la tête de mon père · 2018-04-13 · balayés par les vents du village de tapla qui n’existe...

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Boréal Elena Botchorichvili LA TêTE DE MON PèRE Roman Extrait de la publication

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Page 1: La Tête de mon père · 2018-04-13 · balayés par les vents du village de Tapla qui n’existe plus. Mon père avait démonté, rondin après rondin, sa maison natale au bord de

Elena Botchorichvili est née en Géorgie et vit à Montréal. Elle écrit en russe. Elle est l’auteur de romans, dont, aux Éditions du Boréal, Le Tiroir au papillon, Faïna et Sovki. En plus du français, ses romans sont traduits en plusieurs lan-gues, dont le géorgien.

Photo : Martine Doyon

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Elena Botchorichvili

la tête de mon père

Ma mère habite désormais à cinq minutes à pied de chez nous, dans une maison de retraite. Je lui ai parlé ce matin.— Sur quoi écris-tu ? m’a-t-elle demandé.Question qu’on pose habituellement aux journalistes.— Sur rien, lui ai-je répondu. Sur la façon dont les gens dansaient et aimaient en Union soviétique. Tu te souviens, comme dans ces films qu’on nous interdisait de voir.Elle a éclaté de rire. J’ai entendu soudain une vague refluer vers la mer et s’infiltrer dans les petits écueils du rivage.— Il faut écrire sur la façon dont nous travaillions, dont nous combattions! me conseilla-t-elle.Elle ne savait pas seulement construire des datchas !— Un jour, j’écrirai un roman sur toi et mon père, lui dis-je.J’avais envie qu’elle éclate une nouvelle fois de rire, je vou-lais entendre cette vague venue de la mer.— Un roman aussi court qu’un poème, avec seulement les moments les plus lumineux. Un roman sténographique.— Pourquoi sténographique ? m’a-t-elle demandé, troublée. Écris un gros roman ! Et lourd, pour qu’on puisse casser des noix avec !Une fête, pas une femme.Et voilà mon fils, Frédéric, mon garçon, tu nous as écrit que vous allez passer en Géorgie durant votre voyage de noces, et tu as dit que tu veux voir la tombe de mon père. Tu m’as demandé de te parler de l’Union soviétique et de ma famille. Je t’en suis reconnaissant.Pardonne-moi d’avoir écrit une aussi longue lettre.Tu sais, je vieillis.

ISBN 978-2-7646-2082-3 imp

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chez le même éditeur

Le Tiroir au papillon, roman, 1999

Faïna, roman, 2006

Sovki, roman, 2008

15,95 $11,75 e

Couverture : Kaï McCall, Drop (détail). Boréal

Elena Botchorichvilila tête de mon père

Roman

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Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) h2j 2l2

www.editionsboreal.qc.ca

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l a t ê t e d e m o n p è r e

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du même auteur

Le Tiroir au papillon, roman, Boréal, 1999.

Opéra, roman, Les Allusifs, 2001.

Faïna, roman, Boréal, 2006.

Sovki, roman, Boréal, 2008.

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Elena Botchorichvili

l a t ê t e d e m o n p è r e

roman

traduit du russe par Bernard Kreise

Boréal

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© Les Éditions du Boréal 2011

Dépôt légal: 1er trimestre 2011

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Botchorichvili, Elena

La tête de mon père

Traduit du russe.

isbn 978-2-7646-2082-3

I. Kreise, Bernard. II. Titre.

ps8553.o749t4714 2011 c891.73’5 c2010-942512-X

ps9553.o749t4714 2011

isbn papier 978-2-7646-2082-3

isbn pdf 978-2-7646-3082-2

isbn epub 978-2-7646-4082-1

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Lettre à FrédéricLe 15 décembre 2009La tête de mon père est sur une montagne près de Gori, dans la région de Tchatchoubeti. C’est là que se trouvait jadis la datcha que nous avons construite, lui et moi, en nous disputant et en maudissant les rondins numérotés qui avaient séché et s’étaient détrempés durant des années, balayés par les vents du village de Tapla qui n’existe plus. Mon père avait démonté, rondin après rondin, sa maison natale au bord de la mer et avait écrit un chiffre au crayon à encre sur cha-cun d’eux. Oui, ça, il savait le faire: écrire! Il avait lui-même conduit le camion jusqu’au sommet, parce que le chauffeur s’était écrié:

— Je ne vois plus la route!Il ne savait pas où elle menait, et il avait quitté

précipitamment la cabine pour continuer à pied. La route prenait directement appui sur le ciel, tout en haut de la montagne.

— La dernière fois que j’ai conduit un camion,

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c’était pendant le siège de Leningrad, racontait mon père, et il calait sur chaque pont. Tu as compté combien il y a de ponts à Leningrad?!

Il était conscient de son ignorance totale en matière de construction, et dès le début du chan-tier, il voulut donc employer des ouvriers, mais il ne trouva personne. Chaque dimanche il emme-nait toute sorte de gens là-haut. On disposait sur les rondins de quoi grignoter et les hommes se mettaient à boire. Mon père les observait. Il avait même dit à ma sœur de toujours regarder un homme après qu’il a bu pour savoir qui il est au tréfonds de son être. Coiffée d’un chapeau blanc à large bord, ma mère se contentait de rester assise sur la seule et unique chaise que mon père avait transportée lors du tout premier voyage, après l’avoir fixée au chargement; elle agitait son éven-tail et se taisait. Elle pouvait se taire quand elle le voulait. Elle savait parfaitement bien, elle, com-ment remonter la maison avec ces vieux troncs! Remettez-les tels qu’ils étaient auparavant, un point c’est tout! Mon père examinait aussi les mains des ouvriers. Il me disait: s’il manque un doigt à un maçon, ça veut dire que c’est vraiment un homme de l’art! Et il finit par en trouver un qui avait un nombre de doigts impair, qui était capable de vider une bouteille de vodka et de tenir

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sur ses jambes; il accepta de rester au village de Tapla et de dormir à la belle étoile afin de remon-ter notre datcha. Il disparut après avoir reçu une avance, bien sûr, non sans emporter une vingtaine de rondins, avec beaucoup de mal, sans doute, car il n’avait pu en prendre plus, apparemment. Nous n’avons découvert ce vol que deux ou trois années plus tard. Mon père et moi, nous roulions comme de simples brochettes les rondins détrempés pour les exposer au soleil, et nous cherchions leurs numéros que le temps avait effacés à cause de la pluie ou du soleil.

C’est précisément à quarante petits pas de la maison que j’ai creusé une fosse profonde desti-née à sa tombe. Ma mère voulait que je pioche sous un arbre afin qu’il repose à l’ombre, comme si savoir où l’on repose après sa mort avait quelque importance, mais ses racines m’en empêchèrent, et je le mis en terre là où ce fut possible. À l’époque, c’était un petit arbre, et j’imaginais qu’un jour il étendrait ses rameaux. Je ne savais pas que l’eau, comme une bombe, est capable d’arracher des arbres avec leurs racines. Ma mère mesura la dis-tance depuis la maison, posant un pied devant l’autre — un talon contre une pointe, un talon contre une pointe. Cela représentait quarante pas au total. Peut-être trente, car elle avait de tout

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petits pieds. De petites mains aussi. Tout chez elle était petit, elle était presque une miniature. La première fois qu’elle la vit, sa belle-mère se demanda comment elle pourrait soulever un enfant avec des mains pareilles. D’ailleurs, ce n’est pas elle qui nous portait, moi ou ma sœur, mais cette grand-mère.

J’ignore jusqu’à ce jour comment ma mère a pu tenir dans ses petites mains, incapables de sou-lever un enfant, un sac de sport Adidas aussi lourd à travers toute la ville de Gagry.

Dans la région de Tchatchoubeti, les pluies se mirent à tomber à l’automne cette année-là et elles durèrent trois semaines sans discontinuer. Le sommet de la montagne s’inclina, il glissa, et la route ne prend plus appui sur le ciel désormais. Les arbres et la datcha reconstruite avec les ron-dins de la maison natale de mon père ont disparu, comme tout le village de Tapla. À partir de quel endroit faut-il compter quarante pas?

Pour se rendre dans la région de Tchatchou-beti, il faut passer par Igoeti. En quittant Tbilissi, on prend la direction de Gori, la ville natale de Staline où se trouvent toujours sa statue et son musée. La figure en bronze du guide de tous les peuples est vêtue d’un manteau d’une longueur démesurée, comme s’il venait des épaules de

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quelqu’un d’autre. Staline était petit, mais qui était au courant? Dans tous ses portraits, il était représenté de façon énorme, et il n’y avait guère de photos. Les gens en étaient effacés en permanence. Mon père prétendait que lorsqu’on fusillait quelqu’un, de la fumée s’échappait de ses photo-graphies.

Ici, au Canada, j’ai acheté à une vieille Ukrai-nienne la Grande Encyclopédie soviétique — cin-quante et un volumes dont la publication com-mença à l’époque de Staline et fut achevée après sa mort, sous Khrouchtchev. Elle est remplie de feuilles volantes qui portent le même numéro qu’une autre page. On rédigeait un article sur un personnage quelconque, on le vérifiait, on don-nait son accord, on signait le bon à tirer. Et les souscripteurs recevaient un gros volume à la reliure bleu foncé. Et soudain, l’individu en ques-tion était arrêté, il était fusillé! Un ennemi du peuple! On composait alors un double de la page. On supprimait l’article, on jetait le portrait, on rédigeait un nouvel article sur un sujet différent et on insérait un autre portrait. On vérifiait, on don-nait son accord, on signait le bon à tirer. Le sous-cripteur recevait cette nouvelle page avec son mode d’emploi: il devait arracher et détruire l’an-cienne, puis insérer la nouvelle à sa place.

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C’est à ce moment-là que les photographies fumaient. Si on trouvait chez toi la page initiale, c’est toi qui risquais de partir en fumée!

La vieille Ukrainienne me posa de nom-breuses questions. Elle voulait savoir entre quelles mains allait tomber le trésor de son mari. Il se trouve que, jusqu’à ses derniers jours, celui-ci avait lu et relu avec une loupe son encyclopédie aux pages dédoublées. Pourquoi ne comprenait-il pas qu’il n’y avait là-dedans que des mensonges? C’étaient les seuls livres qu’il avait emportés au Canada. Et elle me demanda:

— Vous qui êtes journaliste, expliquez-moi comment il est possible qu’une page commence par la moitié d’un mot et se termine par la moitié d’un autre, alors qu’il s’agit d’un texte entière-ment différent? De quelle façon parvenaient-ils à tout remplacer, afin qu’il ne reste plus la moindre trace de l’ancien texte?

Non, c’est vous qui allez m’expliquer pour quelle raison vous n’avez pas détruit une page où est imprimée la photographie d’un «ennemi du peuple» qui a été fusillé, une page qui contient votre propre mort.

En s’approchant d’Igoeti, il faut freiner près d’une église à moitié en ruine. C’est là que même ceux qui en général ne s’arrêtent pas aux feux

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rouges marquent une pause. On prétend que c’est un lieu sacré et qu’il faut lancer une pièce pour avoir de la chance. Tout le monde ralentit et lance de la menue monnaie d’une main généreuse. Aus-sitôt des gamins qui se tiennent en embuscade surgissent de toutes parts et attrapent presque au vol les pièces. Mon père était toujours assis à l’avant, ma mère et ma sœur à l’arrière, et dès que l’église apparaissait au loin, il me criait:

— Freine un peu!Comme si je n’avais pas l’intention de le faire,

comme si nous n’empruntions pas cette route tous les dimanches à l’époque où nous allions à Tapla pour construire notre datcha! Mon père détestait être au volant depuis qu’il avait conduit un camion dans Leningrad assiégée. Le camion calait sur tous les ponts, n’est-ce pas!

— Tu as compté combien il y a de ponts à Leningrad?

Bloqué sur l’un de ces ponts, il sortait dans l’air glacial, il ouvrait le capot et tournait une manivelle. Autant tourner la queue d’une jument! Un ami russe, Vassia, lui avait cédé sa place de chauffeur, ce qui sauva la vie de mon père. Il sai-gnait du nez et de la gorge, l’anémie était pour lui pire qu’une balle. Il conduisit un camion rempli de gens à travers un lac, en priant pour que le

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moteur ne cale pas et que la glace résiste. Vassia, lui, resta dans Leningrad assiégée.

— Il est mort? demandais-je toujours à mon père.

— Pas à cette époque, mais plus tard, répon-dait-il.

Il fouillait dans toutes ses poches pour trou-ver de la menue monnaie et la lançait par la por-tière. Il avait une telle envie de bonheur. Ma mère commençait aussitôt à lui donner des tapes dans le dos avec son poing minuscule:

— Tu ferais mieux de la donner à tes enfants plutôt que de la lancer à tout vent.

Dès qu’on était sur la route de la datcha, mes parents commençaient à se disputer. Ma mère s’installait ensuite sur l’unique chaise du chantier, coiffée de son chapeau blanc à large bord, elle agi-tait son éventail et nous donnait ses instructions. Car toute sa vie, elle avait construit des maisons, n’est-ce pas! Remettez-les tels qu’ils étaient, un point c’est tout! Mon père et moi, nous sautions par-dessus les rondins, comme au-dessus des pages d’un livre, et nous les tirions de leur tas pour trouver les bons numéros. Entre-temps, ma sœur cueillait des fleurs alentour, des coquelicots. Elle s’éloignait de plus en plus. Et ma mère se moquait d’elle:

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— Tu ne les rapporteras pas à Tbilissi, ils ne tiendront pas dans un vase!

Leurs pétales tombaient et ils mouraient, refu-sant de vivre sans leurs racines. Un jour, ma sœur était partie si loin qu’elle se perdit dans la forêt et nous l’avons cherchée jusqu’à la tombée de la nuit.

Ma mère tapait sans relâche sur les nerfs de mon père, jusqu’à ce qu’il explose. Ils ne se dispu-taient jamais «en public», mais ma sœur et moi, on ne comptait pas. Ma mère était assise sur sa chaise, presque immobile, n’élevant pas la voix, tandis que mon père courait en rond comme s’il craignait de s’approcher d’elle, et il vociférait de toutes ses forces, au point de faire tressauter les montagnes. Il s’exprimait pompeusement, il était sur la scène d’un théâtre, et, pour une raison inconnue, c’est ce genre de paroles qui étaient sur le bout de sa langue, à ce moment-là précisément, en plein air, lorsqu’il était furieux:

— Tu veux ma mort, ô femme! Tu es un ser-pent, pas un être humain!

Ma mère lui décochait un bon mot, puis un autre, et un troisième, sans jamais changer de pose. Si elle était à bout de souffle et farfouillait dans sa poche à la recherche de quelque chose à dire, mais qu’elle n’y dénichait rien, elle faisait «drrr-drrr!».

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