l’art déco, cet insaisissable… delphine dufour, professeur...
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L’art déco, cet insaisissable…
Delphine Dufour, professeur d’histoire-géographie, certifiée en histoire des arts
Un mal aimé ?
Caractéristique de la période qui va des années 1910 aux années 1930, l'art déco a longtemps
existé sans jamais être nommé. Il est rare dans les ouvrages d’histoire de l’art qu’on y fasse
référence comme l’une des tendances phares de l’entre-deux-guerres. Ce style souffre de
n’avoir jamais eu de programme, de manifeste ou d’un chef de file.
De plus, l’art déco est, déjà à son époque, un style contesté (quartier Excentric de Dunkerque)
qui est longtemps resté synonyme de mauvais goût, faisant fait écho au buffet ou à la vaisselle
de la grand-mère que l’on jugeait très kitch et dont on se débarrassait dans les vide-greniers.
Par ailleurs, devenu style quasi officiel de la France de la III° République (Roger-Henri
Expert, Ambassade de France Belgrade, 1932), il doit aussi ce dédain au fait qu’il fut
longtemps associé à la défaite de 1940. Il subit une baisse de popularité à partir de la fin des
années 30 et au début des années 40, considéré comme trop voyant et ostentatoire dans un
contexte de montée des tensions annonciatrices de la guerre, après laquelle il tombe
rapidement en désuétude.
La résurgence a lieu dans les années 1960 avec le mouvement Pop Art qui renoue l’intérêt
pour la conception graphique. De fait, l’appellation « art déco » est tardive. Elle tire son nom
de l'exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels modernes de Paris organisée
en 1925. L’expression « arts décoratifs » est elle-même récente : elle apparait à la fin du XIX°
siècle, le Littré les définit ainsi en 1863 : « sous ce nom on comprend la sculpture
d’ornementation, les tapisseries, l’ébénisterie de luxe, etc. ». Elle a été forgée
parallèlement à la notion d’arts « mineurs » opposés aux « beaux-arts » (peinture, sculpture,
architecture…). Aujourd’hui, 198 métiers d’art et 83 spécialités sont officiellement recensés
par l’arrêté du 24 décembre 2015.
L’appellation « art déco » n’apparaît, quant à elle, qu’à la fin des années 1960 lors d’une
exposition organisée au musée des arts décoratifs rendant hommage à l’exposition de 1925 «
Les années 25, De Stijl, Bauhaus, Esprit Nouveau ». C’est l'historien et critique d'art Bevis
Hillier qui la popularise dans son livre Art déco des années 20 et 30 paru en 1968.
L’appellation est définitivement consacrée en 1971 lors de l'exposition « Art déco » au
Minneapolis Institue of Arts organisée par Bevis Hillier.
L’Art Déco est surtout un style déroutant qui puise ses sources dans des racines cosmopolites,
puisant sans vergogne dans des styles différents, oscillant entre l'avant-garde et la plus
classique des traditions déroutant le plus habile des observateurs… Il reste surtout un
ensemble de tendances et de motifs, reflets d’une époque marquée par de profonds et rapides
bouleversements qui s’interroge après les horreurs de la Première Guerre mondiale. On peut
pourtant le définir par quelques grandes caractéristiques:
- la prédominance de la ligne droite et de la symétrie ;
- la simplification des formes, la stylisation des motifs ;
- le goût pour l’ornementation ;
- des sources d’inspiration éclectiques;
- son caractère d’art total qui touche l'ensemble des domaines de la création
(architecture, arts décoratifs, photographie, cinéma, sculpture, peinture, mode…) et va
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jusqu’à s’intéresser à la police d’écriture (le Bifur du graphiste et typographe
Cassandre)
I. Un art de « l’entre-deux »
Monument aux morts de Lille dit « Melancolia », sculpté par Edgar Boutry
Maurice (Pico) Picaud – « Folies Bergère / La Grande Folie » - 1927
L’art déco est d’abord un art de l’entre-deux qui définit non seulement la période durant
laquelle il a connu son apogée mais aussi par le fait qu’après les horreurs de la Première
Guerre, une nouvelle période marquée par la volonté de faire table rase du passé s’ouvre afin
d’entrer dans la « modernité », celle des « années folles ». Le sentiment se développe que la
Belle Époque est bel et bien révolue et qu’il faut faire du « neuf » mais sans renier ses racines.
A. Art nouveau ou art déco ?
Avec les horreurs de guerre, les exubérances de l’art nouveau, qui s’était développé entre
1890 et 1905, ne semble plus à l’ordre du jour. Ce style, qualifié de « style nouille » par ses
détracteurs, se caractérise par l’omniprésence des lignes courbes, l’exubérance des formes et
son inspiration dans la nature (motifs végétaux, insectes…).
Aux volutes et arabesques de l’Art nouveau, l’art déco va préférer des formes plus
géométriques, notamment dans le contexte de la Reconstruction. Dès avant le conflit, les
peintres avaient amorcé ce tournant avec le « cubisme » et les débuts de l'abstraction. Les
artistes des différents domaines, inspirés notamment par les expositions d’arts décoratifs de
Turin de 1902 ou des ateliers allemands créés en 1907, commençaient déjà à songer à un
nécessaire renouveau. Le monument précurseur de ce mouvement est le palais Stoclet,
construit à Bruxelles entre 1905 et 1911 par l’Autrichien Joseph Hoffmann, sans surcharges et
décors inutiles et dont la décoration intérieure a été conçue par Gustave Klimt (L'Arbre de
Vie).
Mais la frontière entre les deux styles est parfois mince :
Emile Dubuisson Hôtel de ville de Lille 1924-1932
La nouveauté de l’art déco va tenir aussi au fait que, plutôt que de travailler en solitaire à la
réalisation d’une œuvre totale comme l’ont fait les artistes de l’Art nouveau comme Hector
Guimard, les créateurs préfèrent le travail de groupe et « l’esprit d’association pour parfaire
un ensemble ». D’où le nom « Ensemblier » qui va leur être donné. Les décorateurs prêtent
autant d’attention au mobilier qu’aux accessoires : des papiers peints aux lampes, des tentures
aux verreries, céramiques et statuettes, tous les éléments ont de l’importance.
En 1901, sous l’égide, entre autres, de Paul Follot, est créée la Société des artistes décorateurs,
qui s’inspire du groupe « L’art dans tout », actif de 1896 à 1901, qui réunit des architectes,
des peintres, des graveurs, des sculpteurs… avec pour objectif de s’intéresser à
l’aménagement intérieur en fusionnant les arts décoratifs et les beaux-arts, production
artisanale et production industrielle, pour créer du mobilier et des objets utilitaires de la vie
courante.
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Les artistes les plus représentatifs de ce courant sont Louis Süe et André Mare, fondateurs, en
1919, de la Compagnie des arts français. Ils abordent tous les aspects de la décoration
intérieure: décors, meubles, étoffes, céramiques, verreries, bronzes, luminaires, etc... Ils ne
cherchent pas à faire un « art de mode », ni un art révolutionnaire, mais plutôt à créer des
ensembles « sérieux, logiques, accueillants... ».
En collège : le triomphe de la ligne droite et de la géométrisation des formes
On peut faire comparer des œuvres art déco et art nouveau de domaines artistiques différents
pour dégager les caractéristiques propres à chaque style :
- analyse des formes
- Choix des matériaux
Ex :
Léonard Agathon, Danseuse du jeu de l’écharpe, 1900-1903, Musée de la Piscine,
Roubaix // Jan et Joël Martel, Joueuse de luth, 1932
Robe de E. Coguenhem et Cie, Paris, 1898 // Robe du soir de Paul Poiret, Paris, 1907
Emile Gallé, Coffret Papillons, Acajou Marqueté // Jean Goulden, coffret à jeux en
cuivre patiné, 1926
Maison Coillot d’Hector Guimard à Lille // Villa Cavrois de Mallet Stevens à Croix
On peut également suivre l’évolution artistique d’un artiste comme Lalique.
En lycée : une nature apprivoisée et réinterprétée
L’art déco garde cependant des points commun avec l’art nouveau :
- celui de faire une large place aux arts appliqués, estompant ainsi la frontière entre
beaux-arts et arts dit mineurs ;
- la nature, la faune et la flore restent des sources prédominantes d’inspiration.
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Ces ornements issus de la nature s’éloignent du réalisme: ce n’est plus la fleur naturelle de
l’Art nouveau, elle s’est assagie, elle est géométrisée… Cantonnées dans des cadres bien
déterminés qui n’acceptent aucun débordement, sculptées en méplat ou traitées en garde-corps
de balcons, les corbeilles fleuries ornent les façades des immeubles de l’entre-deux-guerres,
notamment dans les villes touchées par la première Reconstruction.
« […] Le décorateur empruntera le thème de ses variations à la nature dont il groupera en
une corbeille ou tressera en guirlande les fleurs et les fruits ». André Véra, « le Nouveau
Style », revue des arts décoratifs, 1912
identifier des motifs en architecture en s’inspirant des guides des Edition minus, par
exemple, dans la ville de Lens.
La géométrisation des formes ne va pas rimer avec sobriété, une large place est faite à
l’ornementation :
« Nous savons que l'homme ne s'est jamais contenté du nécessaire et que le superflu est
indispensable […], sinon, il ne nous resterait plus qu'à supprimer la musique, les fleurs, les
parfums […] et le sourire des femmes ! ». (Paul Follot, 1928)
Inspirées des fleurs dessinées au gabarit par les céramistes du XVIIIe siècle, le motif le plus
célèbre est sans conteste la « rose-Iribe », créée en 1908 par dessinateur Paul Iribe (1883-
1935), dont le couturier Paul Poiret fait sa griffe.
Illustrateur, caricaturiste, designer, décorateur, directeur artistique, réalisateur, publicitaire,
éditeur, créateur de bijoux, de tissus, de meubles… Paul Iribe contribue à diffuser ce motif qui
se retrouve partout : sur les meubles, les coussins, les tissus, les tapis, les balcons, les assiettes,
les verres…
L'Art déco va aussi emprunter le goût de la ligne forte, allant à l'essentiel, et les associations
de couleurs : orangé, noir et or, au fauvisme qui exalte la couleur pure, la construction de
l’espace par la couleur, sans modelé ni clair-obscur, et que le critique Camille Mauclair décrit
comme « un pot de couleurs jeté à la figure du public »
Émile-Jacques Ruhlmann, Cabinet, vers 1922-23.
B. Moderne ou traditionnel ?
Au début du XXe siècle, les arts décoratifs français sont dépassés par un nouveau concept
venu des pays anglo-saxons et germaniques qui opte pour une esthétique résolument moderne
et entreprend de rassembler artistes, artisans et industriels pour créer un nouvel art de vivre
qui intègre les techniques nouvelles, inspirées de l’industrialisation, dont la standardisation.
On s’intéresse notamment aux créations de Peter Behrens (1868-1940), peintre art nouveau,
responsable de ce que l’on n’appelle pas encore le design au sein d’AEG pour qui il dessine
des bouilloires, lampes, conçoit les usines (la halle des turbines de 1910) et pense jusqu’au
logo, qui est resté le même, plus d’un siècle après.
Un rapport de juin 1911 intitulé Etat des lieux de la création en France dans le domaine des
arts décoratifs pose un constat alarmant : « Depuis 40 ans, nous faisons commerce de toutes
les richesses de notre mobilier national. Nous débitons des copies… des surmoulages…
fabriqués en Italie, Espagne ou Belgique où la main d’œuvre est moins chère… Tomberons-
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nous à n’être qu’un peuple de mouleurs et de copistes ? La concurrence “moderne” est rude,
et la France prend du retard par rapport à ses voisins européens plus innovants. »
Face à cette concurrence internationale, les artistes français prennent conscience de la
nécessité d'un renouveau stylistique. Par ailleurs, la baisse importante des budgets que les
grands mécènes peuvent allouer à l’aménagement des intérieurs contemporains, dans un pays
considérablement affaibli par le coût exorbitant de la guerre, incitent architectes, décorateurs
et artisans d’art à faire preuve d’ingéniosité pour renouveler l’art décoratif et répondre aux
besoins d’une nouvelle classe sociale issue de l’industrialisation, pour laquelle il faut créer
des habitats, un ameublement, des objets adaptés.
S’inspirer de la tradition
Un groupe d’artistes, que l’on a surnommé « traditionalistes », et dont le chef de file est
André Véra, revendiquent cette filiation avec la tradition de l’élégance française revisitée pour
l’adapter aux exigences de la vie moderne. Dans le Manifeste du Nouveau style, publié dans
la revue L’Art décoratif en 1912, André Véra préconise: « Aussi, pour les objets mobiliers ne
prendrons-nous conseil ni des Anglais, ni des Hollandais, mais continuerons-nous la tradition
française, faisant en sorte que ce style nouveau soit la suite du dernier style traditionnel que
nous ayons, c’est-à-dire du style Louis-Philippe…. ».
L’un des représentants les plus emblématiques en est Paul Folot qui réalise des meubles
inspirés des formes issues des styles Louis XVI, Directoire ou Louis-Philippe.
Aucun n’art n’échappe à cette influence, le « goût français » inspire aussi l’art des jardins
avec comme chefs de file André et Paul Véra.
L’Antiquité grecque et romaine va aussi fournir aux artistes un modèle prestigieux et une
esthétique épurée qui inspire tous les arts, de l’architecture aux arts décoratifs et à la mode, en
passant par la danse (Isadora Duncan (1877-1927), danseuse américaine qui révolutionne la
pratique de la danse par un retour au modèle des figures antiques grecques) ou le théâtre
(Cocteau).
Demeter Chiparus, Le Lanceur de Javelot
Palais de Tokyo et ses muses grecques de l’exposition internationale des Arts &
Techniques de Paris de 1937
Emmanuel Pontremoli, Villa Kerylos près de Nice
Jacques-Emile Ruhlmann, Meuble au char, 1922, ébène de Macassar, amarante, ivoire
Jules Leleu, Tabouret CURULE, 1923
Robe de Madeleine Vionnet
Parallèlement, la découverte du Tombeau de Toutankhamon en 1922, lance « l'égyptomanie ».
Cinéma Louxor, 1921, Paris, 10ème arrondissement
Théâtre égyptien de Grauman, Los Angeles, 1922
On s’inspire aussi d'un orient ancien imaginaire ou mythifié : les pyramides à gradins des
ziggourats sumériennes inspirent de nombreux architectes.
The Hoover Factory & Office Building, Perivale, Middlesex, Angleterre,1932
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L'Art déco y puise son répertoire décoratif : décors à chevrons, frises zigzagantes, jeu de
spirales, lignes ondoyantes, rosaces, pyramides, volutes, palmettes rappelant les fleurs de
lotus égyptiennes….
En lycée : Un art élitiste ?
On a longtemps taxé ces artistes d’élitistes. Cependant, s’ils conçoivent une décoration haut
de gamme, moderne et raffinée, destinée à une clientèle privilégiée, ils dessinent des éléments
de mobilier standard, élégants, pensés pour le cadre familier de l’existence quotidienne.
En France, le critique d’art Roger Marx va se faire écho de cette volonté de changement et va
plaider pour un art plus « social », un art au service du plus grand nombre, par le biais
notamment des arts dits décoratifs (arts ménagers, mobilier…) et pour l’organisation d’une
exposition internationale qui confronterait les réalisations des architectes et des décorateurs «
modernes ».
Dès 1911, André Mare imagine, des modèles pour la série, dont une chaise en merisier ciré et
gravé à assise paillée qu'il présente au Salon d’Automne, salués par Apollinaire.
« J'ai parlé des ensembles mobiliers, ils montrent et tout particulièrement les ensembles
d'André Mare, que le moment va arriver où nous allons enfin voir des meubles nouveaux qui
ne soient pas des horreurs. » Guillaume Apollinaire, L'Indépendant, 14 octobre 1911
En 1919, le 19ème Salon des artistes décorateurs consacre une section aux meubles pour les
provinces dévastées. Süe et Mare créent et diffusent un mobilier de série exécuté dans les
usines d’aviation et d’aérostation Borel et Savary dans le cadre de la reconversion
économique.
« Les meubles « en série » de MM. Mare et Sue sont bien les frères de leurs meubles « riches
» et rien ne révèle en eux les parents pauvres, ni dans la forme aux masses bien calculées, ni
dans leur robe relevée de quelques fleurons roses. Et tous ces meubles charmants sont d'un
prix peu élevé. (…) La guerre a influencé nos décorateurs en les obligeant à travailler aussi
pour les nouveaux pauvres. » Louis Hourtiq, Art et décoration, 1919
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Les motifs art déco vont se diffuser très vite grâce :
- à l’édition de catalogue de motifs, les portfolios, constitués d’un ensemble de
planches reproduisant des plans, dessins ou photographies. Ils sont édités par des
artistes et architectes de renom comme Jacques- Émile Ruhlmann, René Herbst ou
Robert Mallet-Stevens mais aussi par des artistes ou entreprises plus modestes, dans
les domaines les plus variés : mobilier, sculpture, arts décoratifs, ferronnerie, mode,
architecture... Quelques collections prestigieuses ont particulièrement contribué à la
diffusion de l’art déco, comme le Répertoire du goût moderne (1928-1929), recueils
d’architectures intérieures des grandes figures de l’époque, ou L’Art international
d’aujourd’hui, constituée de 18 volumes illustrant chacun une discipline artistique.
- L’essor des grands magasins. Des chaînes de boutiques se développent dans les
centres-villes et sont souvent les premiers vecteurs d’introduction du style art déco.
Toutefois, l’art déco a été longtemps incompris du grand public qui préférait notamment dans
le paquebot Normandie, et de loin, les chambres de style Versaillais aux rares suites art déco.
C. Moderne ou modernisme ?
Le mouvement moderniste apparaît parallèlement à l’art déco au milieu des années 1920. Il
s’inspire des thèses fonctionnalistes du Bauhaus. En France, cette tendance s’incarne dans
l’Union des Artistes modernes (UAM) créée par Mallet-Stevens en 1929.
Il partage avec l’Art déco l'idée d'une esthétique nouvelle, plus pure, plus géométrique mais la
décoration, les éléments superflus doivent être supprimés, laissant apparaître des structures
dépouillées, de grandes surfaces lisses et des teintes unies.
« L’Art décoratif est à supprimer. Je voudrais d’abord savoir qui a accolé ces deux mots art
et décoratif. C’est une monstruosité. Là où il y a de l’art véritable, il n’est pas besoin de
décoration. » Auguste Perret
Influencés par l'industrie et la technologie, les créateurs de meubles et les architectes, Jean
Prouvé, les frères Martel, le Corbusier… remplacent les méthodes traditionnelles de
l'ébénisterie par des techniques et matériaux nouveaux issus de l'industrie moderne, adaptés à
la standardisation, comme l'acier, le verre ou le béton.
L'abandon total de l'ornementation, la fin des marqueteries, des placages et des incrustations
laisse place à de grandes surfaces lisses et pures, presque hygiéniques. La forme et la beauté
de l'objet ne découle plus de son ornementation mais de sa fonction, donnant naissance au
concept du fonctionnalisme qui influencera une grande majorité de designers jusqu'à la fin du
XXe siècle. D'ailleurs, nombre d’hôpitaux s'équiperont de ce style de meubles facile
d'entretien.
Jean Walter, hôpital Huriez, Lille
L’objectif est de créer pour le plus grand nombre un mobilier produit en grande quantité, par
la machine, de façon industrielle et à faible coût, le « meuble pour tous ». Cependant, ces
meubles restent jusqu’aux années 1950-60 à l'état de prototypes ou sont produits en séries
limitées. En effet, le public, encore attaché aux goûts classiques, n'adhère pas à l'esthétique
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des meubles modernes en métal, jugés trop froids et encore trop coûteux. Ces meubles,
présentés dans les revues d'art (Ex: Art et décoration de 1937) ne trouvent leur clientèle que
parmi les hautes classes de la société. A titre d'exemple, la vente des premiers meubles en
métal de la firme Thonet, connue pour son mobilier en bois courbé, est un échec commercial.
La villa Cavrois fut-elle-même surnommée « le péril jaune ».
En collège : le triomphe de la ligne droite et de la géométrisation des formes
On peut faire comparer des œuvres art déco et modernistes de domaines artistiques différents
pour dégager les caractéristiques propres à chaque style :
- analyse des formes
- Choix des matériaux
Ex :
Immeuble de Jean et Alexandre Fidler à Paris // rue Mallet-Stevens à Paris
Pierre Esquié, gare de Rochefort (1922) // Halle Tony Garnier à Lyon (1905-1914)
Jacques-Emile Ruhlmann , Chaise CR108, bois de rose // Robert Mallet-Stevens,
chaise, 1927, acier et bois
L'exposition de 1925 : une synthèse ?
L’Exposition Internationale des Arts Décoratifs qui se tient à Paris en 1925 réunit 21 pays,
pour la plupart européens (Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, Grande-
Bretagne, Grèce, Hollande, Italie, Lituanie, Luxembourg, Monaco, Pologne, Suède, Suisse,
Tchécoslovaque, URSS, Yougoslavie, Chine, le Japon et la Turquie). Seule l’Allemagne est
absente pour des raisons économiques et politiques. Elle prend la suite des expositions de
Turin (1902), de Milan (1906) et Rome (1911), mais son organisation est repoussée à cause de
la guerre à 1922, puis en 1924, puis en 1925.
Demandée notamment par la Société des artistes décorateurs et la Société d’encouragement à
l’art et à l’industrie, son objectif est d’être une vitrine du nouveau style français « moderne »
Il est précisé : « Cette exposition doit être exclusivement d’art moderne »: aucune copie ou
pastiche des styles anciens n’y est admis.
En lycée : l’art déco à la conquête des marchés
Dans le contexte de l'entre-deux-guerres où le patriotisme est exacerbé, l'Art déco se veut le
symbole d'un art français en reconquête. Ainsi, le pavillon de L’Ambassade Française a pour
ambition de montrer l’excellence hexagonale dans toutes ses composantes.
Il existe aussi une volonté de diffusion et de conquête des marchés : les Grands Magasins du
Louvre, des Galeries Lafayette, du Printemps et du Bon Marché confient leurs pavillons à des
architectes de renom. Une rue et une galerie des boutiques ouvrent sur le Pont Alexandre III et
sur l’Esplanade des Invalides. Les grandes manufactures de l’État sont présentes et rivalisent
de moyens pour séduire les visiteurs, notamment étrangers.
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Deux styles s’affrontent lors de l’exposition :
- Le style moderne, cherchant à collaborer avec l’industrie, universaliste et social.
Pourtant le mouvement hollandais De Stijl et le Bauhaus allemand en sont absents. Ex :
Hall de l'Ambassade française de Robert Mallet-Stevens, Sonia Delaunay et Fernand
Léger ; Le Corbusier, Pavillon de l’esprit nouveau ; Robert Mallet-Stevens
Pavillon du renseignement et du tourisme ; Frères Martel
arbres cubistes selon des dessins de Robert Mallet-Stevens…)
- Le style art déco basé sur refonte des lignes et décors issus des arts décoratifs
traditionnels français. Ex : Grand Salon de l’ambassade française de H. Rapin et P.
Selmersheim ; Hôtel du collectionneur: architecte Jean Patou, ébéniste J. Ruhlmann,
sculpteurs Charles Hairon, François Pompon et Joseph Bernard, tapissiers et
dessinateurs Roger Reboussin et Emile Gaudissard…)
L’Ambassade de France, réalisée par la Société des Artistes décorateurs sous le patronage du
ministre des Beaux-arts, est conçue pour être l’ambassadrice du goût français à l’étranger.
Elle fait appel à la plupart des artistes ensembliers reconnus et illustre en même temps les
tendances antagonistes du moment : Pierre Chareau pour le bureau-bibliothèque, Mallet-
Stevens pour le hall, Francis Jourdain pour le fumoir et la salle de culture physique mais aussi
Ruhlmann, Leleu, Groult, Jallot, Dunand, Süe et Mare…
Succès public incontestable, plus de 16 millions de personnes, l’Exposition suscite pourtant
des critiques. Les reproches les plus importants qui s’exprimeront dans divers articles, dans la
revue L’esprit nouveau en particulier, dirigée par Le Corbusier et Ozenfant, sont son
ostentation luxueuse, l’absence de programme social, le caractère éphémère des constructions
et donc des dépenses, la déconnection avec la vie contemporaine et ses nouvelles conditions
techniques, industrielles et sociales.
Qu’en ont pensé les visiteurs?
Robert Brasillach, Notre avant-guerre, Paris, Plon, 1941, p. 2-3.
« Elle [l’Exposition] rassemblait des recherches qui avaient cessé d’être hasardeuses, elle
n’était pas une découverte, elle était une consécration. À la foule naïve qui s’étonnait, elle
apprenait certes beaucoup de choses, mais elle en apprenait davantage encore aux industriels
avisés qui allaient copier ce style nu, ces meubles, ces étoffes [...] mettre à la portée de tous le
cubisme dans l’ameublement et dans l’habitation. Un historien de l’art affirmerait sans
beaucoup se tromper que par-là, cet été 1925 a été la dernière saison inventive de l’après-
guerre et les années suivantes n’ont fait qu’exploiter ce qui tombait désormais dans le
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domaine commun. Derrière Le Corbusier se profilait M. Lévitan et ses meubles garantis pour
longtemps. »
Louis Aragon, « Au bout du quai, les Arts décoratifs ! », in La Révolution surréaliste, n°
5, octobre 1925, p. 16-17.
« Bientôt, aujourd’hui même, on ne peindra plus que pour ALLER avec un ameublement.
L’usage roi. Le style et la discipline refont par ce détour imprévu une entrée de music-hall qui
ne me porte pas à sourire. Le Grand Art Dada nous avait donné à penser là-dessus. Mais la
Décoration ! Et bien moi, je préfère après tout le Grand Art. »
Louis Aragon, « Introduction à 1930 », in La Révolution surréaliste, n° 12, décembre
1929
« Le gouvernement peut être rassuré. On a suivi ses instructions. Il y a de nos jours en France,
un style moderne grâce à l’Exposition de 1925. C’est à ce point que je ne peux plus aller au
café, tant les cafés sont devenus modernes. Mais ce style inspiré d’en haut ne s’arrête pas à la
décoration. Il envahit peu à peu tous les domaines. »
Un paradoxe : le grand prix du jury pour l’architecture est décerné au pavillon de l’URSS de
style moderniste à Constantin Melnikov alors que Le Corbusier a bien eu du mal à trouver un
terrain, à financer et à exposer le sien.
Cette exposition a surtout une influence déterminante sur les arts décoratifs dans le monde
entier. Grace à la variété d’annonceurs, United States Lines, Westminster foreign bank, Bank
of Canada… l’exposition attire un public nombreux d’étrangers. Herbert Hoover, Secrétaire
du Commerce américain nomme un comité de 108 membres pour venir en France et rendre
compte de l’exposition (costume, textile, joaillerie, orfèvrerie, éclairage, mobilier, papier
peint, verre céramique) avec, à sa tête, Charles R. Richards, directeur de l’American
Association of Museums. En 1926, ce dernier invite à Boston des créateurs français (Brandt,
Ruhlmann, Dunand.) pour une exposition itinérante présentant plus de 400 de leurs œuvres.
New York :
- Chrysler Building (1928-30) par William Van Alen.
- Empire State Building (1929-31) par Shreve, Lamb & Harmon.
- Rockefeller Center - (1932-9) par Reinhard, Hofmeister, Harrison & MacMurray.
De nombreux artistes décorateurs qui participèrent à l’exposition seront par la suite invités
collaborer a des chantiers dans le monde entier : Shangaï ou New-York, (empire state
Building, ou Rockefeller center). Au Japon, le Prince Asaka, venu en personne à l’exposition,
fait décorer son nouveau palais à Tokyo par Henri Rapin.
Cet engouement reste intact de nos jours : depuis 1991, un World Congress of Art Déco se
réunit tous les deux ans.
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II. Un art moderne pour une société moderne
En collège :
En lycée :
A. L’art d’une société en mouvement
Les années folles, c’est d’abord l’émancipation des mœurs avec les prémisses d'une émanci-
pation féminine dont témoigne notamment la littérature.
En littérature, la mode est au roman, comme le note Blaise Cendrars : « Seule la formule du
roman permet de développer le caractère actif d’événements et de personnages
contemporains qui en vérité ne prennent toute leur importance qu’en mouvement ».
Les romanciers décrivent sans relâche cette grande transformation du champ social de l’après-
guerre et en illustrent les nouveaux rôles que sont les ingénieurs, les reporters, les diplomates,
les sportifs, les femmes d’affaires, les mannequins, les espionnes et les actrices de music-hall.
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On assiste dans les années 1920/30 à l’émergence d'une société des loisirs (cinéma, music-hall,
sport, voyages...) et aux débuts d'une démocratisation du confort. L’ambition de procurer le
confort moderne, l’hygiène et les loisirs à tous, ce qui suscite la construction de nombreuses
infrastructures collectives.
Le goût du sport, porté par le renouveau des Jeux Olympiques et l’idéologie hygiéniste, donne
naissance à ces grands stades, comme celui de la ville de Bordeaux de Raoul Jourde et
Jacques D’Welles, ou Gerland à Lyon de Tony Garnier, mais aussi Roland-Garros à Paris. Il
marque également la création de piscines, comme à Roubaix ou la piscine Molitor à Paris
piscine de Roubaix
Piscine Molitor (Paris): Détail d'un vitrail par les ateliers Louis Barillet
cités jardins ou immeubles modernistes : immeuble d'habitation à bon marché et
piscine (dite « des Amiraux ») d’Henri Sauvage, Paris 18e
Avec la diffusion de l’automobile, se développe le tourisme : en Normandie, sur la Côte
Basque ou la Côte d’Azur, de nouveaux grands hôtels voient le jour ; le thermalisme connaît
un regain d’activité ; les sports d’hiver apparaissent. Pas une station touristique grande ou
petite ne saurait se passer d’un casino, voire d’un dancing, pour le divertissement d’une
nouvelle clientèle.
Chaque commune ou presque dispose d’une salle, signalée par une façade moderne en style
Art Déco. Puis la salle participe au spectacle, les Américains inventent les salles dites «
atmosphériques », où les décors, issus de leur imaginaire à l’historicisme fantaisiste,
accompagnent le spectateur pendant les entractes. Le Rex parisien témoigne de cette approche
où la spectatrice dépose d’abord son pékinois au chenil, rafraîchit son carré au salon de
coiffure de l’établissement avant d’entrer en salle.
En 1932, Henri Belloc, en utilisant les artifices de l’électricité, effectue une nouvelle
révolution. Il abandonne les décors et habille les façades des cinémas avec des néons. Le
modèle s’exportera dans le monde entier.
À côté de ces salles aux dimensions de plus en plus importantes - le Gaumont Palace pouvait
accueillir six mille spectateurs - apparaissent les Cinéac, Cinintran et autres cinémas
d’actualités qui permettent à leurs clients, pour un faible coût, de s’informer des dernières
nouvelles, en attendant un train, ou en s’abritant de la pluie.
cinéac Strasbourg
salles Pleyel et le théâtre des Folies Bergère inaugurés à la fin des années 20
Le cinéma, comme synthèse des arts, l'Inhumaine de Marcel Lherbier, 1924
Une cantatrice adulée repousse les avances de ses admirateurs et ne songe qu’à dominer ses
prétendants. Follement épris mais ignoré par la diva, un jeune savant menace de se suicider,
puis simule un accident de voiture mortel. La honte et le scandale submergent la chanteuse.
Bouleversée, elle finit par s’intéresser au sort du «miraculé», attisant la jalousie de son favori,
un inquiétant fakir indien. Mordue par un serpent venimeux et transportée dans le laboratoire
du savant, la moribonde sera sauvée par lui in extremis. Enfin domptée, « l’Inhumaine » est
désormais pleine d’humanité…
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Un travail d’ensembliers :
- Robert Mallet-Stevens et Pierre Chareau (décors)
- Fernand Léger (décors et affiches)
- Paul Poiret (costumes)
Une icône de l’art déco: Tamara de Lempicka
Là où l’Art nouveau vantait une femme arrondie, bucolique et poète, l’Art déco révèle une
toute nouvelle femme, longiligne, mince, élancée, habillées à la mode, voire androgyne, en
totale rupture avec la représentation artistique classique de la femme. C’est l’art de la femme
moderne, précurseur de la femme actuelle.
Née Maria Gorska le 16 mai 1898 à Varsovie, son enfance se passe dans un milieu aisé et
cultivé entre Saint-Pétersbourg, Varsovie et Lausanne. En 1914, elle est retenue par la guerre
à Saint-Pétersbourg où elle s'inscrit à l'académie des Beaux-Arts. Elle épouse Tadeusz
Lempicki, un jeune avocat polonais en 1916. La Révolution d'octobre bouleverse sa vie et
après un détour par Copenhague, elle gagne Paris où elle suit l’enseignement de Maurice
Denis. Elle expose à Milan en 1925 où elle fait la connaissance de Gabriele D'Annunzio.
Fuyant les menaces de guerre, elle s'installe aux États-Unis en 1939. Après-guerre, son œuvre
tombe dans un profond oubli jusqu'à ce que la redécouverte de l'Art déco, dans les années
1970, fasse ressurgir son nom.
Son studio-Atelier est conçu par Robert Mallet Stevens et aménagé par sa sœur Adrienne
Gorska.
Tamara de Lempicka est le modèle de la « garçonne » : elle fume, prend des « drinks » au
comptoir de clubs de jazz... La femme est désormais sur tous les fronts : science, sport, art,
architecture, mode, design Elles sont les nouvelles héroïnes de leur temps. Elevée au rang de
star, la chanteuse et danseuse américaine Joséphine Baker, reine de la nuit parisienne, en a
même été l'image d'Epinal.
Dans le domaine de la conquête de l’air, c’est Hélène Boucher qui tient la vedette. Multipliant
les exploits de voltige ou de vitesse, elle devient la coqueluche des médias et des
photographes tels Robert Doisneau qui l’immortalise dans le cockpit de son Caudron ou au
volant de sa Renault 6 cylindres Vivasport dont elle assure la publicité. Amie et confidente de
Dolly Van Dongen, fille du peintre, elle milite avec ses consœurs Maryse Bastié et Adrienne
Bolland dans le combat féministe en faveur du droit de vote pour les Françaises.
Sur le front du sport, Suzanne Lenglen fait trembler les cours de tennis. Elle n’oublie pas
d’être élégante à l’image de Coco Chanel et les couturiers inventent pour elle le Sportwear.
En 1906, Paul Poiret libère le corps de la femme du corset et lui rend sa souplesse, en
remontant la taille sous les seins (en 1911, il fonde l'atelier Martine). Son style théâtral sera
supplanté par celui de deux couturiers qui créent une mode plus adaptée à la vie pratique et
sportive : en 1924, Jean Patou allonge la silhouette féminine, et, dès 1926, Gabrielle Chanel,
dite Coco Chanel, dessine le premier de ses célèbres tailleurs.
Signe des temps, Louis Suë dessine pour Jean Patou un flacon pour le premier parfum unisexe
« le Sien ».
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Une attention nouvelle est aussi portée aux enfants. Que ce soit dans la décoration, le mobilier,
les jouets ou encore les livres (la décennie voit naître les albums du Père Castor ou encore
Babar), l’univers de l’enfant change.
salle à manger des enfants du Normandie décorée de Babar ;
Nándor Honti, pliages publiés dans le Buffalo Sunday Express.
B. Voiture, paquebot, avion, vitesse
L’Art déco se fait le témoin des mutations techniques nées de la Première Guerre mondiale :
- développement de nouveaux modes de transports, plus rapides: avions, automobiles,
paquebots...
- Nouveaux modes de communications: radio, phonographe...
Paul Valéry écrit dans un article de juin 1925 : « Observez déjà nos arts. On se plaint de
n’avoir pas de style, on se console en se disant que nos descendants nous en trouveront bien
quelqu’un [...] Mais comment se ferait un « style », c’est à dire comment serait possible
l’acquisition d’un type stable, d’une formule générale de construction ou de décor [...] quand
l’impatience, la rapidité d’exécution, les variations brusques de la technique pressent les
ouvres et quand la condition de la nouveauté est exigée depuis un siècle de toutes les
productions dans tous les genres » (in « Sur la crise de l’intelligence », in Œuvres, t. I., Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1 040)
Mis en scène par un cinéma naissant, célébrée par la littérature, la vitesse inspire les artistes et
les architectes. Si la géométrisation est de mise, celle-ci n’exclut pas le mouvement,
omniprésent dans l’art déco traduit par des arcs de cercles, des roues à rayons, des engrenages
placés à l’arrière-plan.
Louis Renault comme André Citroën commencent à fuseler leurs voitures, ce qui produira les
fameuses Torpédos.
pub Renault
Les sculpteurs créent des bouchons de radiateur ou « mascottes » qui racontent l’époque et
célèbrent ses gloires : Suzanne Lenglen, Dranem, Mistinguett ou Le Kid de Charlie Chaplin.
bouchons de radiateur
Les architectes Robert Mallet-Stevens, Michel Roux-Spitz, Albert Laprade, rivalisent
d’imagination pour ranger et « empiler » les automobiles dans de très fonctionnels garages.
La concession réalisée pour Citroën par Albert Laprade (1883-1978) rue Marbeuf à
Paris (8e) en 1929, aujourd'hui disparue, déploie une immense baie vitrée sur la rue,
flanquée de deux parois de béton épurée
Henri Garin, Relais du Sud, station essence, nationale 7, Valence, 1937
Le mouvement, la vitesse inspirent aussi les autres domaines artistiques : Honegger créé une
œuvre inspiré d’un voyage en locomotive, créée en 1923, Pacific 231, premier de trois
mouvements symphoniques et dédiée à la locomotive à vapeur éponyme. Les deux autres
mouvements du triptyque s'intitulent Rugby et Mouvement symphonique no 3.
Voyager par les airs est désormais possible. Henri Farman transforme son bombardier – Le
Goliath de 1917– en premier avion de ligne. Les architectes Art Déco conçoivent leurs
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premières aérogares, tours de contrôle et pistes d’atterrissage. Une nouvelle architecture
signal, ouverte sur l'extérieur, voit le jour.
le Bourget
Des vitrines flottantes ! C'est ainsi que John Dal Piaz (homme d’affaire français), considérait
les paquebots. Les compagnies maritimes sont aussi impactées par le Premier conflit, nombre
de paquebots sont à reconstruire. Parmi les compagnies concernées, la Compagnie générale
transatlantique va multiplier les commandes et faire appel aux plus grands artistes de l’époque.
Il s'agit de mettre en avant le savoir-faire français non seulement technique (le Normandie est
le premier paquebot à remporter le ruban bleu récompensant la traversée de l'Atlantique la
plus rapide) mais aussi artistique. Le monde entier et ses représentants les plus distingués vont
donc découvrir dans les immenses salons de l'Ile-de-France (1927) puis du Normandie (1932)
des échantillons de l'Art Déco à la française : architecture de Patout, mobilier du fumoir par
Ruhlmann, appliques en verre de Lalique, panneaux en laque d'or de Dunand... et salle à
manger des enfants couverte de dessins de Babar par de Brunhoff.
Modernisme machiniste et tradition antique : on peut dire que la synthèse de ces deux
courants fondateurs de l’Art déco se retrouve spectaculairement dans cette grande réussite de
l’Art décoratif français de l’époque qu’est le paquebot Normandie, lancé en 1935 : les cabines,
salons, fumoir et chapelle du super-paquebot ont mis à contribution tous les talents de l’art et
l’artisanat français de l’époque. Un peintre à la mode comme Jean Dupas grave ainsi sur les
hautes glaces du grand salon des caravelles dorées et des divinités marines, tandis que Jean
Dunant, le maître de la laque art déco, réalise pour le fumoir de magnifiques panneaux
évoquant, sur fond d’or, l’histoire de la chasse, de la pêche ou du sport antiques.
Les nouveaux moyens de transport influencent des bâtiments : dans les années 30, Patrick
Abercrombie, urbaniste londonien, constate :
« Les maisons d'aujourd'hui ressemblent à des paquebots, des bâtiments côtiers, où l'on sent
le vent et la vitesse »
architecture paquebot
Les progrès techniques au début des années 20 concernent la distribution du courrier,
l’automatisation des standards téléphoniques, la circulation de l’information. La France
connaît alors la création de très nombreux bureaux des Postes Télégraphes Téléphones.
Joseph Bukiet en Île-de-France, Michel Roux-Spitz, François Le Cœur, et d’autres équipent
la France de bâtiments siglés PTT.
C. L’ailleurs dans l’art…
Les Expositions coloniales de Vincennes (1907 et 1931) et de Marseille (1906 et 1922) jouent
un rôle dans cet attrait de l’exotisme et pour les cultures africaines et océaniennes. Cette
curiosité s’explique aussi par un besoin de légèreté après les horreurs de la Première Guerre et
le besoin d’aller chercher un nouveau souffle créatif ailleurs.
L’exotisme n’est pas une simple influence, on assiste à une véritable révolution du regard. Il
s’accompagne d’un véritable intérêt pour l’autre avec la découverte des civilisations africaine
et asiatique et la naissance de l’ethnologie. Ainsi, André Citroën organise quatre expéditions
continentales : la traversée du Sahara en 1923, la Croisière noire (1924-1925), la croisière
jaune en 1931 et la Croisière blanche dans le Grand Nord (1934).
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Le goût des couleurs vives vient aussi de l’influence des Ballets russes de Serge Diaghilev.
Mêlant danse, musique, et peinture, inspirés des Mille et Une Nuits, ils sont une invitation au
luxe et à l'exotisme; les costumes sont créés par Lev Bakst, le rideau de scène et les décors par
Picasso, Derain, Delaunay... sur des musiques d’Erik Satie. D’où la mode des éventails, des
plumes, des jets d’eau, des couleurs vives. Les couleurs insolites vont s’imposer dans le décor
du mobilier : on verra des boudoirs aux murs orangés, des salons tendus de noir…
La parade Picasso (1917)
costumes
programme
Demeter Chiparus, couple de danseurs russes, 1928
Affiche salon société artistes décorateurs 1915
L’art déco prolonge aussi la mode du japonisme apparue à la fin du XIX° siècle. Après
l'intrusion de la flotte américaine dans la baie d'Edo (Tokyo aujourd’hui), jusque-là interdite
à tout navire étranger, en 1853, et la signature de traité de commerce, laques, soies et
porcelaines, objets d'art et estampes affluent en Europe. Les formes épurées, le soin apporté à
l'esthétique de l’objet le plus quotidien, proche de la volonté des pionniers de l’art déco entre
art et société, séduisent les artistes.
Autre source d’inspiration : l'Afrique. Les arts premiers ont déjà fortement influencé le
mouvement cubiste.
Paul Guillaume, marchand d’art, en témoigne dans un discours à la Fondation Barnes:
« À la Grande Exposition des Arts Décoratifs à Paris, en 1925, la prédominance du motif
nègre était évidente parmi les notes réellement nouvelles et distinctives en matière de
décoration […] On peut presque dire qu’il y a une forme du sentiment, une architecture de la
pensée, une expression subtile des forces les plus profondes de la vie qui ont été extraites de
la civilisation nègre et introduites dans le monde artistique moderne »
Le boxeur noir américain Al Brown a largement contribué à cette émergence : proche du
Musée de l'homme, fuyant les lois racistes de son pays, il finance, grâce à ses victoires, des
programmes de découverte d'objets d'art africain comme la mission Dakar- Djibouti, menée
par le premier véritable ethnologue de terrain Marcel Griaule.
Tous les domaines artistiques sont impactés de l’architecture en passant par le mobilier, la
sculpture… Elle influence également le choix des matériaux avec, par exemple, l’utilisation
de bois exotiques et rares, comme l’ébène.
Cette influence se retrouve également dans le domaine musical. Au cours du premier conflit,
les Français découvrent le jazz, avec notamment James Reese-Europe, volontairement
engagés en 1917 pour venir combattre en Europe avec ses 99 musiciens d'un club new-yorkais.
On danse sur le charleston et on se rend aux spectacles de la Revue Nègre.
Conclusion
Ainsi, dans le contexte de foisonnement des mouvements d’avant-garde, l’Art déco, s’inscrit
dans une nouvelle vision du monde et de l’art, d’affranchissement des codes esthétiques
traditionnels avec la remise en cause des frontières entre beaux-arts et arts appliqués, entre
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artisanat et industrie, entre tradition et modernité, entre « civilisés » et « sauvages » dans une
volonté de mettre en œuvre un « art total ».