur papier quant aux thèmes classiques de la
philosophie allemande de l’époque. Ce travail lui permet aussi de préciser sa relation à la
44 Marx, Karl. Critique de l’économie politique, Œuvres, tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 274
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philosophie hégélienne. Il se satisfait ainsi très bien de la non-publication de l’ouvrage. Malgré
cela, on trouve tout de même dans L’idéologie allemande une définition intéressante du concept
d’idéologie, et c’est à faire émerger cette définition que je vais m’attarder dans la suite de ce
paragraphe.
Comme mentionné précédemment, Marx comprend l’idéologie comme une fausse
conscience. Les premières lignes de L’idéologie allemande se lisent ainsi : « Jusqu’à présent, les
hommes se sont toujours fait des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu’ils sont ou devraient
être. Ils ont organisé leurs rapports en fonction des représentations qu’ils se faisaient de Dieu,
de l’homme normal, etc. »45 Comme l’homme est défini par Marx comme un être dans le monde
réel, ce qu’il reproche aux idéologies est de se montrer autonomes par rapport aux hommes et
ainsi de les dominer. À la suite du passage précédent, Marx ajoute : « Ces produits de leur cerveau
[l’idéologie] ont grandi jusqu’à les dominer de toute leur hauteur. »46 La religion est un exemple
pour Marx d’une négation de l’homme par lui-même. La religion est un produit de l’homme lui-
même, mais il n’est plus capable de le reconnaître. Par conséquent, cette idéologie qu’est la
religion prend le statut d’une vérité absolue. Ce rapport entraîne une soumission de l’homme à
un super sujet qu’il a lui-même créé et qui n’a pas d’existence en dehors de la foi qu’accorde
l’homme en sa véracité. La dynamique de l’idéologie est celle d’un renversement dialectique
complet ; l’apparence prend la forme de la réalité et la réalité prend la forme d’une apparence.
Pour Marx, la production des idéologies est intimement liée à l’activité matérielle de
l’homme, l’idéologie est le « langage de la vie réelle. »47 Dans son avant-propos à la Critique de
l’économie politique, Marx énonce des formes de discours qui peuvent être idéologiques. Il
mentionne « les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques […] »48
C’est donc les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations intellectuelles telles
que : la politique, les lois, la morale, la religion et la métaphysique pour reprendre les exemples
que donne Marx lui-même.49 Marx observe que plusieurs de ces catégories semblent avoir un
statut d’autonomie impossible à contester, le rapport entre l’homme et l’idéologie semble par
45 Marx, Karl. L’idéologie allemande, Éditions sociales, 1972, p.33 46 Idem. 47Ibid., p. 50 48 Marx, Karl. Critique de l’économie politique, Op. Cit., p. 273 49 Idem.
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conséquent placé « la tête en bas », il est renversé.50 Les formes de conscience comme la morale,
l’histoire, la religion et toutes autres représentations idéologiques, ne semblent pas avoir
d’histoire propre, ce sont les hommes qui en développant leur production matérielle,
construisent un ensemble de représentations conformes à cette réalité matérielle qui est la leur :
« Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. »51 Cette
formule de Marx est reprise de façon identique dans l’avant-propos de 1859 à sa Critique de
l’économie politique52. Ainsi, si l’idéologie est avant tout affaire de domination de l’homme idéel sur
l’homme réel, on comprend que l’idéologie dominante dans une société est celle mise de l’avant
par la classe possédant les moyens de production : « la puissance matérielle dominante de la
société est aussi la puissance dominante spirituelle. »53 Cette classe qui dispose des moyens de
production matérielle dispose aussi des moyens de production intellectuelle entraînant du même
coup la domination de ses idées. À ce moment, Marx parle de « rapports matériels dominants
saisis sous forme d’idées. »54 C’est ainsi que peut se maintenir la domination d’un groupe sur un
autre, le groupe parvient à imposer son idéologie sur le groupe dominé par une forme de
mystification. La mystification qu’opère la classe dominante consiste à parvenir à faire croire que
son intérêt de classe représente l’intérêt de tous. Contre ce phénomène, le travail de Marx en est
donc un d’éveil de la conscience. Il faut rappeler aux hommes qu’ils n’ont pas à se soumettre à
l’idéologie dominante comme s’il s’agissait d’une fatalité. Cette théorie va évoluer dans les
travaux ultérieurs de Marx et c’est dans les concepts d’aliénation et de fétichisme de la
marchandise que celle-ci va s’incarner.
§ 8. Marchandise et valeur : le Marx du Capital
Afin de bien comprendre l’évolution de la pensée de Marx et le développement du
concept de réification chez des auteurs postérieurs à lui, il est pertinent de s’intéresser d’abord à
certains concepts mis de l’avant dans le premier chapitre du livre I du Capital, à savoir les
concepts de « marchandise » et de « valeur ». Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que
50 Ibid., p. 51 51 Idem. 52 Ibid., p. 273 53 Marx, Karl. L’idéologie allemande, Op. Cit., p. 87 54 Idem.
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l’ouvrage théorique le plus complet de Marx — Le Capital — débute par une analyse très fine de
ce qu’est la marchandise. Notons également que Lukács amorce son chapitre sur le phénomène
de la réification en expliquant que ce n’est nullement un hasard si Marx a décidé de commencer
Le Capital par une analyse du concept de marchandise. Lukács écrit : « à cette étape de l’évolution
de l’humanité, il n’y a pas de problème qui ne renvoie en dernière analyse à cette question et dont
la solution ne doive être cherchée dans la solution de l’énigme de la structure marchande »55.
Pour Marx lui-même, son analyse de la marchandise est une des parties les plus fondamentales
de son œuvre et en constitue l’une des plus grandes nouveautés théoriques. Marx écrit dans sa
préface à la première édition allemande du Capital :
En toute science, c’est toujours le début qui est difficile. C’est donc la compréhension du premier chapitre, notamment de la section qui contient l’analyse de la marchandise, qui causera le plus de difficulté. En ce qui concerne plus précisément l’analyse de la substance de la valeur et de la grandeur de la valeur, j’ai fait de mon mieux pour rendre l’exposé accessible à tous. La forme valeur, qui a pour figure achevée la forme-monnaie, est à la fois très simple et dépourvue de contenu. Pourtant, il y a plus de 2000 ans que l’esprit humain s’évertue à percer son secret, alors qu’il a, par ailleurs, réussi au moins approximativement l’analyse de formes beaucoup plus complexes et plus riches de contenu.56
Anselm Jappe, dans un livre qu’il consacre à l’analyse de la marchandise chez Marx, recense
également de nombreuses occurrences dans la correspondance de Marx où il fait le même
constat.57 La marchandise n’est pas seulement un objet économique, mais bien une forme sociale
à part entière structurant les relations entre les individus.
Ainsi, qu’est-ce que la marchandise ? La réponse à cette question semble évidente, mais
Marx cherche justement à montrer qu’il en va tout autrement. De prime abord, Marx définit la
marchandise comme quelque chose d’extérieur à l’homme qui satisfait, grâce à ses qualités
propres, des besoins humains. La marchandise n’est donc pas ici un synonyme du bien ou de
l’objet qui est échangé. La forme marchandise est une forme particulière que prend un objet dans
une société capitaliste. Dans une telle société, cette marchandise se présente sous deux formes
différentes. La première forme est la valeur d’usage. Cette valeur d’usage d’une marchandise
provient de son caractère utile pour l’homme, de son utilité concrète. Marx écrit à ce sujet : « Le
55 Lukács, Georg. Histoire et conscience de classe, Op. Cit., p. 109 56 Marx, Karl. Le Capital, PUF, 1993, p. 3-4 57 Jappe, Anselm. Les aventures de la marchandise : Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003, p. 71-72
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caractère utile d’une chose en fait une valeur d’usage. Mais cette utilité n’est pas suspendue dans
les airs. Elle est conditionnée par les propriétés de la marchandise en tant que corps et n’existe
pas sans ce corps. »58 Il s’agit du versant qualitatif sous lequel apparaît la marchandise.
Inversement, sous sa face quantitative, la marchandise devient une valeur d’échange : « La valeur
d’échange apparaît d’abord comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle des
valeurs d’usage d’une espèce donnée s’échangent contre des valeurs d’usage d’une autre espèce,
rapport qui varie constamment selon le lieu et l’époque. »59 Cette valeur se définit en fonction
d’un rapport entre deux marchandises, rapport qui repose sur une équivalence abstraite. C’est
l’argent qui joue ce rôle d’équivalent abstrait en rendant équivalent ce qui ne l’est pas
naturellement.
Ce qui caractérise la valeur d’échange est par conséquent son abstraction de la valeur
d’usage. En tant que valeurs d’usage, les marchandises sont principalement de qualité différente
alors qu’en tant que valeurs d’échange, elles ne peuvent être que de quantité différente. Marx
ajoute même qu’en tant que valeur d’échange, la marchandise ne contient plus un atome de
valeur d’usage60. Il en vient à la conclusion que s’il est fait abstraction de la valeur d’usage, du
corps même des marchandises, il ne leur reste plus qu’une seule propriété : celle d’être des
produits du travail humain. Il s’agit de la célèbre théorie de la valeur-travail. Selon lui, il ne reste
dans la marchandise que du travail humain posé comme identique. Marx parvient ainsi à percer
le mystère de la valeur : la marchandise acquiert sa valeur dans le travail humain qu’elle contient.
Marx écrit : « Si l’on fait maintenant abstraction de la valeur d’usage du corps des marchandises,
il ne leur reste plus qu’une seule propriété : celle d’être des produits du travail. »61 En ce sens, le
travail est lui aussi quelque chose de double. Il est d’un côté créateur d’objet réel et de l’autre, il
ne sert qu’à créer de la valeur. Cette première forme du travail correspond au travail concret et
cette deuxième forme le travail abstrait. Dans le travail abstrait, il est fait abstraction des travaux
spécifiques présents dans la production de la marchandise, et il ne reste alors que du temps de
travail accumulé et cristallisé dans la marchandise : « En même temps que les caractères utiles
des produits du travail, disparaissent ceux des travaux présents dans ces produits, et par là même
58 Marx, Karl. Le Capital, Op. Cit., p. 40 59 Ibid., p. 41 60 Ibid., p. 42 61 Idem.
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les différentes formes concrètes de ces travaux, qui cessent d’être distincts les uns des autres,
mais se confondent tous ensemble, se réduisant à du travail humain identique, à du travail
humain abstrait. »62 De ce caractère bifide du travail, Marx tire une conclusion forte, soit celle
que le travail abstrait et la valeur qu’il crée ne sont qu’un phénomène social sans aucune attache
dans le monde réel.
Mais alors, comment calculer la substance qu’est le travail et comment évaluer
quantitativement le travail ? La réponse de Marx est simple : la quantité de travail se mesure à sa
durée dans le temps, à ce « quantum de travail »63 contenu dans la marchandise. Ce quantum de
travail s’évalue quantitativement en heures ou jours de travail. Cependant, on ne peut évaluer le
temps de travail de façon individuelle. Si on le faisait, il pourrait s’agir d’une prime à la fainéantise
en ce sens que plus le travail s’effectuerait lentement, plus il procurerait de la valeur à sa
marchandise. Or, ce n’est pas de cette manière que s’évalue la valeur de la marchandise. Cette
valeur s’évalue toujours dans une relation dynamique avec d’autres marchandises. Ce qu’on
cherche plutôt comme fondement de la valeur d’une marchandise est une moyenne. Marx parle
du temps de travail moyen socialement nécessaire à la production d’une marchandise. Ce temps
de travail socialement nécessaire est le temps de travail qu’il faut pour faire apparaître une
marchandise quelconque dans les conditions de production normales d’une société donnée à une
époque donnée. La grandeur de la valeur d’une marchandise va donc subir des changements
perpétuels à la suite de modifications dans son mode de production. Plus la force productive est
grande — par exemple grâce à l’utilisation d’une nouvelle machine — plus le temps de travail
socialement nécessaire requis à la confection de cette marchandise est réduit, plus la masse de
travail cristallisé en elle sera petite et par le fait même, plus sa valeur sera petite. Il convient de
conclure cette section par un passage du Capital où Marx résume ces considérations quant au
travail, à la marchandise et à la valeur. Ce passage se trouve dans la première édition, mais sera
retiré dans les éditions ultérieures : « Nous connaissons maintenant la substance de la valeur.
C’est le travail. Nous connaissons la mesure de sa grandeur. C’est le temps de travail. »64
62 Ibid., p. 43 63 Idem. 64 Ibid., p. 46, note de bas de page no. 11
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Le travail dont l’utilité s’exprime dans la valeur d’usage de ce qu’il a produit, ou
simplement dans le fait que son produit est une valeur d’usage, Marx l’appelle travail utile. Sous
cet angle, le travail est considéré en fonction de l’utilité du bien qu’il fabrique. Marx en conclut
que le travail, en tant que formateur de valeur d’usage, en tant que travail utile est pour l’homme
une condition d’existence indépendante de toutes autres considérations. Il s’agit d’une nécessité
naturelle et éternelle, une médiation indispensable qui se produit entre l’homme et la nature. Les
objets ne deviennent marchandise que parce qu’ils portent en eux quelque chose de double : ils
sont à la fois objet d’usage et porteurs de valeur. Un objet possède une forme naturelle et une
forme valeur. Dans sa forme naturelle, il est impossible de voir une quelconque parcelle de
valeur. Si j’ai dans ma main une marchandise, rien ne peut m’indiquer la valeur de cette chose.
Comme le dit Marx lui-même : « On aura beau tourner et retourner une marchandise singulière
dans tous les sens qu’on voudra, elle demeurera insaisissable en tant que chose-valeur »65. On
voit émerger l’idée que la valeur associée à la marchandise n’est pas naturelle, qu’il y a là quelque
chose de plus.
§ 9. Le fétichisme de la marchandise
Le concept de « fétichisme de la marchandise » est développé longuement dans la
quatrième section du premier chapitre du Capital. Marx cherche à montrer comment la forme
valeur est en fait un phénomène social n’ayant rien de naturel, et de surcroît, comment les
hommes en sont venus à fétichiser la marchandise. Le type de vocabulaire qu’utilise Marx dans
cette section est à remarquer. En effet, il énonce dès le début de cette section que la marchandise,
en apparence chose simple, est en réalité « chose extrêmement embrouillée, pleine de subtilités
métaphysiques et de lubies théologiques. »66 Il parle aussi de la marchandise comme d’une
« chimère » et comme de quelque chose de « mystique »67. Dès qu’une valeur d’usage entre en
scène comme marchandise, comme valeur d’échange, elle se transforme en chose « sensible
suprasensible »68. On superpose à la chose sensible qu’est la marchandise, une valeur qui est
65 Ibid., p. 54 66 Ibid., p. 81 67 Idem. 68 Idem.
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suprasensible, et donc qui ne se retrouve pas naturellement en elle. Tout ce chapitre sert à Marx
à marteler ce point : la valeur est une construction sociale qui, en tant que telle, a besoin de
s’appuyer sur quelque chose de réel pour exister. Ce quelque chose est la croyance qu’ont les
hommes en l’omnipotence de leur création qu’est la valeur. Ils se soumettent entièrement à une
créature, à cette « chimère » qu’ils ont eux-mêmes créée, et qui n’est en réalité qu’un phénomène
idéologique. C’est à partir de cette constatation que Marx donne sa célèbre définition du
fétichisme :
Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme marchandise consiste simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global, comme un rapport social existant en dehors d’eux, entre des objets. 69
Le fétiche est cette forme que l’homme vénère bien qu’il en soit lui-même le créateur. Le
caractère fétiche de la marchandise provient du caractère éminemment social du travail humain
qui produit des marchandises. Ce que crée la forme valeur est une égalité que Marx qualifie de
« toto coelo »70 entre des travaux différents. Cette abstraction est incorporée dans la marchandise
afin de lui conférer une valeur sur le marché : « La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce
qu’elle est. La valeur transforme au contraire tout produit du travail en hiéroglyphe social. »71 On
assiste ici à un quiproquo, un renversement. L’homme se soumet entièrement à sa propre
création : la marchandise. La marchandise devient un outil de domination par l’exploitation du
travail humain qu’elle